XI. Importance de la vie maritime chez les Morins : les ports et leur structure double
p. 97-101
Texte intégral
1. La vocation maritime des Morins
1Le récit de César laisse apparaître quelques éléments sur la vie des Morins, mais très insuffisants. On pourrait les croire peu civilisés, vivant dans des fermes et des bourgades, vici et aedificia, puis se réfugiant dans les forêts et les marais, puisqu’ils ignoraient les oppida. N’insistons pas sur ce que les historiens modernes pourraient ajouter, en constatant qu’on ne leur connaît pas de grand chef et qu’ils n’ont peut-être pas battu monnaie. Et pourtant ils ont lancé des révoltes importantes contre le conquérant.
2À défaut de connaître leur vie agricole, la vie maritime des Morins apparaît un peu. Certes César n’a pas cherché à nous en avertir directement. Néanmoins, s’il se plaignait de l’aide que les Celtes de Gaule recevaient des Celtes de Grande-Bretagne (BG 4, 20), c’était montrer qu’il était au courant de relations à travers la Manche auxquelles les Morins ne pouvaient être étrangers. Et surtout César a rappelé que les Vénètes, maîtres d’une thalassocratie (BG 3, 8, 1), ont initié en 56 une ligue de défense contre le conquérant avec plusieurs peuples maritimes depuis l’Armorique jusqu’au Détroit, à laquelle se joignirent les Morins et les Ménapiens (BG 3, 9, 10).
3On devine, que ces peuples, en relation avec la Grande-Bretagne du Sud et du Sud-Est, sentaient leurs intérêts économiques menacés, soit dans leur trafic, soit dans leurs droits de douane, soit à cause de la présence grandissante des marchands romains. Les Morins, pour qui la voie vers la Bretagne était si courte, devaient être les maîtres d’un trafic important.
4Nous avons un témoignage matériel de relations entre Morins et Grande-Bretagne, ce sont les monnaies abandonnées retrouvées chez les Morins et dans le Sud-Est de la Bretagne :
le type Scheers 8, monnaies d’or au flan large des Ambiens, est représenté chez les Morins, et fortement représenté dans le Kent
le type Scheers 9, statères bifaces des Ambiens, se montre par une forte concentration de trouvailles chez les Morins et dans le Kent.
le type Scheers 13, quarts de statères dits « au bateau », attribué naguère aux Morins, est surtout trouvés chez les Morins, et dispersé dans tout le Sud-Est de la Grande-Bretagne.
le type Scheers 24, statères unifaces des Ambiens, trouvé dans tout le Nord-Ouest de la Gaule, est fortement représenté chez les Morins, et dans tout le Sud-Est de la Grande-Bretagne1.
5Ces types ambiens, dont le dernier semble contemporain de la Guerre des Gaules, montrent une forte concentration de trouvailles en Grande-Bretagne dans le Kent. C’est donc le signe de relations des Gaulois du Nord-Ouest avec les Bretons. Quelles relations ? S. Scheers a cru pouvoir dire que ces monnaies étaient apportées par les réfugiés qui, à partir de 57, affluèrent en Bretagne insulaire. C’est trop restreindre l’emploi de ces monnaies : il faut bien entendu parler aussi des relations commerciales, car la liste des produits et manque de produits de la Grande-Bretagne chez César a pour corrélation exportation et importation (BG 5, 12). S’agit il de relations à partir de la Somme comme dit S. Scheers, sensible au lieu de frappe2 ? Mais les concentrations de monnaies ambiennes dans le Kent et chez les Morins indiquent que le trafic le plus important passait par le passage le plus court, chez les Morins.
6D’autre part les découvertes d’hameçons nous rappellent que la vie maritime chez ce peuple gaulois devait comporter la pêche côtière à partir des ports que nous évoquons.
7Avant d’analyser chacun des ports dont l’activité à l’époque gauloise nous apparaît en raison de la toponymie, il sera bon de présenter de façon générale une structure double des ports, que cette analyse fera découvrir.
2. La structure double des ports, fréquente dans l’Antiquité et plus particulièrement en Gaule
8Nos analyses montreront que plusieurs de ces ports obéissaient à une structure fréquente dans l’Antiquité, qui est la jonction d’un port et d’une agglomération en arrière, dans les terres, et souvent en hauteur. On nous excusera de montrer un peu longuement cette structure, que les auteurs modernes reconnaissent, mais de manière implicite. Quelle était la fonction de cette structure ? On sera évidemment tenté de parler d’abord de nécessité défensive. On rappellera à ce propos de nombreux exemples de l’Antiquité, en Méditerranée. Laissons de côté les citadelles de refuge qui ne furent pas de véritables agglomérations d’habitat permanent, comme c’était le cas au Pirée avec la citadelle de Mounychia, ou encore à Corinthe avec l’Acrocorinthe dominant le port Lechaion et le port Cenchreai. Mais regardons Marseille où, à côté du port du Lacydon, notre Vieux Port, se distinguait la vieille cité sur l’éperon rocheux formé par les trois buttes de Saint-Laurent, des Moulins, et des Carmes, entourée d’un rempart aujourd’hui reconnu3. On pensera aussi pour cette fonction défensive de la cité dominant le port à deux textes concernant la Méditerranée, à ce que dit Homère de la capitale des fabuleux Phéaciens (Odyssée 6, 262) : « nous monterons vers la ville entourée de remparts. Un beau port se trouve de chaque côté de la ville ». Et encore à la structure que définit Ammien Marcellin (15, 10, 9) pour Monaco : Monoeci arcem et portum.
9On récusera sans doute ces exemples méditerranéens en disant que nous venons d’évoquer des ports appartenant en réalité à l’hellénisme. Pourtant cette liaison d’un port et d’un lieu fortifié en hauteur est si naturelle qu’il faut s’attendre à la trouver aussi chez les Celtes. Regardons, sur la côte Nord d’Armorique, le port de l’embouchure du Léguer dominé par le promontoire de Coz-Yaudet, la Vetus Civitas, car l’examen des céramiques a montré des relations avec la côte Sud de la Grande-Bretagne à l’époque gauloise4. Ce devait être aussi la fonction de la fortification d’Aleth, en relation avec le port de Saint-Servan, qui a commercé avec la Grande-Bretagne dés le ier siècle av. J.-C.5. Deux autres excellents exemples se trouvent encore sur territoire celte, mais en Grande-Bretagne. Dans le Dorset, chez le peuple des Durotriges, un oppidum fortifié sur le promontoire de Hengistbury Head dominait la baie de Christchurch, lieu de commerce très actif au ier siècle av. J.-C., avec exportation de métaux, et importation d’amphores de vin de Gaule. En Cornouaille, chez le peuple des Dumnonii, un oppidum sur le promontoire de Mount Batten dominait la baie de Plymouth, lieu de commerce important de l’âge du fer6. Cette liaison d’un port et d’un lieu fortifié en hauteur a dû être assez fréquente, encore que nous ne prétendions pas qu’elle fût générale.
10Mais d’autres cas ne s’interprètent pas ainsi, où l’on voit un port et une ville de l’intérieur, qui n’est pas une forteresse de hauteur. Car quel rapport y avait il entre Athènes et le Pirée, entre Corinthe et ses ports : ce n’était pas la relation d’un port et d’une citadelle ? Et de même entre Rome et Ostie, entre Ravenne et son port de Classis et, à Ostie même, la séparation apparue au cours du temps entre le quartier des marchand et des horrea et les ports maritimes de Claude et de Trajan ?
11Pour faire apparaître cette autre fonction d’une agglomération de l’intérieur en liaison avec son port, nous citerions volontiers Diodore de Sicile (5, 22). Il nous apprend qu’en Cornouaille de Grande-Bretagne les habitants de Belerion, c’est-à-dire du cap Land’s End produisent et conditionnent l’étain. Ils le transportent ensuite à l’île Ictis, considérée en général comme St Michael’s Mount, d’où il est embarqué ensuite vers la Gaule. On voit bien la distinction entre le lieu de conditionnement et le lieu d’embarquement. Mais ce texte manque peut-être de synchronie avec l’époque qui nous intéresse, malgré ses verbes au présent, car on ne sait s’il ne dépend pas d’un voyageur ou géographe grec plus ancien, Pytheas, Timaios/Timée, Poseidonios/Posidonius. Et Belerion n’est pas une ville, mais une zone de production. Regardons plutôt un autre exemple.
12L’autre fonction du couple formé par un port et une agglomération en retrait a été bien plus clairement indiquée dans l’Antiquité par Strabon (IV, 1, 6 et 12) et Diodore (5, 38, 5) qui utilisent à propos de Narbonne les distinctions de epíneion = port, et de empórion = place commerciale. Or il faut effectivement distinguer Narbonne à l’intérieur des terres de ses ports, séparée qu’elle était de ses trois ports antiques par des lagunes7. Un commentateur moderne de ces deux mots, J. Rougé, a beaucoup insisté sur la différence des fonctions, qui faisait que la place de commerce, lieu d’importation et d’exportation, pouvait être assez éloignée de son port. Nous tenons là avec des mots précis l’une des fonctions possibles de cette structure double, où nous trouvons une place commerciale reliée aux zones de production par un réseau routier, vouée au conditionnement et aux échanges, et les ports d’embarquement8.
13Bien entendu on nous présenterait des contre-exemples, où les deux fonctions ne seraient pas séparées. Mais nous voulions montrer la possibilité de structure double. Puisqu’elle est ainsi aperçue dans la généralité du monde antique, et dans le monde celte et gaulois en particulier, nous la montrerons en Morinie d’abord dans Boulogne, parce que ce cas est le plus explicite, en raison des connaissances archéologiques, des textes qui le manifestent, et d’une toponymie gauloise indiscutable pour les deux éléments du couple.
Notes de bas de page
1 Scheers 1977 : type 8, carte 40, p. 259 et carte 41, p. 263 ; type 9, carte 44, p. 275 et carte 45, p. 279 ; type 13, carte 53, p. 302 et carte 54, p. 305 ; type 24, carte 66, p. 346 et carte 67, p. 353.
2 Voir Scheers 1977, p. 68, puis p. 33.
3 Grenier 1934, p. 476-483. Selon F. Benoît, « Évolution topographique de Marseille. Le port et l’enceinte à la lumière des fouilles », Latomus 31, 1972, p. 54-70, cette petite enceinte n’englobait pas la Butte des Carmes.
4 Cf. M. Todd, A Companion to Roman Britain, Londres, 2004, p. 5.
5 Bibliographie ancienne de la question dans Grenier 1931, p. 312. Et plus récemment : P. Galliou, « Les relations commerciales de l’Armorique gallo-romaine » et R. Sanquer, R. Piot, P. Galliou, « Problèmes de navigation en Manche occidentale à l’époque romaine », Caesarodunum 12, 1977, respectivement p. 482-489 et p. 491-501 ; J.-J. Monnier, J.-C. Cassard (dir.), Toute l’histoire de Bretagne : des origines à la fin du xxe siècle, Skol Vreizh, 1996, p. 56 et 58.
6 Cf. B. Cunliffe, Hengistbury Head, Londres, 1978 ; Id., Mount Batten Plymouth. A Prehistoric and Roman port, Oxford, 1988 ; Id., La Gaule et ses voisins. Le grand commerce dans l’Antiquité, Paris, 1993 (édition originale : New York, 1988).
7 Cf. Grenier 1934, p. 483- 49 ; J. Rougé, Recherches sur l’organisation du commerce maritime en Méditerranée sous l’Empire romain, Paris, 1966, p. 108 et 155 ; M. Gayraud, « Narbonne », dans ANRW II, 3, 1975, p. 845 ; D. et Y. Roman, Histoire de la Gaule, vie s. av. J.-C. – ier s. ap. J.-C. : une confrontation culturelle, Paris, 1997, p. 247-250.
8 La distinction d’un emporion entouré de murs, et d’un limen qui peut être lui aussi entouré de murs est également analysée par K. Lehmann-Hartleben, Die antiken Hafenanlagen des Mittelmeeres. Beiträge zur Geschichte des Städtebaues im Altertum, Klio, Beiheft 14, Neue Folge 1, Leipzig, 1923, passim.
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