Exodos : le messager
V. 1223-1296
p. 819-894
Texte intégral
Vers 1223-1285. Le récit du suicide et de la mutilation
Le Chœur est interpellé comme l’assemblée des grands de Thèbes, liés au palais (v. 1223) ; si le malheur des Labdacides ne les a pas détachés de la maison royale, le récit que fera son porte-parole et le spectacle auquel ils assisteront ensuite (cf. v. 1287-1296) les précipiteront dans la douleur (v. 1224-1226). Au terme d’une longue recherche de la purification, il n’y a plus rien qui puisse laver la souillure que le palais s’est infligée volontairement, au plus profond de lui-même, et qui va maintenant être montrée au grand jour de la scène par la parole avant la vue (v. 1227-1230). Une sentence clôt le préambule, adressé aux Thébains : les douleurs les plus fortes sont causées par soi-même, par la décision de se détruire (v. 1230s.).
La tragédie avait déjà trouvé son terme. La douleur était à son comble. L’étonnement du coryphée devant les premières paroles du messager situe le récit qui va suivre au-delà d’une limite déjà atteinte (v. 1232 s.). Le discours du messager est condensé d’abord sous sa forme la plus brève : la mort de l’héroïne, Jocaste (v. 1234 s.), et le Chœur peut déjà entonner la lamentation avant d’assister à travers lui au déroulement de l’action (v. 1236).
Le développement, qui suit la nouvelle, commence par écarter toute cause extérieure : Jocaste s’est détruite elle-même, auteur de son malheur (v. 1237). Son suicide est soustrait à la vue. Si, malgré cet écran, les Thébains souhaitent participer, dans la douleur, à l’événement en acte, la représentation leur en sera offerte par le discours, qui ne communique pas la perception sensorielle (v. 1237-1240).
La fin de Jocaste sera reconstituée par le messager, en partie à partir de la vue, mais aussi de l’oreille, et par inférence. D’abord les serviteurs la voient, mue par la colère, s'élancer jusque vers le lit nuptial, dans sa chambre, au fond du palais, en menant grand deuil (v. 1241-1243). Dans ce lieu retiré, quand elle l’a occupé, elle s’enferme en verrouillant les portes (v. 1244) ; la suite ne sera plus qu’entendue : elle conjure l’image de Laïos, en rappelant l’étreinte destructrice qui a causé la mort de celui qui l’a prise, et l’a laissée elle, la mère, enfanter avec son fils une descendance monstrueuse et non viable (v. 1246-1248). Puis, elle se perd en gémissements sur son lit, où elle s’est unie deux fois, d’où sont successivement sorties deux générations mixtes, un mari de mari, et des enfants d’un enfant (v. 1249s.).
La mort de Jocaste n’est même plus un objet de connaissance pour l’oreille qui entendait ses plaintes (v. 1251). C’est que d’une part la mort ne se laisse pas représenter, et d’autre part qu’Oedipe, occupant la scène de ses cris, est venu empêcher les témoins d’aller jusqu’au bout de la tragédie (v. 1252 s.).
Les regards se fixent (dans le récit, comme dans l’effet produit) sur les cercles que trace Oedipe dans son agitation (v. 1254). Il tourne autour du centre de la maison où Jocaste s’est enfermée. Il est venu demander une épée, et qu’on lui livre sa fausse femme, dont la maternité a mêlé les générations (v. 1255-1257). Les serviteurs n’ont eu besoin de rien lui donner parce qu’il est subitement dirigé par un dieu de la destruction (v. 1258 s.). Hurlant, il est comme guidé vers la porte, et s’élance pour renverser les battants, et pénétrer de force dans la pièce (v.1260-1262).
Le corps de Jocaste s’offre à la vue en même temps des serviteurs et d’Oedipe, enlacé au filet d’un hamac, tressé dans un lit (v. 1263 s.). La situation se renverse alors : ayant voulu tuer, Oedipe trouve la morte. La conscience de ce renversement est exprimée par une formule de commisération ; le messager restitue les cris de la douleur devant la vue du corps qui pend (v. 1265). Le fils relâche la corde tendue (v.1266).
Une pause marque le passage à l’acte essentiel de la mutilation, avec une formule et les temps de la complainte. Une fois que Jocaste fut à terre, comme le sont les morts, l’horreur ne s’exprime plus dans l’un des cris qui ponctuaient l’action quand il s’agissait pour Oedipe de retrouver Jocaste (v. 1260, 1265), mais elle se concentre dans une vision (v. 1266 s.).
L’outil de la mutilation, ce sont les agrafes en or qui retenaient le vêtement de la vivante (v. 1268 s.), et le membre frappé par le bras levé, l’œil (v. 1270) ; l’action est accompagnée de paroles qui fournissent la signification qu’Oedipe prête à son acte : il se prive de la vue pour ne plus avoir l’œil ouvert sur les malheurs qu’il a subis et sur ceux qu’il a produits (v. 1271 s.) ; il s’acquiert, dans sa nuit, un regard qui désormais ne lui représentera plus, se substituant au sensible, que l’interdit, les parents qu’il n’aurait pas dû voir, et l'échec d’une identification, les parents qu’il souhaitait reconnaître, l’un étant la condition de l’autre, l’interdit de la non-réalisation (v. 1273 s.). Ces incantations commentent les coups redoublés qu’il porte sur ses yeux (v. 1275s.).
Frappés à plusieurs reprises, les yeux coulent continûment sur ses joues ; le mauvais sang de la plaie est recouvert d’un flux de sang frais qui jaillit de l’intérieur du corps en échappées régulières (v. 1276-1279). Le messager, pour conclure, revient à Jocaste. La mutilation qu’Oedipe s’est infligée prend en charge le suicide, c’est un malheur commun à l’homme et à la femme (v. 1280 s.). Le bonheur passé des époux était véritablement un bonheur ; en un jour, il s’est mué en malheur, et ce malheur a tous les aspects du mal que les noms distinguent : pleurs, ruine, mort ou honte (v. 1282-1285)1.
Vers 1224 s
1L’opposition que détache fortement le messager au début de son discours entre l’oreille et la vue (qui s’isolent de la douleur et la provoquent) a été comprise, lorsqu’elle est commentée, comme se référant d’une part au récit, d’autre part à l’apparition d’Oedipe mutilé, suivant la partition de l’Exodos (entre les vers 1296 et 1297). Les deux verbes, « entendre » et « voir », se rapportent donc finalement, d’après cette lecture, l’un aux deux héros du drame, l’autre à un seul (cf. Schneidewin, Dawe). Ce que les Thébains verraient (ɛἰσόѱεσϑ’) ne serait pas exactement sur le même plan que ce qu’ils entendent, et le complément, « actions » (ἔργ’), exprimé pour le premier verbe, doit être tiré du second (cf. Longo : « quale spettacolo vedrete »).
2Lorsque le messager, un peu plus bas (v. 1229), annonce un dévoilement, la même distinction se présente à l’esprit des commentateurs. Suivant la construction adoptée pour le membre de la phrase qu’introduit τά δ’... (voir ad v. 1228-1231), c’est Oedipe seulement que l’on verra sur scène (voir Planude, Thomas, Brunck, Schneidewin, Blaydes, Earle, Jebb, Mazon, loué par Kamerbeek : « les souillures... dont il [le palais] va bientôt révéler une part »). Et pourtant, même si les deux membres : ὅσα..., τὰ δ’..., étaient sur le même plan, comme on l’analyse de préférence pour ce sens, la généralité dans l’amplification du messager ne devrait pas être en question.
3Les deux cas sont liés si, comme εἰς τò φῶς φανεῖ, εἰσόφεσϑε inclut les deux héros, Jocaste et Oedipe, dont le récit s’occupera presque également, ἔργα est en facteur commun au vers 1224, et le messager désigne les deux vertus de son message qui, par la parole (ἀκούσεσϑε) et la visualisation de l’événement (εἰσόѱεσϑε), évoque Oedipe et Jocaste, si bien que les Thébains, aussi proches que possible (cf. ad v. 1237 s.), peuvent porter leur deuil (ἀρεῖσϑε πένϑος) en écoutant le récit. Leur malheur leur sera représenté et ils le « découvriront » (voir Erfurdt, Campbell, et, pour cette valeur de ɛἰσορᾶν = cerno animo, cf. Ellendt, s.v., p. 217). L’autre expression de la révélation, εἰς τò φῶς φανεῖ, lorsqu’elle se réfère à Oedipe et Jocaste, concentre également l’attention, dans le récit, sur ses effets : il démystifie, portant à la lumière du jour ce qui était dissimulé, refoulé, afin que le rite puisse s’accomplir et que les Thébains vivent la tragédie. Un appui pour ce sens, en dehors de sa cohérence, est fourni par le même εἰσόѱεɩ au vers 1295. Planude l’estimait inutile devant ϑέαμα ; Brunck commente les deux termes comme une redondance. Si ϑέαµα est le spectacle dans sa matérialité, εἰσόѱεɩ, ici encore, est plus intellectuel que la simple vision, étant l’attention que le coryphée lui portera (Ellendt, ibid. : considero,...).
4Si πένϑος est le « deuil », il pourrait annoncer la partie du Kommos, après le récit ; mais le sens en général reste chez les commentateurs qui l’adoptent figé et formel (Bruhn ou Roussel), comme l’impliquerait également une interprétation ritualiste. Si c’est le « chagrin » dont on « se charge » (ἀρɛῖσϑɛ ; cf. Dawe, après Jebb et Kamerbeek), suivant une lecture plus sentimentaliste, alors on manque l’aspect fonctionnel de la lamentation. En fait, le « chagrin » est un élément du rite tragique qui se déroulera après la sortie d’Oedipe. La vision que reconstitue le récit est destinée à le susciter ; dans le Kommos des Trachiniennes, la nourrice joue le même rôle d’épopte ; voir la question du Chœur, v. 888 : ἐπεῖδες... ; et l’interprétation de la scène dans mon article sur le Kommos des Trachiniennes (874-897), parue dans la revue Sileno, 10 (1-4), 1984, p. 83-91. La souffrance, transférée dans le pathétique, est forte (v. 1237 s.). Elle doit alimenter la lamentation qui s’esquisse dès la première information, ὦ δυστάλαινα..., v. 1236 ; elle est un sentiment, mais n’a aucune valeur de témoignage humain, devant d’abord jouer un rôle essentiel dans la composition et l’effet dramatiques.
Vers 1225 s
5Dans l’histoire de la compréhension, la portée de l’adverbe a été atténuée lorsque certains auteurs le tirent vers un sens figuré. Brunck traduit par « sérieusement », « intensément » (serio) à partir d’une des valeurs : « inné » ; cf. Ellendt, s.v., p. 188 : more ingenito ; d’autres, en se servant d’un « à la manière de », qui métaphorise le sens : « avec les sentiments d’un parent » (cf. Wolff, repris par Bellermann ; Campbell).
6Moschopoulos et Thomas déjà poussaient vers le dépassement, avec γνησἰως, « noblement », dont Hartung reprend l’idée dans sa correction, εὐγενῶς. Même si l’on revient en apparence au sens propre, en retenant le génos, on l’interprète largement comme la nature, l'ingenium : « ’undegeneratly’, ’with unchanged loyalty’ » (Earle), si bien que le sens premier, qui pourrait être propre, est moral (« fidèles à votre sang », Mazon, qui n’est pas loin de « généreusement », « noblement »), alors que la valeur morale s’exprime souvent en termes de race ou de vassalité : « loyalement », « in angestammter Treue » (Schneidewin et Nauck), « nach angestammter Art » (Schadewaldt ; cf. Willige-Bayer : « in alter Treu »).
7C’est proprement en membres du génos, de la lignée de Cadmos (cf. plus haut, dans la proclamation d’Oedipe, les vers 223 et 273) ou de la maison royale de Thèbes (voir v. 452 s. pour Oedipe : ἐγγενὴς φανήσεται Θηβαῖος) que les Thébains se soucient du destin des Labdacides. Avec cette compréhension même (cf. Jebb ; Dawe : « as befits members of the household that belong to the palace of the Labdacids »), il importe de préciser le type de participation. La « sympathie » pour les maux endurés par un parent est en l’occurrence un sentiment faible. En rattachant la sentence des vers 1230 s. : « on souffre le plus des blessures qu’on se porte », à tous les membres du génos, selon le lieu où elle est énoncée, à la fin d’un appel qui leur est adressé, on comprend que les Thébains sont diminués eux-mêmes par les coups que viennent de se porter Oedipe et Jocaste. Si l’auteur parle au public, ce n’est jamais par-dessus la tête de ses personnages, mais à travers eux. Jebb, ad v. 1231, compare Ajax, 260-262, pour ajouter : « but here λνποῦσι refers rather to the spectators than to the sufferers » (cf. Kamerbeek), alors que le cas est le même. Sans complément exprimé, le mot λυποῦαι se situe au niveau de ce que ressent le génos, que concernent le suicide et la mutilation volontaires. En se tournant contre eux-mêmes, ses rois se sont tournés contre lui (l’énonciation est générale, cf. Dawe, mais elle lui est appliquée). La valeur est concrète, non emphatique (voir la critique d’Earle et de Roussel ; et plus bas, ad v. 1228-1231).
8Les grands de Thèbes, chefs des familles sans doute les plus importantes, sont auréolés d’honneurs quasi divins, comme il sied à des citoyens d’une ville dont la gloire est le mythe de la Grèce (voir ϑɛῖov Ἰοκάστης κάρα, v. 1235). Leur survie même est menacée par le malheur de Jocaste et d’Oedipe, à moins que, rompant leurs liens d’appartenance, comme ils auraient pu le faire après la révélation de l’horreur (cf. ἔτɩ), ils ne cessent de participer à la tragédie des Labdacides.
Vers 1227 s
9Les commentaires citent des passages (avant tout les Choéphores, 72 s. ; Euripide, Iphigénie en Tauride, 1193 : ϑάλασοα κλύξει πάντα τἀνϑρώπων κακά ; Virgile, Ovide, Sénèque — et Shakespeare) pour la vertu purificatrice de l’eau marine et fluviale (Bothe, Blaydes, Jebb, etc.) et le moyen d’amplification offert par l’hyperbole (un peu artificielle, Jebb) : l’immensité naturelle est inopérante (« toute l’eau du monde... », « to heighten the expression and describe the enormity... », Blaydes).
10Le choix des noms risque alors d’être indifférent (ainsi pour Jebb : « Soph. names these simply as great rivers... »). Pour certains, il évoque le lointain (omne ignotum pro magnifico, Earle ; « two river names impressive by their very remoteness », Kamerbeek ; cf. Dawe). D’autres ont esquissé une structure topographique, avec les deux rivières se déversant dans la Mer Noire, l’une (le Danube) de l’Ouest et l’autre de l’Est (le Rion ; on a également songé à une identification avec le Tanaïs). Les deux noms sont traditionnellement associés, comme le montrent un passage de la Théogonie (339 s., entre autres noms de fleuves) et un fragment de la Niobé d’Eschyle (fr. 155 Radt). Pour relever l’importance du Phase face au Danube, on a rapproché des textes où la rivière (divisant la Colchide de l’Asie Mineure) est nommée à côté du Nil pour délimiter l’Asie et l’Europe, comme le Nil délimite l’Afrique (voir Schneidewin, Blaydes ou Bruhn : « ... und schloss daraus auf seine Grösse »), Le Phase et le Nil marquent les frontières du monde dans l'Andromaque, 650 s. Sans doute n’est-ce pas seulement la grandeur (en relation avec l’« hyperbole ») qui importe ici. Certes, l’Ister, par son ample cours, traversant le « monde », et sa largeur près de l’embouchure, doit évoquer une masse d’eau qui se déplace ; mais on peut, face à la grandeur, donner au Phase une fonction distincte ; n’étant pas comparable pour l’abondance, il marquerait la limite dans la paire de noms qui forment le topos : toute l’eau des fleuves, issus d’Océan, jusqu’à cette frontière lointaine.
11Le datif καϑαρμῷ est souvent interprété comme un simple redoublement de l’idée déjà exprimée dans νίψαι. (voir par exemple Blaydes : « with cleansing, purifying » ; « νίψαι καϑαρμῷ : καϑῆραι », Kamerbeek ; cf. Moschopoulos ou Planude ; « rather bombastic for κλῦσαι », Earle ; «...wüschenschen mit ihrer Flut... fort », Pfeiff) ; Campbell et Jebb, afin de distinguer les deux termes, poussent le datif « modal » vers une valeur résultative (« ’by way of...’, so as to... », Jebb). Longo retient dans καϑαρμῷ l’idée plus générale à laquelle le verbe confère son application particulière et lustrale. L’acte de l’ablution doit certainement être distingué de sa signification, mais il n’y a pas lieu de voir dans l’une l’effet de l’autre. La « purification » s’applique plus abstraitement aux actions qui ont lieu, et doit être détachée du « bain » ; dans Iphigénie en Tauride, 1191 : ἁγνοῖς καύαρμοῖς πρῶτά νɩν νίψαι ϑέλω, ce ne sont pas non plus des « ablutions purificatrices » (Roussel) ; le datif marque plutôt l’accompagnement (voir les emplois chez Moorhouse, Syntax, p. 90 s., § 19, « of accompanying circumstances ») : « en apportant une purification ». Quand même les eaux purifiantes de l’Ister et du Phase seraient détournées vers le palais des Labdacides, avec toute leur vertu lustrale, elles n’apporteraient pas la « purification » (ce n’est pas : elles ne suffiraient pas...) ; le mal n’entre pas dans l’ordre des actes purifiables (voir aussi Sept, 738 s.).
Vers 1228-1231
12L’analyse syntaxique de la relative, relayée par τὰ δ’..., a fait l’objet d’interprétations très différentes. Les Byzantins étaient embarrassés par la relation que ὅσα... entretient avec l’action verbale, s’attendant à trouver exprimée après νίψαι, par un complément séparatif, la souillure dont la maison ne pouvait être « lavée » (cf. Moschopoulos : ὀφɛίλων yὰρ ɛίπɛῖv, νίψαι.... τῶν κακῶν ; la structure de la phrase révélerait un transfert au terme corrélatif ; de même Thomas ; voir aussi Earle : « and forming a secondary object to νίψαι καϑαρμῷ ») ; les modernes se sont davantage préoccupés de saisir la relation entre ὅσα... et τὰ δ’... Brunck voyait dans τὰ δ’... la continuation de la relative : quae... latent, quaeque mox in lucem proferentur (cf. Moschopoulos : τὰ· ἅ) ; le contenu était alors déterminé par la somme des horreurs, aussi bien la pendaison de Jocaste que la mutilation d’Oedipe. Elmsley, pour que κακὰ ἐκόντα... puisse compléter κεύϑει, estimait préférable de faire du début de la deuxième proposition (... φανεῖ) une incise, et corrigeait τὰ δ’ en τò δ’, τò αὐτίκα étant l’équivalent de αὐτίκα (« et cela ne tardera pas à paraître au jour » ; l’analyse d’Elmsley a été reprise par Bruhn, Wilamowitz ou Earle), à quoi Hermann objectait que τὰ δ’ était indispensable, parce que le messager distinguait d’un élément enfoui, le suicide, une autre réalité, qui sera rendue visible avec la mutilation : alia autem... (voir oἷα δ’ εἰσόψεσϑ’, v. 1224, en prévision de l’apparition d’Oedipe, v. 1294-1296). La plupart des interprètes ont suivi Hermann, en maintenant la distinction entre les deux éléments du récit, et en appliquant κεύϑει à ce qui « reste caché » seulement (« the house conceals the corpse of Iocasta ; it will presently disclose the self-blinded Oedipus », Jebb), et non aux horreurs en général que le palais à présent « abrite », malgré νίψαι καϑαρμῷ, qui conduit, d’abord, à faire porter ὅσα... sur l’ensemble (trop monstrueux pour être purifié) ; voir déjà Thomas, pour τὰ δ’ : τὰ ἀρτίως yενόμενα· λέyει δὲ τὰ τοῦ Οἰδίποδος, qui « sous peu » se présentera mutilé aux spectateurs ; d’où, pour φανεῖ : δειχϑήσεται. A τὰ δ’ répondait alors un τὰ μέν, les deux membres pouvant se suivre dans la relative (ainsi Schneidewin et Nauck, Blaydes, Wolff, repris par Bellermann, Tournier, ou Jebb), mais on devait, avec cette analyse, naturellement préférer la parenthèse d’Elmsley, qui évitait de transférer dans le premier membre de la relative un τὰ μέν plus qu’aléatoire (ainsi Earle ; cf. Bruhn : « als wäre τὰ μέν vorhergegangen ;... τὰ δ’... ist eingeschoben »). Hermann, coupant la première proposition après κεύϑει, ne disposait de κακὰ ἑκόντα... que pour la seconde, alors que le suicide, désigné dans la première, n’est pas moins « volontaire ».
13On a également maintenu la distinction des référents de κεύϑει et φανεῖ sans appliquer l'un à la mort de Jocaste et l’autre à la mutilation ; ainsi Wunder (en proposant la correction peu vraisemblable : κεύϑει ϑ’, ἃ δ’...) ou Doederlein (apud Wunder, avec déjà l’analyse : ὅσα τὰ μὲν...) retrouvaient dans ὅσα κεύϑει les malheurs antérieurs de la race des Labdacides (notamment le parricide et l’inceste), et dans τὰ δ’... les maux nouvellement intervenus (voir aussi Hartung, Campbell, ou Longo ; ce dernier voit dans τὰ δ’ une anacoluthe ; cf. Dawe). Dans une autre distribution encore, on a vu dans la première catégorie les malheurs présents de la maison, suicide et mutilation, et dans la deuxième, la mutilation seulement qui sera montrée sur scène (ainsi Kamerbeek ; voir aussi Dawe : « the horrors..., part of which will soon be visible... »).
14Il faut accorder à Wunder que ὅσα ne peut pas prendre la valeur limitative que lui donnait Hermann (pour justifier le choix du pronom, on superposait à la limitation une nuance élative ; cf. Schneidewin) et que, d’autre part, ἑκόντα κοὐκ... doit inclure le suicide (cf. Jebb) ; mais, contre sa compréhension, on ajoutera que l’antithèse κεύϑεί — φανεῖ doit s’appliquer à la même réalité, à savoir le suicide et la mutilation, qui feront l’objet du récit du messager ; celui-ci n’a pas de raison de gloser sur le passé ; ὅσα..., dans une apposition exclamative, développe τήνδε τὴν στέγην : « avec tout ce qu’elle (la maison) renferme... ». Les distinctions que l’on fait ont été (le plus souvent) influencées par l’action de la pièce, comme si le messager du palais devait (après le vers 1224) annoncer aux choreutes l’arrivée d’Oedipe. La mort de Jocaste est pourtant l’objet immédiat de son discours ; elle ne sera pas moins que la mutilation, qui lui est liée (voir ad v. 1280 s.), portée au jour et rendue publique. La phrase décrit un seul mouvement, qui conduit d’un état vite dépassé (cf. αὐτίκα) à l’autre, de l’obscurité à l’évidence (voir le passage du présent au futur), τὰ δέ reprend le même objet que désignait ὅσα, à savoir le mal commis « volontairement » dans le palais.
15Sans doute n’est-il pas nécessaire de prendre κακὰ ἑκόντα... avec ὅσα... également. Le premier membre peut se suffire sans autre détermination du complément (peut-être ne gagne-t-on rien à ajouter une nuance causale : « tant sont grands les maux que... », cf. Jebb, Roussel ; Moorhouse, Syntax, p. 274 ; « maison » est développé dans l’apposition : « avec tout ce qu’elle renferme »). On peut alors, sans l’inconvénient que présentait l’analyse de Hermann, laisser son autonomie au second, et lier la mise au jour (ɛἰς τò φῶς φανεῖ) à la nature des maux, horribles parce que librement assumés ; la deuxième proposition éclaire l’étendue (ὅσα) marquée dans la première, et l’antithèse (κεύϑει — φανεῖ) se double d’une explicitation de ὅσα par κακὰ ἑκόντα... On fera, dans ces conditions, de τὰ δ’ sans valeur oppositive (et sans qu’il faille écrire τάδ’ ; on a plutôt ici un trait de la diction épique), le sujet de la phrase et de κακὰ... l’attribut. Le démonstratif, après τήνδε..., ὅσα..., reprend le contenu implicite : « ces horreurs, il apparaîtra vite (dès que l’événement sera connu) que ce sont des maux accomplis de plein gré, et non pas subis », et par là même plus terrifiants que tout (Moorhouse, p. 259 s., note, en rapprochant Oedipe à Colone, 240 et 977, que les adjectifs, transférés de l’agent à l’acte, ont proprement une valeur passive : « committed willingly »).
16Depuis les scholies, on explique l’accent mis à la fin de ce préambule sur la volonté par une opposition entre la fortune, ou le destin aveugle et injuste, et l’acte délibéré, et comme recherché (μάλιστα, φησί, τῶν κακῶν λυπεῖ τὰ μὴ ἐκ τύχης συμβάντα ἀλλ’ ὥσπερ ἐπισπαστὰ καὶ αὐτάγρετα γινόμενα), « libre », et donc d’autant plus douloureux pour les proches que l’acte aurait pu ne pas être (Bruhn). En même temps on lit la dernière phrase comme une sentence, en guise de clausule rhétorique (« this gnomic utterance at the close of the speech », Earle, ou Longo), à l’adresse des spectateurs (cf. Jebb ou Kamerbeek ; voir ad v. 1225 s.) plutôt que des Thébains, concernés et victimes. Le serviteur transférerait sur tout un chacun l’acuité d’une souffrance qu’Oedipe et Jocaste s’infligent de propos délibéré, en quoi il méconnaîtrait la véritable portée du drame en généralisant : si Oedipe s’est frappé consciemment ici, alors qu’il a inconsciemment commis les crimes (cf. Wolff, repris par Bellermann), c’est qu’il souffrait par trop du malheur envoyé par le destin ; d’où la conclusion, chez Kamerbeek : la maxime s’adresse au public, « otherwise the truth of these words would be too questionable, even coming from a Messenger’s vulgar wisdom » (cf. Dawe).
17Or l’horreur est dans le suicide et la mutilation en tant qu’actes d’auto destruction de la famille. Le délibéré est le signe de l’aboutissement d’une histoire qui ne laisse pas d’autre issue. L’insistance qu’exprime la reprise du terme positif, ἑκόντα, dont le contraire est complémentairement nié, est conforme à l’implacable nécessité d’une décision imposée aux auteurs. L’élargissement de la dernière formule (τῶν δὲ πημονῶν...) s’adresse dans sa généralité (« gnomique ») aux Thébains concernés par le drame : les maux apparaissent comme véritablement intolérables (μάλιστα λυποῦσ’, « font mal au plus haut degré »), non parce que la Fortune n’y a pas mis sa main, mais quand il apparaît que les actes traduisent la nécessité de se retourner contre soi (voir aussi ad v. 1225 s.).
Vers 1232 s
18On s’est entendu sur la construction pour établir une unité sémantique étroite entre λείπει et τò μὴ oὐ (cf. Earle : « the infin. — pris comme un complément d’objet interne — explaining what the λεῖψις implied in λείπει consists in »), en donnant à « manquer », non le sens « d’être absent », mais celui, singulier, de « manquer de quelque chose pour », de « ne pas avoir l’effet de » (« seul exemple dans ce sens », Roussel ; l’occurrence, unique avec l’infinitif, dans LSJ, s.v., A, II, 2, est rangée avec l’emploi de λείπειν et le génitif, au sens de « contenir moins que », « être inférieur à » ; de même, Moorhouse, Syntax, p. 150, considère τò μὴ oὐ... comme le substitut d’un génitif : « where τοῦ might be expected :... falls short of being fit for loud lament »). Le tour répond donc, dans les commentaires, à un nihil abest quin..., à partir de ne ea quidem... deficiunt, ut... (Wunder ; cf. Roussel : « exactement... notre expression : ne pas laisser de » ; dans les mêmes termes, Ellendt, s.v., p. 412 : ut ἀπολείπειν ; Dindorf, Schneidewin et Nauck, Bellermann : « es lässt daran fehlen » ; Jebb, etc.). Jebb ajoute cependant que l’article devant μὴ oὐ donne à la consécutive une certaine autonomie (« makes the idea of the infin. stand out more independently » ; l’article n’a sans doute pas cette fonction, étant donné la fréquence de l’emploi de τò μὴ oὐ à côté de μή oὐ), ce qui au fond ne s’accorde pas avec « fall not short of ». Moschopoulos comprenait λείπει comme « être de reste » (ἀντὶ τοῦ λείπεται, ἤγoυv ἐλλιπῆ εἰσιν), détachant également l’infinitive : « sous le rapport de... » (κατὰ τò μή oὐ). Peut-être peut-on laisser à λείπει sa valeur propre de « faire défaut », sans déterminer le sens du verbe par la consécutive : « ce que nous savions déjà n’était pas moins présent (ou : moins « là »), pour nous faire pleurer » (plutôt que simplement : « n’était pas moins susceptible de nous faire pleurer »), οὐδ’ ne porte pas proprement sur les gémissements (βαρύοτον’ εἶναι), mais sur le manque.
Vers 1234 s
19Si τάχιστος τῶν λóyωv, répondant à la question τί φῄς ; (v. 1233), est simplement le « message » (ainsi Moorhouse, Syntax, p. 22, § 3, expliquant l’emploi descriptif du nominatif : « what is your message ? The swiftest to say and understand — Iocasta is dead »), ɛἰπɛῖv est redondant avec λóγων, et τάχιστος est pris comme un équivalent de « le plus bref » (cf. Planude : τò σύντομον τοῦ λόγου) chez tous les interprètes, qui notent en même temps la singularité de l’emploi (cf. Brunck, Wunder, Dindorf, Hartung, Jebb, Roussel : « jamais... ’vite dit’ » ; Longo), τῶν λόyωv doit être détaché ; ὁ μέν... ne présente pas simplement la réponse retenue (cf. Moorhouse), et ne peut pas non plus être analysé comme une apposition, par anticipation à l’énoncé : τέϑνηκε... (Campbell, Longo) ; μέν établit une relation avec le δέ de τῶν δέ πραχϑέντων, v. 1237 (voir Earle ou Kamerbeek). A l’événement, dont le récit suivra le déroulement, s’oppose la série des traductions libres dans Tordre du discours (τῶν λόγων) ; de toutes les expressions, « la plus rapide » — rapide, parce qu’elle devance toutes les autres — est de dire que Jocaste est morte, en omettant même la circonstance du suicide (cf. v. 1237). La proposition se présente alors comme une phrase nominale indépendante dont ὁ μὲν τάχιστος... forme le sujet et l’information lapidaire : τέϑνηκε..., l'attribut ; ɛἱπɛῖv τɛ καὶ... détermine le superlatif : le fait brut de la mort, dépouillé de toute précision supplémentaire, a sur les autres formes possibles l’avantage de faire coïncider (cf. τε καὶ) dans une quasi-ponctualité l’énoncé et l’entendement. τάχιστος ne dit donc pas simplement la concision, mais explicite un cas optimal de communication.
Vers 1235
20Si la périphrase, avec κάρα et un nom propre au génitif, est destinée à augmenter l'aura du personnage évoqué, et que l’emploi de la figure est lié à la présentation (et la mise en relief) d’une qualité distinctive (voir dans Oedipe, κράτιστον, v. 40 ; κλɛινόν, v. 1207, pour Oedipe, le roi sauveur ; φίλτατον, pour Jocaste, à qui s’adresse Oedipe, v. 950), la question de l’hypallage (soulevée par Moorhouse, Syntax, p. 166) n’a guère de sens. L’épithète de ϑɛῖov est certainement épique (cf. Jebb) ; « royal » (Jebb, ou Kamerbeek, ajoutant : « a very uncommon use in Tragedy » ; il pense que δῖov serait un équivalent plus proche) ne rend sans doute pas la valeur — moins que « divin ». Au moment où il annonce la mort, le messager associe au nom un degré suprême de dignité — comme pour creuser l’écart entre la qualité du personnage et l’infortune qu’il a subie. Comparablement, le roi mort est appelé « homme divin » (ἐπ’ ἀvδρὶ ϑɛίῳ, Agamemnon, 1547) quand les Argiens se demandent qui prononcera son éloge. Noter, comme le fait Fraenkel (ad l.), avec une citation de Blass (ad Choéphores, 867), qu’une conscience plus claire de la distinction entre hommes et dieux a poussé les tragiques à faire un usage plus parcimonieux de l’épithète souligne que les occurrences ne sont pas fortuites2.
Vers 1237-1240
21La vue que l’on soustrait à la scène, et qui rend la douleur plus cuisante, ne saurait avoir pour sujet le spectateur, comme dans les manuels, selon Horace, qui utilisent ce vers pour définir l’un des principes de l’économie de la tragédie (cf. Brunck : non enim rem datur cernere). C’est bien aux Thébains que le discours s’adresse ; il concerne les faits et gestes des deux héros, que le Chœur, écarté de l’action décisive, n’a pas vus (cf. Jebb). Le récit ne restitue pas le spectacle. Ce que le serviteur a contemplé ne peut être traduit en mots. La vue, c’est ce qu’il y a de plus horrible, l’épouvante de l’instant, qui maintenant se situe dans le passé et que le discours, par la distance qu’il y met, ne fait pas revivre. Le choc de la violence est filtré par la parole. Les Thébains, dans un instant, connaîtront cependant l’immédiateté de la souffrance, quand Oedipe sortira du palais pour se montrer à eux. « Le plus douloureux » (τὰ ἄλγιστα), c’est ce qui l’a frappé, lui, récepteur, et qu’il ne peut transmettre, au moment où son récit, dans une visualisation médiatisée, établit le relais indispensable à la plainte rituelle qui commence dans cette partie du drame (v. 1236). L’image que recompose la narration reste en deçà d’une souffrance qui, incommunicable, est aussi évoquée pour elle-même, ne serait-ce que pour que soient distingués les degrés de participation.
22Mais le messager a-t-il si peu de mémoire qu’il craigne de ne pas se rappeler les événements qui viennent de se produire (v. 1239) ? La critique de ce terme (cf. Dawe) succède à une lecture plus indifférente au contenu, qui considère toute l’expression comme une formule, et ne le relève pas. Le sens, « power to describe », que suggère Dawe est sans doute difficile à justifier à partir du mot ; la mémoire est ici plutôt l’organe où, les impressions sensorielles s’étant déposées, la restitution qu’en fera le discours est contrainte de puiser, ὅμως oppose son pouvoir à l’acuité d’une souffrance qui se dérobe maintenant, mais dont il importe de s’approcher le plus qu’on peut (ὅσov γɛ).
Vers 1241-1245
23Deux circonstancielles de temps accompagnent la retraite de Jocaste, avec toutes deux la même conjonction, ὅπως..., et comportant toutes deux le même verbe (-ῆλϑɛ), avec un préverbe différent. La seconde marque l’entrée dans la chambre, après laquelle les verrous sont tirés et le rideau tombe sur Jocaste. Tout ce qui précède semble donc devoir être localisé en dehors de la chambre, dont elle ne franchit la porte que dans ce vers (v. 1244) ; et c’est ainsi qu’on a toujours distingué les mouvements (cf. Brunck), en supposant que Jocaste, en un premier temps, traversait un espace intermédiaire, soit jusqu’à l’« antichambre » (quand le ϑυρών était localisé devant la chambre, ϑάλαμος), soit jusqu’au vestibule, l’entrée du palais, seulement. Il lui restait, dans ce deuxième cas, à traverser la cour et le péristyle. On peut citer, pour la première représentation, Bruhn (« die Eingangstür in der Mitte der Hinterwand hat einen Vorbau ») ou Kamerbeek (« possibly... the part of the περίστυλος before the door of her ϑάλαμος ») ; pour la seconde, Blaydes, Jebb (cf. Kamerbeek) ou Longo. D’un côté, on tenait compte de l’aboutissement d’un premier mouvement (cf. παρῆλϑ’ ἔσω) — on ne voit pas en effet pourquoi il s’arrêterait à l’entrée de la maison ; de l’autre, on tenait avec le hall d’entrée (« vestibule ») un lieu fonctionnel, près de la porte principale, dans l’organisation de la maison. Dawe reste dans l’incertitude : « un lieu d’où l’on sort (cf. Electre, 328) et par où l’on entre ».
24Outre que l’intérêt d’une halte, soit dans l’entrée, soit dans l’antichambre, n’est pas justifié, l’indication forte et thématique, dans ce contexte, de ἔσω, « dedans », n’a pas d’application pour un lieu de passage. D’autre part, s’il n’est pas impossible en soi que la direction vers un but : ἵɛτ’ ɛὐϑὺ πρòς..., ne soit qu’intentionnelle, dans ce cas la fermeture de la porte interdirait aux témoins la vue de ce qui s’est passé dans la chambre, dès ce moment, et l’on ne voit pas d’où viendrait le lit dans le récit. A cela s’ajoute que, si l’élan est amorcé comme à distance et au dehors, il n’aboutit qu’à une entrée, ὅπως εἰσῆλϑ’ (cf. Earle : « ἵɛτ’ : a progressive action of which ɛίσῆλϑ’, v. 1244, although in a subordinate clause, marks the culmination »).
25Deux signes linguistiques indiquent qu’on peut modifier le rapport entre les deux temporelles, ɛὐϑύ montre, en même temps que le moment, le terme atteint ; on en conclut alors que l’action se développe dans un espace défini entre la porte et le lit : elle n’est pas plus tôt à la porte qu’elle est au lit. A la lumière de ce découpage spatial intra thalamum, la seconde temporelle, ὅπως εἰσῆλϑ’, avec les éléments itératifs, n’entre pas dans une succession, mais elle évoque un autre aspect dans l’espace-temps. Jocaste, une fois qu’elle a pris possession du centre de la chambre, « redescend » à la périphérie pour clôturer l’espace qu’elle a occupé. Le spectacle ne se dérobe à la vue des serviteurs qu’à ce moment-là. ϑυρών est alors au dedans la partie externe de la chambre, autour de la porte (ὁ πɛριέχων τόπος τὰς ϑύρας, Planude ; locus ad ianuam s. portam ; ut πυλών..., Ellendt, s.v., p. 328), en opposition avec la zone du lit.
26παρῆλϑ’ n’a pas le sens, difficile avec ἔσω, de « traverser » (« passed within the vestibule », Jebb ; mais l’adverbe souvent n’est pas traduit : « lorsque... elle eut traversé le vestibule », Roussel ; cf. Masqueray et Mazon), mais celui de « pénétrer », « entrer » (cf. LSJ, s.v. παρέρχομαι, III, 2 : « pass in » ; Electre, 1337 : ɛἴσω παρέλϑεϑ’). On donne à (ὀργῇ) χρωμένη un sens affaibli : irata, furore percita (Ellendt, s.v. χράομαι, p. 786 ; cf. Bruhn : « verblasst » ; ou Longo) ; l’usage est unique dans Sophocle (cf. Roussel). On peut laisser au participe sa valeur pleine ; dans son désespoir, qui la priverait de ses moyens, Jocaste est guidée, comme l’est Oedipe, par une force divine (v. 1258), par la « colère », l'ὀργή, qui la pousse à se détruire. Le terme a pu surprendre (cf. Earle : « = ὀργɩζομένη. ’Anger’ is hardly the right name for Jocasta’s émotion ») et on l’a poussé vers l’emportement, la passion ou le délire (« in der Leiden-Leidenschaft », Erfurdt ; « frantic », Jebb, Dawe), mais le sens propre convient mieux parce que plus proche de la haine qui divise Jocaste d’elle-même.
27Quand Jocaste a d’abord franchi le seuil (ἔσω ϑυρῶνος), et qu’elle s’est précipitée au fond de la chambre, vers le lit (ἵɛτ’...), elle est dans l’espace du thalamos, la dernière retraite dans les profondeurs du palais. Elle a donc atteint ce lieu le plus absolument intérieur où elle accomplira son acte, et c’est là qu’elle s’enferme en verrouillant la porte. La seconde temporelle (ὅπως εἰσῆλϑ’) avec la principale (καλεῖ) décrit un mouvement complémentaire du premier ; le ὅπως... du vers 1244 double le temps de l’arrivée, en soulignant le terme : « une fois qu’elle fut au dedans (ɛἰσ- après παρ-) ».
Vers 1242 s
28Les manuscrits Lac, G, R, V ont εὐϑύς, qui, avec πρóς, ne se scande pas (εὐϑὺ, dans Lpc et A pourrait être, selon Turyn, cité par Kamerbeek, une correction de Moschopoulos). Nauck, pour éviter l’association de εὐϑύ et πρóς, puis Pearson, ont adopté la leçon de T : εὐϑὺς ἐς, mais la plupart des éditeurs (cf. Jebb, Mazon-Dain, Dawe ou Colonna) n’hésitent pas à préférer εὐϑὺ πρóς, parce que c’est précisément le sens local (« straight towards », Jebb) qui, dans leur interprétation, convient. Kamerbeek ajoute cependant que le sens temporel se justifierait aussi, à condition de prendre « lit » pour « chambre », mais il s’impose quand la principale note, comme on l’a admis plus haut, une stricte coïncidence : « quand elle eut pénétré dans l’enceinte de la porte, aussitôt elle se précipita... » (ἵɛτ’ εὐϑύς...). Il n’est sans doute pas nécessaire pour autant d’adopter avec Pearson le texte de T. La distinction de l’emploi ordinaire (εὐϑύ local, εὐϑύς temporel) souffre des exceptions (voir un cas, dans l’autre sens, cité par Jebb ; cf. LSJ, s.v., B, I et II).
29Ce n’est pas en courant vers la chambre, dans le palais (voir ad v. 1241-1245), qu’elle s’arrache les cheveux, en menant son propre deuil, mais dans la chambre (sous les yeux des serviteurs, avant même qu’elle n’ait fermé la porte). Si l’on excepte dans Planude (avant Groeneboom ; cf. Kamerbeek) une interprétation de ἀκμαῖς pour les « ongles » (ὄνυξι), les interprètes se sont partagés pour ἀμφιδεξίοις, ou bien la simple dualité : utraque (manu ; cf. Brunck, d’après Moschopoulos : ἀμφοῖν χεροῖν ; ainsi Erfurdt ou Ellendt, s.v., p. 42 ; Schneidewin, Nauck, Tournier, Wilamowitz, etc.), ou bien aussi l’adjectif disait le nom : « de Tune et l’autre mains » (ambidextris ; « belonging to both hands », Jebb), si bien que ἀκμαῖς devait désigner l’extrémité des mains, à savoir « les doigts » (Blaydes, Wolff, Bellermann, Campbell, Jebb, Earle, Kamerbeek ou Schadewaldt). Il est inutile de distinguer ici « main » et « doigts » ; ἀκμαῖς serait plutôt les « mains » (voir aussi ad v. 1034) et ἀμφιδεξίοις prend la valeur pleine de « avec la force d’une droite de chaque côté » (ainsi Bruhn ; Longo : « quasi = ἀμφοῖν χεροὶν ὡς δεξιᾷ χρωμένη », « à pleines mains ») ; les auteurs invoquent la deuxième occurrence de l’adjectif, Oedipe à Colone, 1112 : πλευρòν ἀμφιδέξων, en faveur de utraque, mais voir par exemple Campbell, ad l. : « the latter part of the compound... serves to suggest the notion of firmness in supporting » ; Hésychius, par ailleurs, cite (a 3990 L) une expression très semblable du Télèphe d’Eschyle, ἀμφιδεξίοις χερσί (fr. 240 Radt), en commentant le redoublement par l’égal partage du travail entre les deux mains (ταῖς τῶν τοξοτῶν, διὰ τò ἑκατέραν χεῖρα ἐνεργεῖν ἐv τῷ τοξεύειν).
Vers 1244 s
30Trois constructions de la phrase ont été proposées pour ἔσω ; il en existe une quatrième qui est meilleure.
31On a pu rattacher ἔσω à εἰσῆλϑ’, malgré le pléonasme, et subordonner la temporelle au participe (πύλας) ἐπιρρήξασα : « une fois pénétré à l’intérieur (du ϑάλαμος), quand elle eut fermé la porte derrière elle... ». Ainsi Brunck : ubi... intro concessit, d’après les scholies : ὅπως εἰσῆλϑεν ἔσω ἐπιρρήξασα τὰς πύλας τουτέστι κλείσασα ; Schneidewin, dans le commentaire (le texte est ponctué différemment), rapproche Hérodote, II, 143, pour l’accumulation : ἐσaγaγόvτeς ἐς τò μέγaρoν ἔσω, et les vers 31 et 1251 pour l'hyperbate (voiraussi Nauck, Campbell, Earle, Longo, Dawe).
32D’autres, parce que l’ordre des mots est moins forcé, ont pris ἔσω avec le participe : « fermant les portes de l’intérieur (ἔσω), quand elle fut entrée dans la chambre ». Ainsi Erfurdt, contre Brunck, d’après Musgrave : vi et impetu ab interna parte occludens, puis Wunder, Dindorf ; cf. Blaydes ; Jebb : « she dashed the doors together at her back » ; Bruhn, Roussel, Mazon, Schadewaldt, Pfeiff, Longo (n’excluant pas cette construction). Kamerbeek objecte qu’on attendrait dans ce cas plutôt ἔνδοϑεν (Dawe : ἔσωϑεν).
33La troisième solution, qui évitait les inconvénients des deux premières, consistait à prendre l’adverbe, par un enjambement, avec καλεῖ : « nachdem sie die Tür, sobald sie eingedrungen, zugeschlagen hatte, rief sie drinnen » (Bellermann, expliquant la présence de l’adverbe par le point de vue du messager, qui entend l’évocation du dehors ; puis Willige-Bayer, Kamerbeek).
34Cette dernière construction reste arbitraire (évitant simplement la difficulté des autres) si l’on fait de la localisation un élément circonstanciel de la narration, au lieu de rattacher l’adverbe étroitement à l’action du verbe, dans le sens de « faire venir », « convoquer » (en accord avec l’emploi fréquent de καλεῖv avec εἱς — ἀγoρήν, Iliade XIX, 34, etc. ; ἐς μακρòν Ὄλυμπον, I, 402 ; ou des locutions du type ἀγoρήνδε, I, 54 ; ϑάλαμόνδε, Odyssée II, 348). Ici la justification serait dans le fait que Jocaste conjure Laïos d’apparaître. Une fois qu’elle a fermé les portes derrière elle (ἐπιρρήξασα), se trouvant à l’abri du monde, elle est en présence du mort, dans cet espace clos, le faisant venir au dedans (ἔσω) par la force d’un appel incantatoire. La distance créée par la mort (τòν ἤδη... πάλαι...) est supprimée à cet instant où elle y entre elle-même.
35Les anciens éditeurs (voir Brunck, Elmsley, Hermann ou Schneidewin) imprimaient la forme homérique ἐπιρρήξασ’ (ἐπιρράξασ’, comme le rappelle Dawe, Studies, p. 257, ne se lit que supra lineam dans L). Dindorf a introduit la forme avec a comme une conjecture de Dobree ; il est suivi par tous les éditeurs au nom de l’atticisme de la forme. Sophocle emploie ailleurs ἐπιρράξασα, avec une valeur intransitive, pour la grêle « qui s’abat » (Ellendt, s. v. ἐπιρράσσω et ἐπιρρήσσω, p. 264, distinguait l’entrée de celle d'Oedipe Roi). On pourrait, d’après des exemples plus tardifs (LSJ, s.v. έπφράσσω, I, 1 ; Jebb, ad l.), admettre que l’on a ici l’exemple d’un usage attique de ἐπιρράσσειν transitif, pour « battre, fermer violemment (les portes) » (cf. Earle : « the ordinary attic word » ; mais dans le Protagoras, 314d, qu’il rapproche, il s’agit de ἐπαράττειν : « frapper »). Comme le modèle est manifestement Iliade XXIV, 454 et 456, que rapproche le scholiaste (... ἐπιρρήξασα τàς πύλας τουτέστι κλείσασα. Ὄμηρος...), et que Hésychius (e 5120 L) glose ἐπιρρήσσει· ἐπικλεíει (cf. Moschopoulos : ἤγouν κλείσασα), il est sans doute préférable de considérer la forme comme un emprunt sémantique, et de maintenir l’homérisme des manuscrits (voir les doutes au sujet de la correction chez Kamerbeek et Dawe).
36L’Aldine imprimait κάλει, l’imparfait sans augment des manuscrits. Brunck, pour éviter l’anomalie, admettait une apocope (’κάλει) ; d’autres écrivaient ἐκάλει (cf. Blaydes) ou bien préféraient le présent historique (Elmsley après Erfurdt, Wunder, Dindorf, Schneidewin, Hartung, Nauck) ; parallèlement on ajoutait un augment à γοᾶτο, au vers 1249 (Brunck, Heath, Elmsley, Hartung, Blaydes). En un deuxième temps, après le milieu du XIXème siècle (voir par exemple Wolff, repris par Bellermann), les formes homériques sans augment ont été considérées comme légitimes dans un récit d’allure narrative (κάλει est retenu par Campbell, Earle, Mazon-Dain, Colonna) ; les auteurs qui adoptent καλεῖ le font maintenant pour le présent historique (voir Nauck, Jebb, Bruhn, Pearson ou Dawe). Comme le montre l’étude, chez Moorhouse, Syntax, p. 184-187, de l’emploi du présent en alternance avec les temps du passé dans plusieurs contextes narratifs (Electre, 709-756 ; Antigone, 407-436 ; Oedipe Roi, 794-813 ; Oedipe à Colone, 1589-1655), les valeurs « imperfectives » (répondant à l’imparfait) se trouvent aussi bien que l’aspect ponctuel. Ainsi κaλεῖ, dans Oedipe à Colone, 1626, distingue un point culminant du récit, arrêtant fortement la progression narrative. On peut admettre que le présent détache ici, de même, en alternance avec les imparfaits (ἵɛτ’, v. 1242 ; γοᾶτο, v. 1249), parmi les autres actions, le temps de l’invocation du mort, en le fixant dans un espace distinct. Voir aussi, dans le récit de l’enfance corinthienne, καλεῖ..., encore en début de vers (supra, v. 780 ; cf. aussi Trachiniennes, 796).
Vers 1246-1248
37μνήμην ἔχειv est « ambigu », dit Longo (entre « faire mention » et « se souvenir » ; cf. Roussel, expliquant le tour à partir de l’impression produite sur le messager : « elle disait des choses étranges dont je n’avais jamais entendu parler... »). Le plus souvent on a retenu le sens de « rappelant », μιµνῃσκομένη (Brunck, Tournier, Earle : μνήμην ποιοuμένη). Dans les deux autres exemples (Électre, 346 ; Oedipe à Colone, 509), le sens est proche de « rappeler dans le discours », « évoquer à la mémoire » (« évoque », Mazon, plutôt que Pfeiff : « weckt Erinnerung », et d’autres) ; ainsi Jocaste ici se met à parler ; le messager fait le récit d’un discours qu’il rapporte dans les vers suivants (v. 1246-1250 ; voir aussi γoᾶτo, v. 1249, sur le même plan ; et les optatifs obliques dans l’une et l’autre relatives ; le classement de ces optatifs, chez Moorhouse, Syntax, p. 235, dans la catégorie du discours indirect « virtuel », repose sur l’interprétation qu’il retient de μνήμην... ἔχουσ’ ; il n’y a pas de différence entre le statut des paroles de Jocaste ici, et celles d’Oedipe, aux vers 1271-1274, que Moorhouse, à cause de οὐδῶν, v. 1271, cf. ἐφυμνῶν, v. 1275, classe dans le style indirect ordinaire).
38Les commentaires ont souvent donné à σπερμάτων le sens de « fils » (suboles, cf. Ellendt, s.v., p. 690), d’après Moschopoulos : παίδων, τουτέστι τοῦ Οἰδίποδος (voir Brunck, que suivent Erfurdt, Wunder, Blaydes, Bellermann, Nauck, Jebb : « that son, begotten long ago, by whom... » ; ou encore Mazon), à cause de l’emploi du mot dans d’autres passages (voir par exemple Oedipe à Colone, 1275 : ὧ οπέρματ’ ἀνδρòς τοῦδ’...) et à cause de ϑάvoι (« nicht durch die Ehe... wurde Laïos getötet, sondern durch den... Sohn », Nauck). La valeur d’« étreinte, union » est requise si ὑφ’ ὧν... (« à la suite de laquelle ») doit valoir pour les deux membres, ϑάνoι et λίποι (ainsi Hartung, Schneidewin ; cf. Blaydes : « or perhaps for σπορῶν » ; Wolff, Campbell, Earle, Bruhn, Roussel : « engendrement ou conception... » ; Kamerbeek, Pfeiff ; Longo, par une progression sémantique, de l’antécédent au relatif, croit pouvoir combiner les deux acceptions) ; au vers 1077, on a σπέρμα pour « origine, race » (a quo prosatus sum, Ellendt, ibid.). L’option est certainement de beaucoup plus satisfaisante, en raison d’abord de l’épithète παλαιῶν (que, sinon, on analyse en : « que jadis il lui donna », Mazon ; ce n’est pas dans le mot), mais aussi de la situation même, où la présence de l’époux mort est évoquée (comme Darius devant Atossa) par la force de l’union, ὑφ’ ῶν, en outre, prend un sens plus plein, en relation avec les deux effets successifs, alors qu’avec « fils » comme antécédent, le deuxième membre (τὴν δὲ...) se trouverait, en dépit du balancement (μὲν..., δὲ...), coupé de la principale (le participe présent, moins fréquent que τεκοῦσαν, pourrait avoir ici une valeur prégnante et moins abstraite, et ne pas être choisi selon la convenance du mètre ; cf. παιδουργίαν). Que l’« union » (mais dédoublée) soit une deuxième fois exprimée, avec εὐνάς, v. 1249, après σπερμάτων, se comprend bien si le distique suivant approfondit, sous la forme d’une plainte rituelle (γοᾶτο), la substitution qui deux fois dénature : un mari qui est à la place de l’enfant, un enfant pour père des enfants (voir ad v. 1249 s.).
39La phrase est tournée de telle sorte que Laïos reste le sujet à la fois de sa mort (ϑάνοι), dont l’union avec sa femme est la cause (et donc l’auteur de cette mort), et en même temps de l’abandon (λίποι) de la femme, dont il a fait une mère, à sa destinée d’épouse de son propre fils (τοῖς oἶσιv αὐτοῦ, après αὐτός), si bien qu’il est tué une deuxième fois, dans son lit. S’unissant à Jocaste, il a détruit sa propre vie, et en même temps causé la perte de la maison qui lui survit.
Vers 1249 s
40Ecartant l’analyse de Brunck, qui prend διπλοῦς pour un nominatif singulier : duplici flagitio (voir pourtant encore Willige-Bayer : « doppelt elend »), les interprètes ont de ἂνδρα et τέκνα tiré un terme commun auquel appliquer l’accusatif : duplex... genus, Erfurdt (cf. Wunder : referendus ad nomen illud, quod continetur vocabulis ἄνδρα et τέκνα, id est ἀνϑρώπους ; Dindorf, Schneidewin, Blaydes, proposant en même temps la correction διπλοῦν ; Nauck, Jebb, Earle : « the notion of persons determines the gender » ; Bruhn ; « une double génération », Masqueray ; cf. Kamerbeek, Dawe ; ni Roussel ni Mazon ne traduisent le mot). On rapporte le plus souvent « double » à la dualité numérique du mal (διπλοῦv κακόν, Nauck, le mari et les enfants ; cf. « beides... », Wilamowitz, Schadewaldt), mais l’aspect est qualitatif, s’appliquant, en relation avec le redoublement de l’expression, ἐξ ἀνδρòς ἄνδρα, τέκν’ ἐκ τέκνων, à la répétition tératologique qui fait du mari, issu de mari, et des enfants, issus d’un enfant, des êtres mixtes (voir Hartung : « Jokaste gebar, als Doppelwesen... » ; « διπλοῦς doppelt heisst was von doppelter Eigenschaft... ist » ; Longo). L’adjectif est construit comme un attribut proleptique, au masculin à cause du terme le plus rapproché (voir la leçon ἄνδρας, sans doute suscitée par διπλοἄς, dans certains manuscrits, et l’Aldine, retenue autrefois par Musgrave, Hermann, Bothe).
41En dépit de sa symétrie, le distique doit être distingué des paroles prononcées devant l’image de Laïos, suscitée par l’invocation. Jocaste, dans un autre mouvement, se lamente (voir γoᾶτo, mais aussi δύστηνος) sur son propre sort d’épouse et sur l’horreur de ses couches contradictoires.
Vers 1251-1253
42Ce n’est pas seulement un effet scénique, à l’intérieur de la narration épique, qui fait interrompre ici une « séquence » pour la reprendre plus loin, à un stade plus avancé (voir aux vers 1263 s.), en suivant le point de vue du narrateur-témoin. La porte qui s’est fermée derrière Jocaste, et qu’Oedipe forcera, fait que l’on n’assiste pas directement à son suicide, annoncé (cf. χὤπως... ἀπόλλυται), puis révélé plus loin, quand il aura été accompli. La suspension revêt plutôt une signification : Oedipe se substitue à sa mère. Son arrivée n’a rien d’accidentel, ni le fait qu’elle l’ait devancé ; il arrive pour la trouver morte ; le geste exécuté à côté du corps de Jocaste, avec les broches de son habit, englobera cette mort (voir aussi ad v. 1280 s.) ; Oedipe revendique la filiation dans le dénuement qu’il choisit de vivre pour que la destruction survive et ait une « vie ».
43On s’est demandé comment les serviteurs auraient fait pour être les témoins du suicide si Oedipe n’était pas arrivé, puisque la porte était fermée (voir Wolff, puis Bellermann, et Earle : « the servant seems to have been at the keyhole »). Kamerbeek, écartant l’inadvertance de l’auteur, dont Dawe retient aussi la possibilité, en même temps qu’une conjecture reléguée dans l’apparat (εἰoϑεάσασϑαι), envisage de suppléer une apposition au sujet, εἰσπεσόντας, προσελϑόντας, qui n’est qu’une explicitation par la critique verbale d’une traduction un peu ouverte comme celle de Mazon : « assister à sa fin » (dans la chambre). Dire qu’ils n’avaient que le bruit pour suivre (« era un ’assistere’ auscultando », Longo) ne fournit guère une solution. C’est bien « voir jusqu’au bout » (« bis zu Ende wahrnehmen », Bellermann ; « to see out the tragedy », Campbell, après Elmsley, ou Jebb), et non simplement inspectare (Brunck ; parfois le préverbe ἐκ- a été éliminé ; Elmsley penchait pour une leçon de Triclinius, ἐνϑεάσασϑαι ; Blaydes est tenté par ἔτι ϑεάσασϑαι) ; l’accent n’est pas sur « elle, Jocaste », comme si le messager disait : « la suite du spectacle nous a été dérobée, de ce côté », mais sur « le malheur à elle », τò κείνης κακόν ; la relative se rattache à une phrase explicative (βοῶν γὰρ...) qui a Oedipe pour sujet : « ce qu’il nous a été donné (ἧν) de voir jusqu’au bout, ce n’est pas le malheur de cette femme, mais le sien — celui d’Oedipe », οὐκ... τò κείνης..., ἀλλ’ εἰς ἐκεῖνον... (un pronom se substitue à l’autre). Derrière : « c’est lui, maintenant, qui captait notre attention » (v. 1254), se profile l’antiphrase « c’est son malheur, à lui, que nous avions le loisir de voir jusqu’au bout ».
Vers 1254 s
44Deux verbes, περιπολοῦντa et φοιτᾷ, décomposent l’agitation d’Oedipe en ses mouvements (l’homérisme, un imparfait sans augment, φοίτα, que défend Roussel, cf. Mazon-Dain — Dawe en attribue la conjecture à Blaydes —, est improuvable et improbable ; les imparfaits sans augment, que l’on compte en petit nombre dans la tragédie, seulement dans les discours de messagers et toujours en début de vers, doivent leur raison d’être à l’aversion éprouvée pour l’anapeste premier, voir Bergson, 1953, p. 121-128). Le présent historique, φοιτᾷ, a ici une valeur durative, comme l’imparfait (ἀντì τοῦ ἐφοίτα, Moschopoulos ; voir Moorhouse, Syntax, p. 186, pour l’analyse de la variation des temps dans le discours du messager).
45Le même verbe au même temps se lit au vers 477, où le Chœur compare le meurtrier dans sa fuite affolée à un taureau courant à travers la montagne. Ce mouvement ne se distingue de περιπολοῦντ’ qu’à l’analyse. Le scholiaste attribue la folie au premier (περιερχόμενον ὥσπερ ἐμμονῆ), Moschopoulos au second (ἐμμανῶς περιεστρέφετο ; de même Erfurdt, μαίνεται, à quoi Hermann et Ellendt, s.v. φοιτάω, p. 769, répondent : ruit, et non furit). Les assimilant, les commentateurs en ont retenu le mouvement emporté, qui, dans le premier cas, est plus tournoyant (huc illuc cursitantem, Brunck ; « rushed around », Jebb ou Vellacott, Sophocles and Oedipus, p. 82 ; « il fait le tour », Mazon ; cf. Schadewaldt), dans le second, plus linéaire (impetu... ferebatur, Brunck ; « to and fro he went », Jebb ; « il va, il vient », Mazon ; voir aussi Schadewaldt). Les deux verbes finissent par être rendus dans un seul : « wie er verstört umherlief » (Wilamowitz ; cf. Kamerbeek, à partir de φοιτᾷ : « synonym taking up περιπολοῦντα »).
46περιπολεῖν se dit d’un mouvement circulaire. Oedipe tournoie autour d’un centre : la chambre de Jocaste. On n’admet qu’il ne se doute pas qu’elle s’y trouve qu’à cause de δείκννσί τις (v. 1258, mais voir ad l.). L’attention des serviteurs est captée par d’autres mouvements (γάρ porte sur ἐλεύσσομεv) : ses bonds désordonnés en toutes directions — mais toujours autour du même centre —, qui le portent vers chacun d’entre eux.
Vers 1255-1257
47La coordination du deuxième membre : γυναῖκά τ’ οὐ γυναῖκα, avec le premier : ἔγχος... πορεῖν, est parfois considérée comme un zeugma, avec un καλῶν tiré de ἐξαιτῶν pour justifier la « diction tragique ». Mais la femme est ici un pur objet sur le même plan que l’épée. L’arme et sa victime sont rapprochées dans un heurt homicide : « nous demandant une épée — qu’on la lui fournisse (πορεῖν épexégétique après le double accusatif ; cf. Jebb ou Roussel) et la femme aussi qui n’est pas femme... ». La syntaxe du troisième groupe de la phrase : μητρῴαν δ’ ὅπου κίχοι..., quand on en fait une interrogative indirecte et un autre zeugma (Kamerbeek ou Longo ; voir Dawe : « a further zeugma », après ἐξαιτῶν... γυναίκα), est plus dure (cf. Roussel) : « et demandant où il trouverait... » (cf. Dawe). La place de μητρῴαν incline à rattacher l’adjectif à l’appellation qu’Oedipe applique à Jocaste (« ... le mot μητρῴαν mis devant la conjonction joue presque le rôle de prolepse, en ayant l’air, pour ainsi dire, d’être aussi complément de ἐξαιτῶν... », Roussel). Il y a là en effet une disjonction dans l’injure qui fait que les traducteurs fondent parfois les deux groupes (ainsi déjà Thomas : καì φοιτᾷ δὲ ὅπου κίχοι... τὴν γυναῖκα..., τὴν μητρῴαν, puis par exemple Willige-Bayer : « wo er die Frau..., das Saatfeld finde » ; « ... wo er das Weib — nicht Weib,/Nein : doppelt mütterliche Saatfeld fände », Schadewaldt ; de même Pfeiff).
48Une autre difficulté est amenée par la structure de l’action. Oedipe d’abord est devant la chambre, tournant autour de ce lieu réservé, sachant qu’il doit y trouver Jocaste. Il demanderait ensuite aux serviteurs de la lui livrer, et — en plus, redoublant sa question — où il pourrait la trouver. Dans un troisième temps, un dieu lui montre la chambre en face de laquelle il se trouve et il y entre sans épée.
49Si Oedipe n’ignore pas où Jocaste peut s’être réfugiée, il est plus aisé de comprendre πoρeεῖν comme portant non à la fois sur le lieu et l’objet, mais seulement sur l’objet : la femme et l’épée. De fait les serviteurs sont incapables de répondre à sa demande, quoiqu’ils sachent parfaitement où est Jocaste. L’intervention divine est certaine, puisque les forces humaines se dérobent (v. 1258 s.). Le dieu ne la lui livre pas, il la lui montre. Cette image comprend l’acte dans le heu où il s’est accompli (δείκνυσι n’est donc pas seulement mis à la place de ἔδειξεν ὅπου ἦν ἡ γυνὴ δηλονὅτι, Moschopoulos), et conduit Oedipe à forcer par la voie violente la chambre verrouillée, sans l’épée, désormais inutile.
50Du même coup, il vaut mieux renoncer à faire du groupe μητρῴαν δ’ ὅπου κίχοι une question et une recherche du lieu, et donc de le faire dépendre de ἐξαιτῶν (comme le fait encore Moorhouse, Syntax, p. 142 : « [seeking] where he could find the mother... »). Dans son discours furieux, Oedipe dénie à sa femme Jocaste la qualité de femme. Elle n’est plus pour le forcené que le champ inhumain d’une double maternité, un ventre séparé de l’homme, une mère qui n’est plus monstrueusement que génitrice, où il plongera son épée (κιγχάνω est plus que « trouver », Moschopoulos ; plutôt « atteindre, toucher, frapper ») ; ὅπου est le relatif qui désigne ce lieu-là, et complète la première apposition, oὐ γυναῖκα : « elle n’est pas une femme, mais le heu où il atteindra le champ » (pour l’optatif dans la relative de but, Moorhouse, p. 275, discute le cas de Trachiniennes, 903, où le même mode suit un ἔvϑa à valeur finale).
51διπλῆν, dans la deuxième apposition à γυναῖκά τ’, est explicité par oὗ τε καì τέκνων. Plutôt qu’une anticipation (cf. Earle : « anticipating and explained by... ») qui annoncerait seulement la dualité (« de lui aussi bien que... » : ex qua et ipse natus esset et liberos procreasset, Dindorf ; « alike », Jebb ; « à la fois », Masqueray, Mazon ; voir aussi Schadewaldt), l’adjectif indique d’emblée la fécondité terrifiante d’une terre d’où ont surgi deux générations qui se combattent. L’accent dans οὗ τε καὶ τέκνων est moins sur l’addition que sur la différence (Moorhouse, p. 142, note l’emploi homérique singulier de oὗ pour αὑτοῦ comme réfléchi direct, et non indirect, avec KG, § 455 ; I, p. 567, contre Schwyzer-Debrunner, Griechische Grammatik, II, p. 199).
Vers 1258
52Le démon qui montre à Oedipe la voie n’est pas nommé. Il intervient en s’emparant, pour l’orienter, de son délire. Les temps doivent être distingués. Lorsqu’on traduit : « und wie er umtobt, zeigt ein Gott ihm dieses an », Solger ; « while he thus raged on, some god showed... », Murray ; ou « as thus he raged, somebody guided him... » (cf. Bowra, Sophoclean Tragedy, p. 179), on risque de ne pas inclure la relation entre le délire et le dieu, qui le dirige vers un savoir. Oedipe est la proie d’une rage (λυσσῶντι peut rappeler Lyssa, fille de la Nuit, qui, dans l'Héraclès, une pièce sans doute contemporaine, précipite le héros dans les transports de la folie ; voir ἐμὰς λύσσας, 866) que son propre déchaînement conduit à une lucidité « seconde ». C’est le moment de l’illumination que fixe le δείκννσί τις. Après l’agitation désordonnée, la sûreté du délire divin (voir ad v. 1260). Oedipe reçoit alors la révélation non tant du lieu qu’il assiégeait déjà, que du spectacle qui l’attend. Aussi n’a-t-il plus de raison de réclamer l’épée ni sa victime. L’une et l’autre s’avèrent inutiles devant ses yeux dessillés. L’erreur est à son comble au moment où la lumière va se faire totalement. Lorsqu’il se retourne contre lui-même, c’est qu’il a vu le vrai.
53Le démon n’avait pas non plus de nom lorsqu’Oedipe, atteint pour la première fois par le pressentiment de son crime (v. 828), découvre sa cruauté dans la décision qui l’éloigne de Corinthe. Aux vers 1300-1302, quand il s’est assouvi dans sa mutilation, l’effroi des Thébains est plus pressant dans l’interrogation sur l’identité du dieu (τίς ὁ... δαίμων... ;). Mais à la question insistante que lui posera le Chœur : « quel dieu a levé ton bras ? » (v. 1328), il répond : « Apollon » (v. 1329), parce qu'alors il a reconnu, dans le dieu de la divination, le dieu vengeur, avec qui se confond, au service de Dikè, l’Εrinye. En cet instant, lorsqu’il s’est frappé lui-même, il s’aperçoit de la coïncidence du vouloir divin et de son acte suicidaire (voir la critique de Reinhardt de la traduction de Wilamowitz, qui oppose le plan divin à la main qui l’exécute, Sophokles, p. 143, n. 2 ; trad. franç., p. 180, n. 35 ; cf. aussi ad v. 1194). Identifier le daimôn à la destinée individuelle, c’est méconnaître son pouvoir et sa violence. Il est plutôt l’histoire à laquelle l’individu est livré. Le héros assiste comme du dehors à sa trajectoire (cf. v. 1311). L’événement seul a conduit à nommer une force confuse. La « schicksalhafte Fremdheit » où se trouve le héros par rapport à lui-même (Reinhardt, ibid., p. 53 ; trad. franç., p. 75) se résout alors en connaissance. L’analyse de Bowra (« the daimôn bridges the gulf between Apollo who decides and dictates and the human agent, Oedipus, who carries out the decision... The daimôn connects the first cause and the final agent », ibid., p. 182) est trop tributaire des définitions de la divinité intermédiaire dans l’histoire des religions et ne considère pas l’expérience qu’en font Oedipe et même le Chœur (dont il est certain que le rôle dans la pièce n’est pas de recevoir une « education in divinity », cf. Cameron, The Identity, p. 157).
54Le vers ne peut pas immédiatement être utilisé pour l’interprétation globale de la pièce, comme si « daimôn » fournissait ici une clé, pas plus ici qu’aux vers 828 et 1301, où le mot désigne une force supérieure dont on recherche l’identité, ou dont l’identité qu’on pressent, pour ambivalente que soit la divinité, est perçue comme en contradiction avec la nature des épreuves qu’elle vous fait subir (voir la Parodos, le Premier Stasimon). Le messager ici n’évoque qu’un pouvoir surhumain (non identifiable pour lui, voir le pluriel δαιμόνων... τις). Il le découvre dans les transports d’Oedipe, le conduisant à un savoir « inspiré » qui lui permet de se passer de l’appui des hommes autour de lui (cf. v. 1259 ; Schadewaldt, Longo, etc.). Dodds peut avec raison citer ce passage pour « le rapport avec le monde surnaturel » où entrent les délirants (The Greeks and the Irrational, p. 69, et p. 85, n. 25 : « he is credited with a temporary clairvoyance of supenatural origin » ; trad. franç., p. 75, et p. 92, n. 25). C’est bien du dieu (quel qu’il soit), qui, selon la nature du délire, s’empare du sujet (Aphrodite, Apollon, ou un autre), pour lui montrer une voie, dans une logique qui échappe aux témoins qui l’entourent, que parle le messager ; ce ne serait donc qu’indirectement, en accord avec toutes les autres mentions, qu’on pourrait légitimement se servir du passage pour le rôle du « dieu » dans l’histoire vécue par Oedipe. On ne peut pas en tirer que la force est d’essence mystérieuse ; elle ne l’est que là, dans le récit du messager, communiquant l’effet, comme tel, saisissant les témoins, et elle ne l’est pas pour Oedipe quand il analysera les causes de ses souffrances (dans le Kommos, et le Monologue qui le suit) — le mystère est dans l’indéfini et non dans δαιμόνων ; on peut moins encore ici retrouver le « destin » d’Oedipe comme on le fait lorsqu’on tient à ce que ce soit lui qui le conduise et le guide, rapporté ou non à son « caractère », divinisé ou non.
55Pour mettre en relation δαίμων et la définition qui en fait une divinité inférieure, en dépit des emplois homériques, tout en maintenant l’identité avec le « génie » de la destinée individuelle, Bowra, Sophoclean Tragedy, p. 179, y embrasse à la fois « fate » et « destiny », « god » et « spirit ». Winnington-Ingram, Sophocles, p. 177, pousse le « génie » jusqu’au « caractère » (dans son irrationalité), dans la logique de l’interprétation de la culpabilité d’Oedipe, sans le dieu (« character is destiny », ἦϑος... δαίμων ; l’auteur cite Héraclite, fr. 119 ; le caractère d’Oedipe a fait sa destinée, et l’a contraint à se mutiler ; mais, par « surdétermination », ce qui le rend responsable est aussi ce qui le délivre de toute responsabilité, si le daimôn est cette partie irrationnelle dans ses actes ; les options s’annulent : c’est simultanément lui et ce n’est pas lui, dans une « interpénétration des mondes divin et humain », une aporie qui ne se résout, une fois de plus, que dans la rencontre laborieuse d’états de conscience contradictoires ; cf. l’Introduction d'Agamemnon 1, « La dissonance lyrique », p. LXXV-LXXXII). Les termes associés et combinés chez Bowra sont distendus chez d’autres (dans la lutte entre la force mystérieuse du destin, δαίμων, et la réaction « logique et sentimentale » d’Oedipe, Untersteiner, Sofocle, p. 190). Le dieu n’est pas le délire (Kamerbeek : « l’instinct, ou l’intuition, attribués à l’intervention du dieu »), mais il y apparaît, s’y trouve.
Vers 1260
56Alors qu’avant Brunck les éditeurs impriment ὑφ’ ἡγητοῦ, on a raison d’accepter depuis le tour du génitif absolu sans participe exprimé (cf. Jebb, ad v. 966 ; Kamerbeek, MazonDain, Colonna), qui se retrouve avec le même substantif au vers 966 : ὧν ὑφηγητῶν, et, avec une autre forme du nom d’agent, dans Oedipe à Colone, 1588 : ὑφηγιτῆρος οὐδενòς φίλων (voir aussi les Byzantins). Il faut cependant ajouter que la préposition ὑφ’ est détachée dans certains manuscrits pour chacun de ces exemples. Harrison, 1924, p. 54 s., a contesté l’existence du tour elliptique, qui, sous cette forme, n’est lu que chez Sophocle (voir aussi Dawe, Studies, p. 249, ad v. 966) ; ὑφηγητής ne serait pas un mot attesté ailleurs « à bonne époque » (mais cf. Kamerbeek, ad v. 966 : le verbe ὑφηέομαι n’est pas rare), et, pour la syntaxe, ὤν est plutôt omis après ἅτε, oἷα, ὡς,..., et lorsque l’attribut est un adjectif, plutôt qu’un nom (Goodwin, Syntax of the Moods, p. 346, § 875, 1, accepte quelques cas rares, en poésie). Moorhouse, Syntax, exposant les difficultés, pour le génitif absolu (p. 77) et la structure nominale (p. 341), souligne qu’en l’acceptant, il convient de percevoir la force verbale des dérivés en -τής ou -τήρ (cf. Jebb ou Kamerbeek) ; Brunck, plutôt que de sous-entendre ὄντος, comme on l’a fait d’ordinaire (voir par exemple Blaydes), avait situé l’ellipse dans le cadre d’une figure étymologique (ὑφηγουμένου), sentant que le nom d’agent tenait lieu de participe (« in luogo di... ὐφηγητοῦντος », Longo).
57La récurrence dans Sophocle est certainement un argument supplémentaire en faveur du tour (voir aussi ad v. 966 s., ci-dessus, p. 627 s.) ; les corrections montrent qu’il a paru insolite. En outre, dans l’hypothèse contraire, « (il se précipita...) comme sous l’influence (ὑφ’... ?) d’un guide (guidé par un guide, voir la paraphrase de Dawe) » serait bien moins satisfaisant que : « comme s’il y avait quelqu’un pour le guider » ; le groupe, même s’il porte logiquement sur ἐνήλατ’ (Earle), a, entre ἀύσας et ἐνήλατ’, une indépendance syntaxique propre à noter une circonstance de l’action.
58Sans doute le guide invisible qu’est la certitude d’Oedipe est-il comme un de ces enfants qui accompagnent les aveugles, Tirésias par exemple (cf. προηγητοῦ, Antigone, 990), et sur lesquels devra bientôt s’appuyer Oedipe (cf. v. 1292). Voyant, il a la folie pour lui montrer le chemin ; aveugle, il aura quelqu’un. On est tout près du renversement ; le « guide » jette comme une passerelle entre les deux Oedipe.
Vers 1261 s
59Les opinions sur ces vers controversés (« the despair of Interpreters », Kamerbeek) peuvent être classées selon le sens que l’on donne à κλῇϑρα. Certains ont opté pour « portes » ou « battants des portes » (voir ci-dessous). Cependant, comme on a πύλαις à côté, il pouvait paraître peu vraisemblable à d’autres (malgré l’interprétation retenue au vers 1294) que κλῇϑρα désigne d’un autre mot, presque dans la même phrase, une réalité identique. Aussi a-t-on cherché à identifier le détail à partir de l’une des parties de l’appareil. Le référent technique de πυϑμένων était déterminé par ce premier choix.
601. Brunck reconnaissait dans κλῇϑρα les verrous de la porte, mais ἐκ... πυϑμένων n’avait pas chez lui une acception technique. En enfonçant la porte, Oedipe faisait sauter les verrous « jusqu’au bout » (au sens figuré : funditusque evellit cava claustra) ; κοῖλα était pris comme une épithète de κλῇϑρα.
61Jebb, retenant également le sens de « barres » ou « verrous » (fixés à l’intérieur de la pièce), voyait dans πυϑμένων soit des cavités cylindriques creusées dans le mur, soit des crampons dans lesquels coulisse la tige. Oedipe, dans sa fureur, faisait céder la porte, « faisant sauter le pêne de la gâche en le doublant avec fureur » (Roussel, adaptant Jebb ; voir aussi Earle : « the bolts... were bent into an elbow between the doors and so forced from their sockets »). L’épithète κοῖλα était alors rattachée à l’action verbale, marquant la courbure résultant des verrous quand ceux-ci étaient pliés (« the curved shape of the bent bolts », Earle ; de même Jebb).
62Roussel, éliminant bizarrement toute violence (malgré ἐνήλατ’), propose une variante où ce serait πυϑμένων qui désignerait le verrou (à savoir la tige) ; il voit Oedipe, en dépit de sa fureur, manier calmement du dehors, « sans effraction », une courroie, ce qui lui permet de débloquer « la tige hors du verrou » (proprement — et curieusement, il faut le dire — : de détacher de la tige les anneaux ou le « verrou » — un cylindre creux ? il ne traduit pas κοῖλα — où elle est emboîtée).
632. Wunder avait pris pour certain que κλῇϑρα servait à désigner les « montants » ou « jambages » (postes) où étaient fixés les « gonds » (cardines) de la porte (voir Ellendt, s. v. πυϑμήν, p. 673 ; Hartung : « Oedipus hat die Thüre aus den Angeln gehoben : folglich sind die hohlen Enden der Thürbänder gemeint » ; Tournier ; « il fait tourner sur les gonds les creuses ferrures », Masqueray ; « in questo caso... — alors que le sens ordinaire serait plutôt « verrous », « chiavistelli » — Edipo piega, ἔκλινε, i gangheri e ribalta i battenti », Longo) ; voir déjà Thomas, pour πυϑμένων : « les trous où pivotent les gonds » (τῶν ὀπῶν ἔνϑα oἱ στρόφιγγες ἵστανται, avec le sens de « portes » pour κλῇϑρα). C’est l’interprétation de Bruhn, discutée à la fin de cette note, précisant que l’équivalent de « gonds » dans la technologie antique, ce sont des « pivots » (στρόφιγγες, Théophraste, Histoire des Plantes V, 5,4), logés dans des parties creuses du seuil et du linteau. Jebb écarte cette analyse, parce que la valeur de « portes » pour κλῇϑρα lui paraît artificielle.
643. Plutôt qu’aux « verrous » ou « gonds », d’autres ont pu penser à la « serrure » ; elle était « creuse » parce qu’emboîtée dans la porte (cf. Wolff, repris par Bellermann : « eine Höhlung für Schlüssel und Riegel », « le pluriel parce qu’il y a deux parties de la serrure, une gâche dans chaque battant » » ; ou encore Willige-Bayer : « ... hohle Schloss »).
654. Quand κλᾐϑρα désignait les « portes » (comme pour Thomas : « dit de la partie pour le tout »), on pouvait combiner cette indication avec ἐκ... πυϑμένων pour « gonds » (voir ci-dessus 2., Thomas) ou pour « jambages » (cf. Schneidewin, préférant à la solution que l’on retrouve chez Jebb : « aus den Thürpfosten herausgehoben lehnte er die Thür zurück, die nun hohl wurde » ; κοῖλα résultatif), ou bien « seuil » et « linteau » (cf., ci-dessous, Bruhn), ou encore « creux » (cf. Campbell, pour qui κλῇϑρα est la porte avec sa fermeture, l’épithète de κοῖλα désignant la facilité avec laquelle Oedipe parvient à dégager les battants).
66Blaydes a même envisagé la voie opposée : si κοῖλα κλῇϑρα pouvait se rapporter au cadre (« the doorway [the hollow frame of the door] » ; cf. Bothe : κοῖλα, parce que la porte est construite in muro amplius excavato), « the sockets » (πυϑμένες) étaient la porte même, enfoncée.
67Dawe ne perd pas de vue le fait qu’au vers 1287, puis au vers 1294, avec πυλῶν, lors de la sortie d’Oedipe, κλᾐϑρα désigne les « portes » ou plus précisément les « battants » des portes que le roi déchu demande que Ton « ouvre » (v. 1287, puis qui « s’ouvrent », v. 1294), renvoyant en outre, après Kamerbeek, à Barrett, ad Hippolyte, 577-581 et 808-810. Par ailleurs, il donne également à κοῖλα une fonction attributive (« bulging inwards », cf. ci-dessus 1., Jebb, ou 4., Schneidewin), que la structure de la phrase rend pourtant invraisemblable, et il ne se prononce pas avec précision sur la matérialité des πνϑµέvες (se contentant d’écrire : « tearing them off the more solid structure they were fïxed to »). Or la compréhension de l’adjectif pourrait être décisive. Ne faut-il pas partir de l’hypothèse la plus naturelle, à savoir qu’entre les « battants » (κλῇϑρα) et l’élément complémentaire, ἐκ... πυϑμένων, s’exerce une relation de réciprocité, fondée sur la différence du creux et du plein ?
68πυϑμήν désigne une « base », c’est ce qui « fait tenir » la porte (ϑεμελίων, Planude ; ἐκ τῶν βάσεων τῶν ϑυρῶν, Moschopoulos ; on ne connaît pas d’emploi plus technique relatif à l’appareil de la porte). Il n’est question ni de fermeture (verrous ou serrure) ni du cadre, mais de l’objet même de la porte, cédant à la violence de l’attaque, dans sa constitution et solidité. Les « racines », aussi bien que des parties saillantes fixées à la porte, peuvent être des pièces de bois, des « pivots » fichés dans le sol, dans lesquels les éléments creux dans les battants s’emboîtent et sur lesquels ils pivotent. Bruhn fait intervenir cette pièce (« Zapfen »), mais comme un prolongement des battants, s’enfonçant dans le linteau et dans le seuil (qu’implicitement désignerait tous deux le terme de πνϑμένες : « oben und unten in die Oberund Unterschwelle eingelassen »). S’il s’agit de pièces « pleines » sortant du sol, on peut renoncer à voir dans κοῖλα l’effet de l’assaut (comme Bruhn le fait, de son côté ; cf. Kamerbeek) ; l’adjectif traduirait mal la courbure (« so dass sich die Türflügel biegen ») ; comme pour Bruhn les pivots prolongent les battants pour s’emboîter dans des trous, les portes ne peuvent pas être « creuses » (comme elles le sont si elles les reçoivent) ; le résultat de l’assaut, en outre, est plus total : les portes sont renversées ; et si κοῖλα est une épithète de nature, elle s’applique aux cavités cylindriques (ou équarries) — les « creux » —, dans le bois des portes où les « pivots » ou « chevilles » s’emboîtent. Il n’est sans doute pas nécessaire d’y voir une deuxième paire symétrique, dans le haut ; πυϑμήν évoque la « base » ou l’« assise » (cf. Iliade XI, 635, pour le support d’une coupe, ou XVIII, 375, pour la base d’un trépied ; voir Chantraine, Dictionnaire, s.v.). L’action que note le verbe : « faire basculer », « renverser » (ἔκλινε), se visualise bien à partir d’éléments fixés dans le seuil, dont la porte est détachée (ἐκ...). La traduction de Wilamowitz, bien qu’imprécise pour le détail, est juste pour la violence : « und krachend stürzen ihre Flügel ». Le scholiaste notait le brusque effondrement : l’assaut « fait tomber » les battants (ἀνέτρεψε τὰς ϑύρας καì κατέβαλεν ἐκ τῶν πυϑμένων ; la paraphrase ne fait pas intervenir les barres, comme le soutenait Blaydes). C’est toute la structure fortement ancrée dans le sol qui subitement, sous le choc, s’écroule.
69Le datif πύλαις n’indique pas, avec ἐνήλατ’, le terme du saut, comme le ferait un complément prépositionnel, mais, plus immédiatement, l’objet contre lequel Oedipe s’élance pour le renverser (voir Moorhouse, Syntax, p. 108 : « sprang upon, at the doors ») ; descellée, la porte tombe à terre ; Oedipe « fait irruption dans la chambre » (ἐμπίπτει στέγῃ, encore le datif : « burst into the room », ibid. ; quand l’obstacle est levé, il est précipité, du même élan, dans le thalamos).
Vers 1263-1266
70La forme ἐώραις de L, G (ἐώραις dans R) et Ac a été adoptée par Tournier, Pearson, Dain, Dawe et Colonna (elle est défendue aussi par Chantraine, 1969, p. 128, qui écarte la proposition de Kamerbeek d’abréger la première syllabe de αἰώραις ; αι est dans la prononciation, peut-être familière, passé à ε ; il renvoie à Oedipe à Colone, 1084, où Wunder a corrigé ϑεωρήσασα en ἐωρήσασα [vel αἰωρήοαοα], cf. LSJ, s.v. ἐωρέω, leçon adoptée par Jebb, Pearson, Dawe, Kamerbeek ; Mazon et Dain ont suivi Tournier : ϑεωρòν ϑεῖσα ; Colonna, à la suite des tentatives de Campbell, retient le texte transmis ; cf. Schütz, Sophokleische Studien, p. 119). αἰώραις est préféré par Friis Johansen, p. 245, après Roussel et Kappus, 1952, p. 77 (αἰώραις est, entre autres, dans V, et chez Tzetzès ; Thomas glose αἰώραις ; la forme avait été préférée par Tournebou, cf. Elmsley ; on trouve ensuite la correction αἰώραισιν chez Herwerden, Nauck, cf. Bruhn ; chez Campbell, qui s’appuie, pour πλεκταῖσιν αἰώραισιν, sur un manuscrit dont les éditions ultérieures ne font pas état, et Jebb ; les indications de Campbell sont reproduites par Earle, qui le suit). ἐώραις est soutenu par un commentaire d’Eustathe ad Iliade III, 108 (p. 389, 42 Van der Valk) : ὅτι δὲ ἡ ῥηϑεῖσα αἰώρα καì διὰ τοῡ ψιλοῦ ἔχει τὴν ἄρχουσαν, ὡς δηλοῖ οὐ μόνον τò « πλεκταῖς ἐώραις ἐμπεπλεγμένην » ἀλλὰ καì τò μετέωρος, ἕτεροι ἐπαγωνιζέσάωσαν (la notice est résumée par Moschopoulos).
71La figure étymologique, πλεκταῖς... ἐμπεπλεγμένην, n’a guère été expliquée comme telle (parfois même considérée comme gênante, et supprimée ; Herwerden, poussant vers une description plus réaliste, écrivait ἀποπεπνιγμένην ; Nauck, après avoir corrigé aἰὡρaις en ἀρτάναις, selon le vers 1266, reprenait pourtant l’image de la balançoire dans un αἰωρουμένην) ; Campbell, dans la première éd., jugeant que « the tautology... is weak », adoptait d’abord la leçon ἐκπεπληγμένην de Lac (selon Dain, mais aussi selon Colonna ; Kamerbeek signale que l’indication de l’édition Budé est erronée, sans doute selon Pearson, qui donne ἐμπ. a.c. ; La divergence signalée surprend, le manuscrit ne la confirme pas) : « having dashed herseif into » (plus tard, en 1879, il hésite : la leçon avec ἐμ- n’est pas étrangère à la diction de Sophocle, voir l'Essai sur le langage, p. 83, et peut être, pour le sens du verbe, corroborée par des emplois de l'Odyssée — il cite XXII, 468 ss. —, cependant, le préverbe, présentant l’action en cours, dans sa violence, ne serait pas approprié à la situation ; voir encore Roussel : « un jeu de mots sans doute non cherché, mais déplaisant »). La remarque de Kamerbeek : « in πλεκταῖς... some κακοζηλία may be discerned », a quelque chose de consternant. En même temps, on était embarrassé par l’instrument choisi pour l’exécution de l’acte. « A quoi Jocaste s’est-elle pendue ? » (Roussel).
721. Le scholiaste prenait ἐώραις, de façon abstraite, pour l’acte même de la pendaison : κρέμασις, ὕψωσις, μέταρσις.
732. On peut, à l’opposé, prendre ἐώραις pour l’objet concret (partant d’ἀρτάνη, v. 1266), qui ne serait pas la balançoire, mais une simple corde. πλεκταῖς fournissait le moyen de spécifier la nature de l’instrument ; l’épithète déterminait le sens du substantif. Ainsi Bellermann : « ἐώρα :... jedes Werkzeug, das jemanden in der Schwebe hält, und wird erst durch πλεκταῖς als Schnur bezeichnet » (« le lacet tressé l’étranglait encore », Masqueray ; ou Willige-Bayer : « umschlungen von geflochtner Schnur »). Sans faire explicitement intervenir l’adjectif, on voyait dans ἐώραις une « image » qui traduisait une réalité moins imagée (cf. Earle : « the halter of rope — non distingué de l'ἀρτάνη, v. 1266 —... is likened to a swing »),
743. Quand on considérait la valeur propre, par exemple de « balançoire » (voir Pfeiff : « erhängt, in Stricken eines Schwebebretts »), on se demandait pourquoi un pareil objet (ou quel objet ?) pouvait se trouver dans la chambre à coucher (cf. Bruhn : « damit ist nicht gesagt, dass Iokaste im Schlafzimmer eine wirkliche Schaukel hatte ; ein schwebendes Brett..., eine κρεµάϑρα, wie sie Sokrates — cf. Nuées, 218 — als Studiersitz benutzt, konnte demselben Zweck dienen », d’après Wilamowitz, 1899, p. 72 s., accompagnant son interprétation d’une profession de foi réaliste d’un anticlassicisme militant : « ich werde die Schaukel oder das Hängebrett nicht in die Uebersetzung aufnehmen, aber so etwas auswerfen, das heisst den athenischen Dichter strangulieren, damit eine allgemein menschlich decente Puppe von dem Schnürboden der Classicität herunterbaumele »).
754. En même temps, pour que la présence de l’objet dans la description soit rendue plus vraisemblable par sa valeur culturelle (ou symbolique), on rappelait, comme le faisait Wilamowitz (l.c.), la relation qui pouvait exister, pour les Athéniens, entre l’escarpolette et la pendaison, d’après le tableau de Polygnote où Phèdre était représentée pendue dans une balançoire (cf. Bruhn, après Wilamowitz, 1899, p. 72, citant la description de la Lesché des Cnidiens, dans Pausanias, X, 29, 3 : « in der Schaukel..., weil sie sich erhängt hat » ; Ch. Picard, « Phèdre’à la balançoire’et le symbolisme des pendaisons », Revue archéologique, 28, 1928, p. 47-64, a cru devoir contester l’interprétation de Pausanias : « de l’étranglement par le lacet au badinage de l’escarpolette, il y a fort loin », p. 49 ; cependant, selon l’auteur, les « pendaisons d’héroïnes » ont pu être suggérées par « le dieu dans l’arbre », une autre « imagerie religieuse », « préhellénique »), ou la fête dionysiaque de l'Aiôra, qui était par l’étiologie rapprochée de la pendaison d’Erigoné ; l’histoire était peut-être traitée dans la tragédie de Sophocle de ce nom ; voir Earle ou Kamerbeek ; Deubner, Attische Feste, p. 118-120 : « fête expiatoire pour le suicide par pendaison d’Erigoné », commis soit par chagrin au sujet de la mort de son père Ikarios, tué par les paysans à qui il avait révélé l’art de cultiver le vin — version traitée par Eratosthène —, soit, selon une autre légende, où elle est fille d’Egisthe et de Clytemnestre, par révolte contre l’acquittement d’Oreste — peut-être selon Sophocle — ; Nilsson, Geschichte der griechischen Religion, I, p. 553, 2ème éd., p. 586 ; Burkert, Homo necans, p. 267-269, Griechische Religion, p. 363 s. : le mouvement des escarpolettes imitait l’oscillation de la pendue, mais avec, à la place de l’angoisse, l’exubérance.
76Quand même on s’éloigne des explications rationalistes, antiques et modernes, la signification du geste, dans le cycle de l’année, n’est sans doute pas explicitée, ni éclairée, par la simple référence aux rites agraires, cathartiques ou expiatoires, ou apotropaïques (voir aussi Deubner, « Spiele und Spielzeug der Griechen », Kleine Schriften, p. 168 : les secousses rapides éloignent le mauvais sort ; Picard, 1928, p. 52 : « une action magique, capable d’influencer la fertilité de la Terre » ; W. Fauth, dans Der Kleine Pauly, s.v. Aiora, etc.). La situation, au départ, n’est pas la même quand il s’agit de jeunes filles, qui, au début du printemps (dans le cadre des Anthésthéries), ne célèbrent pas la mort, ou quand ce sont des femmes, comme Phèdre, Erigoné, Jocaste, qui se donnent, de cette façon, la mort (pour la pendaison, voir aussi les velléités de suicide qu’évoque Clytemnestre, Agamemnon, 874-876). Dans les figurations où l’on voit un satyre balancer une fille, la symbolisation sexuelle paraît évidente.
77Si la pendaison est plus généralement un mode féminin du suicide chez les tragiques, l’arme et le sang versé un mode masculin (avec une signification particulière quand les femmes y ont recours, Déjanire ou Eurydice), la balançoire, quand elle intervient, imitant le balancement du corps pendu (il y a des éléments communs, comme la corde ou la suspension loin de la terre), peut avoir une signification propre, liée à l’usage de l’objet : lit, siège, berceau, etc. Il faudrait, de la femme, distinguer Jocaste, elle-même un lit qui se balance (voir sur la pendaison, les études de N. Loraux : « Le corps étranglé », dans Y. Thomas, éd., Le châtiment dans la cité, et Façons tragiques de tuer une femme, surtout p. 38-43).
785. Tenant compte de la valeur propre, on s’est souvent limité à enrichir la narration d’un mouvement oscillatoire exprimé par le mot sans se préoccuper de la relation concrète de l’objet avec les nœuds et la corde (voir déjà Hartung : « in Schwebe-Schlingen eingeschnürt ») ; Jebb : « ... expresses that the suspended body was still oscillating » (cf. Mazon ou Schadewaldt).
79Si ἐώραις désigne un objet, et que l’on se persuade que le mot ne peut pas par métaphore être employé pour la corde, on pourrait penser à un filet attaché aux deux extrémités par des cordes et formant un lit suspendu, à la manière d’un hamac ; l’épithète évoque alors les mailles du filet que Jocaste achève de « tresser » en s’y enroulant (au point de faire corps avec lui). C’est donc un « lit » qu’elle aura choisi, en l’air, pour s’y donner la mort (voir la litanie des vers 1249 s.). On répond, en un sens, à la question de Roussel : « comment est-elle montée jusque-là », jusqu’à l’« une des poutres apparentes ? » (« les Grecs, qui connaissaient les dispositions et le mobilier de leurs chambres à coucher, le devinaient peut-être aisément » ; Kappus, 1952, p. 76-78, rejetait la balançoire au profit du « berceau », un filet suspendu dans la chambre des parents, un λίκνον, « symbolique », parce que la mère se pendrait dans le « lit » des enfants qu’elle a eus avec Oedipe). Pour parvenir à ses fins, Jocaste a pu relâcher, à l’un des bouts, la corde par laquelle le hamac est attaché. L’hypothèse trouve un appui sérieux dans le texte, si l’on voit qu’au vers 1266 Oedipe, quand il arrive, voyant Jocaste enroulée dans son filet, desserre (χαλᾷ) la deuxième corde du hamac. Ce n’est pas la femme qui est dite « suspendue », comme au vers 1263, mais la corde qui la tient. κρεμαστήν aurait alors une valeur oppositive dans les deux vers, et l’on peut même se demander si l’adjectif, au vers 1266, qui, avec « corde », ne peut que signifier « suspendue », « attachée », ne requiert pas cette représentation pour être compris (voir aussi ad v. 1264-1266). Sinon, si on lui donne le même référent qu’au vers 1263, où c’est Jocaste qui est « attachée », « suspendue », il double ἀρτάνη ; quand on traduit les deux mots par « corde nouée », ou « attachée », l’épithète n’a pas de valeur propre ; elle doit ajouter autre chose, à savoir que la corde, que l’on noue, est bien attachée, ce qui laisse entendre qu’il pouvait y en avoir une autre qui ne l’était pas. ἀρτάνην désigne donc, à lui seul, la corde attachée (cf. τὴν κρεμάϑραν, Thomas ; voir Brunck : suspensam restim, ou Roussel : « la corde suspendue » ; d’où des traductions comme : « und löst den Strang der Schlinge », Pfeiff, cf. Wilamowitz, qui négligent l’adjectif) ; aussi les commentaires ont-ils opté pour la valeur dérivée de « qui pend dans les hauteurs » (voir Moschopoulos : κατεβίβασεν τὴν μετέωρον κρεμάϑραν ; « qui pend », Mazon) ou bien forcé le texte en réintroduisant l’image de la pendue du vers 1263 (« the halter whereby she hung », Jebb ; « le lien qui la tenait en l’air », Masqueray) ; Roussel se demande comment Oedipe s’y prend (« les gestes vulgaires... ont été négligés par le poète,... au détriment de la clarté »), il ne pouvait pas couper la corde sans arme. Comment se représenter en effet, si l’on voit la femme avoir le cou pris dans un lacet, qu’Oedipe, sans trancher, puisse « faire descendre » le corps (pour Dawe, il relâche la tension, après avoir « baissé » le corps, avec, pour χαλᾷ, le sens de « lower ») ? S’il s’agit d’un objet suspendu dans la pièce, celui-ci est attaché par des cordes dont Oedipe « défait le nœud ».
80L’hypothèse d’une forme de balançoire est, on le voit, fortement étayée par la valeur distinctive que prend l’adjectif au vers 1266 ; c’est même en fait le seul argument décisif contre le « balancement », l’oscillation (« of swinging cords ») que retient Jebb (pour αἰώραισιν, voir ci-dessus). On avait un modèle dans l'Hippolyte d’Euripide, où Phèdre, dans les souffrances de la strangulation (ἐν ἀγχόναις, 777, « probably abstract », Barrett), est « attachée aux nœuds suspendus », qu’il s’agit de trancher (κρεμαστοῖς ἐν βρόχοις ἠρτημένη, 779 ; voir le vers 802 : βρόχον κρεμαστòν ἀγχόνης, ce qui pend : « a strangling noose », génitif adnominal, Barrett). Pour Bruhn (d’après Wilamowitz, voir ci-dessus), Jocaste est entortillée dans les cordes d’une balançoire, qui n’a pas d’autre fonction que la corde (« die Schaukel... wird dann eine Schlinge, ἀρτάνη, 1266 ») ; on ne voit pas bien comment Oedipe en « relâche la tension » (« er lockert die zusammengedrehten und durch den hineingesteckten Kopf gespannten Taue ») ; il est plus satisfaisant peut-être de se représenter un appareil fixe, que l’on fait monter et descendre en agençant un mécanisme de nœuds coulants (elle n’est pas allée attacher une corde à une poutre, pour s’y pendre). Ainsi, la « balançoire » n’est pas ici l’imitation par jeu de la pendaison.
Vers 1264-1266
81L (avec Φ et V) porte un deuxième δέ après ὅπως (ὁ δὲ ὅπως δ’...). La leçon a seulement été discutée (on se contente le plus souvent de supprimer le deuxième δέ : ὁ δέ, ὅπως..., cf. Brunck, Hermann, Schneidewin, Wolff et Bellermann, Pearson, Mazon-Dain, Dawe ou Colonna ; voir Kamerbeek, hésitant) comme variante, pour le début du vers 1265 : ὅπως δ’ (Nauck, Wecklein, Bruhn, Roussel) au lieu de ὁ δ’ ὡς (Campbell, Jebb ; Friis Johansen, p. 245), lorsqu’on supprime ὁ δὲ au vers précédent, en lisant (de préférence) αἰώραισιν (voir ad v. 1263-1266) à la place de ἐώραις (avec πλεκταῖσιν pour πλεκταῖς, Jebb) ou une conjecture (faisant disparaître la « figure étymologique », πλεκταῖσιν ἀρτάναισιν αἰωρουμένην, Nauck). Pour justifier la correction, Jebb (partiellement d’après Nauck, Anhang, p. 175) reconstruit tout un système de corruptions qui se commandent ; il suffit de l’exposer pour en montrer l’artifice (dans le style des exercices de critique verbale) : αἰώραισiv, que l’on pose comme une prémisse, aurait d’abord (pourquoi ?) changé de désinence : αἰώραις (il faut ajouter : πλεκταῖσιν devenait en même temps πλεκταῖς) ; la forme alors, ne se scandant pas, a été corrigée en ἐώραις (ce qui suppose que le correcteur était familier de cette forme) ; puis, pour compléter le vers trop court, on aurait, de ὁ δ’ ὡς du vers 1265, extrapolé un ὁ δέ ; enfin, si ὁ δέ figurait au vers précédent, il fallait, de nouveau, pour compléter un vers devenu trop court, transformer ὡς (de ὁ δ’ ὡς), qui subsistait au moment où on en a tiré ὁ δέ, en ὅπως (Nauck, en outre, estimait que le texte original portait ἀρτάναισιν αἰωρουμένην). Wilamowitz, 1899, p. 71, garde ὅπως δ’ ; il supprime également ὁ δέ pour pouvoir introduire αἰώραισιν, mais considère que l’absence du deuxième δ’ dans une branche de la tradition (cf. A) est une tentative d’harmoniser un texte déjà fautif (avec ὁ δέ).
82Le démonstratif ὁ δέ, oppositif (« nous », « lui »), est en étroite relation avec le verbe principal, χαλᾷ... (v. 1266). La phrase met en constraste la vision de la pendue par les serviteurs (ἐσείδομεν) avec l’action d’Oedipe (v. 1265 s.). L’itération de κρεμαστήν, à la même place du vers, avec la différence si notable du référent, a cette fonction (voir ad v. 1263 s.) d’opposer les deux stades, avant et après l’intervention d’Oedipe. Le spectacle est pour les uns, l’action pour l’autre. La succession des particules permet de distinguer deux temps. L’intervention est interrompue, après ὁ δέ, qui fait attendre χαλᾷ ; le vers 1266, avec ὅπως δ’, se présente sous une forme d’incise, où δεινὰ βρυχηϑείς n’est pas un simple élément narratif, mais fournit comme une motivation de l’action décrite. Le δ’ après ὅπως met en relief le participe, auquel la temporelle (« quand il la voit ») demande à être subordonnée. Il ne court pas détacher le corps, mais se met à pousser des cris de douleur aussitôt qu’il le voit ballotté dans l’air.
Vers 1266 s
83La temporelle ἐπεì... présente le résultat, elle délimite un temps, en relation avec l’action juste décrite (χαλᾷ), dont l’aboutissement (γῇ ἔκειτo, en contraste avec κρεμαστήν, v. 1263) marque le point de départ d’un nouveau développement, souligné par δ’ dans l’apodose (qui est un trait de la narration épique ; Chantraine, Grammaire homérique, II, p. 356, § 515 ; cf. Jebb, Earle ou Kamerbeek) ; les commentateurs notent l’emphase, qui est certainement présente (cf. Campbell ou Kamerbeek) ; si la particule introduit une pause, celle-ci n’est pas due à l’émotion de celui qui parle (cf. Bruhn : « er stockt schaudernd,... und fährt nach einer Pause fort,... »). Isolée par la parataxe, l’annonce de la suite de l’action est mise en relief par un signe supplémentaire. Denniston, Greek Particles, p. 179, ne note que trois exemples, un pour chacun des tragiques, de δέ dans une protase temporelle. Pour Eschyle, celui d'Agamemnon, 205, n’est guère probable ; il s’agit plutôt d’une anacoluthe (voir Agamemnon 1, p. 262).
84Dans Phéniciennes, 47, beaucoup d’éditeurs (dont Murray ou Chapouthier) ont, il semble sans nécessité, rejeté la particule après le mot Κρέων (voir encore D.J. Mastronarde-J.M. Bremer, The Textual Tradition of Euripides’ Phoinissai [U.C.P.], Berkeley, Los Angeles, Londres, 1982, p. 35, s’appuyant sur certains codices où δ’ manque, et sur le manque pour leur réappréciation ; δ’ est pourtant bien attesté, dans huit manuscrits). Pour Denniston (voir p. 183), il pourrait aussi s’agir d’un simple redoublement de la particule (dans la subordonnée et la principale). Les homérismes, cependant, ne manquent pas dans ce récit, ni les éléments de l’amplification épique.
85Le changement de sujet, d’une phrase à l’autre, des vers 1266 s. à 1268 (ἀποσπάσας...), ne fait pas difficulté ; il est signifiant comme tel : Jocaste est au centre de la scène qui se clôt avec le vers 1267, Oedipe de l’action distincte, qui commence avec le vers 1268 (l’absence de précision supplémentaire est elle-même un trait de la narration épique). N’est-ce pas, d’ailleurs, encore un trait de la langue épique que le sujet qui reste à identifier ? L’Aldine donnait le texte de Lac et A, ἔκειϑ’ ὁ, qui suppose que ce soit Oedipe qui est à présent couché par terre (ἔκειτo, selon Colonna, n’est que dans le texte de Triclinius ; Dawe, Studies, p. 258 : « the correct ἔκɛɩτo is only sparsely attested... » ; il mentionne L2c — cf. Dindorf, Mazon-Dain —, dont Colonna ne fait pas état ; par ailleurs, il se félicite que Mazon n’ait pas, dans sa traduction, reproduit le texte imprimé en face, mais la première édition de 1959, préparée avec Dain, qui porte ἔκɛɩτo dans le texte, ἔκɛɩτo Lr : ἔκειϑ’ ὁ codd. dans l’apparat ; le changement — ἔκειϑ’ ὁ... — a été introduit plus tard, dans l’édition revue par Irigoin). Brunck jugeait que la leçon ἔκειϑ’ ὁ, retenue dans la vulgate, était inepte (depravatissima) ; le contexte indiquait suffisamment que le cadavre entre-temps était tombé à terre : cadaver..., simulae solutus... laqueus, decidisse, et humi iacuisse ; il s’appuyait en outre, pour lire un féminin, sur la glose ἡ ἀϑλία. (cf. Moschopoulos), et corrigeait, pour plus de « clarté », γῆ en γ’ ἡ (voir aussi Meineke), mais la correction a été écartée dès Erfurdt et Elmsley ; les éditeurs ont tous adopté la leçon ἔκɛɩτo, à l’exception de Colonna, qui donne ἔκειϑ’ ὁ dans son texte (il faudrait connaître ses motifs, et sa compréhension). La faute pourrait s’expliquer par le désir d’unifier les référents (voir ci-dessus) ou par une gêne devant l’absence d’article. Dans le contexte, le passage d’un sujet à l’autre n’est pas obscur ; ἐπεὶ... se situe dans le prolongement de χαλᾷ et ferme un épisode, il serait surprenant qu’on y trouve introduite une nouvelle action, un préalable de la suite, que la protase annonce avec emphase. Il faudrait en outre, pour justifier la situation, admettre que le rite de se coucher à terre, en signe de deuil, était l’attitude naturelle et comme attendue. On voit difficilement la suite de l’opération être accomplie par un homme couché.
Vers 1268 s
86Les commentaires divergent pour la construction du génitif εἱμάτων — complément séparatif ou adnominal ? — et pour le sujet de ἐξεστέλλετο : les vêtements ou Jocaste ? On peut être surpris de voir que, en dépit de la présence de ἀπ’ αὐτῆς, les auteurs ont le plus souvent pris εἱμάτων pour un ablatif (on réunissait les deux compléments en un seul, de Brunck : avulsis ab illius stola... fibulis, à Schadewaldt : « abreissend vom Kleid.../... ihr » ; voir aussi Hartung, Campbell, Jebb, Masqueray, Roussel, Willige-Bayer, Pfeiff ou Vellacott, Sophocles and Oedipus, p. 84 ; Roussel est allé jusqu’à éliminer ἀπ’ αὐτῆς, croyant pouvoir affirmer que Sophocle ne construirait ἀποσπᾶν qu’avec un génitif sans ἀπó ; il corrige ἀπ’en ἀπ', incluant ἐπ’ αὐτῆς dans la relative : « broches grâce auxquelles ces vêtement étaient maintenus, ajustés sur elle, sur son corps » ; en estimant que l’« hyper-bate de trois mots importants » « serait forcé », il évite du moins de dédoubler le complément). Le passage d’Hérodote (V, 87, 2), reproduit, avec la note de Bothe, dans les variorum, pouvait pourtant être invoqué en faveur du regroupement εἱμάτων... περόνας (cf. Kamerbeek ; on y lit : κεντεούσας τῇσι περόνῃσι τῶν ἱματίων ; les broches font partie du vêtement dorien, qui, d’après Hérodote, fut remplacé par l’ionien, qui était cousu ; les femmes n’auraient pas disposé de leurs broches pour mettre à mort le seul survivant revenu d’Egine ; le χɩτών était agrafé sur l’épaule droite, la περόνη de l'ἱμάηον était à gauche, cf. Jebb) ; la construction avait été retenue par les Byzantins (rarement chez les modernes ; cf. Earle) ; la syntaxe est certainement beaucoup moins dure ; l’unique complément de séparation est retardé (voir l’« hyperbate » critiqué par Roussel), la personne de la morte ainsi mise en relief, au centre de la proposition. On peut y trouver un argument supplémentaire pour voir dans Jocaste le sujet de ἐξέστελλετο (cf. Thomas ; on a plus souvent opté pour « vêtements », εἱμάτων, pas toujours en fonction de la construction choisie ; voir Brunck, Hartung, Campbell, Wilamowitz, Roussel, Schadewaldt, Pfeiff, Longo ; pour Jocaste, voir Blaydes, Jebb, Earle, Masqueray, Willige-Bayer ou Vellacott, l.c. ; Kamerbeek considère que le point est indécidable). C’est son arroi « propre », la parure qui achève de composer sa stature de femme et de reine, que le geste d’Oedipe détruit. Il faut donner au préverbe la valeur de l’achèvement (tout est maintenu par les broches ; il n’est pas dit matériellement que tout tienne « aux broches », attaché, comme le veut Roussel, avec ɛἵματα pour sujet : αἷσv ἐξ-).
87Roussel juge que « ce déshabillage de la morte, dont Oedipe ne semble guère respecter le cadavre, est assez déplaisant ». C’est substituer un sentiment à ce que le texte, même à travers lui, signifie. Lui enlevant ses broches, la découvrant, Oedipe défait son intégrité, comme il se défait lui-même, avec le même instrument, en se mutilant.
Vers 1270-1276
88La composition circulaire, « en anneau », est fortement marquée, soutenue par les itérations : l’acte de la mutilation, ἄρας... (a.), la présentation des lamentations, αὐδῶν τοιαῦϑ’ (b.), la « plainte » elle-même, ὁϑούνεκ’..., v. 1271-1274 (c.), suivie des reprises (soulignées par les itérations verbales), τοιαῦτ’ ἐφυμνῶν (b1.), et... ἐπαίρων (a1.). Pour les variations liées à l’itération, voir la note ci-dessous, ad v. 1276. La critique verbale n’a pas manqué de s’appuyer sur la « redite » ou le « doublet », d’après le modèle de Lachmann (voir « L’horreur de la répétition » dans Mayotte Bollack, La raison de Lucrèce, Paris, 1978, p. 25-44). Tournier (loué par Nauck) élimine l’un des deux hémistiches, se servant de la variation pour faire de l’un une variante inscrite au-dessus de l’autre. Les variantes, autonomisées, donnent naissance à une lacune, qui est ensuite comblée dans la partie « intermédiaire » par l’interpolation des vers 1271-1275.
89La forme (littéraire) ne peut pas comme telle être rapportée à la forme (rituelle) du contenu décrit. Les reprises se doublent d’une amplification ; après αὐδῶν, ἐψυμνῶν (cf. Jebb : « here the idea of repetition is also suggested », en même temps que l’imprécation) et, d’autre part, πολλάκις τɛ καὶ... ; l’action se fortifie dans la réflexion qui accompagne la plainte, la réflexion dans l’acte. Pour la structure en spirale : a. passant à a1, à la suite de c., voir mon commentaire dans Les origines, III, p. 20 et n. 3. L’emploi de la figure, à cet endroit, accentue le rôle de l’incantation : τοιαῦϑ’,... τοιαῦτ’..., qui répond, dans le récit, à une suspension dont l’espace est occupé par un monologue (proche d’une monodie, cf. ἐφυμνῶν, en relation avec la structure des vers 1271-1274). La prosodie traduit l’absence de progression. Le moment dramatique par excellence, celui où l’action se réduit à l’application concrète du mouvement de la connaissance dont elle émane, trouve son expression extatique, sur le mode lyrique (voir aussi v. 1246-1250).
90Par deux fois, de façon croisée (voir ad v. 1276), le geste du sacrificateur, le bras levé, se confond, dans sa détermination, avec l’accomplissement — inéluctable. L’image, dans la division des deux temps de l’exécution, de l’arme et du coup porté (comme du trait et de la cible), se superpose si étroitement aux paroles rapportées que leur logique se trouve visualisée. Tout coïncide, le geste et son exécution, la parole et l’acte. C’est là sans doute l’effet que doit produire l’itération : faire voir cette coïncidence. Le discours n’a rien d’une délibération — pesant les raisons de part et d’autre. Aucune décision ne reste à prendre. La parole, aussi bien, suit l’acte qui dit ce qu’elle dit.
Vers 1270
91Sans doute parce qu’on a ailleurs le même verbe avec le sens de « soulever » (cf. Trachiniennes, 795 : ὀφθαλμόν ἄρας ɛἷδɛ μ’...), en raison aussi de l’analyse du groupe ἄρϑρα τῶν αὑτοῦ κύκλων (voir ci-dessous), parce qu’on mettait l’œil au centre de la scène, le scholiaste (voir chez lui ad v. 1276 : ἀναπɛτάσας τοὺς ὀφϑαλμοὺς ἔπαɩɛv) aussi bien que les commentateurs byzantins (ad v. 1270) ont fait de ἄρϑρα le complément du participe ἄρας (voir Moschopoulos : ἐπάρας· ἀναπετάσας ; Planude : ἀνακαλύψας, ἀνοίξας). « Il ouvrait grand les yeux pour piquer les pupilles, au centre » (en fait, on donne à ἄρας un complément plus général, « les yeux », que ἄρϑρα, qui forme, au centre, la cible des coups). L’explication a été reprise par Brunck (voir sa traduction, au vers 1270 : illas attollens oculorum orbes, puis au vers 1276 : ingeminat plagas elevatis palpebris), par Wunder (reproduisant la scholie en guise de commentaire ad v. 1276), Wolff (« il regardait vers le haut, soulevant les paupières, pour frapper la pupille », s’appuyant sur les mots ἐπαίρων βλέφαρα, regroupés au vers 1276), Bellermann, etc. Elle a été combattue par Hartung (« ... besser, das Ausholen zum Stosse ») ou Blaydes (suppléant τὼ xɛῖρɛ, plutôt que περόνας : « a sufflciently common ellipse, which I am surprised all the commentators have overlooked », il rapproche, pour les vers 1270 et 1276, Cavaliers, 1130, Ploutos, 689 ; cf. Kamerbeek ; le complément manque dans la première des deux occurrences chez Aristophane, il est exprimé dans la seconde : τὴν χɛῖρ’ ὑπῆρε — Hemsterhuis pour ὑφῄρɛι, voir Coulon). Les commentateurs récents adoptent tous πɛρóvας comme complément (voir Campbell, Jebb, Wilamowitz ou Bruhn, Mazon, Masqueray, Schadewaldt : « Die Nadeln.../Erhob und schlug er sie in die... » ; Kamerbeek, Longo ; ou Dawe, si l’on peut interpréter ainsi sa correction du vers 1276, comme une tentative de différencier la description, Studies, p. 259, ad v. 1276). Pour Earle, la construction était préférable parce qu’il est, d’expérience, difficile de garder l’œil ouvert pour se blesser ; pour Roussel, confrontant encore les avantages des deux sens, on ne voit pas Oedipe accomplir l’acte encore penché sur le corps de Jocaste : « son attitude est du même coup indiquée,... il frappe debout, se tenant droit et les coudes hauts ». On a ajouté que l’effusion de sang n’aurait pas été aussi abondante sinon (Mulder, 1954, p. 123 ; Friis Johansen, p. 245 ; Kamerbeek ; Mulder pensait en outre qu’Oedipe devait déjà s’être fermé au monde, et au spectacle auquel il avait été condamné d’assister, en se frappant — être « aveugle », avant de s’aveugler ; l’argument « psychologique » n’a pas été repris). On ne déduira pas la situation, visualisée par les témoins (« on l’a parfaitement vu accomplir cet acte affreux », Roussel), du geste ; c’est le geste qu’il faut interpréter dans sa signification « héroïque », réfléchie, maîtrisée et comme solennelle. Oedipe « lève son bras » pour se frapper lui-même, au cœur de sa vue, comme il frapperait un ennemi en un point décisif de son corps, comme il a frappé Laïos (v. 810 s.). Le participe introduit une distance que définit le but.
92Donnant à ἄρϑρα le sens plein (étymologique) d’« articulation » (plus proprement : « ce par quoi l’organe est ajusté [au reste] »), les Byzantins y ont vu la pupille, conférant à cette partie de l’œil la fonction d’une cheville ; c’est donc le centre que frappait Oedipe (τὰ μέρη τῶν ἑαυτοῦ ὀφϑαλμῶν ἔνϑα ἁρμόζεται τὰ βλέφαρα, τουτέστι τὰς κόρας, Moschopoulos, et, comme lui, Planude et Thomas ; cf. Wunder ou Blaydes, rapprochant, comme d’autres, Phéniciennes, 62, avec la scholie ad l.) ; on a cherché à identifier d’autres parties de l’œil, les paupières, selon Earle (« as clearly shewn by v. 1276 » ; mais voir ad l.) ou Mulder, 1954, p. 124. Pour échapper à l’arbitraire, en distinguant les termes, on reconnaissait dans ἄρϑρα la base anatomique invisible où les globes de l’œil étaient attachés au corps (« bezeichnet die Sehnen, welche die Augäpfel festhalten », Bruhn ; semblablement Campbell, en 1871 : « the sockets of his eye-balls, i.e. the centre of motion... » ; puis Jebb, Kamerbeek ; cf. Longo ; ou encore Schadewaldt : « ... die Gelenke/Der eignen Augenkreise... »). Cependant la précision n’avait pas de véritable intérêt ici ; aussi la distinction a-t-elle souvent été abandonnée (voir Brunck : oculorum orbes ; Hartung, Masqueray ou Mazon : « ses deux yeux dans leurs orbites » ; le redoublement amplifiait : « ausmalend », Wolff, repris par Bellermann). Dans Philoctète, 1201 s. : τόδ’... ἐμοῦ ποδὸς ἄρϑρον, on prenait le tour pour une périphrase, valant (avec, en plus, le pathos) τòν ἐμὸν πόδα ; « this limb, my foot », à savoir : « this poor lame foot », Jebb ; ipse pes, Ellendt, s.v. ἄρϑρον, p. 90 ;voir aussi Tournier, Campbell, ou Kamerbeek ; dans Oedipe même, les exemples des vers 718 et 1032 étaient trop diversement interprétés pour pouvoir orienter la compréhension du tour, ici ; cependant l'analyse de l’un et l’autre passages conduit à la même conclusion (voir ci-dessus, p. 451 et p. 662). Le choix du mot souligne peut-être moins l’assemblage que forme l’organe dans sa composition (cf. compages, Ellendt) que la partie qu’il est dans l’ensemble du corps.
Vers 1271-1274
93Dans la tradition interprétative, presque unanime, on a divisé les deux groupes de vers de façon à voir dans le premier, comme dans une scène de tribunal en miniature, les chefs d’accusation, et dans le second, le verdict frappant les coupables, à savoir les yeux (Dindorf remarquait que l’esprit était plus coupable que l’organe de la vue).
941. Logiquement, la première proposition devait être subordonnée à la seconde ; aussi certains ont-ils vu dans ὁϑούνεκ’ la conjonction causale ; ainsi Hermann : quia non vidissent... (voir ci-dessous ; « weil ihr niemals habt gesehn... », Hartung) ; quand même on optait pour la valeur de ὅτι (« veut dire on », Roussel), on admettait en même temps que la structure « logique » (« weil ihr nicht gesehen habt, so sollt ihr künftig... », Schneidewin) était exprimée sous forme d’une parataxe, qui avait pour fonction d’accentuer la différence entre le passé et le présent (ibid. ; voir encore la remarque de Moorhouse, Syntax, p. 314, à propos de l’emploi, dit « exceptionnel », de ὁϑoύνεκα valant ὅτι : « in this highly charged context the usually matter-of-fact ὁϑ. is a surprising use »).
95Comme les crimes du passé ne pouvaient pas être présentés comme une réalité à venir (illos neutiquam visuros..., Brunck ; cf. οὐκ ὄψονται, Moschopoulos, puis Dindorf, Blaydes, etc.), Hermann, pour accorder le texte à la cohérence de l’argument supposé, corrigeait l’optatif futur en ὄψαιντο (quia non vidissent) ; il a été suivi par Wunder, restituant la même argumentation, par Hartung, Schneidewin (qui attribue l’« émendation » à Hermann Schmidt) et d’autres ; voir aussi Bellermann, avec des réserves au sujet de la forme (cf. Dindorf : forma... veteribus Atticis inaudita) : « dem Sinne nach... sehr passend » (et Campbell).
962. La corrélation entre ὄψοιντο... et ἀλλ’... ὀψοίαϑ’ devait du même coup être interprétée également comme une articulation de type logique, sans rapport oppositionnel entre les deux membres (cf. Hermann : at in posterum ; Hartung : « so sollt... ihr... fürder... » ; ou bien Earle : « the ἀλλ’ suggests... that what follows is the positive side of οὐκ δψοι, ντο... ; so it is in form ; but that form is only a grim sham and mockery »).
973. Comme les vers 1273 s. énonçaient le châtiment, et que l’on admettait que celui-ci était dans la privation (« vous ne verrez donc plus... », sans s’interroger sur la relation entre cette punition et l’objet particulier touché par la séparation), il fallait que ἐν σκότῳ fût réduit à traduire une simple négation : ita hic (comme au vers 419) ὄπτεσϑαι ἐν σκότοῳ, videre in tenebris, nihil aliud est, quam non videre, Brunck ; i.e. omnino non, Erfurdt, Dindorf ; Wunder ; in tenebris (i.e. non), Hermann, ou Hartung ; « ’in darkness’, i.e. not see at all », Blaydes ; et ainsi Bellermann, Nauck, Campbell, Jebb : « i.e. οὐκ ὄψονται » ; Earle, Roussel ; Parry, 1960, p. 269 ; Dawe.
98Mais, sans que l’argumentation générale fût modifiée, on pouvait, avec plus de sadisme, voir dans la condamnation une obligation positive de contempler à jamais, dans les ténèbres, l’objet du crime ; voir Schneidewin : « (die Augen)... sollten nun im Dunkel sehen, bittere Ironie mit Bezug auf 419 » (dans la scène de Tirésias).
994. Les imparfaits, d’un emploi « hardi » (cf. Earle), s’expliquaient, dans l’hypothèse, par un retour à la motivation du châtiment et par référence aux crimes commis (« what the eyes are charged with having done in the past », Earle).
100Les attendus de la sentence devaient comporter une allusion explicite aux délits. Aussi les deux membres, οἷ’ ἔπασχεν et ὁπrρα ἔδρα κακά, étaient-ils le plus souvent répartis de façon à se rapporter l’un à l’union avec Jocaste et l’autre au meurtre de Laïos (ainsi Dindorf, Schneidewin et Nauck, Campbell, Bruhn, Earle ; on ajoute que l’expression baroque — il ne saurait être question pour Oedipe de « voir » ces crimes, quand même il ne se serait pas mutilé, cf. Nauck — devait être mise sur le compte, à la fois, de l’excitation d’Oedipe et du langage poétique, cf. Earle). Il y a des variantes ; Blaydes pensait qu’avec le premier terme il désignait sa propre infortune (cf. ἔπασχεν), avec le second celle des enfants issus de l’inceste (cf. Jebb : « the reciprocal... wrong of the incestuous relation, with its conséquences to the offspring ») ; pour Wunder, semblablement, c’était d’abord la tranche de sa vie loin de Thèbes, puis le meurtre et l’union incestueuse (Longo hésite, pour le mariage, entre l’une et l’autre catégories : subi ou commis ?).
101On a également pensé à Jocaste comme personne incriminée ; ainsi Calder III (1959, p. 302) évoque la possibilité que νιν désigne la reine, qui serait le sujet des deux propositions (« ce qu’elle a subi », ce serait l’union avec son fils, « ce qu’elle a fait », la pendaison — le châtiment était dans cette hypothèse introduit dans ce qu’on considère comme les « attendus »). νιν faisait en tout cas difficulté. Quand on en tenait compte dans l’analyse (ou les traductions) et que l’on n’y voyait pas l’équivalent d’un neutre (comme Wilamowitz ou Roussel, par exemple), le pronom désignait par une prolepse le sujet des verbes qui suivent (« the proleptic subject of the following verbs », « νιν must be left out in translation », Parry, 1960, p. 268 ; voir aussi Jebb ou Kamerbeek).
102Pour l’identification des personnes visées par οὓς μὲν... et οὓς δὲ..., aux vers 1273 s., les opinions étaient plus diverses encore.
Pour Brunck, si Oedipe s’infligeait (à lui ou à ses yeux) un châtiment, c’est de la vue de ceux qu’il chérissait le plus, ses enfants (quos videre maxime sit jucundum) qu’il se privait ; c’étaient eux qu’il ne devait pas voir (dans les ténèbres, sans référence directe au passé) ; voir, pour la même opinion, un auteur (Long) cité par Blaydes, et Tournier.
Hermann était d’un avis contraire : les personnes qu’il n’aurait « pas dû voir » ne pouvaient pour lui qu’être les parents (ce que Blaydes jugeait absurde) ; il pouvait aussi avoir souhaité les « connaître », une fois que l’illusion de son origine corinthienne avait été découverte (la raison de ce désir, limité à cet instant, n’apparaît guère) ; mais maintenant il redoute de les rencontrer (cf. v. 1371 s. :... οὐκ oἷδ’ ὄμμασιν ποίοις βλέπων πατέρα ποτ’ ἂν προσεῖδον...). Le châtiment se confond avec le sentiment de culpabilité devant les fautes commises. Calder III, 1959, p. 305, reprend l’attribution (sans citer Hermann), distinguant de Laïos et Jocaste, qui ont fourni l’occasion des crimes, les parents comme objet du désir : « as they could have been » (dans d’autres circonstances).
Si Oedipe se représentait les crimes, il paraissait mieux convenir à d’autres de reconnaître dans « ce qu’il n’aurait pas dû avoir vu » les enfants qu’il avait mis au monde, et dans ceux que, bien que désirant les connaître (« nach deren Anblick er sich gesehnt », Bellermann), il n’a pas connus, les parents, à savoir le père, au moment du meurtre, et la mère, à Thèbes (cf. Wunder, Dindorf, Schneidewin, Wolff, Bellermann, avec la même référence aux vers 1371 s. ; Mazon, p. 118, n. 4 et 5 ; Kamerbeek, tout en approuvant par ailleurs A. Parry, cf. ci-dessous, adopte la même distinction).
Le rapport pouvait être renversé : οὓς μὲν οὐκ ἔδει (ἰδεῖν), c’étaient pour Blaydes les parents (selon les vers 1371 s.), et, au contraire, οὓς δ’ ἔχρῃιξεν (γνῶναι), les enfants (« que toujours il aime »... ; voir aussi Bruhn : « die er so gern sähe » ; d’après Wilamowitz, voir l’édition de 1897, et l’objection de Reinhardt, Sophokles, p. 272, note 1 de la p. 139, et trad. franç., note 28, p. 175 : les temps de l’imparfait, que l’on aurait aussi bien dans le style direct, excluent d’y voir, avec Wilamowitz, les filles « que bientôt il se met à aimer exclusivement »).
Blaydes cite l’opinion de Dobree (Adversaria, II, p. 33), qui trouvait deux fois référence faite à la seule Jocaste.
Pour Jebb, ceux qu’il n’aurait jamais dû voir étaient à la fois Jocaste et les enfants engendrés avec elle ; Jocaste se retrouvait de l’autre côté, avec Laïos, pour οὕς δ’ ἔχρῃζεv.
Non moins arbitrairement, on réservait Jocaste pour la première catégorie, Laïos pour la seconde (Earle).
Jocaste pour la première, les deux parents, pour la seconde (Longo).
Pourquoi, à ce compte, ne pas élargir le champ pour inclure, comme le fait Campbell, dans l’une, à côté de père et mère, les enfants et toute la ville de Thèbes (« those it were best not to have seen »), et dans l’autre les enfants aussi bien que les parents (« his desire to see his parents and the natural wish to see the faces of his children » ; Roussel limite l’élargissement aux Thébains, qu’il « ne doit plus voir », et aux enfants, qu’il « ne veut plus voir » ; mais le passage pour lui « demeure obscur ») ?
103La diversité des opinions révèle la fragilité du cadre que la discussion s’est fixé. On a vu que l’histoire de l’interprétation repose sur la fiction d’un acte d’accusation ; on a été jusqu’à se demander si l’organe des « yeux » était apte à tenir le rôle du coupable, et si, mutilé, il conservait la « conscience » que l’on suppose quand le châtiment, au lieu de se limiter à la privation d’un objet chéri (voir ci-dessus), inclut l’épreuve du spectacle infernal des crimes commis (« for the rest of his life these spectres shall vividly haunt his conscience », Calder III, 1959, p. 305 ; cf. 1962, p. 176 ; Tournier, et Nauck, qui le suit, considérant que les vers 1270-1276 étaient interpolés, voir ad l., formulent des objections qui résultent des prémisses de la critique ; voir Nauck, ad v. 1273 s. : l’aveugle ne voit rien que l’obscurité).
104La distinction des deux catégories, qui est à l’origine de toutes les tentatives d’identification, est elle-même caduque ; elle s’évanouit en effet, pour peu que l’on cesse de faire de ἐv σκότῳ l’équivalent d’une négation (« ainsi les ténèbres leur défendront-elles de voir... », Mazon ; voir, ci-dessus, 3.) et que l’on se convainque (avec Parry, 1960, p. 269) que l’expression porte, en facteur commun, sur les deux termes de l’antithèse, μὲν... et δὲ... (Parry rappelle un point de syntaxe sur lequel Calder III, 1962, p. 176, dans sa réponse, ne s’explique pas : « any words preceding the antithesis modify or govern both parts of it » ; mais, comme il conserve la valeur sémantique traditionnelle de l’expression, il ne parvient pas à une analyse qui se tienne ; il se contente de constater que l’identité des deux groupes ne peut être établie). Si ἐν σκότῳ porte sur les deux termes, il s’ensuit que les yeux, « dans l’obscurité », « verront (positivement) » et « ne connaîtront pas » ; du fait de la superposition, il ne découle évidemment pas que le référent ne puisse pas être trouvé ou déterminé.
105Le drame se limite bien entendu à la famille (à l’exclusion des Thébains, ci-dessus, i.) ; on peut, en plus, le restreindre à l’acte qui fait intervenir Oedipe dans la reproduction de la race (et donc écarter le meurtre de Laïos, introduit dans le jeu à cause d’une mauvaise interprétation de ἔδρα, v. 1272, voir ci-dessus). Il a, dans l’union avec Jocaste (figurant les deux « parents ») et dans les enfants qu’il a engendrés avec elle (voir ci-dessus ; Jocaste figure dans toutes les hypothèses sauf a. et c.), « vu ce qu’il ne devait pas voir ». En même temps, il n’a pas reconnu en elle ce qu’il cherchait à voir, les parents qu’en vérité il recherchait dans Jocaste (voir, ci-dessus, c., f., h., i. ; il était arbitraire d’éliminer les parents de l’un ou de l’autre côté ; si l’on distinguait, ce n’était que pour remplir les cases à l’aide d’une différence factice, si bien que l’hypothèse b. de Hermann était, dans le cadre erroné, le plus près du sens ; or l’identité devait conduire à penser la corrélation dans une autre structure syntaxique). Maintenant qu’il sait, après la découverte, que ceux qu’il n’avait pas reconnus sont ceux-là mêmes qu’il avait désiré voir, le premier terme, le fait qu’il « ne devait pas », s’impose avec d’autant plus de force : il voit, et ce sont ceux qu’il ne fallait pas voir.
106Oedipe n’avait pas de raison de renier le désir qui l’animait de connaître ses parents (cf. ἔχρῃζεν), mais comme cette recherche a débouché sur une « vision » qu’il ne devait pas avoir, il ne peut que se réfugier dans un état qui fixe la contradiction inhérente à sa découverte. L’obscurité annule simultanément, dans un troisième terme, contradictoire, la vue, telle qu’elle a eu lieu, et la non-identification de l’objet recherché, reproduisant pour le reste du temps (τὸ λοιπόν) la double dimension de son « aveuglement », dans la vie antérieure : il continue à « voir » (ὀψοίαϑ’) et à « ne pas reconnaître » (oὐ γνωσοίατο), mais dans le néant de la noirceur.
107On peut alors revenir sur la relation entre les deux groupes de vers (1271 s., 1273 s.), soulignée par l’itération ὄφοιντό νιν…, ἀλλ’ ὀψοίαϑ’ (Mazon-Dain, dans la première éd., au vers 1271, conservent le singulier ὄψοιτο de L G R, cf. ἄρϑρα, v. 1270, en alternance avec le pluriel ὀψοίαϑ, voir aussi Longo qui les suit ; il vaut sans doute mieux suivre A, qui donne, avec quelques autres manuscrits, cf. Dawe, le pluriel ; il a été reporté aussi par une seconde main dans L, cf. Colonna). Il ne fait pas de doute qu’avec νιν (mis en relief par la prolepse, cf. Moorhouse, Syntax, p. 47 s., § 20, pour la valeur stylistique) Oedipe présente à sa « vue », ses yeux, l’objet qu’est sa propre personne (Thomas avait cru que le pronom se référait à Jocaste, et Calder III, 1959, p. 303, a malencontreusement une nouvelle fois soutenu cette opinion, voir ci-dessus).
108Oedipe s’adresse à lui-même. Si Ton renonce à ce que les vers 1273 s. formulent une sentence de condamnation, on ne peut plus non plus, dans les vers 1271 s., chercher la motivation. Il faut donner son sens à l’opposition « ne pas voir..., mais voir... ». A la volonté de préserver intacte la contradiction, les malheurs immanquablement liés à la recherche du bonheur, répond le refus de porter le regard sur lui, comme sujet, selon les catégories ordinaires du jugement humain ; ce serait se demander ce qui lui « est arrivé » (du fait d’un autre) ou ce qu’il a « fait » (par lui-même) ; à la continuité d’une fixation répond le rejet de toute évolution. On peut là citer Reinhardt : « ’agir et subir’ forment une expression polaire, visant l’existence entière ; les termes ne sont pas une périphrase pour le mariage accompli dans l’ignorance et pour le meurtre de Laïos ; il s’agit là plutôt, dans la signification de ses actes, de son ’agir et subir’ » (Sophokles, p. 138, dans ma traduction ; trad. franç., p. 175 ; sans doute n’y a-t-il pas lieu ici d’inclure le meurtre du père, voir ci-dessus). « Subir » et « agir » ne comportent pas d’allusions précises qu’il faudrait identifier (voir la liste dressée ci-dessus), mais nomment les critères mêmes de l’appréciation des événements humains — « subi » : ce sont les autres ; « fait » : c’est lui, oἷα ou ὁποῖα κακά, l’un prenant le dessus sur l’autre ; par la mutilation, Oedipe se soustrait à ces catégories, laissant les choses où elles sont dans la coïncidence du subir et du faire. Comment les démêler si ce qu’il a « subi » est cela même qu’il a « fait », et si la signification de son destin ne se dégage que de cette identité inextricable ?
Vers 1276
109Par l’ordre des mots dans la phrase, mais en même temps, phoniquement, en raison de l’adjonction du préverbe ἐπ- au présent, après le participe aoriste au vers 1270 (voir πολλάκις τε..., v. 1275), et de la substitution de ἤρασσ’ à ἔπαισεν, les éléments sont croisés à l’intérieur d’une même unité sémantique : ἄρας ἔπαισεν, puis ἤρασσ’ ἐπαίρων. La longue expression qui désignait l’objet de l’œil, au vers 1270, est représentée par le seul mot de βλέφαρα, qui n’est pas pour « paupières », mais pour « yeux » (le terme de βλέπειν étant rapproché, cf. Friis Johansen, p. 245, ad v. 1268-1279 ; voir aussi les exemples dans Ellendt, s.v., p. 124 ; on a néanmoins tenté, à partir de l’acception restreinte, de déterminer le sens de ἄρϑρα au vers 1270, voir ci-dessus, ad l.) ; c’est ici l’instrument, ce avec quoi on voit, plutôt que les « ronds », solaires, qui brillent ; la labiale unit, dans la sonorité, l’œil à l’écoulement du sang, comme ἄρας et ἄρϑρα étaient rapprochés là-bas, « transformation » qui accentue, de son côté, la progression.
110Comme ἐπαίρων est ici sans complément exprimé et que, pour ἄραϛ, au vers 1270, on supplée περόνας, ne pouvant en faire autant ici, certains, croisant les acceptions, ont opté pour « lever (l’arme) » au vers 1270, et pour « soulever (les paupières) », « ouvrir (les yeux) » au vers 1276 (ainsi Wilamowitz ou Bruhn, marquant son étonnement : « wir müssen es schon glauben, dass der Dichter ihn die Lider heben lässt, um die Augäpfel herauszureissen » ; de même Masqueray, Roussel, en dépit de son analyse de l’occurrence précédente, voir ad v. 1270 : « et, non pas une fois, mais plusieurs, il se les est frappés, les ouvrant tout grands », avec pour commentaire : « le sens n’est donc pas du tout celui de 1270 ἄρας » ; c’est la traduction supposée par Dawe, Studies, p. 259, ad v. 1276, pour justifier les corrections). L’obstacle de l’emploi absolu est fictif. Ou bien, avec περόνας, l’omission est emphatique ; ou bien (et c’est peut-être un indice en faveur de cette solution), on adopte deux fois un complément implicite (« les mains », cf. Blaydes, ad v. 1270).
111Il n’y a donc pas lieu de renoncer à l’itération, si clairement intentionnelle, pour substituer à ἐπαίρων l’instrumental que l’on pourrait attendre (voir ἤρασσε περόναις, Housman, 1892, p. 31, retenu par Pearson ; χεφοῖν, Broadhead, 1961, p. 51 s. ; pour d’autres corrections, voir Dawe, l.c., n. 2 ; Dawe lui-même hésite entre ἤρασσε πείρων, qu’avait proposé Nauck, prenant l’itération pour un indice de défectuosité, et la succession asyndétique ἤρασσ’ ἔπειρεν de Page, apud Broadhead, Tragica, p. 95, qui a recueilli l’approbation de Lloyd-Jones, 1978, p. 216 ; en 1982, Dawe a adopté celle-ci dans son texte). Les corrections inscrivent dans la lettre la double difficulté éprouvée par la critique, grammaticale, devant l’emploi absolu de ἐπαίρων, stylistique, devant l’itération — non reconnue comme telle. Elle ne pouvait évidemment pas se demander (mais aurait dû le faire) ce que le terme de « percer », après « frapper », ajoutait « positivement », dans une description aussi économe de ses moyens.
Vers 1276-1279
112La description de l’effusion du sang présente à son tour, comme la scène qui la précède (v. 1271-1276), une structure particulière, qui n’a guère été prise en compte. L’itération y tient encore son rôle. Kamerbeek note la répétition de ὁμοῦ et de deux formes du verbe τέγγειν, avec l’accumulation des synonymes au vers 1279, y reconnaissant les éléments d’une amplification (δείνωσίς). Ce qui en vérité demande à être expliqué, c’est la forme d’un discours où les répétitions ponctuent la reprise d’une première affirmation, elle-même précisée au terme d’une négation : ὁμοῦ... ἔτεγγov, οὐδ’ ἀνίεσαν..., ἀλλ’ ὁμοῦ... ἐτέγγετο.
113L’antithèse a été communément considérée comme un moyen rhétorique d’insister sur l’importance de l’écoulement : « ce n’étaient pas quelques gouttes... seulement, mais... ». Les mots du premier terme, μυδώσας σταγόναϛ, doivent alors d’abord noter la faible quantité (... minus quid significant ;... venustum est hoc schema quo res augetur, minoris negatione, Brunck, retrouvant la même figure dans Ajax, 628 ss.). Les gouttes (σταγόνας) font contraste avec le flot, mais il fallait inclure μυδώσας dans l’opposition ; on ne pouvait pas se satisfaire de « humides » (guttatim humidum cruorem, Hermann) ; il fallait du moins ajouter, sous une forme ou une autre, la lenteur ou la minceur (« μυδώσας ’oozing’..., στaγόvaς, too, suggests stowness », Earle), mais on laissait tomber la putréfaction, encore notée par Brunck (nec lentam tabi saniem emittebant) et par Wunder (tabi liquentes guttas) : « not letting fall moist drops..., but all at once... » (Campbell) ; « es rann nicht nur... (Blutstrom), es sprühte... » (Wilamowitz) ; « ce n’étaient pas des gouttes humides..., il en jaillissait... » (Masqueray) ; « ce n’était pas un suintement... » (Mazon) ; « nicht.../... zähe Tropfen, sondern/... ein Schlossenregen Blutes strömte » (Schadewaldt). Longo, pour accentuer l’antithèse, opposait l’humidité à la solidité des caillots dans le deuxième terme. Toutes ces lectures passent à côté de la valeur des mots et aboutissent, pour satisfaire au renchérissement, à un sens assez plat. Le verdict de l’interpolation (« 1278-79 are surely spurious », West, 1977, p. 267) porte un jugement sur l’impasse des interprétations, non sur le texte.
114L’opposition d’un faible suintement et d’une abondance (σταγόνας, ὄμβρος) n’est certainement pas absente, mais elle doit être mise en relation avec un autre type d’antithèse qui lui donne son sens. φόνος et αἷμα ne sont pas exactement des synonymes (« φόνος Blut », Bellermann ; « concrete :’blood’ (as often) », Kamerbeek) ; le sang que désigne φόνος est celui de la plaie ouverte par les coups, alors que, par opposition, αἷμα évoque le sang frais qui coule dans les vaisseaux, et afflue de dessous la plaie (Pfeiff traduit φόνου par « Mordblut », mais sans établir l’antithèse). Du sang vicié de la plaie est distingué un autre qui provient des entrailles, frais et abondant ; μυδώσας ne note pas l’humidité (qui ne livrerait pas de sens ici), mais la décomposition ; le sang qui coule sur le visage le recouvre d’un liquide putréfié dans la plaie, mais les coups ouvrent un passage. La valeur de μυδώσας peut être clairement établie (Jebb traduit par : « sluggish drops of gore ») ; μυδῶν... σῶμα, Antigone, 410, dans le récit du garde, est dit du corps de Polynice abandonné en état de décomposition, et dans Antigone, 1008, dans le récit du mauvais sacrifice que fait Tirésias, l’adjectif évoque le suintement vicié qui se dégage des cuisseaux sur la cendre : μυδῶσα κηκὶς μηρίων ἐτήετο (voir aussi l’affection appelée μύδησις, LSJ, s.v.). Le sang ne se répand pas de la blessure ; Bruhn (repris par Kamerbeek), commentant (οὐδ’) ἀνίεσαν, note justement : « wie die aus der Tiefe hervorsprudelnde Quelle » ; « ce qui jaillissait, ce n’était pas... ».
115Kamerbeek a raison de s’opposer à Wolff, repris par Bellermann et Jebb, qui donnaient, comme Moschopoulos, à ὁμοῦ un sens différent au vers 1277 (« zugleich mit dem Schlagen », cf. ἅμα τῷ παίειν, « at each blow ») et au vers 1279 (« all at once », συνεχῶς, en contraste avec guttatim) ; le sens de « continûment » (sans interruption) vaut pour les deux occurrences : le flot se répand régulièrement. Ce que les coups réitérés produisent, ce n’est pas un suintement de sang vicié, mais ce n’est pas un flot non plus (οὐδ’...). Le jet est discontinu. Ce n’est pas qu’il comporte des caillots (il n’y a pas ce réalisme) ; les vagues charrient des particules ou atomes (la « grêle » décrit la structure ou consistance du liquide), selon le rythme marqué par la main ; à la série continue des coups (πολλάκις, v. 1275) répond la succession des « pluies de grêle » (ou : de bulles de sang).
116Dawe (Studies, p. 260) juge inapproprié, au vers 1279, l’emploi de ἐτέγγετο avec la valeur intransitive (« flowed », Kamerbeek), ne comprenant pas le verbe : « does a shower... get moistened... ? » ; le mot est en un rapport étroit avec ὁμοῦ, il note un épanchement régulier, exempt de violence. Après ὁμοῦ... ἔτεγγoν (v. 1276 s.) : « mouillaient » (les joues, avec le menton, γένει’), la reprise du mot prend, dans l’antithèse, une valeur plus fortement qualitative (le terme est dans Empédocle caractéristique des propriétés régulières de l’élément eau ; cf. fr. 150 B. [= B 6 DK] :... Νῆστίς ϑ’ ἣ δακρύοις τέγγει κρούνωμα βρότβιον) : par l’afflux régulier (du dedans), l’épanchement « avait les qualités du liquide ». Le moyen, dans l’itération, transfère la propriété, de l’effet produit, à l’agent.
117La leçon amétrique αἵματος peut être diversement corrigée ; l’analyse permet cependant de restreindre les possibilités. La correction de Heath, αἱματοῦς (« the least possible change », Campbell), a souvent été acceptée (Wunder, Hartung, Wolff et Bellermann, Campbell, Jebb, Kamerbeek ; Schneidewin et Nauck suivaient Hermann avec αἱμάτων) ; elle a l’avantage certain de ne pas scinder ὄμβρος et χαλάξης, comme le fait la conjecture de Vauvilliers et Porson, ϑ’ αἱματοῦσσ’ (Dindorf, Tournier, Bruhn, Pearson, Masqueray, Roussel), et l’adjonction de τ’ par Triclinius (copulam... a metricis adiectam verisimile est, Hermann), qu’adoptent Elmsley, Mazon-Dain et Colonna (ce dernier sous réserve : recte fortasse, pour αἱματοῦς, dans l’apparat). Il ne faut pas distinguer deux choses, le sang et une autre humeur (diversa sunt μέλας ὄμβρος, humor ex oculis manans, et χάλαξαι αἵματος, grandines sanguinis, id est, crebrae sanguinis guttae, Brunck ; Erfurdt, avec Hermann, renversait les termes, sans doute d’après la distinction qu’établit Thomas, rapportant la double détermination de ὄμβρος à la nature mixte de l’œil : le liquide est « noir », pour le sang, il a la blancheur des grêlons, pour les larmes ; cf. aussi Ellendt, s.v. ὄμβρος, p. 526), le sang et la grêle des caillots (voir par exemple Roussel, Mazon, Longo : « frammenti di carne »), mais réunir en un groupe ὄμβρος et χαλάξης (Wunder : « ein... Hagelregen von Blut » ; Wolff, puis Bellermann ; on rapproche... grandinis imbris dans Lucrèce, VI, 107) ; χαλάξης est pour la matière (une poudre de grêlons ; voir, dans Pindare, χάλαζαν αἵματος, Isthmiques VII, 27) et ὄμβρος, en relation avec ὁμοῦ, pour l’abondance de l’effusion (voir Oedipe à Colone, 1502 s. : ἤ τις ὀμβρία χάλαζ’ ἐπιρράξασα ; « ou bien la charge d’une pluie de grêle ? », et non « de cette grêle mêlée de pluie », Roussel). Dawe (Studies, p. 260), trouvant « a hail-like shower of blood » plus probable (écrivant χαλαζῆς et <σφ’> ἐτέγγετο, avec une valeur transitive) que « a blood-like shower of hail », rend mal, dans la phrase qu’il rejette, et le rapport de ὄμβρος et χαλάξης et celui de χαλάζης et αἵματος. L’averse est « noire » parce que formée d’une « grêle de sang » ; les épithètes sont associées par le sens aux deux bouts de l’expression (chiasme sémantique).
Vers 1280 s
118Les vers ont été exclusivement discutés pour la forme, à cause de l’itération en deux fins de vers successifs, qui a le plus souvent conduit à corriger le premier, parfois à condamner l’un des deux vers, ou les deux, ou une partie de chacun ; il n’est pas facile de dégager des commentaires le sens que les interprètes laissaient à la phrase, avec ou sans interventions. On retenait l’idée d’une culpabilité (voir : « en sont... les auteurs », Masqueray, pour ἔρρωγεv), qui, si tant est qu’on ait considéré la progression de ἐκ δυοῖν à συμμιγῆ, était commune ou partagée.
119L’« homéotéleute » était pour Elmsley (ou Bothe) l’indice d’une glose, le vers 1281 s’étant glissé de la marge dans le texte (e margine irrepsisse videtur, Elmsley). L’itération étant inacceptable, la discussion s’est fixée un temps sur le problème de l’étendue de l’altération et sur les corrections qu’elle entraînait par ricochet. Alors que certains considèrent le distique comme irrécupérable (Wunder, Dindorf, qui motivent leur insertion dans le texte par une lacune préalable dans les manuscrits), Hermann (1823), sur une proposition de Erfurdt, imprime d’abord, pour la fin du vers 1280, οὐ κείνου μόνου, puis y renonce (1833), et, tout en plaçant le texte transmis οὐ μόνου κακά entre crochets, propose soit de fondre les deux vers en un (cf. Hartung, Blaydes : « a probable conjecture »), soit, elegantissime, la correction μονοξυγῆ.
120Pour le premier κακά et son entourage immédiat, des conjectures diverses tentent d’effacer aux moindres frais la répétition : οὐχ ἑνὸς μόνου, Porson, qu’imprime Blaydes ; oὐ μόνου κάτα, Otto, Quaestiones, p. 42 ; Wecklein, Wolff et Bellermann, Jebb, Campbell, Paralipomena, ad v. 1280, p. 116, Earle, Longo ; oὐ μονούμενα, Wilamowitz, 1899, p. 79, Bruhn ; oὐ μόνου κάρα, Pearson, avec ἐς pour ἐκ devant δυοῖν, cf. Willige-Bayer ; Dawe, 1982, obélisant κακά dans l’édition Teubner ; oὐ μόνας κάτα, Roussel, cf. Kamerbeek. Complémentairement, l’itération du vers 1281 a été parfois sacrifiée au profit du premier κακά (cf. Bothe, Meineke, Bergk).
121Quand on maintient la répétition, on la défend par un effet de pathétique ; ainsi Reisig (ad Oedipe à Colone, p. 188 : uulgatam ita defendere conatus est, ut propter cumulata malis mala bis positum putet κακά ; Hermann ajoute : quod vereor ut aliis persuadeat), ou Nauck : « vielleicht soll hier das wiederkehrende κακά dazu dienen, das seltsam Grausenhafte zu steigern », avec μόνῳ pour μόνου de Schneidewin ; cf. Colonna, dans l’apparat : consulto iteravit ; par un conservatisme de prudence, Masqueray ou Mazon-Dain (mais voir l’apparat chez l’un et les autres).
122Si le même mot est repris dans une structure syntaxique parallèle, le second vers doit se différencier du premier. Mais dans les traductions d’un texte laissé en l’état, la méconnaissance de ce fait stylistique entraîne des incohérences ou des omissions (chez Brunck, traduisant différemment chaque fois le mot répété :... ista a duobus, non ab uno tantum, exorta sunt mala, sed viri et uxoris commista calamitas ; de même Masqueray, sans pouvoir traduire ἀλλά : « ces maux, ils en sont l’un et l’autre les auteurs, et le mari et l’épouse ont confondu leur infortune » ; Wilamowitz néglige l’un des deux κακά : « so haben beide, Mann und Frau, vereint das Leid gefunden, das sich jedes suchte »). Le contenu est alors subsumé sous les mots, comme, par exemple, chez Tournier : Oedipe et Jocaste sont représentés d’abord comme auteurs, puis comme victimes (« mais le texte est sans doute altéré »). On voit du même coup que le premier des deux termes renvoie plutôt à la faute, le second au malheur (Mazon rend le premier par « faute », le second par « désastre »).
123Le démonstratif τάδ’, après la longue description de l’acte sanglant qui précède, ne peut désigner que la mutilation d’Oedipe (à l’exclusion donc du suicide de Jocaste) ; or ce malheur qui a « surgi » ou « éclaté » (ἔρρωγεν) provient des deux personnes ; la préposition ἐκ ne note qu’une origine proche, localisée dans l’épreuve subie par l’un et par l’autre, sans considérer ni la culpabilité (« par le fait de tous les deux », cf. « non par sa seule faute... », Mazon, comme d’autres), ni des actes originels qui seraient la cause de la situation présente. Les deux membres suivants, débouchant chacun sur κακά, peuvent être définis comme des attributs résultatifs ; l’un corrige l’autre (oὐ..., ἀλλ’...) : « (si elle a ainsi surgi de la situation de deux personnes), ce n’est pas comme le malheur d’un seul, mais comme un malheur qui s’est imposé communément à l’homme et à la femme ». Le mal que l’on pourrait n’attribuer qu’à Oedipe est bien aussi celui de Jocaste (la recherche opiniâtre de la culpabilité d’Oedipe — voir aussi ad v. 1271-1274 — a pu masquer la portée de la dualité, comme le montre par exemple la remarque formaliste et réductrice de Bruhn : « der Gedanke ist nur herbeigeführt durch die Neigung zur Antithese zwischen den Zahlbegriffen der Einheit und der Zweiheit » ; déjà Schneidewin : « Gegensätze zwischen εἷϛ und δύο hebt die Tragödie »). On peut sans doute, à partir de l’antithèse, justifier l’emploi insolite de la figure de l’itération. L’élément commun met plus fortement en relief la différence, comme si l’on avait deux composés ne se distinguant que par l'un des termes : « non des maux solitaires (pour l'un seulement), mais des maux mixtes de l’espèce (partagée par l’homme et par la femme) ». Certes, Jocaste s’est suicidée ; et les deux malheurs pourraient être considérés chacun dans sa noirceur particulière ; mais la seule mutilation d’Oedipe est comme une prise en charge du suicide, dans son corps de vivant, un transfert que symbolise l’arme empruntée au vêtement de la femme. Le mal qui s’est abattu sur le palais est si absolu qu’un seul acte renferme une horreur redoublée, accrue par sa signification transindividuelle et globale.
124On pourrait être tenté de reconnaître dans ces vers des accents empédocléens, comme ceux que l'on décèle, peut-être plus manifestement, dans les vers suivants (voir ad v. 1282-1285). ἐκ δυοῖν aussi bien que συμμιγῆ (en relation avec « homme et femme »), peut-être μόνου, sont des thèmes de l’anthropogonie des Origines (voir Introduction à l’ancienne physique, p. 216-220, 225 s., et, parmi les fragments, outre 641 B. [= B 63 DK], 652 B., cf. volume III, p. 561 s.). Les références semblent assez frappantes pour qu’on puisse tenter d’interpréter la transposition (et le renversement) : le devenir a atteint un comble, mais ici dans le mal, dans le mélange des deux sexes (alors que l’union est chez Empédocle un point culminant dans la progression de l’Amour).
Vers 1282-1285
125πρίν doit être distingué de παλαιός, avec quoi il fait3 groupe, mais aussi de πάροιϑε. Quand on prend παλαιός pour l’indication d’un passé révolu, la différence avec πρίν ne peut guère être marquée (voir par exemple Earle : « forming a single notion. Either word by itself would have sufficed. The reference is... to the former happiness... », ou les traductions, comme celles de Roussel ou de Mazon : « leur bonheur d’autrefois » ; voir aussi Longo, dans la première des interprétations qu’il discute : « παλαιός... come se si traitasse di un’ epoca oramai lontana »). Aussi a-t-on souvent donné à παλαιός une valeur qualitative : non pas « ancien, révolu », mais « antique, originel » (à savoir : doté de forces originelles). C’était la résurgence de la félicité cadméenne durant la royauté thébaine d’Oedipe (cf. Schneidewin : « ein Begriff, altererbter Segen » ; Jebb : « the old happiness of their ancestral fortune » ; Masqueray ; Kamerbeek en réduit la portée : « ... existing only in the phantasy of the Messenger » ; Longo : « se si intende... come la prosperit à dei Labdacidi... non è ridondante : è l'ὄλβος ’antico’... »). Mais l’option n’est peut-être qu’un compromis entre l’ancienneté et le bonheur. Le mot, dans cet ordre qualitatif, traduit plutôt la continuité, homogène à partir d’une origine, qui peut ne pas être éloignée dans le temps — comme on a, plusieurs fois, πάλαι dans la pièce pour noter un moment proche (« depuis un moment, depuis peu »). La place de δ’, reporté en quatrième position, a pour effet de détacher l’adjectif sur lequel porte πρίν : « qui auparavant était continu ».
126πρίν s’applique ainsi à la période de plénitude dont πάροιϑε dit qu’elle est révolue (« dans le passé ») ; l’on ne distingue pas les points de vue, l’« autrefois », « antérieurement » et le « jusque-là » (cf. πάροιϑε μέν, vῦv δέ), on n’évite pas la tautologie (« le bonheur d’autrefois — « which they had till lately », Jebb — était autrefois » ; cf. Longo : « il πάροιϑε ripete il πρίν variandolo »). « Le bonheur », tel que l’ont connu Oedipe et Jocaste, qualifié comme il l’est, dans la continuité qui existait auparavant, « c’était jusque-là (avant que le malheur ne se soit déclaré) un bonheur dans le vrai sens du terme (δικαίως, cf. Jebb, Earle ; l’adverbe porte sur la formulation plus que sur l’affirmation, si bien que « für wahr », Wilamowitz — « en vérité », Masqueray, qui le suit —, ne rend pas la valeur) » (ce n’est pas « logiquement » : πάροιϑε µὲv ἦν, Earle, mais : « c’était bien, dans le passé,... »). On peut de l’équation, insistant sur l’identité (« tel qu’il était, le bonheur était le bonheur », ὁ... ὄλβος ἦν... ὄλβος), tirer le défaut de toute négativité, si bien que la phrase, qui dit la plénitude dans sa forme fermée, s’oppose aussi, comme type de proposition, à l’énumération ouverte qui lui fait suite.
127vῦv δέ ne fait pas double emploi non plus avec τῇδε ϑἠμέρᾳ (« redondance oratoire », selon Roussel ; le deuxième terme est introduit pour l’équilibre des phrases, après πρίν et πάροιϑε, Schneidewin ; les deux termes sont réunis en un seul groupe, selon Nauck : vῦv τῇδ’...). Si νῦν oppose le présent au passé (voir ci-dessus), « ce jour », dans la tradition épique des « jours », marque un aboutissement : toute cette plénitude était vouée à la rupture, elle s’est ouverte à l’irruption du mal — et pourtant rien ne le laissait présager, tellement le bonheur était justement nommé. La tension la plus ferme, contenue dans les limites d’une identité, éclate ; elle couvrait la dispersion.
128L’accumulation du mal est tracée par la figure de l’énumération (quatre substantifs, qu’il n’y a pas lieu de regrouper syntaxiquement en deux paires, comme le fait Earle ; sémantiquement, dans le premier et le dernier, on a plutôt des effets de la calamité, ἄτη et ϑάνατος) ; les noms sont d’autant plus interchangeables, et la série plus ouverte, qu’ils débouchent sur une formule qui inclut toutes les autres figures de la noirceur, susceptibles d’illustrer la liste : ὅσ’ ἐστὶ... ὀνόματ’ (cf. Bruhn), si bien qu’à partir de la formule d’élargissement les termes énumérés recouvrent la fonction d’exemples relevés dans une totalité extensible : κακῶν... πάντων... οὐδέν... Des deux constructions indiquées par Longo, l’une seulement, où κακῶν... πάντων, génitif partitif avec οὐδέν, est déterminé par la relative ὅσ’ ἐστὶ... ὀνόματ’, doit être retenue — que gagnerait-on à entendre en même temps ὅσ’ ἐστί sans ὀνόματα ? Le mal abrite autant de « maux » distincts qu’il y a de noms pour les identifier. Le nom est distinctif. Il n’y a pas lieu de sous-entendre un τούτων avec οὐδέν, si l’on voit dans le génitif la reprise et la « continuation » de l’énumération, qui peut être considérée comme une prolepse au nominatif ; en tout cas, il semble préférable de ne pas reprendre ὀνόματα dans οὐδέν, si les « noms » ne sont qu’une marque pour chacune des unités que l’on discerne dans le faisceau des maux. Les auteurs ont beaucoup insisté sur une forme d’identification archaïque du nom et de la chose (voir Campbell, Jebb : « ὄνομα... standing for κακòν ὀνομαζόμενον » ; Earle : « πάντων τῶν κακῶν ὀνόματων...» ; Kamerbeek : « <τούτων> οὐδὲν <ὄνομα> ἄπεστιν. ὄνομα is identified with the thing designated by it » ; cf. Roussel : « le nom... magiquement lié à l’objet qu’il désigne » ; Dawe) ; or il n’est d’abord question que de la chose : les « maux » ; la formule est comparable à celle qui, dans la bouche d’Oedipe, montre le noir avenir qui attend ses filles (τί γὰρ κακῶν ἄπεστι ; v. 1496) ; les noms reconstituent la puissance du langage, dissociant les catégories ; il fournit sa matière à l’amplification qui, à son tour, rappelle l’outil qui lui permet de représenter l’abondance et la diversité des calamités.
129Le bonheur était désigné par un nom unique, et par l’adéquation parfaite de ce nom à la plénitude (a. = a.) ; pour la catastrophe, le messager énumère tous les aspects du malheur (b. = n.). L’horreur est évoquée par la prolifération. Ainsi cette forme du « catalogue » se trouve dans le foisonnement du mal produit dans la descendance de l'hybris, chez Eschyle (Agamemnon, Deuxième Stasimon, 767-770, avec la même absence de liaison entre les mots, à l’exception de δαίμονά τε, où le texte est douteux ; voir P. Judet de La Combe, Agamemnon 2, p. 116-122). Tout ce qu’on peut « dire » du mal est là, dans la catastrophe présente ; mais le catalogue reste ouvert, comme le multiple est par définition insaisissable. Le mal ne se consume pas dans la richesse du langage.
130Concluant sur le revirement qui s’est produit dans le palais, le narrateur oppose la plénitude du passé, couverte par un seul mot, à l’irruption de toutes les forces du mal. Le point de vue, avec l’expérience immédiate du renversement qu’il communique, rappelle le récit du messager dans le Second Episode de l'Agamemnon, situant également les événements dans le cadre du renversement de la fortune (voir Agamemnon 2, p. 145 ; J. Bollack, « Le désordre cosmique », 1982, p. 153-155).
131Le contexte d’un discours situé n’empêche pas de comparer ce qui pourrait, bien que détourné de sa signification propre, être le « modèle » qui confère à l’antithèse toute sa vigueur formelle, l’opposition d’une plénitude concentrée (voir la sphère d’Empédocle) et de son éclatement, avec le surgissement de toutes les forces de la destruction ; voir l’énumération des puissances qui hantent la prairie d’Atè : ἔνϑα Φόνος τε Κότος τε... (fr. B 121 DK des Catharmes).
Vers 1286-1296. Avant l’apparition
Le Chœur veut savoir ce qu'Oedipe fait à présent (v. 1286). Plus près du palais, et entendant les cris, le messager fait connaître aux Thébains la volonté du héros de se montrer à eux, pour que toute la ville voie le parricide et le meurtrier de sa mère (v. 1287-1289) ; outrageant les lois du sacré et la piété du serviteur (v. 1289), il clame qu’il se jettera hors du pays, en application de la malédiction qu’il a lui-même proférée, et qu’il ne consentira plus à rester en maudit à l’ombre du palais (v. 1290 s.). Mais le cri est tout ce qui reste de lui-même ; il n’a ni force ni guide, tant le mal est intolérable à porter pour qui que ce soit (v. 1292 s.). La vision s’approche : les portes s’ouvrent, le spectacle sera présenté aux yeux qui le considéreront, tel que la pitié combattra le dégoût (v. 1294-1296).
Vers 1286
132Plusieurs manuscrits, dont L et A (cf. Jebb, Pearson), portent l’interrogatif τίνι, que commente le scholiaste : oἷov ἐν ποἱᾳ διατριβῇ (peut-être ne donne-t-il pas à σχολῇ ce sens, comme le pense Campbell ; il tire de la différenciation entre espèces qu’implique τίνι l’idée d’une activité). Quant aux modernes, ils s’attendent à ce que le coryphée demande des nouvelles du mutilé, et ils fixent σχολῇ dans le sens de « soulagement » : « e ora... trova una qualche tregua ai suoi mali ? » (Longo), retenant l’indéfini, introduit par Elmsley : ut legendum viderat Mudgius (le choix a dominé dans la tradition anglaise ; voir aussi Campbell, H. Young, Jebb, Earle, Pearson, Dawe ; mais aussi Tournier, Wilamowitz, Masqueray, Roussel, Mazon-Dain, Kamerbeek ou Colonna). Le messager, au vers 1287, répondrait : « non, il n’a pas trouvé de répit, il est toujours aussi agité ; voici qu’il crie... ».
133Hermann fait pourtant une bonne analyse de la phrase dans le contexte : la réponse du messager (v. 1287) montre que le coryphée l’a interrogé, non sur le mal ni sur l’état d’Oedipe, mais sur ce qu’il faisait :... qua in pausa mali est, admettant que la rémission a eu lieu ; la nature de la réponse montrerait quel usage il fait de la liberté d’action qu’il a retrouvée (l’interrogatif a été conservé presque exclusivement dans la tradition allemande du XIXème siècle : après Brunck, Meineke et Hermann, Wunder, Dindorf, Hartung, Bergk, Schneidewin, Nauck et Bruhn ; Wolff et Bellermann ; il a été abandonné depuis). σχολῇ κακοῦ ne note pas étroitement la cessation ou le soulagement — Oedipe d’ailleurs n’est pas soulagé (voir les vers 1307-1311) —, mais plus largement « le temps » que laisse le mal dans la rémission.
134La question du coryphée se situe ainsi au-delà du récit, qui a dit le mal jusqu’à son terme. Le rapport est achevé. Dans la logique d’une continuité, le Chœur introduit un point de vue qui dépasse l’évocation ponctuelle de la rupture à laquelle le messager a assisté ; il faut alors admettre qu’à partir du vers 1287, le messager décrit une situation qui répond à cette interrogation, conduisant plus loin.
Vers 1287-1291
135L’expression τòν μητρός semble incomplète. Depuis les Byzantins, l’interruption est analysée comme une figure d’aposiopèse par pudeur (σιγᾷ δὲ τοῦτο διὰ τò αἰσχρόν, καί φησιν ἀνόσιον, ἄρρητον εἶvαι, Moschopoulos ; cf. Thomas : φϑορέα δηλονότι · εἰκότως δὲ ἀπεσιώπησεν ὑπ’ αἰδοῦς), et rapprochée des exemples de « réticence », notamment de la comédie (Guêpes, 1178, où le personnage est interrompu ; Oiseaux, 442), dont l’effet n’est peut-être pas comparable.
136Il ne serait pas sans intérêt pourtant de se demander en quoi le terme passé sous silence, auquel le messager se référerait indirectement comme à une chose impure avec οὐδῶν ἀνόσι’, serait plus « imprononçable » que les horreurs qui ont rempli tout son récit, ou, dans la même phrase, ce qui distinguerait aux yeux du serviteur de πατροκτόνον, qu’il énonce, un mot comme « époux » (incestueux, « ἄνδρα, or πόαιν… », Blaydes), voire même « souillure », τòν μητρòς μιάστορα (Moschopoulos ; « or something like that », Kamerbeek ; Longo).
137La critique a combiné un phénomène syntaxique, un raccourci de l’expression, avec un jugement (négatif) sur l’énonciation (cf. ῥητά), de façon à obtenir l’aposiopèse. Mais, d’une part, l’expression raccourcie est élucidée par l’adjectif voisin ; en même temps, la suite (ὡς...) a besoin de la formule apotropaïque (οὐδῶν...) qui précède (voir ci-dessous). Le génitif μητρός, avec la reprise de l’article définitionnel, τὸν..., τὸν..., qui insiste en anaphore (voir Moorhouse, Syntax, p. 144, sur l’effet de citation du tour : « the effect is as if to quote the description as it was spoken », mais non sur l’interprétation : il complète également : « the [ravisher] of his mother »), est sur le même plan qu’un premier terme de composé : πατρο-, avec lequel il forme un « paradigme » : πατρο-, μητρός : « et de la mère aussi ». Le terme complémentaire de « tueur » est facile à suppléer (cf. Thomas : φϑορέα). Le composé est suffisamment analysé dans sa syntaxe pour que ses éléments puissent être repris dans la variation, le déterminé (en facteur commun) par ellipse et le déterminant comme complément adnominal ; μητρός recouvre πατρο- (voir, pour l’autonomie des termes, des figures comparables étudiées dans le commentaire des Origines d’Empédocle, III, p. 319, 423 s., 519 ; et l’analyse de P. Judet de La Combe, Agamemnon 2, p. 34, en particulier pour la liberté dans l’emploi syntaxique des éléments). Oedipe n’a pas moins tué sa mère, par son suicide, sans épée (v. 1255). De façon différente, mais comparable, la rétrospective du monologue présente l’union avec Jocaste comme un autre meurtre de Laïos (voir ad v. 1401-1403, et ci-dessus, ad v. 1176 et 1185, p. 767 s. et p. 773). Ainsi le tabou sexuel de l’inceste (dont la particularité joue un si grand rôle dans l’interprétation freudienne du refoulement) est au second plan. La liaison avec la mère, traitée par Jocaste comme un phénomène onirique normal (v. 980-982), est considérée comme un attentat à la succession naturelle des générations, comme la prolifération monstrueuse qui culbute la procréation. C’est pourquoi l’inceste est un meurtre plus grave que le meurtre. Dénaturée, la relation sexuelle elle-même ne compte pas.
138Ce qu’on a pris pour une réticence pieuse est en fait une amplification qui prélude au discours qui suit, et met au jour le trouble du serviteur du palais ; ce qui échappe lorsque, sur le plan grammatical, αὐδῶν, comme on a vu, est utilisé dans l’euphémisation, et que les interprètes rattachent alors la participiale ὡς... ῥίψων..., οὐδ’... μενῶν..., comme une causale (quippe qui certus sit..., Brunck ; cf. Bruhn, Kamerbeek) ou comme une finale (« as purposing to cast... », Jebb ; ou Longo), à βоᾷ, du vers 1287 (voir Schneidewin, Nauck et Bruhn ; Blaydes, Wolff, repris par Bellermann, etc.), en rapportant directement l’exhibition du meurtrier (δηλοῦν τιvα τοῖς... Καδμείοισι...) à sa volonté d’expatriation, ὡς et le style indirect (cf. Earle : « ’as though intending to cast’... informai oratio obliqua » ; ou Mazon : « il parle — ὡς —’en homme qui...’ ») traduisent alors la motivation de l’apparition sur scène : le spectacle de sa personne mutilée est un stratagème qui assure la progression dramatique, et que justifie le besoin d’obtenir un traitement particulier. Masqueray (p. 188, η. 1, critiqué par Reinhardt, Sophokles, p. 272, η. 1 de la p. 140 ; trad. franç. p. 176, n. 29) va plus loin : le scénario est un prétexte, ménagé par Sophocle, l’essentiel est dans la mise en scène (« ce n’est là, au fond, qu’un prétexte qui justifie l’entrée en scène de l’aveugle. Le scholiaste a raison de souligner l’adresse du poète. Et le malheureux qui s’est, sans le savoir, chargé de malédictions, ne doit-il pas, sous les yeux mêmes des spectateurs, vouloir prendre le chemin de l’exil ? »). Or, l’apparition ne commande pas le discours, pour « situé » qu’il soit ; le discours ne commande pas non plus l’apparition, qui a sa signification autonome.
139Se montrant aux Thébains sur la place publique, en auteur de la souillure, Oedipe réclame un rôle, celui de paria. Dans le discours rapporté, il répète en paroles un dépassement déjà accompli : la souillure qu’il est, sortie de l’espace protecteur de la maison qui la cachait (voir Créon, v. 1429-1431), demande à être arrachée à l’en-deçà du palais, et transportée dans un au-delà, n’importe où, loin de Thèbes. Si le spectateur jouit du malheur ou de la « passion » du héros, c’est comme une transgression que ce spectacle lui est offert.
140Mais ὡς... dépend de αὐδῶv : « disant des choses impies..., à savoir qu’il allait, ou voulait... » (cf. Moorhouse, p. 318, pour ὡς et le participe après « dire », et p. 211, pour la valeur du participe futur). Roussel, rapportant pourtant le participe au mot manquant : « préférant des paroles... que je ne puis redire », et commentant la réticence par l’effet supposé produit par un terme vulgaire, ou obscène, « souvent énorme... dans un passage où l’émotion est à son comble » (et qu’il ne juge pas déplacé ; voir aussi Kamerbeek sur le grossissement dû à la réticence), est comme porté par le mouvement du texte à ajouter : « αὐδῶν... qui se rapporte à ce qui précède, accroche aussi, pour ainsi dire, le ὡς qui suit », tout en refusant explicitement d’en accepter la conséquence pour l’interprétation : « ὡς ne saurait développer ἀνόσια : il n’y a rien d’impie à dire qu’on va s’exiler. Mais il résume les intentions qui sont incluses en somme dans αὐδῶν » (voir ci-dessus). Or ce que le serviteur ressent comme « impie » (plutôt qu’« impur », Kamerbeek, appliqué à l’obscénité), c’est que le paria ne se soumette pas à l’usage qui enferme le monstre dans les oubliettes de la famille (cf. v. 1429-1431) et que, frappé par sa propre malédiction (τὸν ἄνδρ’ ἀπαυδῶ…, v. 235-241), il s’y soustraie. οὐδὲ ῥητά μοι ne désigne donc pas le tabou, la remarque concerne la situation concrète où se trouve le serviteur, pour qui la conduite du maître, dont il doit parler, est difficile à reproduire (« et qu’il est même à peine possible de reproduire »). Ainsi le messager traduit dans son langage la fin de son rôle.
141Kamerbeek fait à juste titre de δόμοις un locatif, contre Jebb, Earle ou Bruhn (voir aussi Moorhouse, p. 87). Ce n’est pas que la construction avec le datif complément de ἀραῖoς (« étant une malédiction pour ») ne soit pas attestée (voir Médée, 608 : δóμοις, ou Iphigénie en Tauride, 778 : δώ μασιν ; cf. Eschyle, Agamemnon, 237), mais, après l’exécration, la valeur absolue : « qui est sous le coup de la malédiction », est thématique dans la pièce (voir ad v. 276 ; cf. v. 644). Les auteurs qui traduisent comme Wilamowitz : « fluchbringend, wie er selbst den Fluch sich sprach », n’expliquent pas la relation entre l’effet supposé et les termes de la malédiction à laquelle ὡς ἠράσατο se réfère (cf. v. 251 : ἅπερ... ἀρτίως ἠρασάμην) ; aussi Bruhn considérait-il, non sans logique, que la subordonnée était corrompue (voir aussi Earle : « Oedipus had not uttered the imprecation here presupposed », renvoyant sans raison aux vers 269-272 ou 246-251, voir ad l. ; la référence est aux vers 236-241). La portée, cependant, du réemploi ne peut être saisie qu’à la lumière de l’auto-exclusion prononcée, dans l’exécration, contre le meurtrier qui ne s’est pas déclaré. Sortir de la maison, c’est quitter l’espace où la malédiction confine le coupable. Oedipe ne s’expose pas à l’ἀρά en quittant la maison (« ... abbandona la sua casa appunto per sfuggire all’ἀρά », Longo, envisageant un emploi proleptique de l’adjectif), il passe outre. οὐδ’ ἔτι... développe comme la conséquence de la décision de s’expatrier (« et donc ne plus, comme il le faudrait, s’exclure dans l’enceinte de la maison »).
Vers 1292-1296
142En serviteur qui, sortant du dedans, porte aux gens du dehors le commentaire du palais, le personnage-charnière qu’est le « narrateur » dédouble l’action ; il la parle au moment où elle se fait. La sortie d’Oedipe s’organise autour d’une opposition marquée entre sa force (v. 1287-1291) et sa faiblesse (v. 1292-1296). Le cri (βoᾷ διoίγειν..., v. 1287 ; cf. v. 1252) proclame l’indestructibilité de sa personne. Il est encore Oedipe ; et sa visée le conduit au-delà des frontières de la ville et des liens de l’imprécation (voir ad v. 1287-1291).
143Cependant (cf. γε μέντοι, qui introduit un argument contraire), son impuissance n’est pas moins grande (les deux mouvements de l’Exodos, le mal et son acceptation, d’une part, la résistance obstinée contre Créon, d’autre part, sont préfigurés dans l’ordre inverse). Il est privé de sa force ; il dépend d’autrui. Impossible d’admettre que, dans le volet antithétique, cette première phrase, étant donné l’état qui est le sien, comporte une demande. Une proposition aussi lâchement raccordée n’entrerait pas dans l’économie du dialogue. Le manque (δεῖται) est constaté ; il n’exprime aucune exigence. Oedipe n’a pas de force, il n’a pas de guide. Le délire lucide qui lui ouvrait la voie durant l’anabase qu’est l’irruption dans le thalamos (v. 1261 s.) cède la place à un vertige quand il franchit les portes du palais (πυλαῖς... et κλῇϑρα de la chambre, v. 1261 s. ; κλῇϑρα πυλῶν du palais, v. 1294, cf. v. 1287). Pour pénétrer, il était conduit (cf. ὡς ὑφηγητοῦ τινος, v. 1260), pour sortir, il est seul (προηγητοῦ τινος δεῖται, v. 1292 s.).
144Ni l’hendiadyn ni le zeugma ne rendent compte du sens des vers 1292 s. ; la recherche de ce genre de figures l’a même obscurci. Dès Moschopoulos, on a assimilé le sens de ῥώμης à celui de προηγητοῦ ; ce dont Oedipe « a besoin », c’est de la force d’un homme pour le soutenir : βοηϑείας (cf. Thomas : στηρίγματος, repris par Earle : « = στηρίγματος..., ’support’ », avec un renvoi Iphigénie à Aulis, 617 ; auxilio... et ductore aliquo indiget, Brunck ; Wunder : forti auxilio alicuius ; cf. Blaydes, ou Mazon : « ... il a besoin d’un appui étranger, il a besoin d’un guide »). Wolff, repris par Bellermann, spécifie : « ῥώμης τινός, nämlich ἄλλου » (cf. Earle : « τινoς : with both nouns »), mais « le sens de : secours musculaire fourni par autrui doit être bien rare » (Roussel). Si ῥώμης dénote la force, défaillante, d’Oedipe, il n’y a plus d’hendiadyn, et les deux termes, la « force » et le « guide », ont chacun leur signification. Aussi certains interprètes construisent-ils le verbe dans deux acceptions différentes : « manquer (de forces) », mais : « avoir besoin (d’un guide) » (voir la traduction de Jebb : « howbeit he lacks strength, and one to guide his steps » ; plus explicitement Longo : « il δεῖται è in zeugma semantico...’gli mancò la forza’— quasi un ἄρρωστος... —... ’ha bisogno di una guida’ », avec la réserve de l’hendiadyn : « a meno di intendere ῥώμη nel senso di’aiuto’ », voir ci-dessus). Si Oedipe n’a pas de guide, mais qu’il est dans un état défini comme celui où le guide « lui ferait besoin », le problème de la double construction ne se pose plus, ni l’inconvénient que note Roussel de voir l’apparition du monstre précédée, et comme amoindrie, par un accompagnement quelconque (même si Tirésias, dans un passage qui n’est pas « parallèle » malgré l’emploi du même mot : τοῖϛ τυφλοῖσι γὰρ αὕτη κέλενϑος ἐκ προηγητοῦ πέλει, Antigone, 989 s., est accompagné, quant à lui).
145L’absence d’un conducteur ne manque pas d’être expliquée ; la justification qui suit ne porte pas sur le besoin, elle montre l’impossibilité de satisfaire à ce besoin, accroissant l’effet d’impuissance. La répulsion qu’inspire le héros est telle que nul ne pourrait l’approcher pour porter avec lui son mal et lui servir de soutien. Le comparatif « au-delà du tolérable » (ἤ, comme on a en prose ἤ ὥστε, cf. Jebb, Longo, Dawe ; Moorhouse, Syntax, p. 173) a une valeur superlative, ce que les modernes ont souvent méconnu pour développer librement leur lecture de la phrase précédente. Un sujet (αὐτόν) est introduit implicitement (cf. Earle : « ’too great to bear alone’is, of course, the meaning », et les traductions de Wilamowitz, Masqueray : « trop grand pour qu’il le supporte » ; Pfeiff ou Longo : « è tale che da solo egli... »). D’autres (comme Blaydes ou Jebb, cf. Roussel, Dawe) ont rapproché des exemples pour étayer la valeur absolue du tour, mais sans reconnaître, il semble, la fonction de l’hyperbole. L’horreur est intolérable, littéralement, au point d’effrayer son entourage.
146La frayeur (répandue, comme un effet) est reprise dans la phrase suivante ; le « tableau » en mouvement qu’est le héros aura franchi les portes, avec l’accompagnement de la voix du présentateur. Ce qu’il est impossible de voir s’impose à la vue. Ce qu’on ne souffre pas de voir est vu. Devant tant d’horreur, dans le paroxysme de l’émotion tragique, une passion contraire l’emporte. Brunck, à la suite de Moschopoulos ou Thomas (τὸν μισοῦντα αὐτόν), a pris στυγοῦντα comme sujet : vel hosti misericordiam moveat — spectaculum — (voir aussi Bothe, Schneidewin, Nauck et Bruhn, Bellermann, Tournier ou Mazon : « qui apitoierait même un ennemi » ; cf. Kamerbeek, Cameron, The Identity, p. 111, ou Dawe). On cite Ajax, 924, qui n’est peut-être pas comparable ; on invoque la sagesse populaire (« die Volksmoral setzt es als selbstverständlich voraus, dass der Feind über das Unglück des Feindes Schadenfreude empfindet », Bruhn ; cf. Longo). L’ennemi n’a pas de place ici, autour d’Oedipe. En faisant de καί στυγoῦντ’ une participiale à valeur concessive : « such as even while hating the sight, one cannot choose but pity » (Campbell, mieux que Jebb : « even he who abhors it must pity » ; le « toi » que l’on entend avec le participe n’est pas générique, ni l’équivalent d’un τινα ; cf. σoί, εἰσόψει), on manque sans doute le dépassement résultant d’une coïncidence des sentiments ; la pitié rejoint la répugnance et doit s’imposer contre elle.
147Thomas prend Oedipe pour le sujet (mais glose ἑαυτόν). Les modernes, le plus souvent, l’ont suivi ; voir Brunck : ostendet autem et tibi (puis Wolff et Bellermann, Jebb ou Earle, Wilamowitz, Willige-Bayer, Schadewaldt, Pfeiff ou Dawe, en spécifiant parfois que νόσημα doit être pris pour complément, cf. Dawe : « ... with the object, the insupportable νόσημα »). Quand le complément était moins précis (cf. par exemple Wolff et Bellermann : « τάδε... Objekt ist der Inhalt von 1292 f. », à savoir l’impuissance), on pouvait se dire qu’il était indifférent qu’Oedipe fût le sujet ou que δείξει fût un impersonnel (aussi certains ont-il estimé que le point était indécidable ou sans importance ; voir Dindorf, Schneidewin, Nauck et Bruhn, Tournier). Mais si l’on tient compte de l’absence de sujet et de complément exprimés, si l’on considère que τὸ γὰρ... explique δεῖται, et si le contenu propre n’est pas tant l’impuissance du héros que le spectacle lui-même, dans son horreur (avec les réactions contradictoires qu’il provoque, cf. v. 1296), on peut préférer voir dans δείξει un impersonnel, et rapprocher l’idiome que l’on trouve, avec αὐτό, chez Platon (voir Hippias majeur, 288b : αὐτὸ δείξει ; cf. Théétète, 200e), sans sujet exprimé dans Grenouilles, 1261 : δείξει δὴ τάχα, « la chose sera claire tout de suite » ; Jebb, optant pour Oedipe comme sujet, fournit cependant les éléments de l’autre interprétation, ajoutant les emplois d’Hérodote : διέδεξε (II, 134,3), δηλοῖ (ΙΙ, 117 ; cf. LSJ, s.v. δηλόω, II, 2 : « impers. δηλοῖ, = δῆλόν ἐστι) ; cf. Roussel : « le sujet..., c’est λόγος, αὐτό... Puis même ce sujet vague est omis » ; il n’a pas tort de dire qu’Oedipe n’a pas « l’intention de venir montrer combien il a besoin de secours ». L’impersonnel semble avoir été retenu aussi dans les paraphrases de Moschopoulos (δεδείξεται ὁποῖός ἐστι) ou de Planude (φανερώσει τò πρᾶγμα ἑαυτόν ; de même Campbell ou Longo ; Kamerbeek, n’excluant pas, pourtant, qu’il faille sous-entendre τò νόσημα, avec un δείξει intransitif, p. 240, n. 1).
148Ainsi disparaît dans la dramaturgie de la pièce l’« utilité » qu’est le guide, ou les guides (cf. Bellermann ; Jebb, p. XXIII : « presently Oedipus is led forth » ; Bruhn : « von einigen Dienern geführt, betritt der geblendete Ödipus die Bühne » ; etc.). Oedipe sort seul, en titubant (voir ad v. 1307-1311 et 1313-1318).
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