Quatrième stasimon
V. 1186-1222
p. 775-818
Texte intégral
Vers 1186-1222
Mesurées à la plénitude du bonheur divin, les vies humaines, quand on en fait la somme, si nombreuses qu’elles se comptent dans la succession des générations qui remplit l’histoire, pèsent le poids du néant à peu de choses près (v. 1186-1188). Pas un homme en effet dont la béatitude, quand elle lui échoit, ait une grandeur qui s’étende au-delà de l’éclat de ce qu’on voit de lui et ne disparaisse comme il s’est montré (v. 1189-1192). Le destin d'Oedipe est le paradigme de cette quasi-absence (v. 1193-1195) et sert d’aune au néant. Sa victoire sur les forces de l’au-delà, sur la vierge ravisseuse par la griffe et par le chant, lui a conquis le titre de roi de tous les Thébains, en dressant le rempart de la cité contre l’assaut de la mort (v.1196-1203).
La deuxième strophe entre dans le malheur particulier d’un revirement atroce. Si grande était la gloire, si profond est le désastre dans l’opinion (v. 1204-1206). Fils et père, dans le lit de la reine, il est allé, sans épouse, jusqu’au bout de la continuité patrilinéaire de l’endogamie (v. 1207-1212). Son crime ne lui appartient même pas, ni sa position de père, issue de sa position de fils, ce qui fait que le mariage avec Jocaste, après si longtemps, se révèle nul (v. 1213-1215). La contradiction du destin d’Oedipe se réfléchit dans le contraste des sentiments du Chœur : à l’allégresse que son triomphe inspirait ont succédé les cris. La douleur s’exaspère de la conscience de ce changement (v. 1216-1219). Il y avait une duperie dans la joie du salut — Oedipe dans sa gloire n'apportait que le souffle d’un répit. Le sommeil est l’illusion d’une perpétuité rassurante, et le réveil découvre la vérité de la ruine et de l’engloutissement (v. 1219-1222).
Vers 1186-1188
1Le problème syntaxique que pose la première phrase tient essentiellement à la difficulté d’intégrer le participe ζώσας. Dans les traductions, il est superflu : « je ne vois en vous qu’un néant » (Mazon). Tournier et Roussel le prennent pour un équivalent de οὔσας (cf. Jebb : « a more forcible substitute for οὔσας ») ; on fait alors, pour en diminuer la portée, de ἴσα καὶ τò μηδέν (quand on analyse le rapport du groupe avec ζώσας ; en fait, prenant ἐναριϑμῶ pour un équivalent de « regarde comme », on fait souvent comme s’il pouvait directement dépendre du verbe : « je vous regarde comme combien peu ! », ou « — pour rien » ;cf. Wilamowitz : « gleich dem Nichts acht’ich der sterblichen Menschen Geschlechter » ; Masqueray ; cf. Longo) le complément d’objet interne de ζώσας (ainsi Hartung, Blaydes, Bellermann, Jebb), en ne retenant que l’équation : la vie des hommes, un rien (« how I estimate your life as nothing ! », Blaydes) ; ζώσας est comme surajouté (Earle croise le prédicat ίσους και το μηδέν d’une deuxième phrase d’un contenu équivalent : ἐν τοῖς μηδὲν ζῶσιν ἀριϑμῶ). D’autres interprètes, pour valoriser le terme, l’ont détaché comme une apposition à ὑμᾶς : « tant que vous vivez » ; ainsi Brunck (comme Moschopoulos et Thomas) : quamdiu vivitis (voir aussi Solger ; Schneidewin : ὅσαιπερ ζῆτε, cf. Ajax, 126 ; Nauck ; Wolff ; Campbell ; ou Schadewaldt, Pfeiff ; Longo : « mentre siete in vita » ; Dawe ne se décide pas entre les deux constructions) ; « vie » est alors pris pour le chiffre de la fragilité, selon l’adage de Solon (cf. Bellermann, Campbell, Kamerbeek, Longo) : le revirement et l’instabilité sont l’apanage ou la vérité de l’existence humaine. Le participe fait intervenir comme une cause : étant donné ce qu’est la vie des hommes, ou bien accentue (en relation avec la phrase suivante) l’opposition entre l’apparence (de bonheur) et la réalité du néant (cf. Nauck : ζὠσας « fait ressortir le contraste entre l’apparence et la réalité » : « lebend, aber ein Nichts » ; cf. Hartung ; mais Jebb, avec l’autre construction, commente de même : « living a life which is no life »).
2Kamerbeek combat l'analyse de Jebb, et défend l’apposition (« while you live »), mais sans autre argument que la référence à l’instabilité (« personne n’est heureux dans sa vie, à savoir : avant d’être mort »), ce qui n’est peut-être qu’un moyen de justifier une construction. Le scholiaste cite deux « passages parallèles » de caractère général sur l’inanité de l’existence humaine, Ajax, 125 s., et Pythiques VIII, 95 s., qu’on invoque comme canoniques ; les hommes sont définis comme choses sans consistance, « simulacres » (εἴδωλα), « une ombre sans poids » (κούφην σκιάν), dans le premier, « rêve d’une ombre », dans le second (σκιᾶς ὄναρ ἄνϑρωπος), emportés par les altérations de l’heure (cf. ἐπάμεροι et les vers 92-94, chez Pindare). Ulysse, contemplant le spectacle offert par Ajax, découvre dans les effets du délire une fragilité dont il ne s’exclut pas, liée à la condition humaine : ἡμᾶς..., ὅσοιπερ ζῶμεν (la relative a contribué à faire préférer dans Oedipe Roi la construction de ζώσας en apposition). L’analogie de ces passages conduit à voir dans τò μηδέν un équivalent de l’ombre ou du simulacre, un « quasi-rien » (ἴσα καὶ τò μηδέν), et la souveraineté du changement est alors inférée de ζώσας. Mais si c’est plutôt l’absence de durée qui est au centre, comme il ressort du contexte (cf. v. 1191 s., 1206), et de la référence, exprimée dans ἰὼ γενεαὶ.., au discours de Glaucos sur la voracité du temps, engloutisseur de générations humaines, οἴη περ φύλλων γενεή (Iliade VI, 146 ; cf. Kamerbeek ou Dawe ; voir aussi le vers 149 : ὡς ἀνδρῶν γενεὴ ἡ μὲν φύει, ἡ δ’ ἀπολήγει), on choisira la construction avec ἴσα... comme complément d’objet interne, non plus alors comme un simple substitut, syntaxiquement plus satisfaisant, de l’ombre (voir Jebb : « how mere a shadow do I count your life ! ») : le temps que les hommes ont à vivre est pour ainsi dire rien. On a ζώσας, et non pas οὔσας, parce que l’inconsistance traduite par τò μηδέν réduit la « vie » à rien ; le participe garde son sens plein de vie vécue : les hommes, tant qu’ils sont, dans la succession des générations (γενεαί), ne « vivent » pour ainsi dire pas ; le Chœur est face à la somme du vécu au cours des âges, puis il confronte la fuite avec le temps rempli qui fait l’existence des dieux. On comprend ainsi le « compte » dans ἐναριϑμῶ (dont on ne parvient pas à faire état quand τò μηδέν est le résultat d’une comparaison : vous, le rien ; voir les traductions de ἐναριϑμῶ : « dein Leben, wie soll ich’s nicht als Scheinleben erachten », Hartung ; ou Pfeiff ; Bruhn s’était même servi de ἴσα... ἐναριϑμῶ pour faire syntaxiquement de « vous » et de « rien » les termes d’une équation, malgré l’ordre des mots : « wie sehr stelle ich euch [ὑμᾶς]... und das Nichts [καὶ τò μηδέν] als gleichwertig [ἴσα] in Rechnung ! »). C’est à l’ensemble des générations que le Chœur étend son évaluation (ὑμᾶς = γενεαί) ; comme le montre la fortune d’Oedipe, la plénitude d’un temps soustrait à la fugacité (cf. εὐδαιμονίας, v. 1190 ; μακαρίζω, v. 1195 ; εὐδαίμονος ὄλβου, v. 1198), si l’on en prend la mesure, dans le domaine des hommes, « ne monte à rien », manque à la somme. Le bonheur d’Oedipe est paradigmatique de toutes les plénitudes ; Thomas a bien vu que le calcul s’appliquait à une totalité, reformulant sa paraphrase par ἅπαντας τοὺς ζῶντας ἀνϑρώπους οὐκ ἄλλο τι ἥγημαι ἢ οὐδέν (pour Moschopoulos, ne vivant pas, ils sont comme morts — des cadavres : ἐπ’ ἴσης... καὶ τò μηδέν, τοὺς νεκρούς).
Vers 1189-1192
3Trois traductions ont été proposées pour δοκεῖν. (1.) L’option de Blaydes est isolée ; à « apparence », selon les scholies (voir ci-dessous), il préférait in gloria versari, d’après Musgrave (Hermann, ad v. 1191, reproduit l’interprétation de Musgrave, mais il traduit, ad v. 1192, quam ut videatur sibi...) : sic transit gloria mundi ; l’itération δοκεῖν, δόξαντ’ marquait objectivement les phases contraires du succès et de la chute. Jebb objecte que, dans les passages cités à l’appui (chez Euripide), cette valeur découle d’un couple antithétique (cf. ἀδοξούντων dans Hécube, 294 s. ; ce n’est pas vrai pour Héraclides, v. 895-897, que Blaydes considérait comme le plus proche : τερπνòν δέ τι καὶ φίλων ἆρ’ εὐτυχίαν ἰδέσϑαι τῶν πάρος οὐ δοκούντων). A la simple alternance de deux états de la fortune que supposait cette interprétation on a ajouté l’opposition de l’illusion subjective et de la réalité, et donc opté (2.) pour la valeur de « croire, s’imaginer » ; pour Brunck (comme pour Grotius, cité par Hermann), le bonheur n’était qu’une construction de l’esprit qui s’écroulait comme un château de cartes (quis... plus... obtinet, quam quantum opinione concipit ? eamque quum concepit, tamen corruit ; cf. Hartung : « mehr... als so weit, dass er’s wähne nur, und dem Wähnen entwanke ? ! » ; Earle : « fancy » ; Wilamowitz, Masqueray, Pfeiff, etc.). Avec ce sens de δοκεῖν, on pouvait en premier lieu songer à la vicissitude (« das rasche Ineinandergreifen des Glücks und Unglücks », Schneidewin), en négligeant l’aspect subjectif de l’illusion au profit du sentiment ou de l’expérience du bonheur (ainsi Hermann :... i.e. ex illo fastigio vergat ad alteram sortem ; Schneidewin : « ὅσον δοκεῖν, näml. εὐδαιμονεῖν, als sich behaglich zu fühlen, seines Wohlergehens froh zu werden ») ; le sentiment devait en accentuer le caractère précaire (voir aussi Nauck et Bruhn). Aussi d’autres, pensant que l’exemple d’Oedipe montrait avec éclat la nature fallacieuse du bonheur, ont-ils (3.) retenu la valeur neutre d’« apparence » trompeuse (distincte de l’illusion subjective), suivant le scholiaste, qui glose par ὅσον δόξαι εὐδαίμων εἶναι· κατὰ ἀλήϑειαν δὲ τοῦτο ἀνϑρώπῳ οὐκ ἔστιν — et rapporte, pourtant, l’« apparence » à l’instabilité de la fortune : τò τῆς τύχης γὰρ ῥεῦμα μεταπίπτει ταχύ. Ainsi Wunder (contre Hermann : magnopere errant qui chorum hoc carmine de subita potissimum vice fortunarum humanarum conqueri putant) ne voulait considérer que l’opposition du faux et du vrai (videantur..., numquam autem vere felices sint) ; voir aussi Solger : « Schein » ; Wolff et Bellermann, Campbell, Jebb, Mazon, Longo, Dawe (Kamerbeek marque sa préférence), Schadewaldt ; on pouvait, avec « apparence », réintroduire l’illusion, en dégageant l’impression produite sur les autres, cf. Roussel : « paraître heureux ». Pour Reinhardt, étant donné son interprétation générale de la pièce, il était crucial de reconnaître que le Chœur ici ne chantait pas comme ailleurs le « destin », mais l’« apparence » (Sophokles, p. 108 ; traduction française, p. 142) : « welcher Mensch... errafft von allem Glück mehr als den Schein, um, kaum im Schein, auch schon zu sinken » (Drexler, 1956, p. 12 s., attaque cette substantivation de l’infinitif — voir aussi Schadewaldt : « ... /Als nur soviel wie den Schein und nach/Dem Schein den Niedergang ? » —, qui, dans le bonheur apparent, hypostasie l’apparence comme mode d’être).
4Dawe (en 1982) écrit δόξαν γ’ pour δόξαντ’ (voir δόξαν chez Stobée ; dans B.T. il imprimait δόξαντ’), arguant, d’une part, du cas — il faudrait attendre le nominatif δόξας après τίς ἀνήρ (cf. Wolff et Bellermann : « δόξαντα für δόξας ») ; le sujet n’est pas repris dans la proposition infinitive à l’accusatif (cf. Earle : « ὅσον <ἐστὶ> δοκεῖν [= τò δοκεῖν] <τινα>... » ; Musurillo, 1961, p. 183) ; d’autre part, il estime que l’image du déclin, avec l’analogie des astres, s’applique mieux au bonheur qu’à la personne qui semblerait ou croirait le posséder (voir le scholiaste : πεσεῖν ἢ ἀποβαλεῖν, ou Moschopoulos : ἐκπεσεῖν, ἐκτραπῆναι ; cf. Blaydes : « τοῦ δοκεῖν — i.e. τῆς δόξης —, or τῆς εὐδαιμονίας from 1190. ’To fall from it — his glory or happiness —, to lose it.Sans adhérer aux conclusions de Dawe, on peut retenir l’une et l’autre objections, mais l’emploi de l’accusatif est un signe indiquant que le participe se rattache très étroitement à l’infinitif : δοκεῖν καὶ δόξαντ’..., sans qu’il faille sous-entendre εὐδαιμονεῖν (comme le fait aussi Moorhouse, Syntax, p. 276 : « so much as to have its — à savoir : happiness — semblance ») ; avec le nominatif δόξας, le bonheur dans l’apparence serait une nouvelle fois posé après δοκεῖν, pour montrer qu’il est voué à la disparition (ἀττοκλῖναι) ; si l’on accorde à δοκεῖν une valeur absolue : donner l’apparence (au lieu d’insister sur l’illusoire et la facticité), la succession des moments (rendue par l’itération) reproduit la rapacité du devenir ; c’est paraître (grâce à la plénitude), juste pour avoir paru, et pour que la disparition ait eu le temps de se faire voir (« un attimo di una parvenza di gloria, e subito il tramonto », Longo ; pour le participe aoriste, il renforcerait l’idée exprimée par ἀποκλῖναι : « non appena raggiunta... », par le moyen de l’aspect momentané de l’acte, en contraste avec le présent générique ; peut-être l’aspect est-il plutôt temporel : « et après avoir... » ; la superposition des deux « temps », la durée et son effacement, met en relief la notion contenue dans l’action verbale : « paraître — et après avoir paru... »).
5Rien n’empêche ainsi d’appliquer le déclin à la personne humaine ; l’analogie fait ressortir la différence avec le « déclin » de l’astre, qui disparaît au terme d’une période fixe de splendeur ; pour l’homme, la splendeur ne brille que pour faire voir son absence. Il faut bien se tenir au sens d’« apparence » (voir plus haut [3.]), mais l’état de déficience n’est pas dans l’« apparence » même (comme l’interprète Reinhardt) ; le terme entre dans une démonstration sur les ravages du temps, qui dépossède les hommes : l’entrée dans l’éclat divin (exaltée chez Pindare comme un triomphe sur la temporalité) n’est suivie d’aucune durée ; la plénitude n’a rien de stable, elle n’apparaît qu’un temps, de telle sorte qu’elle révèle sa précarité, et qu’elle n’est pas.
6On dépasse les deux pôles entre lesquels oscillait l’interprétation, les vicissitudes de la fortune (cf. Hermann) aussi bien que le jeu de l’illusion et de la « vérité » (cf. Wunder, jusqu’à Reinhardt). Le « paraître » est l’une des faces du temps qui emporte les hommes et leurs affaires ; il est produit par lui, comme une « apparente » négation de son mouvement, qui semble s’arrêter pour ménager une place à la plénitude, mais ne consolide, à travers ce prolongement, qui s’étend comme au-delà de lui, que lui-même. Le « paraître », mis en balance avec le « disparaître », ne fait pas tant voir l’« inauthentique » sur un fond d’être qu’il ne présente la réussite et le prestige sur un fond de néant.
Vers 1193-1195
7La tradition manuscrite, τό, est corrigée, dans la plupart des éditions, au vers 1193, en τόv avec Camerarius (consulto, necne, nescio, Elmsley), et, au vers 1195, en οὐδέν pour οὐδένα avec Hermann (voir Jebb, Pearson, Masqueray, Mazon-Dain ou Dawe ; la correction, proposée par Hermann dans la première édition de son Hécube, 1800, est rejetée puis adoptée par Erfurdt) ; Colonna (comme Longo) adopte la seconde correction, mais pas la première ; l’une et l’autre rétablissent une responsio précise, mais l’on accepte facilement la brève dans la première mesure du glyconique (τò σόν face à ἐξ οὗ, v. 1202 ; voir par exemple τòν σòν, v. 1194a, face à ἐμός, v. 1203, et la variation — , v. 1194b, — — v. 1203a, au début d’un glyconique), alors que, dans le reizianum final, il faut, avec οὐδένα, admettre une résolution beaucoup moins probable de la première longue du choriambe (« not quite impossible », Kamerbeek).
8τό σόν est la leçon de Brunck, maintenue par Erfurdt, Hermann, Schneidewin, Wolff et Bellermann, Campbell, avant Kamerbeek ou Colonna. En faveur de la correction, les commentateurs ont invoqué la scholie : τòν σòν βiov παράδειγμα ἔχων οὐδένα μακαρίζω καì εὐδαιμονίζω, mais il n’en ressort pas nécessairement qu’avec τòν σòν βίον, elle glose τòν σòν δαίμονα plutôt que τò σόν... (cf. Campbell, et Paralipomena, p. 113 ; Kamerbeek ; il se peut même que la paraphrase soit plus lâche, cf. ci-dessous). Contre la correction, on a fait valoir l’insistance excessive de la double itération (voir Blaydes ; Jebb lui répond : « but this is... no reason for rejecting it in a lyric utterance of passionate feeling » ; pour Roussel, le « librettiste » se soumet aux exigences du « compositeur » ; « a stylistic rarity », Dawe). Avec la correction (τòν σòν a été adopté par Wunder, Dindorf, Hartung, Tournier, Nauck et Bruhn ; Jebb, Earle, Pearson, Masqueray, Roussel, Mazon ; voir aussi Schadewaldt : « Drum, da ich den deinen zum Beispiel hab,/Deinen Daimon, den deinen, oh... » ; Pfeiff ou Dawe), τòν σòv δαίμονα, τòν σόν,... est le complément, et παράδειγμα, l’attribut (« as an example », Dawe) ; quand τό est conservé, σόν, adjectif, est ou bien rattaché à παράδειγμα (tuum... exemplum habens, Brunck ; ou Hermann, ad v. 1195 ; Campbell ; Longo estime qu’il faut dans ce cas, en admettant une brusque rupture de construction, réintroduire παράδειγμα, avec τòν σòν δαίμονα, cette fois dans une fonction prédicative ; de même Campbell, en l’acceptant, Jebb, en le récusant : « a most awkward construction : —’having thy example, — having thy fate, I say, [as an example]’ » ; mais ce n’est pas ainsi que Hermann construisait la phrase ni non plus qu’il faut le faire ; voir plus loin) ou bien (ce que Jebb juge impossible) τò σόν est un complément autonome (« was dich betroffen », Schneidewin), développé par une apposition (τòν σόν δαίμονα), et παράδειγμα l’attribut commun (Schneidewin, Wolff et Bellermann, Kamerbeek ou Longo : « il τòν σόν δαίμονα non è che una formulazione più specifica, più precisa, del τò σόν »).
9Si le possessif τò σòν... prend la valeur forte de : « (le modèle) que tu me présentes », τòν σòν δαίμονα peut très bien être pris comme l’apposition de tout le groupe (sans que παράδειγμα doive donc être repris comme prédicat) : « à savoir le destin qui est le tien ». Le daimôn se donne d’abord comme un « modèle » ; la référence n’a de pertinence que s’il forme l’objet d’un discours général, de telle sorte que chacun mesure sa propre existence par rapport à lui. La première répétition, τòν σòν... après τò σòν..., substitue un nom à l’autre, le destin particulier au modèle public ; la deuxième reprise est d’un autre ordre, isolant l’adjectif τòν σόν, après τòν σόν δαίμονα, sur le ton de la lamentation : « (le destin) qui t’a entraîné dans ta misère, que tu as à porter », avec le vocatif ὦ τλᾱμον... (voir ἀϑλιώτερος, v. 1204, et τάλας, v. 1211). La personne d’Oedipe, face au destin, devient l’auteur de ses épreuves.
10οὐδένα est parfois conservé à cause de βροτῶν, traité comme un masculin, avec Brunck : mortalium neminem... (voir ci-dessus l’incertitude de Hermann ; Hartung, Blaydes ; Campbell, dans le texte, en 1871, mais il justifie, dans l’annotation, la correction de Hermann et l’adopte en 1879 ; Bellermann, citant, Anhang, p. 171 ; en outre Fr. Bellermann, G. Kern). Schneidewin, adoptant la correction (après Dindorf, Wunder), semble avoir pris βροτῶν pour un neutre (« nichts von Allem was lebt », comme Hermann, avec Erfurdt, en 1823 : nihil rerum humanarum ; Schneidewin cite pourtant l'Hymne à Aphrodite, 34 s. : οὔ... τι πεφυγμένον ἔστ’... οὔτε ϑεῶν... οὔτε ϑνητῶν... ; voir la précision de Nauck, ajoutant à « das Neutrum ist stärker » le complément « als οὐδένα »). Les commentaires rapprochent des exemples d’un prédicat au neutre avec un masculin ou un féminin (voir Wolff, Nauck, Jebb ou Kamerbeek ; K.G., § 360 ; I. p. 58 s. ; Moorhouse, Syntax, p. 14 s. : « adjectives... in the neuter..., and the pronoun οὐδέν, refer to persons »). La différence de sens avec οὐδένα se laisse justifier cependant s’il ne s’agit pas seulement de la maxime (ne célébrer aucun mortel avant sa mort, voir aussi le scholiaste) ; le contexte peut conduire à considérer la variante, à savoir que « rien chez les mortels » (βροτῶν οὐδέν), aucun privilège qui les distingue, ne mérite une prédication (μακαρισμός) assimilant ne serait-ce qu’une part de leur existence à l’ordre du divin. La reprise de (γενεαὶ) βροτῶν, sur laquelle la strophe se referme, en appliquant la considération générale au cas particulier qui la suscite, ne serait pas moins fortement marquée.
Vers 1196-1200
11Les manuscrits portent la deuxième personne, ἐκράτησας, au vers 1197 ; ils se partagent au vers 1200, où on lit ἀνέστας dans G, R, LA, A, V, et la troisième personne ἀνέστα dans Lac (et LΣ). Kamerbeek s’expliquerait plus facilement la corruption de la troisième personne au vers 1197 (le point de vue contraire est défendu par Dawe au nom de la propension ordinaire des scribes) que celle de la seconde au vers 1200 ; il en conclut que ἐκράτησε et ἀνέστα formaient la leçon originelle ; il ajoute cependant qu’il demeure étrange que la première main de L porte, à côté de ἀνέστα (v. 1200), ἐκράτησας (v. 1197). Si la divergence est originelle (voir ci-dessous), la deuxième personne, au vers 1200, pourrait s’expliquer par une harmonisation (ou assimilation) fautive.
12Le plus souvent, avec Hermann, ἐκράτησας est corrigé en ἐκράτησε (mais Hermann, dont l’intervention s’appuyait sur des raisons métriques, n’écartait pas franchement la deuxième personne : sensus in vulgata bene se habet, 1833), de telle sorte que la troisième personne apparaît deux fois (ainsi Wunder, dans une première lecture, Dindorf, Nauck et Bruhn, Tournier, avec un renvoi — inexact ? — à Schneidewin, Campbell, Jebb, Wilamowitz, dans sa traduction — mais dans Griechische Verskunst, p. 255 et n. 3, il défend la deuxième personne —, Earle, Masqueray, Mazon-Dain et Longo ; cf. Kamerbeek ou Schadewaldt) ; d’autres, comme Pearson ou Colonna, préfèrent, après Brunck, la deuxième personne, attestée dans les deux vers, si bien qu’ἀνέστα est pour eux une faute (voir aussi Wunder, revenant sur la première décision, Blaydes, Wolff et Bellermann ; Dale, Clausulae, p. 199, n. 1 ; Pfeiff ; Burton, The Chorus, p. 175 ; Dawe, avec hésitation ; pour suffire à la raison métrique, avec la deuxième personne, Schneidewin avait proposé ἐκράτεις προτοῦ). Pour Hermann (Préface à son édition de l'Hécube, 1800, p. XXIX), le glyconique avec un spondée à la fin, et un monosyllabe pour le terminer, n’est pas tolérable (voir aussi Elementa Doctrinae Metricae, p. 528 ; et, moins affirmativement, Wilamowitz, Griechische Verskunst, p. 255 ; Kamerbeek, Dawe ; Colonna, pour ἐκράτησας, renvoie à Pohlsander, Metrical Studies, p. 107, qui, d’ailleurs, tout en montrant que les exemples de glyconiques avec un spondée final ne font pas défaut, opte, raisons stylistiques à l’appui, pour la troisième personne) ; Hermann retient ἐκράτησε dans son édition, bien qu’entre-temps ἐκράτησας, avec εἰς (πάντα) pour τοῦ, lui ait paru préférable « pour le sens » (voir aussi Blaydes) ; par ailleurs, il gardait ἀνέστας et ne s’appuyait donc pas (comme Jebb et d’autres) sur la leçon ἀνέστα (connue de lui par la scholie ; il tirait parti de la troisième personne dans la phrase : πύργος δὲ ἀντὶ τοῦ ἀσφάλεια καὶ ἀπαλέξησις γέγονεν) pour justifier sa correction (voir aussi ἐκράτησε et ἀνέστας chez Solger, p. 212). Erfurdt (quand il avait adopté cette leçon) donnait à ὅστις... comme antécédent οὐδένα, ce qui n’est guère défendable ; mais, si ὅστις... se rattache au vocatif ὧ... Οἰδιπόδα (v. 1194) — et non à τòν... δαίμονα, comme le décidait Hermann : quae sors..., arbitrairement, il semble —, on ne conçoit guère qu’un « toi qui... » (et non « for he... », Jebb, et d’autres) ; c’est un cas où ὅστις se rapporte à un individu défini dont l’identité est connue, cf. Moorhouse, Syntax, p. 265 (la « valeur actualisée et définie », Monteil, La phrase relative en grec ancien, p. 141-144) ; la portée, comme le montre καϑ’ ὑπερβολάν, en relation avec παράδειγμα (v. 1193), est généralisante à travers l’actualisation : « toi qui étais l’incarnation même de l'ὄλβος » ; « characterizing », Earle (pour Oedipe, modèle de la réussite, voir aussi les Sept, 772 s. : τίν’ ἀνδρῶν γὰρ τοσόνδ’... ;).
13En faveur de la correction, l’invocation de Zeus devait expliquer le passage à la troisième personne (voir les réserves de Wilamowitz, l.c.) ; le dieu était pris à témoin de la réussite démesurée d’Oedipe (voir Jebb : « they turn to invoke Zeus as the witness of his achievements » ; cf. Nauck et Bruhn) ; Bruhn y entend une interrogation désespérée : « der Chor vermag nicht zu verstehen, wie die Gottheit dies so hat fügen können : das liegt in dem schmerzvollen Ausruf » (ὦ Zεῦ). S’adressant au dieu, le Chœur objectiverait la destinée d’Oedipe : elle échappe à la compréhension (d’où le passage, après les v. 1193 s., à la troisième personne, et le retour à la seconde avec καλῇ, au v. 1202). Avec la deuxième personne, ὦ Zεῦ (« in the nature of an inserted exclamation », selon Kamerbeek) sera justifié également comme propre à souligner la plénitude de la réussite.
14Certains, comme Roussel (voir aussi Blaydes), suivent Elmsley, corrigeant ἀνέστας en ἀναστάς pour que les deux participes, φϑίσας et ἀναστάς, se répondent (... µὲν φϑίσας..., ϑανάτων δ’...). L’analyse suppose que les deux propositions sont sur le même plan. Or la différence d’un aspect et l’opposition qu’exprimerait le balancement n’apparaissent pas. Le rempart dressé contre la mort et la défaite subie par la Sphinge ne se distinguent pas ; le système de défense doit être considéré comme la conséquence de la délivrance. On fera donc de ϑανάτων δ’... une proposition indépendante, dont l’autonomie est renforcée par ἀνέστα, en donnant à la particule δ’ une valeur conclusive : « et ainsi c’est un rempart contre la mort qui se dressa, pour défendre mon pays » (voir Schadewaldt : « ... und gegen die Tode/... ein Turm erstand »). Si la phrase se détache syntaxiquement du contexte, le verbe n’est plus en aucune manière coordonné avec ἐκράτησας (quand même on ne corrigeait pas, on pouvait prendre ἀνέστα comme une variation du participe, propre à créer une symétrie formelle avec le v. 1197 : « the dependent construction assumes an independent form — balancing ἐκράτησε above — in the second member », Earle). C’était un parti pris de la critique que d’exclure la coexistence de deux personnes différentes : « ἐκράτησας in 1198 cannot be reconciled with ἀνέστα in 1201 » (Pohlsander, Metrical Studies, p. 107). Le point de vue se déplace avec ἐμᾷ χώρᾳ de l’exploit lié à la personne et au destin d’Oedipe aux conséquences objectives de cet exploit pour la ville de Thèbes, avant qu’on ne revienne (au vers 1202), avec la gloire publique que la délivrance valut au héros, aux effets de la reconnaissance sur la destinée personnelle d’Oedipe, le mariage, apanage de la royauté (v. 1207-1213).
15Le μέν qui présente κατὰ... φϑίσας, mis en relief par la tmèse (fréquente quand le préverbe est placé en tête de phrase et qu’il est suivi d’une particule, Moorhouse, p. 94), est en conséquence « solitaire », ponctuant l’événement qui fut à l’origine du bonheur complet qu’Oedipe a conquis ; le triomphe sur les forces de la mort a créé les conditions dans lesquelles Oedipe a pu établir une puissance qui, pour un temps, l’égalait aux dieux. Les membres de l’antistrophe sont agencés par l’argument : par sa victoire sur la vierge dévoratrice, il a été mis en possession d’un empire surhumain ; un rempart a surgi pour les Thébains, protégeant la ville contre les forces auxquelles elle était livrée, et fondant le pouvoir politique d’Oedipe à Thèbes (ἐξ οὗ..., v. 1202) — πύργος n’est donc pas attribut, comme on le fait, avec « toi », ou avec « il » (« he arose... as a tower », Jebb ; « comme un rempart », Roussel), mais sujet de la proposition ; le génitif a une valeur objective : « se dressant contre » (voir les exemples, Moorhouse, p. 52 s., dont Antigone, 79 : βίᾳ πολιτῶν, « violence against the citizens » ; cf. Earle, Dawe). La structure disparaît quand la suite des propositions est enchaînement de célébrations : « he slew... ; he arose... » (Jebb), ou, de façon plus marquée encore, Mazon : « Il avait visé... Il s’était rendu maître... Il avait détruit... Il s’était dressé... ».
16Le Chœur, en évoquant la fortune thébaine d’Oedipe, définit une relation précise. Oedipe n’est pas un héros de l’épopée s’imposant par ses faits de guerre ; sous cet aspect, son triomphe est un exploit négatif. Il n’a apporté que la survie ; il a créé un espace de vie (voir aussi ad v. 1219-1221). La vierge qui-n’engendre-pas-mais-tue a succombé ; Oedipe n’a pas pour autant donné la vie ; il n’y a rien d’autre. Le temps reste une dépossession.
17καϑ’ ὑπερβολάν détermine le participe τοξεύσας et ne doit pas être rattaché à ἐκράτησας, comme chez Bruhn, qui lit « tirer » comme une métaphore de la réussite (τυχεῖν, εὐτυχεῖν ; dans Euripide, Troyennes, 643 s. : ἐγὼ δὲ τοξεύσασα, τῆς εὐδοξίας λαχοῦσα πλεῖον τῆς τύχης ἡμάρτανον, qu’il rapproche, le « tir », non déterminé encore, précède l’obtention de l’avantage visé) ; voir aussi Wilamowitz : « über’s Mass hat er die Fülle... erworben ». L’« excès » est alors assimilé à la plénitude du bonheur atteint (καϑ’ ὑπερβολάν = πάντ’ εὐδαίμονος ὄλβου ; voir le superlatif « höchstes Gedeih’n », dont Wilamowitz fait suivre, en apposition, « die Fülle des Segens »). Mais même en rattachant le groupe prépositionnel à τοξεύσας, on a anticipé le but atteint (cf. « treffend », Schadewaldt ; on s’appuie sur Agamemnon, 628, où, avec ἔκυρσας... σκοποῦ, le but explicite forme le centre de l’énoncé ; le tir à l’arc, dans la comparaison ὥστε τοξότης ἄκρος, circonscrit le cadre de l’exploit) ; la métaphore du « bonheur » est dans ce geste (comme pour le scholiaste : ἐπιτυχών, εὐτυχήσας ; cf. Moschopoulos ; « es überschwänglich glücklich treffend, ὑπερβολικῶς εὐτυχήσας », Schneidewin et Nauck ; il s’agissait pour le Chœur d’illustrer par le « paradigme » d’Oedipe les vicissitudes du sort, voir ad v. 1189-1192, et on se trouvait là, avant la strophe 2, dans la phase de la réussite ; voir aussi Kamerbeek : soit le « bonheur », ὄλβου, soit la solution de l’énigme, « his lucky shot » ; l’un et l’autre, pour Longo ; pour l’énigme, voir aussi Campbell, Jebb ou Earle). D’autres cependant ont rapporté plus justement la métaphore à l’effort (mais en lui ajoutant parfois le succès : nimium prospero nisu, Hermann, 1823 ; Wunder ; plus littéralement et plus justement, Hermann, 1833 :... iactu ; Tournier : « ayant lancé sa flèche à une distance extraordinaire », cf. Earle ou Masqueray). Ce n’est pas la « visée » (Mazon) seulement ; si καϑ’ ὑπερβολάν dénote l’excellence — personne d’autre n’a réussi le coup (εὐστόχως καì ὅσον εἰκòς ἦν, Thomas ; « comme dans un concours entre archers », Tournier ; « peerless », Jebb ; « ὥστε ὑπερβαλεῖν πάντας... », Earle ; Dawe relève, à cause de l’excès qui est d’ordinaire dans le mot, « a note of warning » ; cet avertissement ne semble pas bien entrer ici dans la logique du discours ; pour la simple supériorité, voir LSJ, s.v., I, 2, avec la référence à un fragment d’Euripide, 434, 2 s. N2. :... καì χερῶν ὑπερβολαῖς ἁλίσκεταί τε πάντα καὶ ϑηρεύεται ; voir aussi l’usage aristotélicien, LSJ, I, 5 : « preeminence, perfection, without any notion of excess », δι’ ἀρετῆς ὑπερβολήν, ἡ ὑπερβολή τῆς φιλίας ; dans Agamemnon, 365 s., rapproché par Dawe, la deuxième possibilité,... μήϑ’ ὑπὲρ ἄστρων βέλος... σκήψειεν, n’indique pas simplement le dépassement « inopérant » de la cible, mais l’hypothèse d’une action libre du dieu, au-delà du domaine des affaires humaines ; voir Agamemnon 1, p. 386 s.). Le coup d’Oedipe est magistral parce qu’il portait plus loin que l’homme n’atteint d’ordinaire dans Tordre du chthonien. τοξεύσας s’applique aussi au tir (sans qu’il faille y inclure l’habileté : mira ingenii solertia, Brunck ; cf. Jebb, Kamerbeek : « with surpassing skill » ; voir ἄκρος dans le vers 628 de l'Agamemnon). On peut ainsi, en mettant en contraste καϑ’ ὑπερβολάν et l’adverbe πάντα (déterminant l’adjectif εὐδαίμονος, cf. v. 1421 ; « accusative of respect, or of extent », Moorhouse, p. 42), distinguer l’effort ouvert de la visée et du tir, qui peut échouer, du but atteint dans la plénitude de l'ὄλβος. Si la victoire par la solution de l’énigme est désignée ici avec ce terme, le mot ne dénote pas pour autant en lui-même le triomphe ; Oedipe, en triomphant, montrait qu’il était déjà favorisé par l'ὄλβος ; tout ce qui en résulte (« the possession of kingship and the queen », Earle) s’inscrit quasi automatiquement (voir v. 1200, v. 1202-1203) comme une conséquence dans l’espace de réussite ouvert par la victoire sur la Sphinge.
18Sans aucun doute, l’épithète εὐδαίμονος ne peut être entendue du sort favorable qui a guidé Oedipe (ainsi Wolff : « des in allem von einem » — Bellermann ajoute : « scheinbar — günstigen Schicksal geleiteten... » ; cf. τòν σòν δαίμονα, v. 1193) ; il faut rapprocher εὐδαιμονίας, au vers 1190. La même association apparaît dans un fragment lyrique de Sophocle (320 Radt) : ἐν Διòς κήποις ἀροῦσϑαι... εὐδαίμονας ὄλβους (l’adjectif est épithète d’Athènes dans Oedipe à Colone, 282 s. : τὰς εὐδαίμονας ἔργοις Ἀϑήνας ; ce n’est pas : « the bright fame », Jebb, plutôt : une cité « favorisée », dont les réalisations sont placées sous le signe des dieux). Longo note que l’épithète, le plus souvent, distingue des personnes, et qu’ici l’association frise la tautologie ; en fait, l’adjectif qualifie, à travers la condition de l’ὄλβος, le bénéficiaire ; l’ampleur du bonheur montre qu’il agit avec la faveur des dieux (voir le terme de μακαρώτητος dans la paraphrase de Moschopoulos : τῆς κατὰ πάντα εὐτυχοῦς μακαριότητος, et de Planude : ἐγένου μακαριστός).
19Les trois termes de la nature composite du monstre ont été regroupés différemment. On a relié γαμψώνυχα à παρϑένον, pour détacher χρησμῳδόν comme une apposition (voir Dindorf, Tournier ; Wolff : « ohne Artikel nachgestellt » ; cf. Schadewaldt), ou bien réuni παρθένον χρησμῳδόν dans une forme de « composé » (Moschopoulos ; Earle ; voir aussi Bruhn, Anhang, p. 93, § 166) ; mais il semble bien que παρθένος forme le substrat, et que les deux épithètes sont placées, selon une figure attestée ailleurs, l’une après l’article et l’autre après le nom (« the ’divided attribute’ », Jebb ; cf. Philoctète, 393 s. : τòν µέγαν Πακτωλòν εὔχρυσον, et Jebb, ad l. ; voir aussi Roussel, qui a peut-être tort de penser que la deuxième épithète est mise en relief ; Moorhouse, p. 169). La virginité caractérise ainsi en premier lieu le monstre, constituant son identité (voir aussi κόρα au v. 507). Les deux épithètes réunissent les deux aspects essentiels, la nature mixte et thériomorphe, la variété non moins composite du chant. Thomas lui donne un visage et une tête de fille, un corps de chien, des ailes d’oiseau, une voix d’homme, et des griffes de lion. Dans Oedipe Roi, elle est « chienne » (κὐων) au vers 391, « ailée » (πτερόεσσα) au vers 508, « à l’ongle recourbé » (γαμψώνυχα) ici ; le chant, sous toutes les formes, lui est chaque fois associé : σκληρᾶς ἀοιδοῦ, v. 36 ; ἡ ποικιλῳδòς Σφίγξ, ν. 130 ; ἡ ῥαψῳδòς... κυών, ν. 391 ; χρησμῳδόν, ici) ; aux vers 507-509, l’aspect menaçant (ἐπ’ αὐτῷ... ἦλϑε), et comme invincible, est mis en lumière dans l’argument (voir ad l.). Même si elle module, en « aède » ou « rhapsode », des hexamètres, son chant domine le registre lyrique (voir ποικιλῳδός, v. 130, qui n’est peut-être pas un équivalent de « riddling », Jebb ; « intricato », « ingannevole », Longo ; « ποικίλος... = αἰνιγματώδης », Earle ; cf. Dawe, ad l., réduisant le « chant » à la solennité de la parole oraculaire : ἀείδω pour « any solemn oracular or portentous utterance »). Les Sirènes, dans l'Odyssée (XII, 39-54, 166-200), « chantent » au sens fort (λιγυρὴν δ’ ἔντυνον ἀοιδήν, 183), en plein récit épique (c’est par un vers purement dactylique, 184, qu’Ulysse est appelé, δεῦρ’ ἄγ’ ἰών,...) ; voir aussi la formule dans l’argument d’Aristophane de Byzance, v. 9 : Σφιγγòς δὲ δεινῆς ϑάνασιμον λύσας μέλος. La nature polymorphe répond au type de manifestation, à la spontanéité d’une parole plus directe et « naturelle ». Dans l’« énigme » que la Sphinge pose aux Thébains — et qui ne semble pas originellement revenir au monstre (cf. Dawe, ad v. 507 : « a later development », d’après Demisch, Die Sphinx, p. 98-100) — s’exprime un « savoir » (la Sphinge porte l’épithète de σοφῆς, Phéniciennes, 48) ou une interrogation sur l’identité de l’homme, seul de toutes les créatures à « changer de forme » (ἀλλάσσει δὲ φυὴν μόνον..., v. 2 des hexamètres transmis dans les manuscrits), qui émane à son tour de la nature multiforme (réunissant en son corps composite les ἔϑνεα ϑηρῶν, Empédocle, fr. 68, 4 B. [= B26, 4 DK]) de la vierge. La contrainte qu’elle exerce s’opère, d’après la formulation connue de l’énigme, à travers une interpellation du devenir humain dans son ensemble, à laquelle les Thébains, attachés à la phase de leur existence que chaque fois ils traversent, ne sont pas préparés à satisfaire, alors qu’Oedipe n’a pas de mal à embrasser la totalité. La Sphinge traduit en chant, en refrains variés, la différence que chacun vit dans la succession des états. La différence s’annule dans l’interprétation qu’Oedipe trouve de l’« homme », sujet unique de toutes les phases de l’existence.
20Le mot d’« oracle », dans χρησμῳδόν, a souvent été rapporté au mètre, voire à la forme hexamétrique (plus généralement, à la mesure réglant la parole poétique chez Moschopoulos : ἐμμέτρως λέγουσαν ; cf. Planude ; « en vers », Roussel ; pour l’hexamètre, voir Earle : « alludes [like ῥαψῳδòς v. 391] to the hexameter verse of the Sphinx’s riddle », ce qui suppose que Sophocle se réfère à un texte hexamétrique comme celui qui nous est transmis), souvent à la nature énigmatique, et donc « obscure », de sa parole (voir obscuriloqua, Hermann, 1823 ; « who sang darkly », Jebb ; cf. Bruhn ; Wolff et Bellermann combinent le mètre et l’obscurité) ; parfois, on a considéré la portée de la parole, qui annoncerait le destin qu’elle faisait subir aux Thébains (fatidicam, Hermann, 1833 ; cf. Campbell : « though the songs... were not literally prophetic, their interpretation involved the fate of Thebes », comme si l’énigme se réduisait à un effet qu’elle ne pouvait avoir pour fonction de produire). Mais le terme doit s’entendre ici, dans le contexte propre du passage, d’Oedipe, qui réussit l’exploit de fournir la solution. Aux vers 36 (ἀοιδοῦ), 130 (ποικιλῳδός), 391 (ῥαψῳδός), la figure est évoquée pour la terreur que sa présence faisait régner sur la ville ; quand, aux vers 393 s., Oedipe rappelle lui-même, devant le devin, son intervention décisive, il lui parle de « mantique » (ἀλλὰ μαντείας ἔδει). On peut en tirer que, pour lui, le chant « énigmatique » de la Sphinge se référait à une réalité qu’il était capable de déchiffrer, étant instruit ou « expert » (voir σοφòς ὤφϑη, dans le Premier Stasimon, v. 509), comme un oracle est transparent quand on sait à quoi il s’applique. Oedipe revient de Delphes où le dieu l’a instruit d’un destin monstrueux ; mais, comme les indications de la Pythie se rapportent à des individus particuliers, il se trompe de référent. La sphère du devenir, circonscrite par la prédiction, le fait cependant accéder à la bonne réponse quand il se trouve devant la Sphinge et que le problème est de nature générale. C’est le même voyage qui, de Delphes, le conduit à la Sphinge. En tuant son père, et en se trompant sur son identité, il est comme dans un non-lieu qui accroît ses ressources ; la démarche, dans un mouvement opposé, lui interdit les identifications particulières.
21De même que la « vierge », à l’unisson des existences indéfiniment différenciées qu’elle mate à son gré, tient le rôle d’une figure inversée de Jocaste, l’épouse procréatrice, Oedipe, de son côté, est fortement contrasté avec la Sphinge. Son pouvoir générateur oppose à la non-fécondation une volonté de perpétuation qui apparaît comme une concentration et un surplus de vie.
22Au demeurant, c’est le péril que le monstre représentait pour la cité, menaçant sa survie, comme la peste dans le présent, qui occupe le Chœur ; la vierge à demi bête tient sa proie dans les griffes (comme sur le blason de Parthénopée, Sept, 539-541, « l’affront infligé à Thèbes », το... πόλεως ὄνειδος, « la Sphinge dévorant la chair crue », Σφίγγ’ ὠμόαιτον ; le même adjectif dans les Phéniciennes, 1023-1025 : μειξοπάρϑενος, δάϊον τέρας, φοιτάσι πτεροῖς χαλαῖσί τ’ ὠμοσίτοις), et Oedipe en a délivré les Thébains. Il n’est pas autrement question de l’énigme dans Oedipe Roi, si ce n’est sous l’aspect des « morts » (voir le pluriel ϑανάτων) dont l’apparition du sauveur a éteint le tribut.
Vers 1201-1203
23La préposition (ἐξ...) établit une relation étroite de cause entre l’exploit initial d’Oedipe à Thèbes et le statut de souverain qui lui fut reconnu (il ne semble pas qu’il faille surajouter, comme Longo, une valeur temporelle, à cause de τανῦν, v. 1204, qui oppose globalement les deux phases contradictoires ; voir Moschopoulos : ἀπò τῆς αἰτίας τούτου). Son bonheur à lui (v. 1197) émanait du « rempart » (v. 1200) qu’il sut construire contre la mort, à l’origine de sa fortune politique.
24Le triomphe sur la Sphinge lui a valu le titre que lui ont conféré les Thébains en le faisant « roi ». C’est le « nom » qu’il porte pour chacun d’entre eux (cf. καλῇ ἐμός ; ὀνομάζῃ, Moschopoulos ; il n’y a pas lieu de supposer que βασιλεύς est imposé par le souci d’éviter l’ambivalence du terme de τύραννος, Dawe ; voir ad v. 873). Les deux membres (καì... καì...) ne sont pas cumulatifs ; le passage de βασιλεύς à ἀνάσσων distingue la fonction liée au titre des biens qu’a rapportés à Oedipe l’exercice du pouvoir royal (ce ne sont pas des synonymes, comme, par exemple, pour Earle : « ’as king’... = βασιλεὺς ὤν » ; pour la valeur du verbe, voir Benveniste, Le vocabulaire des institutions, II, p. 26 : « l’exercice du pouvoir revient au wánaks qui l’exerce seul, et c’est ce qu’indique aussi le verbe wanássō »), et, par là, deux moments successifs. La considération dont il jouit (ἐτιμάϑης) est liée à l’exercice réel de la fonction ; ce n’est pas que la qualité de son gouvernement lui ait rapporté les honneurs ; au contraire, l’honneur que lui a rapporté le pouvoir, au cours des années, n’est pas moins le fruit de l’acte inaugural de la délivrance. La considération émane de la ville qui lui délègue sa propre gloire (τὰ μέγιστ’, « Akkusativ des effizierten Objekts... beim Passiv », Bruhn ; ταῖς µεγάλαισιν ἐν... : les honneurs ont le prestige de la ville qui l’accorde). Aux prérogatives que chacun lui reconnaît individuellement se substitue, avec le deuxième membre, la considération massive de toute une collectivité déjà glorieuse (« la grande Thèbes »).
25La correction métrique Θήβαισιν pour Θήβαις, que l’on donne à Dindorf (Masqueray, Mazon-Dain, Dawe, Studies, p. 256 ; Colonna ; elle est aussi dans quelques recentiores ; D chez Dawe), a été proposée par Heath (qui primus hoc carmen antistrophicum esse vidit, Elmsley ; cf. Erfurdt).
Vers 1204-1206
26Avec des constructions différentes de l’infinitif, ἀκούειν a presque toujours été rapporté aux informations dont dispose le sujet, à savoir le Chœur des Thébains, pour formuler le jugement qu’il émet dans la suite. Les commentateurs plus anciens suivaient la scholie (εἰς τò ἀκούειν ; cf. Moschopoulos) pour voir dans l’infinitif pris adverbialement une formule rhétorique précisant τανῦν : nunc autem, ut audio (Brunck ; quantum audio, Wunder ; cf. Erfurdt, Solger ; Hartung, ponctuant comme Hermann après ἀκούειν ; Blaydes ; mais encore Coulon, 1956, p. 446, et Schadewaldt : « Doch jetzt — soweit zu hören — wer... ? »). Quand même on le rattachait au comparatif ἀϑλιώτερος comme un infinitif « épexégétique » (Campbell, Kamerbeek), la compréhension pouvait ne pas être modifiée, comme le montre l’analyse de Jebb, rapportant « to hear of » à l’impression produite sur les autres par les malheurs d’Oedipe (« to hear tell of », Earle ; Wilamowitz ; « quel est celui dont le malheur soit plus douloureux à entendre ? », Masqueray ; dans la traduction de Mazon, ἀκούειν n’est plus pris en considération : « qui pourrait être dit plus malheureux ? »), cruels en même temps pour la victime elle-même (Jebb, envisageant à la fois la référence directe à Oedipe : « qui est plus malheureux que lui, à entendre son histoire ? », et l’aspect plus objectif, communément retenu : « de qui, à entendre son histoire, peut-on dire qu’il est plus malheureux ? ») — parce que certains critiques retrouvaient dans l’effet que décrit ici le Chœur les cris poussés par Oedipe, après la découverte, sur son propre sort (cf. v. 1182-1185 ; ainsi Schneidewin et Nauck ; Wolff : « ἀκούειν... geht auf den Schmerzensruf »).
27Mais l’infinitif de limitation (Moorhouse, Syntax, p. 238 s. : « specially common where the infin. is made from verbs of seeing, telling, Hearing ») ne justifie pas un jugement (ἀϑλιώτερος), en le ramenant à ce que l’on en dit ou sait (l’histoire que l’on connaît maintenant d’Oedipe, Moorhouse, p. 239 ; ou Dawe, Studies, p. 256 : « whose tale is sadder to hear ») ; il circonscrit le domaine où apparaît sa misère présente, en la situant, en relation antithétique avec la fin de l’antistrophe (v. 1201-1203), dans l’opinion que les Thébains se forment au sujet d’Oedipe. L’écran de l'« histoire », placé entre le Chœur et Oedipe, qui fait d’ἀϑλιώτερος un jugement indirect, reposant sur un récit, disparaît si ἀκούειν est entendu de celui même qui souffre d’entendre parler de lui, comme on doit le faire maintenant (LSJ, s.v., III, 1 ; voir Philoctète, 1312 s., d’Achille : ὃς µετὰ ζώντων... ἤκου’ ἄριστα, ou dans le Deuxième Stasimon, v. 903 : εἴπερ ὄρϑ’ ἀκούεις, Zεῦ...). Le Chœur, se faisant l’écho du discours collectif, reproduit l’évidence du « renversement » (ἀλλαγᾷ βίου) survenu dans la vie du roi ; ce nouveau discours, inspiré par son malheur présent, détruit le jugement sur lequel le pouvoir d’Oedipe s’appuyait, dans la ville (voir βασιλεὺς καλῇ..., ἐτιμάϑης, ad v. 1201-1203). Le « sauveur » n’avait d’existence que dans l’opinion que son acte au service de la « vie » (voir ad v. 1198-1200) avait suscitée sur son compte ; le jugement portait sur un destin exemplaire (voir aux vers 1193 s. : τò σόν τοι παράδειγµ’ ἔχων...), appelé à se perpétuer dans le discours des hommes, et voici que l’opinion, maintenant, lui renvoie l’image de sa déchéance. Ce n’est naturellement pas qu’il soit malheureux en raison du revirement de l’opinion à son sujet (Oedipe souffrant de ce qu’on dit de lui : « à entendre sa réputation ») ; la nouvelle « réputation » que suscite sa souffrance, après le désastre, lui montre avec évidence qu’il est anéanti (ἀϑλιώτερος, avec ἐν πόνοις et ἄταις, fait référence au malheur réel qui l’a frappé, et dont l’« opinion » est l’expression à la fois objective et supportable ; ἄϑλιος, « réduit à néant », marque l’état d’écrasement et l’anéantissement, à l’opposé absolu de la « gloire » ; cf. v. 1240, pour Jocaste ; v. 1413, v. 1444, pour Oedipe ; v. 1462, pour ses filles ; voir aussi Oedipe à Colone, 109 : τόδ’ ἄϑλιον εἴδωλον ; 222, 370, 576, 753 ou 1132 s. : πῶς... ἂν ἄϑλιος γεγὼς...). La médiation du langage apprend à Oedipe ce que le malheur est pour lui, tel que jamais il ne l’a vu ; c’est une chose qu’on ne peut qu’entendre — qui n’est pas visible, tant elle est improbable, et qu’on ne peut pas « vivre », tant il est difficile de s’identifier avec elle.
28Le vers 1205 pose, pour la correspondance avec le vers 1214 de l’antistrophe, un problème de métrique qu’il n’est pas facile de résoudre ; les solutions ne sont pas sans rapport avec la construction des vers 1205 s., et, en particulier, avec la nature de l’ellipse que l’on y suppose, si l’on écarte la proposition de la scholie, faisant de ἀλλαγᾷ le régime de ξύνοικος (συνοίκῶν τῇ τοῦ βίου μεταβολῇ ; on sous-entend un ἄλλος avec τίς, voir Moschopoulos ; d’où la traduction de Brunck : quis... aeque demersus vitae vicissitudine ?). Le datif doit certainement être pris pour un instrumental comitatif (cf. Hermann, 1833 ; pourquoi une traduction « impartiale » devrait-elle relier ξύνοικος et ἀλλαγᾷ : « who in trouble living with a vicissitude of life ? », Dawe, Studies, p. 256 ?). Un grand nombre d’interprètes ont accepté de suppléer, pour le sens, un μᾶλλον avec ξύνοικος, par analogie avec le comparatif ἀϑλιώτερος (Burton, cf. Elmsley : subauditur μάλλον, quod in ἀϑλιώτερος contineri vidit Burtonus ; voir également Hermann, 1823 ; Wunder, ou Dindorf : quod intelligitur ex praecedente comparativo ; Schneidewin ; Blaydes ; Campbell : « who more in woe... ? » ; Schadewaldt) ; avec une nuance voisine, on pouvait ajouter « autant que toi » (Bellermann ou Longo). Au lieu d’être suppléées dans les traductions, ces adjonctions ont parfois été introduites dans le texte par conjecture quand l’ellipse était jugée invraisemblable (ainsi Hermann, 1833 ; Hartung, traitant le premier terme comme une glose du datif ἄταις, qui se construisait mieux avec ξύνοικος — voir encore Dawe —, se ménageait un espace pour introduire πλέον devant l’adjectif ; « a very probable conjecture », Blaydes ; Heimsoeth, Kritische Studien, p. 316, à la place de πλέον, τόσαις ; Wolff proposait τίς πόνοις, τίς <τόσον> ἐν ἄταις ἀγρίαις ; Gleditsch, Cantica, p. 87, cf. Anhang, p. 244, suivi par Bruhn et Groeneboom, et dubitativement par Kamerbeek : τίς ἄταις, τίς ἀγρίοις πόνοις <τόσοις>).
29L’ellipse, on le sait, est liée à l’itération d’un terme dans le contexte. Aussi Jebb avait-il raison de rejeter l’insertion de μᾶλλον au profit de la reprise de ἀϑλιώτερος (voir aussi Kamerbeek), facilitée par la répétition de l’interrogatif : τίς (ἀϑλιώτερος) ξύνοικος ἐν ἄταις... ;, « who is more wretched as dwelling amid woes ? » ; ξύνοικος était pris comme une apposition à valeur causale (l’interrogation ne peut en effet pas porter sur ξύνοικος). Peut-être vaut-il cependant mieux ne pas reprendre le comparatif, mais le concept seulement exprimé par l’adjectif (ἄϑλιος) ; on aurait alors une progression du cas particularisé (avec le suffixe -τερος) à une définition plus générale. La deuxième phrase en effet se présente comme une analyse de la première. « N’est-ce pas lui à qui le destin qu’il subit fait connaître l’état pur de la misère ? Si ’être misérable’ veut dire cohabiter, d’abord avec le désastre atroce qui règne (ἐν ἄταις ἀγρίαις), puis avec les maux qu’on endure (ἐν πόνοις), après le renversement (ἀλλαγᾷ) ». ἀλλαγᾷ βίου se rattache au deuxième des termes, marquant la rupture conduisant, au terme des « maux », aux souffrances violentes de la « ruine ».
30Le complément prépositionnel n’est pas incompatible avec le préverbe ξυν- (Schneidewin cumulait les valeurs : ἐν πόνοις ὢν καὶ ξυνοικῶν αὐτοῖς ; cf. Blaydes, Nauck, Bellermann ; Wolff rapprochait πρòς τίσιν ξύναυλος ὤν du vers 1126). Quand on le contestait (« the ’redundant government’... is a real difficulty », Kamerbeek ; « the ξυν- compound accompanied by an ἐν is inelegant if not impossible », Dawe, Studies, p. 257), on pouvait tirer argument du fait que la préposition n’est pas répétée devant le deuxième terme pour conclure à une défectuosité (corroborée par le mètre), comme Campbell (en 1871 : « ἄταις... ξύνοικος appears genuine »), ou pour dissocier les deux groupes, comme Wilamowitz (1930, p. 251 [= Kleine Schriften, IV, p. 519] : τίς ἄταις ἀγρίοιοιν ἐν πόνοις ξύνοικος, « celui qui vit dans des maux atroces n’est-il pas livré à la ruine ? » — « wie auch sonst sein Leben wechselt », cf. ἀλλαγᾷ ; la progression était effacée). La dissociation qui fait de ἄταις un complément de ξύνοικος et de ἐν πόνοις un « compromis » entre πόνοις ξύνοικος et ἐν πόνοις ὤν n’est pas une construction très probante (Roussel, de même, estimait que « la préposition n’a pas besoin de régir, avec retardement, le mot ἄταις » — il accueillait l’interversion « pour la correspondance rythmique » — « à qui ξύνοικος suffit amplement » ; Campbell, Paralipomena, p. 113, considérait que le ἐν devant πόνοις, après ἄταις, était « pléonastique »). ἐν doit être entendu également avec ἄταις (ou avec le premier groupe quand on adopte la transposition de Hermann), ce qui ne pose pas de problème (voir par exemple Wunder, Schneidewin, qui renvoie au v. 734, Blaydes ou Bellermann ; Jebb, ad v. 761 ; Wecklein, dans Wunder, 5ème éd., p. 107 ; Coulon, 1956, p. 446, citant, outre les vers 707 et 761, Euripide, Hécube, 146, et Aristophane, Oiseaux, 740 ; cf. KG, § 451, 2 ; I, p. 549 ; Moorhouse, p. 95, étudie le cas de l’omission d’un second préverbe, comme aux vers 133 ou 1076). Au lieu de condamner le complément prépositionnel avec ξυν-, on peut déduire de la construction (insolentior locutio, Wecklein) que l’adjectif conserve (par rapport à d’autres tours, comme ἔνοικός τινος) une certaine autonomie, qui renforce l’idée de cohabitation (« un compagnon, dans la maison du mal... »). Dans le paradigme du malheur qu’offre le destin d’Oedipe, les liens coutumiers de la φιλότης se sont transformés en leurs contraires ; les souillures sont les compagnes de sa vie (voir aussi Oedipe à Colone, aux vers 1132-1134, cités ci-dessus, pour ἄϑλιος :... ᾦ τίς οὐκ ἔνι κηλὶς κακῶν ξύνοικος ; Electre, 784 s.).
31Reste le problème de la responsio. Le texte des manuscrits présente, au vers 1205, a. une dipodie iambique, b. un bacchée et c. un crétique ; dans l’antistrophe, on retrouve les mêmes éléments, mais dans l’ordre b. c. a. Aussi a-t-on interverti les deux membres, obtenant ainsi une correspondance des mètres ; ce texte de Dindorf, avec τίς ἄταις ἀγρίαις, τίς ἐν πόνοις, a été très généralement adopté ; il permettait de ne pas toucher au vers 1214, sans exclure qu’on intervînt des deux côtés, cf. Earle ou Masqueray ; l’interversion est couramment attribuée à Hermann, mais il faut préciser que celui-ci, en 1823, ne corrigeait que le vers 1214, et qu’en 1833, avec une correction différente du vers 1214, l’interversion se présentait chez lui sous la forme τίς ὧδ’ ἐν ἄταις, τίς ἐν ἀγρίοις πόνοις ; voir, pour ce regroupement, la traduction de Schadewaldt : « Wer den Unheilsgeistem, wer den wilden Qualen/Mehr Hausgenoss... ? », selon la conjecture de Coulon, 1956, p. 447 : τίς ἄταις, τίς ἀγρίοισ<ιν> ἐν πόνοις..., « qui est plus empêtré dans des désastres, qui dans des misères atroces... ? », jugeant, comme Wilamowitz, que l’épithète devait revenir à πόνοις ; pour Friis Johansen, p. 245, la transposition simple est une solution « plus élégante » ; la note de Jebb, au sujet de Hermann : « who, whoever, in his 3rd ed.... preferred », pouvait faire penser que le texte que Dindorf prête à Hermann, sous la forme adoptée par les éditeurs postérieurs, a été proposé par celui-ci ; pour le texte de Dindorf, voir Wunder, Schneidewin et Nauck, Blaydes, Tournier, Campbell, Paralipomena, p. 113, Earle ; jusqu’à Pearson, Masqueray, Roussel, Mazon-Dain ou Colonna ; Campbell, 1871 et 1879, ou Dawe, cependant, impriment le texte transmis avec des cruces ; texte « douteux » aussi pour West, 1978, p. 240. Campbell notait que le texte, sans la transposition, était « plus expressif » ; on peut être plus affirmatif encore si l’on rattache ἀλλαγᾷ au deuxième membre, où l’épithète souligne l’ampleur de la calamité, et que l’on en distingue la phase des « épreuves » (ἐν πόνοις) qui y conduisent.
Vers 1207-1212
32Le deuxième mouvement de la strophe, sur le même mode plaintif de l’interrogation lyrique (πῶς ποτε πῶς ποϑ’, après τίς..., v. 1204, repris par le redoublement, τίς..., τίς..., v. 1205), comporte, en un premier temps, une invocation d’Oedipe sous le signe de la gloire (κλεινòν...) ; elle se poursuit dans une relative (ᾧ...) dont le contenu, après l’invocation (« glorieux Oedipe qui... »), doit se rattacher à l’apparition charismatique qui fut à l’origine de sa renommée parmi les Thébains. Avec la question seulement, qui forme l’apodose, l’union, qui est d’abord, dans le sillage de l’exploit initial, présentée comme un succès, couronnant la délivrance de la ville, forme proprement l’objet de la plainte lyrique. La double interrogation se rattache à l’exclamation (ἰώ) du début ; la victime, si elle est invoquée, est en même temps, en contrepoint, rejetée dans l’infortune avec la nouvelle adresse (σ’..., τάλας). Il y a ainsi un double traitement du thème, avec ϑαλαμηπόλῳ πεσεῖν d’abord, avec πατρῷαι... ἄλοκες ensuite ; et si le premier s’inscrit dans la ligne des succès d’Oedipe, il est probable que l’action du « père » rappelée dans le second, avec πατρῷαι, concerne plus étroitement le malheur dans lequel il a été entraîné par le succès (et qu’on ne puisse donc pas en inférer que « père », dans la relative, désigne la figure de Laïos).
33La phrase a été lue, dans son ensemble, sans distinction des points de vue, comme une analyse indignée du crime de l’inceste, alors que la première partie est mise en une relation évidente (jusque dans les mots, voir μέγας) avec la fin de la première antistrophe, qui évoque le bonheur thébain d’Oedipe v. 1201-1203), et que la seconde se rattache aux lamentations du début de la strophe (v. 1204-1206). L’opposition des deux temps est reprise dans ce mouvement, où l’union du fils avec la mère est d’abord présentée, non sans ambiguïté, comme un nouveau tour de force, découlant du succès grâce auquel le « sauveur » a obtenu la main de la reine, avant que la situation qui en fait une victime n’explicite la lamentation. La correction de Brunck, ὡυτός pour αὐτός dans les manuscrits : cui unus et idem suffecit portus, universellement adoptée (on a écrit αὑτός, après lui ; « Brunck’s αὑτός... is certain », Kamerbeek), admet que le Chœur, suivant le thème développé dans l’Exodos, insiste sur le partage par le père et le fils d’une même femme. Moschopoulos glosait αὐτός par ὁ αὐτός (c’est donc αὐτός qu’il lisait, et commentait ; voir aussi Thomas : μέγας λιμὴν ὁ αὐτòς καὶ εἶς, ἤγουν ἡ Ἰοκάστη...). « Port » devait donc désigner Jocaste, comme le pense le scholiaste, pour qui λιμήν, dans l’une des deux interprétations, est le ventre de la femme qui avait accueilli le fils et le père (ᾧ ὑποδοχὴ εἰς τò ἄμφω δέξασϑαι, σὲ καὶ τòν πατέρα) — selon l’autre, la femme même était « appelée port », étant à la fois mère et épouse (ἢ ὅτι μήτηρ ἧν καὶ γυνὴ ἡ Ἰοκάστη ἣν λέγει λιμένα ; dans ce cas, πατρί ne se rapportait pas à Laïos, mais à Oedipe ; voir ci-dessous). Se rapportant à Jocaste, le mot pouvait être pris pour une métaphore soit du sein qui avait enfanté (ainsi Hermann, ou Wunder : idem sinus magnus...), soit de l’union ou de la couche (ainsi Bruhn : « der... Hafen der Ehe » ; ou Burton, The Chorus, p. 175 : « the haven of wedlock in which he found refuge... », soulignant, η. 48, « the sexual overtones » ; « λιµὴν is = ϑάλαμος », Earle ; Burton, l.c., n. 48, rapproche l’expression Κύπριδος... ἐν λιµένεσσιν, dans le fragment 461, 3 B. d’Empédocle [= B 98, 3 DK] ; la valeur de la métaphore ne peut pas être définie à partir de la seule association avec Aphrodite ; il n’est pas question, dans le fragment, de l’union chamelle, mais des œuvres démiurgiques de la déesse, voir Les origines, III, p. 382).
34Si αὑτός réunissait deux personnes différentes, ϑαλαμηπόλῳ devait être pris comme attribut (« gehört als Prädikatsnomen zu πεσεῖν », Bruhn ; cf. Kamerbeek), et reprendre l’idée de mariage, déjà exprimée par λιμὴν. C’est l’analyse qu’il faut retrouver derrière des traductions comme celles de Masqueray ou de Mazon : « ainsi la chambre nuptiale a vu (pour ἤρκεσεν) le fils après le père entrer au même port terrible » (ϑαλαμηπόλῳ πεσεῖν, « chambre nuptiale » et « même port », on le voit, sont interchangeables), et qu’avaient adoptée Wolff, Campbell (voir aussi Paralipomena, p. 113 : « in whose case the same wide harbour sufficed for father and son to enter rashly as a chambering bridegroom » — voir la scholie : ϑαλαμηπόλῳ δέ νυμφίῳ), Bruhn, ou Dawe : « ’for the child and the father’... as bridegroom » (il ne discute pas la construction de ᾧ...). On passait ainsi du « sujet » de la prédication (le relatif ᾧ) au prédicat, d’un singulier : Oedipe, à un pluriel : le père et le fils (voir Wolff : « ᾧ bezieht sich nur auf παιδί. Letzteres ist an seinen Gegensatz πατρί herangerückt — même remarque chez Campbell ou Kamerbeek —. Auf Oidipus und Lajos geht ϑαλαμηπόλῳ »). La difficulté a suscité des réponses différentes. Campbell pensait que le relatif, dans une construction lâche, impliquait le contenu de toute la phrase : « in whose case... » pour « to whose confusion... » (1879). D’autres, comme Bellermann, se sont servis de αὑτός pour considérer καὶ πατρί comme un complément de comparaison ; ϑαλαμηπόλῳ pouvait ainsi être accordé à ᾧ... παιδὶ... : « ihm, dem Sohne, genügte dieselbe Stätte wie einst dem Vater, um daselbst als Ehegatte zu ruhen » (cf. Masqueray : « le même port qu’à ton père a suffi pour que tu t’y abrites comme époux » ; il est difficile d’inclure μέγας ; la dissociation de ᾧ et παιδί reste surprenante, et le rapprochement de παιδί et de πατρί — cf. ci-dessus Wolff — n’a plus guère de sens) ; on retrouve la même analyse chez Tournier (qui l’attribue, il semble à tort, à Schneidewin : « ᾦ παιδὶ αὑτòς μέγας λιμὴν καὶ πατρὶ ἤρκɛσɛ ϑαλαμηπόλῳ πɛσɛῖν. Devant ϑαλαμηπόλῳ... on peut suppléer ὥστε ») ou Kamerbeek ; Longo, là aussi, combine deux constructions : « lo stesso per il figlio e per il padre » et « bastô per il figlio e per il padre a far sὶ che... ». Le passage du singulier au pluriel ne laissait pas d’être acrobatique ; aussi a-t-on pu chercher à éliminer le problème en corrigeant ᾧ μέγας λιμήν en πῶς γάμου λιμήν, comme le fait Nauck, après Heimsoeth (Kritische Studien, p. 83 s.).
35Restait la possibilité de suivre l’autre interprétation du scholiaste, qui fait de πατρί le père qu’Oedipe est aussi pour Jocaste (μήτηρ... καì γυνή), comme les interprètes plus anciens, de Brunck à Schneidewin et Blaydes (et, après eux, Jebb, Wilamowitz ou Roussel ; voir aussi Schadewaldt ou Pfeiff). Le singulier ᾧ ne faisait plus difficulté ; en revanche, il était malaisé de justifier la relation entre (παιδì καì) πατρί et ϑαλαμηπόλοῳ. Brunck, d’après des manuscrits (voir aussi Elmsley, ad l.), lisait παιδὶ, πατρὶ καὶ..., si bien qu’il disposait de trois termes :... portus, quo filius et pater et sponsus excipereris (« perhaps the reading... is préférable », Blaydes) ; plus généralement, on reliait πατρί et ϑαλαμηπόλῳ dans un seul groupe (parens maritus, « ein ehelicher Erzeuger », Wunder, comme, il semble, Erfurdt et Hermann ; cf. Solger ; Schneidewin : « erst als Sohn, dann als Ehegemahl. Da er aber als solcher Nachkommenschaft erzeugt, so setzt der Chor des grauseren Gegensatzes halber gleich πατρὶ ϑαλ., d.h. dem als Ehemann der ϑάλαμος offen stand » ; il fallait expliquer l’alliance insolite, « begetting sire », Blaydes — le scholiaste avait bien noté : νυμφίῳ ; Hartung supprime l’alliance, en considérant à la fois αὑτός, une glose de μέγας, et πατρί comme des interpolations ; Roussel, estimant curieusement que « le fait qu’il a eu des enfants de Jocaste n’accroît pas l’horreur de l’inceste », reprend une proposition du commentaire de Wunder pour substituer πóσει à πατρί : « un lit d’époux dans la chambre nuptiale »). Quand on rattachait ϑαλαμηπόλῳ plus étroitement à πɛσɛῖν (cf. Jebb), on en faisait en réalité le prédicat, comme dans la première interprétation (voir les traductions de Jebb, ou de Schadewaldt : « Dem gross genug/Ein Hafen war,/Um als Sohn und Vater zugleich in ihn/Sich hochzeitlich zu stürzen »). Si l'οn avait évité d’adopter cette construction, c’est sans doute parce qu’on croyait y trouver deux attributs qui se faisaient concurrence. Mais il est certain que l’option qui identifie Oedipe et le père fait moins violence au texte, et de beaucoup ; il est surprenant que Mazon, Kamerbeek, Longo ou Dawe ne lui aient pas donné la préférence.
36Les autres mots de la phrase ne sont pas moins en cause. Si λɩµήν désignait le sein, μέγας était difficile à comprendre (Brunck ne le rend pas). Erfurdt propose immanis, terribilis (ci-dessus Schneidewin : « grässlich », ou Mazon : « terrible » ; voir aussi Kamerbeek) ; Hermann ricane ; pour lui, le « sein » est grand à l’excès parce qu’il a accueilli le père, avant le fils (voir aussi Blaydes ; Campbell : « the same wide harbour » ; Earle : « by anticipation [prolepsis] because ὁ αὐτòς... ἤρκε· σɛv...,’ample’ gives the tone », comme Kamerbeek, en second lieu ; voir ci-dessus ; ou Schadewaldt : « Dem gross genug/Ein Hafen war... », μέγας est pourtant manifestement épithète). Ni l’une ni l’autre traduction ne sont satisfaisantes ; elles découlent toutes deux, comme par contrainte, de la référence choisie pour la métaphore de « port » (union, couche, sein ou chambre ; voir la remarque grivoise de Roussel : « le scholiaste a compris qu’il s’agissait du sein de Jocaste ! Si c’était vrai, μέγας ferait figure d’une assez obscène sottise ») ; aussi a-t-on souvent euphémisé dans les traductions, en optant pour des mots plus neutres, « lieu » pour λɩμήν (voir ci-dessus, Bellermann : « dieselbe Stätte » ; « sens vague de lieu », Roussel, rapprochant le v. 420), « généreux » pour μέγας (« the same bounteous place of rest », Jebb). Pour Burton (The Chorus, p. 175), « grand » s’entendrait de la qualité du mariage qui fait entrer le prétendant dans la maison royale de Thèbes ; il renvoie à l’épithète de la ville (v. 1202 s., voir ad l.), mais sans revenir sur le référent.
37Le même embarras, qu’explique le même choix, s’est présenté pour πɛσɛῖν, que l’on a tantôt traduit de façon littérale par « tomber » ou « se précipiter » (« hinzustürzen », Hartung, avec la correction ’µπɛσɛῖν, voir Hymne à Aphrodite, 199, ἔμπɛσον ɛὐνῇ ; « to fall into », Blaydes ; « πɛσεῖν here = ἐμπεσεῖν [which Hartung would read, but unnecessarily] », Jebb, choisissant un tour plus figuré : « that thou shouldst make thereon thy nuptial couch » ; cf. Mazon, Kamerbeek ; « Um... in ihn/Sich... zu stürzen », Schadewaldt), tantôt, toujours « selon le sens », éclairé par ϑαλαμηπόλῳ (voir Jebb : « the bold use is assisted by ϑ. [bridegroom] which goes closely with πεσεῖν »), sans mouvement : « pour y reposer », au lieu d’« entrer » (voir Schneidewin : κεῖσϑαι ; cf. Euripide, Hélène, 1093 s. : ὧ πότνι’ ἣ Δίοισιν ἐν λέκτροις πίτνεις Ἥρα, « divine Héra, toi qui reposes près de Zeus », Grégoire ; ou la parodie tragique dans Aristophane, Thesmophories, 1122 : πεσεῖν ἐς εὐνὴν καὶ γαμήλιον λέχος ; « ruhen », Bellermann ; « se coucher », Roussel). On renonçait à trouver la relation sémantique avec λιμήν (« bei πίπτειν... schwebt das Bild des Hafens nicht mehr vor », Bruhn), bien qu’on attribuât aux deux groupes le même référent du lit, évoqué deux fois. Il n’est pas impossible de déceler un lien étroit en renonçant, dans l’un et l’autre cas, à la notation érotique.
38La métaphore du « port », qualifiée par la même épithète que la ville de Thèbes, pourrait, au heu de s’appliquer à Jocaste, évoquer l’accueil (comme au v. 420) qu’Oedipe, à la suite de son succès, a trouvé à Thèbes et qui l’a conduit dans le lit de sa mère. Pour le « havre » de salut, on peut rapprocher l’emploi du mot dans le proème des Catharmes d’Empédocle (fr. B 112, 3 DK), pour la ville d’Agrigente : ξείνων αἰδοῖοι λιμένες. L’infortune d’Oedipe est liée à sa fortune (voir l’invocation de sa gloire, κλεινòν... κάρα, qui fait écho au début de la pièce, v. 8 : ὁ πᾶσι κλεινòς...). Le Chœur situerait ainsi la destinée familiale d’Oedipe dans la logique de l’accueil réservé à son triomphe. Ne fut-il pas singulièrement favorisé — favorisé à l’excès —, pour réussir le coup d’être à la fois le fils et le mari de la femme qui lui fut accordée ? On rend, semble-t-il, mieux compte ainsi de ἤρκεσεν, surtout si l’on renonce à la correction de Brunck pour conserver αὐτός. « Un grand havre (englobant la ville et l’accueil qu’elle fît à son libérateur) fut à lui seul (αὐτός) assez grand pour... » (ἤρκεσεν en relation étroite avec μέγας, alors qu’avec la correction αὑτός on hésite entre « le même, suffisant à » et « assez grand pour », voir ci-dessus). Le triomphateur est comblé dans son mariage.
39La construction la plus naturelle conduit à détacher sémantiquement ϑαλαμηπόλῳ de πεσεῖν. Si l’on fait du substantif l’apposition du relatif ᾧ, il est le sujet logique de la proposition consécutive dépendant de ἤρκεσεν (cf. Eschyle, Prométhée, 621 : τοσοῦτον ἀρκῶ σοι σαφηνίααι μόνον ; Murray, Mazon et Page adoptent la correction de Linwood, σαφηνίαας ; voir cependant Murray : codd. fortasse recte ; l’infinitif dépend de ἀρκῶ ; LSJ, s.v., III, 1, avec référence aux deux passages ; voir aussi Moorhouse, Syntax, p. 238), et le groupe παιδì καì πατρί en est l’attribut ; plus justement peut-être, on fera de ϑαλαμηπόλῳ même l’attribut, et des deux autres noms une apposition de l’attribut (« sous la forme de... »), πεσεῖν doit avoir une valeur neutre (sans lien avec le mariage) ; on pourrait inclure le verbe dans le thème dominant de la réussite, et rapprocher, malgré l’absence d’adverbe (l’idée de « bonheur » est implicite), des emplois comme celui d'Agamemnon, 32 : τὰ δεσποτῶν... εὖ πεσόντα, empruntés au jeu de dés (LSJ, s.v., B, V, avec l’élargissement général, V, 2 : « fall, tum out »), pour comprendre : « ... fut assez grand pour qu’il en sortît serviteur du thalamos, dans la double qualité... ».
40Les commentateurs ont noté que le sens de νύμφɩος (sponsus ; « bridegroom », LSJ, s.v., II), que, depuis la scholie, on donne à ϑαλαμηπόλῳ, était une réfection sémantique de la valeur homérique de « chambrière » (voir Bruhn : « qui in thalamo versatur, ici l’époux » ; Earle, Kamerbeek, Dawe ; on comprend : « ’che sta nel talamo’, corne = πóσις », Longo ; cf. Roussel). Le mot est employé chez Eschyle (Sept, 359 s. : πικρòν δ’ ὄμμα ϑαλαμηπόλων), avec le sens traditionnel, à cette différence que ϑάλαμος doit, selon le contexte (se rapportant aux fruits jetés à terre lors du sac), désigner la chambre à provision (« = ταμίη », LSJ, s.v. ; cf. Italie ; « ménagères », Mazon, n’est sans doute pas une traduction très appropriée). Le terme, plutôt que de fournir un simple synonyme d’« époux », doit sans doute être décomposé en ses éléments ; sinon, la raison du réemploi et de la réfection n’apparaîtrait pas. Pour Dawe, -πόλος pourrait être mis en relation avec les « sillons » (ἄλοκες) fécondés et vouloir dire « qui laboure » (il rapproche l’emploi de πολεῖν dans les Travaux, 462, cf. West ad l., et, dans Sophocle, πολεύων, Antigone, 341) — mais quel serait le rapport avec le premier terme et, d’autre part, avec la valeur homérique du mot ? Il est préférable de s’en tenir à « serviteur de la chambre nuptiale », en dégageant la différence avec l’époux qui en est le « maître » (voir, par exemple, ci-dessus la correction πόσει), l’« habitant » ou l’« ayant droit », de façon que le terme, avec l’office qui échoit à Oedipe, dénote la dualité d’un pouvoir générateur appelé à se détruire.
41Ce n’est, on l’a vu, qu’avec l’analyse du malheur dans l’interrogation redoublée qu’on remonte en arrière jusqu’à l’origine du mal, en désignant avec la paternité (πατρῷαι) de Laïos la cause dont Oedipe, dans son destin, a subi les effets. Les deux aspects sont nettement distincts, et doivent l’être, si toute la durée du bonheur, couvrant le mal, donne la mesure de l’ampleur du crime par l’ampleur des événements qui en sont issus (« en silence », sans se faire voir, et : « jusqu’à ce point »). Il fallait ce temps pour que l’acte originel révélât sa nature et fût contredit dans la nature de ses productions.
Vers 1213-1215
42Pour que l’appréhension du coupable (ἐφηῡρέ σ’, te deprehendit, Brunck) débouche sur une condamnation, les critiques ont unanimement suivi Moschopoulos (καταδικάζει) et donné à « juger » le sens de « condamner » (damnat, Brunck ; est ulciscitur, poenas repetit, Ellendt, s.v., p. 172 ; « punishes, avenges », Blaydes ; « ’brings to justice’, punishes », Jebb ; « il condamne... », Roussel, Mazon, Longo, etc.), sans se dissimuler que cet emploi du mot (qui ne se trouve qu’ici dans Sophocle) est singulier (cf. LSJ, s.v., I, 2, b : « pass judgement on, condemn », pour cette unique référence, faisant sortir le verbe de sa sphère sémantique ; « a perhaps unique poetical use », Jebb, récusant à juste titre le modèle d'Olympiques II, 65, où δικάζει τις a le sens de « juger » ; ou Longo ; Nauck avait douté de la leçon : « unrichtig ist δικάζει »). L’accusatif, avec δικάζειν, concerne d’ordinaire le verdict à l’issue de l’instruction (« di solito quello della pena », Longo ; cf. Euripide, Oreste, 164 s. : φόνον ; Electre, 1094 ; cf. LSJ, s.v., I, 2, a) plutôt que l’affaire soumise au jugement ; avec le crime pour objet (de même dans le passage d'Olympiques II), c’est l’acte même de « juger » ou de faire valoir les principes de la justice qui est mis au premier plan, comme ici. La justice est appliquée au cas.
43L’emploi du présent duratif (ce n’est pas un présent « historique »), δικάζει (τòν... γάμον) suivant en asyndète l’aoriste ponctuel ἐφηῦρέ (σ’), s’explique bien si le « jugement » a lieu au moment même où l’action commence, et se prolonge avec son déroulement. Le temps n’a pas attendu la révélation qu’Oedipe vient de faire pour connaître l’affaire et décider d’un châtiment (quel serait-il, la révélation même, ou les conséquences qu’Oedipe en tire en se mutilant ?). Lui qui sait tout (πάνϑ’ ὁρῶν), il a maintenant « découvert » à Oedipe et aux Thébains ce qu’était le mariage, mais c’est avec l’accomplissement de l’union, dans ses contradictions, que s’est accomplie la justice ; elle ne punit pas Oedipe pour son crime (σ’ n’est complément que de ἐφηῦρε, et non de δικάζει), mais elle est à l’œuvre dans l’union qui l’a livré à sa mère. A ce niveau de la compréhension, on peut dire qu’il « est fait justice » ; Oedipe, même s’il a fait le mal, n’est pas poursuivi par une vindicte. Son mariage avec Jocaste est le « retour », dans le temps, d’une autre union.
44On peut trouver une réponse claire, dans ce cadre, aux problèmes qu’ont posés à la critique la compréhension de ἄnovϑ’ et la construction de πάλαι. L’adverbe a été parfois rattaché à l’adjectif ἄγαµov (bien que ce regroupement soit invraisemblable, ἄγαµov formant avec yάρον une unité indissociable, soudée par l’article, qui, il est vrai, a souvent été éliminé pour des raisons de réarrangement métrique ; τ’ ἄγαµov Hermann, 1833 ; puis Schneidewin et Nauck, Blaydes, Tournier, Roussel ; cf. Earle, ci-dessous) ; ainsi par Thomas, paraphrasant ἄγαµov par κακóγαµov : l’union depuis si longtemps criminelle (voir aussi Moschopoulos), δικάζει... τòν πάλαι κακόγαμον γάμον ; voir Brunck ; Masqueray : « ton hymen depuis trop longtemps abominable », ou Longo ; plus souvent, on a fait porter πάλαι sur l’oxymore qui suit : « wherein begetter and begotten have long been one » (Jebb ; de même Earle, Mazon, Schadewaldt ou Dawe ; le mot, privé de son utilité, a été considéré comme un rajout, et donc éliminé parfois ; voir Hartung, et l’hésitation de Blaydes). Il ne fait pas de doute que l’adverbe modifie δικάζει (avec Hermann, Bellermann, Bruhn, Roussel ou Kamerbeek), non qu’il indique une condamnation acquise depuis l’accomplissement d’un crime (le mariage avec Jocaste) déjà ancien (voir Kamerbeek : « χρόνος... has been striving after the redress of balance from the start »), mais parce que la justice du « Temps » s’est exercée dès le début, au moyen même de l’union qu’il a fait exister.
45ἄκονϑ’ ne peut pas être compris si ἐφηῦρε, au lieu d’être appliqué à l’action accomplie dans le mariage, l’est à la découverte de la vérité, qui ne s’est pas faite sans une collaboration active de la part d’Oedipe. Si, avec cette représentation, on traduit par « malgré toi » (Mazon ; invitum, Brunck ; ou « gegen deinen Willen », Schadewaldt), on est en contradiction avec les données de l’intrigue. Pour éviter la « naïveté » (Roussel), on a pu (bien artificiellement) faire porter l’adjectif sur l’habileté même avec laquelle l’enquête a été menée par Oedipe (« quoi que tu aies pu faire » : « bien que tu n’aies commis aucune faute — dans l’instruction —, aucune maladresse qui ait pu te faire découvrir », Roussel), ou simplement sur l’inconscience ou l’ignorance (parfois matérialisée dans une correction, cf. ἀyvῶϑ’, Herwerden) : « a discovery thou didst not intend », Campbell ; semblablement Jebb : « because he had not foreseen the disclosure which was to resuit from his inquiry » (voir aussi Earle : « ... loosely used for ’un-witting’ », mais voir ci-dessous ; Longo : « altro da quello che cercavi »), ce qui est beaucoup demander au mot (« cherchant autre chose »), Wilamowitz (voir les notes ajoutées à sa traduction, p. 84), d’une main plus lourde, corrige en ἄκων : « le Temps, malgré lui, horrifié par le crime de l’inceste... » (« ... sträubte sich zu offenbaren, was sie selbst gerichtet » ; Bruhn est tenté de suivre Wilamowitz ; voir encore Pfeiff) ; l’action du Temps se confondrait ainsi avec l’aversion qu’éprouvent les Thébains à contempler l’horreur (« unwillig fand... dich die Zeit », Pfeiff ; « die lange Dauer des Greuels erklärt sich daraus, dass der... Chronos selber ein Grauen davor empfand... », Bruhn). Mais il faut, par méthode, poser le sens habituel de ἄκονϑ’, et en conclure qu’il ne peut alors s’appliquer qu’à l’acte même et non à sa découverte (Earle, en fait, précisant que l’objet de la découverte n’est pas tant la personne d’Oedipe que l’inceste : « σε τɛκνοῦντα καὶ... », rattache « unwitting », avec la valeur d’un adverbe, à l’action commise, et non à l’enquête qui a conduit à la connaître) ; faute de le faire, on a recours à des expédients ou on en arrive à envisager, comme Dawe, en désespoir de cause, que le Chœur (« as ordinary men ») ne connaît pas les circonstances de l’intrigue, voire même que Sophocle écrit « mécaniquement » (à savoir sans tenir compte de ses propres plans) ; cet auteur envisage aussi que « contre son gré » traduise une incapacité de vraiment vouloir la découverte (la découverte ou le crime qui s’y découvre ? — « because no one could ever really want such facts to corne to light » ; cette solution, la moins invraisemblable pour lui, n’est pas très éloignée de celle de Campbell ou de Jebb ; voir ci-dessus).
46Le thème d’une action commise contre le gré de son auteur est pourtant au centre de l’intrigue dans Oedipe à Colone, et ἄκων y est un mot clé, si bien que la référence aurait pu être plus facilement reconnue ici (voir la défense d’Oedipe devant le Chœur, 265-274, le Kommos entre le Chœur et Oedipe qui suit la scène d’Ismène, 510-548, et surtout la réplique faite à Créon, 960-1002 ;... ἃς ἐγὼ τάλας ἤvɛγκov ἄκων, 963 s. ; τó y’ ἇκον πρᾶγμ’..., 977 ; ἐγὼ δέ νιν ἄκων ἔγημα, φϑέγγομαí τ’ ἄκων τάδɛ, 986 s.). Sans doute l’éclairage de l’événement diffère-t-il. Dans Oedipe à Colone, le héros se trouve, et se situe, au-delà des accomplissements auxquels son destin s’est prêté, et s’il les évoque librement, c’est pour se mettre lui-même, dans sa personne (cf. 966 : καϑ’ αὑτόν y’...), hors de cause, se justifiant dans des plaidoyers de caractère juridique. Ici, la réflexion lyrique du stasimon saisit l’événement dans sa nature totalement contradictoire. Oedipe a donné la vie aux Thébains (v. 1200), et, en réalité, « sans le savoir », il leur a donné la mort. Il ne savait pas ce qu’il était.
47Comme l’auteur du crime conduit l’enquête judiciaire, on ne peut pas dire qu’il n’ait pas consenti à sa propre mise à découvert ; mais, au moment du crime, il agissait sans « vouloir » et sans idée, n’étant pas lui-même à l’origine de l’acte. Ce n’est pas seulement qu’il n’ait pas su ce qu’était Jocaste, comme il ne savait pas que l’homme qu’il tuait était son père ; il ne savait surtout pas que le Temps, au service de Dikè, se servait de lui pour accomplir le « retour » des choses. L’accent, comme souvent avec ἐφɛυρίσκειν, est sur l’attribut (cf. LSJ, s.v., I, 1) : l’horreur est certaine, mais ce qui a éclaté aussi c’est que le criminel, en la personne d’Oedipe, n’est pas à l’origine du crime. L’alliance : ἐφηῦρέ σ’, mais ἄκονϑ’, fait ressortir un paradoxe : le Temps a fini par « te découvrir » assassin que tu es (le verbe est déterminé par un contenu virtuel), mais assassin sans « authorship », assassin sans crime.
48Pour τòν ἄγαμον γάμον, les critiques ont rapproché d’autres exemples du tour de la dictio tragica qui développe la contradiction, en niant le référent du mot même qui le réfère (cf. par exemple la liste dans Blaydes, avec l’exemple du vers 1256, mais voir ad l. ; en outre, Agamemnon, 1545 : ἄχαριν χάριν... ; cf. Choéphores, 43 ; Euménides, 457 s. : ἄπολιv Ἰλίου πóλιν ἔϑηκας ; etc.) ; la fonction syntaxique de l’épithète est différente d’un cas à l’autre, de même que l’idée produite par la négation. L’accent peut être mis sur l’annulation des valeurs ordinaires ; ici l’article, réunissant le nom et l’épithète contraire dans un groupe complément, met côte à côte « le mariage » (γάμον) et « la négation du mariage » (ἄγαμον) ; la contradiction est explicitée par un nouvel oxymore, τɛκνοῦντα καὶ τεκνούμενον : accomplissant son rôle d’« engendreur », et le niant, en étant lui-même « engendré ». C’est bien le groupe, dans sa dualité, qui est repris et analysé avec les deux participes, et non l’épithète privative (« unnatural or inauspicious », Blaydes) seulement : « mariage » et « non mariage », « parce que... ».
49Le deuxième terme, « mariage engendré », fait difficulté quand il est pris à la lettre. Les interprètes ont d’ordinaire expliqué l’expression en réunissant les deux participes dans un syntagme unique, « hendiadyn » dérivé ad hoc de la situation : « (un mariage) où l’homme engendre avec une femme par laquelle il a lui-même été engendré » (cf. Moschopoulos : τεκνοῦντα ὅϑɛv ἐτεκνώϑης, voir la seconde personne ; Wunder, d’après Thomas : nuptiae, in quibus liberos procreat qui in iisdem procreatus est ; ou bien Blaydes : « by which a man begets children by her from whom he was himself begotten » ; à in iisdem répond « by her » ; un peu différemment, Jebb : « où l’engendré a longtemps — πάλαι, voir plus haut — été identique à l’engendreur », « i.e. in which the son has become the husband » ; « the two acts are rhetorically made synchronous », Earle ; « in cui lo sposo è insieme colui che... e colui che... », Longo). On ne s’est pas fait faute de remarquer que la définition s’appliquait à la personne d’Oedipe plutôt qu’au « mariage » (cum substantivo γάμον participia ad Oedipum referenda coniunxit paullo audacius, Wunder ; cf. Schneidewin ; Blaydes : « ... which properly speaking refers to him himself » ; Bellermann, Jebb ou Kamerbeek), à telle enseigne que certains sont allés jusqu’à accorder les participes à σ’ (voir Campbell, avec τòν... yάμον pris comme un complément d’objet interne ; mais ce n’est pas la seule construction qu’il envisage ; ou Earle, accueillant la proposition de Campbell-Abbot, dans l'Appendix, de corriger τόν en τ’ ἐv, en prenant δικάζει τ’ comme une incise, et en rattachant ἐv... yάμῳ aux participes ; dans Paralipomena, p. 113 s., Campbell défend à peu de chose près la construction de 1871 et de 1879). Le cas est parfois décrit comme l’exemple d’un transfert sémantique de l’agent à l’action où il est engagé, pour lequel on tenait un modèle (voir Jebb, Kamerbeek) dans Oedipe à Colone, 266 s. : τά γ’ ἔργα μου πεπονϑότ’ ἐστὶ μᾶλλον ἢ δεδρακότα (cf. Moorhouse, Syntax, p. 259 : « one could take τεκνοῦντα as properly epithet of the marriage, but not τεκνούμενον »). Sans doute, l’analyse, plus rhétorique que rationnelle, se privet-elle d’une dimension importante du sens. Thomas évoquait tour à tour la possibilité que le mariage fût celui de Laïos et de Jocaste, agissant à travers l’union d’Oedipe avec sa mère (τòν... γάμον τοῦ Λαΐου... τεκνοποιοῦντα διὰ τὴν Οἰδίποδος πρòς Ἰοκάστην μίζιν...), ou celui d’Oedipe seulement (c’est cette deuxième option que les commentateurs ont seule retenue ; cf. Wunder). En s’engageant jusqu’au bout du sens, on comprend que, dans le cas d’Oedipe, l’union elle-même a été « engendrée ». Certes, en un premier temps, le deuxième participe, formulant l'ἀδύνατον, contredit le premier, et montre que le mariage d’Oedipe « n’est pas un mariage » (ἄyαpov), à la différence de celui de son père, qui est un mariage véritable, mais il approfondit en même temps l’impossibilité. L’enfant mâle, par le « mélange » dans l’union, cherche à se perpétuer pour son compte ; or cette voie est fermée à Oedipe. Le mariage de Laïos a engendré un fils qui, au lieu d’être l’égal de son père, en contractant une union nouvelle, est condamné à réitérer son mariage. Le fils n’est pas un fils ; il refait le mariage même qui l’a produit. Le mariage où il « engendre » est déjà « engendré ».
Vers 1216-1219
50Les mots de l’explicative ont beaucoup embarrassé et ont souvent été corrigés (Jebb refait presque entièrement le vers 1218 ; voir les cruces chez Dawe), parce qu’ils n’exprimaient pas, dans leurs trois groupes, la plénitude du sentiment de tristesse qu’on y cherchait (te... vehementer deploro magnis ejulatibus, Brunck ; « mi attristo in sommo grado, levando il lamento dalla mia bocca », Longo). L’analyse s’est faite selon « l’idée », et non selon les mots, dans la relation qu’ils construisent. Après le regret : te, utinam vidissem numquam (Brunck), le « car » dirait : « je n’aurais pas alors eu à verser cette abondance de pleurs » ; le mouvement pourtant ne répondrait pas bien à la compassion que l’on voit principalement se dégager dans cette fin du chant (voir ad v. 1219-1222).
51La formule de regret ne dit pas : « si seulement tu n’avais pas connu cette abondance de malheurs — que je pleure avec abondance », mais établit, du moi au toi, l’effet que l’arrivée d’Oedipe à Thèbes a produit sur les Thébains : « si seulement je ne t’avais jamais vu », σ'... σε... ɛἰδόμαν, à savoir : apparaissant à Thèbes, dans ton triomphe (voir l’antistrophe 1). La mise en relief du « moi » (par ἐγώ) n’est sans doute pas utile. Les éditeurs, pour compléter le vers, ont le plus souvent accueilli l’itération εἴϑε σε, pour laquelle Wunder s’était appuyé sur le vers 1098 et sur Trachiniennes, 1004, 1024, etc. (voir Hermann, 1833, citant Elmsley, qui, dans son édition, n’a pourtant pas ce texte ; Dindorf, Schneidewin et Bruhn, Tournier, Campbell, Jebb, Pearson, Dawe ou Colonna ; la correction — qui est aussi dans O [chez Dawe], recc. nonnulli, selon Colonna ; cf. Dawe, Studies, p. 257 : « I am more inclined to take this reading [dans O] as a préservation » ; voir aussi West, 1978, p. 239 — est sûrement préférable à εïϑε μηπώποτ’, Bothe, Elmsley ; εἴϑε <μὴ> μήποτ’, Friis Johansen, p. 245, Kamerbeek ; ou à ɛἰϑ’ ἐγὼ μήποτ’ de Heath, approuvé par Erfurdt ; l’auteur de cette dernière correction n’est pas Mazon, quoi qu’en disent Dain et Colonna ; dans sa traduction, il ne tient guère compte de ἐγώ, qui est dans son texte). L’explication (γάρ) doit alors porter sur la dualité qui fait le contenu de tout le chant : la vérité d’une supériorité éclatante cachait la vérité d’un pouvoir de destruction. « Avoir vu », c’est avoir reconnu l’évidence du salut apporté par l’étranger ; l’évidence était univoque alors que la réalité était double.
52« Enfant de Laïos » résume le destin qui attendait Oedipe à Thèbes. Le « cri » de douleur, ἰώ, Λαϊήɩoν τέκνον, répond à ἰώ, κλεινòν Οἰδίπου κάρα dans la strophe (v. 1207 ; cf. Bruhn, Kamerbeek). Il vaut sans doute mieux, pour rétablir le mètre, analysé comme un trimètre iambique syncopé : spondée, crétique, dipodie iambique (Pohlsander, Metrical Studies, p. 108, d’après l’une des deux analyses de Kraus, Strophengestaltung, p. 147, ou Longo, p. 377), ou comme un dochmiaque, suivi d’une dipodie (cf. Kraus, Strophengestaltung, ibid., ou Dawe, si on rattache le vers aux rythmes suivants), modifier le suffixe : -ήɩoν pour -ειoν (Wunder, d’après Bothe ; voir par exemple Blaydes, Wolff et Bellermann, Earle ; ou Kamerbeek, qui croit entendre un écho de ἰηίων καμάτων, v. 173 s. ; Longo ; voir ci-dessous ; pour le suffixe épique du patronyme, on cite Iphigénie à Aulis, 756 : Φοɩβήϊον δάπεδον ; Schneidewin, pour tenir compte des objections de Hermann, 1833, avait proposé Λαϊαγενές ; d’autres, comme Jebb, avec -ɛɩov ajoutent ὦ devant τέκνον, suivant Erfurdt ; cf. Pearson, Mazon-Dain, Dawe ou Colonna ; la correspondance est mieux accentuée sans l’insertion de ὦ ou ὤ, cf. Kamerbeek). Si la destinée thébaine est un malheur pour Oedipe, c’est qu’il est l’« enfant » enfanté pour enfanter à la place de l’engendreur ; τέκνον doit évidemment être entendu en relation étroite avec τεκνοῦντα καì τεκνούμενον, et, dans ce couple, en premier heu, avec le passif, qui fait de l’union avec Jocaste un accouplement « engendré » (voir ci-dessus ad v. 1213-1215). L’adjectif, pour le patronymique, pourrait avoir été choisi, face au génitif Λαΐoυ, parce qu’il insiste davantage sur la nature particulière de l’héritage, avec les propriétés paternelles, qui font du fils un substitut répétitif (« marqué par Laïos »). Le cri de la lamentation n’exprime pas l’indignation devant l’horreur de l’acte commis par Oedipe à son insu, il pleure le destin qui l’a fait naître pour le commettre.
53Le chant couvre le temps dramatique de la mutilation, rapportée dans la scène suivante par le porte-parole du palais ; parallèlement, le Chœur traduit maintenant dans la parole (du chant) un déchirement que l’éclat du « sauveur » l’avait empêché de percevoir ; il dit son aveuglement, ἐκ στομάτων doit donc être lu en contraste avec εἰδόμαν. Le temps des pleurs suit la découverte, il reconnaît dans l’obscurité le combat d’une vérité contradictoire.
54Si l’intensité seulement des effusions est notée (« muss ich doch klagen, jämmerlich klagen », Wilamowitz), sans que s’oppose le chant présent à la vision passée, on peut :
- être tenté de valoriser ἐκ στομάτων pour en faire un équivalent « poétique » de ἀπò φωνῆς (Schneidewin et Nauck : « laut » ; Campbell : « like ἐκ ϑυμοῦ,’with my whole power of utterance’ » ; Jebb lui répond : « can mean only ’from my lips’ ») ;
- ou bien corriger ἰαχέων, pour renforcer στομάτων par une épithète (« weil ἐκ στομάτων sonst müssig wäre », Wolff, Anhang, p. 147 ; Brunck, à un manuscrit, le Parisinus 2794 — cf. Dawe ; voir aussi N2 pc —, avait emprunté l’adjectif ἰαχαίων ; Hermann, avec la même analyse, défendait la forme ἰακχίων, retenue par Erfurdt ; cf. Hermann, 1833 : ex maxime Bacchico ore ; Wunder, Hartung, Wolff ; la conjecture est énergiquement rejetée par Elmsley ou Schneidewin ; cf. ἰαλέμων, ci-dessous) ; ἰαχέων était pourtant commenté comme un participe par Moschopoulos (φωνῶν) ou Thomas (ϑρηνῶν).
- Ou bien Ton a cherché dans le groupe le complément d’un verbe, également introduit par conjecture : ἰὰν χέων, Burgess (et Fritzsche, ad Thesmophories, 1070, p. 462 ; cf. Blaydes ; adopté par Bellermann, Mekler, Lloyd-Jones, 1965, p. 168, avec la transposition ὡς ỏδύρομαι, voir ci-dessous ; suivi par Diggle, 1969, p. 151 et n. 2, avec la variation ὡς σ’, et par Dawe : « there is no other proposai worth mentioning », encore que ce dernier — avec l’approbation de West, 1978, p. 240 — donne ὡς... ἰαχέων inter cruces ; Burton, The Chorus, p. 177 ; cf. Dawe : « giving ἐκ στομάτων a more convincing rôle to play in the sentence »), ou bien ὥσπερ ἰάλεμον χέων (pour ὡς περίαλλα ἰαχέων, Jebb, Kennedy, Sheppard ; ἰήλεμον, Pearson ; antérieurement : ἰαλέμων ἐκ στομάτων, Wecklein, cf. 2., repris par Earle).
55Indépendamment, on a corrigé parfois parce qu’on souhaitait que (ὀ) δύρομαι fût suivi d’un complément (<σ’> ἀχέων pour ἰαχέων, Kamerbeek ; mais voir déjà Blaydes). La conjonction ὡς posait plus de problèmes encore (cf. Roussel) ; Hermann, 1833, la rattachait au groupe prépositionnel : velut ex... ore ; la plupart des commentateurs l’ont rattachée à l’adverbe περίαλλα sur le modèle du tour ὡς ἀληϑῶς, ὡς μάλιστα (Wunder, Dindorf, Schneidewin, Blaydes, Toumier, Bellermann, Earle, ou Longo), ce qui fait difficulté (voir les objections sémantiques de Jebb ou Bruhn ; métriques plutôt, parce que ὡς est placé au terme d’une période, chez Kamerbeek, Dawe), si bien que l’on a essayé de restructurer la phrase en supprimant yάρ (dont la nécessité n’apparaissait pas, voir ci-dessus) et en plaçant ὡς au début de la phrase (« quippe... glossed by yάρ », Kamerbeek ; exclamatif, Lloyd-Jones, l.c.).
56La structure transmise, pour être justifiée, demande que l’on distingue nettement la valeur sémantique de ὀδύ·ρομαι et de ἰαχέων, qui note le cri (aussi bien de joie ; cf. LSJ, s.v. ἰαχέω et ἰαχή) et non la lamentation ; c’est parce qu’on voulait que celle-ci fût plus clairement exprimée qu’on a souvent corrigé le texte (cf. Jebb).
57Pour les besoins de la métrique, on écrit δύρομαι pour ὀδύρομαι avec Seidler, et πβρίαλλ’ avec Heath, mais il n’est pas nécessaire de choisir ἰακχέων plutôt que ἰαχέωv, qui se scande également avec un a long (voir Elmsley ; LSJ, Jebb, ou Kamerbeek) ; si l’on a préféré la graphie ἰακχέων (Roussel, Mazon-Dain, Colonna ; mais la correction est déjà chez Dindorf ; cf. Jebb), c’est sans doute que le rapport avec l’extase bachique serait ainsi plus fortement marqué ; il n’y a pas lieu de poser une forme ἰακχέω, sur Ἴακχος, à côté de ἰάχω et le présent secondaire ἰαχέω (voir les entrées distinctes dans Chantraine, Dictionnaire, où l'a long chez les tragiques est cependant expliqué par une « gémination expressive de la gutturale [ἰάκχω] »).
58Le Chœur est dans la situation du sujet pathétique. Les malheurs d’Oedipe ne le touchent pas seulement en tant que contenu pour sa plainte. Les deux verbes performatifs indiquent qu’elle n’a plus, après la dernière Invocation (ἰώ,..., v. 1216), comme contenu que son état propre. Le moi lyrique intervient de la même manière dans le Deuxième Stasimon (v. 895 s.). La syntaxe apporte ici un sens singulier : le groupe participial introduit par ὡς présente l’aspect ou la motivation qui justifient l’action du verbe principal. Le Chœur gémit sur les cris qui sortent de lui (ὡς... ἰαχέωv, à valeur modale : « à pousser des cris, comme je le fais, avec excès »). L’éblouissement causé autrefois par Oedipe fait que le Chœur maintenant, faute de n’avoir pas « vu » le fond tout en ayant « vu » la figure, n’a plus que des cris pour l’accompagner, qu’il souffre de se sentir pousser, dans l’extase d’un déchirement dionysiaque, inexpiable. Le Chœur, sans la pitié, souffre, dans son domaine de chantre, de son chant, en même temps qu’Oedipe ; c’est là sa compassion. Son expérience n’est pas extérieure à celle du héros.
Vers 1219-1222
59Deux interprétations ont été émises au sujet du second membre, soit en reprise soit en antithèse du premier. « There is no doubt about the... first... :... the reference is to Oedipus’ slaying of the Sphinx » (Kamerbeek ; voir cependant Dawe, doutant de cette référence même).
60Dans la première, « faire dormir l’oeil » est pris pour « calmer la souffrance » ou « apaiser l’inquiétude », à la suite de l’apparition d’Oedipe : in soporem clausi oculos meos (quippe periculi securus), Burton, au XVIIIème siècle (cité par Blaydes), comme Brunck, Solger (puis Ellendt : requievi a malis, s.v. κατακοιμάω, p. 372 ; a labore, s.v., ὄμμα, p. 526 ; Bellermann, Bruhn : « mein vorher schlafloses Auge... » ; Wilamowitz, Campbell, Paralipomena, p. 115 ; Masqueray, Roussel ; Schadewaldt, Pfeiff ; voir les préférences de Longo : « e i miei occhi hanno potuto addormentarsi » ; etc.) ; dans la seconde, où les conjonctions τ’... καί ont une valeur oppositive, « endormir » est pour « fermer l’œil », à savoir « mourir » ; « la vue » (ὄμμα) alors désigne les forces de la vie : « tu m’as autrefois rendu à la vie ; et maintenant j’ai fermé mon œil (avec toi), dans la mort » ; « thou hast given me life and death » (Earle) ; avec un zeugma, ἐκ σέϑεν est pris en facteur commun, malgré la différence de l’application ; cf. Kamerbeek, avec la traduction de Jebb : « and through thee darkness hath fallen upon mine eyes » ; Dawe (voir déjà les scholies dont on s’est réclamé :... καὶ νῦν κατέμυσα τò ὄμμα ἐξ οὗ δηλοῖ καὶ ἐπήρϑημɛν πɛρισῳϑέντɛς — dans le Laurentianus 2725, on trouve ajoutée la contrepartie : καὶ νῦν δυστυχοῦντί σοι συνδυστυχοῦμɛν ; cf. Wunder, Hartung ou Blaydes : « I have closed my eyes in death, have died » ; Wolff, puis Jebb ou Earle ; Mazon, p. 116, n. 5 ; voir aussi les préférences de Dawe). On appuie l’antithèse sur les vers 49 s. :... καὶ πɛσόντɛς ὕστɛρον (comme si le Chœur tenait à établir maintenant, à la fin, que l’angoisse exprimée au début par le prêtre était justifiée), estimant qu’un chant sur le destin d’Oedipe doit se clore sur une évocation successive des splendeurs et de la chute (Kamerbeek ; Burton, The Chorus, p. 177).
61La première analyse fait certainement moins violence aux mots, avec la coordination des deux membres reliés par τ’... καὶ... ; mais elle ne prend son sens que dans la logique contradictoire du texte, qui conduit à donner à « œil » une valeur positive, comme on l’a fait dans la deuxième analyse, antithétique. Oedipe s’est imposé aux Thébains ; souverain prédestiné, il les a délivrés de la mort, rappelés à la vie, comme ranimés par son souffle : « respirant en tirant notre souffle de toi » (ἐκ σέϑɛv ne doit évidemment être relié qu’à ἀνέπνευσα, avec quoi il fait groupe). La ranimation excluait toute autre perception que celle de la vie restituée. L’« œil » ne désigne donc pas l’inquiétude, mais plutôt la perspicacité ou la vigilance. Il y a bien une opposition entre les deux verbes, entre les préverbes ἀv- et κατ-, mais au sein d’une simultanéité : « tu m’as rendu le souffle, et, ce faisant — m’éblouissant —, tu as engourdi (et paralysé) mon regard ». Ce n’est pas l’apaisement (qui serait redit, après ἀνέπνενσα), mais l’endormissement.
62Alors que l’on s’est partagé, l’éveil étant toujours le salut, entre un sommeil qui serait soit la paix conquise autrefois, soit au contraire la mort présente, le Chœur regrettant le passé ou pleurant le revirement actuel, c’est dans le passé qu’il faut situer les deux termes, mais contradictoirement : la paix était le gage de la mort.
63Après l’emportement, expression de la contradiction, dans la phrase précédente, la fin, avec « pour parler droit », s’arrache au lyrisme pour réunir clairement la vue et l’aveuglement. A l’œil (ὄμμα) du Chœur, aveuglé, s’est substitué l’œil du Temps, qui a « découvert », faisant voir à Oedipe — c’est le premier développement de l’antistrophe — qui il est (v. 1213-1215), et au Chœur ce que la figure d’Oedipe a été pour lui-même, dans le passé. La mise à découvert des deux faces par l’action du Temps suscite un premier mouvement, marqué par la dictio tragica, qui dit la contradiction vécue (voir la réduplication du regret, et l’oxymore, v. 1216-1219). Au chant comme cri de souffrance fait suite un deuxième mouvement, plus maîtrisé, où une parole articulée analyse froidement la contradiction (v. 1219-1222). La lucidité sur le destin d'Oedipe a aussi délivré le Chœur de son engourdissement ; le discours, parfaitement plat, définit la nature du regard qu’il porte maintenant sur son aveuglement.
64La « vie » qu’Oedipe a restituée à Thèbes n’est pas un terme symbolique, elle marque un phénomène purement physique. Il a arraché les Thébains à la mort (v. 1200), les rendant à une vie qui ne se réduit pas à une succession, réussite et catastrophe, mais au maintien des fonctions vitales (voir ξώσας au début, ad v. 1186-1188) dans une existence qui est comme un sommeil (κατεκοίμησα) — une « non-vie » dans laquelle le Chœur s’inclut : menacé par la mort, il s’est accroché à un bien qui a dû lui paraître si précieux qu’il a été aveuglé.
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