Deuxième stasimon
V. 863-910
p. 531-594
Texte intégral
1Le stasimon a posé aux interprètes une aporie dont les termes apparaissent clairement dans les positions adoptées par l’histoire de la critique. Le chœur s’en prend avec indignation à l’auteur d’une transgression. Si l’on s’en tient au contenu immédiat des derniers échanges de l’épisode, elle s’appliquerait à Oedipe (1.), découvert comme le meurtrier du roi. L’identification fait deux fois difficulté. D’abord, la cohérence interne de la pièce rend très invraisemblable ce revirement. Le Chœur défend de toutes ses forces sa loyauté, après les attaques du devin dans le Premier stasimon, puis après son intervention en faveur de Créon, au cours du Kommos ; à la fin même de l’épisode, il demande à Oedipe de s’accrocher à l’espoir (v. 834 s.). Il est donc impensable qu’il puisse être directement visé par ce qui n’est pas une prise de parti contre un homme. Les termes, en outre, dans lesquels les Thébains manifestent une inquiétude, qui va jusqu’à la révolte, conviennent à la mise en question de l’ordre civique, plus qu’à un acte d’accusation.
2Pour tenir compte de la première objection, les partisans de cette ligne d’interprétation ont davantage appuyé l’attaque qu’ils supposent sur les doutes sacrilèges qu’a exprimés Jocaste et qu’Oedipe a eu tort de ne pas repousser plus vivement (depuis l’Antiquité, elle est la première coupable) (2., visant 1.)1. ; on s’expliquait ainsi l’évocation indignée des sanctuaires de la divination à la fin du chant. L’égarement proprement politique devant Créon s’y prêtait plus difficilement, à cause des protestations du Kommos ; en revanche, on y tenait une matière qui justifiait la « tyrannie », que la compréhension traditionnelle (ou le remaniement du texte) trouvait dénoncée au vers 872. Oedipe avait été corrompu par l’exercice du pouvoir. L’écart entre le chant et la situation construite restait grand, si bien que le point de vue ne pouvait être soutenu ni sans aménagements ni sans compromis.
3Si les difficultés n’ont pas conduit à la révision de la thèse, c’est qu’on avait l’avantage de rester dans le drame. L’opinion n’était pas détachée de l’action dramatique ; le Chœur assumait son rôle. Dans l’hypothèse contraire, lorsque l’aporie conduisait à considérer le chant comme une entité fermée sur elle-même, on avait à instaurer une rupture dans le drame, pour laquelle il n’existait guère d’analogie2. Le compromis pouvait consister à objectiver la difficulté de lecture ; l’obscurité était fondée psychologiquement. L’excès et la contradiction, dans les propos du Chœur, étaient rapportés à l’embarras des Thébains ; ils réprouvaient le régicide, mais ne pouvaient pas désavouer le roi3.
4D’autres critiques sont allés beaucoup plus loin ; ils n’ont pas hésité à dépasser le problème de la situation dans le drame. Les interventions pathétiques du sujet lyrique, à la fin de la strophe 2, et dans la dernière antistrophe, contenaient des accents trop passionnés pour convenir à l’un des personnages de la pièce. Une expression aussi subjective désignait l’auteur, le pieux Sophocle, gardien des croyances ancestrales, s’adressant directement à son public, comme dans une parabase comique. En fait, si la motivation était politique, fournie par la situation de la ville menacée par la corruption des mœurs, on en arriverait presque à en faire dépendre la composition de la tragédie. Les opinions exprimées par Jocaste dans la pièce caractériseraient l’agnosticisme croissant pendant la guerre du Péloponnèse. L’intrigue de l’épisode créait une occasion où le poète pouvait donner libre cours à sa révolte devant la décadence des mœurs et réprimander son auditoire. L’auteur de la transgression était là, tangible, l’un des voisins dans les rues de la ville. L’auteur conclurait : les horreurs et l’outrance de la pièce ne seraient pas si les circonstances ne m’avaient contraint à cette lutte contre les mécréants. L’idée est sortie de l’aporie4. Ce qui ne pouvait avoir été adressé par les Thébains ni à Oedipe ni à Jocaste était dit d’Athènes, et aux Athéniens5.
5Le dépassement a souvent été recherché au moyen de l’allusion indirecte et du double-sens. Le Chœur dit une chose ; il en entend une autre : « l’ironie tragique » est fonctionnalisée. « Il ne pense pas un instant à rapporter ce qu’il dit au souverain » ; il vise Jocaste par laquelle il ne touche pas à l’honneur du roi6. Les deux niveaux forment, plus de cent ans plus tard, une approche accréditée, voire majoritaire7. Selon R. Scodel, les Thébains se prononcent contre la conspiration liée au meurtre du roi, qui menace la survie de la cité : mais « ils n’ont pas idée de ce qu’ils demandent en réalité » ; l’auteur cite Vernant (1972) pour le principe de l’ambiguïté, traversant la pièce entière. Elle y inclut les conclusions les plus diverses, qui sont basées sur le même principe, Müller (1967) et Winnington-Ingram (1971)8. Sophocle réagit contre le système traditionnel, qui explique la faute à partir de l’abus du pouvoir ; le Chœur pouvait trouver un indice de l'hybris dans la scène avec Créon, non dans la scène avec Jocaste. Les préalables sont fournis par l’aporie générale de l’interprétation, nouvellement agencés dans un ensemble composite. Les Thébains extrapolent du crime politique la chute qui se prépare9, sans faire d’Oedipe le coupable, en rapportent la cause à une théorie de l'hybris (en fait plus eschyléenne), qui ne s’applique pas objectivement au héros. Sophocle fait exposer au Chœur « les idées religieuses traditionnelles », qui ne conviennent pas à la pièce ; la théorie erronée montre combien sa conception nouvelle et anti-eschyléenne du drame s’en écarte. C’est l’idée connue, illustrant l’inexplicable destin du héros : la loi divine frappe l’innocent, agent même involontaire du crime10. La justification du mystère est plus religieuse ou théologique que juridique11. La grandeur du malheur doit témoigner de la grandeur des dieux12. Müller construit une relation différente entre les deux niveaux de sens ; il en fait « une utilité essentielle à l’art du poète »13. L’un est le dépassement absolu de l’autre ; ce n’est pas ici le faux système étiologique, mais une incompréhension très ordinaire qui passe à côté du sens. Le Chœur « pieux » est « en vérité impie », il n’est capable ni de saisir la détresse du grand Oedipe, l’élu des dieux, ni « la profondeur de l’ancienne théologie »14. La finalité est identique mais la conscience en est plus radicalement retirée au Chœur. La puissance divine est trop haute pour être rejointe, comme elle l’est dans la conception d’Eschyle. Le Stasimon répondrait par une citation critique à l’action du démon dans la famille des Atrides (Agamemnon, 1131-1342). La raison pédagogique de la théodicée solonienne qu’expose le Chœur (p. 279-281) n’est pas à sa mesure. Le désespoir final (au vers 910) témoigne du triomphe d’une vision plus absolue du dieu qui se passe de la moralité défendue par le Thébain commun. « Le langage a été manipulé » de façon à impliquer cette double entente : l’homme de l’injustice, dans la strophe 2, est bien Oedipe, si l’on pense à l’inceste et au parricide ; pour le Chœur, « la figure qu’il a à l’esprit », ce n’est pas lui, c’est « l’ennemi d’Oedipe, et leur propre ennemi » !.15. Le chant traduit psychologiquement l’irrésolution du Chœur16. C’est toujours la même aporie que l’on cherche à surmonter par un oui ou un non. Transférée sur le plan linguistique, l’ambiguïté permet de produire, en une juxtaposition, la description d’un destin tragique et la discussion sur le rôle de l'hybris dans la cité où ce destin n’est pas concerné. La contradiction se résout formellement dans un dédoublement.
6Les points de vue peuvent se combiner. Gellie attribue au chant une double fonction de transition, au tournant de l’action dramatique. L’opposition aux blasphèmes de Jocaste, qui touchent les oracles liés à l’inceste et au parricide, a détourné l’attention du public de la recherche du meurtrier : Oedipe peut se rassurer17. Cependant le portrait du tyran hybristique prépare le spectateur18. Il ne peut que reconnaître Oedipe et ne pas être dépaysé par l’autodestruction qui va suivre, avec la cruauté des derniers épisodes. Gellie ne parvient pas à se passer de la double entente. L'hybris, pour le Chœur, marque une généralisation, sans référence précise ; le public se méprend19. La strophe et l’antistrophe désignent pourtant clairement Oedipe, enfermé par les Thébains dans le carcan d’une loi religieuse. Le spectateur sait qu’il va être livré à la sanction morale de ses crimes, même s’il ne les a pas voulus. C’est, sous une autre forme, la théologie terrible, mais « supérieure », de Müller. Le texte ne se suffit pas dans ce qu’on lui fait dire. Sophocle ne s’en tient pas à cette loi rigide ; la voix off prend le parti du héros terrassé ; l’auteur croit à une volonté d’action qui s’expose à enfreindre la loi20. On a quitté l’intrigue.
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7La subjectivité propre du Chœur a été abandonnée au profit de vues trop rigides ou trop larges qui le restreignent à l’expression de la morale « commune ». Or la détresse est la sienne, parce que les valeurs de la cité sont ses références. Sa position ne peut pas être objectivée comme s’il était, lui, le juge, et Oedipe (ou un autre) le coupable. Enchâssée dans une relation de contrainte et de censure, la psychologie reste trop courte. Le débat est plus tendu ; les termes de la réflexion lyrique, qui a sa méthode, définissent une contradiction. Le crime évoqué est indépassable ; il se soustrait au jugement d’un tribunal. Le paradigme de la transgression ne s’applique pas à un cas, mais à la situation globale de la cité. La détermination du violateur fait difficulté en dehors de ce péril ultime. Il est logiquement introuvable. La révolte ne peut être lue comme une mise en forme quelconque, directe ou voilée, d’un acte d’accusation. Le désarroi est causé par l’état de la chose publique, qui concerne le Chœur. Il la sait incarnée par le roi. Le héros a été le sauveur ; voici qu’il est le meurtrier du roi. Le don de la survie s’est mué en menace. L’accusation de Tirésias n’a pu ébranler les Thébains, la figure du sauveur s’est maintenue (Premier stasimon). L’abandon, ce serait un renversement des conditions d’existence de la ville (voir aux vers 1200 s.). Si le protecteur est l’auteur de la souillure, la contradiction est irréductible, sans issue ; elle s’ouvre sur un non-sens, qui n’a pas de lieu identifiable, et donc sur de l’inexplicable. Rien ne subsiste dans la ville si le roi détruit la royauté et si le bien est le mal. C’est l’ébranlement des assises, l’effondrement de toute forme de normalité que symbolise la mise en contraste de l’ordre cosmique et du mépris radical de la loi. Où la cité qu’incarne le Chœur, ce « moi » du chant, auraient-ils un lieu si la négation est installée dans les limites de Thèbes ? Où pourrait-il lui-même être, tel que d’abord il se redéfinit (strophe 1).
8La mort a été chassée de la ville par un étranger qui est venu du dehors. Le meurtrier de Laïos s’est révélé être cet étranger, visé par l’exécration (v. 230), qui fuyait dans le non-lieu des déserts (v. 477-479). La menace a surgi de l’extérieur. Elle s’est concentrée en un point d’anomalie totale. Cette anomalie est une expression de la situation dramatique et de l’exclusion du héros tragique. L’ordre du monde n’est pas remis en question hors tragédie (par la question du vers 896) ; ce n’est pas la base normale de l’événement tragique ou mythique qui est ébranlée hors tragédie21. Le thème de la souffrance inacceptable22 est un élément du drame ; la tragédie ne se remet pas elle-même en question par la révolte. Elle ne se brise que dans la brisure propre à sa forme, entre la norme et le néant. L’écroulement des valeurs entraîne le non-être civique que symbolise l’abîme de la catastrophe finale. L'hybris, livrée à son expansion, est absorbée par l’illimité dont elle se nourrit (antistrophe 1).
9Le temps du chant couvre un espace dramatique, entre la découverte du régicide et la découverte du parricide. La fonction en profondeur de ce stasimon central est là. Il prend la mesure de l’abîme qui s’est ouvert dans la cité, avec la chute de la royauté, à un moment où l’action s’éloigne, où le héros se replie et quitte la ville pour rejoindre l’enceinte du génos. La localisation de la transgression loin des limites naturelles suscite à cet instant du drame une figuration absolue, qui ne contient rien de plus « sophocléen » ou religieux. La marque de la réflexion est dans l’utilisation radicale des idées « communes » sur la vie de la cité. Elles sont au principe du conflit tragique de l’ouverture sur le néant. Thèbes aura retrouvé ses origines thébaines dans la terreur délirante et transitoire du Troisième Stasimon. Dans les lamentations du Quatrième, la chute des rois aura livré sa signification. La nécessité aura délivré la ville dans le malheur de la maison royale, elle survit dissociée du héros, survit à ce qui un temps a été son salut dans le salut d’Oedipe, et un autre temps, son salut dans sa perte.
Vers 863-910
De la simple chasteté en paroles et en actes d’un servant du culte, soumise aux aléas du destin (v. 863-865), le chant monte directement au plus haut degré, à la loi ouranienne qui gouverne le monde entier et les lois mêmes, suprahumaine, marquée par une vigilance sans défaut (v. 865-871). Cet ordre physique fait la force et la divinité des dieux (v. 872), que le Chœur invoque pour rappeler, dans un hymne apotropaïque, que leur gardiennage, fondé sur le mouvement inflexible du ciel, est infaillible (la mort des dieux est impensable, leur absence, dont témoignerait l’inadéquation de l’oracle, terrifiante). Le péril vient de la nature de la loi sociale. La violence est au principe du pouvoir, c’est-à-dire de l’organisation des cités et de la règle, mais la même force, dans son expansion illimitée, se détruit nécessairement, tombant des cimes de sa propre visée, sans que ne lui soit plus d’aucun usage le pied qui servait à mesurer la hauteur de l’Olympe (v. 873-879, cf. v. 866). La tension émulatrice qui anime la vie politique ne s’interromprait, déséquilibrée par un excès, que pour conduire au chaos. Le Chœur demande au dieu de rester aussi présent, à la limite de la mesure et de la démesure, qu’il est fidèle à son culte (v. 879-882).
Dans la strophe 2, le Chœur voue la démesure en actes et en paroles, le mépris de la justice humaine et du respect dû aux dieux au mauvais destin réservé à l’outrance (v. 883-888). Il est perdu l’homme qui, en contempteur des lois humaines et divines, ne respecte pas la justice dans ses acquêts ou ne s’abstient pas de l’impiété, si, dans sa folie, il adhère à l’intouchable (v. 889-891). Il est impossible que sa force ne succombe pas aux coups qui frapperaient en lui le principe de la vie (v. 892-894). S’il n’en était pas ainsi, si ces pratiques étaient honorées, l’activité principale du personnage qu’est le Chœur, serviteur du culte, la danse rituelle, n’aurait pas de sens (v. 895-896). Si ces valeurs ne sont pas reconnues, le culte des dieux dans leurs sanctuaires oraculaires s’effondre du même coup (v. 897-901). Si Zeus est bien le maître de tout pouvoir, il ne se soustraira pas à la loi du pouvoir, à savoir garantir l’ordre impérissable qui le fonde (v. 902-905, voir la strophe 1). Le ternissement de l’image d’Apollon, dans la non-vérification de l’oracle, symptôme de l’absence des dieux, justifie le recours à Zeus. La piété s’en va avec la défaillance de ceux qu’elle vénère (v. 906-910).
Vers 863-865
10Pour tenir compte du participe φέροντι, marquant un état acquis, le scholiaste dissociait la piété, considérée comme un préalable, du vœu qui en était comme la récompense que le Chœur était autorisé d’attendre ; il donnait pour cela à μοῖρα le sens de « bonheur » : « si je vis dans la vérité, qu’il me soit donné également de connaître le bonheur qui répond à cette qualité » (μοῖρα δὲ εὐτυχία oἶοv εἰ ἀληϑεύω yέvoιτó μοι καὶ εὐτυχεῖν τò ἀληϑὲς διασῴζοντι). Moschopoulos, Thomas, puis Brunck, ont adopté cette interprétation : utinam perpetua mihi contingat felicitas, venerandam servanti sanctitatem... Pour le scholiaste, comme pour Moschopoulos ou Thomas, le Chœur, en formant ce voeu, se distanciait de la sacrilège Jocaste, et de sa contestation (ταῦτα δέ φησι τὴν Ἰοκάστην αἰτιώμενος ὅτι ἀσεβῶς ἔφη ἐψεῦσσαι τὸν Ἀπόλλωνα ; voir Moschopoulos ad v. 863-72, Thomas ad v. 863-64). S’il se défendait de partager les opinions exprimées par la reine, le détour (sainteté, et donc : félicité durable) devait paraître arbitraire ; μοῖρα ne traduisait pas autre chose que les sentiments de piété, sur le mode de la « destinée » (simpliciter sors, à savoir : fatum utinam mihi contingat pietatem colere, Musgrave ; « davontragen als mein Los », Bruhn). Le participe était assimilé à un infinitif (Erfurdt ; Dindorf : per attractionem dictum pro φέρειν ; Hartung ; « durch eine Art von Prolepsis wird der Zustand, den er wünscht... schon von dem Wünschenden prädiziert », Bellermann ; Nauck, Tournier ; Jebb interprète et εἴ μοι ξυνείη φέροντι comme valant εἴϑε διατελοῖμι φέρων, avec une idée de continuité : « may destiny still find me winning the praise of... purity » — le Chœur est déjà pieux — ; le dédoublement est le même que chez les auteurs qui ont un infinitif par ellipse, voir ci-dessous ; Earle charge le participe présent d’une nuance volontative : « as I seek to maintain » ; « puissé-je avoir... en partage », Masqueray, cf. Mazon ; Roussel note même : « l’infinitif ne serait presque pas grec » ; Longo).
11Comme il était difficile de justifier grammaticalement la construction participiale (classée avec d’autres tours impersonnels, comme πρέπɛɩ μοι, KG, § 482, 9 ; II, p. 59 ; cf. Bruhn : « ... welche Ausdrucksweise freilich durch kein genau entsprechendes Beispiel belegt ist » ; puis Kamerbeek), certains auteurs ont préféré admettre l’ellipse d’un infinitif φέρειν après φέροντɩ (Wunder ; Hermann, 1833 : mihi pietatem... adhibenti fortuna, ut id faciam, adsit ; la naïveté, voire la sottise, n’est pas absente de cette oraison, ainsi Müller, 1967, p. 284 ; Schneidewin ; même analyse pour le fond chez Longo). Le Chœur affirmait posséder la vertu et souhaitait en même temps la conserver à jamais dans l’avenir (voir perpetua, dans la traduction de Brunck). Wunder admettait une brachylogie : les Thébains ajoutaient le vœu d’une destinée qui leur permît de rester à l’abri d’une chute (putat... se pium... esse... optatque, ut semper sit) ; on voit mal la raison d’être du dédoublement (voir aussi Longo). La solution de Hermann (1833) répondait à l’aporie formulée par Neue : avec φέροντι, un sujet, porteur de la qualité, est introduit, mais l’usage qui en est fait ou l’objet du vœu ne sont pas évidents.
12La difficulté n’est pas levée quand on personnifie Moira (voir Schadewaldt : « O wäre mit mir Moira, dass ich trüge... »), et que l’on y reconnaît la figure redoutable de l’Érinye, que les Thébains préfèrent « avoir à leurs côtés » (Dawe : « may Moira be with me », « the Chorus understandably wish to keep on the right side of so formidable a figure »). Μοῖρα n’est pas la Moire (voir les objections de Winnington-Ingram, 1971, p. 123 = Sophocles, p. 185-187). Le Chœur n’est pas menacé ; il ne se garde pas devant le péril en étalant ses qualités morales ; il prend position en affirmant les valeurs sur lesquelles se fonde la vie réglée des cités. μοῖρα n’est pas déterminé (comme l’est le mot plus loin ; cf. κακά νɩν ἕλοɩτο μοῖρα, v. 887), si ce n’est par le participe. La fonction prédicative n’est pas occupée par le participe seulement, mais autant par le verbe ξυνείη, où ξυν- exprime le degré d’engagement dans l’action (« expressing close involvement in the act », Moorhouse, Syntax, p. 126). μοῖρα peut donc bien désigner le destin ou le « lot » qui est celui des Thébains ; ils ne demandent pas tant d’avoir le destin — ou de recevoir du Destin la faveur — de garder la piété, à la différence de Jocaste, mais plutôt que leur lot personnel (la vie qu’ils vivent) leur reste associé dans les conditions où ils le vivent, μοι... φέροντι..., à savoir : dans la reconnaissance des valeurs qui font le divin et que les hommes retrouvent, médiatisées, dans le culte des dieux (cf. Campbell, dans la première éd. : « may fate be with me while I bear » ; de même dans les Paralipomena, p. 105, il maintient contre Jebb : « ’bearing about with me’, or’ within me’ » ; voir aussi Kamerbeek, à la personnification près : « ’would that Destiny were with me when I’..., the participle denoting the condition on which Destiny’s assistance dépends »). L’analyse a été perturbée (voir aussi les implications de la paraphrase de Kamerbeek), parce qu’on supposait que le Chœur implorait l’intervention ou la protection ponctuelle d’une force divine, dans la situation créée à la fin de l’épisode. La réflexion qu’il engage, pour « située » qu’elle soit, n’a pas cette immédiateté. Le vœu (εἴ μοι ξυνείη...) équivaut à une profession de foi, qui sera reprise symétriquement à la fin de la première antistrophe (v. 879-881), et dont le chant, dans son ensemble, scrute les préalables.
13L’absence de souillure (ἁγνεία) est en relation avec le respect des règles (εὐσέβεɩα). L’article (τὰν εὔσεπτον ἁγνεíαν) distingue de toute pureté celle qui résulte de la pratique d’une parole pieuse (voir le pendant négatif dans la strophe 2, v. 885 et 890).
Vers 865-868
14La deuxième relative (ὧν Ὄλυμπος...), imbriquée dans la première (ὧν νόμοι..., les paroles et les actes « qui ont, pour s’y conformer, le modèle de lois... »), introduit un troisième attribut des lois, sur le même plan que les deux premiers, ὑψίποδες et... τεκνωϑέντες, l’ensemble formant une triade à l’intérieur de laquelle on remonte de la nature ou substance du produit à l’instance de la production : à l’enfantement, et au-delà, avec la paternité, à l’origine ultime (figure des membres croissants : adjectif composé, groupe participial, relative). Le premier attribut (un hapax) situe les lois dans leur relation avec l’univers des hommes, au-dessus d’eux, à une hauteur (ὑψι-) qui leur permet de n’être touchées par aucun des accidents de la réalité humaine (de se mouvoir, cf. -ποδες, au-dessus du monde de la corruption) ; le second terme est « éminemment verbal », dit Longo (pourquoi alors, en même temps, en tirer la visualisation d’une statue sur son piédestal ?). La zone de l’éther céleste, la région des astres (diurnes et nocturnes) au-dessus des vicissitudes et des contradictions de la zone terrestre, est celle de l’ordre et des mouvements réguliers, avec leurs partages, leurs échanges et retours réglés qui ont conduit les hommes à concevoir l’idée de « loi ». Jebb, à partir des passages homériques (Iliade II, 458 ; XVI, 364 s. ; XIX, 351), situe le « ciel » (οὐρανός) au-dessus de l'αἰϑήρ, et donne donc à l’adjectif la fonction de délimiter une zone supérieure dans le « ciel » (αἰϑήρ : « the highest heaven »), ce qui revient, en dépit de la distinction, à donner aux deux mots le même sens. Il est préférable de retenir la valeur qualitative de αἰϑέρα qui l’oppose à ἀέρα ; il évoque la nature ignée et lumineuse (nourricière des astres) des régions supérieures du monde, appelées « ciel » (le sens de ces mots est plus cosmologique que théologique). Le « brillant » est mis en évidence dans le substantif : « la clarté du ciel ».
15Toute la régularité inscrite dans l’abondance des signes qui peuplent le ciel suppose un pouvoir unifiant qui l’organise ; l’ordre dans le nombre des déplacements procède d’un principe supérieur. Les trajectoires circulaires des astres ne pourraient s’accomplir sans la limite extérieure qui contient la matière de l’univers et lui confère son unité. Tous les mouvements intérieurs à la sphère du monde s’inscrivent dans la rotondité du cercle qui les embrasse et qu’ils reproduisent dans leurs révolutions diverses.
16L’extrait des Catharmes, fr. 135 DK, cité par Aristote, Rhétorique A 13, 1373b4 ss., avec les vers d’Antigone devant Créon (456 s.) sur la loi « qui vit toujours », pour illustrer le concept de loi naturelle, « commune aux hommes, parce que fondée dans la nature », offre une similitude frappante avec la strophe du stasimon. On s’est demandé « si pour une fois Sophocle ne faisait pas écho à un texte philosophique » (Kamerbeek). La référence doit sans doute être retenue :
ἀλλὰ τò μὲν πάντων νόμιμον διά τ’ εὐρυμέδοντος
αἰϑέρος ἠνεκέως τέταται διά τ’ ἀπλέτου αὐγῆς
17(la citation illustre l’universalité du sentiment qui inspire aux hommes le respect de la vie, περὶ τοῡ μὴ κτείνειν τò ἔμψυχον) ; on s’en est servi pour amender le texte de Sophocle (voir ci-dessous 1. ; « um des διά willen erwartet man... ein Wort wie ταϑέντες », Nauck ; cf. Dawe, ad v. 867, malgré les objections de Bruhn).
18La réticence de Kamerbeek en dit long sur les préjugés qui orientent l’appréciation de la culture et du travail des tragiques ; il fallait en l’occurrence le témoignage « historique » d’un rapprochement presque explicite — Aristote aurait pu citer les vers du Stasimon d'Oedipe Roi au lieu de ceux du discours d’Antigone, ou les citer ensemble — pour que le fait fût pris en considération (les passages avaient déjà été rapprochés dans les commentaires anciens ; cf. Schneidewin, Nauck et Bruhn ; Bellermann, avec Xénophon, Mémorables IV, 4, 19, sur les lois non écrites : ϑεοὺς οἷμαι τοὺς νόμους τούτους... ϑεῖναι ; Campbell, Jebb, etc.). Ces préjugés expliquent, dans le cas particulier, que les interprètes n’aient guère songé à analyser la hiérarchie conceptuelle et ontologique que recouvre la définition des « lois » qui régissent la vie des hommes, dans leurs paroles et leurs actes (λόγων ἔργων τε πάντων, ὧν νόμοι πρόκεινται...), et que les textes rapprochés, au lieu de servir à opposer au droit positif une forme plus élémentaire ou fondamentale de « loi », aient conduit à déplacer d’un cran l’acte législatif, le transférant de l’ordre humain à l’ordre divin (voir la phrase de Xénophon, citée ci-dessus). En appliquant la notion de loi « non écrite », dans la coutume, aux principes de la morale, on supposait en même temps que ces « lois » avaient été codifiées par une instance suprahumaine (« non écrites », à savoir par les hommes) ; voir par exemple l’interprétation de Bruhn, qui explicite les étapes : 1. « non écrits » a été appliqué, après Clisthène, aux principes qui règlent la vie en société : « die Gebote, welche auf der Sitte beruhten, als ἄγραφοι, ἄγραπτοι νόμοι bezeichnet... » ; 2. ces lois aussi ont été édictées et promulguées : « sie stammen eben von den Göttern » ; 3. elles restent « non écrites » (parce que supérieures, hors code), même quand on les recueille et qu’on les fixe par écrit. Bien que, dans le chapitre d’Aristote, les lois non écrites soient particulières, différentes dans chaque ethnie, comme les autres, se distinguant en cela de la loi « commune » (voir pourtant l’analyse de Jebb), l’assimilation de « non écrit » et de « naturel » (voir aussi Kamerbeek : « the ἄγραφοɩ νόμοι... are meant ») permettait d’introduire un code d’obligations sanctionnées par les dieux, en relation avec la primauté accordée à la juridiction religieuse ; il se substituait à la « nature », qui, selon le point de vue adopté, fait surgir l’idée de lois qui transcendent le « droit », ou, comme dans ce stasimon, d’une régularité « originelle » qui offre un paradigme à tous les règlements.
191. La difficulté discutée par la critique s’est limitée à l’association δι’ αἰϑέρα et τεκνωϑέντες (pour laquelle Empédocle offrait un « modèle »), quand on estimait que l’extension indiquée par διά (avec l’accusatif ou le génitif) appelait la présence d’un verbe traçant un mouvement, comme on l’a avec τέταται dans le fragment d’Empédocle ou dans les tours homériques, comme διὰ δώματα ποιττνύοντα, Iliade I, 600 (cf. Chantraine, Grammaire homérique, II, p. 96, § 136). Avec τεκωϑέντες, l’insistance sur l’extension spatiale faisait difficulté (« it is hard to see how a participle like τεκνωϑέντες could ever be qualified by a διά +acc. phrase with αἰϑήρ,... », Dawe). On a parfois suivi la scholie, en réduisant le complément à une simple indication de lieu ou d’origine : ἀvτì ἐν οὐρανῷ τεχϑέντες (cf. Moschopoulos : οὐρανίας δι’ αἰϑέρος γεvvηϑέντες, ἤγουν oὐραvóϑεv ; Thomas : ἤτοι ἐξ οὐρανοῦ), coelesti in aethere genitae (Brunck ; cf. Wunder ; plus récemment, Roussel : « engendrées par le céleste éther », « διά... dans l’intérieur de, avec une nuance de large espace », ou Longo : « generate nell’etere celeste », « il διά..., più espressivo di un ἐν..., implicando vastita... e indeterminatezza di luogo ») ; contre cette tradition, on pouvait ou bien chercher à éliminer la divergence ou bien lui trouver une signification. Dans la première voie, on trouve Elmsley, supprimant δι’, et justifiant l’accusatif par τραφεῖσαν... πόλιν, Agamemnon, 1200 (voir la critique violente de Hermann ; πόλιν est considéré comme corrompu par Mazon ou Fraenkel ; ἀλλόϑρουν πόλιν, rattaché à λέγουσαν par Denniston-Page : « describe a foreign city »), Hartung, corrigeant en οὐράνιοι, δίῳ αἰϑέρι... ; pour d’autres interventions, cf. Gleditsch, Cantica, p. 82 et 242, introduisant Dikè à la place de la préposition : ὑψίποδος οὐρανίας ∆ίκας αἰϑέρɩ... (Nauck, Anhang, p. 171) ; plus simplement : οὐρανίᾳ ’v αἰϑρι, Enger (voir apud Dawe, et de même Housman, 1892, p. 47 ; correction reprise par Pearson ; Müller, 1967, p. 285, η. 1 ; Parker, 1968, p. 253, y voit en outre l’avantage métrique de la suppression d’une « résolution divisée » ; Winnington-Ingram, 1971, p. 124, n. 22 = Sophocles, p. 187, n. 25) ; Wilamowitz, Verskunst, p. 515, corrigeant en οὐρανίᾳ αἰϑέρι, est aussi catégorique que Dawe : « durch den Aether hin kann nichts gezeugt werden » ; l’enfantement ne pouvait pas être concilié avec l’idée d’un espace que l’on peut parcourir. Les auteurs qui suivaient la deuxième voie, quand l’extension n’était pas ramenée à l’indétermination ou l’immatérialité (voir ci-dessus Longo ; déjà Bellermann : « ihre Geburt ist an keinen bestimmten Ort gebunden ; sie sind erhaben über Raum und Zeit »), dissociaient le complément de l’action verbale en deux temps, trouvant à la fois l’origine et l’extension universelle de la vie des lois (« from above » et « all-embracing », « created in, and pervading, the highest heaven », Campbell, le complément notant comme une prise de possession de l’espace céleste, « pervading or permeating » ; cf. Wolff ; Nauck : « ... die Verbreitung im Himmelsraum » ; Jebb adopte la même analyse : « called into a life that permeates... », à savoir : « the sphere throughout which they operate..., δι’ αἰϑέρα ἐνεργοὶ ἀναφανέντες » ; voir aussi Moorhouse, Syntax, p. 103, notant que l’emploi local avec l’accusatif est unique dans Sophocle). Le complément de lieu ne peut pas être séparé de la « naissance ».
20La solution consistant à décomposer les deux valeurs pour les additionner ensuite brise la tension créée par l’alliance des mots. Avec le dynamisme qu’introduit la préposition διά, l’enfantement s’est produit « à travers » l’éther, et donc dans une continuité et une succession. La représentation demande à être située dans son cadre astral, avec la multitude des astres qui sont venus se fixer dans l’arrangement que l’on voit au ciel, pour que l’idée d’une naissance « multiple » des lois (et des régulations) prenne un sens. Il faut accepter la singularité du tour pour la singularité de la pensée — et ne pas justifier l’emploi de διά local par l’usage « épique », parfois repris chez les poètes, comme le fait Kamerbeek, se demandant en même temps si le sens de « grâce à » (« thanks to ») n’est pas préférable ; ce serait introduire à contretemps l’origine par « la pureté de l’élément éthéré », sans que l’on puisse convaincre celui pour qui l’« unique linguistic audacity » (Parker, l.c.) n’est pas tolérable autrement qu’en développant les implications dans la logique générale du contexte.
212. Les interprètes se sont parfois demandé si Sophocle faisait engendrer les lois par l’union de l’Ether (la pureté de l’élément) et du Ciel, et si, pour constituer le couple, il avait choisi de mettre αἰϑήρ au féminin, exceptionnel chez Sophocle (Euripide a six fois le féminin), selon la tradition épique (ainsi Wolff, Kamerbeek ou Longo : « dans l’esprit des généalogies hésiodiques » ; « in contrasting these — la région et la cause de la naissance — Sophocles follows Homer in making αἰϑήρ feminine », Campbell ; « πατὴρ naturellement, puisque Ὄλυμπος est du masculin, mais aussi parce que la procréation est, pour les Grecs, une chose surtout masculine », Roussel). Planude, à cause de πατήρ, fait de l’Olympe un nom de Zeus ; mais tels qu’on identifie ces termes, ils ne se distinguent guère, et l’union ne prend pas de signification (voir la remarque de Thomas sur le parallélisme des expressions :... μόνος ὁ Ὄλυμπος πατήρ ἐστι. ἔστι δὲ ὅμοιον τῷ ᾿οὐρανίαν δι’...’ ; « Ὄλυμπος [= οὐρανός], the father », Kamerbeek ; οὐρανίαν est pourtant l’épithète de la « mère »). L’éther est qualifié de « céleste » (οὐρανίαν) et l’on prend l’Olympe comme le siège des dieux (« le séjour des dieux », Roussel, comme pour αἰϑήρ : « il s’agit évidemment des célestes demeures »), à savoir, encore une fois, « le ciel », d’après l’interprétation du passage de l'Odyssée VI, 41-48, sur l’habitation des dieux à l’abri des intempéries (cf. Jebb, Bruhn ou Roussel) ; Ellendt donne pour Ὄλυμπος le sens de « ciel », sans différencier (s.v., p. 525). Quand on distinguait les deux membres, c’était pour voir dans l’Olympe, en raison de la paternité des lois, les habitants mêmes du ciel, plutôt qu’une deuxième fois le lieu (voir Wunder : Olympum, sedem et domicilium deorum, posuit pro dis ipsis, qui πατέρες νόμων dicuntur ; ou Earle : « perhaps we should rather — plutôt que la montagne de Thessalie — say..., that Ὄλυμπος represents the gods... »), ou alors une entité invisible, plus « céleste » que le ciel au-dessus de nous (« a sort of unseen heaven ;... has almost lost the association of place », Campbell), et plus propre à recevoir le statut d’une cause première ; il était logique d’argumenter ainsi si l’on remontait aux « nomothètes » divins. Or, à distinguer les niveaux de la triade, on est amené à voir dans l' Ὄλυμπος une puissance supérieure et englobante à laquelle l’épithète de πατήρ μόνος convient de façon prégnante. Ce n’est pas que l’Olympe soit le seul père (à l’exclusion d’autres, dépourvus de la dignité céleste — ou simplement mortels, comme a pu le penser Roussel ; cf. Wilamowitz, de son côté : « eingeborne Tochter ist’s des Himmels, nicht der Menschen sterbliches Gemächte »), il est père dans son unicité. Le mot pourrait donc désigner la voûte brillante comme enceinte circulaire, indépendamment de la multitude des astres qui s’y trouvent encastrés. Empédocle emploie le mot dans cette acception au fragment 328 B. [= B 44 DK] : ἀvraoyeῖ πρòς Ὄλυμπον... (du soleil ; voir le commentaire, Les Origines, III, p. 268), comme Parménide (28 B 11,2 s. DK) : καì Ὄλυμπος ἔσχατος. Quand même l’éther peut être considéré comme un réceptacle (et le choix du féminin être signifiant à ce titre), l’engendreur est isolé dans son unicité ; plutôt que d’un acte de fécondation immédiate dans l’union d’un couple de puissances, la production de l’ordre au sein de la matière déjà dispersée du ciel étoilé procède d’une émanation graduelle à partir de l’Un, qui se diversifie.
22La structure interne au processus de genèse conceptuelle ne peut évidemment pas se dégager si l’on se contente de trouver dans les éléments de l’ordre cosmique l’affirmation (antisophistique) d’une origine divine, et non humaine, des lois (de Wunder : πατέρες νόμων, quod leges illas hominibus dederint, à Kamerbeek : « the Chorus — and we may add the poet — takes sides against those sophistic ideas according to which νόμοι, are the work of man... »). L’écart entre le texte et les interprétations recherchées est infranchissable si l’un pose les conditions de l’établissement d’une règle, quelle qu’elle soit, en dehors du panthéon constitué, parce que celui-ci lui doit son existence, et que les autres, d’une phrase même qui scrute les éléments constitutifs de la règle qui fait les dieux, tirent une affirmation sur l’institution de cette règle par les dieux. Les rapports sont juste renversés.
Vers 868-871
23Quand on reconnaît que la triade des attributs qui précède rapporte les lois à l’ordre objectif qui les fonde dans leur essence, la négation d’une origine humaine ne peut pas être comprise comme la contrepartie (dont l’insistance serait polémique) de l’affirmation positive de l’origine divine, qui leur a été antérieurement attribuée (voir ci-dessus), selon le scholiaste : οὐδὲ ὑπò ἀνϑρώπων εὕρηται ὁ περὶ ϑεῶν λόγος (et Thomas, qui étend la référence au deuxième membre : ἐξ oὐρανóϑεν ἧλϑoν ἡμῖν, oὐδὲ ὑπ’ ἀνϑρώπων ἂv κατασβεσϑεῖεν ; d’où, chez Brunck :... neque sane umquam oblivio delebit, et de même Wunder ; puis la correction λάϑᾳ de L. Lange, cf. Nauck, Anhang, p. 171 ; Wolff, puis Bellermann), mais elle affirme elle-même a contrario (οὐδέ... ϑvaτà... ἀνέρων) leur nature immortelle, non pas divine. La « substance mortelle des hommes » est pour la faiblesse (pour que la négation de l’institution humaine des lois soit plus clairement exprimée, on traitait ϑvaτà φύσις... comme un hypallage ; cf. Wunder : i.e. mortales homines ; Nauck et Bruhn : « statt ϑνατῶν, weil φύσις ἀνέρων in einen Begriff zusammen fliesst » ; voir le Anhang de Bruhn, p. 7 ; Bers, Enallage and Greek Style, p. 18 ; mais cf. Moorhouse, Syntax, p. 166 : « ... φύσις can have concrete sense..., so that ϑνατά would here be its logical attribute ») ; elle n’introduit aucune antithèse avec la nature (immortelle) des dieux ; elle dit la force particulière, liée à la vie du monde, qui soustrait les lois fondamentales à la « naissance », si bien que le deuxième membre peut, de façon symétrique, affirmer leur permanence au cours de toute la durée du temps : οὐδέ νιν... ἔτικτεν, οὐδέ μάν ποτε... κατακοιµάσει. L’énergie qui les anime ne viendra jamais à tarir (cf. λάϑα).
24Les éditeurs adoptent quasi universellement la correction d’Elmsley, μήποτε (μή ποτɛ Hartung) pour μήν ποτε ; elle se trouve également dans des recentiores (cf. Colonna ; le Parisinus Graecus 2884, selon Dain, Dawe) et peut naturellement témoigner d’un travail sur le texte. Jebb, après avoir d’abord opté pour μάν πoτe, est revenu à la correction, et Campbell l’a suivi (cf. Paralipomena, p. 105) ; la leçon transmise a été préférée par Tournier et Masqueray. Certains manuscrits ont le subjonctif avec μήν (on peut donc l’interpréter aussi bien comme un iotacisme que comme un indice en faveur de μάν). Le choix n’est pas facile (cf. Colonna : μάν πoτe, et mox κατακοιμάσει... recte fortasse ; « Elmsley’s reading... seems to be slightly superior », Kamerbeek). On peut, en faveur de la correction, outre le subjonctif, là où c’est la graphie attestée, invoquer μήποτε dans le vers correspondant (v. 880) de l’antistrophe (mais la correspondance sémantique ne serait pas brisée avec μάν ποτε). Campbell, pour μάν, rapproche Pythiques IV, 87 : οὕπι που οὗτος Ἀπόλλων, οὐδὲ μάν... ἐστ πόσις Ἀφροδίτας. Le fait que la symétrie entre l’absence de naissance humaine et le défaut d’affaiblissement risque, avec la correction, d’être davantage mis en relief que le simple fait de la survie de la force peut fournir une raison sérieuse de préférer οὐδὲ μάν et le futur κατακοιµάσει (pour la connexion de deux membres par οὐδέ μήν après une première négation, voir d’autres exemples dans Denniston, Greek Particles, p. 339). ποτε souligne, avec le temps du verbe, la dimension complémentaire de l’avenir.
Vers 872
25Si l’on suppose que la strophe célèbre l’ordre immuable d’une loi morale sanctionnée par les dieux, soustrait aux changements des lois positives instituées par les hommes (voir les notes ad v. 865-868 et 868-871), la dernière phrase, en asyndète (« not so much causal as confirmative », Kamerbeek ; l’effet produit n’est-il pas dû plutôt à l’opposition, après la suite de négations ?), a pour fonction d’établir que cette loi tient sa force de l’action d’un pouvoir suprahumain appelé dieu et opposé à « la nature mortelle » (des vers 869-871). Le scholiaste (τουτέστι ϑεία δύναμις καì μεγάλη τοῖς νόμοις ἔνεσην ; cf. Moschopoulos) a fortement marqué les interprétations (magnus in his inest Deus, Brunck ; cf. ἔνεστιν). « Dieu » est alors implicitement, et souvent explicitement, pris pour le « divin », la « puissance divine » (numen divinum, Schneidewin, cf. Nauck, Bruhn ; « a Divine Nature », présente dans les lois non écrites, Campbell ; « the divine virtue », Jebb ; « rather... = τò ϑεῖov, ’godhead’, the divine spirit in the moral laws », Earle, avec la transposition de M. Schmidt : ϑεòς... μέγας ; cf. Dawe). L’option s’inscrit dans la nature du rapport conçu entre μέγας et ἐv τούτοις, entre le pouvoir du dieu et les lois. La dépendance de la loi est le plus fortement marquée quand l’adjectif est pris pour épithète : « une grande puissance divine est en elles » (Roussel ; de même Mazon : « un dieu puissant est en elles », après Masqueray et d’autres, ou Longo : « un dio possente è in esse »), mais même quand on fait, comme il convient de le faire, de μέγας un attribut, la compréhension peut ne pas être différente ; ainsi pour Wilamowitz : « Gott ist stark in ihm (dem Gesetz) », ou Schadewaldt (cf. Jebb, commentant sa traduction : « the god is mighty in them », par : « the divine virtue inherent in them is strong and unfailing »). Les deux constructions sont équivalentes pour Winnington-Ingram, 1971, p. 124 (Sophocles, p. 188) : « there is a great god in them — or a god is great in them ».
26On fait entrer la divinité dans le corps de la loi (ἐv...) pour lui prêter ses attributs de puissance et de vigueur sempiternelle (οὐδὲ γηράσκει) au lieu de tirer du contexte, qui conduit à la représentation inverse, que le dieu est puissant, parce qu’il se meut, sans les quitter, dans l’enceinte de ces lois (ἐv τούτος), qui sont au principe de sa propre nature, fondant sa supériorité. Rapprochant le tour ἐv ὄρκῳ µέγαν des vers 652 s., Blaydes en concluait que la traduction devait être : « great by (through, on account of) these is the deity », mais ne voyait pas comment en tirer un sens. Si le dieu est « grand en elles », ce n’est pas pour faire leur grandeur ; « c’est en elles qu’il est grand », parce qu’il vit entièrement d’elles, dans les limites qu’elles lui tracent, faisant sa vie et faisant sa jeunesse éternelle.
Vers 873
27Le sens attendu, présenté dans presque tous les commentaires, fait voir dans l’insolence le terme opposé de la pureté (ἁγνεíαv, v. 864), illustrée dans la strophe, l’absence de religion dans la cité, qui engendre le pouvoir arbitraire (... ita ut impietatem significet, Wunder ; « popular irreligion », Earle ; cf. Kamerbeek : « since this — la pureté — consists in observing the divine laws ὕβρις means disregard for these ») ou bien les excès du mauvais roi entraîné par la simple possession du pouvoir (cf. Wunder), à telle enseigne que Schneidewin (cf. Nauck) a pu penser que Sophocle contredisait ici la sagesse traditionnelle. Pour elle, en effet, le bonheur et la satiété (κόρος) qu’elle engendrait poussaient au dépassement des limites ; pour lui, la transgression n’était que dans le mauvais usage. Il fallait alors prendre τύραννον en mauvaise part, non comme le roi (ni même un gouvernement absolu, non constitutionnel, cf. Jebb), mais comme un « tyran » dans le sens moderne du terme, bien que cet emploi soit singulier (ce serait l’unique exemple dans Sophocle), que le terme, par ailleurs, dans l’acception positive, soit attaché à la personne d’Oedipe dans la pièce (voir en particulier le vers 514) et que, de façon générale, le mot désigne le « roi » et non le « tyran » dans la littérature archaïque et classique (voir les réserves de Blaydes, qui trouve dans cette objection une raison supplémentaire pour corriger le texte, cf. ci-dessous : « the use of the noun τύραννος in the modem sense of the word’a tyrant’is certainly suspicious in an old author like Sophocles » ; Lloyd-Jones, The Justice of Zeus, p. 193, n. 23, et 1978, p. 220, ou Burton, The Chorus, p. 161, pour les conditions du contexte dans lesquelles τυραννίς et τύραννος évoquent un pouvoir absolu ; si le mot est pris en mauvaise part, « the usage will be unique to him, so far as the evidence from his own plays and from earlier poets goes »). C’est comme forcés par une évidence sémantique irrécusable que les interprètes ont toléré l’anomalie lexicale (voir par exemple Erfurdt, Elmsley, Ellendt, s.v., p. 747, Schneidewin, Jebb, Wilamowitz : « Willkürherrschaftschaft ist die Frucht der Hoffart » ; Bruhn, Earle, Masqueray, Roussel, Mazon, Kamerbeek, Schadewaldt, Pfeiff ou Longo). Wunder (suivi par Dindorf) n’atténuait qu’en apparence la catachrèse en paraphrasant τύραννον par hominum, qui regnum adfectant (la « recherche du pouvoir » ne s’appliquait ni à Jocaste ni à Oedipe ; aussi le Chœur devait-il, hors intrigue, viser des conspirateurs athéniens, disposés à violer les lois ; ci-dessous, p. 24 et 25 s.). La pensée était mieux en accord avec ce qu’on lisait ailleurs, et l’usage du mot moins singulier, quand on renversait les termes, ce que Brunck obtenait par la figure de l’hypallage : « le pouvoir royal engendre l’insolence » (prenant modèle sur l’interprétation d'Olympiques XIII, 10 : "ϒβpιν, Κόρου ματέρα ϑρασύμυϑον, où l'οn faisait avec Erasmus Schmid d’Hybris la fille de Satiété), et que Blaydes traduisait dans la lettre du texte en proposant d’écrire ὕβριν φυτεύει τυραννίς, d’après d’autres passages dont un fragment (76 F 4 Snell) de Denys le Tragique : ἡ γὰρ τυραννìς ἀδικίας μήτηρ ἔφυ (la conjecture a été reprise par Dawe et par Winnington-Ingram, 1971, p. 126 et 132 s. = Sophocles, p. 191 et 200-202 ; voir aussi Burton, The Chorus, p. 164 : « if scruples about altering so drastically a unanimous manuscript tradition can be overcome, the resulting sense is admirable » ; ou Müller, 1967, p. 287, commentant le texte transmis : « würde der Eingang lauten ὕβριν..., so wäre der Sinn der gleiche ;... ») ; la filiation généalogique Hybris-Roi a disparu (voir le rejet énergique de la conjecture par West, 1978, p. 241). La position, cependant, est plus rigoureuse que celle qu’adoptent Müller, l.c., ou Hölscher, 1975, p. 385, qui, tout en reconnaissant formellement la donnée lexicale (Müller : « il n’est pas possible de charger le mot d’une signification morale négative » ; Hölscher : « le mot ne vise pas la nature tyrannique »), n’attribuent pas moins au personnage du roi l'hybris (Müller : « Hybris, die Mutter der Macht... als übertreibende Aussage... » ; Hölscher : « das Wort... bezeichnet lediglich die unumschränkte Herrschaft des Ödipus,... Der Chor sagt also...’es gehört Verwegenheit dazu, unumschränkter Monarch zu sein’ »). L’excès, pour l’un, est dans la fonction, toujours abusive ; il est dans le pouvoir particulier que s’arrogent Oedipe et Jocaste, pour l’autre. La première position est plus juste parce que la phrase, de caractère gnomique, a une portée générale ; mais la transgression n’a pas de place.
28La critique admettait ainsi tantôt que les Thébains, dans cette phrase et le développement qu’elle introduit, visaient les protagonistes de la pièce, en premier lieu Jocaste, qui s’était aventurée à critiquer les dieux, ou Oedipe, qui l’avait laissé faire (mais certains les voyaient encore prendre leurs distances devant Créon ou même Tirésias, cf. Burton, The Chorus, p. 162), mais le langage qu’on leur prêtait ainsi ne concordant guère avec la déférence qu’ils témoignaient par ailleurs à l’égard des souverains, et notamment d’Oedipe, dans le Kommos de l’épisode, la cible était transportée dans les intrigues politiques de l’Athènes du temps (voir ci-dessus Wunder) ; il fallait alors supposer que le poète se servait du Chœur pour s’adresser directement à son public (« un passage plein d’allusions, qui est comme une parabase », Roussel).
29Pour le scholiaste, la personne visée est Jocaste, en raison de ses propos sur les lois divines, mais le langage, par un souci de décence, restait général, et pouvait donc porter sur la « royauté » (τòν δὲ λóγoν ποιοῦσι περì τῆς τυραννίδος ἴνα μὴ δόξωσιν ἐμφανῶς αὐτὴν διελέγχειν ; voir aussi Thomas, ad v. 873 et 876-78) ; selon Schneidewin, le terme de τύραννος montre que les Thébains dissociaient des qualités affirmées de leur roi l’insolence de sa femme (ὐβρίζουσα). Pour Erfurdt, c’est le roi lui-même qu’on accusait pour son consentement (καλῶς νομίζεις, v. 859), à quoi Hermann (1833) ajoutait la violence de ses propos dans l’altercation avec Créon (et in Creontem saeviit, et oraculi sprevit sanctitatem) ; c’est le premier de ces deux chefs que retient Jebb (« the tone of Oedipus towards Creon... suggests the strain of warning rebuke » ; voir Burton, The Chorus, p. 160 : « this theme... is no doubt suggested... by Oedipus’tone in his quarrel with Creon »). Kamerbeek, comme l'ὕβρις n’a pas de place pour lui dans la figure d’Oedipe « as conceived by the poet », trouve (à la suite de Sheppard, p. 150 ss.) dans la peur des Thébains le mobile d’une accusation qui était injustifiée dans les faits (« the Chorus’ fear, although based on a failure to grasp the king’s true greatness, is understandable enough ») ; il se passe ainsi d’une référence précise à l’action, dans la pièce.
30L’impression cependant prévalait que l’allusion à des menées subversives qu’on tirait de la phrase ne répondait pas pleinement aux données de l’intrigue et supposait le contexte politique du moment où Sophocle écrivait la pièce (« Sophocles begins here to tread the dangerous ground of contemporary politics », Earle). Les références interne et externe se superposaient pour certains (Hermann, 1833), s’excluaient pour d’autres (cf. Wunder : apparet non posse haec... verba... ita dicta esse, ut voce ὕβρις Iocastae temeritas... aut Oedipi levitas... notata existimetur. In neutrum enim quadrat regni adfectatio — voir ci-dessus pour ce préalable —... manifesto intelligitur Sophoclem... de sua iam republica et sui temporis hominibus loqui). Pour Musgrave, le poète stigmatisait l’insolence d’Alcibiade, et Hermann (1833), s’appuyant sur la mutilation des hermès, en concluait qu’il était âgé de quatre-vingts ans quand il écrivit Oedipe Roi ; mais Périclès même n’était pas à l’abri de l’« insolence », si l’on en faisait le mépris des coutumes religieuses, ni de la « tyrannie » (Earle ; cf. Burton, The Chorus, p. 162 : « of historical figures Pericles, Protagoras, Cleon, and Alicibiades have all been suggested, nor has there been any lack of abstract candidates such as the Athenian Empire, the unbelief of the times, and the concept of ’tyranny’ in general »). Le point de vue a été plus récemment défendu avec conviction par Longo (p. 13-15), à la suite de Diano (Saggezza, p. 155-165) : le Deuxième Stasimon fournit un élément fondamental pour la datation de la pièce ; l’emphase de l’indignation ne peut pas être justifiée par les scènes précédentes ; le chant « a tous les traits d’une véritable profession de foi politique et religieuse, d’un J’accuse dirigé contre un personnage dont le nom est tu et qui transparaît pourtant en pleine évidence par la puissance allusive du langage utilisé » ; l’indignation reproduit les sentiments des citoyens dans le désarroi de l’année 411, où (après la représentation d'Oedipe Roi) un coup d’Etat oligarchique réformera le gouvernement d’Athènes.
31Quand on rejetait l’un et l’autre types de référence particulière, comme Lloyd-Jones, The Justice of Zeus, p. 193, n. 23, ou Burton, l.c., c’était pour constituer une filiation de notions abstraites, sur le modèle d'Olympiques XIII, 10, ou du Deuxième Stasimon de l'Agamemnon (voir les vers 750 s.) ; τύραννον devait alors être mis pour autre chose que le « roi ». Lloyd-Jones (l.c.) fait état d’une proposition que lui a faite Ed. Fraenkel de lire ὕβριν pour le deuxième ὕβρις : « Hybris begets a Hybris that is a tyrant » (ὕβρις φυτεύει τύραννον ὕβριν) ; il envisage lui-même de tirer de φυτεύει un complément implicite dont τύραννον serait l’attribut : « the child of Hybris is a tyrant », à savoir la satiété (selon la généalogie de Pindare, citée plus haut) : « Hybris, when followed by Koros, satiety, leads to disaster » (p. 110). Burton, The Chorus, p. 164, tire une représentation analogue (où l'hybris est le fruit de la satiété, comme dans le fragment 6 West de Solon ou dans Theognis, v. 153) de la correction de Blaydes, en introduisant toute une série de chaînons intermédiaires : « τυραννίς, royal power, kingship, is attended by material prosperity, ὄλβος, which may produce κόρος, a feeling of satiety, and the ultimate off spring is ὕβρις ». Il ajoute, toutefois, que la discussion de ce vers énigmatique ne débouchera sans doute jamais sur une conclusion. Ne faudrait-il pas d’abord accepter la lettre pour examiner ce qu’elle exprime en propre avant de lui appliquer des idées exprimées dans d’autres textes ?
32La valeur de « roi », pour être maintenue, demande que l’on ne dissocie pas la phrase du mouvement de l’antistrophe, et en particulier de la mise en relation de termes oppositionnels, ou du moins distinctifs, que marque la reprise : « l'hybris qui... », à savoir : « la même hybris qui... » (cf. Hooker, 1975, p. 136 s. : « it is heroic high spirits which breed a king », selon le sens originel de « exuberant physical strength » qu’il établit pour ὕβρις dans Homère ; il a raison de distinguer entre les vers 873 et 874, mais la « seconde » ὕβρις ne peut être considérée comme la forme dépravée de la première que si l’on voit qu’elle en est l’expansion non contenue). Il est bien question de la fonction dans ses aspects les plus positifs, de la monarchie comme l’expression la plus frappante de l’exercice d’un commandement souverain. Ce pouvoir s’alimente aux mêmes sources que le dépassement criminel. L’itération : « l'hybris engendre le roi ; elle, l'hybris, qui... (dont on sait que...) », montre que la volonté de régner sur les autres, dans les limites de la légalité, procède de la même force, encore contenue, que le pouvoir despotique. La dépendance généalogique (φυτεύει), en disant l’origine, dégage l’essence du pouvoir en tant que pouvoir, sans considérer l’abus, si la légalité se définit précisément par l’exclusion d’un usage trop violent du pouvoir.
Vers 873-879
33Si l’accusatif féminin ἀκροτάταν peut fournir un complément d’objet interne à εἰσαναβāσ᾿ (scil. ὁδóv), le texte n’offre de défauts ni pour la syntaxe ni pour le sens. Ne restent alors que les difficultés métriques. Il faudrait une brève au lieu de la longue finale de ἀκροτάταν pour que le rythme réponde à ὐψίποδες du vers 866 de la strophe (quand on scande la syllabe initiale ἀκρ- comme une longue, première mesure d’un crétique — ; ainsi Longo ou Dawe ; la responsio serait intacte si l’on acceptait, avec correptio de ἀ- (κρο.), deux résolutions inversées du crétique, d’abord —
, puis
—, cf. Van der Ben, 1968, p. 8).
34Quand on ne corrige pas οὐρανίαν δι᾿ αἰϑέρα aux vers 866 s., on aurait, répondant à ἀπότομον ὤ-, — du v. 877, avec résolution de la longue du premier iambe, à l’inverse, au v. 867, une résolution d’une première longue dans le deuxième iambe, δι’ αἰϑέρα τεκ-,
— ; Pohlsander, Metrical Studies, suivant Kraus, Strophengestaltung, p. 144 s., accepte cette responsio « libre » (voir les vers 192/205).
35Brunck et Elmsley avaient maintenu le texte transmis, mais Erfurdt, estimant à la fois qu’il fallait introduire la brève au vers 876 et qu’il manquait deux syllabes pour le mètre au vers suivant, corrigeait, d’une part, en ἀκρότατον et suppléait, d’autre part, sur une proposition de Hermann, πρῶν’ devant ἀπότομον. A moins de substantiver le neutre, on devait l’accorder à un nom (cf. Musgrave) sur lequel le scholiaste aussi bien que les Byzantins semblaient fournir une indication, puisque un mot pour « hauteur » se lisait dans chacune des paraphrases : ὕβρις... εἰς δύσβατον ἀκρώρειαν ἀναβιβάσασα τοὺς χρωμένους αὐτῇ κατεκρήμνισεν, dans la scholie ; ἀναβιάσασα εἰς ἀκροτάτην ἀπορρῶγα, Moschopoulos ; τò ’ἀκροτάταν πρώραν’ καὶ ἐξῆς, Planude (ut vid., nisi ἀπορρῶγα in scriptura corrupta latet, Longo dans 1’apparat) ; εἰς... ῥαχίαν ἀναβᾶσα, Thomas. On trouvait une justification supplémentaire du remède quand l’adjectif ἀπότομον était conservé et rapporté au terme suppléé (Erfurdt avait retenu la leçon ἅποτμον, qui serait dans A — selon Pearson, Dain, Colonna ; mais Aac a πότμον ; il est dans Zr, selon Dawe : ἀκροτάταν εἰσαναβᾶσ᾿** ἂποτμον ; l’adjectif caractérisait ἀvἀγκav ; voir aussi Nauck et Bruhn, ou Jebb, adoptant, avec Wecklein, la conjecture de Schnelle : ἀποτμοτάταν, ou ci-dessous Van der Ben ; quant à ἀπότομον, on discutait s’il fallait l’accorder au substantif que l’on suppléait ou à ἀνάγκαν, cf. Hermann, 1823, Wunder ; Hermann optait pour la première solution, en renvoyant aux scholies, comme Hartung, mais d’autres arguaient que αἶπος, qu’ils introduisaient, était déjà pourvu d’une épithète, avec ἀκρότατον, cf. Dindorf). Hermann, en 1823, interprétait la correction d’Erfurdt, ἀκρότατον, comme un neutre auquel il associait ἀπότομον comme une épithète (avec εἰσαναβᾶσ’ ἐς ; en 1833, il écrivait ἀκρότατ’ έσαμβιβάσασιν), mais la plupart des éditeurs, dans la suite, ont (pour des raisons paléographiques, cf. Blaydes) donné leur préférence à la conjecture αἷπος de Arndt (Quaestiones Sophocleae, p. 19), qui fournissait les deux brèves (ainsi Wunder, Dindorf, Hartung, Schneidewin, Blaydes, Tournier, Masqueray) ; Kamerbeek préfère ὄρος, proposé par E.L. Lushington (ἀπότομον <ὄρος>). Nauck (suivi par Bruhn) maintenait le féminin ἀκροτάταν en suppléant ἄκραν ; et Bellermann tentait même, non sans hésitation, de ne rien suppléer en prenant ἀπότομον pour un substantif désignant Γ« escarpement » sur le modèle de ἡ ἕρημος, ἡ τραχεῖα, etc. (ajoutant que la lettre du texte était peut-être corrompue). On s’appuyait dans toutes ces tentatives sur les scholies (voir ci-dessus), mais les paraphrases peuvent parfaitement développer εἰσανα- et le seul superlatif (avec ou sans ἀπότομον) dans le texte transmis (le texte commenté par ailleurs pouvait être déjà lacunaire). On ne gagne rien, et on altère peut-être en introduisant l’image plus explicite d’une « montagne » ou d’un « sommet ».
36Une autre intervention, qui ne se distingue pas essentiellement des précédentes, s’appuyait plus étroitement sur la lettre en transformant ἀκροτάταν εἰς∙ en ἀκρότατα γεῖσ’ (γ pour ν ; « the change... was very easy for cursive minuscule », Jebb) ; l’élégance paléographique de la solution, présentée par Wolff, l’a fait adopter par de nombreux éditeurs, dont Jebb, Earle, Pearson, Roussel (comme un pis-aller), Mazon et Dain ; Müller, 1967, p. 288, Longo, Dawe ; cf. Mc Devitt, 1973, p. 204 : « it should be regarded as certain » ; « simple and satisfying », Diggle, 1969, p. 150. γεῖσον désigne une forme de faîtage, une partie en pente au haut d’une construction ; si Wolff a eu l’idée d’introduire le mot, c’est qu’il se trouve dans les Phéniciennes (cf. 1158, pour un pan de construction arraché en bloc, et surtout 1180, où Capanée franchit la saillie au moment où il est abattu par la foudre de Zeus). La vision d’un combat, sur le modèle de la scène où le mot se trouvait employé, chez Euripide, et où le guerrier succombe, après le succès d’un premier assaut, a inspiré la correction (« schon ist der Stürmende seinem Ziele nah, da stürzt er hinab... Dass es sich hier um einen Kampf handelt, lässt schon der Gegensatz τò καλῶς ἔχον πάλαισμα schliessen », Wolff, qui en fait corrigeait en même temps ἀπότομον en ἀπò στομάτων — ὥρουσεν, « du haut des portes », à savoir les tours dans le rempart ; les éditeurs qui l’ont suivi n’ont conservé qu’une partie du tableau qu’il avait composé ; cf. Bellermann, Anhang, p. 168). Or l’image d’un assaut ne convient nullement ici ; l’escalade de l'hybris s’effectue aussi dans la facilité et la douceur du plaisir. Il faut donc bien voir que l’on ajoute une représentation très précise en adoptant une correction en apparence minime et paléographiquement séduisante ; il suffit de relire la motivation donnée par le critique qui l’a introduite.
37On a, d’autre part, tiré parti au vers suivant de la variante ἄποτμον (voir ci-dessus), qui semble pourtant bien être une faute à côté de ἀπότομον (la confusion est sans doute facile, mais elle peut être invoquée dans les deux sens ; cf. Euripide, Alceste, 118), pour combler le vers (voir Jebb, puis Roussel, ou Nauck), sans vraiment considérer le sens, ni donc les avantages de la leçon. Or la « nécessité » est sans aucun doute moins bien caractérisée par le malheur qu’elle apporte que par le précipice qu’elle ouvre, elle n’a pas besoin d’être identifiée avec l’infortune. La chute précipite le coupable « à pic » dans l’abîme ; c’est là l’essence d’une nécessité qui engloutit les passions dans le néant parce qu’elle est le terme où celles-ci se détruisent elles-mêmes.
38D’autres remplissages sont plus anodins, et ne pèsent guère sur le sens (quand on écrit ἄφaρ ex gratia avant ἀπότομον avec Mazon ; ἀκρότατά y᾿ εἰσαναβᾶσά et ποτ᾿ ἀπότομον, Henry, 1965, p. 203 s., à partir du texte de Pearson, etc. ; Mc Devitt, p. 204 s., accepte la seconde, mais rejette la première des deux propositions, en faveur de γεῖσ᾿ ἀvaβᾶσα, εἰσαναβᾱσα lui paraissant, arbitrairement il semble, inapproprié). Mieux vaut laisser le texte tel qu’il est, tout en indiquant les défauts métriques (qui peuvent être très anciens et pour lesquels nous ne mesurons pas toujours la part de la licence ; voir sur ce principe les remarques sensées de Bellermann). On évite ainsi de tomber dans l’arbitraire, comme le fait Van der Ben, 1968, p. 10-15, quand il introduit ἄταν avant ἄποτμον (qu’il retient en même temps contre ἀπότομον), éliminé par haplographie après ἀκροτάταν (accordée au substantif restitué). Il donne à ἄτη le sens d’infatuation et découvre dans les formes verbales une métaphore empruntée aux prises de la lutte (la réplique négative de πάλαισμα, v. 880, voir, pour cette mise en relation erronée, déjà Wolff, cité ci-dessus) : l’infatuation, luttant (en ἀντίπαλος) avec l’homme dominé par l'hybris (Oedipe en personne, dans l’esprit de l’auteur, cf. p. 14), réussit la prise décisive qui lui permet de lancer l’adversaire au-dessus de lui (cf. εἰoavaβᾱσa) avant de le précipiter à terre (ὢρουσεν εἰς...). Il est inutile d’examiner le sens précis que l’auteur prête au texte restitué. Ces hypothèses sont gratuites, et fondées sur une conformité paléographique trompeuse, qui a pour conséquence d’éliminer presque tous les éléments de sens dont on dispose au profit de notions trop explicites comme ἄτη et l’« infortune » (cf. ἄποτμος ἀνάγκη pour la « ruine », l’autre sens d’ἄτη), que le texte, il semble, précisément évite en décrivant l’hybris dans son évolution propre (pour la recherche éperdue des chaînons obligatoires, voir aussi Burton, The Chorus, p. 161 : « the inevitable cycle of ὕβρις, κόρος, ἄτη, elaborated by a classic definition of κόρος, satiety, 874 f., and ending with a vivid glimpse of the sinner hurtling to destruction, ἄτη »). L'hybris est amenée, par une poussée expansive qui lui est naturelle, à échanger les termes ordinaires fixés aux entreprises (le καιρός) et la considération de l’avantage rationnel (le συμφέρον) contre l’assouvissement autonome de ses désirs, dans l’espace libre de la « folie » (cf. μάταν, dementer, Wunder) et de l’accumulation effrénée (cf. ὑπερπλησϑῇ). Le scholiaste rapportait l’« utile » au dommage que le coupable, en l’occurrence Jocaste (cf. Blaydes : « the reflections... evidently bear upon the impious language of Jocasta, though out of respect to her high station they are generalized... », voir ad v. 873 ; et plus loin : « the audience are here prepared, it seems, for the punishment about to overtake Jocasta for her levity and impiety »), se cause à lui-même (μηδὲ ἑαυτῷ ἐκεἱνῳ συμφέροντα ; voir de même Moschopoulos : ὲαυτῷ δηλονότι) ; la lecture du texte s’était éloignée de l’analyse de la puissance, dans son double aspect, contenue et illimitée, pour ne retenir que la transgression du tyran, au point que Brunck prenait le roi (abusif) pour sujet de ὑπερπλησϑῇ : rex, ubi temere multis se exsatiavit, quae nec opportuna nec utilia sunt, illum Injuria... in exitium impellit ; Wunder, l’homme impie : qui leges divinas violat, ubi se nimis multis facinoribus importunis ac perniciosis (préparant la chute)... expleverit,... Non seulement la distinction au sein du concept était abolie, si bien que les termes d’ἐπίκαιρα et de συμφέροντα, la justesse assignée aux actions selon les situations dans le temps, et la considération de leurs effets au sein de la chose publique, étaient dépouillés de leur fonction — exprimer la limite —, restreignant le déploiement de l'« hybris », mais la recherche de la personne et des actions visées indirectement, sous une forme abstraite, devenait du même coup l’objet premier de l’interprétation, dans le mal (v. 873-879) et le bien (v. 879 s. ; cf. Burton, The Chorus, p. 157 : « it is probably the spirit of co-operation in the fight to rescue the city that the chorus are thinking of in the first antistrophe... when they beseech the god never to bring to an end τò καλῶς ἔχον πóλει πάλαισμα » ; voir ad v. 879-882).
39Il n’y a pas de raison de s’opposer à ce que l’accroissement déréglé soit figuré comme une courbe ascensionnelle, qui conduit jusqu’à un terme extrême dans les hauteurs, coïncidant avec le moment de rupture, quand le chemin des crêtes conduit à la verticale abrupte de l’abîme, d’autant que la correspondance sémantique des strophes pousse à opposer à la « hauteur » de l’ordre immuable l’escalade forcée de la démesure (cf. ὑψίποδες en face de ἀκροτάταν), ni a fortiori de refuser la ligne de chute. Certes ὤρουσεν εἰς... ne désigne pas la chute (« la voilà soudain qui s’abîme », Mazon, comme Longo : « caduta nel precipizio », et d’autres) ; il n’y a pas lieu pour autant d’adopter ici la valeur de « se heurter à » (cf. Dawe : « one ’who comes suddenly to the edge of a cliff’ ») ; le mouvement ne décrit ni la chute ni le heurt, il reste inscrit dans la ligne ascensionnelle qui se mue en son contraire : l'hybris « s’élance » (dans son ascension) ; s’élançant, elle se précipite dans l’abîme.
40La définition de l’entreprise est purement négative : μὴ ’πίκαιρα μηδὲ συμφέροντα ; l'hybris, laissée à elle-même, se meut dans l’arbitraire. Cependant, l’expansion progressive du désir aboutit, dans l’arbitraire, à une accumulation qui atteint à son tour, dans le dépassement, une limite, quand, avec la saturation (voir le superlatif ἀκροτάταν), elle s’est condensée en une force autonome de néantisation, qui produit le renversement. C’est à cet instant que l’élan se renverse en chute (voir la traduction de Schadewaldt : « Stürmt aufwärts bis in die abgeschnittene, die Not »).
41Comme le montrent les emplois d'εἰσαναβαίνειν dans l’épopée, présentés par Henry, 1965, p. 204 s., le verbe se dit de l’action de « monter » non seulement dans une chambre située à un niveau supérieur de la maison, mais aussi de la partie haute d’une ville d’où Cassandre voit Priam dans le chant XXIV (v. 700), ou du rivage jusqu'auquel Thétis et Iris se hissent avant de rejoindre l’Olympe (ἀκτὴν δ’ eἰσavaβᾱσαι..., XXIV, 97 ; cf. XVIII, 68). Malgré l’exemple de l'Hymne homérique à Pan (XIX, 11), où l’on a : ἀκροτάτην κορυφὴν... εἰaavaβaἰνων, il est préférable de sous-entendre avec l’adjectif féminin un mot comme ὁδόν, sémantiquement lié au verbe, d’autant que la progression sur un chemin élevé, situé lui-même dans les hauteurs plutôt qu’y conduisant, exprime mieux l’idée que le point fixe d’un sommet (voir aussi πορεύεται, v. 884). L’escaladeur ne s’assigne aucun autre terme que la progression.
42La « nécessité » ne serait alors caractérisée par aucune autre épithète que celle d’« abrupte », qui suffit à évoquer la chute et l’anéantissement. Elle n’est pas « la contrainte du destin » (« Schicksalszwang », Müller, 1967, p. 288), frappant de l’extérieur ; elle doit être comprise à partir de la volonté expansive qui, ne se fixant elle-même aucun « terme » (utile), avance « nécessairement » vers le terme de sa propre annulation, s’arrêtant finalement elle-même dans son éclatement. Si, dans ce renversement, « on n’a plus l’usage utile de ses pieds » (οὐ ποδì χρησίμῳ χρῆται ; les commentaires insistent sur la figure qui allie l’oxymore à la litote et l’étymologie, cf. Kamerbeek), c’est que le néant est sans extension, n’offrant de lieu ni pour s’y tenir ni pour s’échapper. Ce n’est pas seulement qu’il n’y a plus moyen de fuir (Wunder, Dindorf, Blaydes : « I once thought of φυξίμῳ » ; ou Longo : « non c’è modo di uscire ») ou de se défendre (« er kann nicht festen Fuss fassen, unterliegt also im Kampfe », Bellermann, rapprochant abusivement πάλαισμα du vers suivant, et déjà le scholiaste : ὥστε αὐτòν εἰς ἀνάγκην γενέσϑαι ὑφ᾿ ὲτέρων κρατηϑῆναι), ou de rejoindre un rivage (« the leap... is not one in which the feet can anywhere find a safe landingplace », Jebb). La négation est plus absolue ; le « pas » accompagne toutes les entreprises pour lesquelles, dans le mépris de l’« utile » (συμφέρον), il n’y a plus d’usage (χρησίμῳ, prédicatif, « εἰς χρῆσιν », Earle).
Vers 879-882
43La recherche d’une allusion directe à la situation dramatique a largement déterminé la compréhension de la « lutte, salutaire pour la cité », qui, pour les Thébains, ne doit pas s’arrêter. Au lieu d’être analysée comme une manifestation essentielle à la vie des sociétés, on a cru y reconnaître l’action d’Oedipe en faveur de Thèbes en particulier : « this emulous effort, if the stanza is to have any coherence, must be something in which Oedipus is engaged » (Winnington-Ingram, 1971, p. 125 = Sophocles, p. 190). Quand même on voyait, comme Jebb, que τò καλῶς ἔχον... πάλαισμα devait évoquer une émulation au service de la communauté politique, le Chœur rendait par là un hommage au zèle déployé par Oedipe dans les affaires thébaines (Jebb ; Winnington-Ingram, 1971, p. 127 = Sophocles, p. 193 s.). Depuis Brunck, et, avant lui, Thomas : ἤτοι τὴν περì τῶν συμφερόντων τῇ πόλει ἔρευναν, puis : αἰτοῦμαι ϑεόν, ἤτοι τòν Ἀπόλλω, μὴ λῦσαι ἀλλ’ ἀεì ποιεῖσϑαι, καϑἀπερ καì νῦν ἐπì τῷ Λαΐου φόνῳ, le contenu était appliqué à la recherche du meurtrier par Oedipe, le Chœur s’adressait au dieu, souhaitant qu’elle aboutisse ou redoutant qu’elle s’interrompe (voir aussi Musgrave, Hermann, en 1823, Wunder, Wolff, Nauck, ou encore Kamerbeek : « they beseech the god to prevent its [= the search] premature breaking off » ; Müller, 1967, p. 288 s., en dépit de l’objection de Blaydes : « that the allusion cannot be confined to the investigation of the murderer of Laïus is evident from μήποτε »). Comme la prière impliquait alors une condamnation (cf. Ellendt, s.v. πάλαισμα, p. 595 ; le Chœur en outre ne pouvait pas implorer un accomplissement en cours), les qualités royales d’Oedipe étaient mieux exprimées par la lutte victorieuse avec la Sphinge (Wunder mentionne cette interprétation de Moschopoulos et Planude pour lui préférer la première ; Schneidewin pour la retenir : l’abîme où Jocaste va être précipitée conduit le Chœur à implorer la divinité d’épargner Oedipe : « das dem Staate heilsame πάλαισμα, die Befreiung von der Sphinx, nimmer zu vernichten » ; cf. Sheppard, p. XLIV ; plus récemment Hölscher, 1975, p. 385 s., avec conviction : « dass mit dem ’Ringerwurf...’ nicht Ödipus’ gegenwärtige Bemühung um Aufklärung des Mordfalls gemeint sein kann, sondern nur das Rätselringen mit der Sphinx, sollte klar sein »).
44On oppose une application directe à l’autre, ou on les concilie (comme Mazon, p. 104, η. 1 : « ... Oedipe a été un bon roi, il a sauvé Thèbes et il cherche à la sauver encore ; il a pratiqué la noble lutte pour son pays’ » ; de même Winnington-Ingram, 1971, p. 125 = Sophocles, p. 190 s.). Le principe n’est pas lui-même discuté. Quand on a davantage tenu compte du contexte, la « lutte salutaire » a été opposée à l’arbitraire du gouvernement tyrannique (voir ad v. 873). Sophocle prenait alors parti, selon l'option des critiques, soit pour la royauté constitutionnelle, représentée également comme la forme dévoyée de la tyrannie par Oedipe (« the king may be emulous... for the good... », Winnington-Ingram, 1971, p. 127 = Sophocles, p. 193), soit pour le régime démocratique, défendu par Sophocle contre les menées oligarchiques à Athènes (voir Hermann, en 1833, après Musgrave ; Earle : « this can hardly mean anything else than the democratic strife of parties as opposed to the rule of one man » ; Roussel : « ce passage me paraît... se rapporter à un événement connu des Athéniens, inconnu de nous, à quelque excès commis par un parti politique », ou Longo, ad l., et dans l'Introduction, p. 15, après Diano ; voir ad v. 873).
45Sans chercher une prise de position soit du Chœur en faveur d’Oedipe, soit de Sophocle, à travers le Chœur, contre la menace d’une faction, l’expression, à un niveau plus spéculatif, fournit, dans la tension qui l’anime, une définition de la vie politique la plus générale (voir Campbell : « it is needless to suppose any particular reference or allusion in these words ; which simply denote the striving of patriotic zeal as distinguished from the struggles of lawless ambition »). La vie des cités repose d’abord sur une rivalité de volontés particulières ; la lutte pour l’enjeu du pouvoir (πάλαισμα) est en elle-même un mouvement désordonné, mais devient profitable à la communauté si les intérêts sont tenus en équilibre par un système régulatoire (καλῶς δ᾿ ἔχον πóλει). En accord avec l’opposition entre la mesure et l’exercice illimité du pouvoir dans les vers précédents, la vie de la cité elle-même, comme celle du roi qui l’incarne, est à l’entrecroisement d’une force expansive et diverse, qui l’emporte, et d’une limitation, qui la contient, si bien que le « dieu » est imploré (αἰτοῦμαι) en tant que dieu ; représentant toute règle, il n’est dieu lui-même que s’il se conforme à la règle (v. 872). Le Chœur ne demande donc au dieu que de rester dieu, en maintenant la cité dans les lois (... μήποτε λῦσαι) ; il professe, à travers l’invocation du pouvoir symbolique, son propre attachement aux formes de la vie sociale, en deçà des affranchissements de l'hybris ; il dit au dieu que, pour lui, « il ne cessera jamais de maintenir le dieu dans sa fonction de protecteur ». Jouant son rôle de citoyen attaché aux lois, il lui demande de jouer le sien et de ne pas enfreindre la règle. Les deux phrases (en asyndète) se commandent étroitement.
46Ce n’est donc pas Apollon qu’il implore (voir ci-dessus Thomas ; Van der Ben, 1968, p. 15 s. : « le dieu par excellence dans la pièce » ; Winnington-Ingram, 1971, p. 127 ; Sophocles, p. 193 et n. 43), « qui a mis toute l’action en route », ni aucun autre dieu particulier (pas l’un plus qu’un autre), et il ne l’implore pas « en situation », parce qu’« en dernier ressort le vrai protecteur et sauveur de la Cité sera le dieu » (Kamerbeek ; pour Müller, 1967, p. 289, le dieu est appelé à collaborer à la recherche de la vérité entreprise par Oedipe) ou parce qu’il est l’arbitre à qui le Chœur se remet pour savoir si Oedipe entre dans l’une ou l’autre catégorie, l'hybris ou la compétition salutaire (selon Dawe ; mais d’abord le Chœur parle en son nom, et pour lui, αἰτοῦμαι, οὐ λήξω ; quelle que soit la fonction de ce « je » dans l’argumentation, on ne peut pas briser le sujet, au point de tirer du premier verbe, malgré αἰτοῦμαι, l’une des deux positions objectives : « the enterprise... has its good side », et du second, malgré l’asyndète qui relie étroitement les deux propositions, une demande d’arbitrage, à l’adresse du dieu ; tout le groupe des vers 879-882 forme une seule antithèse, introduite par un δέ adversatif ; voir aussi Hooker, 1975, p. 136 s.). « Dieu », qui vise le concept de la divinité (Earle a pu y déceler un accent de monothéisme), définit la puissance à qui il incombe de maintenir un certain ordre des choses, et qui le représente. C’est par la médiation de l’idée d’ordre que la correspondance sémantique entre la fin de la strophe et la fin de l'antistrophe s’éclaire, et l’on comprend ainsi que sa disparition, dans la suite, remette tout en question.
Vers 883-891
47Trois constructions ont été proposées pour la succession des deux conditionnelles, εἰ δέ... (v. 883-886), εἰ μὴ... (v. 889-891). La lecture de Schadewaldt (1956, p. 490 s. = Hellas und Hesperien, I, p. 477 s.) doit être écartée ; voir aussi sa traduction qui tentait de réunir l’ensemble des protases de la strophe (non seulement v. 883 s., 889 s., mais aussi εἰ γὰρ..., v. 895) dans un vaste mouvement de subordination débouchant à la fin, avec τί δεῖ... (v. 896), sur l’unique apodose. D’abord, la période devrait deux fois être interrompue pour laisser place à une forme de double parenthèse, aux vers 887 s. et 892-894 (Schadewaldt n’exclut pas une division des choristes et des interventions à voix alternées) ; ensuite, comme on Ta remarqué, la particule γάρ du vers 895 ne s’expliquerait pas (elle se rattache à la phrase précédente et, à travers elle, à l’ensemble de la période, et ne peut pas être prise pour une incise, voir la note ad v. 892-894) ; la progression de la réflexion lyrique s’en trouverait brisée ; les propositions ont leur fonction propre ; l’« émotion puissante » (« der Chor spricht in grosser Erregung »), s’emparant de la pensée en dehors des contraintes d’une démarche logique (emportée par la vie du langage, cf. « ... der lebendigen Sprache »), est contredite par la construction savante du chant.
48D’autres, gênés par les deux conditionnelles dans une même période, ont mis une ponctuation forte après χλιδᾶς (cf. Musgrave, Müller, 1967, p. 276 s. ; Winnington-Ingram, 1971, p. 131 ; Sophocles, p. 194 et n. 45 ; Müller renvoie à Pearson, qui imprime pourtant une virgule après le vers 898), malgré l’asyndète, de telle sorte que la deuxième protase est coordonnée avec la question τίς ἔτι ποτ’..., v. 892. L’argumentation de Van der Ben, défendant également cette division (1968, p. 18 s.), met en relief son incohérence : « ... every word must be relevant to its dramatic context... », et doit donc s’appliquer au cas d’Oedipe (le mot de πορεύεται doit évoquer le récit de sa vie, v. 774-813). Dans « la deuxième période », qui commence avec εἰ μὴ... (après une ponctuation forte), et débouche sur une apodose avec τíς ἔτι πoτ᾿..., le Chœur prendrait, avec les futurs, un ton plus menaçant parce que le roi fait de plus en plus figure d’un ὑβριστής. L’imprécation pourtant est indépassable dès « la première période ». En outre, la motivation dans les deux protases est exactement la même (de εἰ δέ τις... à εἰ μὴ...) pour le contenu. L’apparente redite ne peut trouver son sens autrement que par une mise en relation des conditionnelles (et des temps) à l’intérieur d’une argumentation unique. On peut montrer, positivement, que εἰ μὴ..., sans être sur le même plan que εἰ δέ..., a une fonction nécessaire dans la progression de la phrase, et, négativement, que la question du vers 892 n’a pas le sens qu’on lui prête pour en faire l’apodose de εἰ μὴ... (voir la note ad v. 892-894).
49Il ne suffit pas de dire que les deux protases à trois termes se répondent (Dindorf) ni que la seconde développe la première (« der Inhalt... wird nochmals aufgenommen und specieller ausgeführt », Schneidewin ; « an amplification », Blaydes ; « the clause... resumes the protasis with increased definiteness, dwelling on the two charges of unrighteousness and impiety, and describing the latter under the two forms of... », Campbell) ; la raison d’être de la division ou de la « reprise » n’en est pas moins obscure. Kamerbeek modifie le point de vue en rattachant l’amplification à la fin de l’apodose (« and serves a specification of δυσπότμου χλιδᾶς ») ; mais c’est toute la formule de malédiction qu’il faut faire entrer en considération. Le développement de la strophe est axé sur une malédiction centrale (v. 887 s.). Le Chœur n’est pas en lui-même une instance habilitée à l’exécration (comme le serait le roi). La formule n’implique donc pas qu’il maudisse de son propre chef le violateur, mais il le voue plutôt à une malédiction qu’il sait inhérente à la folie de l'hybris, que figure parfaitement la « nécessité » de la première antistrophe (v. 877).
50Le cas envisagé ici est l’expansion qui a eu lieu ; elle n’est plus, comme là-bas, le prolongement qui menace le maintien de la limite sous la protection du dieu (v. 880). Avec εἰ δέ τις..., on est entré dans l’espace ouvert des appropriations déréglées dont le Chœur connaît l’issue fatale. Se rangeant du côté de Dikè, il voue la démesure au mauvais destin qui lui est réservé par l’infortune liée à l’exubérance.
51χλιδᾶς a reçu une valeur morale, et, du même coup, δύσποτμος, la valeur transposée d’« impie ». En effet le Chœur condamnait le coupable pour les mauvaises actions énumérées auparavant (εἰ... πορεύεται,...). On efface ainsi la relation de l’opulence (χλιδή, ou τρυφή) et de la catastrophe (δύσποτμος). χλιδᾶς est traduit par « insolence » (Masqueray) ou « orgueil » (Mazon ; « hochmütiges Gebahren », Bellermann ; « pride » chez Campbell ou Jebb ; « = ὕβρεως, ’wantonness’, ’arrogance’, rather than luxury », Earle ; « Frevelmut », Hölscher, 1975, ρ. 380) avec comme référence un emploi du Prométhée, 436, où χλιδή est associé à αὐϑαδία (μή τoι χλιδῇ... μηδ’ αὐϑαδίᾳ ; unique exemple dans LSJ, s.v., 2, avec le passage discuté), alors que le mot, chez Sophocle, note plutôt la richesse ou la luxuriance (cf. Roussel ; voir Electre, 52, 452 ;fr. 942, 2 Radt). Planude et Thomas avaient poussé le sens du côté du défaut moral, en accord avec la superbe décrite dans la protase (εἰ δέ τις ὑπέροπτα..., ἀλαξονείας, chez l’un, τῆς ὑπεροψίας, chez l’autre), comme le scholiaste, qui, pour dériver l’orgueil du sens propre, doit, pour l’apodose, maintenir « opulence » (ἔνεκα... τῆς ἀνοσίου τρυφῆς καὶ ὑπερηφανίας ὑπò τρυφῆς γὰρ καὶ ἐπì ταῦτα, à savoir l’outrecuidance, οἱ τύραννοι παραγίνονται, cf. ν. 873). Brunck rendait les mots littéralement : infaustarum delitiarum. Le sens élargi convenait mieux quand on Usait dans ces vers une allusion directe à Alcibiade (voir δαιμόνων ἔδη, mis en relation avec la mutilation des hermès ; cf. Blaydes ; ou Jebb, ad v. 886, avec une certaine hésitation ; sans réticence, Longo) — encore que la valeur propre pût fournir une indication plus précise encore (« se c’è una parola... che segna veramente a dito Alcibiade, che in questo momento è in Persia, in mezzo appunto alla βάρβαρος χλιδή, è questa ») —, voire à Phidias (« if this is so, the attack on Phidias — au sujet de la statue d’Athéna Parthénos ; Plutarque, Vie de Périclès, 13 — must have been made shortly before the outbreak of the Peloponnesian war », Earle ; d’autres, de ces « allusions », tiraient des conclusions chronologiques). Pour δυσπότμου, la valeur dérivée de « coupable » (Masqueray) a presque toujours été préférée (significat enim δύσποτμος hic scelestum, Wunder, renvoyant à ἀνοσίου dans la scholie ; cf. Dindorf, Schneidewin, Nauck, et Bruhn : « frevelhaft » ; Blaydes, Bellermann, Jebb, Roussel, Kamerbeek ; certains font osciller le mot dans l’ambiguïté entre « pervers » et « infortuné » ; ainsi Winnington-Ingram, 1971, p. 129, n. 50 = Sophocles, p. 196, n. 53, en raison de la référence au destin d’Oedipe, ou Longo ; Winnington-Ingram est pourtant parfaitement clair : « normally this word... means’ill-fated’, of a person or an event »). Dans l’esprit des interprètes, l'hybris d’Oedipe, ou, au-delà de la réalité scénique, d’Alcibiade, a pesé sur le choix. En fait, la référence est entièrement fournie par les données du système qui oriente d’un bout à l’autre la réflexion lyrique. La double série de conditionnelles, au sein de la même période, se rapporte visiblement au même contenu de la transgression, et procède de la logique de la malédiction qui implique une épreuve de vérité. La première protase (ɛἰ δέ τις...) pose le cas de l'hybris débridée. La formule de malédiction, en évoquant l’anéantissement (cf. κακά), remplit doublement la fonction de l’apodose, dans sa forme et dans son contenu : on ne peut parler de cet homme, qui s’est résolument placé en dehors de toute règle, que sous cette forme, en disant, avec le « mauvais destin », l’infortune qui va le frapper, mêlée à l’outrance de ses actes. La deuxième série de conditionnelles, dont les verbes sont au futur, se rattache étroitement à la formule qui engage l’avenir : « qu'un noir destin l’emporte s’il vit dans cet espace de la transgression (a. ɛἰ δέ τις...) et s’il doit, en raison du malheur que produit l’opulence, continuer à agir comme il le fait (b. εἰ μὴ...) et se perdre (cf. v. 892-894) ». Toute tautologie est écartée. La deuxième série révèle la nature inéluctable du destin qui attend l’homme qu’expose la démesure où qu'il se trouve. Le destin l’atteindra certainement, parce qu'il est le terme des actions qu’il poursuit.
52Les mêmes exemples types de conduite hybristique, s’ils sont repris pour être éclairés, découvrent la damnation. L’homme hors des lois est d’abord, au début de la strophe, le contempteur des valeurs établies ; le chemin de « hauteur » marque le dédain radical de la norme (ὑπέροπτα, pris adverbialement, détermine le verbe πορεύεται : « il avance sur le chemin du mépris, dans ses paroles et dans ses actes », cf. par exemple Bellermann ; voir aussi λόγων ἔργων τε, v. 864 s.). Dans sa vie profanatrice, il ne se soucie pas des conséquences de ses actes ; il évite de même de fréquenter les sanctuaires (on a parfois préféré le sens de « statues », imagines, Musgrave, cf. Jebb, Earle, contre celui de templa, Ruhnken, Erfurdt, cf. Divum sedes, Brunck ; « sièges, séjours », en raison de l’application plus générale, est préférable ; cf. Kamerbeek : « we had better leave out of account the supposed allusion to the Hermocopidae » ; voir cependant encore Longo). Les deux aspects du mépris sont repris dans les attendus de la malédiction (Δίκης ~ δικαίως, οὐδὲ... σέβων ~ ἀσέπτων), mais augmentés d’un troisième, où la volonté de profanation s’exprime.
53Après ɛἰ μὴ... (la négation portait en facteur commun sur κερδανɛῖ et sur καὶ... ἔρξεται), ἢ dans le troisième membre introduit un changement de point de vue : « ou bien si (positivement), dans sa folie (ματᾴξωv, cf. ὑπερπλησϑῇ μάταν, v. 874 ; le mot évoque la liberté folle des envies sans fond), il s’en prend à l’intouchable ». La particule disjonctive marque le passage de l’aspect négatif du non-respect des lois au défi des dieux par une offense qui les provoque directement (« a change from negative to positive Statement », WinningtonIngram, 1971, p. 129 = Sophocles, p. 197, n. 56, pour l’emploi de ἤ) ; dans le Premier Stasimon de l'Agamemnon, 369-372, le sacrilège par excellence se définit par la souillure des ἂϑικτα ; leur beauté est foulée aux pieds par le violateur (voir Agamemnon 1, p. 391 s.). Le verbe ἔξεται souligne l’emprise de l’interdit ; c’est sans doute parce qu’ils ont négligé la différence entre les deux mouvements (εἰ μὴ..., puis ἤ...) que certains auteurs, comme Jebb, ont condamné l’oxymore « coller à l’intouchable » (« Soph. could not conceivably have used such a phrase as..., to cling to things which should not even be touched » ; n’emploie-t-il pas ailleurs le mot au sens « propre » pour le gain auquel on s’accroche ?). Jebb, avec Blaydes, choisit d’écrire ϑíξεται, qui est le sens que Elmsley donnait à ἔξεται : pro ϑίξεται dictum est (tanget, Wunder ; en fait, Blaydes se demandait si la bonne leçon n’était pas ϑíξεται ou ἅψεται) ; mais Campbell, puis Earle, ont noté que la valeur de ἕξεται était plus forte (cf. Hermann, en 1833 : significatio... sectandi ; il avait, lui, avec Erfurdt, retenu abstinebit, parce qu’il lui semblait qu’il fallait sous-entendre μή dans le troisième membre également), « implying obstinate determination », Campbell ; Jebb a été suivi par Sheppard, Müller, p. 276, η. 1, Dawe, etc. Pour la défense de ἕξεται, voir aussi Kamerbeek, Winnington-Ingram, 1971, p. 129 (Sophocles, p. 197, n. 57). On pourrait invoquer en outre l’effet recherché ou produit par la séquence phonique ἔρξεται — ἕξεται — ἔρξεται (Winnington-Ingram, l.c. ; pour l’opinion opposée, voir Blaydes : « Sophocles would hardly have written ἕξεται with εἴρξεται just before, and perhaps with εἴρξεται just after » ; pour Reiske, puis Bergk, la similitude phonique des deux futurs fournissait l’indice d’une double rédaction ; Roussel trouve, selon ses critères esthétiques, dans toutes les itérations du chant des indices de la pauvreté du vocabulaire). Ici encore, les lois « intouchables », violées par le malfaiteur, se référeraient par allusion au destin d’Oedipe, et en particulier à son impureté sexuelle (cf. Van der Ben, 1968, p. 19, n. 2 ; Winnington-Ingram, 1971, p. 129 s.) ; mais le terme, d’une acception très globale dans le système de référence moral, sert à marquer le point où la folie, « prête à tout », s’engage dans la voie de sa propre destruction. Dans les vers qui suivent aussitôt, le coupable, dans son infirmité, est livré à la ruine, parce que la transgression l’a séparé de tous les soutiens.
Vers 892-894
54Le problème suscité par ces vers, parmi les plus débattus de la pièce (locus conclamatus, Colonna, p. 195), se pose différemment selon que l’on part des mots, souvent condamnés (ainsi Wunder, ne touchant pas à la leçon trop corrompue à son sens, scripturam... vitiosissimam, se contente d’indiquer, selon l’une des interprétations de la scholie, le sens vraisemblable, voir ci-dessous ; vereor ne crucibus includere versus... praestet, Kamerbeek, p. XI ; Colonna, l.c.), ou que l’on cherche dans la progression de la strophe le cadre plus vaste d’une compréhension. Le jugement porté sur les mots est tributaire de l’attente.
55Le Chœur devrait conclure la description des outrages du criminel, dans les vers précédents, par l’expression de son indignation, et Brunck retrouvait dans la question (τíς ἔτι ποτ’...) le cri de la conscience morale ; il paraphrase : quis homo poterit (ἕξɛι, valant δυνήσɛται, à la place de ἔρξɛται) arcere ab animo suo (« dans son cœur », ϑυµῷ) conscientiae stimulos (βέλη... ψυχᾶς), ce qui pouvait être rattaché aux protestations par lesquelles, dans la suite, comme on la lisait, le Chœur soulignait avec emphase la distance qui le séparait de l'hybris. Elmsley comprend ainsi, mais en maintenant la leçon ἔρξεται (frustra haec sollicitant viri docti) : « si le meurtre de Laïos est resté impuni, qui pourrait alors encore s’empêcher de chasser de son âme (quis jam abstinebit se, quin a mente arceat...) les aiguillons de la conscience, à savoir la réminiscence du crime, et donc la peur de la vindicte divine ? » (pour καρδίας τοξεύματα, Antigone, 1085, qu’il comparait, comme Dindorf ou Dawe ; Hermann, 1823, montrait qu’il s’agissait de tout autre chose). S’appuyant sur la condamnation du meurtre de Laïos, qu’exprimait la description de l'hybris, l’interprétation dégageait à travers la question une limite ultime, doublement fixée à l’impunité, d’abord par la conscience, et, objectivement, par l’imminence de la vengeance. Or, si le Chœur donnait voix à son indignation devant l’absence de châtiment, il n’était pas facile de passer à la révolte que traduit plus loin la résolution du Chœur de mettre fin à la vénération des dieux. Ne venait-il pas d’implorer leur intervention ?
56Hermann, en 1823, a combattu cette compréhension, soutenant qu’avec le refus exprimé dans la suite, le Chœur ne réclamait pas le châtiment du meurtrier de Laïos, mais disait l’horreur que lui inspirait l’impiété de Jocaste. La seule référence explicite du texte, le rappel de la non-validation de l’oracle, à la fin de l’antistrophe 2, orientait l’analyse de tout le passage, avec le refus de célébrer les rites et, plus haut, le catalogue des actes hybristiques (... non est omnino de non punienda Laii caede sermo, sed de impie dictis Jocastae). Il invoquait le scholiaste, une glose de la Souda, s.v. κέρδος, κ 1389 Adler, et Thomas, où l’interrogation est ramenée à une mise en question radicale des lois morales, provoquée par l’horreur de la transgression et de l’impunité : τίς ἔτι τῶν ἀδικων ἀφέξεται τῷ ϑυμῷ αὑτοῦ τὰς τῆς ψυχῆς κακίας ἀπελαύνων ; selon la première explication de la scholie, reprise par Thomas : ἤγoυν οὐδεìς τοὺς κακοὺς ὁρῶν ἀπαϑεῖς ἐπιστροφὴν ποιήσεται τῶν οἰκείων πλημμελημάτων καὶ πρòς τοὺς ϑεοὺς καταφεύξεται. ; la glose de la Souda correspondait à la deuxième interprétation de la scholie, où la question annonce l’imminence d’un châtiment inévitable, que Ton appliquait à l’audace de Jocaste — « comment rester impuni, après cela ? » — : ἢ οὕτω, τíς ἂv ἀπελάσειɛν αὑτοῦ τὴν τιμωρίαν τοιαῦτα πράττων, pour démontrer que le crime était dans le sacrilège et que le Chœur faisait état de sa piété ; son refus signifiait que l’outrage commis par Jocaste lui était intolérable (voir Planude, ad v. 895 : τò βλασφημɛῖν καì τῶν ϑɛῶν κατηγoρɛῖν). Hermann (1823) ne suivait pas Moschopoulos, pour qui les « traits » étaient un symbole de la justice divine (ἤγoυν τὴν ϑɛíαν δίκην, « il sera empêché de chasser — de son âme ? — les traits de la colère » : ϑυμοῦ βέλη, i.e. δίκην κωλυϑήσɛται ἀποσοβεῖν) ; avec Erfurdt, il lit dans ϑυμοῦ βέλη la colère que la conduite de la reine suscite. Retenant le génitif ϑυμοῦ et corrigeant l’infinitif en ἀμύνων, le participe renforçant l’idée déjà exprimée dans ἔρξɛται, Erfurdt traduisait : quisnam, si res ita se habet, irae tela (ϑυμοῦ βέλη), pour iram, ab animo suo (ψυχᾶς, et non plus ϑυμῷ, voir ci-dessus Brunck) repellet, arcens ea ? Hermann (1823) gardait l’infinitif, mais, pour ἔρξɛται, adoptait ɛὔξεται, selon la conjecture de Musgrave : quis tandem amplius his in rebus (à savoir : si les lois divines sont méprisées) irae tela se ab animo suo arcere gloriabitur.
57En 1833, Hermann a préféré s’en tenir à la deuxième explication de la scholie (et de Moschopoulos) : la colère évoque la menace que le châtiment des dieux fait planer sur le criminel. Se servant de la lacune dans l’antistrophe pour éliminer ici ἔρξɛται (voir plus loin Colonna), considéré comme une glose, il donne à ἀνήρ la valeur d’un attribut (« être homme à, assez fort pour ») et corrige ϑυμῷ en ϑɛῶν : quis amplius huiusmodi cum factis satis vir est, ut deorum tela a vita sua arceat ?
58Les interprètes se sont en général rattachés à l’une (Erfurdt, Hermann, 1823) ou l’autre (Hermann, 1833) de ces options. Pour la première, on peut citer Dindorf, ou Bellermann, avec ἀμύνειν et une construction un peu différente : « qui se retiendra encore, au point de protéger son cœur (ψυχᾶς) contre les traits de la colère » (ϑυμοῦ βέλη, « d.h. wen wird nicht Zorn über solchen Frevel ergreifen ? », non sans exprimer un doute sur la justesse du texte analysé ; Kamerbeek objecte que τíς... ἔρξεται... ἀμύνɛιν : « qui sera empêché, ou s’abstiendra, renoncera à tenir loin de soi les traits de la colère ? », revient à dire le contraire, à savoir que personne ne se livrera à la colère, les deux verbes à valeur négative s’annulant, alors que, selon le sens postulé, on comprend : « qui retiendra encore, continue à retenir... ? » ; voir aussi Müller, 1967, p. 277). De même, Masqueray, avec εὔχεται : « qui pourrait alors se flatter de conserver du sangfroid en son âme » (voir aussi Mazon-Dain), ou Roussel, avec le présent εὔχεται (« εὔξεται... après deux futurs... est affreux ») : « quel homme se flatte encore devant ce spectacle d’écarter de son âme les assauts de la colère ? ». Il semble que ce soit aussi la compréhension que suppose l’arrangement du texte chez Colonna, p. 195 s., où les mots ϑυμῷ βέλη (issus de ϑυμῶν βέλη) sont rejetés, à partir d’une analyse du vers correspondant de l’antistrophe (voir ad v. 906 s.), comme une interpolation d’acteur ; il faut avec εὔξεται ψυχᾶς ἀμύνɛιν sous-entendre un complément (« scil. τάδε ex ἐν τοῖσδ’ ») dont le contenu ne se distingue pas de celui du membre éliminé. Kamerbeek, pour le texte transmis, tente une analyse qui regroupe différemment les mots sans s’écarter de cette ligne, à cela près que le langage s’enrichit d’une couleur politique : « who will abstain from warding off (from the πόλις, par ellipse) with passion (ϑυμῷ) the shafts which wound his soul (βέλη ψυχᾶς :... the anguish of the soul) » ; voir les réserves de Diggle, 1969, p. 151, pour qui le sentiment qui serait ainsi exprimé est déjà grotesque en soi, et « plus que grotesque dans le contexte » (il juge que le texte des manuscrits est intraduisible).
59L’autre option (Hermann, 1833), la « colère » assimilée à la menace objective que l’on est en droit d’attendre de la part des dieux, a eu plus d’adeptes ; voir Wolff (avec le subjonctif « du doute », ἀμύνῃ) : « wie des Zeus strafenden Blitz » ; Schneidewin (mais avec ϑυμῶν, au lieu de ϑεῶν : « die gegen die Frevler 887 ausgesprochene Verwünschung ;... der Plural hat intensive Bedeutung, hoher Zorn ») : « welchercher Mensch nur wird... sich rühmen können, des Zornes Pfeile fernzuhalten... » (les traits qui le menacent), suivi par Nauck et Tournier ; cf. Blaydes : « I prefer... to read, with Hermann, Ellendt, and Arndt, ϑεῶν βέλη (i.e. says Ellendt, mala ab iratis diis data). Or rather ϑɛoῦ βέλη » ; ou Jebb : « ϑυμοῦ βέλη... could not mean’the arrows of the divine wrath’ » (ad v. 893), il adopte donc ϑɛῶν, et justifie également la correction εὔξεται (ad v. 894) : « ... gives just the right sense :’If justice and religion are trampled under foot, can any man dare to boast that he will escape the divine wrath ?’ » (voir aussi Campbell et Abbott ; dans les Paralipomena, p. 106 s., Campbell rejette ἔρξεται, et adopte le potentiel ἀμύνοι, avec ϑɛῶν βέλη) ; de même Earle, avec « will pray » pour εὔχεται ; βέλη ϑɛῶν, Kennedy, au lieu de ϑεῶν βέλη, chez Pearson (mais avec ἔρξεται), selon Jebb, aussi Burton, The Chorus, p. 166 s. ; voir la défense, plus dubitative, des mêmes choix chez Winnington-Ingram, 1971, p. 130 (Sophocles, p. 196, n. 54), ou, en désespoir de cause, « faute de mieux », la proposition de Dawe d’accepter ἀρκέσει (Enger, avec le même sens que Hermann donnait à ἀνήρ) pour ἔρξεται, et ϑɛῶν (Hermann, 1833) : « what man... will be strong enough thereafter to keep from his life the shafts of the gods ? » (cf. aussi Studies, p. 245).
60Dans la première des trois options (cf. Brunck, Elmsley), le Chœur, dans les vers précédents, avait désigné le meurtrier ; il se désolidarisait de lui et de ses crimes, au moment où il allait être frappé. N’est-il pas déjà anéanti ? La troisième le présente prisonnier de ses actes, livré au châtiment, mais la menace pouvait aussi bien concerner Jocaste. Dans la seconde, le scandale dont s’indignent les Thébains peut avoir pour origine une offense plus spécifiquement religieuse. L’une s’appuyait sur la double évocation, dans l’épisode, du meurtre de Laïos, l’autre sur la démonstration que Jocaste, pour calmer Oedipe, met en œuvre au moyen de la prédiction avortée. D’un côté, vers le haut, on rencontrait plutôt Oedipe ; de l’autre, dans la suite du texte, plutôt Jocaste. Dans les deux cas, la question du Chœur s’applique à la situation objective du coupable — meurtrier ou négateur de la loi divine — et la distance qu’il prend s’exprime indirectement, à travers le pathos et l’impatience. Il n’était pas facile ainsi de passer à la deuxième question (τí δεῖ..., v. 896), où s’exprime un désarroi qui le touche indubitablement dans sa propre personne (voir aussi le premier mouvement de l’antistrophe). La particule explicative dans εἰ γὰρ... (v. 895) ne porte pas simplement sur le motif objectif, l’existence de la démesure ou de l’irréligion dont la description se prolongerait dans la question (« je dis cela parce que... », Winnington-Ingram, 1971, p. 130 = Sophocles, p. 196, ne rend pas la progression), mais sur la conséquence que les Thébains semblent tirer pour eux de l’état décrit avant la question des vers 892-894. Sinon, on est contraint d’admettre que le Chœur, après avoir fait état de sa foi en l’action des dieux, qui frappera le coupable, ajoute implicitement : « il faut qu’il en aille ainsi » ; on introduit ce chaînon de transition pour pouvoir y rattacher : « car, sinon, il n’y a plus de religion ». Avec la deuxième option, où la colère n’est plus celle des dieux, mais la sienne propre (particulièrement marquée quand on voit, comme Pohlenz, Griechische Tragödie, p. 219, Erl., p. 92, le Chœur lutter avec son dieu, à l’image de Jonas, rompant par excès d’attachement pour qu’éclate l’ampleur de son indignation : « wer mag da die eigene Seele noch wahren vor Zornes Geschossen — ϑυμοῦ βέλη εὔξεται ψυχᾶς ἀμύνειν »), le passage ne s’opère pas avec moins de difficulté. La phrase traduisant une réaction plus subjective, provoquée dans le cœur du témoin par un excès de violence, le refus des actes du culte (εἰ γὰρ...) ne s’applique pas moins à l’attente du châtiment (à en juger par l’analyse de l’argument chez Roussel : « puissent les dieux le punir !..., car, à voir cela, la colère vous gagne !... Si en effet, ce crime triomphe, il n’y a plus de religion »).
61Ces positions se retrouvent, sous des formes variées, dans les interprétations les plus récentes. Schadewaldt (Hellas und Hesperien, I, p. 479-483) écarte toute réaction personnelle du Chœur ; il est censé s’identifier le plus pleinement avec l’objet évoqué ; on a vu plus haut (voir la note précédente) qu’il prend la phrase comme une incise, à l’intérieur d’une longue période, où le Chœur renchérirait sur les actes de démesure qu’il vient de décrire (v. 889-891) : « quel homme suffira à la fin... pour écarter,... les traits de désirs sauvages ?» (ϑυμῶν pour ϑυμῷ, Schneidewin ; pour le commentateur du XIXème siècle, le pluriel ϑυμοí devait se confondre avec les malédictions du vers 887, fournissant une expression intensive à l’attente indignée du Chœur, impatient de voir le châtiment s’abattre sur le coupable ; pour Schadewaldt, il s’agit des impulsions de la passion que plus personne ne maîtrise dans un mouvement de désacralisation générale ; il fait dépendre ἀμύνειν d’un verbe comme ἀρκέσɛι — cf. Enger, voir ci-dessus Dawe —, à substituer à ἔρζεται : « sera assez fort pour... » ; voir la valeur prêtée à ἀνήρ chez Hermann, 1833 ; « Wer wird in diesem endlich noch, ein Mann,/ Hinreichen, um der wilden Wünsche/Geschosse [ϑυμῶν βέλη] von der Seele abzuwehren ! », dans sa traduction).
62L’analyse de Müller (1967, p. 277-279) s’inscrit pour les mots dans la troisième option ; il adopte εὔξεται et ϑɛῶν ; simplement, le Chœur, dont l’autonomie, pour Müller, n’est pas entière — il suppose que la parole qu’il prononce serait transcendée par une signification qui lui échappe (voir la note générale) —, jugerait, devant le triomphe de l'hybris, que la conduite dictée par la morale est dénuée de sens, et que l’orgueil (la correction ɛὔξɛται est valorisée : « tirer gloire ») de la vie de piété, prétendant écarter le malheur (désigné par les traits que décochent les dieux), n’est plus de saison (τíς ἔτι ποτ’ ἐν τοῖσδ’... : « qui voudrait continuer à... ? »). Les conclusions qu’il prête au Chœur sont improbables ; du moins l’interprétation cherche-t-elle à saisir une forme de « réaction » qui, pour Kamerbeek (voir aussi 1966, p. 88 s.), ne masque qu’à moitié une menace des Thébains contre le roi (« who will abstain anymore... », pour la menace ; voir ci-dessus). On oscille toujours entre l’indignation morale devant le sacrilège (du côté de Jocaste) et la demande pressante de livrer le coupable à la justice (du côté d’Oedipe), entre les « traits » du châtiment, attendu du ciel, et les « traits » d’une colère qui couve dans « l’âme » des citoyens excédés.
63On pensait davantage tenir compte du contexte quand les deux questions qui se commandent (v. 892, v. 896), mais ne sont pas sur le même plan, exprimaient un sentiment de désarroi (ainsi Hölscher, 1975, p. 380, 387 s. : « welcher Mensch wird da noch sein, dem es gelänge [τεύξεται], des Unmuts Pfeile [ϑυμοῦ βέλη ; cf. Erfurdt] von seiner Seele zu wehren ? » ; la corruption est limitée au mot ἔρξɛται). Sans doute le « découragement » ni, de façon générale, « l’émotion » et son intensité (cf. Hölscher, après Schadewaldt) ne sont-ils propres à rendre la progression ni le tournant que marque la deuxième question dans le mouvement lyrique de la strophe. Le pronom τíς... (v. 892) se rattache en fait à l’indéfini du vers 883 (εἰ δέ τις...) ; le passage aux implications que le Chœur formule en son propre nom (cf. με, introduisant le mouvement de l’antistrophe) ne s’opère que dans la dernière phrase, avec εἰ γὰρ... Si, avec τí δɛῖ με χορɛύɛιν, la question métaphysique du « sens » se trouve posée, en raison du renversement de toutes les valeurs (αὶ τoιαíδɛ... τίμιαι), l’interrogation des vers 892-894 pourrait formuler le degré ultime de la transgression atteint dans la strophe, et celle des vers 895 s. en tirer la conséquence ou en expliciter la signification (elle ne répéterait donc pas exactement la première, « présentant une nouvelle conséquence plus concrète », Hölscher, 1975, p. 387).
64Les interprètes ont principalement situé la corruption dans la forme ἔρξεται, parce qu’il est tentant d’y voir paléographiquement une dittographie (après le vers 890 ; voir, par exemple, Hermann, ou plus récemment Schadewaldt, l.c., p. 481 : « mit Recht übereinstimmend für korrupt geltengeltenden...» ; Hölscher, 1975, p. 387 et n. 31 : « des einzigen mit Sicherheit entstellten... » ; Müller, 1967, p. 277 : « ...sprachlich sicher, dass ἔρξεται nicht geduldet werden kann » ; etc.) et que l’itération du mot « avec un sens et dans un contexte différents » a paru stylistiquement intolérable (surtout, ajoute Winnington-Ingram, « with ἕρξεται intervening », 1971, p. 130 et n. 61). On peut arguer en sens contraire et montrer que la reprise du même terme souligne la corrélation des deux actions : « il ne recule devant rien, du côté de la violation, comment pourra-t-il se garder... ? ». L’itération accentuerait le lien entre ἔρξεται, ἢ... ἕρξεται (v. 890 s., deux verbes fortement unis par les phonèmes, voir la note précédente) et la conséquence provoquée par l’outrance des violations, avec τíς... ἐν τοῖσδ’... Longo, tentant une analyse du texte transmis, achoppe sur ἔρξεται, dont le rapport avec ἀμύνɛιν lui paraît difficile à justifier : « qual uomo mai... potrà astenersi (ἔρξεται) dal tener lontani, con ira (ϑυμῷ, comitatif), dalla sua vita (ψυχᾶς) i dardi ? » (avec Diano, Saggezza, p. 154, n. 1, et p. 160, il fait des « traits », non déterminés, les menées des conjurés préparant le coup d’Etat oligarchique, selon Thucydide, VIII, 66 ; voir ad v. 873). La « colère », reste de l’interprétation traditionnelle (option 2), s’accorde mal dans la phrase, et dans l’intrigue politique esquissée par le contexte, avec la menace externe ; les termes voisins de ϑυμῷ et ψυχᾶς doivent entrer dans une relation signifiante, par une analyse des mouvements psychiques ; la distinction pouvait être la condition permettant de découvrir la fonction syntaxique de ἔρξɛται face à ἀμύνɛιν (voir ci-dessous). Du moins Longo s’est-il efforcé de voir quel sens on pouvait tirer des mots existants, alors qu’en déclarant d’emblée que ἔρξεται (« repeated from 890 ») est corrompu et que ϑυμῷ comme βέλη, « unless further specified », sont inintelligibles (Dawe), on ne tient plus que l’attente d’un sens pour lequel il faut introduire d’autres mots (voir ci-dessus, l’option 3).
65L’analyse syntaxique peut se libérer de ces hypothèques si l’on admet que l’« homme », s’il n’est pas le coupable, voué par le Chœur à la vindicte, n’est pas non plus le portevoix de l’indignation qu’il suscite (un substitut du « moi », avant le retour à la première personne dans la phrase finale). La question reste sur le plan objectif de la transgression, elle envisage le sort du criminel, mais sans le dénoncer : elle formule à son sujet une certitude théorique qui n’est mise en question, par hypothèse, que dans la phrase suivante (avec εἰ γὰρ...). La certitude est formulée avec un pathos d’autant plus soutenu qu’elle doit apparaître comme telle, dans sa fonction de nécessité vitale.
66Si le sujet τíς... ἀνήρ désigne l’auteur des actions hybristiques, le τις même du vers 883, avec la valeur prégnante de ἀνήρ dans le sens de « humain », impuissant à lutter contre la destruction qui l’engloutit (cf. Ellendt, s.v. ἀνήρ, p. 62 : generis humani consortem...), et que, d’autre part, ἐν τοῖσδε résume la situation créée par la volonté générale de transgression, les « traits » (βέλη), qui ne sont pas déterminés dans la phrase si l’on conserve la leçon ϑυμῷ, peuvent être identifiés avec les coups du châtiment que ses actions lui réservent dans leur logique propre (c’est même, il semble, le seul référent imaginable qui permette de justifier naturellement βέλη, dépourvu de déterminant ; avec la même valeur du mot, Hermann, 1833, corrigeait le texte pour introduire un déterminant précis, dont on peut se passer ; voir ci-dessus, l’option 3). Le Chœur se demande quel homme pourrait avoir la force, en usant de son « cœur » (ϑυμῷ, avec la valeur d’un instrumental), de se défendre contre les traits qui l’assaillent — ne succomberait-il pas de lui-même par épuisement ? βέλη doit être pris comme le complément du moyen ἔρξεται, l’objet que l’on tient écarté de la personne protégée (cf. LSJ, s.v. ἔργω, II, 2 ; dans Iliade IV, 129 s., ἀμύνειν et ἐέργειν sont étroitement associés : Athéna écarte le trait lancé contre Ménélas, βέλος... ἄμυνεν, elle le repousse loin de son corps, τόσον... ἐέργεν [βέλος] ἀπò χροός), mais ψυχᾶς n’est pas dans la phrase un deuxième complément de ἔρξεται, désignant l’objet préservé (« loin de... »). Il semble qu’il faille, pour construire l’infinitif ἀμύνειν, qui ne peut pas dépendre directement de ἕρξεται, réunir, dans un groupe autonome à valeur consécutive ou finale, ψυχᾶς et ἀμύνειν : « de façon à les tenir éloignés de son âme », selon la construction Τρῶας ἄμυνε vɛῶv (Iliade XV, 731) ; « repousser » pour « protéger ». La phrase distingue ainsi deux zones de la défense, un rempart plus extérieur où agit le « cœur » (ϑυμῷ) comme siège de la volonté et des décisions, et la citadelle de l’« âme » (ψυχᾶς), principe de vie, qui s’écroule aussitôt que le rempart n’est plus tenu.
Vers 895 s
67Avec le démonstratif : « ce genre d’actions » (τοιαíδε πράξεις), c’est sûrement l’ensemble des conduites engendrées par le mode d’être hybristique qui est désigné ; l’honneur dont elles jouissent marque le renversement des valeurs dans le triomphe de l'hybris sur la règle. Il n’en résulte évidemment pas que la question précédente, τíς ἔτι..., v. 892-894, exprime déjà une réaction face à l'abolition de l’ordre, le « car si... », comme on l’a souvent soutenu, supposant que les Thébains ont auparavant donné voix à leur indignation (voir la note ad v. 892-894, l’option 2) ; c’est l’opinion, par exemple, de Kamerbeek : « this is ciear only when the meaning of the preceding words amounts to :’everybody will be inindignant’...» ; ou de Hölscher, 1975, p. 388 : « das Verbietende (dans τί δɛῖ) muss in der vorhergehenden Frage liegen : in dem Unvermögen der Seele, sich des ’Unmuts’ zu entschlagen » ; voir Bellermann : « Unwille ziemt sich hier ; denn... » ; avec l’option 3 : « le châtiment est inévitable », on continuait : « car sinon, la pratique religieuse n’aurait plus de raison », cf. Wolff ; ou Burton, The Chorus, p. 167 : « γάρ... gives the reason for the preceding remark : ’[I say this] because if..., why should I... ?’ ». La phrase marque juste une opposition, que l’attribut τίμιαι fait clairement voir : « si la malédiction que je dis ne frappait pas, si les actions hybristiques étaient honorées, au heu de Dikè... » ; c’est à l’hypothèse contraire à l’attente que répond la question : « pourquoi alors... ? », et au désespoir, ou à l’expérience de l’absurde, qu’elle suppose. La particule γάρ, comme il arrive, porte sur le cas où l’hypothèse décrite ne serait pas vraie (« for otherwise », cf. Denniston, Greek Particles, p. 62 ss. ; voir, par exemple, au vers 318 : « car sinon — si je n’avais pas manqué d’observer le principe »).
68La question s’enchaîne bien ainsi ; elle est complètement détachée de la première, qui tirait la conclusion du cas de l'hybris conduite à sa perte ; or, si cette règle, énoncée dans la première antistrophe, ne valait pas, toute action rituelle serait dénuée de sens. Les dieux s’étant retirés, pourquoi continuer à les honorer ? Ce serait absurde que de s’adresser à des absents, à un partenaire sans existence. La rupture n’est pas déclarée parce que la protection, demandée à la fin de la strophe précédente (... προστάταν ἴσχων ; cf. Müller, 1967, p. 286), vient à manquer, mais dans l’hypothèse où le dieu se serait démis des fonctions que ce même vers (v. 882) lui demandait instamment de remplir. La danse (χoρεύνειν) est un moment culminant dans la célébration des fêtes, et se prête à symboliser la vénération et le culte rendu aux dieux ; le terme a souvent été compris ainsi (cf. Wunder, Bellermann, Jebb ; « was tanzen wir noch vor den Göttern ? », Wilamowitz ; voir aussi la glose de Moschopoulos : πανηγυρíζειν τοῖς ϑεoῖς).
69En même temps, quand on dissociait la phrase de l’ensemble de l’argumentation du chant, on pouvait être surpris de voir le Chœur, après la profession de pureté du début, exprimer un doute radical, et passager tout à la fois, puisque dans la prière finale il a retrouvé sa confiance (voir la description de ce va-et-vient dans le sentiment religieux du Chœur chez Campbell) ; certains, au XIXème siècle, ont estimé que le Chœur ne pouvait pas être allé si loin. On doutait donc du texte, en se servant de la scholie inintelligible qu’on lit dans L et Ʌ (cf. Colonna, et dans P, collationné par Dawe) après χoρɛύειν : πoνɛῖν ἤ τοῖς ϑɛoῖς, pour atténuer la force négative (la glose conservait peut-être quelques bribes d’une leçon plus authentique, cf. Nauck : « das frevelhafte Treiben der Gottlosen kann den frommen Chor... nicht... von der Verehrung der Götter... abziehen » ; le découragement lui paraissait plus approprié : πoῖ δɛῖ µ’ ἔτι λɛύσσειν ; « où trouver conseil et consolation ? »). Le Chœur avait beau être dans le désespoir, on ne pouvait pas admettre que les principes de la vénération fussent eux-mêmes mis en question, voire même que le Chœur eût perdu le plaisir qu’il prenait à danser (voir la série de corrections qui à χορεύειν substituaient un autre terme chez Nauck, Anhang, p. 171 : τί δεῖ με ϑυοσκεῖν, Wecklein ; τί δεῖ μ’ ἐφορεύειν, Ο. Hense ; τί δεῖ μ’ ίερεύειν, Gleditsch, Cantica, p. 83, et son Kritischer Anhang, p. 243 ; et l’ironie de Bellermann, Anhang, p. 169).
70La danse figure ici l’acte religieux par excellence, incluant tous les autres rites dont l’observation incombe aux citoyens de Thèbes, selon les lois qui règlent la vie des cités. C’est donc bien sur le sens du culte qu’ils s’interrogent pour mettre en évidence le lien qui rattache l'accomplissement des actions symboliques du rite au maintien des lois morales et sociales. Certains critiques ont souligné le rôle de la danse dans le culte de Dionysos pour situer la portée du terme dans le contexte concret de la représentation théâtrale (cf. Schneidewin ; Blaydes : « ’... act the part of Chorus ?’... this explanation would oblige us to suppose the Chorus to have forgotten the historic character they represent » ; Campbell) ; certains auteurs concluent à une double application, générale et particulière, liée aux évolutions du Chœur dans l’orchestra (voir, par exemple, Kamerbeek, ou Winnington-Ingram, 1971, p. 130 ; Burton, The Chorus, p. 167 : « the conclusion... emphasizes both the significance of Greek Tragedy as an act of worship and the chorus’s concern for the maintenance of belief... »), alors que pour d’autres le poète s’adresserait franchement à son public pour fustiger la dépravation de leurs moeurs. Cette opinion émane de critiques aussi différents que Schadewaldt (« vom ersten Wort an schwebt dem Chor die drohende Vernichtung seines Berufs als tragischen Chores... vor. Indem er sich nun aber im einzelnen die Erscheinungen des um sich greifenden Verfalls der Frömmigkeit und Rechtlichkeit vergegenwärtigt... » [Hellas und Hesperien, I, p. 478 ; cf. p. 481 s. : « die stufenweise Verfolgung der Verfalls... bis zu jener Allgemeinheit..., in der der Beruf der Tragödie aufgehoben erscheinen muss »]) ou Longo (« perché...ché... eseguire la danza..., che è il nucleo rituale della tragedia. Chi parla è il corifeo, ma attraverso di lui è il poeta, che si chiede ’perché rappresentare ancora tragedie ?’, in un momento in cui l’empietà trionfa »). Le chant fournit ainsi un témoignage sur la corruption de la société après l’irruption de la peste, qui vaut celui de Thucydide, et sur le sentiment de révolte de Sophocle. Depuis Brunck, on supposait que la strophe dénonçait les agissements d’Alcibiade (voir les notes précédentes).
71La loi du genre autant que la cohérence de la pensée poussent à laisser la réflexion du Chœur dans le cadre qu’elle-même se fixe. Le « moi » du Chœur est celui du sujet lyrique, formé par les citoyens de Thèbes, et il ne quitte pas son rôle ni ne dit plus qu’il ne sait (« their words may carry a significance beyond — and even contrary to — their conscious thought », Winnington-Ingram, Sophocles, p. 200) ; la danse sacrée fait partie, comme la consultation des oracles, de la règle sociale. C’est en son nom que, face aux héros, il s’exprime.
Vers 897-901
72Le référent de τάδε fait problème. De façon générale, on est resté à l’affût d’allusions précises à l’affaire thébaine discutée dans l’épisode ; or les trois sanctuaires nommés dans les vers 897-899 sont consultés pour leurs oracles (pour Olympie, il est vrai, le scholiaste laissait en suspens s’il s’agissait de l’activité divinatoire rattachée au sanctuaire, ἢ διὰ τῶν σημείων ὅτι καὶ ἐκεῖ μαντεύονται ὡς καὶ Πίνδαρος — voir Olympiques VI, 5 et 65-70, cf. Ζηνòς ἐπ’ ἀκροτάτῳ βωμῷ... χρηστήριον ϑέσϑαι ; VIII, 1-7 —, ou de la fête, qui était une manifestation religieuse que le Chœur devait inclure dans sa mise en question radicale, ἢ ἐπὶ τῶν πανηγύρεων ὅτι καὶ τῶν τοιούτων ἀφέξομαι εἰ μὴ ταῦτα φανερωϑῶσιν), et, aux vers 906 s., le Chœur exprime le désarroi que lui inspire le non-accomplissement de la prophétie faite à Laïos (voir Kamerbeek). C’est donc à la mise en garde signifiée au père d’Oedipe que le pronom a été le plus souvent, et dès les scholies, rapporté : εἰ μὴ ταῦτα, <τὰ> τῶν χρησμῶν, ἢ τὰ λεχϑέντα ὑτò Ἰοκάστης φανερὰ καὶ κατάδηλα γένηται... (de même Moschopoulos : τὰ τῶν χρησμῶν ; pour χεφόδεικτα : φανερῶς, voir aussi Planude : διὰ τῶν χειρῶν δεικνύμενα, φανερά, δῆλα ; et pour ἀρμόσει : ἀποβήσεται). Les mots devaient se plier au sens présumé (Brunck réunissait χεφόδεικτα et ἀρμόσει dans une expression unique : nisi haec oracula omnibus mortalibus probabuntur) ; pour que ἀρμόσει ne soit pas réduit à un simple « est » ou « est à la fin » (cf. Moschopoulos), on a tenté de poser la valeur de « s’accorder » (nisi haec... congruerint, Musgrave ; congruent, Hermann), mais, comme le datif, selon la compréhension adoptée, était pris avec l’adjectif (adeo perspicue, ut in exemplum cedant digito ab omnibus monstrandum, Musgrave), il fallait en pensée (le verbe était pris absolument) suppléer le complément (eventui), montrant que la parole du dieu était conforme à l’événement (voir aussi Campbell, dans la première éd. : « if these things shall not coïncide manifestly in the face of all mankind... i.e. the common issue of the prediction and the event »). Wunder, prenant le référent pour certain (non puto... ut τάδɛ... aliud significetur quam... oracula...) et posant donc que le contenu de la phrase portait sur la conformité de l’oracle (sensus... hic... : nisi oracula illa verissima esse omnes intelligent), avouait cependant qu’il était arrêté par αρμόσει, parce que le sens de congruere ne lui paraissait pas convenir ici (il ne voyait pas non plus à quoi rattacher de préférence le datif). Les auteurs, dans la suite, se sont satisfaits d’une valeur générale (sans plus se préoccuper du complément attendu avec « être en accord avec ») comme « se réaliser » (« ’shall turn out’, lit. agree, correspond with the resuit... and so be confirmed », Blaydes ; « eintreffen », à savoir « stimmen », Bellermann ; voir ci-dessus Campbell : « coïncide » ; « fit », Dawe) ou simplement « être juste » (s’ajustant : « corne right », Jebb ; Burton, The Chorus, p. 167). Il était difficile cependant de ne pas réintroduire l’accomplissement répondant à la prédiction : « si ces prédictions ne concordent pas avec l’événement », Masqueray ; « ... if the predictions and the events do not match », Dawe.
73Le datif était tantôt rattaché à χειρόδεικτα, comme chez Musgrave (cf. Blaydes : « so as to be clear to all mortals », ou Jebb : « so as to be signal examples for all men » ; cf. Masqueray ou Dawe), tantôt rapproché de ἀρμόσει avec la valeur d’un datif du jugement (« aux yeux de », cf. Bellermann : « für das Bewusstsein aller Menschen »), quand on ne combinait pas l’une et l’autre constructions (cf. Campbell : « depending partly also on χειρόδεικτα » ; ou Kamerbeek, pour qui le « partly also » se situe plutôt du côté du verbe).
74La référence à l’oracle a encore été défendue plus récemment par Winnington-Ingram (1971, p. 131 et n. 67 = Sophocles, p. 198 et n. 59 : « it is this oracle — donné à Laïos — that is primarily in their minds », en second lieu l’oracle reçu par Oedipe), par Hölscher (1975, p. 388 s.), par Burton (The Chorus, p. 167). Tout en conservant la référence des oracles, mais sans y reconnaître une action sacrilège de la part d’Oedipe ou de Jocaste, Schadewaldt (Hellas und Hesperien, I, p. 482) l’étend à l’ensemble des actes cultuels qui, « montrés du doigt » (pour être honorés), sont bons pour tous (acceptés par tous) ; Hölscher restreint la référence à la teneur communiquée par les oracles ; le Chœur, avec αρμόσει, exprimerait le souhait d’une issue malgré tout salutaire ; quant à Müller (1967, p. 282), il était revenu, contre Schadewaldt, à l’interprétation traditionnelle, en l’accentuant : τάδɛ était proprement « le cas » que représente la faute d’Oedipe pour les Thébains, qui réclament un châtiment. Ce n’est cependant pas Tunique option proposée ; d’autres interprètes, plutôt que de rapporter le pronom à ce qui suit plus loin aux vers 906-909, ont insisté sur la relation qu’on pouvait établir avec les démonstratifs précédents, ἐν τοῖσδ’, v. 892, et αἱ τοιαίδɛ, v. 895 (cf. Schneidewin ; les deux options n’ont pas toujours été considérées comme strictement exclusives Tune de l’autre ; voir Roussel : « ... il s’agit... des oracles. Mais les sacrilèges impunis... sont compris... », ou Kamerbeek : « in the vague τάδε the idea of the unpunished crime and the wish for its punishment are implied »). Or, dans les deux autres cas, il s’agit de toute évidence des transgressions de l'hybris. Mais si τάδε se réfère aux actions hybristiques de la strophe, on ne peut directement les assimiler ni à « la foi en la vertu » (Hartung), ni, négativement, au « châtiment qui menace l’absence de foi » (« die... Strafe für den Unglauben », Wolff, selon l’interprétation qu’il suit aux vers 892-894), ni, plus globalement, aux considérations du Chœur (« diese meine — gegen Götterverächter und Frevler gerichteten — Worte », Bruhn ; cf. Earle). Si Ton introduit un contenu plus abstrait ou dogmatique, c’est que ἀρμόσει, qui, dans cette interprétation, a naturellement πᾶσιν... βροτοῖς (qui encadre le verbe) pour complément (« will apply to all men », Earle), demande un sujet positif, qui ne peut donc pas être celui des autres démonstratifs. Le détour peut être évité si l’on reconsidère la traduction de χειρóδεικτα que les tenants de ce dernier sens n’ont pas en même temps remise en question (« demonstrable », Earle, comme un adverbe ; Nauck était plus hésitant : « scheint zu bedeuten manifesta »). Mazon propose une traduction « selon le sens » : « si tous les humains ne sont pas d’accord pour flétrir de telles pratiques » ; Kamerbeek la critique à juste titre parce que μὴ... πᾶσιν ὰρμόσει ne peut pas être pris pour un équivalent de « désapprouvent » (le jugement que l’on fait exprimer au datif est transféré sur le sens du verbe ; c’est le cas aussi quand on adopte un contenu positif pour τάδε ; voir Müller, 1967, p. 282 : « hier bedeutet ‘allen Menschen passen’ soviel wie : den konventionellen Vorstellungen des durchschnittlichen Menschen entsprechen... » ; Schadewaldt, Hellas und Hesperien, I, p. 482 ; l’analyse que Hölscher fait de la phrase, 1975, p. 389, montre clairement que l’on passe de l’adaptation ou de la convenance à « recht sein », au sens de l’approbation). La réprobation doit être exprimée dans l’adjectif (un hapax), qui, plutôt que « persuadant par son évidence », « manifeste », « palpable » (cf. Roussel), doit évoquer un objet « que l’on montre du doigt pour le dénoncer » (cf. Longo : « ’mostrate a dito’, in atto di denunzia e di condamna »). Au vers 1332 de l’Agamemnon, δακτυλοδείκτων... μελάϑρων (que rapproche Longo) a parfois été interprété de la même manière (voir Dindorf ou Blomfield), mais la valeur là-bas est positive : « montré du doigt pour l’opulence », et donc « admiré », « envié » (voir Fraenkel, ad l., p. 627 ; Judet de La Combe, Agamemnon 2, p. 296). Avec cette valeur, τάδε peut se rapporter, selon le contexte, aux actions hybristiques, et ἁρμόσει être pris dans son acception propre de « s’accorder à ». Il semble que l’adjectif, qui porte l’accent, doive être pris dans une fonction prédicative (cf. Longo). Le jugement dans la phrase est alors exprimé par la relation entre τάδε et χειρóδεικτα, et cette proposition réprobative, et donc l’acceptation des valeurs qu’elle suppose : « comme telles, à savoir répréhensibles », doit être chose « adaptée », « s’accordant » (objectivement) à tous les hommes (sans doute ne peut-on pas, comme le fait Longo, pousser jusqu’à « se tutti non saranno d’accordo nel mostrare... »).
75Comment interpréter le choix des sanctuaires ? H.W. Parke, The Oracles of Zeus. Dodona, Olympia, Ammon, Oxford, 1967, p. 186, invoque le regroupement de trois « typical seats of prophetic inquiry » dans le chapitre sur l’oracle d’Olympie, pour en conclure que le passage ne peut servir de témoignage sur la pratique à l’époque de Sophocle, puisque le sanctuaire d’Abai en Phocide, détruit par Xerxès, n’avait pas été restauré (mais ne l’avait-il pas été pour être à nouveau détruit par les Thébains au IVème siècle ? cf. RE, s.v. ; voir Hérodote, VIII, 33 : ἧν δὲ καì τότɛ καì νῦν ἔστι χρηστήριoν αὐτόϑι). La mention d’un oracle de Zeus à côté des sanctuaires d’Apollon reproduit l’association mise en lumière dans la Parodos (voir v. 151) et le Premier Stasimon (voir v. 470, 498 s.). Apollon intervient au service de Zeus. Si, d’autre part, il est lui-même représenté par un deuxième oracle, c’est sans doute que cet autre lieu (plus proche de Thèbes), à côté du « nombril inviolé » (voir ad v. 480), est là pour les multiples sanctuaires qui témoignent de l’omniprésence de la parole delphique. Emanant d’un centre, elle se propage en tous lieux.
Vers 902-905
76La formule rituelle, accompagnant l’invocation dans les prières, εἴπɛρ ὄρϑ’ ἀκούεις, a été rapportée au nom même de Zeus par Thomas, incluant les attributs dans l’appellation du dieu (ɛἴπɛρ ὀρϑῶς κ. ἀληϑῶς Zɛὺς ἀκούεις κ. ὀνομάζῃ ; cf. Neue) ; mais elle porte sûrement sur l’un des attributs ; les auteurs, quand ils se sont décidés, ont hésité entre κρα. τύνουν, qui précède (Hartung, Earle, Kamerbeek, Longo ou Dawe : « if you are rightly called ’ruler’ »), et πάντ’ ἀνάσσων, qui suit (Brunck : o qui imperas, si rite vocaris omnium rector ; Erfurdt ; Hermann, en 1833, avec πάντων — mais πάντα est adverbe, cf. Schneidewin — et la suppression de Zεῦ ; Wunder ; Schneidewin, Nauck et Bruhn ; Campbell, Mazon ou Schadewaldt ; certains ont supposé que les deux attributs formaient une unité, le second développant le premier ; ainsi Blaydes, Wolff et Bellermann ; Jebb, il semble). L’alternative sans doute n’existe pas réellement. La différence est en effet appréciable. Je précise ici l’analyse proposée pour ce passage dans Agamemnon 1, p. 207, qui, par souci d’opposer l’épiclèse au nom du dieu, ne distingue pas assez clairement entre les deux attributs. Avec la première option, la portée de la formule, qui a pour fonction d’inclure la totalité des noms appropriés dans l’attribut particulier dont le choix est toujours arbitraire et inadéquat (voir Agamemnon 1, p. 208), serait comme annulée par l’introduction d’un second attribut presque synonyme, non coordonné (par ἤ par exemple). Si on la fait par contre porter sur le second attribut et que le pouvoir universel (πάντ’ ἀνάσσων) est un titre de la divinité suprême rattaché au vocatif Zεῦ, le participe κρατύνων est par là-même différencié sémantiquement : « ... si tu es bien désigné par ce nom essentiel de souverain absolu, de ἄναξ universel », la proposition vient justifier l’actualisation effective du pouvoir dans la première épiclèse : « ô toi qui as le pouvoir (le κράτος) de faire ce que je te demande ». L’extension de l’empire à la totalité des domaines (πάντα), caractérisant le dieu suprême, instituant l’ordre de la justice, peut être mise en relation avec le dédoublement (fortement souligné par la variation d’un même phonème, σὲ τάν — τɛ σάν) qui distingue, dans la personne du dieu, la force active et confronte ce sujet agissant avec la charge (ἀρχάν) qui lui impose le maintien de la loi.
77La prière finale rejoint ainsi la prédication du début ; elle présentait la dépendance conceptuelle de la fonction divine à l’égard de l’ordre naturel qui la fonde. Comment pourrait-elle ne pas préserver sa raison d’être ? Les attributs distinctifs de la puissance « immortelle », dérivés de son énergie constante, sont repris à la fin dans une requête d’actualisation (μὴ λάϑοι ~ μήποτε λάϑα..., v. 869 ; ἀϑάνατον aἰέv ~ οὐδέ... ϑνατὰ φύσις, ν. 868). L’interruption est si contraire à la définition qu’elle s’inscrit par elle-même dans l’absurde ou dans l’impensable.
78Le manque d’un sujet exprimé semble procéder d’un emploi remarquable de la figure de la prétérition. Elle dispense de le chercher dans le contexte proche. Le plus simple était de reprendre τάδε du vers 900, avec le référent que l’on y donne au pronom (voir ad l.), soit la réalisation de l’oracle (cf. Jebb), soit les crimes (voir Roussel, Mazon ou Longo), ou les deux à la fois (cf. Kamerbeek ; pour Schneidewin, τάδε, à savoir les crimes et le contenu des vers sur l’oracle qui suivent, v. 906-910 ; pour Campbell, ces derniers seulement ; le scholiaste fait état d’une interprétation qui, avec φϑίνων pour φϑίνοντα au vers 906, tirait le sujet, « le mort », de la phrase suivante : γράφε φϑίνων ἴv’ ᾗ μὴ λάϑοι σε ὁ Λάιος φϑίνων ἀλλὰ δείξαις αὐτοῦ τòν ϑάνατον) ; ou bien, de façon plus globale, l’accusation que l’on portait dans la strophe et l’antistrophe (« was ich hier anklagend ausgeführt habe », Bruhn), si bien que l’on pouvait aussi hésiter entre τάδε et un sujet plus personnel (« ... or rather ’the author of this deed’ », Blaydes). L’omission peut fournir le signe d’une présence continue, depuis le vers 883, de l’homme hybristique, dont le déchaînement (v. 883-886, v. 889-891) est tour à tour évoqué par ἐν τοῖσδ’ (v. 892), par αἱ τοιαίδε πράξεις (v. 895) et par τάδε (v. 900). On ne modifie pas cette structure, qui laisse son unité au troisième volet du triptyque (strophe 2 et antistrophe 2), quand même on préfère suppléer τάδε en raison de la proximité, mais le masculin est peut-être plus approprié au verbe λάϑoι et pourrait rappeler en outre, de façon significative, la situation du Premier Stasimon (antistrophe 1).
Vers 906-909
79La particule γάρ établit une relation causale entre l’appel à la vigilance de Zeus (v. 902-905) et la non-confirmation de la prédiction apollinienne (voir la scholie : τὰ γὰρ ἐπì Λαΐῳ ϑεσπισϑέντα ἐκφαυλίξεται ὑπò Ἰοκάστης καὶ παραγράφεται καὶ ψευδῆ νομίζεται). On ne peut pas supposer que le Chœur demande à Zeus de poursuivre les époux parce qu’ils ont douté du dieu. N’avaient-ils pas toutes les raisons de le faire ? En réalité, la non-validation est présentée comme un symptôme d’une pathologie du divin qui ouvre les voies à la prolifération de l'hybris. Le déferlement de la violence naturelle est endigué par le rempart que lui opposent les dieux. Si, comme le démenti apporté par l’événement peut le faire craindre, ils ne vaquent pas à leurs affaires, leur déficience donne corps à des menaces partout présentes.
80C’est donc bien elle que la phrase met en valeur pour justifier le recours à Zeus : le dépérissement que révèle la contradiction entre l’éclat naturel d’Apollon et son image ternie (κοὐδαμοῦ... ἐμφανής). Si l’on donne à ἐξαιροῦσιν le sens de « supprimer, annuler » (ἀντì τοῦ ἀφανíζουσιν dans la scholie ; tollunt, evertunt, Hermann, justifiant ἐξαιροῦσιν d’Erfurdt et Elmsley contre ἐζαίρουσιν de Brunck et de la vulgate ; cf. Moschopoulos et Planude), φϑίνοντα, dans la fonction d’attribut résultatif (cf. Schneidewin, Wolff ou Kamerbeek), a la même signification que le verbe principal. La tautologie apparaît bien dans la paraphrase des Byzantins (φθειρόμενα... ἀφανίζονται, Moschopoulos ; φϑείρονται, Planude ; cf. Thomas : ἀτιμάξουσιν... ἀτιμαζόμενα), puis chez les modernes (cf. Jebb : « are fading » pour les deux verbes, analysés en : « on les exclut comme disparaissant de la pensée des hommes », « ἐξαιροῦσιν ὥστε φϑίνειν αὐτά », Wolff et Bellermann ; « φϑίνειν ποιοῦσιν ἐξαιροῦντες », Earle). La redondance est évidente dans les traductions de Masqueray : « ils ne sont plus rien,... on les méprise », ou Mazon : « ... on tient pour caducs et Ton prétend abolir... ». Roussel tente de différencier, en revenant (artificiellement) à ἐξαίρουσιν (« on monte en épingle »), pour établir une relation plus étroite encore avec la scène de l’épisode : « on exploite cette carence des oracles » ; pourtant, dans les exemples qu’il rapproche pour la valeur de φϑίνειν : un fragment (786,5 Radt) : ἀνθεῖ τε καì φϑίνει, et Antigone, 1013, φϑίνοντ’... μαντεύματα (« présages avortés », Mazon), le sens physique (« dénué de force ») est clair. En relation avec le pouvoir de Zeus (v. 902-905), le participe doit noter la défaillance, contraire à la nature du dieu : « les traitant comme s’ils étaient d’une essence mortelle ».
81Wilamowitz, 1899, p. 76 s., défend le génitif Λαΐου (qu’on appellerait maintenant pertinentif) contre les corrections (voir ci-dessous Nauck, Mekler), mais, s’il discute le passage, c’est en fait parce qu’il croit pouvoir en tirer, sans doute à cause du pluriel, qu’il serait fait allusion ici à un recueil d’oracles, sous le nom de Laïos (Hérodote, V, 43) : « selbst für Sophokles und Euripides halte ich die Benutzung z.B. der Laiosorakel an sich für wahrscheinlich, und unsere Stelle liefert den Beweis » (l.c., p. 77) ; l’entretien de l’épisode serait bien à l’origine de la réflexion (voir aussi Kamerbeek), mais le Chœur flétrit un état d’incroyance plus général (« darauf allein kann der Chor hier nicht zielen : er fährt ja fort : κοὐδαμοῦ... », Bruhn). L’« idée » de Wilamowitz est reprise par Dawe, qui, en relation avec l’absence de sujet spécifié (ἐξαιροῦσιν), pense que l’allusion à ce recueil pourrait contribuer à expliquer le ton des vers (« which seem to hint at a more general decline in religious observance »). Si l’objet de la réflexion transcende la réalité thébaine (cf. Bruhn), pourquoi serait-il placé sous le nom de Laïos ?
82L’analyse syntaxique reste en principe tributaire du complément que la lacune du vers 906, quand on l’admet (voir ci-dessous), permet de conjecturer. Quatre solutions ont été prises en compte dans les éditions récentes ; elles se rattachent toutes à des propositions antérieures.
On peut se contenter d’indiquer la lacune, comme Longo, après Λαΐου ; il manque une dipodie iambique par rapport à ϑυμῷ βέλη, dans la strophe ; si l’on situe la lacune avant Λαΐου, un crétique et une longue (quand on ne corrige pas en ϑɛῶν βέλη). Comme la phrase, n’était le mètre, se suffit à elle-même, il est difficile de se prononcer sur la nature du mot à suppléer. Pour la lacune indiquée avant le nom, on se reportera antérieurement à Dindorf, Nauck (corrigeant Λαΐου en Λοξíoυ ; suivi par Earle ; Δαλίου, Mekler), Tournier, Masqueray ; après le nom, Campbell, ou indifféremment, Bellermann ; Earle, dans l’apparat.
La crux qu’a présentée l’analyse syntaxique des vers 892-894 (voir ci-dessus ad l.) a conduit parfois à renverser les données. On a pu considérer, comme le fait de nouveau Colonna (voir la note critique dans son édition, p. 195 s.), que le texte était complet ici (ce qui peut se soutenir), mais interpolé dans la strophe (ce qui revient à le mutiler ; voir ad l.). Voir antérieurement Hermann, 1833 (n’éjectant pas ϑυµῶν βέλη, comme Colonna, mais ἔρξεται), Hartung, Dindorf (fortasse), Wolff ; Wilamowitz, 1899, p. 76 ; Bruhn : « der Vers ist kürzer... ; aber jener ist unverständlich, dieser bedarf keiner Erweiterung ».
Pearson écrivait Λαΐου παλαιὰ (voir aussi Friis Johansen, p. 243 s.), qui est une variante dans G (au-dessus de la ligne ; l’indication n’est pas donnée par Dawe, B.T. ; cf. Studies, p. 246 : « παλαιά is absent from... G ») et se lit dans LA et A, et certains manuscrits récents (Xr Xs Zc, chez Dawe) ; avec l’ordre inversé, la leçon παλαιὰ Λαΐου est dans V (Dawe la signale aussi pour H D Zr, O s.l., et πάλαι Λαΐου pour N, O in lin.). C’était le texte des « anciens éditeurs », que Hermann retenait encore en 1823 (ajoutant d’abord un μέν, puis un TOI après γάρ ; « if ϑυμῷ βέλη... has to be retained, it filis the lacuna imperfectly », Kamerbeek), à la suite de Brunck, Erfurdt, Emsley ; ce dernier note cependant que παλαιά n’était ni dans le texte que commente la scholie, ni dans celui de Triclinius, qui, pour compléter le vers, ajoutait un ὡς ἐμοì δοκεῖ, τὰ..., « faute de mieux » (εἰ δέ τις βέλτνόν τι νοήσει, τοῦτο τεϑήτω), ni dans la Souda, s.v. ἐξαιροῦσιν, e 1583 Adler. Hermann, en 1823, citait le scholiaste, dont le commentaire fait penser que παλαιά glose φϑίνοντα (ἀντì τοῦ παλαιά, παρεληλυϑότα), et que l’explication a été introduite dans le texte par un grammairien (voir aussi Hartung, Campbell, Earle, Kamerbeek ou Colonna, Praefatio, p. XXIII) — s’il s’agit de rétablir une responsio, même imparfaite (ce que Dawe, Studies, p. 246, juge improbable), on y tient un indice en faveur de la lacune au vers 906 —, et rappelait aussi la tentative de Triclinius, mais sans considérer ces observations comme contraignantes. Il lui semblait que ϑέσφατ’ demandait une épithète soulignant le caractère vénérable de l’oracle ; il imprimait παλαιά, mais soumettait en même temps à l’attention des critiques la conjecture παλαίφατα, d’après le vers homérique ὧ πóποι, ἧ μάλα δή με παλαίφατα ϑέσφατ’ ἰκάνɛι (cf. Odyssée IX, 507 ; XIII, 172) ; l’objection de Colonna, l.c., contre la conjecture de Hermann (propter fastidiosam litterarum iterationem) ne tient pas compte du modèle.
D’autres éditeurs ont estimé que le texte pouvait être reconstitué, si l’on adoptait par exemple, avec plus de conviction que son auteur, la conjecture de Hermann. Ainsi, à la suite de Kamerbeek (« has a true Sophoclean ring », rapprochant, comme Hermann, Trachiniennes, 823 ; Oedipe à Colone, 454), Dawe ; avant eux, Amdt, 1844, Linwood, Blaydes, Jebb. Schneidewin proposait Πυϑόχρηστα ; pour τοῡ παλαιοῡ (Mazon-Dain, cf. p. 117, n. 3 ; voir aussi Dain, Les manuscrits, p. 49), qui, il faut le dire, n’a pas beaucoup d’apparence, Dawe (Studies, p. 246) a raison de rappeler qu’elle remonte à Roussel ; voir encore Pfeiff (p. 24) : παλαίϑετα (plutôt que παλαίφατα ?).
83Dawe, après avoir d’abord soutenu que παλαίφατα était la bonne leçon et παλαιά dans A la forme altérée (cf. 1968, p. 7), a présenté cette hypothèse comme un modèle de reconstitution paléographique (Studies, p. 245-247). Il construit une haplographie (au stade de l’onciale) pour expliquer à la fois l’absence du mot dans L, et d’autres manuscrits, sa présence, ou son insertion erronée ailleurs. Il justifie ainsi l’excellence de la conjecture (« the ideal word », p. 247), qu’à la suite de Blaydes il donne à Linwood (1846), alors qu’elle est de Hermann, continuant à contester que παλαιά remonte à la glose que consignent les scholies. Les doutes de Colonna (Praefatio, p. XXIII) sur ce préalable sont largement fondés ; or, si παλαιά s’explique à cause de φϑίνοντα et reflète une activité savante, παλαίφατα n’a plus beaucoup de vraisemblance.
84Le plus sage est donc de poser une lacune, dont la localisation même reste incertaine.
Vers 910
85Depuis Wunder et Ellendt, et, avant eux, les Byzantins (voir Thomas, paraphrasant ἔρρɛι par καταπεφρόνηται), on identifie le « divin » (τὰ ϑɛῖα) avec la pratique religieuse (cultus deorum, Wunder ; numinis reverentia, Ellendt, s.v. ϑɛῖoς, p. 314) laissée à l’abandon (en relation avec τιµαῖς..., au vers précédent). Voir, à leur suite, Hartung : « der Glaube » ; Blaydes : « respect for the gods » (ainsi Mazon) ; Jebb : « 'religion’, both faith and observance » (cf. « religion » chez Roussel ou Kamerbeek ; « religious observance », chez Dawe) ; « the worship of the gods » (Burton, The Chorus, p. 169), etc. Quand même on traduit plus littéralement (comme Campbell ou Schadewaldt), le « divin » reste l’aspect objectif de la vénération des hommes ; or la suite du raisonnement permet d’établir formellement que le terme note ici le domaine où vivent et agissent les dieux sans considération des honneurs que leur témoignent ou que leur refusent les hommes. La prophétie faite à Laïos ne s’est pas confirmée, selon le récit de Jocaste, mais le Chœur ne condamne pas son scepticisme ou son impiété. La discordance, en l’état où l’on se trouve, révèle seulement le scandale de l’infirmité ou de la déficience divine.
Notes de bas de page
1 En partageant les opinions, Errandonea, « Das zweite Stasimon des König Oedipus von Sophokles », Hermes 81, 1953, p. 130 (voir n. 1, 2, 3), n’omet pas de mentionner comme cibles Tirésias ou Créon, mais « l’immense majorité » y reconnaît soit Jocaste (2.) (A.W. v. Schlegel, à la suite du scholiaste, 1807 ; Wilamowitz, 1899 ; parmi ses sectateurs Kranz, Robert, Croiset, Lesky, etc.), soit Oedipe (1.) (comme Campbell, 1879, p. 122), soit les deux époux ensemble (3.) (Jebb, « Introd. », p. XXII ; Masqueray, p. 172 s., n. 2, etc.). Errandonea, dans ce cadre des références directes aux personnages, non du drame, mais de la légende, a proposé d’y voir Laïos ; l’histoire de Chrysippe faisait du défunt le « criminel » condamné dans le Stasimon (p. 133 s. ; l’oracle de Laïos était l’annonce du châtiment pour ses crimes — connus du Chœur).
2 « Méprises exégétiques », par exemple, pour E. Wolf (Sentenz und Reflexion, 1910).
3 Voir, par exemple, Schneidewin, ad v. 863 : « la crainte naturelle d’attaquer ouvertement l’épouse du roi... est à l’origine du clair-obscur ». Hölscher, 1975 (p. 391), rapporte semblablement le désarroi du Chœur à « un bouleversement profond de l’âme » ; il est désorienté et découragé à cause des malheurs annoncés par l’oracle ; il y perçoit le signe d’une absence du divin, dépouillant la tragédie (ou le tragique) de son sens (voir plus loin).
4 Esquivant le problème, on dira, avec élégance ou diplomatie, que c’est bien Oedipe ou les deux époux qui sont désignés par le Chœur, mais dans la déchéance où la suite les aura montrés. Le Chœur anticipe (Mazon, 1958, p, 103, n. 1 et 104, n. 2 ; Bowra, 1944, p. 206 s.).
5 Le rappel doxographique (Errandonea, p. 130 s.) distingue a. les accusations générales (asébie, athéisme) chez Pohlenz (1930), Perrotta (1935) ; la défense de l’institution religieuse chez Schmid (1934) ; et b. les attaques personnelles : Cléon (von Blumenthal, 1936), Protagoras (Bruhn, 1910), Periclès (C.F. Hermann ; d’autres voient au contraire le politicien défendu). La liste n’est pas épuisée.
6 « Dans un sens plus large », les paroles désignent pour le spectateur la culpabilité d’Oedipe (Lange, 1858, p. 28 s., ad v. 872 ; pour la culpabilité, il invoque l’opinion de Geifers, 1850 ; Kock, 1857, contre son maître Schneidewin).
7 Voir R. Scodel, « Hybris in the Second Stasimon of the Oedipus Rex », Classical Philology 77, 1982, p. 214 : « recent interprétations have largely agreed that the chorus says more than it consciously realizes ».
8 Ce dernier renvoie à une étude de 1965 ; il revendique la priorité pour le recours (pourtant ancien) au sens second, se superposant à l’intention expressive consciente : « a significance beyond — and even contrary to — their conscious thought » (p. 133 = Sophocles, p. 200).
9 Comme Mazon ou Bowra (ci-dessus).
10 Voir 1971, p. 119, n. 1 ; p. 133 s. (Sophocles, p. 179, n. 1 ; 200 s.).
11 Réserves au sujet de cette « polémique » dans l’article récent de C. Carey, « The Second Stasimon of Sophocles’ Oedipus Tyrannus », Journal of Hellenic Studies 106, 1986, p. 179 (et n. 34, contre Müller, contre Winnington Ingram, et Saïd, qui le suit).
12 Voir Kamerbeck, 1966, p. 92 ; « Human nothingness ».
13 Voir 1967, p. 273.
14 Loc. cit., p. 275.
15 Scodel, loc. cit., p. 222.
16 Voir ci-dessus la proposition de Schneidewin.
17 Voir « The Second Stasimon of the Oedipus Tyrannus », American Journal of Philology 85, 1964, p. 119.
18 Encore selon Mazon, Bowra, etc.
19 Loc. cit., p. 120 s.
20 Loc. cit., p. 123.
21 Comme le pense Hölscher, loc. cit., p. 391.
22 Extrapolée, comme le non-sens propre à l’intuition religieuse « supérieure » de Sophocle. Lorsqu’on rejette le rejet comme une profession de foi (Carey, loc. cit., p. 179), pour rendre à Sophocle l’acceptation du châtiment (« a belief of Sophocles himself » — il n’est pas un révolté non plus...), on ne s’éloigne pas moins du sens que le chant revêt dans la tragédie. Il contredit Eschyle pour une (contestable) réévaluation, l’antithèse est ensuite abolie ; il fait comme tout le monde « like most Greeks, Sophocles no doubt regarded the punishment of wrongdoers as one of the main fonctions of the gods ». Oscillations productives, « sur place ».
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