Quatrième épisode : le berger
V. 1110-1185
p. 725-773
Texte intégral
Vers 1110-1118. L’arrivée du berger
Le berger, dont le témoignage était attendu d’abord comme un dernier espoir d’infirmer la participation d’Oedipe au meurtre de Laïos (Deuxième Episode, v. 754-769 ; 834-837 ; 859-861), puis pour ce qu'il devait apprendre sur sa naissance (Troisième Episode, v. 1040-1056, 1069 s.), entre enfin en scène. Ce qu’il révèlera sur l’origine d’Oedipe assurera en même temps la vérité de la prophétie et donc le fait qu’Oedipe était l’auteur du meurtre.
Tout le début de l’épisode porte sur l’identité du personnage. Face aux Thébains, en étranger qu’il est (cf. v. 219 s.), le roi a comme moyen d’identification la conjecture (v. 1110-1112) ; l’homme a l’âge qui répond à l’histoire qu’il a vécue et qui couvre un passé qu’Oedipe ne connaît pas, la préhistoire de la pièce, l’âge du Corinthien ; et les gens qui l’accompagnent sont ceux qu’Oedipe lui-même a envoyés à sa recherche (v. 1112-1115). Ce sont les Thébains qui fourniront la confirmation de cette conjecture puisqu’ils le connaissent assez pour le reconnaître (v. 1115 s.). Le coryphée l’identifie comme un serviteur de Laïos, en accord avec les indications fournies par l’étranger de Corinthe (cf. v. 1042, 1044), un homme sûr, berger au service déjà du roi défunt (v. 1117 s.). Le Corinthien attestera que c’est bien le personnage dont il a parlé (v. 1119 s.).
Vers 1110-1112
1On tire du contexte (ou de l’attente), pour σταϑμᾶσϑαι, le sens général de « deviner, conjecturer » (voir Brunck, après Planude ; « to guess », Jebb ; cf. Kamerbeek : « on passe de ’mesurer’ à ’estimer’, puis ’conjecturer’ » ; « vermuten », Schadewaldt), mais l’idée première de pesée et d’évaluation (τεκμαίρεσϑαι, cf. Thomas ; opposé à τῇ... ἐπιστήμῃ, v. 1115, selon Earle) reste présente (voir aussi Dawe), comme le montre le premier des deux indices énumérés dans la suite (ἔν τε γὰρ..., v. 1112-1115), où l’objet à apprécier est confronté ou mis en balance (voir « l’âge », ad v. 1112 s.). Le deuxième argument (ἄλλως τε..., v. 1114) s’ajoute alors comme une contre-épreuve venant confirmer l’hypothèse ; Oedipe, dans ce dernier « round », cherche à montrer, d’entrée de jeu, hors dialogue, qu’il est maître de ses moyens pour conduire l’interrogatoire ; il épuise d’abord méthodiquement les ressources pour explorer l’inconnu par l’élément de mesure approprié, mais il n’omet pas de circonscrire le domaine dans sa nature conjecturale, pour que les degrés de connaissance soient distingués. σταϑμᾶσϑαι est un hapax chez Sophocle, mais on rapprochera l’emploi de ἐπισταϑμώμενος dans l’Hymne à Zeus (Agamemnon, 164 ; pour la « pesée », voir le commentaire ad l., Agamemnon 1, p. 216 s.), καί, donc, n’exprime pas proprement la modestie (« si je puis, moi qui n’ai pas votre savoir ; cf. Bruhn, Longo ou Dawe : « if I too, who have never met him ») ; le « moi aussi » délimite un domaine qu’il maîtrise suffisamment pour démontrer qu’il sait compenser son infériorité de non-Thébain ou de tardvenu (Jebb : « aussi bien que vous » ; voir aussi χρή).
2La présence de μή est rapportée par Moorhouse, Syntax, p. 332 (plutôt qu’à l’éventualité, cf. Earle), à l’idée d’obligation (χρή), qui est liée au fait qu’il n’a pas rencontré le berger (il pourrait cependant s’agir aussi de l’équivalent d’une relative à caractère général).
Vers 1112 s
3Kamerbeek prend τῷδε τἀνδρί pour l’image du berger, telle qu’Oedipe se « l’est formée dans son esprit » (cf. Thomas : ὃν ζητοῦμεν ; voir la phrase précédente). L’accord s’établit alors dans le raisonnement, « par méthode inférentielle » (cf. σύμμετρος), entre la représentation et la réalité. Les autres interprètes, il semble sans exception, rapportent τῷδε τἀνδρί au Corinthien présent sur scène, Oedipe confrontant l’âge de l’un avec l’âge de l’autre (voir, entre autres, Schneidewin, Nauck et Bruhn, ou Jebb, d’après les scholies : τῷ Κορινϑίῳ ὁμῆλιξ καὶ ἴσος ἐστὶ κατὰ τὴν ἡλικίαν). Dans Tun et l’autre cas, on réunit ξυνᾴδει et σύμμετρος dans une expression redondante (« a conflation », Earle ; cf. Mazon : « son grand âge s’accorde à celui de cet homme » ; « s’accorde » est mis pour les deux mots, pris pour des synonymes : « s’accorde et va bien avec », Roussel ; « σύμμετρος... rounds off the idea expressed by ξυνᾴδει τῷδε... », Kamerbeek ; « ξυνᾴδει by itself would suffice, or ἐστι σύμμετρος », Dawe), alors que la compréhension de la phrase suppose au contraire que l’on dissocie les termes. Chacun dénote séparément l’une des deux opérations : avec l’âge avancé qui est le sien (et qui en fait un vieillard ; on peut avec Bruhn détacher le groupe, en suppléant un ὤν ; cf. Moschopoulos), il répond, d’une part, à l’image qu’on peut se faire de lui : ξυνᾴδει ; il y a « accord » entre l’attente et l’apparition (voir l’interprétation « des anciens maîtres » combattue par Brunck : male haec acceperunt veteres magistri, qui supplebant, ἐν μακρῷ γήρᾳ ὢν συμφωνεῖ τῷ λόγῳ ; ce sont deux gloses séparées chez Moschopoulos ; Brunck réduisait la portée de la préposition ἐν pour pouvoir, comme complément de moyen, rattacher le groupe à la fois à ξυνᾴδει et à σύμμετρος ; voir la traduction de Hartung : « denn einhellig stimmt sein hohes Alter überein mit diesem Mann » ; ἐν a la valeur pleine de « with respect to », à savoir : « son âge avancé », cf. Moorhouse, Syntax, p. 106). Le deuxième membre, d’autre part, où τῷδε τἀνδρί doit, contre Kamerbeek et d’autres, être rattaché à σύμμετρος, le verbe ξυνᾴδει étant pris absolument (cf. LSJ, s.v., I, 2 — c’est la construction retenue par Campbell), apporte la justification de l’hypothèse : « ce pourrait bien être lui, d’après son âge — si on le met (à savoir sa figure) en relation avec l’homme qui est là » (cf. Campbell pour la distinction des deux membres : « for his great age accords therewith, in that he is the equal in years of the man present here », à cela près que « therewith » n’a pas de référent dans la phrase ; ce serait plutôt : « il est en accord avec lui-même »)1.
Vers 1115 s
4Il faut fermement opposer les vers à 1110 s. (cf. Schneidewin), et donc le concept (voir l’emploi de l’article) de « science » (ἐπιστήμη) à celui de « pesées », ou évaluations (conjecturales, σταϑμᾶσϑαι ; cf. δοκῶ, v. 1111). Les traductions confondent les deux ordres : « ... thou mayest have the advantage of me in knowledge » (Jebb ; « mais ton savoir l’emporte sur le mien », Mazon), faute de restreindre la supériorité concédée aux autres (et par là même elle-même maîtrisée) à la reconnaissance qui s’appuie sur la confrontation mentale avec l’objet remémoré. Oedipe, se présentant en homme qui domine la situation (voir plus haut, ad v. 1110-1112), montre qu’il maîtrise l’interprétation des indices pour passer de l’inconnu au connu : l’âge de l’homme qu’on amène (v. 1112 s.), répondant à l’attente, est corroboré par l’identité connue (ἔγνωκα) des gens qui l’accompagnent (ἄλλως τε..., v. 1114 s. ; ce n’est pas « d’ailleurs », Kamerbeek). Les indices peuvent se combiner (ἔν τε... τε..., v. 1112-1114). Mais l’usage de cet art implique qu’on sache le distinguer, dans une dichotomie stricte, d’un autre type de connaissance, qui repose sur une expérience antérieure, plus immédiate : « dans cette science (sûre), je ne puis certes pas rivaliser avec toi (προὔχοις τάχ’ ἄv που), qui connais cet homme pour l’avoir déjà vu, dans le passé (... ὡς καὶ πρὶν αὐτòν ϑεασάµενος, dans la paraphrase des scholies ; « defining τῇ ἐπιστήμῃ », Earle), quelle que soit mon adresse ».
Vers 1117 s
5La phrase est, à juste titre, décomposée en trois éléments depuis Hermann (tout le monde l’a suivi) : « c’était un homme de Laïos, plus dévoué qu’un autre », puis la restriction : « autant qu’un tel éloge peut convenir pour un simple berger » (ὡς avec une valeur restrictive ; fidus erat, quibus quidem in rebus potest istius conditionis homo fidus esse, Hermann ; de même Wunder, Dindorf, Blaydes ; Jebb applique la restriction à la sphère de son activité : « ... the sense in which a νοµεύς can show πίστις is narrowly limited by the sphere of his work » ; comme Hermann encore, Roussel : « en crédit comme pas un, autant qu’un berger peut l’être », ou Longo).
6Cette interprétation dominante s’est imposée contre une compréhension antérieure, représentée dans la scholie de Moschopoulos : καϑά προσήκει ἀνδρὶ νοµεῖ, et défendue par exemple par Brunck, Erfurdt (cf. Schneidewin), où le complément ὡς... justifiait, au contraire, la qualité que les Thébains reconnaissent au serviteur de Laïos : c’est dans son activité (ὡς : « en tant que... ») qu’il a eu l’occasion de montrer son attachement (cf. ὡς γυνή, v. 1078 : « dans sa qualité de femme »). Moorhouse, Syntax, p. 305, décèle, sans doute à tort, dans les deux expressions une limitation ; voir aussi ad v. 1078 s.
7On peut dans ce cas, plus facilement, rattacher πιστός au premier membre, comme Jebb est tenté de le faire de son côté : « il était plus qu’un autre un berger fidèle » (ajoutant que cette construction a été modifiée par l’adjonction de ὡς restrictif ; l’analyse est reprise par Longo, dans les mêmes termes), mais Λαΐου est clairement l’attribut de ἧν (et non pas νομεύς ; sur ce point la traduction de Hermann peut être acceptée). Le génitif, avec l’appartenance, implique déjà une appréciation de la fidélité, si bien que le tour distinctif εἴπερ τις ἄλλος peut porter sur cette proposition même : « il était homme de Laïos, plus qu’aucun autre » ; πιστός doit être rattaché au groupe qui suit, en apposition ; l’adjectif est mis en relief, devant la conjonction. ὡς, à savoir : πιστòς... νομεὺς..., devant être lu selon Moschopoulos, explicite Λαΐου..., εἴπερ... (et non pas : πιστός) : « un homme de Laïos,..., dans sa qualité de berger fidèle (avec la fidélité d’un berger) ».
8On est juste à l’opposé de l’interprétation qui faisait de lui une exception : « fidèle, malgré tout », « for a herdsman, an ἄπιστον γένος », d’après Théocrite (Campbell, dans sa première éd.) ou Héliodore (rapproché par Hermann). La référence pourrait être fournie par le modèle homérique. Le berger n’a-t-il pas choisi d’éviter la cour, après l’arrivée d’Oedipe (v. 758-764), comme Eumée, en l’absence d’Ulysse, se rend à regret dans le palais (Odyssée XIV, 372 ss.) ? La charge (ἐπὶ ποιμνίων νομάς, v. 761) qu’il implore de la reine, par un geste solennel, lui-même préfiguré dans l’épopée, est une faveur ; elle procure le privilège du γάϑε βιώσας.
9En répondant : « je le reconnais de fait (pour l’avoir identifié)» (ἔγνωκα, comme au vers 1115 pour les serviteurs « reconnus »), le coryphée confirme au deuxième degré (après les vers 1114 s.), comme le ferait un témoin oculaire, la conjecture d’Oedipe. Le « oui » (cf. γάρ), fondé sur le savoir qu’il détient, approuve : « tu peux en être sûr » (voir σάφ’ ἴσϑι, qui souligne). L’explication (le deuxième γάρ) porte sur la qualité (le degré de certitude) de la confirmation qu’il apporte : si c’est un homme de Laïos, il y a toutes les chances pour qu’il le « connaisse ».
Vers 1119-1146. La confrontation des deux bergers
Le berger est amené contre son gré, sur l’ordre d’Oedipe (cf. v. 1069 s.). Dès le début, sa résistance est indiquée par l’impérieux « regarde par ici » (v. 1121 s.). Il est qualifié, dans les préliminaires qui suivent, comme un homme de la maison à laquelle Oedipe est étranger, né esclave de la famille (v. 1122 s., après les vers 1117 s., et, plus haut, v. 1042, 1044). Après l’appartenance, l’emploi ; l’interrogatoire est conduit ici avec une extrême énergie. Il a passé la plus grande partie de sa vie loin du palais, au milieu des troupeaux (v. 1124 s.). Les pâturages du Cithéron et de sa région sont pour lui une terre privilégiée (v. 1126 s.).
On est ainsi remonté jusqu’au Cithéron, la montagne avec sa nature sauvage des environs de Thèbes (déjà évoquée dans le récit du Corinthien et le Troisième Stasimon). La confrontation se fait alors avec le Corinthien. L'a-t-il connu ainsi, ou sinon rencontré quelque part, d’une manière ou d’une autre (v. 1128, 1130) ? La question rituelle du juge est disloquée par une interruption et un premier refus : dans quelles circonstances pouvait-il bien avoir affaire à lui, et de quel homme veut-il parler (v. 1129) ? La réponse même est escamotée. Sous le couvert d’une paresse de mémoire, il avoue qu’il le connaît en s'épargnant un acquiescement (v. 1131).
Les dérobades de ce témoin « sûr » (cf. v. 763 s., 1117 s.) font sortir le Corinthien de sa réserve, et l’action avancera pour un temps (jusqu’au vers 1145) à trois mains : le berger est doublé par le Corinthien, messager insensible, à la fois adroit et borné.
Ainsi son ironie s’exerce sur la dissimulation du berger. Il est naturel qu’il cache la vérité étant donné la nature de la tractation qui a eu lieu. Le Corinthien ouvre sur le fond caché de l’affaire, sans le connaître (v. 1132). Il sait que son discours est capable de faire remonter du fond de « l’oubli » ce que le berger connaît fort bien (v. 1133-1135). C’est que pendant la belle saison, trois périodes de trois mois, le Corinthien menait son troupeau au Cithéron et y vivait avec le berger de Thèbes, qui y faisait paître ses deux troupeaux ; l’hiver, chacun les ramenait dans la ville d’où chacun était venu (v. 1134-1139). Le berger est obligé d’acquiescer, tout en se réfugiant, pour excuser ses défaillances éventuelles, derrière la longueur du temps (v. 1140 s.). Mais le Corinthien ne se laisse pas dérouter par cette nouvelle réticence. Il parle de l’enfant que son interlocuteur actuel lui a donné autrefois à élever (v. 1142 s.). Et le berger de contrer en contestant la nécessité de la parole (v. 1144). Le Corinthien désigne Oedipe comme l’enfant trouvé d’autrefois (v. 1145). Le mot a donc franchi les barrières que le berger lui opposait, et sa demande de silence est vaine (v. 1146).
Vers 1119-1122
10L’interrogatoire commence en fait avec le vers 1119. C’est à l’étranger qu’Oedipe s’adresse d’abord. Il sait que le berger est le serviteur de la maison qu’il a fait rechercher, mais il faut encore que l’indication du coryphée sur l’identité de cet homme et du « passeur » (οὐδέν’ ἄλλον ἢ..., v. 1051 s.) soit confirmée par le témoignage du Corinthien (voir l’insistance : τòν Κορίνϑιον ξένον). Le premier démonstratif (τοῦδε), plus déictique, désigne à l’étranger le berger : « est-ce là l’homme que tu dis ? » ; le deuxième (τοῦτον) est associé à la sphère de l’interlocuteur (et à la seconde personne) : « c’est bien celui que tu as devant les yeux » (cf. Kamerbeek, Longo ; Moorhouse, Syntax, p. 154). L’identification, de la désignation dans le discours à la désignation immédiate, se resserre, si bien qu’Oedipe peut, sans manquer la cible, s’adresser à l’homme par un autre démonstratif, lié au pronom : « toi donc (à qui je parle)... » (οὗτος σύ, « you there », Moorhouse, p. 157 ; voir aussi au vers 532, le début de la scène de Créon).
Vers 1122 s
11Hermann propose de détacher ἦ par une virgule (on préfère ἦ à ἦν des manuscrits, depuis Elmsley, contre Brunck, d’après la tradition indirecte ; voir ad v. 1355 ; la tentative de Roussel d’y voir la particule : « même que j’étais... » ne peut pas être retenue), pour mieux accorder la réponse à la question (sic... magis... congruere videbatur). C’est que, si Oedipe demande : « were you ever his slave ? » (Blaydes), on peut préférer qu’il réponde : « oui » (eram, et quidem servus..., Wunder), plutôt que : « j’étais son esclave » (comme Masqueray) ; Mazon, imprimant : ἦ δοῦλος,..., ne traduit pas moins : « oui, esclave non acheté... » (Hermann a été suivi par Schneidewin, Jebb, Bruhn, Wilamowitz, Earle, Kamerbeek : « the comma is essential... » ; Longo, Dawe ; « ich war’s,... », Pfeiff ; pour Wunder, la question ne faisait pas attendre la réponse : erasne servus Lai ? ; « toi... ? »). Les mots suivants font alors figure d’une surenchère où se manifeste « l’orgueil » du serviteur (Schneidewin) : « oui (j’étais son esclave), mais lié en plus par des liens particuliers, parce que né dans la maison (verna) ». On pouvait lire la phrase en deux temps, le second corrigeant le premier, sans ponctuer après δοῦλος (Blaydes, Campbell), mais il semble plus juste d’en distinguer trois : « j’étais son esclave, oui, mais pas acheté — j’ai été élevé dans la maison » (Bellermann, Nauck). Avec son appartenance à la maison de Laïos (Λαΐου... ἦσϑα... ;), et la définition précise du statut dans la hiérarchie des serviteurs, le berger ne fait pas état de sa fidélité, selon les vers 763 s., 1118 — dans la bouche de Jocaste et des Thébains (« ... deutet der Hirt seine angestammte Treue an », Wolff) ; il exprime, devant Oedipe, la supériorité que, né chez Laïos, et l’avouant, à l’inverse de lui, il a sur le fils inavouable ; cette inversion double et transcende la condition servile qui le livre à lui.
Vers 1124 s
12Le problème que pose la traduction de βίον n’a guère été abordé dans les commentaires (on notera le silence par exemple de Blaydes, Campbell, Jebb, Kamerbeek, Dawe). Ou bien la signification est assimilée à celle de ἔργον : « und welches Handwerk, welch’ Geschäft... ? » (Wilamowitz ; Pfeiff), en tirant du genre d’existence (« way of life », Jebb ; Sheppard, voir déjà Brunck ; cf. Hartung ou bien Roussel ; Mazon) l’activité qui le distingue (« 'occupation’, not very different from ἔργον », Earle). La particule ἤ, dans ce cas, explicite (« autrement dit », Roussel). Mais Oedipe, qui partout mène son enquête, en maître qu’il est, déployant l’éventail des possibilités afin de cerner le cas particulier, envisage avec ἔργον et βίος deux types d’activité distincts, le travail producteur au sens large, incluant, avec la culture des terres, les occupations artisanales dans la maison, et, d’autre part, la production des champs, récoltes et cheptel. βίος, comme dans plusieurs passages du Philoctète (931, 933, 1282), prend ici le sens de « biens de la vie », « ressources » (victum et vitae tolerandae adiumenta, Ellendt, s.v. βίος, p. 122, in fine). Le point de vue d’Oedipe découle ici de l’administration du palais. La « vie », ce sont les biens. Le berger aussitôt tire le mot à lui : la « vie » (v. 1125), qu’il a, pendant le temps le plus long, passée dans les montagnes avec les troupeaux (on sait que ce n’était pas toujours le cas), c’est la sienne — τοῦ βίου : « en fait de ’vie’ (que tu dis) ». Il lui rappelle l’indépendance des pâtres qui habitent dehors, d’après les ressources des pâturages. L’emploi du préverbe συν- peut être appelé « redondant » par rapport à la valeur sémantique du simple (Moorhouse, Syntax, p. 127) ; dans la phrase, le composé ne contribue pas moins à souligner la longue « symbiose » (voir l’imparfait duratif, v. 1125, comme plus loin, v. 1136, 1139).
13La réponse corrige en même temps le terme de « souci » (µεριμνῶν) ; aux yeux d’Oedipe, il accompagne les occupations serviles. Opposant l’occurrence présente à l’usage courant (« to give one’s thought to a question », Jebb), les auteurs ont adapté le sens du mot (« attending to », Blaydes ; « to be occupied with », Jebb ; « ’exercising’, a rare meaning », Kamerbeek ; « vale μελετάω, ἐπιτηδεύω », Longo — les scholies byzantines attestent déjà cette réduction du sens : ἀσκῶν, Moschopoulos ; μετερχόμενος, Thomas) et effacé la valeur propre d’un asservissement de l’esprit, qu’il faut conserver pour reconnaître que le berger a les mots qu’il faut pour le nier.
Vers 1126
14Le serviteur ayant répondu qu’il était affecté à la garde des troupeaux, Oedipe poursuit logiquement en lui demandant où il avait établi ses quartiers, l'αὐλή des bêtes, étant entendu qu’il séjournait « au dehors ». On peut donc (avec Moschopoulos) résolument entendre ξύναυλος ὤν de cette cohabitation avec les troupeaux (αὐλιζόμενος, scil. σὺν τοῖς ποιμνίοις, ainsi Campbell, Bruhn, ou Pfeiff) et écarter l’emploi affaibli de l’adjectif qui réduit la valeur à l’expression d’un simple voisinage, en redondance, après χώροις... πρòς... (cf. Thomas : διατρίβων ; construction préférée par Brunck, Wolff : ξύναυλος αὐτοῖς, τοῖς τόποις ; Jebb : « ’having thy haunts’ : an instance of that redundant government which Soph. often admits... » ; Roussel : « le mot est redondant »). Le choix, il semble, n’est pas libre (Blaydes ou Kamerbeek hésitent entre les deux acceptions, avec une préférence pour la première, Longo les superpose). Oedipe limite sa question aux séjours les plus importants (μάλιστα). La précision indique la compétence de l’administrateur.
Vers 1127
15Le berger introduit autant de vague ou d’imprécision que la question le lui permet (cf. Dawe). Ne pouvant pas ne pas nommer le Cithéron, il le double aussitôt d’un autre lieu (voir τòν... τόπον, avec le Cithéron, au vers 1134), indéterminé, « dans les environs », « le voisinage », πρόσχωρος τόπος est dans les Perses, 273, au singulier avec πᾶς (Σαλαμῖνος ἀκταὶ πᾶς τε...) ; là même, χῶρος (ou χώρα), si l’on détachait ce terme (le sens est celui de « voisin », « proche »), n’est pas redondant avec τόπος (voire tautologique, Longo) ; ce dernier terme fixe plus abstraitement un point, ou « localise », au sein d’une étendue pouvant se confondre avec un « heu », ou l’englober. Le Cithéron se multiplie.
Vers 1128-1130
16Jebb a raison de rattacher le participe μαϑών à οἷσϑα, dont il exprime le contenu, la connaissance familière du Corinthien (comme Brunck : meministin’... cognovisse ? ; Blaydes ou Kamerbeek), et il distingue la valeur sémantique des deux verbes, écartant la construction de Wunder, Wolff, Campbell (première éd. ; mais : « are you... aware of having... made the acquaintance... ? », dans la seconde), où οἷσϑα est l’équivalent d’un γνωρίζεις tandis que μαύών est affecté à la préhistoire de cette connaissance : « from having there become acquainted with him ? — μαϑών, i.e. ἐκεῖ που ἰδών » (cf. v. 1116). Dans le sens de cette autonomie, d’autres (cf. Pearson ou Longo : « pour les besoins de la stichomythie ») interrompent la phrase après μαϑών : « sais-tu, pour l’avoir appris là-bas, que... ? ». Mais l’intérêt d’ouvrir sur un contenu indécidable est douteux. D’autre part, μαϑών ne se comprend bien que par rapport à la question complémentaire (v. 1130), et il n’y a pas de raison pour que seul le deuxième participe (ξυναλλάξας) ait un référent précis.
17Au vers 1130, avec la leçon ἧ (« evidently a smoothing away of the syntactical difficulty », Kamerbeek) pour ἤ disjonctif, avec le participe (écartée au contraire par Campbell : « a somewhat forced connection with 1. 1128 » ; et encore dans les Paralipomena, p. 111 ; cf. également Roussel, Dawe), on cherche à ξυναλλάξας une valeur supplémentaire, en dehors des préliminaires de la relation entre les deux hommes : « had you ever anything to do with him ? » (Campbell), désignant déjà la tractation (cf. Thomas : συνάλλαγμα ποιήσας, mais avec ἤ disjonctif). Pourtant, la précision : « c’est de lui ici que je parle », en réponse à la question du berger (v. 1129), exclut cette progression. La lecture de Brunck, continuatio est praecedentis interrogationis, et sa paraphrase : ἇρ’ οἷσϑα τοῦτον τòν ἄνδρα τῇδέ που μαϑών, ἢ ξυναλλάξας τί πω ; (voir Moschopoulos, ad v. 1130 : οἷδας συντυχών, κατά τι après ἰδών pour μαϑών, et Planude, contre Thomas), s’est imposée (« οἷσϑα must be repeated here from 1128 », Blaydes) contre la tradition de la vulgate (perperam in impressis ἦ, Brunck), mais elle ne se justifie vraiment que si l’on différencie pleinement les deux termes. Brunck, en effet, assimile les deux questions : cognovisse..., aliquid cum eo habuisse commercii (voir encore Kamerbeek ou Longo) ; dans ce cas d’une composition rhétorique, on comprend que Hartung, pour marquer la différence, ait voulu la négation οὐ (« hast du nie mit ihm verkehrt ») ou que l’on ait préféré l’indicatif avec Campbell. La différenciation est une solution contraire ; elle va dans deux sens, soit que, comme Thomas (ci-dessus), on considère que le deuxième verbe évoque une négociation, soit qu’il envisage, après μαϑών, la relation la moins étroite, la plus fortuite qui, à la suite de la négation du berger (v. 1029), est encore possible et suffit au drame (cf. Bruhn : « der König wollte die beiden Möglichkeiten einer genaueren und einer flüchtigeren Bekanntschaft nennen » ; pour ξυναλλάξας, voir plus haut, dans le même sens, v. 1110). Cette façon de lire intègre le plus d’éléments du contexte, la mauvaise foi du berger, comme la parade d’Oedipe.
18Le scholiaste comme les Byzantins (cf. Moschopoulos, Thomas) prennent τῇδε, après le vers 1127, dans un sens local ; les modernes les ont suivis (illic, Brunck ; « any where... in this quarter », Blaydes ; « thereabouts », Earle ; « et là » — dans la région du Cithéron —, Mazon ; Dawe commente : « the herdsman’s geographical imprecision is not the protection he thought » ; Kamerbeek ajoute plus prudemment : « apparently referring to... »). Roussel note : « τῇδε ne veut pas dire précisément ἐκεῖ, mais bien :’ici, en pays thébain’, par opposition à Corinthe ». On ne voit guère l’intérêt de ces précisions. Après une phase de l’interrogatoire consacrée au lieu, l’attention se porte maintenant sur le type de la rencontre, prolongée ou passagère. Dans ce cas, on fait mieux de faire porter τῇδε, pris comme un adverbe de manière (voir par exemple Electre, 1302), sur les circonstances qui ont favorisé le contact : « dans cette activité (et la connivence qu’elle suppose) ».
Vers 1131
19Pour avoir l’équivalent de l'expression « de mémoire », on a souvent corrigé ὑπό en ἀπó, sur le modèle de ἀπò (τῆς) γλώσσης, cf. Oedipe à Colone, 936 (après Reiske, Blaydes, Nauck, Bruhn ou Earle : « offhand »), mais on pouvait aussi bien, avec le même sens, ne pas changer la lettre (non mutem, Dindorf ; cf. Schneidewin : per memoriam, ex recordatione ; ou Wolff). Le berger ne dit pas simplement qu’il n’a pas le souvenir ; l’insistance sur l’agent (la cause efficiente, Wolff) ou le moyen doit être mise en rapport avec ἐν τάχα. En rejetant l’association qui fait de ἐν τάχει comme une manifestation de la mémoire (« je ne puis répondre tout de suite ; je ne me souviens plus », Masqueray), qui serait plate ou pléonastique, on comprendra : « je ne peux pas te répondre aussi vite que si j’étais aidé par la mémoire ». La phrase ouvre sur une autre possibilité : le labeur que demande la mémoration (en l’absence d’une « mémoire » toute prête). La chose est trop enfouie pour pouvoir être déterrée sans un travail très particulier — que le Corinthien va faire pour lui. Jebb rapproche des mots comme ὑπομιμνήσκειν, ὑποβολεύς, pour la nuance de « suggérer, souffler » ajoutée par le préverbe (le tour serait plus « élégant » qu’avec ἀπό) ; c’est proprement le moyen : « sous l’effet ou l’influence de », que la préposition exprime comme avec d’autres abstraits tels que « malheur », « plaisir », « douleur », etc. (voir les exemples, dont les vers 1073 s. : ὑπ’ ἀγρíας... λύπης, chez Moorhouse, Syntax, p. 130).
Vers 1132-1134
20ἀγνώς est employé par Sophocle avec une valeur active (voir le vers 677 ; primus ita Sophocles, Ellendt, s.v., p. 3), à côté de la valeur passive, plus usuelle (LSJ, s.v., I). On a le choix entre ignarus et ignotus (cf. γνωτὰ κοὐκ ἄγνωτα, v. 58). Les commentaires ont unanimement opté pour la première (ἀγνῶτα masculin), suivant la scholie de Moschopoulos, citée par Brunck : ἀντὶ τοῦ ἐπιλαϑόμενον αὐτόν (cf. Thomas) : « je vais lui rafraîchir la mémoire — puisqu’il ne s’en souvient pas » (mais, comme si l’autre compréhension était plus naturelle, on traduisait en fait un neutre pluriel : quae excidere, jam ei clare in memoriam reducam, Brunck ; « des Dunklen will/ich klar ihn bald erinnern », Solger ; également Hartung). On créait ainsi une contradiction intentionnelle entre « ne me reconnaissant pas » (οὐ γιγνώοκοντα, Jebb) ou « oubliant » (ἀμνήμονα, Earle) et « qui n’a pas oublié » (κάτοιδεν, v. 1134) : « je vais lui montrer que ce n’est pas vrai qu’il ne sait pas », considérée comme un « jeu de mots » (« ... seems designedly to play with words », Earle).
21Si l’on prend l’adjectif pour un neutre et que l’on construit ἀναμνήσω avec un double accusatif (cf. LSJ, s.v., I, 1), on parvient à une analyse plus fine ; d’abord, dans la phrase introductive, pour instaurer une communication (voir un usage analogue de la formule dans l’Exodos, v. 1319) ; le Corinthien accepte l’autre dans son rôle : « bien sûr (κοὐδέν γε ϑαῦμα), tu ne me connais pas » (cf. Thomas : μὴ εἰδέναι με) ; il lui prête des motifs pour récuser ceux qu’un messager peut concevoir. Il ne sait pas qui est le père, mais un mystère obscurcit la force de son message. ἄγνωτα, quand on prend la forme pour un masculin (Dawe ou Colonna), reprend exactement le contenu simplifié, l’ignorance pure et simple (οὐκ εἰδότα, Thomas), au lieu de concerner le mystère que le Corinthien décèle. Il annonce ainsi un exposé précis des circonstances ; le Corinthien proclame qu’« il va lui rappeler point par point (σαφῶς) l’inconnu, l’indistinct (ἄγνωτα) », l’adjectif dirigeant l’attention sur la matière à éclaircir (et non sur l’infirmité de l’interlocuteur) ; puis, avec l’explicative, il justifie le résultat de l'« anamnèse » : « je sais que j’y parviendrai » (εὖ γὰρ οἶδα), parce que l’autre « sait » ce qu’il va lui rappeler. Ce n’est pas : parce qu’il « s’en souvient » (verbo... reminiscendi notio inest, Dindorf ; μέμνηται, Earle ; « ... playing upon the meanings of οἷδα [’know’ and ’remember’]...», Kamerbeek, comme Earle). Si le serviteur ne s’en souvient pas, il connaît ce qu’il va entendre pour l’avoir vécu (voir aussi le vers 1142), et le reconnaîtra quand on lui aura représenté les circonstances dans le détail.
22On définit ici trois opérations de l’intelligence : une connaissance (cf. κάτοιδεv ἦμος...), qui n’est pas la mémoire (voir aussi ad v. 1057), ensuite l’identification de la matière grâce à cette connaissance, et enfin l’exercice de la mémoire, son fonctionnement même, comme s’il s’agissait de mettre un appareil en marche (cf. οὐχ... μνήμης ὕπο, v. 1131 ; ἀναμνήσω, v. 1133).
Vers 1134-1137
23Le Cithéron (τòν Κιϑαιρῶνος τόπον ; le singulier est régulier avec un nom de lieu ; Moorhouse, Syntax, p. 4) reste en suspens dans une construction dissymétrique, où un premier sujet (ὁ μὲν...) n’a pas de verbe exprimé. Quatre types de solution répondent à cette difficulté.
La dissymétrie est effacée lorsqu’avec Brunck le vers 1135 : ὁ μὲν..., ἐγὼ δ’..., est pris pour une incise (comme des « nominatifs absolus »), et que l’on corrige ἐπλησίαζον en une troisième personne, avec τόπον pris comme un complément de lieu, in Cithaeronis locis : le Corinthien ne parle que du Thébain et τῷδε τἀνδρί le désigne lui (« est venu séjourner à côté de moi »). La parenthèse, dans cette construction, est parfois réduite à ἐγὼ δ’ ἑνί (Dindorf, Hartung, contre Hermann, voir ci-dessous ; en plus, Hartung introduisait au vers 1134 un complément prépositionnel, ἀνὰ Κιϑαιρῶνος νάπος, cf. Blaydes, n’acceptant pas la construction de πλησιάζειν avec l’accusatif, proposée par Wunder) ; Earle, avec la même analyse que Brunck ou Hartung, pour τόπον, adoptait la correction νέμων de Heimsoeth, Kritische Studien, p. 82 (« νέμων ist überdeckt werden von dem erst von der Erklärung dem ἐγὼ δέ vorhergeschickten ὁ μέν »), « accus. of the place with νέμειν ’graze’ » (cf. Bellermann, 4ème édition ; de même Bruhn, complétant la parenthèse elliptique : ἐγὼ δ’ ἑνὶ ποιμνίῳ ἔνεμον τòν Κιϑαιρῶνος τόπον).
Une lacune est admise pour faire dépendre τόπον d’un verbe qui, dans l’état actuel du texte, fait défaut (Nauck, Anhang, p. 174, réécrit le texte ; Dawe suit Reiske et Wecklein en posant une lacune après le vers 1135 ; voir la conclusion de Lloyd-Jones, 1978, p. 217 : « the lack of a verb to govern τόπον is intolerable, and Reiske’s lacuna... must be accepted »).
Mais l’anacoluthe, la rupture de construction, est également envisagée quand on acceptait le texte sans considérer que τόπον pût dépendre de πλησίαζον. Ainsi Hermann, en 1833, substituait un κατεῖχον, vel simili verbo, pro quo verbo alia substituit nuncius (de même Schneidewin, avec κατείχομεν ; Bellermann, avec ἐνέμομεν ; Jebb, avec le singulier ἔνεμεν, et une coupure après ἐγὼ δ’..., à savoir ἔνεμον πλησιάζων, contracté en ἐπλησίαζον, pour la symétrie ; anacoluthe aussi pour West, 1978, p. 241).
L’ellipse peut encore être différemment reconstituée. Thomas est pour la symétrie, suppléant ἐπλησίαζεν ἐμοί par « synecdoque » (c’est-à-dire par sous-entendu) ; τόπον, qui l’embarrasse (ὃ δὴ καὶ ποιεῖ τὴν δυσχέρειαν), est un complément de lieu (si on le fait entrer dans la structure syntaxique) ; cf. Brunck. Wunder intégrait τόπον comme un premier complément à l’accusatif, dans une symétrie à premier terme elliptique. La figure de l’ellipse est liée à l’itération (ἐπλησίαζε), ἐπλησίαζον (voir aussi ad Agamemnon, 163-166, Agamemnon 1, p. 218 ; et aussi Pensée du plaisir, l’index, p. 626, s.v. « Ellipse d’un terme itéré »), et c’est dans ce sens qu’on comprendra la construction. Le verbe est normalement suivi d’un complément au datif (cf. Moorhouse, p. 81, § 4), l’accusatif n’est pas attesté (cf. Kamerbeek), mais un accusatif de but (ibid., p. 45, § 16), comme avec les verbes de mouvement, n’a rien de difficile (voir aussi Chantraine, Grammaire homérique, II, p. 45 s., § 55). La langue poétique en fournit de nombreux exemples (cf. ϑρῴσκει δόμους, Trachiniennes, 58 ; l’accusatif du lieu avec πελάξειν, LSJ, s.v., A, 4 ; ou πλάϑειν, Rhésus, 13 s. :... τὰς ἡμετέρας κοίτας πλάϑουσ’). Ainsi, en accord avec ces deux mouvements, vers le Cithéron et vers une personne, on saisit la différence entre le déplacement vers un lieu qu’est le pâturage, et l’approche d’une personne occupant le lieu (Wunder admettait une hypallage :... praegnanter..., ita ut non tantum accedendi, sed etiam prope versandi significationem habeat ; les deux actions doivent être différenciées ; on ne posera pas ici une construction double, comme Wunder le fait en même temps, cum accusativo loci et dativo personae ; d’autant que la deuxième occurrence est liée à un complément de l’extension dans le temps).
24Le berger de Thèbes s’installe d’abord en un lieu qui est comme l’extension naturelle de la ville ; il y arrive avec deux troupeaux (signe d’une prépondérance). Le Corinthien alors, avec son unique troupeau, vient rejoindre le berger déjà établi, et comme attiré par lui. Le Cithéron que l’un recherche est pour l’autre un homme qui l’habite déjà (l’ellipse exprime la substitution d’un but à l’autre). La rencontre ne préfigure pas seulement les deux mouvements du transport de l’enfant d’une cité à l’autre (venue vers elle), mais délimite un terrain propice à la substitution, les trois troupeaux s’étant réunis durant trois temps de l’année, du printemps à l’automne (voir v. 1136 s.).
Vers 1136 s
25Depuis Schaefer et Porson, les deux bergers se rencontrent trois ans successivement sur les pentes du Cithéron. Chaque année, une période « entière » de six mois (τρεῖς ὅλους... ἐκμήνους χρόνους) les réunit, de la mi-mars à la mi-septembre. Les manuscrits ont ἐμμήνους ; mais on lisait ἐκμήνους (avec esprit doux) dans le manuscrit de Trinity College ; la proposition de lire ἐκμήνους est de Schaefer : a veris initio, quo tempore greges in illis terris τὰ σταϑμά relinquebant, ad ortum Arcturi sex menses erant ; cf. Dawe, Studies, p. 254 : « έκμήνους is in E... Porson’s ἐκμήνους is certain », comme Kamerbeek : « Porson’s certain correction » ; la conjecture avait été faite en même temps par Porson (Tracts and Miscell. Crit., p. 216 ; voir aussi Elmsley, Praefatio, p. XXVIII, approuvant la correction, comme Erfurdt, Musgrave ou Hermann : sex menses sunt a vere ad Arcturum, non tres — si ἐμμήνους = μηνιαίους, χρόνους était pour « mois », cf. Brunck : tres totos menses, avec Moschopoulos et Planude ; en Angleterre, la paternité était ensuite plutôt donnée à Porson, en Allemagne à Schaefer). La leçon des manuscrits et le scholiaste qui l’explique étaient définitivement classés (voir Ellendt, s.v. ἕκμηνος, p. 227 :... ineptissime ἐμμήνους, quod non minus inepte scholiasta explicat).
26Une fois de plus, la correction remonte à une compréhension insatisfaisante dans la vulgate, et s’explique par elle (pour la nécessité de situer les interventions dans le contexte de genèse, voir mon étude « Un désir de dieu », 1982, p. 195-197). En effet les trois mois de Brunck ne répondent pas à la réalité de la transhumance. Mais avec la correction « six mois », on ne rend pas assez bien compte non plus des conditions réelles. La période est encore trop brève.
27Le printemps et Arcturus limitent l’année des bergers : entre février et mars pour le début, et sans doute octobre et novembre pour le terme. Arcturus peut ne pas désigner ici le lever héliaque de l’astre, début septembre, que l’on retient pour qu’il cadre avec les six mois de la correction. L’astre est pour l’automne, daté par le lever qui limite la saison par rapport à l’été (pour l’emploi généralisé de l’appellation, voir West, Excursus II de son commentaire des Travaux d’Hésiode, p. 378). Il entre alors dans cette période, depuis le printemps, environ neuf mois.
28Malgré la division principale en bonne et mauvaise saison, temps des pâturages et temps des étables, la belle saison est elle-même marquée par ces trois moments, ἐξ ἧρος εἰς ἀρκτοῦρον, le début, le milieu (avec l’été) et la fin. Ces trois périodes (τρεῖς... χρόνους) sont complètes (ὅλους), comptant tous leurs mois : « chacune avec tous ses mois » ; l’adjectif ἐμμήνους est employé dans Electre, 281, pour « chaque mois, mois après mois » (d’après l’interprétation courante, Clytemnestre célèbre le péan du meurtre tous les mois, cf. Jebb, Kamerbeek, Keils ; Campbell envisage l’alternative où ἔμμην’ ἱερά désigne les victimes prélevées durant un mois entier pour des sacrifices annuels). Avec « trois fois six mois » qu’amène la correction, la durée de la relation des deux bergers est arbitrairement limitée à trois saisons. Or on a plutôt affaire à un déplacement régulier, de part et d’autre, qui se répète tous les ans (voir les imparfaits, v. 1136, 1139), sinon la précision qu’exprime le nombre « trois » étonne. Il s’agit des trois moments de la belle saison dans leur plénitude.
29La scholie n’est pas aberrante : « je séjournais avec lui, au printemps, en été, en automne ; ce sont là les trois périodes — de ’mois’, parce que définies par des mois, et non des années » (συνήμην, φηοί, τούτῳ ἔαρ, ϑέρος, φϑινόπωρον καὶ οὗτοι ἂν εἷεν οἱ τρεῖς χρόνοι· ἐμμήνους δὲ τοὺς ἐν μησὶν ὁριζομένους, οὐκ ἐνιαυτοῖς ; voir aussi Thomas, contre Moschopoulos : ἤτοι τὴν ὥραν τοῦ ϑέρους, et Planude, qui limitaient la période aux trois mois de l’été) ; ces trois fois trois mois d’un devenir, de Tété à l’automne, conduisent à la « naissance » d’Oedipe (voir aussi ad v. 1080-1083).
Vers 1138 s
30L’accusatif de la durée, χειμῶνα, surprend, avec ἤδη, l’action décrite, ἤλαυνον, faisant attendre l’indication d’une date. La vulgate et les anciens éditeurs avaient adopté le datif des manuscrits RA (cf. Brunck, Wunder, Hartung, Blaydes, Nauck, Pearson, contre Elmsley : nescio an recte ; Dindorf, Schneidewin, Campbell, Jebb, etc.). Revenant à l’accusatif, Campbell et Jebb font entrer l’extension dans l’action en poussant ad hoc la durée vers le but (« not exactly accusative of duration, but nearly : εἰς χειμῶνα », Campbell, en 1871 ; cf. Jebb, Wilamowitz, Roussel, Kamerbeek ; Dawe : « however no exact parallel comes to mind ») ; d’autres, selon le sens, traduisent l’accusatif comme s’il y avait un génitif ou un datif (voir Mazon : « l’hiver venu ») ; Moorhouse (Syntax, p. 44) est embarrassé : pour lui, l’accusatif de l’extension, qui prolonge l’action dans le temps, est inapproprié ; l’accusatif a empiété sur le génitif, dont il faut adopter la valeur (pour Longo, il y a contamination). Il faut laisser à l’accusatif sa valeur propre, en relation avec les indications temporelles qui précèdent (τρεῖς... χρόνους). La durée restreinte de l’action, le retour des bêtes, est située dans les limites d’une durée plus large, l’hiver, distingué des autres saisons (cf. ἤδη). L’action habituelle, qui se répète tous les ans, ne s’accomplit pas « au cours de l’hiver » mais elle peut y avoir lieu, comme la rencontre au cours de la belle saison (cf. v. 1136 s.)2.
Vers 1141
31La forme verbale que l’on supplée dans la concessive est plus vraisemblablement λόχων, après λέγεις (Moorhouse, Syntax, p. 341, contre, par exemple, Kamerbeek, ou Longo, rapportant le complément ἐκ... à l’événement lui-même : γεγονότα). Le complément, dit Earle, sert en même temps d’excuse « for the Theban’s seeming bad memory » ; on devrait dire plutôt que, s’il a entendu ce qui n’est pas moins présent à son esprit qu’à celui de l’autre, il exprime son déplaisir, et un refus en reconnaissant la justesse du récit : « s’il te semble bon de revenir sur cette vieille histoire, on peut dire que tu as réussi »3.
Vers 1142 s
32Longo découvre une ambiguïté dans la double construction de ϑρέμμα, attribut de παῖδα (« we understand αὐτόν, referring to παῖδα », Earle ; et ainsi presque toutes les traductions ; voir Brunck : puerum... quem educarem ut peculiarem mihi ; le vers n’est en général pas commenté) ou complément d’objet direct, dans le cadre de la figure étymologique. Certes, l’ambiguïté n’y est pas ; mais on fait bien de réexaminer la construction prédicative. Dans un cas, il serait dit que le nourrisson lui a été donné pour qu’il s’en fît un fils ; l’origine est effacée s’il devient l’enfant d’un autre ; l’accent est mis sur le destin du garçon, sur ce qu’il devient. Dans l’autre, il l’est sur l’action, fortement autonomisée par le redoublement contenu dans la figure de style, et sur le plaisir qu’elle peut procurer au bénéficiaire. Le récit montre alors que le don était proprement un cadeau, fait pour réjouir : « pour que j’aie, moi, un enfant à élever, pour moi tout seul » (sans femme — et pas pour un autre) — ἐμαυτῷ... ἐγὼ (voir aussi le moyen).
Vers 1144
33Et le verbe et son complément sont souvent mal compris parce qu’on traduit selon le sens attendu : « pourquoi me poses-tu cette question ? », ou bien « pourquoi me parles-tu de cela (mentionnes-tu cela) ? ». Ainsi Brunck : quamobrem tu istuc inquiris, ou Campbell, dans la première édition (qui préférait, à tort, subordonner πρòς τί à τοῦτο τοὔπος) : « what is the particular reason why you ask this ? » (de même Jebb : « why dost thou ask the question ? ») ; suivant, déjà, les scholies : ἐρωτᾷς, ζητεῖς, on prend alors ἱοτορεῖν, dans une acception dérivée (« questionner », cf. LSJ, s.v., I, 2’, a), pour un équivalent de ἐρωτᾶν et τó ἔπος pour τó ἐρώτημα (ainsi Wunder, Bellermann, Earle, cf. Roussel : « aussi bien : mentionner, que : demander », « poser cette question, plutôt que : questionner sur ce sujet »). Cependant, τò ἔπος se réfère au discours ; ainsi au vers 89, à la lettre de l’oracle, ἔστιν δὲ ποῖον τοὖπος (Ellendt, s.v., p. 267, in fine, est embarrassé pour le classement de cet exemple-ci : ut λόγος, sed rarius, res ipsa, quae sermone tractatur, ἔπος dicitur, d’après l’interprétation « homérique » du mot que soutenait Brunck) ; ce seraient ici les termes de l’histoire racontée et rappelée par l’étranger. Si on laisse, d’autre part, à ἱστορεῖν la valeur forte de « scruter », « faire une enquête », il ne faut pas présenter la narration que le Corinthien vient de faire comme le but de l’investigation : « à quelle fin cherches-tu à approfondir cette histoire ? » (cf. Schadewaldt : « wozu forschest du nach der Geschichte ? »), mais insister au contraire sur le caractère factice de la matière que son enquête construit. On peut avoir un nom de personne comme complément, désignant l’objet de l’enquête (LSJ, s.v., I, 1), ou bien une chose (avec un double accusatif, voir Trachiniennes, 404 : ὅ σ’ ἱστορῶ ; Phéniciennes, 621 ; pour l’emploi absolu, voir Trachiniennes, 418). Ici il s’agit bien aussi de l’objet (qui est une personne, mais désignée comme une chose), à cela près que τοὔπος le qualifie comme un produit du discours. On trouve confirmation de cet emploi prégnant dans la reprise insistante du propos par Oedipe lui-même : τòν παῖδ’ ὃν οὗτος ἱστορεῖ, ν. 1150 ; τòν παῖδ’... ὃν οὗτος ἱστορεῖ, ν. 1156, affaibli par les traductions ; cf. Roussel : « celui dont il parle », et Mazon ; Roussel commente : « le sens : s’enquérir de est le plus sûr, mais celui de : mentionner est possible, vu le goût de Sophocle pour le néologisme ». Le complément fait de l’enfant, παῖδα, l’objet que l’on soumet à examen, que l’on approfondit par une investigation : « sur lequel lui (l’autre) veut savoir ». L’« histoire » du vers 1144 se réduit, dans la suite, à son noyau. La variation, par rapport aux autres occurrences, tient donc ici au passage de l’objet à l’ordre de la parole (τοὔπος, que l’on a limité au sens de « question » pour ne pas avoir à en faire, comme Brunck, l’équivalent de res), qui traduit, de la part du berger, une prise de distance : « tout cela, c’est toi qui le dis ». On attend le complément de la chose recherchée, et on a un discours.
Vers 1145 s
34Le participe garde toute sa force ponctuelle : « ne vas-tu pas tenir ta langue ? », que la périphrase (face à οὐ σιωπήσεις ;) détache (voir les exemples, avec le futur du verbe « être », Antigone, 1067, Oedipe à Colone, 816 ; cf. Moorhouse, Syntax, p. 205 ; voir aussi Dawe). On ne peut donc pas s’en tenir à Jebb (suivi par Earle et d’autres), qui voyait dans le tour l’équivalent d’un futur du parfait, soulignant le caractère durable, définitif (« te taire pour de bon », « once for all »), d’ailleurs beaucoup moins adapté que la valeur aoristique ; les deux analyses s’excluent, si bien que la tentative de combiner les aspects (voir Longo, mais aussi Kamerbeek : « σίγησον and σιωπῶν ἔχε ») n’est qu’hybride.
35Pour Campbell (ad v. 1146), la brusque violence du berger vient de ce que, dans le contexte scénique immédiat, le Corinthien lui apprend que le roi est l’enfant dont il parle : ὅδ’ ἐστίν,..., κεῖνος. Il aurait jusque là eu connaissance de l’enfant qu’il n’avait pas tué, et du meurtre de Laïos par le nouveau roi, mais non de l’identité entre les deux. Dans cette représentation de l’histoire, la science et l’ignorance des deux informateurs se compléteraient. Le Corinthien sait que le « fils » de Polybe a été apporté de Thèbes, mais ignore les circonstances de son origine thébaine ; le berger connaît cette origine, mais ignore les destinées ultérieures de l’enfant, ne l’identifiant pas avec le roi — meurtrier de son prédécesseur. La symétrie est sans doute fallacieuse. Si le Corinthien est effectivement ignorant des affaires de Thèbes, que l’interrogation du Quatrième Episode vient élucider, la résistance initiale du berger ne peut pas, elle, venir de sa répugnance à avouer qu’il n’a pas exécuté l’ordre anciennement reçu de Jocaste.
36Le berger est le seul survivant de l’escorte de Laïos, et il a demandé son éloignement du palais pour ne pas vivre à côté du meurtrier (v. 758-764). Il est d’abord attendu par Oedipe comme témoin du meurtre, susceptible de confirmer ou d’infirmer la version de Jocaste (v. 765-769,836-861). Les circonstances ont fait de lui ce témoin parce qu’il a su prendre la fuite, jusque dans les champs ; cette différence qui le sépare de ses compagnons peut elle-même être interprétée comme le signe d’une connaissance (et reconnaissance) particulière. N’avait-il pas tout compris s’il a répandu le bruit sous la forme où il le fît — en brouillant les pistes (voir ad v. 118-123) ?
37Dans le Troisième Episode, le même personnage, de témoin de la mort du père, qu’on ne lui demande plus d’être, devient le témoin de la naissance du fils (v. 1043-1061). Ce n’est pas une simple utilité dramatique, comme un lien entre deux circonstances fortuites, la Phocide et le Cithéron ; comme l’étranger, son ancien compagnon de pâturage et émissaire actuel de Corinthe, le berger réunit deux fonctions dramatiques ; « four men are thus neatly reduced to two », en raison de « la convention des trois acteurs », écrit Dawe (p. 19), nous devons accepter « this piece of dramatic short-hand ». Ne faudrait-il pas préciser que les deux personnages ne sont chacun, dans le présent scénique, qu’un seul, ne nécessitant qu’un seul acteur, et que le dédoublement est un effet du discours, dans le récit des Thébains (Créon, Jocaste et le Chœur) pour l’un, dans la reconstitution du passé par le Corinthien lui-même, pour l’autre ? On peut donner, de plus, un sens à cette identité double. Se dire qu’il ne savait rien des destinées ultérieures du nourrisson à qui il avait sauvé la vie, ni de l’identité du meurtrier, ce serait accepter une étrange coupure, et la fragmentation d’un personnage, terriblement présent depuis le début de la pièce (v. 118-123), le réduire à une utilité toute fonctionnelle.
38Le retardement de sa venue (une retardatio coextensive de l’action dramatique) fait du berger, loin de la ville, le dépositaire d’une vérité ultime. C’est en lui que l’enquête culmine et s’abîme. Ses réticences, la résistance qu’il oppose, ont une portée qui tient au savoir qu’il a et qu’il ne veut pas communiquer parce qu’il est seul à l’avoir. Sa répugnance, exaspérée par le zèle du Corinthien, ne naît pas au vers 1145, quand celui-ci lui dit qui il a devant les yeux pour qu’il dise « le reste ». Visiblement, il ne lui apprend rien. Sa réaction violente (v. 1146) n’est pas due à la révélation de l’identité mais à la divulgation d’un fait connu de lui, qui lui impose la contrainte de parler à son tour. Son secret lui est extorqué par la loquacité de l’autre : « ne vas-tu pas te taire ? ».
Vers 1147-1181. La remontée vers l’origine
La violence du berger est interprétée par l’enquêteur comme un mauvais traitement à l’endroit de l’étranger, elle se retourne contre l’homme et demande à son tour un châtiment (v. 1147 s.). Oedipe se substitue au Corinthien pour obtenir une réponse. Mais le berger dit que son innocence fait du châtiment un acte arbitraire ; investissant le roi dans son pouvoir absolu par une marque accentuée de sa soumission, il voudrait que cette reconnaissance suffise à l’apaiser et l’oblige à respecter le code (v. 1149). Oedipe est alors contraint de reconnaître qu’il se sert de la puissance brute pour parvenir à ses fins. La seule faute est celle de se refuser à parler (v. 1150). Le berger répond que le discours du Corinthien ne désigne aucun acte répréhensible, et qu’il ne parlera pas. Son refus d'entrer sur le terrain du langage n’est pas une faute, car il n’y a rien dessous ; le Corinthien parle pour le faire parler. La requête d’une motivation juridique révèle la coercition (v. 1151). Le roi passe aux menaces : il parlera donc, forcé (v. 1152). Sa faiblesse de vieillard, qu’il invoque, ne lui servira pas de protection (v. 1153). Oedipe ordonne qu’il soit mis à la question (v. 1154). Puisqu’on en est venu là, le vieillard accepte de dire « le reste » (v. 1155).
On revient ainsi à l’objet principal, à l’enfant (cf. v. 1142 s.), que le berger avait réussi à écarter jusque-là du dialogue. Oedipe parle comme s’il enquêtait pour soutenir le Corinthien et comme si l’enfant était un autre (v. 1156). Acquiesçant, le berger dépasse l’information, et annonce la fin en maudissant le jour qu’il a vécu (v. 1157). Pour Oedipe, c’est une nouvelle manœuvre, et il mourra d’une mort immédiate s’il n’observe pas la régularité de la procédure (v. 1158). Le Thébain, s'il n’est pas mort le jour de la tractation, se dit condamné, qu’il parle ou qu’il ne parle pas (v. 1159), ce à quoi Oedipe, qui ne tient qu'à la parole (cf. v. 1150), répond comme s’il s’agissait encore d’une stratégie dilatoire (v. 1160). Le berger se défend en s’accrochant à la parole que maintenant du moins il a dite et à celle-là seulement (v. 1161).
L’interrogatoire peut se poursuivre. De qui a-t-il reçu l’enfant, est-ce le sien ou est-ce celui d’un autre (v. 1162) ? — Non, il n’aurait pas donné le sien, c’est un autre qui le lui a donné (v. 1163) ; — qui est cet autre, et de quelle maison lui venait l’enfant (v. 1164) ? Le berger supplie vainement une dernière fois qu’on en reste là (v. 1165), Oedipe est de plus en plus menaçant (v. 1166). L’aveu du berger se fait en deux temps : c’était un enfant né dans la maison de Laïos (v. 1167). Mais ce pouvait encore être un esclave (v. 1168). Il ne reste plus alors aucun espace à la restriction. Le berger se sent sur le seuil du terrible aboutissement (v. 1169), et Oedipe avec lui, sachant ce qu’il va dire ; mais il lui faut passer par l’écoute (v. 1170). C’était bien le fils de Laïos, et sa femme, qui est dans le palais, le sait mieux que personne (v. 1171 s.). C’est elle qui le lui a donné (v. 1173). Elle le lui a donné pour le tuer (v. 1174). Si elle a pu faire cela, c’est à cause des oracles de malheur (v. 1175) ; on disait que l’enfant allait tuer ses parents (v. 1176).
Tout n’est pas éclairci. Tant qu’un élément est dans l’ombre, l’essentiel même ne suffit pas. L’ordre d’exposer aurait pu être exécuté. Mais le berger, pris de pitié, a donné l’enfant à son compagnon de la montagne pour qu’il l’emmène dans un autre pays (v. 1177-1179). Celui-ci, qui fut son sauveur, le devint pour son malheur (v. 1179 s.). Et pour la première fois maintenant le nom d’Oedipe est accolé par le berger à celui de l’enfant, au terme d'une longue torture : car, s’il est bien le même enfant que celui que l’autre dit (cf. v. 1145), le terrible oracle s’est accompli avec sa naissance (v. 1180 s.).
Vers 1147 s
39La question est de savoir si le « châtiment » (κόλαζε) doit être entendu des insultes que le berger vient de proférer à l’adresse de l’étranger : « ne blâme pas » (Roussel ; cf. Blaydes, Jebb, Longo, Dawe), ou s’il faut supposer que le vieux vient de lever son bâton (ainsi l’indication scénique dans la représentation de Harvard, chez Jebb, p. 205 ; « pas de coups », Mazon ; Kamerbeek). « Le sens de :’qui gronde, ou gourmande’(pour κολαστής) est ici seulement » (Roussel ; qui verbis castigat, Ellendt, s.v., p. 390), mais un discours peut évidemment punir et malmener comme le font des coups (Ajax, 1159 s.), se traduire en violence ; Oedipe, s’il dit que les paroles du berger méritent un châtiment, ne songe pas à des remontrances, mais à un châtiment physique ; si l’on restreint la valeur du terme au blâme et que l’impératif μὴ κόλαζε s’applique pourtant aux injures verbales du vers 1146 seulement (et non à la violence qu’elles expriment), il y aurait un autre référent pour chacun des deux termes. Il importe donc peu de savoir si le mouvement est (ou doit être) scéniquement appuyé par un geste. Le geste est dans les mots. Les paroles mêmes traduisent une violence qui attente à l’intégrité physique de l’interlocuteur (τόνδε), et brise le discours.
Vers 1149
40Les commentaires notent que le superlatif homérique φέριστε (v. 1149) est rare (on le trouve encore une fois, associé à ἄναξ, dans les Sept, 39 ; cf. Wolff, Jebb, Kamerbeek) ; d’autre part, le mot δεσπότης a toute la force du mot « maître », pris comme détenteur de la puissance effective (voir la reprise, après la révélation finale, quand la puissance est par le berger confrontée au destin qui l’abolit). Ce n’est pas simplement un titre ; une apostrophe aussi particulière (« a subservient formula designed to soothe irritation », selon Dawe), délibérément excessive, revêt une fonction ; c’est un élément de la tactique défensive adoptée par le berger au cours de cette phase.
Vers 1151
41Longo, en construisant, selon son propos, deux niveaux de lecture et de compréhension : pour Oedipe, « dice cose che non hanno senso » (pour le locuteur, « non sa nulla »), intègre, avec le premier, l’une des analyses autrefois soutenues par la critique (cf. Schneidewin, Blaydes avec quelque hésitation : « for he knowingly [purposely] says nothing, talks nonsense », λέγει... οὐδέν), choisie parce qu’elle semblait appuyée par le deuxième membre (ἄλλως). Avec εἰδώς οὐδέν, qui n’était pas rendu, il fallait expliquer l’opposition ; l’on introduisait alors la finalité d’une récompense escomptée par le Corinthien (Wunder) ou, moins concrètement, de l’utilité du discours pour Oedipe : « mais il manque son but (de te servir ou de te plaire) » (Bellermann, Campbell, Jebb) ; c’est-à-dire : « il ne sait rien (οὐδέν εἰδώς, en retrait) ; s’il parle quand même, c’est qu’il cherche un avantage », λέγει..., ἀλλ’ ἄλλως πονεῖ ; l’opposition exprime à la fois la finalité supposée et son échec (« ... but the tendency... is the very opposite, though he knows it not », Campbell, première éd.)· Or, le Corinthien, s’il parle « sans rien savoir » (au lieu de se taire, cf. v. 1146), c’est parce qu’il veut faire parler le berger, qui ne veut pas. « Tout ce qu’il dit est vain » ; la finalité est éclairée par le contexte : « mais le mal qu’il se donne est pour rien », c’est-à-dire : ne va pas aboutir, « il n’obtiendra donc rien de moi ». Le berger signifie sa détermination, qui suscite une réaction plus violente d’Oedipe (v. 1152)4.
Vers 1153
42L’article, τòν γέροντα, quand il a été commenté, et non pas seulement rejeté (cf. Blaydes), a été compris comme une mise en valeur emphatique (« the pathetic use..., as though γέροντα were δύστηνον or the like », Earle) ; sa fonction est plus précisément de détacher de la personne (με) le statut social du vieillard, qui montre des égards, en dehors de sa condition de dépendance (« the old man you see me to be », Campbell ; valeur généralisante de l’article). Le berger répond à la menace (κλαίων, v. 1152) en représentant au roi la transgression qu’elle implique, par une description des « rôles », comme au vers 1149 (voir ad l.), qu’Oedipe n’est plus en état de considérer. Il lui répond en réitérant sa détermination de passer outre (v. 1154). L’argument, distinguant dans l’individu le statut social et la « situation », procède des ressources ordinaires de la lutte verbale ; il n’y a pas lieu d’admettre, par exception, pour ce cas précis, et par excès, une rupture de la convention dramatique (comme le pense Dawe : « it is necessary to overinterpret », supposant que le vieillard considère du dehors un tableau où il figure lui-même ; le dédoublement est naturellement produit par le langage).
Vers 1154
43Parce que « ramener les mains en arrière » n’était pas un geste par lequel commençait la mise à la question, on a presque toujours traduit ἀποστρέψει par « attacher » (« ramener pour les attacher », c’est là la « tradition », voir Brunck : ligabit, ou Musgrave, que suivent Erfurdt, Hermann ou Wunder : manus post tergum revinciet ; cf. Schneidewin ou Masqueray, Pfeiff), ajoutant parfois encore « retourner, tordre » (retortas... ligabit, Brunck, cf. LSJ, s.v., A, I, 1). On renvoyait, pour ligare, à Ajax, 71 s. (Bellermann, Nauck, ou Jebb), mais là on a χέρας/δεσμοῖς ἀπευϑύνοντα, l’action ici supposée y est exprimée. Quant à Lysistrata, 455 : ἀποστρέφετε τὰς χεῖρας (Bellermann ou Longo), les liens que l’on en tire sont ajoutés comme ils le sont ici (van Daele y renonce : « ramenez-leur les mains derrière le dos »). Pour « tordre », on s’appuie sur la description du châtiment de Mélanthios dans l'Odyssée (XXII) ; on lui attache les membres, jambes et pieds (190, cf. 174), qu’on lui a d’abord « tordus en arrière » (173, 190 ; voir la traduction de Schadewaldt : nach hinten durch und durch hinweggedreht » ; Earle écrit, pour ἀποστρέψει : « the technical phrase » pour « attacher », en renvoyant au vers 190 ; mais les « liens » y sont clairement distincts : δέον... δεσμῷ, au vers 189, des apprêts que l’on fait subir aux membres). Kamerbeek notait qu’il n’est pas (« nécessairement ») question ici d’attacher les mains du vieillard, mais même à « twist back » on peut préférer « turn back » (sans les liens, que conserve Moorhouse, Syntax, p. 101 : « of tying hands behind one ») ou « drawing the arms back » (Dawe). Ainsi la menace est clairement esquissée, et non mise à exécution.
Vers 1155
44C’est au berger, s’apitoyant sur son propre sort, que le nominatif δὒστηνος, à valeur exclamative, a le plus souvent été rapporté, plutôt qu’à l’interlocuteur. Le pathétique était renforcé par cette attribution, avec un ἀντὶ τοῦ qualifiant soit le but soit le motif de la menace (ἕνεκα τίνος, Moschopoulos ; cf. Blaydes, Tournier, Jebb : « wherefore » ; ou Kamerbeek, Longo : « en échange de quoi ? ») ; c’est ainsi que le vers est analysé depuis les Byzantins (ἄϑλιος, ἐγὼ δηλονότι, Moschopoulos ; voir Thomas ; Brunck : infelix ego ! sed quare ? ; Wolff, repris par Bellermann ; Campbell ; cf. Bruhn, Anhang, p. 44, § 75 : « Ausruf... ohne ἐγὼ » ; ou Schadewaldt : « Wofür ? ich Unglückseliger ! »). La position opposée est défendue par Hartung, ou par Dawe (voir aussi Moorhouse, Syntax, p. 23 : « the switch... is then very abrupt » ; l’examen de ce point chez Jebb ou chez Roussel marque quelque hésitation ; pour rendre le changement de référent — « moi », puis « toi », pour le participe — moins abrupt, on a parfois corrigé en προσχρῄζεις ; cf. Roussel, d’après Blaydes ; Nauck, Anhang, p. 174).
45Devant la menace de torture, le berger est bien contraint de parler. Il se soumet, mais en précisant, après s’être dérobé au vers 1151, que, puisqu’Oedipe, pour son malheur, y tient, il peut aussi bien parler : « pourquoi (ἀντὶ τοῦ ;) as-tu recours à ce moyen ? » ; c’est dire : « je peux aussi bien parler, évitant d’être mis à la torture — il n’y a là rien qui puisse m’être imputé à faute ».
46En plus du participe, subordonné à l’action du vers précédent, qui est nettement en faveur de cette construction — Oedipe n’est-il pas un misérable de vouloir le mettre à la question (τί..., à savoir κελεύεις ἀποστρέψαι, Kamerbeek ; τοῦτο ποιεῖς, Longo) pour extorquer ce qu’il doit apprendre ? —, le préverbe προσ-, notant l’ouverture, montre qu’en renonçant à résister, le berger accepte tous les questionnements envisageables (le préverbe marquant cette ouverture sur le reste ; voir Jebb, ad προσπεύϑου, Oedipe à Colone, 122, préférant, dans le contexte, « press the inquiry », à la place de « ask further », qui serait plus naturel).
47Tancé par Oedipe aux vers 1147 s., le vieillard, en une première passe, se défend d’être juridiquement coupable, en s’adressant solennellement au souverain, maître du droit (v. 1149). Le roi lui précise la faute, qui est de se refuser au discours (οὐκ ἐννέπων, v. 1150), à quoi il réplique que ce discours n’est rien, qu’il ne répond donc à aucun acte (v. 1151) ; on ne peut, pour le forcer à parler, compter son refus comme faute, s’il n’y a rien. Quand Oedipe alors le menace (v. 1152), il s’abrite d’abord, sans rien obtenir, derrière son statut de vieillard (v. 1153), puis se résigne à parler, mais toujours en niant qu’il y ait faute de sa part (« pourquoi me torturer ? », ἀντὶ τοῦ ;), non plus, comme plus haut, parce que le reproche est sans objet, et que parler ne signifie rien, mais au contraire du fait même, maintenant, qu’il parle. Il se désengage : il ne lui revenait pas de mesurer pour Oedipe la limite d’une survie.
Vers 1156-1161
48Après l’acceptation arrachée au serviteur, Oedipe reformule avec insistance, dans les mêmes termes, la question qui lui était posée par le Corinthien (v. 1142 s.) et qu’il avait lui-même reprise (v. 1150) ; les moments sont ponctués par l’itération : πρòς τί... ἱστορεῖς, dans un mouvement de résistance (v. 1144), puis τòν παῖδ’ ὃν οὗτος ἱστορεῖ (v. 1150). Le vers 1156 reprend l’objet, τòν παῖδ’... (avec les mots du vers 1150, après παῖδα... τινα, v. 1142), et l’acte (ἔδωκας, après δούς, v. 1143). Le Corinthien, dans sa double fonction de témoin, ayant reçu l’enfant, et d’informateur, est deux fois présent dans la phrase, par deux démonstratifs, οὗτος : « cet homme que tu as là devant toi », et τῷδε : « cet homme qu’il dit (avoir été lui-même), dans le récit » (τῷδε est plus distant).
49Le berger répond, acquiesçant par un mot, qu’il reprend au vers 1161 : « je te l’ai dit (que je l’ai donné, ὡς δοίην, après ἔδωκα) ». Entre-temps, il se lamente, commentant le malheur, comme il le fera encore par sa demande, aussitôt repoussée, du vers 1165 : « ne pousse pas plus loin », qui rappelle les supplications de Jocaste, puis par le dernier et bref suspens du vers 1169, ponctuant, sur le ton de la déploration, la réponse fatale, retardée d’un temps, l’ensemble débouchant sur le constat désespéré de la fin (v. 1179-1181).
50L’un, qui sait, dégage la signification d’un acte qu’il est appelé à confirmer, en ajoutant qu’il aurait dû mourir ce jour de malheur ; l’autre, qui cherche à savoir, le menace, pour avancer, à nouveau d’une mise à mort, à quoi le berger répond, sur un troisième plan, sans se faire entendre, que ce qu’on le presse de dire conduit plus inéluctablement à la ruine — annonçant le malheur d’Oedipe —, dans laquelle il serait entraîné, ne serait-ce qu’en devenant comme l’auteur de la chose, contraint de la révéler (voir le présent emphatique, et le préverbe intensif dans διόλλυμαι). Oedipe, de cette réticence, ne retient que l’ennui des nouveaux retards qu’il redoute (ad v. 1160 s.). Aussi le berger, lui rappelant qu’il lui a déjà fourni la réponse demandée, s’empresse-t-il de faire preuve des bonnes dispositions qu’il lui a témoignées précédemment (voir ad v. 1155). « Va, si c’est là où tu veux en venir ».
Vers 1157
51Moorhouse (Syntax, p. 214 s.), comme pour Electre, 1021 s., où il admet un passage, une valeur se développant à partir de l’autre, avec en plus la participation du sujet, distingue ici, du souhait relatif à un acte passé (cf. Jebb : « and would I had perished that day »), le simple regret (« I ought to have died... »). La notation du simple regret serait peut-être plus forte : « j’aurais dû périr ce jour-là — plutôt que : « si seulement j’avais pu... » —, je n’en serais pas là — à subir ce qui m’arrive maintenant ».
Vers 1160 s
52Le pronom personnel, au vers 1161, ne renforce pas5 seulement la négation (Roussel, Longo : doublement renforcée par δῆτα et par ἔγωγε), mais marque une opposition (voir v. 432 ; cf., plus loin, ad v. 1163) : « non, ce n’est pas moi ». On peut en tirer la preuve que τριβαί, au vers 1160, prend bien la valeur de « délai », « retardement » (LSJ, s.v., IV, 2 ; cf. Antigone, 577), que l’on donne d’ordinaire à ce mot (avec les scholies, alors que certains cherchaient, dans la situation, l’expression réitérée d’une menace, contre l’usage ; cf. le vir doctus cité par Heath : ad fustuarium tendit, combattu par Brunck, ou Ellendt, s.v. τριβή, p. 743 ; puis encore Earle : « ’is going to drive me to tests’..., i.e. to the application of torture »). Le futur ἐλᾷ est d’ordinaire rapporté à la détermination du berger (comme un volontatif : « will sich zu... wenden », Bellermann ; « he is bent on... », Kamerbeek ; voir aussi Jebb : « expressing resolve »). Peut-être la nuance est-elle plutôt ’prospective’, Oedipe constatant, du point de vue de l’enquêteur, que l’autre (voir la distance marquée dans le sujet : « cet homme ») « va encore faire obstruction ». Le berger répond que ce n’est pas lui qui diffère ses réponses mais qu’Oedipe diffère de saisir la signification de ce qu’il dit : « pour moi, je t’ai déjà (tout) dit... » (en un mot, au vers 1157).
Vers 1162 s
53Bruhn a raison de préciser que ἐξ ἄλλου τινός suppose une forme comme γεγῶτα (de même Wilamowitz : « wer war des Kindes Vater ? Warest du’s ? » ; Roussel) et non λαβών (Jebb : « in thine own house, or from another ? » ; Mazon, etc., et déjà la scholie de Moschopoulos). Longo, qui suit cette tradition, est contraint, dans l’analyse grammaticale, de supposer une double construction : οἰκεῖον ἔχων, ou bien ὄντα, puis ἐξ ἄλλου λαβών. Les deux termes sont attributs du complément implicite de δοίην et de λαβών, à savoir l’enfant, τòν παῖδ’ ἔδωκας... ; (v. 1156, ἔδωκ’, scil. τòν παῖδα) : « d’où le tenais-tu — en en disposant comme t’appartenant en propre — étant le tien... ? ». La phrase suivante ne s’analyse qu’à cette condition.
54Il faut se demander en effet de quel verbe ἐμόν est le complément. En traduisant : « ce n’était pas le mien » (« nicht meines war es freilich », Hartung ; ainsi Jebb, Wilamowitz, Pfeiff ; « un enfant... à moi ? non », Roussel ; cf. Mazon), on pourrait comprendre que la paternité répugne au berger. La phrase continue la réponse du vers 1161 en la complétant, en accord avec la précision demandée par Oedipe : « non, pour moi (ἔγωγ’, voir ad v. 1160 s.), je n’ai pas donné un enfant qui était à moi » (c’est-à-dire : un autre a donné le sien ; cf. Brunck : haud equidem meum dedi). On peut se reporter au commentaire de Schneidewin (supprimé par Nauck) : « zaudernd gesprochen und mit Grausen vor dem Gedanken, sein eigenes Kind so weggegeben zu haben ».
55« J’ai donné ce que j’avais reçu ». L’indéfini a toute sa force s’il introduit le prochain chaînon de l’interrogation : « (si l’enfant est celui d’un autre) il y a quelqu’un qui me l’a donné » (cf. v. 1164 : τίνος...), et ne reprend pas, pour acquiescer, une hypothèse déjà formulée dans ces termes (ce n’est donc pas : « ἐδεξάμην δέ του ricalca l’ἐξ ἄλλου τινός [scil. λαβών] », Longo ; voir ci-dessus). L’opposition est entre δοῦναι (de moi à un autre) et δέξασϑαι (d’un autre à moi).
Vers 1164
56Les deux termes soumis à examen font partie du même groupe, comme le montre la préposition ἐκ. L’origine est ici en question, l’origine non encore du père (ce que pensent Bruhn, Roussel ou Dawe), mais d’abord du transmetteur (τίνος..., cf. ἐδεξάμην, v. 1163 ; voir Longo). Dans un mouvement d’une extrême lenteur, caractérisé par la gradation, surgit d’abord le porteur, puis la maison où le porteur a pris l’enfant, la sienne ou celle d’un autre ; le deuxième terme ne se rapporte pas syntaxiquement à τίνος (ἐδέξω), mais à l’enfant : « reçu de qui, et comme un objet provenant de quelle maison ? » (« e va completato con un ὄντα », Longo ; cf. Wilamowitz : « und wer war das ; aus welchem Hause kam es ? »).
Vers 1165
57ἱστόρει ne touche pas directement l’interrogation, que le berger demanderait de ne pas poursuivre (« forbear to ask more ! », Jebb ; « n’en demande pas davantage », Roussel ; cf. Mazon, Schadewaldt) ; le berger se met à la place d’Oedipe, songeant au savoir qu’il cherche à travers lui (« ne pas vouloir savoir davantage », Longo, est plus juste) : « ne creuse pas plus loin ». L’emploi ici absolu du verbe (après les vers 1144, 1150, 1156) s’y accorde bien (Moorhouse, Syntax, p. 221, distingue l’impératif présent, mais avec le sens ici rejeté : « the shepherd begs... to stop his insistent asking... » ; la prière vise l’entêtement, elle s’applique à la prolongation d’une recherche obstinée). C’est ainsi que l’homologie avec le cri de Jocaste, dans le Troisième Episode (v. 1060 s.), prend tout son sens. L’apostrophe se rattache à celle du vers 1149 (voir ad l.) : le roi avance en « maître », de force et de son propre gré, vers sa fin. Personne ne l’aide, il contraint les autres à l’assister.
Vers 1166
58Si haec (ταῦτα) iterum te rogabo (Brunck). Schaefer estimait qu’il fallait corriger en eadem (ταὔτ’). Erfurdt lui répliquait, avec l’approbation de Hermann (voir l’éd. de 1833), que le démonstratif était préférable (« comme nous disons :’si je dois une nouvelle fois t’interroger sur ce point’ ») ; le contenu de la question (qu’on ne lâche pas) reste présent, la répétition est exprimée par πάλιν. L’hypothèse (en raison de la fréquence de la confusion) peut être resoulevée indéfiniment (voir Hartung, Sheppard, Kamerbeek : « possibly better ταὔτ’ »).
Vers 1167
59Pour certains auteurs, comme Jebb, Roussel ou Dawe, la réponse du berger est ambiguë, pouvant désigner soit « un fils » (« né de Laïos ») soit « un enfant de la maison » (« appartenant à Laïos »). En fait, sans être évasif (Longo), celui-ci se tient aux termes de la dernière question (ἐκ ποίας στέγης ; v. 1164) comme à un crampon dans une escalade progressive. Ce que montre clairement la précision demandée par Oedipe, « esclave ou fils ? », à partir d’une indication trop large. Λαΐου est donc proprement un génitif de possession (« belonging to », voir Kamerbeek ; cf. aussi Bruhn) ; s’il pouvait y avoir doute sur le génitif, il ne peut pas y en avoir sur l’expression τῶν... τις... γεννημάτων (partitif) : ce sont tous les enfants nés sous le toit, que Laïos en soit le père ou non (voir par exemple Wolff ; Earle : « any creature born to his ownership » ; Bruhn, contre Nauck et sa remarque : « unter τῶν Λαΐου... kann nur ein Sohn des Laios verstanden werwerden » ; Longo, contre Kamerbeek) ; il n’est pas facile, il serait même artificiel, quand on retient ce sens, « children of the household », de séparer, avec Jebb, le premier génitif, τῶν, comme un partitif au masculin, dépendant de γεννημάτων : « il était l’un des enfants des gens de Laïos ». L’enfant est d’abord un élément au sein d’un groupe étendu. Oedipe, dans la diérèse suivante (v. 1168), cherche à préciser la relation avec le père.
60Le masculin τις distingue l’enfant, παῖς, parmi les « naissances » de la maison. Les auteurs ont anciennement cherché à justifier l’anomalie du tour ad synesin en rapprochant d’autres exemples (Porson et Schaefer ad Phéniciennes, v. 1730 ; Schaefer ad Ploutos, p. XXXIV ; Elmsley pour ce passage ; cf. Bruhn, Anhang, p. 14, § 22 : le genre naturel préféré au genre grammatical). Peut-être risque-t-on de négliger la force expressive d’une association de termes autonomes où, avec le masculin, le « fils » est détaché (παῖδα est toujours présent à l’esprit des interlocuteurs ; cf. Kamerbeek), comme le pronom emphatique κείνου, au vers suivant, distingue le « père ».
Vers 1168
61Les interprètes plus anciens ont longtemps, comme au vers 1167, pour Λαΐον, appliqué κείνου à la paternité plutôt qu’à la propriété, avec pour conséquence que, γεννήματα désignant la progéniture de Laïos, la division (... ἤ) portait sur la différence entre bâtards (δοῦλοι = vόϑoι) et enfants légitimes (ἐγγενεῖς = γνήσιοι, Moschopoulos, du moins pour la compréhension du deuxième terme ; cf. Doederlein, que suit Wunder : utrum ex ancilla, an ex uxore partum sit illud γέννημα, sciscitatur Oedipus ; Schneidewin, Blaydes) ; on citait l’exemple de Teucros, appelé δοῦλος, Ajax, 1020 — dans un contexte, pourtant, très spécifique (cf. Hartung, p. 234) —, pour justifier le premier des deux termes (« starker Ausdruck für νόϑος », Schneidewin), et l’on ajoutait la « parenté » distinctive : « born of him akin » (Blaydes), pour le second. Sans doute l’interprétation témoigne-t-elle de la familiarité des interprètes avec un concept juridique qui compte dans les « familles » de la première moitié du XIXème siècle ; elle a cependant de nouveau été défendue par A. Wolf, 1915, p. 367, et reprise par Kamerbeek, qui estime que Λαΐου, pris comme « père », est une lecture plus « naturelle » et que l’emploi de δοῦλος pour le produit de l’union entre le roi et une esclave pourrait, dans le contexte, être « une exagération émotionnelle ».
62Il ne fait pourtant pas de doute, comme on l’a dit depuis Blaydes, que γεννήματα, pris dans son sens physique, par opposition à la « famille » (γένος) au sens social, comprend l’ensemble des naissances de la maison, appartenant au maître (voir ad v. 1167 ; Hartung, pour obtenir le sens requis par le vers 1168, avait corrigé le texte de 1167). On a ainsi, avec Λαΐου, qui rappelle clairement la question posée au début : Λαΐου ποτ’ ἦσϑα σύ ; (v. 1122), d’abord la désignation d’une appartenance large, s’étendant aux serviteurs et comprenant le berger lui-même, puis avec κείνου emphatique, en tête du groupe, l’origine dans un sens plus étroit. La valeur du génitif ne change guère : « un fils à lui, né au sein même de sa race » (le génos distinct de l’οἶκος ; voir Moschopoulos, ad v. 1167 ; Thomas, opposant οἰκογενής à ἐγγενὴς...).
Vers 1169 s
63Les éditeurs, depuis H. Estienne (cf. Erfurdt, Elmsley), Brunck et Musgrave (cf. Blaydes), choisissent d’écrire ἀκούειν d’après la tradition indirecte (deux passages de Plutarque, Moralia, 522 C, 1093 B, rapprochés par Valckenaer, ad Phéniciennes, 394 [= v. 391] ; voir Colonna, Praefatio, p. XLVII s.), contre la tradition manuscrite (sauf H, cf. Dawe) et l’Aldine. La scholie de Moschopoulos, κἄγωγἐπ’ αὐτῷ εἰμι δηλονότι τῷ δεινῷ ἀκούειν, a pu être invoquée en faveur de la leçon des Moralia (cf. Brunck), bien que δεινῷ ἀκούειν commente plutôt la différence du référent que l’on supplée avec ἀκούων, après (ὥστε) λέγειν du vers précédent.
64Le problème est donc de savoir si πρòς αὐτῷ γ’ εἰμί peut être considéré comme un tour autonome et τῷ δεινῷ... comme une apposition : « je suis, hélas, arrivé à la chose même, si terrible à dire », alors que les commentaires détachent plutôt (ὥστε) λέγειν pour que αὐτῷ γ’... τῷ δεινῷ soit en facteur commun, pouvant être complété par ἀκούειν, en variance avec λέγειν (cf. Jebb ; Earle : « I am on the very brink of the horror, to tell it withal... and I to hearit withal » ; cf. Moorhouse, Syntax, p. 125 ; τò δεινόν est alors suppléé comme complément de λέγειν et ἀκούειν ; « es zu sagen », Wolff, repris par Bellermann ; cf. Bruhn, Anhang, p. 72, § 127, III ; Earle : « ... τῷ τò δεινòν λέγειν » ; Longo propose de rattacher, en premier heu, les infinitifs avec une valeur épexégétique à πρòς αὐτῷ... εἰμί, « il δεινόν... consiste precisamente nel dover λέγειν » ; cf. Moorhouse, p. 238 s.). Le choix de la leçon n’est pas sans influer sur l’analyse grammaticale, parce que l’explication la plus naturelle est de voir dans λέγειν une détermination de δεινόν (voir Oedipe à Colone, 141 : δεινòς μὲν ὁρᾶν, δεινòς δὲ κλύειν) et d’isoler πρòς αὐτῷ (voir les exemples du tour, marquant le point d’arrivée, chez Kamerbeek : Ménandre, Epitrepontes, 245 ; et, avec ἐπί, Philèbe, 18d : ἐπ’ αὐτῷ γε ἤδη γεγονότες). Ces données de l’interprétation sont également effacées quand, prenant le contre-pied de la tradition critique, on transforme le premier vers, et non le second, et qu’on lit, avec Lloyd-Jones (1978, p. 220), λέγων, d’après le manuscrit O, au lieu de λέγειν, puis ἀκούων. En remarquant, de son côté (après Schneider, et Campbell, voir Paralipomena, p. 112, avec τῷ δεινῷ repris : « I, too, in listening, am close on the horror »), que la leçon ἀκούων (avec λέγειν au vers précédent) est « perhaps not so impossible a reading as is generally thought », Kamerbeek occupe une position isolée ; on peut sans doute, en allant dans le même sens, être plus affirmatif et défendre une version par rapport à laquelle les témoignages des Moralia peuvent représenter une adaptation (la symétrie des expressions semble importer dans les deux passages de Plutarque ; le De curiositate, 522 C, condamne la « démangeaison » qui pousse l’interlocuteur à vouloir entendre même ce qui est terrible à rapporter : c’est elle qui fait tomber Oedipe ; dans le Non posse suaviter, 1093 B, la citation illustre le plaisir qu’il y a à connaître la vérité, même si elle est catastrophique).
65Le berger, par sa formule, annonce ce qu’il doit exprimer, selon la règle qui lui est imposée, de façon explicite au vers 1171 : κείνου γε..., mais c’est, parmi les possibilités évoquées, celle qu’Oedipe a déjà retenue : « pour moi, je n’y suis pas moins, tout près de la chose (si terrible à dire), πρòς αὐτῷ γε, en écoutant (ce que tu dis) ; et pourtant il faut que je t’écoute (jusqu’au bout) ». Oedipe, dans cette version, indique qu’il est parvenu à un terme. Ce qui suit est en effet d’un autre ordre, parce qu’avec l’établissement de la filiation, la jonction avec l’oracle a été faite. Le rythme précipité, à la fin de l’investigation, montre qu’il s’acquitte (sans interruption de la part du berger : la chose a été dite) d’une dernière tâche de vérification, qu’il croit aussi devoir s’imposer (ὅμως...).
66Le verbe ἀκούειν, dans cette réplique, prend un sens fort ; ce n’est pas la simple perception ponctuelle de la parole cruciale que l’autre va maintenant prononcer (voir, pour un problème d’interprétation très voisin, mon étude sur Agamemnon, 615 s. : « La part de l’écoute », 1981, p. 115-122). Oedipe « rencontre » la parole, au moment où l’autre va la lâcher, parce qu’il l’a totalement anticipée au cours de l’interrogation ; il est parvenu au même point, dans son écoute, et indépendamment, non de ce que l’autre lui « dit », mais avec ce qu’il dit, en superposant l’information et son attente.
Vers 1171 s
67Alors que l’association γέ τoι est fréquente (« a colloquial idiom », Denniston, Greek Particles, p. 550) et se trouve ailleurs chez Sophocle, l’adjonction de δή est beaucoup plus rare (voir aussi Jebb) ; elle exprime, selon Denniston, p. 551, soit un consentement développé par une raison, soit la restriction, comme yé τοι, souligné par δή (Dawe préfère séparer les particules, en rattachant γε étroitement au nom propre). Certains, comme Longo, optent pour la seconde valeur en tirant de ἐκλῄζεϑ’ une incertitude (« almeno, si diceva che... ») ; voir aussi Earle : « ’... was called’ (wether he really was or not) ». Mais le berger n’oppose pas le nom à la réalité. Il répond : c’est bien son fils qu’on disait qu’il était, et non un esclave, en tant que fils d’une esclave ; il n’aurait pas porté le nom de παῖς. C’est contre des traductions comme celle de Jebb : « but thy lady within could best say how... », que Moorhouse (Syntax, p. 141) précise que ἡ δ’ ne forme pas, selon l’usage épique, une unité avec γυνή (comme Trachiniennes, 117, voir ad v. 1091 s., p. 707) ; σὴ γυνἠ est en apposition (cf. Blaydes ou Earle), qu’il n’y a pas lieu de prendre pour un repentir (« afterthought », Kamerbeek), comme si le berger hésitait à désigner Jocaste. Dawe justifie la dissociation par l’effet dramatique : l’attention du spectateur est attirée sur la menace liée à la retraite de Jocaste ; mais le berger lui-même ne prévoit pas le suicide. C’est d’abord le rôle de femme d’Oedipe qui est détaché, elle est plus près, étant « dedans », au foyer même — au centre de l’affaire — : « pourquoi alors t’adresser à moi, si tu as cette source ? ». Pour le berger qui parle, elle ne peut pas être morte ; au contraire, elle est vivante, puisqu’elle pourrait (mieux) parler. Le terme exprime une identité complète entre la localisation et le rôle central dévolu à Jocaste.
Vers 1173-1179
68La fin de l’interrogatoire, scandée par une division du vers (l'ἀντιλαβή, v. 1173-1176, marque, comme ailleurs, le paroxysme de l’émotion, voir Kamerbeek ; mais elle détache ici, en plus, une unité de sens), et le dernier échange (v. 1177-1179), sont situés au-delà d’une fin déjà atteinte, dans un prolongement où se rejoignent l’oracle fait à Laïos (v. 711-714 et 852-854), le doute jeté sur l’identité corinthienne d’Oedipe (v. 779 s.) et la réponse du dieu de Delphes (v. 789-793). Notant à propos des vers 1176 et 1177 que les questions d’Oedipe sont invraisemblables après la découverte de l’horreur, Dawe fait intervenir une fois de plus la raison dramatique (« for the audience’s benefit »). Mais Oedipe retrace à l’aide du témoin, à la fin de l’investigation, le cheminement de son destin à partir du début. Il remonte du berger à la cause prochaine (Jocaste, qui a donné l’enfant). L’intention doit être précisée : la mère pouvait encore vouloir éloigner son fils. L’explication fournie par le berger conduit à l’oracle. Si la mère avait un dessein si peu maternel, c’est que le dieu avait condamné l’enfant à travers ses parents. Il reste alors à expliquer l’apparente incohérence de la destinée corinthienne, qui fait coïncider la survie avec la mort. Elle découle d’un sentiment d’humanité, qui, dans l’erreur, comme pour le meurtre, assure le triomphe du vouloir divin et accomplit le châtiment. Oedipe est mort pour ses parents, vivant pour le dieu.
Vers 1173
69Oedipe poursuit son chemin comme s’il ne disposait d’aucun des éléments connus du spectateur, ou devinés par lui ; et comme si tous devaient passer par la parole pour être établis (voir ad v. 1182). Le berger vient de le renvoyer à sa femme. Ce qu’il en retient, c’est seulement l’identité de Jocaste, qui, pour lui avoir donné l’enfant, devait être la mère, ce qui n’était pas encore prouvé avec « fils de Laïos » (v. 1171), même si le terme désigne le fils légitime. Oedipe n’était pas témoin. L’accent de la phrase est donc sur le démonstratif (ἥδε) : « c’est elle alors (pour que tu puisses parler comme tu le fais ; cf. Longo) qui te l’a donné ? ». A ce stade (mais voir au vers 1162), le donateur et le parent se confondent. La reine ne s’entremet pas, elle ne donne qu’un enfant qu’elle a mis au monde. L’évidence éclate dans le démonstratif. De « t’a donné » on passe directement, avec « c’est elle », à l’origine de la vie de l’enfant. Dans le récit de Jocaste (v. 718 s.), la mère n’est pas au premier plan ; la différence des versions résulte de la situation du discours, qui fait la scène.
Vers 1174
70La question d’Oedipe ne fait pas proprement attendre la réponse que le berger lui fait. Partant de la mission que la reine lui confie, on a traduit πρòς τί χρείας par « dans quel but ? » (qua gratia ? Brunck, citant Moschopoulos : ἐπὶ ποίᾳ χρείᾳ ; « for what end », Jebb), ou « dans quelle intention ? » (« purpose », Earle ; « Absicht », Bruhn ; « intention », Masqueray, Mazon, etc.), ce qui n’est peut-être pas dans les mots. Kamerbeek a raison de rappeler que χρείας, c’est l’usage (ce que le berger fait de l’enfant), et non le but (mais pas non plus la nécessité où se trouve Jocaste, comme le dit Longo : « per venire incontro a quale necessità ? ») ; voir aussi Moorhouse (Syntax, p. 122) : « aiming at (cf. ὡς) what service... ? ». Oedipe développe δίδωσιν du vers précédent, envisageant (méthodiquement) plusieurs possibilités liées au don de l’enfant : « pour que tu en fasses quoi (quel usage) ? » (voir aussi Bellermann ; Earle, dans une paraphrase ; ou Schadewaldt) ; il pourrait l’élever — pour lui —, ou bien le porter ailleurs. « Le tuer » se situe comme en dehors des cas envisagés, au niveau de l’oracle que le berger connaît. Si ὡς forme une unité avec πρός (comme avec εἰς, ἐπί, cf. KG, § 432, 2, A. 1 ; I, p. 472, et Kamerbeek), de même que dans Trachiniennes, 1182 : ὡς πρòς τί πίστιν..., il n’y a sans doute pas lieu de donner à ὡς le sens de « in her intention » (Jebb, cf. supra Moorhouse), qui ferait double emploi avec πρòς τί ; Kamerbeek en même temps renvoie aux tours elliptiques du type ὡς τί (KG, § 588, 3 ; II, p. 520 : « aus welcher Absicht ? »), envisageant une contamination des tours. La proposition finale, dans la réponse (ὡς ἀναλώσαιμί νιν), se raccorde aussi bien à πρòς τί, sans que ὡς devant πρός marque plus que l’idée (la « représentation ») que le sujet se fait de la chose.
Vers 1175
71Certains commentateurs ont opté pour la valeur passive de τλήμων : « infortunée » ; voir déjà la paraphrase de Moschopoulos : ἡ ἀϑλία, ou alors des traductions comme celles de Masqueray (« une mère ?... la malheureuse ! »), Mazon ou Longo : « infelice ! Lei che l’aveva generato ? ! ». Dans ce cas, le serviteur, dans sa réponse, identifie, par l’émotion qui leur est commune, le malheur et la peur de la prédiction (voir Moschopoulos : « oui, elle avait peur... », ναί — cf. γ’—, δι’ ὄκνον, ἤγουν φόβον...). Le passage est expliqué hors drame, comme un mouvement de pitié, en contradiction avec le rôle qu’Oedipe joue dans la scène précédente et dans ce qui suit (voir le récit du messager), mais qui l’élève comme caractère, dans sa magnanimité, au-dessus de son sort (voir Earle : « a sympathetic touch of Oedipus the human ; this pity... stands aloof from the horror of his own situation » ; Longo : « il primo moto... è di commiserazione per un atto che costava molto caro alla madre »).
72La réponse du berger, invoquant la parole du dieu, explique ; elle n’identifie pas : l’acte est affreux, mais involontaire ; c’est qu’elle a eu peur (« die Antwort... bringt die Entschuldigung », Hartung). τλήμων doit alors prendre la valeur active que lui donnait Brunck, avec une nuance péjorative : ipsane, quae perperat, dura ? Si l’indignation d’Oedipe porte sur la dépravation, on peut ou bien, sur le modèle du français « malheureux » ou de l’italien « infelice » (invoqués par Ruhnken, cf. Erfurdt ; Blaydes ; avant Roussel), comprendre « misérable » dans le sens de la scélératesse (pro scelesto et perdito, Ruhnken ; voir aussi Wunder, reproduisant Erfurdt ; Ellendt, s.v., p. 735, s’y est opposé, bien que, pour d’autres occurrences, il retienne la valeur péjorative, comme dans κακοδαίμων, δύστηνος et τάλας) ou bien analyser l’adjectif à partir de ἔτλην valant ἐτόλμησεν (LSJ, s.v. τλήμων, I, 2 ; s.v. τλάω, II ; Ellendt cite une notice de la Souda, s.v., r 706 Adler : τολμηρά, ἀναιδής), comme le fait Wilson, 1971, p. 292-300, d’après des emplois tels que Choéphores, 384 (voir déjà Blaydes : « or τλήμων may mean’daring, hard-hearted’ » ; cf. Bellermann : « indem sie dies über sich gewann » ; Kamerbeek, citant Campbell, et l’exemple d’Euripide, Ion, 960 : τλήμων σὺ τόλμης..., ou Schadewaldt). Certains, comme Dawe, mais voir déjà Campbell, ont admis une superposition des valeurs : à la fois « malheureuse » et « audacieuse », mais l’audace ne va pas bien avec l’infortune. A Oedipe, analysant l’acte et ses motifs, il paraît impensable qu’un parent, qui donne la vie, donne aussi la mort. Il n’y a donc pas heu d’inclure une condamnation (c’est « daring », plutôt que « hard-hearted », Blaydes). Avec τλήμων, Oedipe note sa surprise d’apprendre que la femme a brisé la norme, s’étant mise en contradiction avec elle-même : « étant la mère, elle a osé faire cela ? »6.
Vers 1176
73On voit dans le pluriel, à cause de κτενεῖν, qui ne va apparemment qu’avec le père, un exemple d’emploi générique (cf. Dindorf, Blaydes, ou Kamerbeek ; Longo : le berger chercherait encore une fois à ne pas tout dire ; Moorhouse, Syntax, p. 7), ou une figure de style (κατὰ σύλληψιν, dans les scholies : οὐ γὰρ φονεύει τὴν μητέρα, et Moschopoulos ; « un caso di conceptio », Longo). L’interprétation de τοῖς ἐμοῖς γονεῦσιν, v. 1494 s., est parfois semblable (voir ad l.). D’autres passages sont rapprochés, les vers 366, 436, 1007, 1012, 1184 s. ; mais l’emploi est chaque fois différent (voir surtout ad v. 1184 s.). En même temps, le pluriel est expliqué dans le contexte, en relation avec « on le disait » (ἦν λόγος), comme une prise de distance (cf. la traduction de Mazon : « prétendait-on », ou encore le rapprochement établi avec ἐκλῄζεϑ’ ; mais voir ad v. 1171), un euphémisme ou une approximation (Roussel). Le choix ne contribue pas à dissimuler la vérité, comme le suggère Longo ; depuis le vers 1157, le berger dit tout ce qu’il sait.
74Si l’on veut reconstruire le sens profond, la vérité qui échappe au locuteur (Jocaste en effet mourra), il faut partir, comme dans tous les autres cas, d’un niveau littéral que le sens remplit, sans marge. Pour le berger, le discours (λόγος) auquel il se réfère est celui qu’on lui a tenu ; et il ne peut émaner que du palais (le tour pourrait alors être distingué de la « rumeur », ὥσπερ γ’ ἡ φάτις, v. 715, qui pourtant déguise, comme ici, le nombre). Il y a autant de versions de l’oracle qu’il y a de situations (voir v. 711-714 ; v. 789-793 ; v. 852-854). Jocaste ne mentionne jamais l’inceste par rapport à elle. La version officielle, divulguée par Laïos à l’usage de la ville et des champs, assimile la mère au père. Si l’oracle désigne en Laïos le « parent » comme une catégorie, plutôt que comme une personne, elle est à ce titre, qu’elle partage, visée par la même menace, sans qu’il faille ici reconnaître dans l’inceste le meurtre (mais du père) pour lequel il est représenté ailleurs. Oedipe, plus loin, inclut la mère dans le meurtre, comme il associe le père dans l’inceste (voir ad v. 1398-1408).
Vers 1178-1181
75Jebb tente de préciser la relation entre les deux participes, κατοικτίσας et δοκῶν, mais il arrive à une tautologie en rapportant ὡς δοκῶν, fournissant l’explication (« ich dachte ja... », Wilamowitz), au même sentiment de pitié : « j’ai remis l’enfant par pitié... », puis : « en homme qui pouvait bien agir ainsi, avec ces sentiments » (« ... as one might fitly give it up, who so thought »). Les autres interprètes se sont satisfaits d’une simple juxtaposition (cf. Longo), expliquant le tour par la contamination de ὡς ἀποίσοντι et δοκῶν ἀποίσειν (cf. Bruhn : « im Streben nach möglichster Kraft des Ausdrucks kombiniert die Sprache die beiden Mittel » ; cf. Earle : « the ὡς... is redundant » ; Kamerbeek). II faut, comme le fait Jebb, subordonner ὡς..., mais en y reconnaissant la raison pour laquelle le berger a agi comme il l’a fait : « si j’ai cédé à la pitié, c’est que je pouvais croire (ὡς n’est pas « superflu », Bellermann, mais prend une valeur causale) que l’enfant allait être porté au loin » (voir Moschopoulos), à savoir : dans un monde où le destin auquel il était voué par la prédiction n’aurait pas d’application. Moorhouse souligne la valeur causale de ὡς... δοκῶν : « [I handed him over] in pity, since I thought... », Syntax, p. 256 ; mais, comme il se réfère à Jebb, le deuxième participe, pour lui aussi, développe le sentiment de pitié par une conduite qui l’illustre, alors qu’il introduit, avec le salut dans une autre terre, une considération plus vaste : ὡς... δοκῶν se rattache directement à ἀφῆκα (répondant à ἀφῆκας) comme étant l’analyse de l’acte : « je l’ai donné en pensant que... », tandis que κατοικτίσας, détaché par sa place et autonomisé, dénote le sentiment. La pitié était dans le destin d’Oedipe, dès le début. C’est parce qu’il sait pourquoi l’enfant devait être détruit que le berger n’a pas exécuté l’ordre qui lui a été donné et qu’il a fait passer l’enfant dans un autre univers, loin de la sphère d’application de l’oracle (ἄλλην, ἀποίσειν, ἔνϑεν). Bien qu’il ait décidé de l’épargner, ce n’est pas le berger qui est appelé « le sauveur » (v. 1180, cf. v. 1030), mais le Corinthien, qui fait entrer l’enfant dans une autre vie et le fait naître une seconde fois. Or c’est ce transfert qui a échoué ; le « salut » a été à l’origine de l’accomplissement de l’oracle que le berger voulait (croyait) éviter. Le savoir du berger, plus que sur les crimes que commettra Oedipe, porte sur la malédiction initiale qui les avait annoncés. L’identification ne se rattachera qu’à la prédiction (Oedipe est l’enfant de l’oracle) dont le détournement révélera la force. Le salut a pour contrepartie l’abomination. Le berger ne développe pas ; l’affaire est claire maintenant ; en même temps il fait plus que répondre seulement ; il commente. Il est arrivé que l’on interprète le silence sur le meurtre dont il a été le témoin comme une faiblesse due à l’émotion (cf. Bruhn) ; mais cette réticence, que l’on peut comparer à celle de Jocaste, à la fin du Troisième Episode, vaut une parole. L’horreur a son langage. Il y a ici une manière de dire qui tend vers ce contenu. La jonction de l’histoire du messager et de celle que le berger est seul à connaître fait d’Oedipe le personnage que l’autre a dit qu’il était (v. 1145). La répétition de οὗτος, pour maladroite qu’elle ait paru (cf. Nauck et Bruhn : « stammelnde Rede » ; « de mauvais style », Roussel), est un outil pour accentuer l’identité entre deux éléments, l’Oedipe du discours du Corinthien et l’Oedipe qui est là (le premier οὗτος, attribut de et ; il n’a pas plus que le second une valeur qualitative ; avec αὑτός, conjecture introduite par Heimsoeth, dans un programme (1871), pour éviter la succession des démonstratifs, reprise par Dawe, cf. Studies, p. 255, et West, 1978, p. 240, on perd la désignation qui est essentielle). Le berger tire une conclusion et rapproche deux éléments, ce que marque le « si donc... » (et avec l’indicatif présent), qui n’a pas la signification d’une dernière dérobade. La survie qu’il a permise, du côté de Corinthe, n’est pas simplement le malheur d’Oedipe (cf. Moschopoulos), mais la réalisation de la prophétie à travers le salut : si l’adulte que tu es, meurtrier de Laïos pour accéder au trône de Thèbes, est aussi l’enfant de Laïos autrefois expulsé, alors il y a un destin de malédiction qui s’est accompli à travers toi ; c’est la valeur que prend l’adjectif δύσποτμος, avec γεγώς ; le malheur est, en plus, fatidique, lié à la naissance. Jocaste emploie le même mot lorsque, reconnaissant l’enfant (ὃς εἶ) dans l’adulte, elle s’incline enfin devant l’oracle (ce n’est pas de δύστηνος qu’il faut rapprocher l’adjectif avec Earle, mais du premier mouvement de la lamentation au vers 1068 ; voir ad v. 1068 et 1071 s.). Ce n’est pas le meurtre que recouvre le silence mais le renversement où s’accomplit la parole divine, plus horrible encore que le meurtre.
76Depuis l’Antiquité, on note que Sophocle a laissé tomber une énigme non résolue, l’élucidation des conditions du meurtre. « Un autre problème est intervenu, dit le scholiaste, qui a détourné l’attention vers le point plus nécessaire » (... καὶ προβληϑέντος ἑτέρου τινòς ἐπὶ τò ὰναγκαιότερον τρέπεται). Il n’est plus question des brigands. Quand on rappelle la non-utilisation d’un élément non exploité jusqu’au bout, on se place dans une logique dramatique déficiente. L’abandon d’un détail aussi important a lui-même une signification dans la progression dramatique. Si l’échec de la double tentative, des parents et du berger, révèle la nécessité de la malédiction, Oedipe a été meurtrier par nécessité.
Vers 1182-1185. La lumière
Le même hurlement que celui que pousse Jocaste devant Oedipe (v. 1071) marque ici le terme de l’enquête. Le travail est fait, la clarté maintenant à ses yeux est totale (v. 1182). Après un « jour » qui a rendu la noirceur de son destin si claire, il ne reste à Oedipe que l’espoir d’une nuit totale, ultime comme le jour (v. 1183) qui a montré qu’il ne devait pas naître de parents qu’il a eus, ni s’unir à eux, ni les tuer (v. 1184 s.). La conclusion pousse à une reformulation de l’oracle, sur le rythme inébranlable de l'accomplissement.
Vers 1182
77Le potentiel fait difficulté quand on y voit l’accomplissement d’une parole. On est même conduit à donner à σαφῆ, à cause de cette lecture, le sens de vérité. Voir la traduction de Jebb : « all brought to pass — all true ! » (cf. Earle, pour la définition du référent : « τὰ πάντα means all that was contained in the oracle », à savoir v. 791-793, cf. v. 1184 s. ; ou Kamerbeek). On comprend que, comme souvent dans cette situation, on ait adapté le texte à l’attente (ἄρ’ ἐξήκει, Nauck ; Roussel) ; le potentiel est d’affirmation atténuée, et ce qu’il ajoute, c’est tout au plus un « je le crains » (cf. Moorhouse, Syntax, p. 231).
78En réalité, à la suite de l’interrogatoire méthodique d’Oedipe, la totalité (τὰ πάντ’) doit se comprendre du plan tracé à l’investigation. Même dans la vérité, tout ce qui compose la certitude doit être éclairci (voir v. 1170), sans doute pour que ne renaisse pas l’incertitude à la faveur d’un détail oublié ; l’attribut résultatif σαφῆ (voir v. 1011) prend son sens dans l’ordre de l’élucidation systématique. On décèle alors facilement dans le potentiel la distance de l’enquêteur, appréciant le résultat : « cela pourrait maintenant être apparu (ἐξήκοι) comme tout à fait clair » (voir, pour l’emploi du mode, Bellermann : « so wäre nun alles deutlich ans Licht gekommen »).
Vers 1183
79Moschopoulos comprenait l’optatif comme un indicatif : « lumière, je te vois pour la dernière fois ». Comme le scholiaste (voir ci-dessous), il comprenait qu’Oedipe était décidé à mourir, ce qui se disait mieux à l’indicatif. Le mode ne se traduit pas facilement avec cette compréhension : « o Licht, ich schau’ dich jetzt zum letzten Male » (Hartung ; de même Wilamowitz). Le souhait ne peut pas se comprendre sans qu’on mette son contenu en relation avec l’adverbe de temps (νῦν) : « c’est aujourd’hui que je voudrais voir le dernier jour de ma vie ».
80Le scholiaste a contribué à faire dévier l’interprétation en jugeant qu’Oedipe envisageait de se donner la mort, mais que l’auditeur pouvait entendre en plus une allusion à ce qui se passera dans la suite. La mutilation à venir, survenue par hasard, à cause d’une arme qui manquait, crée le double sens de ce passage (εὗ πεπλαγίασται ὁ λόγος ὡς τὴν πήρωσιν αἰνιττομένου ἀλλ’ ἐπὶ τòν ϑάνατον αὐτῷ ὁ λόγος · ἀπορήσας γὰρ ξίφους ἑαυτòν ἐτύφλωσεν ; cf. ν. 1255-1259). Les modernes ont souvent retenu l’ambiguïté : Oedipe se disait décidé à mourir, mais ce qui, à travers la mutilation, s’accomplira n’est que le sens littéral de ce vers (voir Schneidewin et Nauck) ; à l’inverse, Oedipe, pour d’autres, songe déjà à se crever les yeux (voir Kamerbeek), mais Sophocle jouerait sur « une adroite imprécision » (Roussel).
81Comme le montrent à la fois la forme et la généralité des termes, le type d’action, mutilation ou suicide, n’est pas envisagé. La formulation est trop abstraite encore pour qu’on aperçoive la fin. L’intérêt de la progression est à ce prix. Le futur n’est pas présent à l’esprit d’Oedipe, dans le moment — quand il découvre que la vie pour lui est détruite.
Vers 1184 s
82Les trois membres, reliés par τ’... τ’... τε, sont formellement sur le même plan. Moschopoulos interprète cette coordination comme une volonté d’assimiler le premier acte aux deux autres sur le plan de l’inconvenance (οὐ πρέπον). L’acte seul est envisagé, et il n’est pas question de culpabilité personnelle. Si Oedipe est ce personnage responsable qui découvre sa propre noirceur, le premier terme, la naissance, qu’il n’a pas voulue, n’a pas de sens. Aussi Blaydes le rattachait-il aux deux autres : la filiation n’était mauvaise qu’à partir du mariage avec la mère (« in conséquence of her having subsequently become his wife » ; voir aussi Blaydes, ad v. 1185 ; de même Bellermann). L’interprétation post festum ne se soutenant pas, Jebb, pour rester dans la logique d’une culpabilité centrée sur l’individu, voit dans le premier membre la prédétermination des crimes futurs : Oedipe est né pour faire le mal, « I who have been found accursed in birth » (voir dans son commentaire : « foredoomed to the acts which the two following clauses express » ; de même Bowra, Sophoclean Tragedy, p. 164, ou encore Longo : « ... un φῦναι οὐ χρῆν, con un senso di colpa che scende alle radici del suo essere »). Earle, distinguant deux sortes de pluriel, l’un propre, les deux autres généralisants, transforme une maladresse en signe de l’intention (« raising the unwitting acts... to the rank of sins »). Comme le remarque Kamerbeek, mais sans prendre parti, la solution de Jebb s’impose si l’interdit jeté sur le mariage de Laïos et de Jocaste (que l’on accepte chez Eschyle et Euripide) est mis de côté — s’il a été mis de côté, c’est dans l’intérêt d’une culpabilité qui se substituait dans l’individu à la faute héritée. Si les trois membres sont coordonnés, c’est que le crime des parents a le même poids que le meurtre et l’union qu’ils ont produits ensemble (voir le masculin ξὺν οἷς). En un sens, Oedipe se répète trois fois (voir aussi la répétition de χρῆν).
83Le pluriel a la même valeur propre dans les trois cas (ce n’est pas une généralisation pudique, cf. Moorhouse, Syntax, p. 7). Dans le premier cas, les deux parents sont liés, dans les deux autres, l’un l’emporte chaque fois, Jocaste d’abord, Laïos ensuite, mais leur relégation symétrique s’inscrit dans une figure par laquelle ils sont étroitement assimilés.
Notes de fin
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