X. L’analyse toponymique du Portus Itius de César peut-elle contribuer à son identification ?
p. 85-96
Texte intégral
1. Position de la question
1Le port de Boulogne, que les Romains ont tant utilisé pour leurs communications avec la Grande-Bretagne, qui fournissait un abri sûr dans la branche de la Liane entre le quartier des Tintelleries et celui de Brèquerecque, a-t-il servi déjà à César lors de ses tentatives d’invasion de la grande île si proche ? Innombrables sont les écrits où des essais de réponse sont présentés. Nous chercherons à fournir des conclusions solides en partant d’une analyse des textes, où nous ne serons pas les premiers, et d’une analyse linguistique, qui a eu beaucoup moins d’adeptes.
2En effet on a peu cherché à expliquer sérieusement le nom du Portus Itius d’où César est parti en 54 pour sa deuxième expédition en Grande-Bretagne, probablement parce que l’attention de chercheurs innombrables a été dirigée plutôt vers l’identification de ce lieu par l’interprétation abusive d’un texte dépourvu de précisions1. Rappelons pourtant la tentative linguistique de J. Rhys2. Il voulait que ce nom soit dérivé du nom qui en irlandais désigne la Manche : Muir nIcht > nIocht, la Mer de Icht3. Le Portus Itius serait donc le Port de la Manche. Mais pourquoi la Manche plutôt que le Détroit ? Et la réduction drastique du groupe de consonnes ct inquiète les linguistes pour une date ancienne4. Tentative isolée que celle de J. Rhys, puisque les chercheurs ont plutôt utilisé la linguistique toponymique pour identifier Itius, et nous verrons que cela les a conduits vers Isques. Mais cette opinion n’a pas emporté la conviction générale, comme nous le montrerons plus loin.
3En vérité, il faut abandonner provisoirement toute analyse linguistique, identifier le lieu par d’autres méthodes, et comprendre à partir de cette identification le mot Itius, qui n’a peut-être laissé aucune trace sur le terrain, mais dont nous pouvons espérer la correspondance avec l’environnement.
2. Les témoignages antiques
4En dehors de César nous ne possédons que deux témoignages antiques sur Itius, et nous devons les scruter. Celui de Strabon (4, 5, 2) est loin d’être parfaitement clair. Le voici dans notre traduction du grec : « Quand on part de la région du Rhin, on ne s’embarque pas aux bouches mêmes du fleuve, mais chez les Morins, qui sont les voisins des Ménapiens, à Ition (to Ition), la station (naustathmon) dont César fit sa base navale quand il se prépara à passer sur l’île. Levant l’ancre de nuit, il toucha la côte opposée le lendemain à la quatrième heure après une traversée de 320 stades. Il y trouva le blé encore sur pied dans les champs ». Il est clair que Strabon qui écrivait au temps d’Auguste, à un moment où le réseau routier d’Agrippa avait fait de Boulogne le grand port de transit avec la Bretagne, plaçait dans le même secteur géographique Boulogne et Ition, sans chercher à les considérer comme identiques. Mais tout n’est pas clair dans ce texte. L’indication sur les heures de la traversée correspond à la première traversée, celle de 55 (BG 4, 23, 2), comme aussi l’insistance sur le ravitaillement en blé à couper (BG 4, 32). Or César ne parle du Portus Itius qu’à propos de la seconde traversée, ce qui signifie que Strabon estimait que le Portus Itius avait servi dans les deux traversées.
5Regardons maintenant la Géographie de Ptolémée, rédigée au iie siècle, d’après une documentation réunie par Marinos de Tyr à la fin du ier siècle. Boulogne y est présente sous le nom de Gesoriacon, qui est le nom prédominant à cette époque. Cette ville est qualifiée de port des Morins (epíneion Morinôn). Ses coordonnées géodésiques sont données comme 22° 30’ à l’Est du méridien des Canaries, 53° 30’ de latitude Nord, ce dont nous n’avons pas à discuter la plus ou moins grande exactitude. Le Portus Itius n’est pas nommé, mais un Ition ákron situé à E 22° 15’ – N 53° 30’. Il s’agit donc d’un cap placé à la même latitude que Boulogne, et un peu à l’Ouest. On peut imaginer le cap d’Alprech au Sud de la rade de Boulogne, ou la pointe portant jadis le phare romain de la Tour d’Ordre, avant son écroulement5.
6Ce que les commentateurs innombrables de ces textes6 n’ont pas souligné, est que l’on trouve ici deux fois un adjectif Itius qualifiant soit un port, soit une pointe très proche. Le nom qui a servi à former cet adjectif pourrait bien n’être ni le port, ni la pointe, mais un élément voisin, comme le fleuve. L’analyse toponymique nous permettra de compléter. Les deux notices de Ptolémée nous font donc faire un pas cette fois décisif.
7Mais continuons à chercher d’autres arguments en dehors de la toponymie.
3. Identification par l’histoire
8Nous pourrions continuer par des témoignages médiévaux. Certes il en est qui identifient Wissant et Portus Itius Qu’on en juge. Le premier que nous connaissions à avoir partagé cette opinion fut Guillaume de Poitiers, archidiacre de Lisieux, à la fin du xie siècle7. Il raconte pour 1036 un voyage de Wissant à Douvres en remplaçant le nom de Wissant par Portus Icius : transvectus ex portu Icio… Doroberniam venit. On ne peut douter de cette érudite substitution, puisque son contemporain Guillaume de Jumièges, parlant du même épisode, emploie bien, lui, le terme de portus Wisantii. Mais la majorité penche pour Boulogne. Au xiie siècle Wace dans le Roman de Brut parle de la tour d’Ordre bâtie par César, donc il voit le port de César à Boulogne8. Au xiie siècle encore Geoffroy de Monmouth mort en 1155, dans son Histoire des rois de Bretagne9, attribue lui aussi la construction de la tour d’Ordre à César. Ces témoignages sont trop tardifs pour constituer une quelconque méthode de preuve. Ces arguments voudraient montrer une continuité entre le port de César et Boulogne, mais ils se trompent en prenant comme preuve le fameux phare romain qui date en réalité de Caligula.
9Un auteur connu a plus tard mieux montré la continuité entre le Port de César et Boulogne. En effet au xviie siècle Nicolas Bergier, illustre auteur des Grands chemins de L’Empire Romain, identifiait le Portus Itius et Boulogne. Il est vrai que son argument était la continuité historique des passages entre Boulogne et Dubris/Douvres ou Rutupiae/Richborough. Cet argument n’est pas inattaquable, car on pourrait imaginer la décision d’utiliser Boulogne venue d’un Empereur, alors que les ports utilisés auparavant auraient été Wissant et Sangatte. Mais comme l’on voit dès Auguste Boulogne reliée à Rome par la grande voie d’Agrippa, cet argument de continuité garde une certaine pertinence.
10Cependant il demeure un meilleur argument, tiré de l’examen de la narration de César lui-même. Pour la deuxième expédition, César, vexé du peu de succès de sa première expédition, décida d’employer de grands moyens. Il réunit (BG 5, 2, 2) une flotte de transport et 28 navires dits longs, c’est-à-dire navires de guerre servant à l’accompagnement et la protection. Au total il partit avec plus de 800 navires (BG 5, 8, 6), car il fallait compter également les bateaux de ravitaillement, et les bateaux servant des intérêts privés, c’est-à-dire les intérêts d’officiers rêvant de butin, et les intérêts des marchands soucieux de commerce en Bretagne : navium (…) quae cum annotinis privatisque, quas sui quisque commodi fecerat, amplius octingentae uno erant visae tempore. Cela impose une conclusion immédiate. Pour réunir une flotte pareille, il fallait un vaste espace portuaire. On ne peut imaginer à cet effet les ports les plus proches de la Bretagne, Wissant et Sangatte, dont nous ignorons certes l’état dans l’Antiquité, mais qui n’ont jamais été de la taille de l’embouchure de la Liane.
11Il est donc certain que la rade de Boulogne présente seule dans la Cité des Morins les caractéristiques qui concordent avec le récit par César de sa deuxième expédition, et avec les quelques indications données par les auteurs antiques. C’est pourquoi T.R. Holmes, illustre érudit anglais, qui a passé une vie avec César et sa Guerre des Gaules, finit par admettre que le Portus Itius était Boulogne10.
12Une considération de technique maritime doit être ajoutée à ce qui précède. Comme l’a montré T.R. Holmes dans son livre sur les invasions de César, le port de la Liane était bien adapté aux conditions de traversée du Détroit. César partant de nuit, poussé par un vent de Sud-Ouest, l’Africus, si fréquent sur cette côte, choisissant l’heure où le flux de marée montant vers le Nord-Est poussait ses navires, trouvait au matin les côtes britanniques, et disposait de tout son temps pour gagner un atterrissage, malgré les changements de vent possibles, et les renversements de courant.
13Ajoutons maintenant que cette identification doit être étendue au port de la première expédition, comme le même érudit l’a soutenu dans son deuxième ouvrage.
4. Wissant a-t-il servi à César comme port de sa première expédition ? Ou Boulogne ?
14On a souvent dit que Wissant était le port de la première expédition de César, qui aurait l’année suivante choisi Portus Itius, c’est-à-dire Boulogne en raison de la grandeur de la seconde lote. Wissant a encore des partisans, comme tout près de nous M. Rambaud11. Il est certain que Wissant a comporté un port utilisé jusqu’à la fin du Moyen-Âge avant d’être ensablé, et nous renvoyons sur cette question à notre chapitre sur les ports du Boulonnais.
15Mais cette opinion tient avant tout à l’interprétation de deux lignes du livre de César qui ne sont absolument pas décisives dans un sens ou dans l’autre. On a voulu comprendre que lors de la première expédition César aurait choisi le point de départ le plus proche des côtes du Kent : in Morinos proiciscitur, quod inde erat breuissimus in Britanniam traiectus (BG 4, 21, 3) alors que pour la seconde traversée il aurait choisi le port le plus pratique : Portum Itium, quo ex portu commodissimum in Britanniam traiectum esse cognouerat, circiter milium passuum XXX a continenti (BG 5, 2, 3). Mais voilà une lecture un peu inexacte : la première de ces phrases concerne la situation géographique des Morins sans autre précision, tandis que la seconde présente le Portus Itius comme très pratique : commodissimus, et aussi très proche de la Bretagne, puisqu’il n’en est éloigné que de trente milles romains. Il n’y a donc pas d’opposition entre les deux ports, même si le texte de César ne permet pas de trancher sur ce point à propos de leur nature unique ou double.
16Faut il s’étonner de ces incertitudes ? César n’a pas nommé le Portus Itius dans son récit de l’année 55 ? Certes, mais ses Commentaires comportent peu de précisions sur les noms de lieux, probablement en raison de la difficulté de recevoir des informations locales. En sens contraire, certaines précisions sont déconcertantes. On aurait tort de s’en étonner, car César ne disposait d’aucune étude exacte du Détroit qui aurait pu le guider, et l’on ne peut croire que Poseidonios ou des géographes antérieurs lui aient apporté beaucoup d’éléments sûrs. Il ne faut donc pas introduire dans la controverse sur Wissant et le Portus Itius la question des mesures de distance. César a pu estimer que le Portus Itius placé à Boulogne à 30 milles de la Bretagne amenait le trajet le plus court, ce qui est inexact. Mais ces incertitudes ne se sont dissipées que peu à peu. On trouvera une appréciation moins inexacte dans l’encyclopédie de Pline (4, 102), écrivant 30 ans après la conquête de Claude, ce qui amenait une connaissance directe de la Bretagne : le naturaliste estimait que Gesoriacum est à 50 milles par le trajet le plus court, affirmation qui doit signifier un trajet de Boulogne à Richborough, référence de tous les Itinéraires : haec (Britannia) abest a Gesoriaco Morinorum gentis littore, proximo traiectu quinquaginta M. Mais que de précisions manquent encore12 !
17Ces incertitudes doivent elles demeurer ? Nous pensons que non. T. Rice Holmes13 a avancé un argument important sur l’identité des deux ports en regardant le verbe cognouerat = il avait reconnu, dans un des textes que nous venons de citer. César avait reconnu l’intérêt du Portus Itius l’année précédente, c’est donc qu’il s’en était servi l’année précédente, en 55. Car il faut tenir compte de la même formule employée pour désigner le point d’atterrissage en Bretagne dans la seconde campagne. César indiquait qu’il avait voulu gagner la zone de débarquement dont il avait remarqué l’excellente nature l’année précédente : qua optimum esse egressum superiore aestate cognouerat (BG 5, 8, 3). Et T. Rice Holmes a désigné les deux points de débarquement dans la même zone située sur la côte basse au Nord des falaises de Douvres. On est donc fondé à dire que César a voulu signifier qu’il avait gardé le même choix de point de départ, qu’il jugeait excellent, en 55 et 54, encore qu’il ne l’ait pas dit de manière tout à fait claire.
18Un élément peut encore faire pencher la balance du côté de Boulogne. En effet, en l’année 55, César est parti avec 80 navires de transport, et un nombre non précisé de navires de guerre qualifiés de « navires longs » destinés à la protection, sans parler de 18 navires de transport mouillés dans un port situé à 8 milles au Nord14. Cette vaste flotte, même si ses proportions étaient bien moindres que celles de la seconde expédition, ne pouvait pas être logée ailleurs que dans une rade comme celle de Boulogne.
19Nous en resterons là, car une comparaison sur la durée des trajets en 55 et 54 est malheureusement impossible, puisque la seconde traversée fut compliquée par une panne de vent et le jeu du courant à travers le Détroit (BG 5, 8, 2 et 3).
20La conclusion est que l’affirmation fréquente d’un port de première expédition situé à Wissant n’est nullement prouvée, que l’identification du premier port comme Boulogne a été soutenue dès l’Antiquité, et peut être considérée comme vraisemblable, ce qui nous permet de retenir le nom de Portus Itius pour le point de départ des deux expéditions. L’identification du Portus Itius avec Boulogne ou son environnement ne peut plus être mise en doute en raison d’un faisceau de vraisemblances.
21Il nous reste maintenant à nous interroger sur le sens de ce mot Itius. Commençons donc par nous demander si ce que l’on connaît de comparable dans la couche celtique de la toponymie peut nous aider.
5. Une famille toponymique dans la couche celtique
22En effet, conformément à notre méthode, nous refusons toute analyse étymologique avant les analyses des noms sur le terrain. Cela s’impose d’autant plus que le mot Itius a prêté à deux tentatives étymologiques douteuses. Nous avons parlé de celle de J. Rhys. On a aussi voulu trouver un rapprochement étymologique entre Itius et Isques, au fond de la rade de Boulogne, rapprochement qui n’est pas sûr.
23Néanmoins il y a une série de lieux, cette fois en Icium, qui méritent attention, car nous montrerons plus loin qu’ils remontent en fait à Itium. Mais regardons d’abord leur attestation et leur sens.
Hyds, en Allier, Idz xiiie siècle, près de la source de l’Œil.
Ids-St-Roch, en Cher, Is 1212, Id 1217, le long de l’Arnon.
Ifs, en Calvados, Icium 1078, le long de l’Orne.
Is-en-Bassigny, en Haute Marne, Hyz 1219, le long du Rognon.
Is-sur-Tille, en Côte d’Or. Hicio 722, Icium 1012, le long de l’Ignon et de la Tille15.
Isle-Jourdain, en Vienne, Ize xie siècle, Iscium, Ictium xiie siècle, le long de la Vienne16.
24Il est facile de constater que ces lieux sont sur des cours d’eau, et cette situation appelle l’hypothèse d’un rapport entre cet environnement et le nom lui-même, surtout si l’on songe au toponyme suivant :
Izenave en Ain, Ysinaua xiiie siècle17, le long du Borrey, affluent de l’Oignin.
25Il faut ici rappeler que, formant le deuxième terme de ce composé, le vieux mot nave au sens de vallée est resté en toponymie et hydronymie18. Le premier terme de composé pour être accouplé avec le second possédait donc le sens de terrain dans une vallée ou cours d’eau dans une vallée et nous touchons donc un peu mieux le sens de ces Icium, sans l’atteindre encore parfaitement19. Peut on maintenant considérer que les phénomènes latins de palatalisation de ty et cy qui ont abouti à une graphie ci vers le iie ou iiie siècle interprétée comme signe d’une sibilante tsi nous permettent de remonter à une graphie celtique en Ition avec dentale ?
26À côté de ces toponymes suffixés en -i-, nous allons trouver des hydronymes suffixés en -i-ou -u-.
27Regardons tout d’abord le fleuve Itis : il est présenté par Ptolémée en Écosse20 pour désigner ce qui est apparemment d’après sa position sur la carte un fleuve aboutissant dans le Sound of Sleat. Constatons alors que nous trouvons une famille complexe en It- nettement hydronymique. Rappelons les rivières de Grande-Bretagne Ituna qui sont aujourd’hui des Eden, comme celle qui traverse la Cumbria et se jette dans le Solway Firth, et dont le nom celtique est attesté par Ptolémée21. Ajoutons que la France connaît au moins une rivière Ituna, c’est l’Huisne, attestée au ixe siècle comme Idona22
28Mais en France les rivières It- ont plutôt une autre formation, avec un redoublement consonantique qui trahit peut-être un composé réduit :
Epte dans l’Eure, Itta 923 ;
Iton dans l’Eure, Ittonem 712/3 ;
Ay dans la Manche, Aethe 1102, Ete 1105. Cas douteux23 ;
un émissaire du Lac de Grand-Lieu, en Loire-Atlantique, Itta 651. dans un diplôme de Sigebert24.
29Ces hydronymes en Itta, ou Ituna, parce qu’ils semblent bien appartenir à la même famille, justifient la restitution de Icium en Itium ou gaulois Ition.
30Arrêtons-nous un instant pour voir notre résultat partiel. Notre Portus Itius apparaît lié à une série de toponymes Itium devenus Icium. Le sens de ce dérivé montre l’environnement d’un cours d’eau. Ces réflexions sur le sens et la forme première de Itium sont totalement corroborées par une rencontre saisissante entre le toponyme gaulois et un toponyme très utilisé en Irlande. Il existe en France Usson-en-Forez dans la Loire, Icidmagus à rectifier Iciomagus dans la Table de Peutinger, sur la rivière Champdieu25.
31Ce composé contient comme deuxième élément magos = plaine et comme premier élément Itio- déjà devenu Icio-. Nous retrouvons les mêmes éléments, mais inversés avec utilisation d’un nom au génitif, dans un toponyme fréquent en Irlande ancienne : Magh i’tha, puis i’otha26. Le mot irlandais nous donne la clef du sens plus exact qui nous manquait : gras, nourriture grasse, ce qui convient parfaitement à une plaine traversée par un cours d’eau27.
32Il y a mieux encore. Ce toponyme est certainement très ancien, car il désigne dans une épopée irlandaise la plaine où aboutissent des héros qui envahissent l’île28. Cette ancienneté justifie la comparaison que nous venons d’instituer pour retrouver le sens de Itium.
33Désormais un résultat devient très vraisemblable : le nom du Portus Itius fait allusion au caractère nourricier de l’eau, ce qui nous permet de comprendre aussi bien le nom en It- des rivières qui le portent ou celui des lieux désignés d’après ce thème et qui sont dans l’environnement d’une rivière, de grasses prairies.
34Mais nous devons aller plus loin encore. En effet nous constatons que ce thème It- engendre aussi des noms de personne29. Des dérivés comme Itius, Itacus, des composés comme Itotagos, et même un masculin et féminin à redoublement de consonnes qui fait songer à un raccourci de composé : Ittus et Itta.
35Un thème lié à l’eau nourricière, et aussi à l’onomastique humaine, puisque des rivières et des femmes peuvent être Itta, est-ce impossible ? Selon les structures de la mythologie gauloise, l’unité entre tous ces faits onomastiques serait donnée si l’on connaissait une divinité nourricière en It-. Or c’est possible, sinon probable, puisque l’on rencontre sur l’oppidum de Collias dans le Gard une association de trois divinités féminines : Suleviae Idennicae Minervae votum, et l’on serait tenté de rattacher Idennica à la famille de mots qui nous occupe en raison de la confusion fréquente t/d30. Mais n’allons pas ici plus loin que la présentation d’une hypothèse intéressante !
36De cette longue, mais nécessaire analyse, on tirera la conclusion que la dénomination de Portus Itius est bien encadrée dans la toponymie celtique. Cependant on ne peut en tirer des conséquences trop précises, puisque cette racine celtique se retrouve pour désigner des prairies, des cours d’eau, ou des lieux habités. Les hypothèses que l’on a faites pour fixer un Portus Itius en face de Boulogne, à Outreau ou Le Portel ne peuvent être appuyées par ces analyses31. D’autre part Itius dérivé de It- désigne l’environnement d’un cours d’eau, sans que le cours d’eau obligatoirement se fût appelé Itta, Ituna. On doit en effet remarquer que les Itium cités plus haut sont placés sur des cours d’eau dont le nom gaulois a une autre origine. Il est donc possible que Portus Itius désigne l’ensemble de la rade de Boulogne, et non un lieu précis, ou un cours d’eau précis. C’est ce que semble indiquer la désignation d’un des caps fermant cette rade par Ἴτιον ἄκρον que nous donne Ptolémée (Atlas 2, 3, 1).
6. Une survivance possible de Portus Itius ?
37Serait-il possible néanmoins de découvrir une connotation plus précise pour ce Portus Itius ? Il faudrait pour cela chercher une survivance toponymique de Portus Itius, en vertu d’un fait important fréquent, selon lequel un nom disparu de cours d’eau peut survivre dans un toponyme, comme le nom ancien de la Clarence survit grâce à Calonne-Ricouart. Il faudrait donc chercher du côté de l’hydronymie et de la toponymie.
38Signalons ici une erreur qui tient à une hypothèse mal engagée. On a voulu que Isques, située à peu près au fond de la rade de Boulogne, tire son origine de Itius32, car la phonétique particulière du Boulonnais autoriserait à postuler Isques en tant qu’aboutissement de Itiacum, comme Wisques à partir de Wiciacus > Wisecca > Wisques33. Cependant ce rapprochement postulé par E. Desjardins, puis approuvé par A. Grenier34 est mal posé. En effet ces auteurs pensaient évidemment à un port désigné par Itius. Or Isques se trouve en amont aujourd’hui sur la Liane, bien en arrière de la rade de Boulogne, loin d’un emplacement possible du port de César, quel que fût cet emplacement dans cette rade. Bien entendu on s’est efforcé de montrer que l’estuaire remontait autrefois plus haut. Le chanoine Haigneré, conscient du problème, s’était évertué à trouver un port médiéval à cet endroit, mais n’avait aperçu dans ses textes que le passage de barques dans les environs du « hable » d’Isques35. C’est bien insuffisant pour y placer les 800 bateaux de César (BG 5, 8, 6).
39L’hypothèse serait bien plus sérieuse si l’on s’attachait à voir dans l’hypothétique Itiacum une connotation avec le nom celtique du fleuve, le nom disparu qui a précédé celui de Liane.
40Malheureusement cette hypothèse ne peut recevoir un commencement de preuve. En effet on pourrait aussi bien soutenir que Isques dérive d’un nom celtique de cours d’eau Isca, connu à travers l’Europe celtique comme à Exeter sur la rivière Exe, ou par la rivière Ijssche du Brabant. Un toponyme comme Ville-Issey dans la Meuse, qui était Isciacum vers 925, peut en venir36. Mais l’on dirait aussi bien que Isques a chance d’appartenir à une série de toponymes très connue. Il est probable en efet que de nombreux Issy, Issé, Issac, Izieu, de France sortent du nom de personne gaulois très bien attesté Iccius avec suffixe gallo-romain -acum37. On rangerait volontiers Isques parmi ces noms de lieux gallo-romains. Il est impossible de sortir de cette difficulté où se voit un cercle vicieux, à moins que le nom celtique du fleuve n’apparaisse autrement. Mais comment ?
7. Disparition du nom de Portus Itius
41Après Ptolémée le mot Itius disparaît, ce qui explique toutes les controverses sur son identification chez les érudits modernes, gênés par de premières mentions peu précises et l’absence de mentions après le iie siècle. Pourquoi cette disparition ?
42On ne peut douter que ce mot Itius ait été mal compris des Romains, puisqu’il désignait en langue celtique un environnement. Ils ont préféré parler du port que la route prévue par Agrippa constituait comme le moyen de communication principal avec la Bretagne : Portus Morinorum Britannicus (Pline, 4, 121). Et bien entendu ils ont voulu donner le nom des agglomérations portuaires, d’abord Gaesoriacum, puis Bononia, car on appela ce port Portus Gesoriacensis comme dans l’Itinéraire d’Antonin, ou encore Bononiensis oppidi Litus comme dans le Panégyrique de Constantin de 31038, quand le nom de Bononia l’emporta.
8. Conclusion
43Il ne faut pas espérer trouver l’identification du Portus Itius par la toponymie. Nous avons montré que la survivance possible du nom dans Isques ne peut être prouvée, en raison du cercle vicieux : Itius serait compris par le nom celtique hypothétique du fleuve passant à Isques, lequel nom serait donné par Itius. L’identification repose en fait sur d’autres données.
44Le mot Itius encadré par une toponymie gauloise et irlandaise abondante se rapportait à un environnement de terre humide ou de cours d’eau, sans que l’on puisse préciser. C’était donc probablement le nom de la rade de Boulogne, et non d’une agglomération particulière.
45Voilà deux conclusions négatives. On comprend que les Romains aient cherché une dénomination précise, tirée d’une agglomération portuaire.
Notes de bas de page
1 Liste de toutes les hypothèses anciennes dans Desjardins 1876, p. 348-390.
2 Cf. J. Rhys, Celtic Britain, Londres, 1904, p. 303.
3 On remarquera dans Ch. Plummer (éd.), Vitae sanctorum Hiberniae, Oxford, 1910, deux Vies de saints irlandais dans lesquelles mare Icht est déinie : quod est inter Britanniam et Galliam, quod diuidit Galliam et Britanniam : cf. Vita Albei 4, Vita Declani 11.
4 Naguère J. Rhys pensait que Icht désignait l’île de Wight, Vectis dans l’antiquité. On pense aujourd’hui qu’il s’agit d’Ictis, probablement St Michael’s Mount à la pointe de la Cornouaille, île connue des Grecs comme point de départ du transport de l’étain vers l’Armorique, puis la Méditerranée. Cf. Diodore de Sicile, 5, 22 ; Pline, 4, 104.
5 La tour d’Ordre fut bâtie par Caligula : Suétone, Caligula 44 et 46, Dion Cassius, 59, 21 et 25 ; Orose, 7, 5. Elle fut restaurée par Charlemagne selon Annales Einhardi anno 811. Elle s’écroula en 1644 avec la falaise qui la portait.
6 Nous ne passerons pas en vue ces essais : on en trouve une liste dans Holmes 1907, p. 552 sqq.
7 Willelmus Pictavensis, Gesta Guillelmi ducis Normannorum et regis Anglorum, Patrologia Latina 149, col. 1217.
8 Wace, Roman de Brut, v. 4290, édité par J.A. Giles, Londres, 1844 et par A. Le Roux de Lincy, Rouen, 1836-1838.
9 Galfridus Monumetensis, Historia regum Britanniae, dans E. Faral, La légende arthurienne : études et documents, 1re partie : les plus anciens textes, Paris, 1929, vol. 3, p. 131.
10 Holmes 1907, passim, et Holmes 1911, p. 443. L’argument liant la taille de la flotte et l’étendue nécessaire de la rade vient d’être développé en détail par J. Méreau, La fausse énigme de Portus Itius. Jules César à Boulogne, Ambleteuse et Marquise, Numéro spécial du Bulletin des amis du Fort d’Ambleteuse 53, Ambleteuse, 2008.
11 M. Rambaud (éd.), Bellum Gallicum, Liber Quartus, Paris, 1967, p. 104-112.
12 Que signifient les 320 stades de Strabon pour la première traversée de César ? Le trajet de Boulogne à Douvres sur 40 milles, en supposant un stade valant un huitième de mille, ce qui est la valeur affirmée par Strabon lui-même ? Ce serait une première rectification à César ?
13 Holmes 1911, p. 556 et 664.
14 Désigné comme ulterior et superior, BG 4, 23, 1 et 4, 28, 1, ce qui pourrait se comprendre d’Ambleteuse, à l’embouchure de la Slack, si le port principal était Boulogne. Nous retrouvons Ambleteuse, et le texte de César, dans notre étude sur ce port.
15 Pour tous ces noms, voir Nègre 1990, no 3527.
16 Nous donnons ces attestations sous toute réserve. Elles sont présentées par U. Chevalier, France, Topo-bibliographie, Montbéliard, 1896, s.v. ; il s’appuie sur un article de E. Cabié, Revue de Gascogne 28, 1887, p. 53-66.
17 Dauzat 1960, s.v.
18 Cf. Meyer-Lübke 1992, no 5858 ; Nègre 1990, nos 1083-1090.
19 Les anciens Iciodurum sont des composés comparables, tous sur des cours d’eau : Issoire en Puy-de-Dôme sur l’Allier, Izeure en Côte-d’Or sur La Varaude, Yzeure en Allier sur l’Allier, Yzeures-sur-Creuse en Indre-et-Loire. Cf. Nègre 1990, nos 2775-2778. Mais avec le deuxième terme signifiant « forteresse », ils sont moins éloquents pour le sens du premier terme. Remarquons que Lacroix 2007, p. 55-58, ne tient pas compte des formes à dentale, et rattache ces toponymes à l’antroponyme Iccius.
20 Ptolémée, Atlas 2, 3, 1 : Ἴτιος ποταμοῦ ἐκβολαί.
21 Rivet, Smith 1979, p. 381. Ils en citent 5 en Grande-Bretagne : p. 380, fig. 31. On remarquera qu’ils prétendent une origine par itu = pointe, ce qui n’a guère de sens.
22 Cf. Dauzat et al. 1978.
23 Tous ces noms dans Nègre 1990, no 1051.
24 Cf. MGH Diplomata I, no 23, signalé par Lebel 1956, p. 275.
25 Il doit y en avoir d’autres à juger par Usson-du-Poitou dans la Vienne, Vicaria Icioninsis 913, selon Nègre 1990, no 3028, sur La Clouère. Cette dernière localité est le lieu de frappe Icciomo, inscrit sur une monnaie de 605/615, trouvée à Sutton Hoo. Cf. R. Bruce-Mitford, The Sutton Hoo Ship-burial. Vol. 1, Londres, 1975, p. 640. La disparition de la consonne intervocalique dissimule probablement certains de ces composés.
26 Cf. Hogan 1910 ; Ch. Plummer (éd.), Vitae sanctorum Hiberniae, Oxford, 1910, en mentionne deux, en Donegal et en Wexford.
27 On posera comme forme d’origine : (p)itu- ou (p)iti, dont Ition serait le dérivé. Sur l’origine indo-européenne de ce mot, et sa famille celtique, on peut signaler Pokorny 1958, s.v. « PEI (∂ ») », à réécrire sans doute comme peiH, pour faire comprendre par action de laryngale comment le i en position vocalique était bref ou long. Delamarre 2001, p. 141, s.v. « êtu- » donne la suggestion d’après Thurneysen de l’utilisation en onomastique gauloise d’un mot de la même famille, comparable à l’irlandais i’ath = prairie grasse, issu de peitu-.
28 Livre des invasions = Leabhar na Gabhala ; cf. H. d’Arbois de Jubainville, Cours de littérature celtique. 2, Le cycle mythologique irlandais, Paris, 1884, p. 229. Pour une édition moderne du Livre des Invasions, cf. R.A.S. Macalister (éd.), Lebor Gabala Erenn. The book of the Taking of Ireland. Part V, Dublin, 1956. Traduction française de Chr.-J. Guyonvarc’h, Textes mythologiques irlandais 1, Rennes, 1980 ; reprise dans J.-Cl. Polet (dir.), Patrimoine littéraire européen. 3 : Racines celtiques et germaniques, Bruxelles, 1991, p. 13 et 33.
29 Cf. Holder 1896, et D.E. Evans, Gaulish personal names, Oxford, 1967, p. 356-357. Pour Ittus, cf. Année épigraphique, 1977, no 534 ; pour Itta, par exemple, CIL III 5041.
30 Voir CIL XII 2974 ; on revoit Idennica à Lausanne, CIL XIII 5027 ; cf. Jufer, Luginbühl 2001, s.v. Cf. aussi Bourgeois 1991, p. 19 et 29. Cet auteur ne respecte pas exactement l’inscription et nous ne savons s’il faut le suivre quand il rattache à Idennica la rivière Eyssène ou Seyne qui part de Seyne dans le Gard et se jette dans l’Alzon près d’Uzès. Cf. E. Germer-Durand, Dictionnaire topographqiue du département du Gard, Paris, 1868, p. 238.
31 Cela sans nier que les trouvailles gallo-romaines sont nombreuses sur Outreau et Le Portel : Delmaire 1994, nos 826-827.
32 Desjardins 1876, p. 348-390.
33 Voir Isecca 1069, Cartulaire de Thérouanne. Nègre 1990, n12631, a une autre explication, tirée d’un nom propre germanique, explication recueillie à partir de Morlet 1971, 148a et Morlet 1985, 382a.
34 Grenier 1934, p. 528.
35 Haigneré 1880, s.v., p. 253.
36 Cf. Nègre 1990, no 3329, qui a une autre explication.
37 Pour le nom de personne, cf. BG 2, 3 ; 2, 6 et 2, 7 ; Horace, Odes 1, 29 ; Épodes 1, 12.
38 Panégyrique 6 dans l’ordre des manuscrits, 7 dans E. et W. Bährens, XII panegyrici latini, Leipzig, 1911, p. 163.
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