Deuxième épisode : Jocaste, v. 698-862
p. 437-525
Texte intégral
Vers 698-862. Oedipe et Jocaste devant la reconnaissance du meurtre
Oedipe, avec une simplicité qui amorce déjà, avant toute clarification, un revirement, parce qu’elle révèle sa volonté d’en avoir lui-même, et pour lui, le cœur net, communique à Jocaste l’objet de l’altercation avec Créon : celui-ci insinue, à travers le devin, qu’il est le meurtrier du roi défunt (v. 698-706).
Cette introduction fixe un sujet qui ne sera pas repris ultérieurement : le meurtre de Laïos. Le mouvement de la scène conduit l’entretien en un premier temps, dans le passé, à la clarification des circonstances du meurtre, reconstitué par Oedipe avant qu’il n’en fasse le récit dans le cadre et la logique de son existence d’exilé, antérieure à son arrivée à Thèbes, et la fait déboucher sur la clôture de l’avenir, entre exil et « exil ».
1. Jocaste ouvre la scène par un discours (v. 707-725,) dans lequel elle cherche à dissiper l’inquiétude d’Oedipe ; en s’efforçant d’écarter l’accusation du devin par l’oracle sur la mort qui menaçait Laïos, démentie à ses yeux par l’événement, elle parvient au contraire à soutenir la thèse de Tirésias parce qu’elle fait surgir la scène du meurtre devant le regard intérieur d’Oedipe.
2. Dans la partie dialoguée qui fait suite (v. 726-770), Oedipe recompose progressivement les circonstances de la scène, à l’aide des précisions que lui procure Jocaste.
3. Dans le discours où il explique les raisons de son angoisse (v. 771-833), Oedipe revient sur les étapes de sa vie antérieure, en dehors de Thèbes :sur son enfance corinthienne, et les doutes soulevés au sujet de son origine, qui l’ont poussé à quitter sa patrie adoptive (v. 774-786), la consultation du dieu (v. 787-797), dont la réponse le tient définitivement éloigné de Corinthe, la rencontre fatale en Phocide (v. 798-813), et, à la fin, les considérations sur sa situation présente – s’il est, comme il le redoute, le meurtrier de Laïos (v. 813-833).
4. Le discours d’Oedipe est de nouveau, comme celui de Jocaste, suivi d’une partie dialoguée (v. 834-862) ; la discussion tourne maintenant autour de la faible marge d’incertitude que l’écart entre la version du meurtre répandue à Thèbes et la reconstitution de la scène vécue pourrait laisser subsister.
Vers 698-706. L’accusation du frère
L’état de colère dans lequel Jocaste, à son entrée en scène, trouve Oedipe provoque son étonnement, Elle en demande la cause (v. 698 s.). Il se tourne vers elle, laissant les Thébains en dehors d’une confidence privée (v. 700). Il accuse Créon, son frère, d’avoir comploté contre lui (v. 701). La reine veut un argument précis qui ne soit pas obscurci par la dispute (v. 702). C’est l’accusation d’homicide, que Créon n’avait pas formulée, mais Oedipe à son encontre, après que Tirésias l’avait lancée contre lui. Elle est évidente pour le roi (v. 703) ; elle s’entend dans les silences de Créon. Pour Jocaste, son frère pourrait encore ne pas être l’auteur de la calomnie (v. 704). Mais Oedipe en fait un fourbe qui s’est couvert en l’accusant par la bouche du devin (v. 705 s.).
Vers 698 s
1Si l’on fait, selon l’opinion autrefois commune (cf. Wunder, Hermann, Schneidewin), de ὅτου... πράγματος un génitif objectif, sur le modèle d’autres emplois (cf. χόλῳ... τῶν... ὅπλων, Αjax, 41 ; ὅτου ὀργήv, Philoctète, 1308 ; ainsi Bellermann ou Longo), il est difficile de rendre compte de τοσήνδε ; il faudrait en faire l’attribut de μῆνιν, ce qui va contre la structure de la phrase et l’ordre des mots. Mais si τοσήνδε est épithète, il convient de prendre ὅτου pour un génitif de cause (ainsi Campbell ou Jebb ; Moorhouse, Syntax, p. 71 ; Longo même : le génitif « tende però verso una funzione d’argomento..., di causa » ; on a un tour comparable en Philoctète, 751 s. : ὅτου τοσήνδ' ἰυγὴν καὶ οτόνον σαυτοῦ ποιεῖς ;).
Vers 700
2La préférence qu’Oedipe témoigne à sa femme ne peut pas être simplement la marque d’un dépit après la protestation de loyauté des Thébains (v. 689-696), parce qu’il estimerait avoir été soutenu par eux avec trop de tiédeur. En laissant partir Créon, il disait bien les avoir écoutés (v. 671, cf. v. 648). Le « toi », dissocié de « ceux-là » (les autres), isole une sphère distincte du domaine public. La défense construite contre les accusations du devin a eu pour effet de séparer Oedipe de la communauté sociale à quoi s’identifient ensemble Créon et le Chœur. Il s’adresse bien entendu à Jocaste, parce qu’elle continue, à la différence des autres, à s’intéresser à la querelle, qui, aux yeux des Thébains, a trouvé son dénouement, et qu’il dispose en elle d’un interlocuteur, mais le fait qu’il la distingue maintenant entre tous montre qu’il quitte de son propre chef la scène publique comme le Chœur, après la sortie de Tirésias (v. 678), a jugé bon qu’il le fît (v. 679). Le « toi » est aussi symbolique que la demande des autres de « le ramener chez lui » (κομίζειν δόμων... ἔσω). Aussi ne restera-t-il après l’explicitation qui lui est demandée (voir la note ad v. 702) plus rien de la querelle « obscure » (v. 657).
3Certains auteurs ont pensé qu’Oedipe blâmait indirectement le comportement des Thébains, qui n’ont pas voulu en dire davantage à Jocaste (v. 685 s.), τῶνδε ne serait donc pas l’équivalent de ἢ τούσδε mais de ἢ oἵδε (voir, par exemple, Blaydes, qui rapporte Tune et l’autre compréhensions, citant « Burton et d’autres » pour la seconde ; ou bien Roussel, plus décidé : « le sens est très certainement :’... que ne t’estiment ces Thébains’ »). Mais s’ils n’ont pas répondu, ce n’est pas mépris ou misogynie – ils n’ont pas manqué d’égards –, mais parce que ce n’était pas leur affaire, et en un sens ils ont tout dit. Oedipe met à part maintenant Jocaste (il finira par se détourner d’elle, v. 1078) ; il s’est décidé à parler enfin de l’affaire même qui le tourmente : ἐρῶ, et devant Jocaste, parce que l’accusation de Créon (prêtée à Créon) cache une histoire qu’il ne peut évoquer que devant elle. Il s’explique donc (γάρ) : « c’est toi que je vais prendre pour confidente », et non les gens de la ville.
Vers 701
4Kρέοντος est en prolepse, sujet de βεβουλβυκὼς έχει (qui répond pleinement à στήσας ἔχεις) ; d’autre part le fait de la querelle n’est pas inconnu de Jocaste (Kamerbeek) ; il faut donc faire dépendre le génitif de ἐρῶ au vers précédent (pour le génitif avec les verbes « dire » et « entendre », « specially developed in Sophocles », voir Moorhouse, Syntax, p. 72 s.) et ne pas y voir la réponse à la question posée par la reine (δίδαξον, ὅτου..., v. 698) : « je vais te dire, au sujet de Créon,... » (ainsi Elmsley, Schneidewin, Bellermann ou Kamerbeek, cf. Longo ; contre Hermann, Dindorf, Blaydes, Campbell : « it is about Creon » ; Masqueray, Roussel : « je vais te la dire [la cause]... : c’est Créon avec tout ce qu’il a machiné contre moi » ; Dain-Mazon ; Moorhouse, p. 71 ; sur le génitif en prolepse chez Sophocle, voir l'Anhang de Bruhn, § 17, IV, p. 19, avec, notamment, le renvoi à Ajax, 334 s.). Dire, comme Dawe (Studies, p. 240), que le génitif est d’abord là comme si βουλεύματα devait suivre,/que l’auteur a substitué à ce mot une expression plus exclamative (par « transformation »), revient à la même analyse (mais en réduisant la particularité littéraire à un fait de langue « vécue »). La prolepse a sa force (et son autonomie) dans la forme du texte tel qu’il est.
Vers 702
5La correction gratuite de A.Y. Campbell, ἐv καλῷ y' ἐρεῖς (1943, p. 33), critiquée par Friis Johansen sur la base d’un passage parallèle, Electre, 778, fournit une traduction (« provided at least that this is a time and place for a full récital ») qui pose dans la discussion des termes inutiles. On reproche au tour son manque d’élégance (Friis Johansen, p. 241). Il est certain qu’on ne peut pas relier directement le participe à ἐρεῖς, « accuser dans ce que tu vas dire », comme Mazon : « ... que je voie si tu peux exactement dénoncer l’objet de cette querelle » (traduisant en réalité le texte, corrigé, de Bruhn, ἐγκαλεῖv ἔχεις ; cf. Kamerbeek) ; seulement, si l’on subordonne la participiale, il faut encore différencier l’objet des deux propositions, qui ne peut pas être deux fois τò νεῖκος (avec Kamerbeek ; de fait Campbell, qu’il cite : « ... if in making the charge, you will tell plainly the cause of the quarrel », distingue entre la querelle – que lui cherche Créon, cf. Bellermann – et sa cause, ce que la phrase ne permet pas de faire). La différence doit plutôt s’établir entre la requête de précision, à laquelle Oedipe se soumet au vers suivant, et la nature d’une dispute, toujours équivoque (cf. v. 681-684) : « parle, pour que je voie si, tout en invoquant la querelle (obscure), tu peux me dire quelque chose de précis ». Malgré Kρέοντος au vers 701, il ne faut pas comprendre : « en accusant Créon » ([Kρέοντι] τò νεῖκος – « die Schuld am vorliegenden Streite », Bellermann), mais : « en mettant ta colère (μῆνιν, v. 699) sur le compte de la querelle qui vous oppose ». L’antithèse ne se situe pas entre l’état passionnel où se trouve Oedipe et l’objectivité qui lui est demandée dans l’explication (« pur dando espressione al tuo corrucio », Longo, suivant une tradition ancienne, cf. Erfurdt, Wunder ; νεῖκος ne désigne pas la « colère »). On n’a pas intérêt, en tout cas, à effacer la subordination et, par là, la distinction entre l’obscurité de la querelle et la clarté requise (comme Dawe, dans Studies, p. 241, admettant un mélange « sophocléen », affranchi de la grammaire conventionnelle du nom et du verbe : « speak, if you can clearly tell me of the angry accusations made in the quarrel » ; le commentaire de l’édition est plus conventionnel ; Dawe semble partir de la possibilité, qu’il rejette ensuite, de construire νεῖκος avec ἐρεῖς, et de prendre ἐγκαλῶv absolument : « if you are going to give a ciear account of your quarrel as you formulate your accusations » ; la possibilité inverse, σαφῶς ἐρεῖς, sans τò νεῖκος, n’est pas envisagée). L’histoire de l’affrontement n’est pas claire (ἀσαφές), la réponse d’Oedipe n’a rien de trouble : φονέα μέ φησι... (à savoir Créon, d’après Tirésias, v. 704 s.).
6La parole du devin (φονέα σέ φημι, v. 362) ressurgit inchangée, se dégageant dans sa netteté des brumes d’une querelle où le refus (ou l’effroi) d’Oedipe l’avait enfouie. Elle est restituée telle qu’elle fut dite, au moment où l’on abandonne l’espace de l’action publique.
Vers 703
7La formule, réduite à l’essentiel, reprend l’accusation directe de Tirésias : φovέa σέ φημι τἀνδρòς... (v. 362) ~ φονέα μέ φησι, Λαΐoυ...
8Créon n’a rien dit de pareil, mais, pour Oedipe, Créon est l’instigateur du discours de Tirésias, auquel il ne s’est pas opposé (cf. Kamerbeek). Oedipe, d’une phrase lapidaire, définit en réalité l’enjeu de la querelle (v. 701). C’est l’autre ou lui. Si ce n’est pas l’autre, ce sera lui (cf. v. 658 s., 687 s.). La réponse faite à Jocaste (« il dit que c’est moi ») retourne l’accusation proférée dans les scènes précédentes contre Créon (« c’est lui ») et, comme celle-ci n’était que la défense construite par Oedipe pour parer l’attaque du devin (« c’est toi »), revient au point de départ, annulant le mouvement intermédiaire.
Vers 704-706
9Étant donné l’opposition formulée dans la phrase, il n’est peut-être pas utile de charger ξυνειδώς d’une complicité secrète (« was he himself in the secret ? », Campbell ; « parebbe implicare... un essere a parte di un segreto », Longo, etc. ; cf. Roussel : « savoir... par soi-même, et non par un rapport »), Jocaste n’admet pas le complot. Sa question a une tout autre portée. L’accusation repose nécessairement sur un savoir, et ce savoir procède soit d’une action à laquelle Créon a assisté, soit d’une parole. Un prince ne parle pas en l’air. Or la parole est creuse en tant que telle, parce que fondée sur une rumeur ; l’action, c’est-à-dire la connaissance directe du crime d’Oedipe, est exclue, parce qu’on sait que Créon n’a pas été le témoin du meurtre de Laïos. La question double est par elle-même une réfutation. Créon n’est pas coupable, et Oedipe seulement par on-dit. La dissension n’a donc pas de lieu.
10Oedipe ne répond qu’implicitement ; il dépasse les termes de la question (cf. μὲν οὗν) : loin de savoir seulement « de première main », Créon a fait répandre l’accusation, prenant un homme de paille, se gardant de « se mouiller » lui-même. L’hypothèse explique qu’il n’ait pas parlé de l’affaire : s’il n’est pas dans le coup, c’est donc que les apparences qui masquent son jeu ont été façonnées par lui. C’est par cette intrigue fantasmée que la culpabilité de Créon peut être un instant maintenue, et la figure du devin réintroduite au centre de l’histoire. Oedipe renverse l’opposition entre la connaissance directe et la parole ; il ne s’agit que de discours. Il donne un autre sens à l’antithèse « soi-même », « un autre » ; il renonce à ἔpγῳ-λόγῳ au profit de αὐτός-ἄλλος. Le devin, au lieu d’être une source, est un porte-parole. Jocaste plaidait en faveur de la disculpation d’Oedipe. Oedipe poursuit Créon pour la calomnie qu’il fait répandre. Ces paroles vont être démolies par Jocaste ; elle n’entre pas dans la construction d’Oedipe, puisque c’est sur le terrain de la qualification des paroles qu’elle se place pour écarter l’accusation portée contre son mari. Les deux logiques s’affrontent, celle de la culpabilité d’Oedipe, pour Jocaste, qui cherche à le blanchir ; de la culpabilité de Créon, pour Oedipe, qui n’en démord pas. Oedipe parle, en termes politiques, d’auteur et de couverture ; elle, elle affronte le danger véritable, l’autorité de la parole accusatrice.
11On donnait autrefois à ἐλευϑερoĩ la valeur positive de « laisser échapper », « déverser », d’après l’usage de ἐλευϑερoστoµεīv (cf. Ajax, 1258 ; ἐλευϑερoῦν est un hapax dans Sophocle, ainsi Brunck ; Musgrave : omnium ora in me laxat) ; mais, comme on attend une opposition entre le rôle que Créon se fixe et celui qu’il réserve au devin, les interprètes ont plutôt suivi Triclinius en lisant à travers la phrase le silence gardé par Créon (Erfurdt, Hermann, Schneider, Blaydes, etc.). On s’est interrogé alors sur la valeur précise qu’il convient de donner au verbe en accord avec le complément sous-entendu : ou bien « se garder d’accuser », « tenir sa bouche à l’écart de toute accusation » (Hartung, Bellermann ; Schneidewin, Bruhn, de manière plus explicite, ou Longo) ou, avec un sens passif, « se garder d’encourir un reproche » (suam linguam penitus liberat s. excusat, Erfurdt ; cf. Campbell, Mazon, Kamerbeek, Dawe ; Blaydes ne se décide pas ; Friis Johansen, p. 241, présente les deux possibilités, mais opte pour la première). Les deux significations sont combinées chez Jebb, qui traduit : « he keeps his lips wholly pure », et paraphrase : « ... sets wholly free (from the discredit of having brought such a charge) ». Il est vrai que, prises en elles-mêmes, elles sont en fait indissociables. La discussion est sans doute gratuite : on serait sur un terrain plus sûr si le complément était tiré du contexte ; on peut poser κακουργίας, mais à condition de faire, dans la proposition précédente, de κακοῦργov l’attribut de µάντω ; non : « ce coquin de devin », mais : « il m’a envoyé le devin comme un malfaiteur (au sens strict), à savoir : pour faire le mal », puis : « pour lui, il s’est parfaitement gardé, dans tout ce qu’il a dit, d’une action méchante ». Le crime est dans le discours tenu par Tirésias, que Créon n’a pas tenu.
12L’irréalité du soupçon, et l’assurance tranquille du rival, sont ainsi rapportées aux silences d’un politicien avisé qui sait ne pas déroger à la « noblesse » qui fait son rang1.
Vers 707-725. La thèse de Jocaste
Jocaste nie la matière qui suscite les paroles d’inquiétude ; elle n’accepte pas la querelle. Pour l’étouffer, elle dévie sur le terrain général de la mantique, et soutient que la vie s'y soustrait.
Le nom d’Apollon a été invoqué pour faire croire à Laïos et à Jocaste que leur fils allait être le meurtrier de son père (v.711-714).
Or, le père a bien été tué par quelqu’un d’autre que son fils, par des tueurs vagabonds « à ce que l’on dit » ; et l’enfant a disparu dans la montagne (v. 716-719). L’un a été la victime d'hommes sans nom («étrangers» inconnus), la négation absolue du « propre sang », et l’autre a été anéanti, englouti par la nature sauvage.
Apollon donc, si c’est lui qu’on invoque, n’a visiblement pas fait que le fils tourne en meurtrier de son père, ni que le père subisse le sort que la prédiction lui faisait redouter (v.720-722).
Si bien que son discours, à ses yeux, démontre l’inanité de la parole prophétique. Le dieu a d'autres moyens que la divination de ses serviteurs pour faire connaître les événements qui le concernent (v. 723-725).
Une fois que la construction d’Oedipe, qui servait à repousser l’accusation lancée contre lui, s’est écroulée, Jocaste la combat plus essentiellement, en s’attaquant à la qualification même du devin, opposant, pour cela, l’histoire qui s’est produite, telle qu’elle peut la connaître, à l’interprétation qui avait par avance été donnée de son déroulement par les prêtres du dieu.
Vers 707
13Jocaste, aussitôt, casse la construction d’Oedipe en ignorant complètement les desseins prêtés à Créon, se plaçant donc en dehors de la « querelle » (cf. v. 702). L’« autre » (v. 704) joue bien son rôle à lui, dans son statut propre de devin, quand elle met en doute la pertinence de son savoir. Pour délivrer Oedipe de ses inquiétudes, elle remonte jusqu’à l’origine du mal, l’oracle2.
Vers 707-709
14Kamerbeek affirme avec force (« it is simply not true... ») qu’on ne peut pas tirer du passage que Jocaste rejette toute forme de prophétie. Il renvoie au vers 712 pour la différence entre le dieu et ses ministres et aux vers 724 s. Or la distinction ne suppose pas que le dieu s’acquitte mieux d’une tâche où « les intermédiaires humains » échouent ; sa supériorité peut être fondée sur une différence plus radicale, qui permet à Jocaste de tenir la divinité à l’écart de la contestation. Le dieu n’est pas simplement plus sûr, et meilleur technicien de la divination. L’idée repose sur la traduction habituellement acceptée où le neutre βρότειον est un équivalent du masculin (« βρότειov οὐδέν für οὐδεìς βροτός », Nauck, avec un renvoi à l’emploi de βροτόν dans le Quatrième Stasimon, v. 1194, qui n’est pas comparable), parce que l’on attend qu’il soit dit que les hommes n’ont pas part à l’art de la divination, qui serait réservé aux dieux.
15« The gods have prescience (498) », « Iocasta reveres the gods (647) » (voir aussi v. 911). Ces deux propositions de Jebb ne sont pas forcément solidaires Tune de l’autre, sans compter que les références sont empruntées à des situations très différentes (réflexion du Choeur sur la conduite à adopter dans le Premier Stasimon, défense de Créon par Jocaste, tentative de se concilier malgré tout les faveurs du dieu au début du Troisième Episode). Dans ce cas, ἐστὶ... ἔχον est une périphrase pour ἔχει, et le génitif un partitif (ainsi Jebb : « nought of mortal birth is a sharer in the science of the seer » ; Roussel ; ou Schadewaldt : « ... lerne, dass es dir/Kein sterblich Wesen gibt, das Seherkunst besässe »), parce qu’une analyse qui faisait directement de ἔχον l’équivalent de μετέχον (Erfurdt contre Brunck, Wunder, Blaydes, Bellermann, Kamerbeek, Longo : « nessun essere mortale possiede l’arte... ») a paru trop exposée aux critiques (cf. Nauck : « eine höchst auffallende, schwerlich zulässige Redeweise », et la défense de Bellermann, p. 166), mais la première option (= ἔχει) ne se justifie guère mieux, ni pour le tour périphrastique ni pour l’emploi du partitif (voir à ce sujet les remarques pertinentes de Dawe, Studies, p. 241 ; ce qu’il propose – sans retenir la conjecture dans son texte, où il imprime ἔχον inter cruces – est une invective que Jocaste lance pour faire écho à l’emportement d’Oedipe : βρότειον οὐδὲν μαντικῆς ἧσσον τέχνης, « rien de plus vil... » ; dans le commentaire, il s’adjuge deux syllabes de plus, pour une correction éventuelle, en supprimant τέχνης). Moorhouse (Syntax, p. 57), pour justifier dans la lettre la compréhension usuelle, reliant ἐστί à ἔχον, et précisant (p. 57) qu’il préfère ne pas y voir une périphrase (mais, p. 204, le passage fournit un exemple du tour périphrastique de εἷναι avec le participe présent), fait porter ici, et par exception, l’idée de possession (« ... that possesses any part of... ») par le seul génitif partitif, le verbe ἔχειν n’exprimant pas la participation (à la différence de μετέχειν).
16Il s’impose de renoncer résolument à l’opposition entre une technique divine ou proprement inspirée et les contrefaçons humaines, et donc à l’obligation de faire de βρότειον οὐδέν un masculin pour le sens. La critique de Jocaste est plus radicale. L’expression réduit en éléments divers la vie des hommes. « Aucune des affaires humaines, soutient Jocaste, n’a de rapport avec l’art des devins » ; la vie se dérobe à la mantique. On rejoint ainsi le sens que postulait Hermann, en 1833, suivi par Schneidewin, selon le scholiaste (... ἐχόµεvov..., ἤγoυv ἁπτόμενον) : nihil rerum humanarum ex arte vatum pendere (cf. Ellendt, s.v, ἔχω, p. 293, au milieu de la col. 2 : oportuit autem ἀπηρτήμενον ; Dindorf, Schneider). Ce n’est pas l’emploi de ἔχω (intransitif) avec le partitif en relation avec un adverbe que l’on a au vers 345 (ὡς ὀργῆς ἔχω, LSJ, s.v. έχω, B, II, b ; cf. KG, § 419, 1 ; I, p. 382 s.) ; ἔχον a le sens du moyen (voir KG, § 416, 2 ; I, p. 346 s. : ἐχόμενον = coniunctum ; LSJ, s.v., C, I, 2 ; Blaydes : « but I much doubt whether έχον could be used for έχόμενον in this sense » ; Jebb, pour rejeter l’acception postulée par Hermann, ne discute que le tour hérodotéen de ἔχειν = εἷνα avec une expression adverbiale, valant « consistant en », excluant que l’intransitif puisse prendre le sens du moyen, ce qui semble pourtant être requis par l’analyse de la phrase et du contexte ; le participe a été corrigé en τυχόν, Hartung, Heimsoeth ; ἔργον, Margoliouth ; τέχνης en μέρος, Wecklein, etc.). Dawe reproduit la traduction de Hermann dans l’apparat critique, parce qu’elle répond par un biais au sens qu’il attend, mais il ne semble pas admettre que le texte avec έχον puisse lui correspondre dans la lettre (cf. West, 1978, p. 240). On peut rejoindre Campbell : « this interpretation (à savoir : « has anything to do with ») alone suits the context » (voir son argumentation dans les Paralipomena, p. 102, avec les exemples, chez Sophocle, d’emplois de formes actives là où le moyen était attendu ; cf. Moorhouse, p. 177, § 2).3
Vers 713
17Il n’y a pas lieu de prendre αὐτόν en même temps pour le sujet de la proposition infinitive, comme le font Campbell ou Kamerbeek, tout en justifiant l’accusatif (attesté ailleurs) avec ἥκειν, d’après le modèle de ἱκάνειν, ἱκvεvῖσϑαι, et les formules épiques (με μοῖρα κιχάνει, Iliade XXII, 303), ni de contaminer, dans la même logique, avec Longo, deux tours, avec deux valeurs de μοῖρα (la « mort » qui « s’approche de » Laïos, αὐτῷ, de la part de son fils, et le « destin » qui veut qu’il, αὐτόν, « trouve la mort... »). La mort (μόρος) n’est pas simultanément dans le mot de μοῖρα (de manière à faire de l’infinitive une explicitation « tautologique »). Le « destin » réservé à Laïos, selon l’oracle, doit le conduire, façonnant sa vie dans ce sens, à être tué par son fils ; les termes, pour se rejoindre, doivent être distincts.
18μοῖρα est en relief entre deux pauses ; le pronom est bien complément de ἥξοι ; et le sujet logique de ϑαveῖv se supplée facilement dans le contexte sans qu’on ait à dissocier le groupe αὐτόν ἥξoι. Le dédoublement est essentiel : Laïos se voit d’abord confronté avec un destin, le sien, qui implique cette mort par le fils.
Vers 714
19« Qui allait naître », et non « qui pourrait... » ; l’optatif prolonge le discours indirect et n’a rien d’hypothétique (ainsi Jebb, Kamerbeek, contre Longo ; « par assimilation », pour ἂv γένηται, Moorhouse, Syntax, p. 233, 235 ; Blaydes voulait en outre que l’enfant fût né, attendant, sinon, le futur γενήσoιτo ; mais voir Jebb). Les raisons pour lesquelles Laïos est rejoint par son « destin » ne peuvent pas être tirées du récit de Jocaste. Elle n’évoque pas la situation où Laïos aurait pu (et dû) ne pas engendrer (Eschyle, Sept, 745 ss. ; Euripide, Phéniciennes, 18 ss.), mais celle où le dieu avertit Laïos de ce qui allait lui advenir de la part d’un enfant qu’il avait engendré4.
Vers 717-719
20Une construction trop lâche du groupe accusatif παιδòς δὲ βλάστας s’arrête à sa mise en relief en tête de phrase, mais surtout à sa fonction logique, articulant, après le meurtre fortuit du père (τòν μέν, ..., v. 715), le second argument de Jocaste contre l’oracle : la mort du fils. Le groupe, complément à distance de ἔρριψεv, serait repris, dans une construction expressive, par viv, qu’il anticipe (cf. Moschopoulos), ou encore il est traité comme un accusatif de relation pour les uns, pendens pour les autres (quod... ad puerum attinet, Brunck ; Elmsley, Hermann), διέσχον est alors intransitif : quant à l’enfant qui venait de naître (si l’on fait, assez laborieusement, de βλάστας l’équivalent d’un participe ; cf. Blaydes, Longo), trois jours « ne s’étaient pas écoulés » que son père... le jeta... Mais le sens de l’intransitif, dans cette construction héritée de la paraphrase des scholies, et qui répond à l’approximation d’une attente, est improbable : on passe mal de la valeur d’« être séparé » à celle de «s’écouler » (voir Jebb) et l’on rend mal compte du dynamisme de βλάστας (cf. Moschopoulos : τòν γεvvηϑέντα παῖδα δηλοῖ ; Campbell, Paralipomena, ρ. 102 : « the budding life of the child » ; « il germogliare », Longo). La construction de βλάστας comme complément direct de δίέσχον : « séparer » (plutôt que « continuer », Campbell, ibid.), montre mieux la précipitation d’une action qui respecte à peine les trois jours rituels (voir les remarques de Roussel, et la référence à Hérodote, I, 108-122, avec le récit de l’exposition de Cyrus) : quant à l’enfant, trois jours séparaient son éclosion, et déjà... (avec, en parataxe, καί, après une négation ; voir Kamerbeek). La séparation (cf. Moorhouse, Syntax, p. 103, pour le sens de « keep apart » de διέσχον) peut s’entendre non tant de ce qui suit, à savoir l’exposition (Wunder, Schneidewin), ni de « nous, Jocaste » (Jebb), que du terme initial, posé à l’épanouissement par l’existence du fils, dès lors qu’il est nommé (παιδός). La croissance qu’accordent les jours est envisagée comme une séparation par rapport à l’origine ; le choix de l’expression doit préfigurer l’éloignement définitif du rejeton maudit.
21Il y a contraste sémantique entre la continuité de la croissance qu’exprime βλάστας et la discontinuité qui, dans δίέσχον, sèvre l’enfant de la vie. Pour Jebb, le temps (χρόνος) est compté par Jocaste en jours ; en réalité le temps est conçu comme une virtualité de vie (αἰών) que la reine rejette dans le passé ; à l’aide d’un temps discontinu, la force est séparée de son point d’origine. Le passé, dans une histoire antitragique, est laissé à lui-même.
22Si c’est par une agrafe ou par un croc que, dans le récit même de Jocaste, les chevilles de l’enfant ont été liées (τὰ ἄρϑρa τῶν ποδῶν, τουτέστι τὰ σφυρά, περόνῃ συνάψας, Moschopoulos, cf. Thomas, puis Wunder, Schneidewin, Jebb, Longo), conformément à la réalité que dévoile le Corinthien au vers 1034, on peut se demander quelle est, à ce stade, la fonction d’une indication qui recèlerait le signe même par lequel s’effectue plus tard, dans l’action, l’identification de l’enfant trouvé et du roi de Thèbes. Oedipe ne la relève pas ici, soit qu’abasourdi par l’image des trois routes, il n’entende plus rien (Greene, 1897, p. 199), soit qu’il dissimule aux yeux de tous comme à lui-même l’horrible vérité (Vellacott, 1964, p. 142), soit que la marque ait disparu (Fitton-Brown, 1966, p. 21-23). Mais dans le premier cas on fait intervenir un mouvement psychologique qui n’aurait de vérité que subjective, dans le second un machiavélisme improbable, dans le troisième un souci de réalisme médical inapproprié. D’autres encore parlent de « dramatically convenient transitory amnesia » (Dawe, ad v. 1031, p. 200), selon le principe tychoïste souvent adopté, résolvant les contradictions dans l’instant scénique afin d’éviter la complexité invérifiable des caractères (voir la critique de ce même principe dans Agamemnon 1, « La dissonance lyrique », p. XXXV, au sujet de l’article de Dawe, 1963). ἄρϑρα... ποδοῖν ne désigne pas nécessairement les chevilles. Le premier terme, comme au vers 1270 avec κύκλων (voir ad l.), peut s’appliquer au membre, et le génitif est explicatif (voir Dawe, qui rapproche en outre ποδοῖν ἀκμάς, v. 1034 ; ποδòς ἄρϑρov, Philoctète, 1201 s. ; il ajoute que σφυρά, dans Phéniciennes, 26, même, peut désigner les pieds, et non les chevilles) : on comprend ainsi l’expression de Jocaste comme évoquant la ligature des pieds (cf. Wilamowitz : « mit gebundnen Füssen » ; Bruhn : « von der Durchbohrung sagt sie nichts »). L’aposiopèse demande alors une explication. Elle peut être interprétée comme une omission volontaire de la part de la reine (voir Schneidewin dans l’introduction, p. 1), et mise en contradiction avec le rôle actif de la mère dans la livraison de l’enfant, et, dans ce cas, l’horreur de son action serait ou aggravée par le mensonge ou au contraire atténuée par la honte (Bruhn) ou la pudeur d’une mère (Kamerbeek, Dawe). Elle peut encore être attribuée au dramaturge, qui ou bien ne fait pas sourciller Oedipe (Roussel ; voir aussi la critique ad v. 1173 : « dramatiquement fâcheux ») ou bien fait employer ici à Jocaste un terme vague. Si, toute morale mise à part et l’économie dramatique ne souffrant pas l’erreur, l’expression répond à une réalité saisie par Jocaste, elle dépeint la violence d’un acte dont le père a l’initiative, dans le rapport primordial dont l’oracle, lorsqu’il prédisait le parricide (et non l’inceste), tenait uniquement compte. Quel que soit le rôle ensuite joué par la femme de Laïos, l’image que retient ici la reine montre, dans la brutalité expéditive, la détermination du roi, qui rend plus certaine encore la mort de l’enfant, condamné comme une bête.
23Oedipe reconnaît le carrefour, mais il ne reconnaît pas la blessure. A travers les pieds liés, il devrait encore, d’un point de vue réaliste, se souvenir du « mal originel » (v. 1033). Or les deux événements entrent dans deux tranches différentes du passé, distinguées selon l’action dramatique. Le sujet ici est le meurtre, et le passé, immédiatement pratique, aide à écarter le mal présent : libérer Thèbes de la souillure. Une autre mémoire est enfouie, inactuelle. Le drame vient de ce que seule la première est mobilisée. La tragédie se prépare dans la confluence du passé actualisé et de celui, plus lointain et plus profond, qui n’est pas moins déterminant.
24Les interprètes « se mettent dans la peau » du personnage, alors qu’il faut partir de la surdité d’Oedipe comme d’une inadéquation provisoire du héros avec ce qu’il est vraiment, et en faire un trait lié au genre tragique.
Vers 719
25Plusieurs éditeurs anciens ont corrigé l’ordre des mots, écrivant ἄβατον eἰς ὄρος, pour éviter le tribraque au cinquième pied et pour l’harmonie du vers (cf. Eschyle, Prométhée, 2 ; ainsi Musgrave ; Hermann : suavior hic ordo verborum, en un premier temps, ad Hécube, p. XXXIX ; Seidler, Porson, Erfurdt, Dindorf, Hartung ; voir la discussion dans Elmsley, Bothe et Blaydes ; Hermann plus tard, en 1823, revient au texte justifiant l’ordre propter rhetoricam rationem par l’unité que le substantif formait avec l’adjectif). On peut retenir de la discussion (contre Hermann, mais aussi Campbell, qui considère le rythme dans l’ordre transmis comme « naturel ») la rupture de l’expression attendue ; elle donne à l’épithète, rendue autonome, sa force (« a ruggedness which is certainly intentional », Jebb), sans qu’elle témoigne pour autant de la froideur des sentiments de Jocaste.
26La justification de l’ordre transmis, proposée par Dawe, permet de préciser la nature de la discussion. Il remarque, en citant le vers 1496 et Ajax, 459, que l’emploi inhabituel du tribraque est lié à la présence d’un terme prépositif (εἰς, τόν, ou καί). Mais Electre, 326 (rapproché par Elmsley), met déjà en question l’analyse (έvτάφιa χερoῖv en fin de vers). Et surtout, cette régularité formelle n’interdit pas de prêter un sens au tour. Au moins ici, dans le vers 1496, dans le passage de l'Electre, le tribraque met le mot en relief.
Vers 720-722
27La variante πaϑεīv, que retient Dawe, notée dans une série de manuscrits, dont L, A (voir aussi Schneidewin dans l'Anhang, puis Nauck, Wolff, repris par Bellermann, Pearson, etc.), est considérée comme une glose par Jebb et d’autres (lectio facilior pour Kamerbeek) ; on peut invoquer la reprise du vers 713 (πρòς παιδòς ϑavεῖv, cf. Brunck) pour ϑavεῖv (selon la vulgate, Elmsley, Hermann, Schneider, Campbell ; Jebb, Kamerbeek, Roussel, Dain-Mazon), avec Tournier et Masqueray, ou contre (Brunck, Erfurdt, Wunder, Dindorf, Hartung, Blaydes, Wolff et Bellermann, Longo, Dawe) ; l’analyse syntaxique fournit peut-être un argument solide. En effet il est préférable de voir dans το δεivόv le complément de πaϑεīv plutôt que de faire de τò δεivòv οὑφοββεῖτο une incise explicative (cf. Elmsley et Blaydes). Le parallélisme des deux membres (« l’un, de tuer son père, l’autre, d’être tué par son fils ») ne serait sans doute pas moins accentué ; mais la mort, la peur du meurtre, seraient présentées, avec la dissymétrie, dans la terreur qui pèse depuis l’oracle sur la vie de Laïos : « et il n’a pas fait en sorte non plus que le destin qui le terrifiait (voir ad v. 713), Laïos eût à le subir de la main de son fils ».
Vers 723-725
28On considère τοιαῦτα comme l’antécédent de la relative ὧν..., non sans remarquer que, selon le fil de l’argumentation de Jocaste, il devrait plutôt être dans φῆμαι (cf. Brunck : dictiones quarum... ; Blaydes, Wolff, Earle et Kamerbeek, qui ajoute cependant que rien dans la syntaxe n’empêche de préférer τοιαῦτα) ; en fait, ce n’est pas un hasard si les traducteurs choisissent de rendre le texte par deux propositions distinctes (cf. Erfurdt ; Jebb : « thus did the messages of seer-craft map out the future. Regard them, thou, not at all » ; Masqueray, Schadewaldt, etc. ; Mazon ne traduit pas τοιαῦτα, ou ne distingue pas les deux termes : « de ces voix-là ne tiens donc aucun compte ») ; si le démonstratif, comme il est évident, se réfère aux exemples de non-vérification juste cités (v. 720-722) : « voilà pourtant ce que les voix prophétiques ont arrêté », il ne peut pas en même temps servir à déterminer la relative : « elles ont arrêté des événements dont tu n’as pas à te soucier ». L’analyse conduit à faire de la relative le complément de διώριοαν, et du démonstratif τοιαῦτα l’attribut de ce complément. Le conseil que donne la reine, repris dans l’impératif ὧν ἐντρέπου σύ, a déjà été formulé dans le préambule (v. 707-709) ; c’est la thèse qu’elle illustre par des preuves succinctes et des signes (σημεῖα... σύντομα, v. 710) qui lui permettent de conclure (comme par déduction ; voir l’asyndète, qui répond à notre double point) : « or c’est sous cette forme (non confirmée : le fils devant être le meurtrier, Laïos trouvant la mort sous les coups de son fils) que les paroles des devins ont fixé les événements (l’antécédent de ὧν est implicite) dont je te demande de ne pas te soucier » (cf. σύ νυν ἀφεìς σεαυτòν... ἐμοῡ ἐπάκουσον, ν. 707 s.). Le conseil de ne pas considérer les oracles a déjà été donné ; il forme l’objet de la démonstration.
29Le point important, dans la logique du discours, est que les devins ont clairement (δι) défini la nature de l’événement (voir également, pour l’emploi de διορίζειν, la deuxième occurrence du vers 1083 : μικρόν και µέγav διώρισαν). C’est là l’une des conditions auxquelles la signification de la phrase explicative (ὧν yàp...) peut être dégagée. La « recherche» du dieu, et l’attente que requiert 1’« exploration » (ἐρευνᾷ) forment en effet le terme antithétique d’une définition anticipée de l’événement par la parole prophétique. Or les interprètes, en raison du contexte, où le dieu est distingué de ses serviteurs (v. 712), et du pronom αὐτός (cf. v. 712 : Φοίβου y'ἀπ’αυτού), ont supposé que Jocaste opposait au truchement de ses prêtres l’action du dieu, qui savait faire connaître ses arrêts directement (agissant « pour lui-même » ; voir ad v. 707-709) ; la relative ὧν γàρ... devait donc définir le cas d’une intervention non médiatisée, que les philologues ont introduit soit en corrigeant le texte soit en prenant l’idée dans les mots (voir déjà Brunck : locus... quem alii depravatum, alii integrum judicant). Brunck formule clairement le sens attendu : quam enim rem Deus quaerit, id est, indagari vult, eam ipse facile manifestam reddet (en se passant des prêtres).
30Ce n’est pas qu’on n’ait pas été d’accord pour trouver que la pensée était difficile à saisir (de Brunck : locus difficilis expeditu, à Jebb : « a bold phrase », ou Longo : «espressione di non facile interpretazione »), au point que certains ont estimé que le passage doit être corrompu (« doch sind die Worte χρείαν ἐρευνα schwerlich richtig », Bellermann ; le jugement se trouve avant Brunck ; cf. aussi Blaydes, Nauck ou Kamerbeek : « hard to defend » ; ce dernier défend une conjecture de Pearson, ἀνεύρῃ, non reprise dans son édition ; Dawe se contente de corriger ὧν en ἥν, χρείαν valant « chose nécessaire » ; le problème de ἐρευνᾷ reste alors entier ; la correction ἥν a été proposée par Brunck, à côté de Musgrave, mais non sans hésitation : nisi quis malit...).
31Comme έρευνᾶν peut difficilement prendre un autre sens que « rechercher » (indagari), c’est pour χρείαν que les traductions divergent. On pouvait, selon « le sens » attendu, aller jusqu’à poser, comme Mazon : « les choses dont un dieu poursuit l’achèvement » (selon Roussel, admettant une « impropriété » de la part du poète : « quand le dieu veut qu’un événement se réalise,... »). Quand, plutôt que «affaire» (res, negotium, Brunck, avec, éventuellement, ἥν pour ὧν), on donnait, plus près de l’usage, à χρείαν le sens de fatum ou de « nécessité » (Erfurdt : quarum rerum Deus necessitatem investigat) ou bien d’« utilité » (Hermann : necessitatem sive utilitatem, en 1833), il restait que la nécessité ne semblait pas pouvoir être celle d’Apollon, à qui elle ne vient pas s’imposer au terme d’une recherche (on pourrait, artificiellement, tirer du futur φανεῖ l’indication que la protase ne pouvait pas se réaliser et que le dieu restait bien étranger à la sphère humaine du besoin : ainsi Earle). Il fallait donc de nouveau, selon le sens attendu, voir dans le terme la chose utile aux hommes que le dieu « poursuit » (à savoir : cherche à réaliser, cf. supra Mazon ; Hermann ajoute : necessitatem...rei dixit pro re, qua opus est ; cf. Blaydes ; Bellermann : « von denen er erkennt, dass sie nützlich sind » ; Jebb : « blended, as it were, from ὧν ἂν χρείαν ἔχῃ and ἃ ἂv χρήσιμα (ὄντα) ἐρευνᾷ »). Il était logique de penser, dans cette ligne, comme Longo, que l’investigation caractérisait la situation où se trouve Oedipe, et non le dieu, et de prêter au demeurant à Apollon, au deuxième degré, la volonté (la « recherche ») d’une recherche inspirée à la victime : ἃ ϑεòς χρήσιμα ἐρευνāν νομίζει, (Longo ; cf., pour l’interprétation, Dawe). Nauck a raison de répondre à Schneidewin que ὧν χρείαν ne peut pas prendre le sens de ἃ χρήσιμα ὄντα (et que l’investigation, telle qu’on l’entend, n’est pas l’affaire du dieu) ; il a tort de conclure que le texte est « dénué de sens » (aussi les corrections ne peuvent-elles que tendre à fixer plus clairement le sens présumé sur des mots que l’on ne comprend pas).
32Comme le montre la paraphrase de Longo, on ne se contente pas de solliciter le sens de χρείαν, on est amené aussi à trouver dans ἐρευναν l’expression d’un jugement (comme, implicitement, la scholie de Moschopoulos : ἤγoυv, ἃ γàρ ò ϑεòς ζητῇ, πρέποντα κρίνας ζητεῖσϑαι, ῥᾳδίως, ἤγoὐv εὐκόλως, αὐτòς δείξε).
33Au lieu de poser un sens que les mots n’expriment pas (et de les changer selon le besoin), on peut considérer au contraire qu’ils offrent le seul moyen de parvenir au sens, pour énigmatiques qu’ils paraissent d’abord. En effet, si χρείαν désigne « l’usage », comme il est naturel, et que le dieu « poursuit » ou « recherche » un usage, la question est de savoir quelle est cette chose que le dieu n’a pas, mais qu’il recherche, et qui doit s’accomplir pour lui, dans son intérêt à lui (l’utilité en effet est nécessairement la sienne, et ne peut se comprendre, comme on l’a voulu, des hommes). Il en découle qu’il ne peut s’agir d’une mantique supérieure, manifestation de sa volonté véritable, et non pas fictive, comme la pratique des prêtres de Delphes (dont on a également dit que le dieu « faisait usage »), parce qu’il est absurde de penser que le dieu est à là recherche de sa propre volonté. Pour Jocaste, le dieu ne poursuit pas n’importe quoi, mais les événements seulement qui vont dans le sens de son intérêt, dont il peut « faire usage », et s’il n’a pas ratifié la prédiction du meurtre de Laïos par son fils, c’est que la chose n’avait aucune utilité pour lui.
34La dimension temporelle ouverte par le verbe (ἐρευνãν) s’applique nécessairement à l’ordre des actions humaines, dont la mantique prétend connaître l’issue. Le dieu ne trouve un « usage » qu’à travers elles. L’enfant, selon l’oracle, aurait dû grandir et tuer son père, c’était sans utilité pour Apollon ; mais ce qu’il peut vouloir ne diffère pas dans son principe de cet événement, qui ne s’est pas produit. S’il s’était produit, c’est qu’Apollon y aurait trouvé son compte, et il n’avait pas besoin du truchement de la divination. Si les prédictions formulées en son nom ne sont pas confirmées par lui, les faits qui s’accomplissent n’ont pas besoin d’être annoncés pour se produire. Le dieu entretient une relation plus immédiate avec les événements qui révèlent son pouvoir ; la vérité dont il est le principe se passe de l’interprétation anticipatrice, toujours incertaine, des prêtres. Oedipe n’a pas à se préoccuper de l’objet des paroles divinatrices (φῆμαι μαντικαί). Le maître lui-même (αὐτός), le dieu, ne fixe pas par avance les choses, comme le font ses serviteurs. « Ce sont des événements dont en ce moment il explore la nécessité qu’il dévoilera sans mal (le moment venu) ». L’action du dieu se confond avec la maturation du temps. Le vocabulaire de la mantique est transféré de la prédiction, comme mainmise sur le temps (« exploration » de l’avenir aux fins de sa détermination), à la simple production de l’événement. Si un acte doit être accompli, de façon à nous apparaître post factum comme nécessaire, c’est qu’il résulte d’un enchaînement qui l’a conduit à ce terme et que le dieu se représente, sans l’imposer, le créer, ni l’infléchir. Le dévoilement n’a rien de prophétique, il se confond avec l’avènement qui, dans sa nécessité, se fait facilement (ῥαδίως) reconnaître au moment où il a lieu. La vie, pour Jocaste, s’inscrit dans un temps ouvert, que remplit une succession de productions, et le terme ne peut en être défini en dehors des étapes de la maturation.
35L’action des devins n’est pas dépréciée seulement en comparaison d’un maniement plus sûr de leur art, dont le dieu serait le champion ou le garant ; l’opposition est plus radicale (voir ad v. 709). Pour voir « le devin » (µάντις) infaillible dans Apollon, on réalisera qu’il se fait reconnaître directement dans le cours même des événements qu’il a retenus. En ce sens – la démonstration de Jocaste ne quitte pas le cadre de l’activité où elle se situe dès le début – l’avenir « réalise » une volonté antérieure, dans laquelle le dieu « sait à lui seul se faire voir », sans la médiation de l’art.
Vers 726-770. L’identification du meurtre
Cherchant à préciser le souvenir que l’évocation du meurtre a fait surgir en lui, Oedipe recompose, pour se convaincre de la justesse de l’identification, les éléments de la scène, en donnant expression chaque fois, à mesure que l’évidence se précise, à l’effet que la reconstitution produit dans son esprit, s’informant d’abord sur le lieu (v. 728-734), puis sur le moment (v. 735-739), sur l’aspect physique de la victime (v. 740-747), le nombre des hommes en présence (v. 748-753). Il interroge enfin Jocaste sur la personne du témoin qui a porté la nouvelle à Thèbes et qui pourra, s’il vit, lui procurer la certitude (v. 754-770). Le désir d’Oedipe de rencontrer l’unique survivant formera, dans la dernière passe de la scène, l’objet de la discussion contradictoire entre les époux. Dès la fin du discours d’Oedipe, le Chœur, qui n’intervient qu’une fois, à ce moment précis, fondera la chance d’un espoir sur l’éventuel contre-témoignage du berger (v. 834 s.).
Vers 726-728
36La description de l’effet produit par le discours de Jocaste sur Oedipe se fait par trois termes : (α.) ψυχῆς πλάνημα, (6.) ἀνακίνησις φρενῶν, (c.) ποιας μερίμνης... ὑποστραφείς. Chacun des trois éclaire les autres.
37La question de Jocaste évoque une fixation, un objet précis qui préoccupe l’esprit ; elle ne pourrait pas extrapoler si dans les vers précédents il n’était question que du bouleversement de l’âme. Dès Moschopoulos, le sens du participe ὑποστραφείς est déterminé par τῆς μερίμνης ; c’est l’acte de « se soucier, se préoccuper » (ἀvτὶ τοῦ ἐπιστραφείς, ἤγουν φροντίσας ; voir aussi Planude : ἀναλογιζόμενος). Le génitif est alors pris comme complément du participe (Planude, il est vrai, dissocie : « sous l’effet de quel souci, ὑπò ποιας..., interprètes-tu les choses pour parler ainsi ? »). Cette construction était appuyée par l’emploi du verbe στρέφεσϑαι pour « se préoccuper de, être touché par » (voir Ajax, 1117 ; pour ἐπιστρέφεσϑαι, Philoctète, 599 ; voir Elmsley, Hermann, puis Wunder, Hartung, ou Dawe ; cf. Moorhouse, Syntax, p. 65 : « with what thought in mind ? »). Cependant, comme le préverbe est superfétatoire dans cette interprétation approximative et paraphrastique, on a été tenté de corriger en ἐπιστραφείς (voir la glose de Moschopoulos, puis Nauck ou Earle, sur une suggestion de Blaydes), ce qui montre la difficulté lexicale (pour justifier le préverbe, Longo, lui donnant le sens de « par en-dessous », l’applique à l’intériorisation du souci). Pour donner un sens à ὑπο- et tenir compte du lexique (cf. LSJ, s.v., II, 1), on s’est adressé à la valeur concrète de ὑποστρέφεσϑαι (« se tourner en arrière »), sans pour autant abandonner la valeur intellectuelle (voir Schneidewin : « an welcher Sorge plötzlich dich wieder kehrend » ; ou Jebb : « having turned round on account of... what care » ; Roussel ou Kamerbeek). La difficulté de la construction de ὑποστραφείς avec le génitif est dans la nature du complément : se soucier d’un souci (voir Nauck : on attendrait la chose dont on se soucie, ou Earle ; aussi Bellermann entendait-il, avec... ὕπο, στραφείς comme « torturé » : « von welcher Sorge gequält... ? »). D’autres, se prévalant de la séparation de ὕπο dans certains manuscrits, ont fait de μερίμνης... ὕπο un complément d’agent (voir ci-dessus Planude ; ainsi Estienne, d’après Tournebou ; Kayser ou Bruhn ; voir Bellermann). Ces artifices sont inutiles, puisque la construction du génitif de cause avec λέyεν est bien attestée dans Sophocle (cf. Wolff, ou Moorhouse, p. 72 s.). S’il est juste de rendre à ὑποστραφείς sa valeur concrète, qui s’accorde trop bien avec le contexte immédiat pour être fortuite, il n’est pas nécessaire pour autant de forcer la construction du complément. Détachant le participe (voir Thomas : τῆς προτέρας ἐνστάσεως) et faisant dépendre le génitif du verbe, on comprenait alors le mouvement comme ramenant Oedipe vers une angoisse que Jocaste croyait avoir chassée par son discours ; ainsi Brunck : quanam rursus cura sollicitatus hoc dicis ? (voir Wolff, ou Campbell, dans la première éd., qui associe au complément de cause une construction « imparfaite » avec ὑπο.).
38Il faut remonter aux deux premiers termes, eux-mêmes problématiques, de la description pour résoudre cette difficulté en même temps que les deux autres. Comme Jocaste n’est pas instruite du passé d’Oedipe, le retour exprimé dans ὑποστραφείς ne se comprend que si Oedipe a amorcé ce mouvement dans les mots qu’il emploie. On optera donc, entre les deux sens proposés par le lexique pour ἀνακίνησις, « agitation » ou « remontée (en arrière) », pour le second, si bien que μερίμνης est le souci actuel et concret, dégagé par Jocaste du mouvement psychique qu’évoque Oedipe. De la « récollection », on arrive à la chose fixée par le souvenir.
39Les commentateurs modernes ne distinguent guère les deux noms abstraits, πλάνημα et ἀνακίνησις, si ce n’est par leurs compléments, ψυχής et φρενῶν. Encore la représentation que l’on a de l’âme et de l’esprit chez Sophocle est-elle si vague que l’on arrive à faire des deux groupes deux syntagmes quasiment synonymes (voir Long, Language and Thought, p. 131 et n. 57, « ... for ψυχή and φρένες used identically... », et le renvoi à Webster, 1957, p. 153). πλάνημα est interprété comme un trouble, soit qu’on le pousse vers l’égarement (« distraction », Blaydes ; « Verwirrung », Bellermann ; « wie mir... der Sinn verstört... wird », Wilamowitz ; « wie fasst mich jetzt.../Der Seele Irrgang... », Pfeiff ; « come... mi ha colto uno smarrirsi dell’anima... », Longo), soit vers l’étonnement (« amazement », Campbell, dans la première éd.), soit vers la fluctuation (Wunder) ou l’hésitation (Hartung, Roussel) ; et ἀνακίνησις, tantôt comme la perturbation (Wunder, Blaydes, Bellermann, Wilamowitz ; cf. ταραχὴ λογισμῶν, Moschopoulos), tantôt, dans un sens plus technique, comme l’oscillation qui ramène le souvenir du meurtre (Long, ibid., p. 130, s’appuyant sur des emplois d’Hippocrate ou d’Hérodote, cf. LSJ, s.v.). Trouble et perturbation se conjuguent pour aller dans un même sens (Jebb définit l’égarement lui-même comme un emportement vers le passé : « the fearful ’wandering’ of his thought back to other days and scenes »). Cette indifférenciation conduit à remplir le vers d’un encombrement inutile, la réduplication insistant avant tout sur la force du pathos dont le héros est la proie. L’emploi affaibli de « cœur », « courage », « âme », « esprit », dans la psychologie du classicisme et du romantisme, devait aboutir à cette lecture rhétorique.
40Mais si ἀνακίνησις, conformément aux indications que fournit la réponse de Jocaste, marque un surgissement ou un retour (ἀνα- : vers le haut de la conscience, ou en arrière vers le ressouvenir ; cf. Moorhouse, p. 98), πλάνη μα, par contre, est indéterminé ; comme au vers 67, dans φροντίδος πλάνοις, le mouvement emporte dans tous les sens, ψυχή, l’âme, comme organe de la vie perceptive, erre, sans pouvoir se fixer. Elle est l’ensemble des fonctions physiologiques, c’est-à-dire le principe vital qui fait que les images viennent de l’intérieur. La pensée, φρένες, est isolée dans sa concentration, comme le siège d’une mémoire organique qu’ont « excité » les paroles de Jocaste. Le choc provoque la divagation, et libère au centre de la pensée un afflux ; l’un est l’effet de l’autre (καί se charge d’une nuance conclusive).
Vers 729-734
41Le carrefour fatal, scène du meurtre, évoqué pour la première fois au vers 716, au début de la péripétie, est ramené à l’attention au vers 730 par Oedipe, que l’image a fait chanceler (cf. v. 726 s.). Aux vers 733 s., sur sa demande, Jocaste en reconstitue la topographie, qu’elle schématise par une fourche dont les deux bras convergent dans la direction de Thèbes (voir Longo, pour cette orientation du chemin). Sa détermination et sa configuration ont une importance capitale ; après la révélation, dans le monologue rétrospectif de l’Exodos, où Oedipe revient sur toute sa destinée, il revoit en pensée « les trois chemins » où le meurtre l’a engagé sans retour. Or, au vers 716, quelques manuscrits portent διπλαĩς (D, Xsc, Zr, R et T, chez Dawe ; cf. Studies, p. 242), mais la plupart (dont L, Φ, A) ont τριπλαĩς, tandis qu’au vers 730, la plupart (dont L, Φ) ont le « deux » pour le « trois » fatidique.
42Parmi les commentateurs anciens, le scholiaste rapporte, au vers 734, pour la différence de localisation, Potniai au lieu de Daulis, des vers de la trilogie d’Eschyle (fr. 387a Radt, 172 Mette, qui le classe parmi les fragments du Laïos plutôt que de l'Oedipe), qui fixent ailleurs et autrement le lieu de la rencontre. La triplicité y est affirmée deux fois plutôt qu’une :
ἐπῇμεν τής ὁδοῦ τροχήλατον
σχιστής κέλευϑον τρίοδον, ἔvϑa συμβολὰς
τριών κελεύϑων Ποτνιάδων ἠμείβομεν.
43On pourrait proposer la traduction : « nous étions parvenus, dans notre voyage (τής ὁδοῦ), sur la voie qui portait nos roues d’une route dédoublée (κέλενϑον, accusatif d’objet interne ; σχιστῆς, à savoir όδοῦ, présenterait, dans cette analyse, la route comme une unité qui cesse de l’être, pour se fendre comme un tronc que l’on divise) au carrefour (τρίοδον, accusatif de but) où nous traversions l’embranchement des trois routes de Potniai ».
44Les éditeurs adoptent d’ordinaire la correction κελεύϑου, pour κέλευϑον, de Brunck (cf. Nauck, fr. 173, sans même signaler la correction ; Papageorgius ; Bruhn, dans son introduction, p. 12 avec la note ; Mette, Radt) ; τροχήλατον... τρίοδον est alors explicité par le génitif : « où trois routes se divisent en une fourche » (on admet alors qu’avec τρίοδον sont désignées la route et sa division ; cf. H.W. Smyth, dans la traduction de la collection Loeb : « ... the place from which three highways part in branching roads,... »). Avec l’accusatif, la voie « scindée » est le chemin que les voyageurs suivent pour arriver au carrefour (τροχήλατον distingue le chemin emprunté par le char ; et κέλενϑον, distinct du chemin matériel, ὅδος, désigne la voie tracée que l’on suit).
45Le point de vue, dans la description retenue, serait celui d’un voyageur qui observe en cheminant l’écartement des routes. Sur la voie dédoublée (σχιστῆς), l’une des pistes porte le char, tandis que l’autre est peut-être seulement pédestre (α. ; voir les variations sur ce motif selon les différentes formes de la légende dans Robert, Oidipus, p. 83). Les deux pistes, comptant pour une seule route, rejoignent une autre route de Potniai – à moins que l’on préfère admettre que la route « scindée » ne compte que pour une branche (b.) ; le « carrefour » serait alors le point de rencontre des trois chemins partant de Potniai, ἔvϑa... explicitant τρίοδον (b.) ; si les deux branches de la σχιστή reçoivent une route supplémentaire près de leur intersection, l’ensemble comprend, d’une part, « trois chemins » (τριῶν κελεύϑων), que le voyageur laisse derrière lui, mais, au carrefour (τρίοδον), ceux-ci ne seraient comptés que pour deux (la σχιστή et l’autre), débouchant sur leur continuation (a.).
46Il ne semble guère possible de voir dans les « trois chemins» les trois routes du carrefour allant toutes (la continuation comprise) vers Potniai (c.), ni, dans la relative (ἔvϑa...), une simple détermination d’un endroit de la route où trois chemins partent vers Potniai (d.). Quelle serait, dans ce dernier cas, la portée de la distinction, σχιστῆς ? Pour en tenir compte, on pourrait en faire la double voie qui conduit au carrefour, où les « trois chemins de Potniai » formeraient la deuxième route du τρίοδος et la continuation la troisième (e.). Ou bien alors (f.), la double voie, conduisant au carrefour, comptant pour deux des trois ὁδοί, la continuation pour la troisième (cf. e.), la relative déterminerait le point de rencontre par le lieu d’une autre (triple) jonction (cf. d.). Il y aurait dans la profusion vertigineuse une oscillation entre le « trois » du carrefour, le « deux » des chemins y conduisant, et le « trois » des chemins, qui marque le nœud.
47Autre est la perspective d’un voyageur qui, tendant vers un but, considère le carrefour pour la bifurcation qu’il offre. Il ne compte pas la route qu’il quitte. Le choix devant lequel il est placé se présente comme une fourche dont le manche coïncide avec son chemin (tandis que, pour le Laïos d’Eschyle, les chemins se confondaient sans doute dans la route unique qu’il allait prendre). Si on regarde les « trois chemins » comme à partir d’un centre (qui serait le point d’arrivée), ils réunissent les directions différentes dans une convergence. De Thèbes, où elle siège, Jocaste voit la route qui mène vers elle (v. 733) ; Delphes et Daulis sont deux acheminements, qui, se rencontrant, forment la route de Thèbes. Si l’on admet la pluralité de ces perspectives, on peut comprendre à la fois le renversement des données d’Eschyle (s’ajoutant probablement à un changement de lieu) et la variation des désignations d’un même lieu dans la pièce.
48La varia lectio que Ton note pour le vers 716 (cf. supra) se laisse expliquer comme un effet du vers 730, s’il portait « deux routes », au lieu de « trois ». Pour ce dernier vers, on comprend également que des grammairiens aient recherché l'uniformisation avec ce qui précède. L’erreur pure et simple, universellement admise, est plus difficile à justifier. Jocaste se sert d’abord de la désignation commune (v. 716). Le meurtre s’est produit dans un croisement, dans un lieu de rencontre, soit qu’il offre plus de chances au crime, en recueillant un triple trafic, soit que l’arbitraire d’un coup qui pouvait provenir de trois directions différentes y apparaisse mieux (voir ci-dessous). Oedipe, qui venait de Delphes, sait seulement que deux routes se rencontraient à l’endroit où Laïos s’est montré à lui, la sienne, et une autre, qui venait d’ailleurs (ou allait ailleurs). Ce souvenir est confronté au récit (voir la note ad v. 800). Jocaste ne relève pas de différence entre la bifurcation et la rencontre de trois chemins, mais lorsqu'après une nouvelle question d’Oedipe (v. 732), elle situe le lieu dans la Phocide voisine, elle voit venir, de ces deux villes distinctes, de Delphes, où allait Laïos, et d’un autre endroit, Daulis, les deux bras dont parlait Oedipe. Son discours précis de souveraine, qui connaît l’espace, ne reflète pas la légèreté (cf. Schneidewin), opposée au vouloir implacable des dieux qui la frappe dans les paroles mêmes qu’elle laisse échapper (cf. Nauck), ni l’impudence qui s’est construit une forteresse dans sa culpabilité refoulée (Vellacott, 1964, p. 141 s.).
49Le carrefour, comme lieu de passage, a pour fonction première de définir un site. La mention de Daulis localise d’abord un événement qui aurait pu avoir « lieu » ailleurs, avant cet endroit, aussi bien qu’après. C’est le domaine d’Hermès, l’ordre de la τύχη. Le carrefour, dans sa structure propre, symbolise la rencontre, l’effet du hasard ; une autre direction était possible. En même temps, l’événement devait « se produire », une fois que Laïos, devenu le voyageur du dehors, s’était exposé aux aventures, laissant Jocaste à l’espace clos et défini du palais. Il était parti, attiré au dehors, comme si le palais devait être libre5.
Vers 735
50Pour Longo (qui ouvre la discussion ; on ne s’intéressait auparavant qu’à la valeur du datif τοῖσδε), le verbe ἐζέρχεσϑaι, en plus du temps écoulé, correspondrait à la vérification de l’oracle. Certes, aux formes du parfait, il implique, dans d’autres passages de la pièce, une idée d’avènement ou de résultat final (cf. Ellendt, s.v. ἐξέρχομαι, p. 249 : de eventu ; il faut inclure dans cette section l’exemple de 1084, voir ad l.) ; mais la valeur perfective souligne plutôt l’événement ou le produit, liés à l’issue (ce qui « en sort », transformé), que la vérification. Ici le verbe indique le simple éloignement (dans une durée déterminée ; Dawe a raison de souligner la fonction de l’article défini). On ne gagne rien à introduire des significations supplémentaires par une méthode cumulative ; la polyvalence sémantique crée ses effets à distance, à partir de valeurs univoques, arrachées à l’indétermination.
Vers 736 s
51Pour ce qui est de la fonction de ἐφαίνου, on ne peut pas confondre le temps (ponctuel) de l’apparition d’Oedipe à Thèbes et celui (duratif) de l’exercice du pouvoir (comme le fait Longo ; le vers n’est jamais commenté avant lui) ; le verbe, il semble, traduit plutôt, avec σύ, qui prend implicitement une valeur oppositive, l’évidence de la substitution : « au moment où il apparaissait clairement que c’est toi qui détenais le pouvoir dans le pays », et, par la rumeur, établit ainsi le lien entre l’accession de l’un et la mort de l’autre.
Vers 738
52Comme δράσαι βεβούλευσαι forme un groupe (voir aussi l’absence de coupe), Longo se demande, introduisant le problème dans la critique, de quel terme faire dépendre περì... μου, qui l’encadre. La construction est attestée avec βουλεύεσϑαι aussi bien qu’avec δράν. La solution qu’il propose est sûrement artificielle (fidèle à sa méthode, il admet une « concrétion » des deux tours, et juge préférable de rapporter le complément aux deux verbes à la fois). Il est vrai que le rappel de la proximité sémantique de δρãν περί (« ... decided to do with me », Moorhouse, Syntax, p. 121) fait peut-être mieux voir le dessein de Zeus comme une action autonome, avec sa logique propre dans l’enceinte de la vie d’Oedipe.
Vers 739
53Kamerbeek, sans se décider, propose deux interprétations : τí pris adverbialement, « pourquoi », avec ἐvϑύµιov comme attribut (« wherefore... doth this thing weigh upon thy soul ? », Jebb), ou bien τí prédicat, « qu’est-ce donc que cette chose qui te préoccupe ? ». Les deux analyses ont été défendues par les critiques (voir Schneidewin, Bellermann, Campbell pour la première ; Blaydes, Bruhn, Mazon pour la seconde), mais elles ne sont pas toutes deux « possibles ». Jocaste, avec le démonstratif, désigne « la chose » si présente, qu’elle ne connaît pas, à laquelle Oedipe est tout entier livré (τοῦτο et ἐνϑύμιον forment groupe : « cette chose qui ronge ton cœur »). Que l’esprit d’Oedipe soit occupé par elle n’est que trop évident ; ce qui ne l’est pas pour Jocaste, c’est ce qu’elle est (Longo rappelle l’interrogation courante τí τούτο, à laquelle, il est vrai, ne vient pas vraiment se superposer une deuxième question : τí... ἐστί σοι... ἐνϑύμιον ; il est plus juste, si l’on veut, d’expliciter la phrase par τí. ἐoτι τοῦτο ὅ σoι ἐνϑύμιόν ἐστι ;). Jocaste demande une explication précise sur la nature de l’angoisse qu’Oedipe diffère (cf. μήπω..., v. 740) jusqu’à la reconstitution complète qu’il lui fournira au terme de cet interrogatoire (v. 771 ss.). Il questionne d’abord pour se convaincre de la justesse de ce qu’il va lui dire. Avec « pourquoi... », Jocaste saurait déjà.
Vers 740-743
54Le retour du même verbe dans un même vers (v. 741) et la (relative) difficulté de construction ont donné lieu à une multitude d’interventions dès Brunck (cf. Kamerbeek : « probably corrupt », de même Longo ; aut εἷχε aut ἔχων suspicari licet, Dawe ; Jebb était convaincu vs. Hermann que personne en Grèce ne pouvait avoir écrit le grec transmis aux vers 740 s.). Contre la correction τότε, pour ἔχων, de Brunck, Schaefer et Elmsley (ad Bacchantes, 480) voient dans le participe un emploi pléonastique du verbe (« ..., l’ayant » !), à quoi Erfurdt réplique que ἔχων se rattache à ce qui précède. Hermann, non moins désemparé, justifiait la répétition, avec ἔχων, en faisant de φύσιν τίν'εἷχε l’équivalent de τίς ἦν φὐσιν ; il supprimait l’itération, sans corriger (cf. aussi Campbell) ; d’autres suivaient Schneidewin en mettant εἷρπε pour εἷχε et en rapprochant expéditivement de la phrase le voyage, qui forme le thème de l’entretien (comme Blaydes, Tournier, Earle ; voir encore Diggle, 1969, p. 151, comme la « most attractive solution ») ; le même Schneidewin, tentant d’expliquer malgré tout le texte transmis, rapportait l’itération à l’agitation d’Oedipe.
55Le sentiment de gêne est peut-être celui des critiques seulement, et pas de tous : Bellermann (contre Wolff) accepte à juste titre la liaison un peu libre des deux questions sur la stature et sur l’âge : « mais pour Laïos, dis-moi, quelle était sa stature ? » (proprement : « il l’avait comment ? φύσιν, τίνα εἷχε... ») ; puis la seconde question, qui, bien que subordonnée à la première (d’où le participe), introduit un autre aspect (τίνα δὲ... ; cf. Bellermann : « das δέ... ist durch die Anapher des Pron. τίνα hervorgerufen ») : « et quel sommet de sa force avait-il atteint ? ». La diction fragmentée est accentuée par l’itération, ponctuant l’insistance : τίν' εἶχε..., τίνα... ἔχων (le trait stylistique était au contraire effacé par Jebb avec τίνος pour le deuxième τίνα ; on voit que le même symptôme pouvait être interprété comme indice de corruption ou comme volonté expressive).
56Le problème serait moins syntaxique que logique pour Dawe. Supposant le jeune âge avec ἀκμὴν ἥβης, la question, selon lui, anticiperait indûment sur la réponse. En fait, Oedipe, qui a succédé à Laïos juste après cet incident (cf. v. 736), évoque sa stature en prenant modèle sur la sienne.
57Dawe tente (sans succès, semble-t-il) de défendre la leçon μέλας, qu’il trouve dans quelques manuscrits et retient dans son texte, contre μέγας, dans L ; Jocaste présenterait son premier époux essentiellement par sa chevelure ; d’abord : « il était brun », pour l’aspect général, puis : « avec quelques cheveux gris aux tempes », pour l’âge. Mais « grand de taille » répond à la question sur la stature (cf. West, 1978, p. 241), et surtout, la remarque qu’elle ajoute sur l’apparence communique une indication plus globale que la taille et les années. μορφή traduit l’impression générale produite par la personne physique des deux hommes : ce que Laïos et Oedipe ont en commun et qui, si tant est que ce sentiment puisse être rapporté à un aspect concret, ne se limite pas à la taille (« and in size he was not much different from you »). La puissance, la grandeur sont affaire subjective et touchent Jocaste plus qu’une autre. Cette caractérisation même la caractérise ; elle dénote sa position et son rôle. L’effet qu’elle produit (« the next line gives the audience a frisson », West, 1978, p. 241) a cette pertinence pour condition.
58Colonna, au contraire, explique μέλας comme une correction introduite par un acteur soucieux de créer une antithèse avec les mots qui suivent (cheveu foncé-blancheur).
Vers 744 s
59Kamerbeek estime que « logically προβάλλων οὐκ εἰδέναι amounts to προβάλλειν οὐκ εἰδώς » (cf. Dawe, et, pour une présentation plus grammaticale du problème, Wunder, Blaydes), ce qui n’est pas le cas ; non tant que la construction de οὐκ eἰδέvaι (valant pour λανϑάνειν, cf. Schneidewin) avec le participe complétif soit « la construction normale » (Longo), mais parce que le tour choisi, à la différence de l’autre, qui mettrait l’accent sur l’objet affecté par la malédiction (« c’est, sans le savoir, contre moi-même... »), isole, dans l’action (« je ne savais pas que... »), l’aveuglement : « proférant en fait l’anathème contre moi, je ne savais pas, le faisant, ce que je faisais ». Les deux groupes ont une certaine autonomie. Alors que Campbell tentait de rapporter l’anomalie à une règle stylistique (Essai sur la langue, § 42, p. 80), l’inversion du verbe principal et du verbe subordonné, le second portant l’accent, il est sans doute plus juste de prendre en compte pour l’analyse la présence effective du participe et l’attente, après εἰδέναι, d’un infinitif, προβάλλειν, que l’on peut suppléer à partir de προβάλλων6.
Vers 749
60μαϑοῦσα exprime la simultanéité des actions (« au moment même », et non : « if I have heard of them », Blaydes ; si audiero, Schneidewin ; voir également Wolff) : la peur n’entamera en rien son désir de renseigner Oedipe. L’antécédent de ἃ δ’ ἂv ἔρῃ est, si l’on veut, complément (ἀπò κοινοῦ, cf. Longo) de μαϑοῦσα et de ἐρῶ ; mais le participe, dans cette juxtaposition des termes (cf. v. 1234), a presque la valeur d’un complément de manière : μαϑοῦσ’έρῶ forme un groupe, dont l’unité est renforcée par les phonèmes ἔρῃ ~ ἐρῶ.7, 8, 9, 10, 11
Vers 758-763
61La présentation par Jocaste des motifs de la requête du serviteur pose deux problèmes. Le premier tient à l’exactitude « historique ». D’après les explications fournies par Créon dans le Prologue (v. 116-131), la mort du roi était connue à Thèbes avant l’arrivée d’Oedipe, puisque le monstre continuait à réclamer son tribut. Comment celui qui avait apporté la nouvelle pouvait-il l’apprendre, au moment où Oedipe déjà occupait le trône (Wolff mettait Λάϊόv τ’ὀλωλότα entre cruces ; Jebb, de son côté, essaie de minimiser l’aporie : « the poet has neglected clearness on a minor point » ; de même Friis Johansen, p. 241, citant Deubner, 1942, p. 40-43 : les deux termes, pouvoir d’Oedipe/mort de Laïos, formeraient une expression polaire, et ne permettraient pas de conclure à l’ignorance de la mort de Laïos, cf. aussi Lamer, R.E, s.v. Laios). En effet, si l’on réunit les aoristes des vers 758 s. pour en faire deux éléments concomitants d’une action unique, l’explication de Jocaste devient contradictoire.
62L’esclave quitte le terrain du crime pour rentrer et apprendre chez lui que le crime a eu lieu. Pour plus de «cohérence historique », les interprètes ont alors ou bien modifié le texte, en faisant, par exemple, du participe un génitif absolu (Schneidewin), ou en supposant que le retour (ἀφ'οὗ... ἦλϑε) n’était pas celui du serviteur rescapé, mais d’Oedipe (voir Wilamowitz : « als er bei deiner Rückkehr dich als Laios’ Nachfolger traf », avec ἦλϑες), ou bien accepté une certaine incohérence (ainsi Jebb jugeait qu’il était naturel de tirer de la phrase que l’homme, en rentrant de Phocide, avait trouvé Oedipe installé sur le trône). On devait évidemment répondre que les deux moments ici évoqués, ἦλϑε et εἶϑε, ne coïncident pas dans la narration de Jocaste (cf. Kamerbeek). Or on ne parvient pas à séparer le jugement porté sur la situation créée par l’arrivée d’Oedipe du retour du serviteur, qui la précède, si l’on donne à ἀφ’οὗ une valeur strictement temporelle. La nuance causale est perceptible ; non : « à son retour, quand il vit... » (Masqueray, cf. Mazon : « sitôt de retour, te trouvant sur le trône » ; toutes ces traductions accentuent une concomitance impossible), mais plutôt : « une fois qu’il fut revenu de là-bas – κεῖϑεν, emphatique, évoque le lieu de l’horreur – et qu’il te vit (en outre, après ce qu’il avait vu) détenir le pouvoir à la place de Laïos, qui avait péri, il vint me supplier... ». Non seulement le premier aoriste marque une antériorité, mais le deuxième, en outre, établit une relation entre l’expérience que le serviteur avait faite du meurtre (κεῖϑεν, aux « trois chemins ») et le fait que le meurtrier occupe la place de la victime (les deux participes, ἔχovτa, ὀλωλότα, sont liés pour le sens, cf. τε... τε..., « alors que... »), même si la raison de la requête ne peut pas apparaître à Jocaste, ou n’être perçue que pour une moitié.
63Au problème de la cohérence chronologique soulevé par la critique s’ajoute donc, sur un plan plus grammatical et stylistique, le paralogisme apparent de la parataxe. La «logique» pouvait de nouveau être rétablie si l’on interprétait (voir Longo), d’une part, la juxtaposition des participes comme un hystéron-protéron, pour rétablir l’ordre attendu, et que l’on accentuait, de l’autre, la dissociation des deux éléments par la figure du zeugma (il vit l’une des choses sans vraiment « voir » l’autre). Or le sens surgit précisément de la confrontation des éléments qui décrivent les deux aspects solidaires d’une même réalité. Les participes sont coordonnés, parce que les deux circonstances ont une égale importance pour le serviteur de Laïos, qui « réalise » (εἶδε) leur relation.
64Pour Jocaste, la demande et sa motivation supposent l’attachement du serviteur à son maître assassiné. Elle ne sait pas, mais l’autre, dont elle évoque les raisons, sait. Les participes juxtaposés reflètent l’ignorance où elle se trouve de la véritable causalité – indirectement découverte, par ce biais.
65Le serviteur est l’unique informateur dont les Thébains ont disposé pour conduire leur enquête (εἶς τις, v. 118) et il ne leur a fourni qu’une seule information (ἕv, v. 119). C’est donc lui aussi qui a répandu la fausse nouvelle des brigands qu’Oedipe corrigera, sans autre interrogatoire, quand il aura reconnu en lui-même l’auteur du meurtre (voir sur ce point les remarques de Bellermann, ad v. 122, et notre note, ad v. 118 s.).12
Vers 763 s
66Les éditeurs hésitent (voir en dernier Colonna) entre oἷ’ de Hermann, qui estimait que la scholie oἷov τò αἴτημα οὐχ ὑπερέβαλεν δοῦλον commentait cette leçon, et trouvait la leçon ὅδε γ' intolérable (cf. Wunder, Elmsley, Schneidewin, etc.), et ὣς γ' de Musgrave, plus restrictif (cf. Kamerbeek, après Campbell, et le commentaire de Jebb, avec renvoi au vers 1118, mais voir ad l.). Wunder objectait que, si oἷα était bon, on attendrait un qualificatif (voir le vers 751), mais la qualité exprimée dans le contexte peut être mise en rapport avec la condition de la personne (voir οἷα δὴ γυνή, Euripide, Oreste, 32, où οἷα, contrairement à la suggestion de Dawe, ne peut avoir une valeur causale, et l’explication de Jebb : « autant que l’on peut parler de mérite à propos d’un esclave » ; cf. Schneidewin : « ...bei dem man auf Treue nicht eben rechnen kann »).
67La restriction, toujours possible, est-elle exigée par le contexte ? On se dit que Jocaste corrige ou atténue son propos (ἀνὴρ δοῦλος... si sana sciremus esse, pro οἷα expectorem καίπερ, Wunder) ; mais si elle explique (γάp) pourquoi elle a accordé au serviteur la faveur qui lui était demandée, ne suffit-il pas qu’elle distingue cet homme, parmi les gens de la maison (cf. καὶ μείζω) ?
Vers 766-768
68Jocaste, ayant répondu que « la chose peut se faire »13 (δυνατόν ἐστιν, « das lässt sich machen », Schneidewin – les interprètes sont pratiquement unanimes pour faire de πάρεοτιν un impersonnel avec l’infinitive en ellipse : « qu’on le fasse venir », plutôt que de suivre la scholie : « il est là [va être là] », νόμιζε αὐτòν παρεῖναι, ou ώς παρόντα νόμιζε αὐτόν οὕτως ἔχει εὐκόλως ἀφίξεσϑαι [Moschopoulos]), voudrait encore savoir pourquoi (« à quelle fin ? », πρòς τί ;) Oedipe cherche avec tant d’insistance à voir le témoin du meurtre. La compréhension et l’analyse syntaxique de δι' ἃ... dans la réponse d’Oedipe dépendent, dans la critique, du référent que l’on a fixé à cette finalité. Si l’on pense que « ce qui a été dit » se rapporte à l’entretien même qu’il vient d’avoir avec Jocaste, on est conduit à comprendre, comme Blaydes : « he has already said more than enough, for him to wish to see this man », « assez pour que l’on comprenne pourquoi » (= cur ; voir Bellermann ; Wilamowitz : « ..., wozu ich sein bedarf » ; Longo), ce qui, somme toute, convient le mieux à la situation. Quand, par contre, είρημένα est rapporté à la proclamation publique, dont il a peur qu’elle ne le concerne lui-même, Oedipe exprimerait en un premier temps cette crainte, apprenant de la sorte à Jocaste quels sont ses mobiles, et ajouterait en un deuxième temps : « c’est là la raison pour laquelle... » (= quapropter, Jebb, Roussel, Kamerbeek). Les partisans de la première construction ont donc parfois expressément nié qu’il soit fait allusion aux dispositions prises pour dépister le meurtrier (« an die Bestimmungen gegen den Mörder oder an seine Verfluchung ist... nicht zu denken », Bellermann). Par ailleurs, la deuxième construction (δι’ἅ = quapropter) a pu, contre cette logique, être combinée avec la première des deux compréhensions (εἰρημένα = l’entretien). Ainsi Masqueray, et Mazon, traduisant : « je crains pour moi... d’avoir trop parlé. Et c’est pourquoi je veux le voir » ; de même, « trop parlé » semble s’appliquer à toutes les manifestations de l’effroi dans les vers qui précèdent. Jebb, pour évoquer la malédiction, choisit de dire : « I fear... that my own lips have been unguarded ; and therethere-fore...».
69La prolepse de ἐμαυτόν faisait penser qu’Oedipe se reconnaissait dans le coupable désigné par ses propres proclamations, ce qui est naturellement le cas (dans tout le passage). Mais il s’adresse à Jocaste (ώ yύvaι) à la fin de l’entretien, et non pas à lui-même, juste avant le discours qu’il va faire. Il semble inévitable d’appliquer la crainte (δέδοικα) à la scène du meurtre qu’avec son aide, il a mentalement, et sans le dire, recomposée devant elle. L’identification avec l’objet de la malédiction, opérée explicitement à la suite du récit qu’il lui aura fait (v. 813 ss.), ne semble donc pas devoir être anticipée ici.
Vers 769 s
70On lit la phrase comme un témoignage de tendresse. Jocaste assurerait que ce qui afflige Oedipe la touche aussi bien (« since they are your concerns they must be mine », Dawe ; τά y' ἐv σοί ; Broadhead, 1961, p. 54, propose gratuitement de corriger en κἄγωγε τἀν σοί, pour que la particule souligne le premier des pronoms personnels). L’opposition (κἀγώ – τά y'èv σοί) conduit d’abord à reconnaître la mise en relation des partenaires au sein d’une situation de parole (cf. µaϑεῖv). Jocaste, pour engager Oedipe à faire le récit qui va suivre, se place dans la position de l’« écoutant » privilégié, qui lui revient si c’est « lui » qui est touché par le malheur. La formule « je vais (moi) te dire (à toi) » (ἐγὼ διδάξω σ’) est inversée : « je suis la personne à qui il revient aussi d’apprendre le vrai ». « Aussi », comme le berger ou comme Oedipe (Campbell, cf. Longo, Dawe ; « it is uncertain whether... », Kamerbeek) ? On ne voit pas ce que le berger aurait à « apprendre ». Elle est bien la personne, non par rapport au serviteur, mais en soi, devant qui Oedipe peut porter son mal (enfoui, ἐv σοί) à la lumière, elle en sera instruite en même temps que lui (κἀγώ).
Vers 771-833. Le passé d’Oedipe
La « confidence » d’Oedipe à Jocaste revient d’abord sur ses origines corinthiennes et le tournant de sa destinée (v. 774-797). Elle s’étend ensuite dans le récit minutieux d’un meurtre, encore inexpliqué, commis par Oedipe, celui d’un vieillard sur la route de Thèbes, et qui présente avec le meurtre dont on recherche l’auteur une analogie cruciale (v. 798-813). La lamentation qui suit n’a de sens que si les deux meurtres n’en font qu’un ; elle renoue avec l’exécration, en l’appesantissant encore par la malédiction antérieure, la sinistre prédiction delphique, qui a conduit Oedipe à Thèbes, et vers le meurtre (v. 813-833).
1. Vers 771-797
Le moment est venu de faire part à l’interlocuteur et au témoin le plus important, la femme de Laïos et d’Oedipe, des conjectures auxquelles Oedipe est parvenu à ce stade de l’action (v. 771-773). Mais le narrateur remonte d’abord plus haut ; il rappelle qu’il n’est pas de Thèbes, ni par son père, Polybe, ni par sa mère, Méropé (v. 774 s.). L’autre ville, celle de son passé, est sa vraie patrie (cf. v. 1394-96), et il y a joui du plus haut rang, dans une citoyenneté entière et respectée (v. 775 s.). L’incident étrange, qui éclate en pleine prospérité, plus étrange cependant par ses effets sur Oedipe qu’en lui-même, et donc par la disproportion que le héros décèle entre son insignifiance et ses suites, apparaît comme une rupture (v. 776-778) : une parole jetée dans le vin au cours d’un banquet met en doute la légitimité de ses privilèges de fils du roi (v. 779 s.). La relégation progressive du fils de Polybe, arraché à son bonheur corinthien, s’opère en plusieurs temps. D’abord, pendant tout un jour, il lutte contre l’idée que le mot a jetée en lui (v. 781 s.) ; ensuite il tâche de la chasser en questionnant sa mère et son père (v. 782 s.). Leur réaction de colère contre l’impudent, preuve d’une solidarité familiale qui lui fait plus plaisir qu’elle ne l’éclaire (v. 783-785), ne calme pas le soupçon qui le lancine, faisant son chemin en lui (v. 785 s.). C’est en cachette, comme un larron, qu’il part consulter l’oracle de Delphes (v. 787 s.). Mais le dieu fulgurant, sans répondre à sa question (v. 788 s.), en lui dépeignant l’horreur qui l’attend, l’inceste, une progéniture monstrueuse, le parricide (v. 789-792), étouffe le besoin d’en savoir davantage et le précipite dans l’exil, vers une terre où il se soustraira à jamais à l’opprobre qui lui est annoncé (v. 794-797).
2. Vers 798-813
Sur son chemin, un lieu s’offre à lui qui ressemble à la scène du meurtre dont Jocaste a fait ressurgir l’image (v. 798 s.). Son expérience peut venir s’ajouter à ce qu’on dit pour servir à l’identification du meurtrier (v. 800). Une troupe, composée d’un nombre de personnes qui reste indéterminé, avec, à sa tête, un héraut qu’Oedipe aperçoit d’abord, et deux hommes, montés sur un chariot, dont l’un, par la position qu’il occupe, pourrait être Laïos, et l’autre est le cocher, vient à sa rencontre, et, le voyant, poursuit sa route comme s’il n’existait pas, sur l’ordre du maître, le forçant ainsi à sortir du chemin (v. 801-805). La colère d’Oedipe se porte d’abord sur le cocher. Il frappera ensuite le maître, lorsque celui-ci, profitant d’un moment propice, l’aura frappé, mais il le frappera à mort, avec son bâton (v. 806-812) ; il tue ensuite toute la troupe, sans excepter personne (v. 813).
3. Vers 813-833
Dans le cas redouté, et repoussé loin de lui par les circonlocutions qu’amène un rapprochement angoissant, où cet étranger serait Laïos (v. 813 s.), Oedipe, visé par sa propre exécration, est le plus malheureux des hommes (v. 815 s.). Il doit se couper de tous, étrangers et citoyens, condamné à ne plus parler à personne, à ne recevoir personne, et cela en conséquence d’un acte dont il est l’auteur – non pas le meurtre, mais sa proclamation publique. L’aliénation serait la conséquence d’un exercice de son pouvoir royal (v. 817-820). Le lit du roi est souillé par lui, puisqu’il a versé le sang, et le sang qu’il a versé, le sang impur, est celui même de l’homme à qui il a succédé (v. 821 s.). L’énormité du malheur le pousse à s’interroger sur le malheur de sa naissance (v. 822), et sur l’impureté de sa vie (v. 823). Il se remémore les interdictions qu’il s’est faites à lui-même dans l’exécration, l’exil qui l’attend, sans la compensation de voir les siens et de retourner dans sa patrie, pour éviter l’inceste et le parricide (v. 823-827). Ce sort, vu de l’extérieur, par un juge impartial, dénoncerait l’assaut d’une divinité sauvage qui en a personnellement à lui (v. 828 s.). Dans une imprécation finale, Œdipe demande à la pureté divine d’éloigner de lui le jour de malheur qui le menace : plutôt disparaître à la vue dans la mort que de voir cette souillure sur lui (v. 833).
Vers 771-773
71La discussion au sujet de καὶ μείζονι et le refus d’accepter14, 15la leçon transmise montrent une fois de plus qu’une conclusion sceptique est justifiée tant que l’on discute de l’interprétation arrêtée (et donc de l’opinion établie) plutôt que des possibilités de sens. Ainsi Dawe a raison de douter de la valeur que les critiques ont d’ordinaire donnée au comparatif μείζονι (reverentia dignior, Ellendt, s.v., p. 430), supposant qu’il exprimait la considération particulière qu’Oedipe témoigne à sa femme (voir encore Wilamowitz : « näh’ren Anspruch », ou Kamerbeek, dans son commentaire, et en 1974, p. 195 ; ni Masqueray ni Mazon ne traduisent vraiment le terme, ce qui montre bien qu’il est gênant). Dawe préfère retenir l’une des corrections proposées (κάμείνονι, Richards, qui tente également Lloyd-Jones, 1978, p. 216 ; voir encore καὶ μείζονα, Wunder, retenu par Friis Johansen, p. 241 ; κἄμεινον ἄv, A.Y. Campbell, 1948, p. 102-104), à défaut d’une détermination supplémentaire comme φίλῃ, qui pourrait justifier l’emploi de μείζονι (dans le sens que l’on dit). Jocaste est en effet une personne « importante » pour Oedipe – mais pas « plus importante » qu’une autre, Créon ou même les représentants de la ville –, dans l’acception « stricte » (Jebb) du mot (le sang royal ou la place de l’épouse ?). C’est trop s’inspirer de l’étiquette de cour et des préséances qui ont cours dans la tragédie du XVIIème ou du XVIIIème siècle. Le préambule d’Oedipe, qui investit Jocaste, en réponse à ἄναξ (v. 770), dans ses fonctions officielles, est étroitement lié à la situation précise où il se trouve. C’est pour la réussite de la recherche qu’il poursuit que Jocaste est, à ce stade, l’interlocuteur le plus « important », l’informateur qui a le plus de poids : avec qui plutôt qu’avec elle pourrait-il parler de ses affaires (elle, si proche de lui) – et qui d’autre en même temps pourrait avoir plus d’importance (par les éclaircissements que la femme du mort peut lui apporter sur la signification de ses propres aventures) ? Le contexte est là pour rappeler deux fois cette « situation » extrême, hors de la norme (ἐς τοσοῦτον..., διὰ τύχης τοιãσδε...), qui l’a conduit à se retirer dans le réduit du domaine privé, là où les révélations que Jocaste vient de lui faire le contraignent définitivement à délibérer au sein de la famille, écouté par cette « conseillère » privilégiée16.
Vers 775-778
72Longo note pour τοιάδ’ une valeur à la fois présentative17 (un incident « tel que je vais te le raconter ») et qualitative ou emphatique (« ainsi fait »), de même au vers 441 ; on peut retenir la seconde, puisque le commentaire dont Oedipe fait précéder le récit, ϑαυμάσαι μεν..., développe le démonstratif. Il n’y a pas heu de considérer ce commentaire comme une parenthèse, pour que le début du récit (ἀνὴρ yàp..., v. 779) se rattache directement à τοιάδ' (cf. Earle) ; la narration illustre les deux aspects mis en évidence (cf. yàρ, v. 779 ; pour Kamerbeek également, la particule est explicative, explicitante, plutôt que causale, n’introduisant pas la raison du jugement formulé aux vers 777 s. ; en fait, le jugement :... μὲν ἀξια..., définit d’abord l’événement : « à savoir... », et le récit vient ensuite, avec ses deux temps, cf. κἀγὼ βαρυνϑεὶς..., v. 781, confirmer le jugement) : l’histoire était bien extraordinaire (... μὲν άξία) ; l’insulte, proférée contre lui, avait de quoi le surprendre, et l’intriguer, elle ne suffit cependant pas à expliquer pourquoi, après les assurances reçues (v. 782-786), il n’arrivait pas à apaiser son esprit (... γε μέντοι... οὐκ ἀξία ; la reprise du même mot, accompagnée de la négation, que Kamerbeek, contre Herwerden, met sur le compte de la négligence – « rather lame » –, est comme une figure au service d’une évaluation et d’un effort pour peser juste). L’incident, qui fut à l’origine du destin qu’il devait accomplir, suffit à altérer un bonheur plein. L’étonnement ne s’arrête pas à la singularité de la rumeur, mais s’étend à la disproportion de l’inquiétude et de sa cause. Une simple dissonance dans une harmonie parfaite menace jusqu’au fondement de l’existence d’Oedipe, et le fait chanceler.
73Pour justifier l’emploi de l’indicatif dans la temporelle (πρὶν... ἐπέστη), Jebb prête à la principale un contenu négatif (« rien ne s’était produit, pour me troubler, jusqu’au moment où... ») ; on établit ainsi une continuité entre l’événement et la période qui le précède, interrompue par lui (cf. Earle : « the aorist marks the event that puts an end to the action described in ἠγόμην – ἐκεῖ »), qui n’est pas dans la phrase, comme le montre Moorhouse (Syntax, p. 298, distinguant l’emploi de ἔως et de πρíν) ; avec l’indicatif (par opposition à l’infinitif, qui ferait davantage de l’événement un terme posé à la situation exprimée dans la principale : « j’étais tenu pour l’homme le plus important, avant que... »), l’accent est mis sur la réalité de l’incident qui s’est ensuite produit (équivalant à : « mais alors eut lieu cet événement » ; Dawe note que, dans les sept occurrences de πρíν avec l’indicatif chez Euripide, la temporelle marque chaque fois un tournant décisif ; voir aussi Prométhée, 481). En fait, la considération dont jouissait Oedipe à Corinthe est moins évoquée ici comme un état de bonheur auquel l’incident vient mettre un terme que comme la condition préalable qui fait comprendre l’effet de la parole.
Vers 779 s
74La phrase entraîne dans deux directions, selon que l’on considère d’abord le complément µɛ ou la subordonnée ὡς εἴην ; aussi, dans le premier cas, a-t-on fait de la complétive, selon le sens attendu, un simple attribut (ainsi Blaydes : « equivalent to καλεῖ µe πλαστόν, ’calls me a bastard’ » ; cf. Mazon : « un homme m’appelle ’enfant supposé’ », comme Roussel) ; dans le second, on réduit le tour à une proposition infinitive, sans changer le sens (καλεῖ µe πλαστόν ɛἶvaι, Wunder, cf. Schneidewin). Quand on tient davantage compte de la rupture de construction, et qu’on ne traduit pas franchement καλεῖ ad hoc par « faire le reproche », de façon à accorder le sens du verbe à celui de la subordonnée (cf. Wilamowitz : « warf... mir ein Zecher vor, ich wäre meinem Vater untergeschoben » ; Campbell : « assails me with the reproach that I was... » ; Masqueray : « m’insulte en disant que j’étais... »), on admet l’assimilation, en cours de phrase, avec une insulte qui explique ὡς (ainsi Jebb : « ’cast it at me... that...’, as if preceded by ονειδίζει μοι instead of καλεῖ με », orientant l’analyse vers la contamination de deux tours, que retiennent Kamerbeek et Longo : καλεῖ με πλαστόν et φωνεῖ ou λέγει ὅτι πλαστός εἴην, ce qui revient finalement à évacuer le problème). La rupture fait partie de l’énoncé. On pourrait, avec une anacoluthe doublée d’un glissement de sens (que seul l’on a retenu), poser peut-être plus justement que l’attribut, que l’on attend d’abord après μ’... καλεῖ (cf. Dawe : « as if vὀϑov were to follow »), n’est pas exprimé dans la phrase et que la subordonnée lui substitue sa traduction ; non : « il m’appelle pour (me) dire que... », mais : « il s’adresse, c’est-à-dire : s’en prend, à moi, en me traitant d’un nom qui disait que... ». La vérité jaillit à propos d’une querelle. L’adjectif πλαστός n’est pas un autre mot pour dire « substitué », « supposé » (ὑποβολιμαῖος, selon la scholie ancienne ;cf. Euripide, Alceste, 639,...ὑπεβλήϑην λάϑρᾳ), mais une analyse de la relation père-fils comme une filiation fictive : « que je suis un faux fils pour mon père » ; non que Polybe ait été trompé par la mère et son entourage : le datif ne note que la relation objective, recouverte par la volonté des parents (cf. v. 782-784 : Polybe et Méropé rassurent leur fils en s’emportant contre le compagnon mal embouché, mais ils sont tristes, parce qu’il a trahi un secret, en « lâchant le mot », τῷ μεϑέντι τòν λόγον).
75Pearson, puis Dawe retiennent le génitif μέϑης (cf.LA et A), après Hermann, Wunder, Hartung, parce que l’emploi de ce cas est plus usuel avec « être rempli ». Jebb note, d’une part, une différence sémantique, en commentant la leçon μέϑῃ (plus souvent retenue, voir Blaydes, Campbell ; Schneidewin, Nauck et Bruhn, etc.) par « en buvant, dans la boisson» (« not ’strong wine’ » ; mais Dawe, en faveur de ce sens, il semble arbitrairement rejeté, cite Euripide, Electre, 326, à côté d’autres occurrences) ; il rapproche, d’autre part, un passage des Perses, 132-134, pour δακρύμασιν, justifiant l’emploi du datif pour le complément après πίμπλαται (voir sa traduction : « full of wine » ; Bruhn établit une distinction, sans doute arbitraire, entre le partitif et la matière, quand elle est considérée comme un moyen). Pour faire un sort à chacun des quatre termes de l’accumulation, et ne pas comprendre ὑπερπλησϑείς par μέϑῃ et μέϑῃ par παρ'oἴvoῳ, dans une structure redondante et contrastée à la fois, il faut séparer μέϑῃ du participe, et en faire un datif modal (des circonstances accompagnant l’action) : « dans l’ivresse », d’autant que ὑπερπλησϑɛίς, « plein », se suffit (le complément que l’on a tiré de μέϑῃ ou μέϑης est implicitement exprimé par le verbe). La circonstance, l’ivresse, motive l’apostrophe (καλεῖ), mais le contenu de cette apostrophe est déterminé par παρ'οἴνῳ. Si l’ivresse a poussé à sortir de la convenance, c’est le vin, ensuite, qui parle. De ἐv δείπνοις à παρ'οἴνῳ, les déterminations se succèdent, et marquent la progression dramatique, suivant un schéma dynamique, propre à la phrase sophocléenne : le banquet ; l’excès ; l’ivresse (μέϑῃ), liée au langage déjà ; enfin, l’impudence sous l’empire du vin18.
Vers 782-786
76La même entrée (κἀγὼ...) pour deux phases du récit19 (voir aussi au vers 781), et l’accent mis sur les épreuves qu’Oedipe subit dans sa personne établissent une analogie dont on peut trouver la clé dans l’effort inutile, déployé dans deux situations différentes, d’en rester là.
77On tire de ἰὼν πέλας (« me présentant devant », « m’adressant à » ; voir Dawe pour cette valeur de πέλας) un complément pour ἤλεγχον : les parents ; voir déjà Brunck (remque ex illis quaesivi ; cf. Blaydes, Jebb : « and questioned them », ou Dawe). Le problème de ce manque fait trouver à Thomas, en relation avec la suite, un autre sens pour ἤλεγχον : la dénonciation du « délateur » (pour Longo, avec le même sens de « confondre », Oedipe, tout en interrogeant ses parents, démolit leur système de défense). L’omission est une figure emphatique qui désigne ce à quoi on ne s’empêche pas de penser. Ainsi on la retrouve deux fois, pour ἤλεγχον, mais aussi pour κατέσχον. « Cela » (voir τoῦϑ', v. 786), c’est le problème soulevé dans l’esprit d’Oedipe par le querelleur, sa relation avec ses parents. On traduira donc, dans un cas : « auprès d’eux, je cherchais à voir clair dans l’affaire » (voir aux vers 332 s. : τí ταῦτ'... ἐλέγχεις ;). Pour κατέσχον, si le souci (« la chose ») en est implicitement le régime, et que la rétention est déterminée par un objet obsessionnel, on comprend le retard de toute une journée qui sépare l’incident de la résolution d’en élucider les motifs (voir le contraste entre le complément de durée, τὴν μὲν οὖσαν ἡμέραν ; et cf. aussi μόλις) et, d’autre part, l’indication ponctuelle ϑὰτέρᾳ δ’... Dans l’interprétation courante, κατέσχον a pour complément έμαυτόν (voir Moschopoulos ; Brunck : vix me continui ; cf. Hartung ; Schneidewin, Nauck et Bruhn, etc. ; Jebb comme Bruhn notent qu’on ne dispose pas d’autre exemple pour cet emploi intransitif en grec classique ; d’autres, comme Campbell, tiraient de βαρυνϑɛίς la colère contenue). Avec la valeur transitive de « réprimer, arrêter », n’importe quel complément est recevable, pourvu qu’il sorte du contexte. Oedipe est alors ce jeune homme bouillant qu’une interprétation morale se représente comme luttant, du moins un temps, contre ses passions. Mais le retard n’a de sens dramatique que s’il illustre la nécessité, et cette nécessité est dans la « chose » qui fait son chemin en plusieurs temps ; βαρυνϑɛίς : elle pèse (dans le cœur, plutôt qu’elle n’excite contre un autre) ; elle doit être réprimée, mais la répression n’aboutit pas, μόλις κατέσχον, et ce combat se prolonge durant toute une journée, jusqu’à la capitulation, qui conduit à l’étape suivante (bien qu’il supplée έμαυτόν, Earle paraphrase : « Oedipus hardly forebore to do then what he actually did do the next day »).
78La « chose », cernée par l’omission, est expressément désignée (τοῦϑ’) dans la phase suivante, lorsque le résultat de la démarche se divise en un plaisir et en un reste. Le plaisir (ἐτρπόμην) est tiré du blâme infligé à l’agresseur, la solidarité familiale étant confirmée sans plus de précision, sans que compte pour Méropé et Polybe la paternité physique (ainsi τὰ μὲν κɛíνoιν, « pour ce qui est de leur attitude », peut, en formant groupe, être pris pour un accusatif de relation ; voir par exemple Schneidewin, Nauck ; Wolff et Bellermann, Blaydes, ou Longo, contre Bruhn, qui fait du groupe un complément à l’accusatif, « weil das Objekt hier ein Neutrum eines Pronomens ist », ou la possibilité également envisagée par Roussel de détacher κɛíνoιν comme un instrumental). Le bonheur est en apparence intact, mais entamé en profondeur, du seul fait qu’il reste un non-dit.
79Le fractionnement de l’âme se poursuit. La morsure (ἔκνιξɛ µ' ἀei...) ne cesse pas de se faire sentir parce que la parole lâchée dans le vin continue son travail obscur. La répétition (cf. γὰρ) est liée à l’expansion spatiale dans le corps. Cette économie de la description écarte l’une des deux interprétations des Byzantins qui attribuaient à l’agent extérieur de l’opinion le rôle déterminant dans l’inquiétude d’Oedipe.
80Moschopoulos paraphrase : « on chuchotait » (ὑπɛψιϑυρίξɛτο) ; Thomas propose l’une et l’autre interprétations : la rumeur obscure au dehors, ou l’obsession. La référence a été défendue par une partie de la critique (voir Ellendt, s.v., p. 756 ; Nauck et Bruhn, Wilamowitz, Pfeiff ; Campbell, dans la deuxième éd., Jebb, Earle ; pour Roussel le passage pouvait avoir été « amphibologique pour un Grec même »), afin d’éviter le double emploi avec le début du vers (voir Jebb, ou Roussel : « une assez plate répétition ») et parce que πολύ devait mieux aller avec un corps, qui en l’occurrence semblait ne pouvoir être qu’externe. Mais il est vrai qu’elle n’a pas de lieu (voir encore la remarque de Roussel : « intéressante en soi », elle « gêne un peu, parce qu’on sent qu’elle devrait être, ou absente, ou développée »), et il n’est pas vrai que πολύ ne puisse pas qualifier un accident interne du corps humain. L’obsession couvre un terrain, ce qu’on peut ajouter à la défense de l’autre interprétation, à savoir qu’Oedipe est rongé en profondeur.
81ὑφɛῖρπɛ doit signifier « ramper dans les profondeurs » (plutôt que « pénétrer », « se glisser dans » ; cf. Musgrave, animum subierat). Dans tous les textes rapprochés (Libanius, Déclamations XL, 59 ; VII, p. 354 s. Foerster, par Musgrave ; Salluste, Guerre de Jugurtha, 11, 7 : quod verbum in pectus Jugurthae altius... descendit, par Wunder ; Eschyle, Agamemnon, 270 : χαρά μ'ὑφέρπɛι..., chez Blaydes – ces mots sont cités dans les scholies d’Homère [cf. ad Odyssée XIX, 471, avec un a sur le μ de χάρμ' ; cf. χάρμα chez Eustathe, ad l, p. 1872, 65 Éd Rom.], où ils sont donnés à Sophocle [on les faisait figurer comme un fragment, cf. Blaydes]), cette valeur peut être retrouvée. Si la référence aux ravages internes du soupçon est adoptée par certains commentateurs (voir, en dehors de Musgrave, Wunder ou Blaydes, Brunck, Hermann, Schneidewin, Wolff et Bellermann, Campbell, dans la première éd. : « more consistent with other uses » ; Roussel, Mazon, Kamerbeek, Longo, Dawe), c’est d’ordinaire en affaiblissant la relation entre ἀɛí et πολύ, et souvent sans traduire γάρ (voir Mazon : « le mot ne cessait pas moins de me poindre et faisait son chemin peu à peu dans mon cœur »). Il ne sert à rien d’invoquer le « parallèle » d'Agamemnon, 450, puisqu’on peut aussi bien le tirer dans le sens de la rumeur (comme Jebb), qui lui convient en effet (voir la discussion dans mon commentaire, Agammenon 1, p. 454 s.), que dans le sens d’un mouvement psychologique, comme Kamerbeek, s’autorisant de l’interprétation de Fraenkel, ou bien reconnaître la différence de l’emploi et le transfert de l’image. Incertitude après le banquet, qui trouble une première fois la certitude familiale, incertitude après la démarche faite auprès de Méropé et Polybe, incertitude lorsque le dieu ne juge pas bon d’éclaircir les doutes d’Oedipe (v. 788 s.), comment se fait-il qu’à partir de là ce motif ne compte plus, et qu’au contraire, malgré le silence d’Apollon, le héros fuie Corinthe, persuadé que les prédictions du dieu s’appliquent à Polybe et Méropé (voir plus loin, v. 794-797, puis 824-827, et encore, dans le Troisième Episode, au vers 976) ? L’horreur dévoilée par le dieu recouvre l’inquiétude. Car si l’un des deux termes possibles, la filiation naturelle, est le bon, les conséquences du séjour à Corinthe en sont beaucoup plus lourdes que celles qu’entraîne la vérification de l’autre terme, l’adoption. L’inquiétude (cf. σπουδῆς γɛ..., v. 778) qu’a suscitée l’incident du banquet peut à tort être interprétée par Oedipe comme un avertissement du dieu pour lui permettre d’éviter ce qu’il lui annonce. En réalité, elle est la condition de l’action poursuivie par le dieu, elle n’est pas une mise en garde, mais un piège. Dans la logique de l’intrigue, la peur qu’inspire l’oracle fait définitivement pour Oedipe de Polybe et de Méropé ses vrais parents. La contradiction fait partie de l’analyse de la « passion » dramatique, et ne se rattache pas primordialement à une interrogation existentielle sur l’identité du fils.
82Dans la réponse du dieu, la question de la bâtardise est considérée comme réglée ; elle passe au second plan. Apollon substitue l’avenir au passé, signifiant que la relation parentale ne dépendait pas d’une origine, mais relevait d’une conduite. Il nie la logique d’une appartenance où se rejoindraient le naturel et le politique. Cette rupture se traduit dans les faits par l’errance. Oedipe est privé de l’origine-appartenance que confèrent les citoyens (ἀστοί). Tâchant d’écarter son passé, en fuyant, il se dépouille de tout attachement, même cf. p. 479 à lui-même. C’est ainsi qu’il s’ouvre sur l’homme en général, et l’incompréhension de la réponse d’Apollon lui fait comprendre la Sphinge.
83A la question sur la relation parentale, le dieu, dans un avenir délié de ses attaches, répond : « ton origine est dans ce que tu vas faire », – « je ne dis pas père, mais victime ; je ne dis pas mère, mais épouse20 ».
Vers 789 s
84Contre ἄϑλιαa, préféré par les éditeurs avant Pearson, Mazon-Dain, Dawe et Colonna (qui impriment ἀϑλíῳ fort. Lac, défendu par Wolff, Nauck et Herwerden), parce que les trois adjectifs répondent à la triple prédiction (v. 791-793, cf. Blaydes, Schneidewin, et la défense de ἄϑλια par Bellermann, p. 167), la similitude sémantique d’ἄϑλια et de δύστηνα au vers suivant n’est pas un argument (Kamerbeek ; « weak and verbose », Dawe) ; cette donnée précisément est liée à la réutilisation dans la pièce du rituel de lamentation (voir l’Exodos), et le « sens » est dans l’accumulation ἄϑλια καì... καì... (voir également Kamerbeek), qu’il ne faut pas réduire. Il n’y a pas lieu de répartir (en ordre inverse) les trois adjectifs sur les trois malédictions (v. 791-793). La figure de l’accumulation vaut pour chacune des trois, et souligne par anticipation l’horreur de la réponse. Le dieu a brillé dans l’horreur.
85Jebb défend la correction que Hermann propose en 1833 : προὔφηνεν pour προυφάνη (autrefois adoptée par Wunder : ex coniectura scripsi ; Dindorf, Hartung, Blaydes, Nauck ; Wilamowitz : « er hatte mir... zu sagen » – on transcrit la glose de Thomas : προέδειξε –, mais rejetée par Schneidewin : « die Conj. προὔφηνεν verwässert den Dichter », et par Campbell), en tentant à tort de démontrer positivement (et avec une rare conviction) que la leçon transmise, « came into view, telling », était irrecevable ; le dieu, à travers (ou dans) la parole, se fait voir, et fait voir sa « splendeur » (cf. Hölzer, 1875, p. 6, qui comprend : apparuit quum dixit ; sa critique de la conjecture de Hermann, parue dans un « programme», n’a pas été prise en considération ; on a plutôt mis l’accent sur la soudaineté de l’apparition – Schneidewin, Campbell, Paralipomena, p. 103, Jebb, Kamerbeek, dans son commentaire, et en 1974, p. 195 –, qui n’est peut-être pas l’aspect principal). προυφάνη a été rétabli dans les éditions plus récentes (cf. Pearson, Dain, Dawe, Colonna). Pour expliquer la présence de l’article (rare devant le simple nom d’un dieu, cf. Moorhouse, Syntax, p. 147), Dawe allègue la valeur anaphorique, après Πυϑώδε (v. 788) : « lui, Phoibos, le dieu de l’endroit », mais la fonction syntaxique, qui détache dans le nom l’épithète (cf. Moorhouse), permet de mieux comprendre προυφάνη. Le dieu de la clarté (« le Brillant ») s’est fait voir dans une parole inattendue.
Vers 791 s
86Dawe suit Campbell et Longo en admettant que l’infinitif ὁρᾶν peut être construit deux fois, avec l’adjectif ἄτλητον (« dont la vue est intolérable aux hommes », selon la scholie, ou Blaydes) et comme complément consécutif de δηλώσοιμ’ (« faire voir à la vue », ou « porter au jour », selon Brunck ou Wunder). L’ambivalence n’a pas de lieu. D’abord, la détermination de δηλώσοιμ’ serait inutilement redondante ; surtout, l’oracle met en évidence l’horreur de la race qui doit naître de l’union. La descendance sera si monstrueuse que « le regard » des hommes (cf. ἀνϑρώποισι) n’en supportera pas la vue, destructrice des valeurs du « monde » qu’il voit (Kamerbeek note qu’on n’a pas d’exemples d’infinitif épexégétique avec δηλόω ; pour la détermination de l’adjectif, voir Moorhouse, Syntax, p. 239). Oedipe est appelé à faire voir ce qui ne peut pas être vu (voir Jebb).
Vers 793
87Le récit d’Oedipe ne reproduit pas les mots de l’oracle. Ainsi l’ordre des événements, s’il esquisse une histoire, n’est pas conforme à celui de l’avenir, l’inceste précédant le meurtre. L’horreur est au premier plan, et la chronologie ne compte pas. Dans ces conditions, φυτεύσαντος n’appartient pas nécessairement au langage du dieu ; si c’était le cas, il aurait fourni au consultant une clé par la précision distinctive du terme. Oedipe n’aurait pas compris, mais le spectateur pouvait se demander pourquoi il ne comprenait pas (voir Earle). En réalité, la formule exprime la monstruosité du crime, vue d’Oedipe. Le dieu n’est pas serviable.
88Kamerbeek note (après Schneidewin, Nauck, Bruhn, et d’autres) que τοῦ φυτɛύσαντος πατρός (« le père engendreur ») n’a rien de singulier (cf. Ajax, 1296 : ὁ φιτύσας πατήρ ; Trachiniennes, 311 ; Electre, 1412, et ici le vers 1514), mais en rapportant l’expression à la situation particulière (« not an idle addition... in this plan », Dawe, qui reste bien vague), il estime qu’elle rehausse l’erreur d’Oedipe. L’oracle est elliptique en effet, Oedipe, mauvais interprète. Au spectateur de séparer le sens de l’interprétation fautive.
89Pourtant les deux signifiés font partie du texte. Oedipe doit entendre l’accroissement de son malheur : « ton propre père » ; le dieu entend, lui, un père selon la chair, comme s’il y en avait un autre (voir la distinction entre ἐξέϑɛψɛ et έξέφυσɛ, v. 827 ; et la note ad v. 782-786 sur la rupture des liens charnels). Plutôt que « double sens », il y a langage double et chacun se développe selon sa logique. Oedipe n’est pas dans l’erreur, le spectateur ne l’emporte pas sur lui par l’intelligence, mais le « différend » produit le sens : le père charnel que tu cherches, tu le trouveras dans la mort.
Vers 794-797
90La reprise de κἀγώ (après les vers 781, 785 ; voir ad l.) marque un nouvel échec, devant lequel s’ouvre une nouvelle voie, cette fois-ci sur l’inconnu. Après le refoulement et le recours aux parents, après l’inquiétude persistante et le recours aux dieux, la peur et l’exil.
91Kamerbeek (à la suite de Wolff et de Nauck), pour ἄοτροις... ἐκ ρετρούμɛνος, distingue deux séries de textes, l’une (formée dans un passage de Libanius, Déclamations XII, 11 ; V, p. 540, 1. 17 s. Foerster, et un autre d’Élien, De la nature des animaux VII, 48 [= I, p. 198, 1. 19 s., Hercher], mais voir aussi II, 7 [= I, p. 36, 1. 5 ss., H.]) où le tour ἄστροις σημαίνεσϑαι, σημειoῦσϑαι ou τεκμαίρɛσϑαι est présenté comme une locution consacrée (τοῦτο δὴ τò τοῦ λόγου, τοῦτο δὴ τò λεγόμενον, τò τοῦ λòγου τοῦτο) pour « voir de loin », « éviter », et une autre (avec des gloses de lexicographes, ainsi les Anecdota de Boissonade, II, 238, qui donnent le texte de la scholie de Thomas, ad v. 795 ; Souda, s.ν. ἀστρονομία, a 4257 Adler ; Eustathe, ad Od. V, 276, p. 1535, 58 ss. Ed. Rom. ; Hésychius, s.v. ἄστροις σημειοῦσϑαι, a 7911 L) où le même tour est appliqué aux voyageurs du désert qui n’ont d’autres repères pour trouver leur route que les étoiles du ciel ; le complément, dans le premier cas, est fourni par le lieu que l’on évite (ou la chose, comme pour les serpents d’Élien, II, 7, auxquels la chair de certaines espèces « répugnent ») ; dans le second, c’est la route (ὁδόν). D’après ce deuxième emploi, certains éditeurs ont conclu qu’il fallait détacher le groupe άστροις... ἐκμετ ρούμενος du complément τὴν Κορινϑίαν... χϑόνα, rattaché à ἔφɛυγoν, en suppléant : « (mesurant) mon chemin », l’éloignement de Corinthe étant exprimé par ἔφɛυγoν (ainsi Heath, cf. Brunck ; Schneidewin ou Masqueray ; Wilamowitz n’adopte pas ce découpage, mais sa traduction cumulative reste imprégnée par la compréhension qui en découle : « ..., beschloss ich, in die weite Welt zu ziehn, wo nur die Sterne mir die Richtung zeigten, in der Korinthos läge » ; pour la difficulté de la parenthèse, voir Campbell). Nauck faisait un pas de plus, substituant τεκμαρούμενος à ἐκμετρούμενος pour accorder le passage aux témoignages (Bruhn, Anhang, p. 93, varie la construction en dissociant même τὴν Koρινϑíαν, scil. ἔφɛυγoν, et χϑόνα, scil. τεκμαρούμενος) ; l’emploi chez les auteurs de la première série (« voir de loin », « planter là ») s’expliquait par une mauvaise lecture de Sophocle (« nur infolge eines groben Missverständnisses... ») ; voir encore Kamerbeek : « ... the phrases used in the later prose writers may simply derive from our passage ». Mais, d’une part, ces auteurs se réfèrent expressément à une locution consacrée (voir ci-dessus) ; d’autre part, ils emploient, comme les autres, σημαίνεσϑαι, τεκμαίρεσϑαι (et non ἐκμετρεῖσϑαι). Eustathe, évoquant le passage d'Oedipe Roi, ne fait pas de différence entre « le proverbe » (appliqué chez lui à la route tracée par les astres) et l’emploi de Sophocle : δηλοῖ καὶ Σοφοκλής καὶ ή παροιμία. Autrement dit, Sophocle lui apporte un témoignage pour l’orientation astrale dans les (longs) voyages terrestres.
92On rendra donc le mieux compte de la documentation en posant qu’il existait un tour ἄστροις σημειοῦσϑαι (scil. ὁδόν), utilisé pour signifier un long voyage dans des régions inhabitées (propre donc à évoquer l’existence des exilés), et que ce tour, qu’Eusthate traite de παροιμία, avait donné naissance à une locution dérivée, plus spécifique : « s’orienter d’après les astres » par rapport à un lieu précis, σημαίνεσϑαί τι : « mettre un monde entre soi et l’objet que l’on fuit », le τò λεγόμενον de Libanius et Élien. C’est ce tour, dans son acception plus restreinte, que Sophocle utilise ici (Roussel note avec satisfaction « qu’il y a dans le texte une expression, sinon argotique, du moins familière » ; cf. Mazon, p. 101, n. 1 ; Dawe voit un trait d’humour dans l’utilisation du « proverbe », comme au vers 283), mais ne reproduit pas, employant ἐκμετρούμενος, qui lui est propre. Selon un autre type d’adaptation, Eschyle écrit dans les Suppliantes, 393-395 : ὕπαστρον... μῆχαρ ὁρίζομαι γάμου δύσφρονος φυγρᾷ, inutilement dissocié du tour par Kamerbeek, contre le témoignage des scholies (μηχανήσομαι φεύγειν δι’ ὁδοῦ μακρᾶς τòν γάμον oì γὰρ μακρὰν ὁδòν φεύγοντες δι’ ἄστρων σημαίνεσϑαι ἔλεγον) ; « je délimite (un moyen, donc) une mesure prise dans les astres pour fuir le mariage insensé ».
93Du même coup, pour l’analyse syntaxique de la proposition, on peut, avec Campbell, Jebb, Bellermann, Schadewaldt, contre Kamerbeek, affirmer que τὴν Koρινϑíαν... χϑόνα forme le complément de ἐκμετροὐμενος seulement (et non de ἔφευγαν) ; l’image l’exige aussi. Le verbe principal plus autonome, à l’imparfait, a pour complément la relative ἔνϑα... : « je fuyais, pour trouver un endroit où... » (pour l’emploi rare de l’optatif oblique au futur dans la relative à valeur finale, analogique du discours indirect, voir Moorhouse, Syntax, p. 234 et 275).
Vers 798 s
94Quand, après avoir entendu Jocaste parler des Trois Chemins (v. 716), Oedipe veut connaître la topographie du lieu, qui soutient le rapprochement entre le récit de la reine et l’expérience vécue par lui (cf. v. 730), ὁ χῶρος (v. 732), s’appliquant à l’emplacement qu’il lui demande de préciser, est au singulier (καὶ ποῦ 'σϑ’ ὁ χῶρος οὗτος... ;). On a ici le pluriel. Dawe, dans une explication psychologique, voyant Oedipe prendre ses distances à l’égard d’une réalité qui l’effraye, parle de caractère « vague » du tour. Le démonstratif τούσδɛ, qui présente le lieu (cf. Moorhouse, Syntax, p. 155), fortement lié à l’événement qui s’y produisit (antécédent de ἐv οἶς…), comme la chose qui occupe l’esprit d’Oedipe (cf. Kamerbeek), ne s’accorde pas avec cette analyse du pluriel. La différence des nombres pourrait traduire l’opposition entre l’identité topographique et l’image composite du lieu dans la narration de Jocaste. On a le singulier, avec le nom propre (Moorhouse, p. 4) qui est implicite, avec sa valeur déictique dans la question ποῦ’σϑ’ ὁ χώρος... ; (v. 732). La réponse est topographique (v. 733 s.). Avec ἱκνοῦμαι τούσδɛ, la référence est à ce que Jocaste disait. Le point de vue est donc plus descriptif (ou analytique, le pluriel notant le caractère composite ; Moorhouse, p. 4 s.) : le lieu du crime correspond, dans la particularité de sa composition, au récit de Jocaste (Longo rapporte le nombre, comme un collectif, à la pluralité des éléments qui se réunissent « au point de rencontre de plusieurs passages étroits », mais c’est moins la configuration, caractérisant matériellement la topographie du lieu, qui est en question que sa description dans le récit qui a conduit à l’identification).
95L’introduction qu’Oedipe fait au récit du meurtre, en complément de celui de Jocaste, qui se fondait sur la simple rumeur (voir ad v. 800), rappelle les termes d’une opération intellectuelle. Les précisions géographiques ont rendu l’identification quasi certaine. La distance qu’introduit τòν τύραννον τοῦτον pour Laïos entre dans le même cadre définitionnel : « (d’après les indications que tu m’as fournies sur l’emplacement) ce lieu (a.) où j’ai (effectivement) été conduit (στɛίχων δ'ἱκνοῦμαι) était bien celui (τούσδɛ..., emphatique, = a1.) du régicide – là où tu dis que ce roi (le roi de cette ville) a trouvé la mort » ; l’identité du lieu (a. = a1.) identifie, comme un moyen terme, la victime inconnue avec le roi tué.
Vers 800
96Le vers manque dans L (et Λ) ; il a été ajouté dans la marge de L par le scribe de A (LA). On s’est parfois servi de l’omission pour considérer le vers comme interpolé (voir Nauck ; Ritter, cf. Bellermann, Anhang, p. 167 ; Herwerden : unanimo fere criticorum consensu damnatur, contre Dindorf, qui pense que ce vers en remplace un autre, cherche à montrer qu’il ne manque rien quand on le supprime), et démontrer par là la supériorité (même exclusive) de L. La plupart des éditeurs l’ont retenu, ne serait-ce que parce que la détermination de κɛλɛύϑoυ (v. 801) par τριπλῆς est indispensable dans l’argument (voir Bellermann, l.c. ; Campbell, Roussel ou Dawe) et que l’asyndète serait rude. Mais on s’en passait tout aussi difficilement à cause de la spontanéité touchante d’une déclaration qui ressemblait à un aveu, à ce moment crucial de la pièce (« the words add a touch of nature that can hardly be spared », Campbell, dans la première éd. ; cf. Bellermann : « ... abgesehen von der ergreifenden Naturwahrheit seines Inhalts »). Les arguments en faveur de l’authenticité du vers reproduisent les orientations (presque toujours psychologiques) de la lecture.
97Jebb, renvoyant à la détermination qu’Oedipe manifeste à la fin de l’enquête (au vers 1170), retrouvait ici, au début, le désir de connaître le vrai comme un trait de son caractère. Pour Bruhn, le préambule (et la pause qui le précède) qui introduit le récit du meurtre révèle le prix que lui a coûté un aveu (auquel il a fini par se résoudre) qui va peut-être le priver « du pays et du trône » ; il était sur le point d’indiquer les circonstances d’un meurtre qu’un pressentiment l’avait jusqu’à présent fait tenir caché (« in his own bosom », Blaydes) ; sous la pression des événements (préparés de loin par le témoin qui avait échappé), il est maintenant contraint (Blaydes) de passer à l’aveu, ou disposé à le faire (Wolff et Bellermann : « Oidipus... leitet das Geständnis der That ein ») ; il s’y est résolu, bien qu’il prévoie les conséquences (voir aussi J.H. Lipsius, dans un programme de 1860, De Sophoclis emendandi praesidiis, p. 9, cité par Bellermann, Anhang, p. 167 : eo loco..., quo Oedipus ad illud facinus narrandum pervenit, quod cum maxime sibi fatale esse iam ipse animo praesagit). Près du moment critique, le ton « se fait plus confidentiel » (Campbell). Kamerbeek rappelle que c’est à Jocaste qu’il réserve ses confidences, distinguée au vers 700 (voir ad l.) ; de même pour Dawe (ad v. 774 ss.), le vers montre que le récit est bien ce pour quoi il se donne (voir les vers 771-773), un discours à l’intention de sa femme (et non des spectateurs seulement, qu’il éclaire sur les événements de sa vie passée). La « vérité » lui est destinée ; du moins est-elle la partenaire qui stimule la confidence.
98Dans tous ces éclairages, c’est l’acte même de parler qui serait mis en valeur par « la vérité », tel caractère, de telle manière, devant telle personne, après un si long silence (Roussel s’en moque, pour prendre le contre-pied de ce qu’on dit : le début du vers, « qui est vide, n’est pas important par son sens : qui doute qu’Oedipe soit décidé à parler franchement ? »). Mais cette notion ne doit pas être conçue subjectivement, comme s’il s’agissait d’un secret qu’Oedipe est disposé à livrer sans réticence (en disant « le vrai ») ; elle se rapporte à la réalité objective, aux événements tels qu’ils se sont produits et auxquels Oedipe a lui-même assisté, c’est l’adéquation qui est en question. Le récit qu’Oedipe va faire est complémentaire de celui que, sur la même matière, Jocaste vient de lui faire, et qui a déclenché le rapprochement, dans son esprit, entre la chose narrée et l’événement vécu. Jocaste se fondait sur les bruits obscurs répandus par un serviteur effarouché, Oedipe connaît l’affaire de première main, il en était le protagoniste, il peut donc, s’il s’agit du même meurtre (voir ad v. 798 s.), corriger les circonstances rapportées (ainsi il n’y avait pas de brigands) en ajoutant toutes les précisions souhaitées. Dans la phrase, avec τἀληϑὲς ἐξερῶ (« d’un bout à l’autre »), où καί σοι ne porte pas l’accent (ce n’est pas : à toi, de préférence à tout autre ; mais : à toi pour que tu saches ce qu’il en est), la « vérité » vient contredire la « rumeur » (ὤσπερ y’ ὴ φάης, v. 715), la connaissance directe les médiations par la parole21.
Vers 804-813
99L’emploi des temps dans la description du meurtre de Laïos est étudié par Moorhouse (Syntax, p. 185 s., pour le présent historique ; p. 189, pour l’imparfait, présentant l’action en progrès). Peut-être fait-on mieux de dissocier l’imparfait du vers 796 (ἔφευγον), lié à la résolution initiale qui est à l’origine de la rencontre (voir ad v. 730). Dans la scène du meurtre, les moments cruciaux sont marqués par des présents (avec aspect ponctuel), qui relèvent la vivacité de la narration : d’abord, à l’arrivée (1.) à l’endroit fatidique (ἱκνοῦμαι, v. 798) ; puis, pour le châtiment du cocher (2.), et la riposte à l’offense subie (παίω, v. 807) ; enfin, pour l’effet décisif (3.) du coup porté contre le maître du chariot (ἐκκυλίνδεται, v. 812), et le massacre de l’escorte, qui s’y rattache (κτείνω δὲ..., v. 813). Entre (1.) et (2.), les imparfaits décrivent la rencontre, et la violence faite au voyageur (ξυνηντίαξον, v. 804 ; ἠλαυνέτην, v. 805) ; ils relatent les circonstances ; s'en détachent les phases principales de l’action (cf. Moorhouse, p. 189) ; entre (2.) et (3.), des aoristes qui, par contraste avec l’efficacité infaillible des interventions d’Oedipe (au présent), caractérisent la tentative de Laïos, vouée à l’échec (κάρα... καϑίκετο, v. 809 ; oὐ μὴν ἴσην y' ἔτεισεν, v. 810). L’aoriste et le présent se différencient en ce que le présent, réservé au succès, englobe, avec l’efficacité, la durée de l’effet (ainsi, au vers 807, un présent dans la subordonnée temporelle, ὼς ὁρᾷ... ; l’emploi, limité à certains verbes, fixés sémantiquement, comme « voir », « entendre », « déclarer », se trouve en corrélation avec un aoriste, dans la principale ; Moorhouse, p. 186, parle de présents pro perfecto).
100Le récit distingue trois phases : la rencontre d’Oedipe et de l’équipage de Laïos (v. 800-804, ξυνηντίαζον), la violence faite au voyageur (ὁδοιπορῶν, v. 801), éjecté de la route par l’attelage et le char (v. 804 s.), l’échange des coups conduisant à la mort de Laïos (v. 806-813).
101Le maître de la troupe est nommé trois fois, présenté d’abord comme un homme installé sur le char, en guerrier de l’épopée (ἐπì... ἀπήνης ἐμβεβώς, v. 802 s.), puis deux fois comme un « vieil homme » (ὁ πρέσβυς, v. 805, 807), pour le distinguer, il semble, d’un compagnon sur le véhicule. La triple intervention du personnage central ponctue les phases du récit ; la mention est chaque fois accompagnée de celle d’un deuxième personnage (κῆρυξ, v. 802 ; ὁἡγεμών, v. 804 ; τòν τροχηλάτην, v. 806) sur l’identité duquel la discussion des interprètes a principalement porté, en relation avec le déroulement de l’affrontement.
102Si l’on admet que le héraut marche devant, et même à une certaine distance de l’attelage (cf. Jebb et Roussel sur ce point), on comprend qu’Oedipe évoque en premier lieu cette image qui se présente en premier lieu au voyageur : un héraut, et plus loin un homme sur le char qui est manifestement le personnage qui compte, en accord avec les indications que Jocaste a données plus haut : « ils étaient cinq en tout, parmi eux le héraut, un seul chariot, qui portait Laïos » (v. 752 s.). Oedipe constate la conformité : « l’homme était dans la situation que tu dis » (οἴον σὺ φής, v. 803) ; ces mots ne portent pas sur la personne de Laïos et son allure physique, qu’Oedipe aurait pu identifier (cf. v. 740-743), selon, par exemple, Masqueray, Mazon, Schadewaldt ou Salmon (1962, p. 165 : « un homme tel que toi tu le décris »), ou encore Kamerbeek ; Longo, par contre, fait de oἴov un rappel de la description de l’attelage. Ce qui est au centre dans l’image, c’est la figure royale.
103Certains, comme Wolff, placent le héraut sur le chariot, avec les autres membres de la troupe, mais d’abord la présentation même (v. 802 s.) distingue de lui l’homme (à savoir le roi) qui se trouve sur la voiture tirée par les pouliches (κῆρυξ τε κἀπὶ πωλικῆς ἀνὴρ άπήνης), et, en outre, la progression du récit exige que, dans une deuxième phase, Laïos agisse de concert avec un autre compagnon, le ήγεμών, qui, à la différence du héraut, se trouve avec lui sur le chariot pour tenir les rênes et guider l’attelage. Le héraut n’est pas le conducteur, comme on l’a surtout supposé (voir plus loin) parce que le duel pouvait concerner le couple présenté au vers 802 (... τε καὶ ...) ; il est plus naturel de désigner ainsi deux personnages qui se trouvent ensemble sur le char, le roi étant caractérisé par le pronom αὐτός : « le conducteur et (avec lui – le poussant) le vieillard lui-même » (αύτός est oppositif à l’intérieur du couple constitué dans les vers 804 s., sans référence à 802). Les auteurs qui, comme Wolff (contre Schneidewin ou Blaydes), distinguent (il nous semble à juste titre) les deux fonctions affaiblissent leur position en plaçant le héraut à côté de l’auriga sur le char.
104C’est la nature de l’acte de violence et de l’offense faite à Oedipe qu’il s’agit de bien comprendre. On a souvent pensé qu’Oedipe devait avoir été éjecté de la route par un ou plusieurs serviteurs pour que le passage du véhicule ne fût pas gêné. On pouvait alors charger le héraut de cette besogne quand on ne faisait agir qu’un seul personnage à pied (le héraut n’étant autre que « le conducteur » et le τροχηλάτης ; cf., déjà, les scholies de Thomas, ad v. 804 et 806 – dans plusieurs versions de la légende, Laïos est accompagné d’un seul serviteur ; cf. Schneidewin, Tournier, ad v. 804 ; Roussel, 1929, p. 361-372 ; Mazon) ou bien « le conducteur », quand on le voyait avancer à côté, se confondant avec le τροχηλάτης de l’attelage, voire même le τροχηλάτης, quand on distinguait sa fonction de celle du ἡγεμών, qui pouvait alors être confondu avec le κῆρυξ (position de Jebb et de Kamerbeek : « both κῆρυζ [= ἡμερών] and King wanted to drive the stranger from the road by force : the τροχηλάτης [walking in front of the horses] tries to use physical violence and receives the first blow » ; voir Dawe ad v. 802-7), ou non (ainsi Bodin, 1936, p. 77-86, qui fait du ἡμερών le guide de l’expédition [est-ce une fonction utile ?] et du τροχηλάτης, le cocher, marchant probablement à côté du chariot ; de même Deubner, 1942, p. 43 ; quant à Salmon, 1962, p. 158, il voudrait, au vers 805, substituer à ὁ πρέσβυς le mot de πρῳρεύς, emprunté au vocabulaire de la marine, pour trouver, après le héraut et le guide, à côté du serviteur « poussant à la roue » [τρόχον], un quatrième homme « chargé de guider l’attelage dans les passages difficiles en tenant l’un des chevaux par la bride ou la longe » ; cet homme et le guide molesteraient Oedipe [v. 804 s.], mais c’est le « pousseur à la roue » qui, après une intervention de celui-ci dont le texte ne dit rien, susciterait une riposte de la part du héros, Laïos se trouvant seul sur le char). L’acte de violence, évoqué aux vers 804 s., exigeait, se disait-on, l’intervention d’un compagnon marchant à côté du char ou devant (cf. τòν ἑκτρέποντα, v. 806), à laquelle Oedipe, en un premier temps du moins, n’aurait pas répondu.
105Il semble que l’analyse de la scène demande une tout autre représentation. L’offense est d’abord dans le simple fait que l’équipage avance sur la route sans tenir compte du voyageur qui se trouve devant lui, refusant de lui témoigner les égards auxquels il avait droit et de considérer son existence. Le héraut aurait dû annoncer sa présence et, s’il l’avait fait, le maître donner au cocher l’ordre d’arrêter le véhicule. Cela aurait été la conduite pacifique – les égards auxquels Oedipe pouvait prétendre. Au lieu de cela, Laïos ordonne au cocher de continuer sa route et, de ce seul fait, de repousser le voyageur sur le côté. Par cette décision de poursuivre la course de façon à l’écarter du chemin (ἐξ ὁδοῦ ... πρòς βίαν ἠλαυνέτην, à savoir le cocher et son maître, tous deux sur le char), Oedipe subit une agression qui exprime un mépris de sa personne et enfreint les formes qu’il devait s’attendre à voir respectées.
106Tant qu’on ne situe pas la violence dans la supériorité que s’arroge Laïos en lançant l’attelage contre le voyageur à pied (et qu’Euripide reprend sous une autre forme dans les Phéniciennes, 40 s.), si l’exécution est confiée à l’un des compagnons à terre, les vers 804 s., ἐξ ὁδοῦ... πρòς βίαν ἠλαυνέτην, ne sont pas compréhensibles. Laïos, en tout état de cause, est sur le chariot. On est contraint de traduire ἠλαυνέτην de façon plus qu’affaiblie (« le guide – devant l’attelage – et le vieillard lui-même me criaient rudement tous deux de m’écarter de la route », Roussel, l.c., extension libre d’un imparfait de conatu ; voir la critique de Marie Delcourt, Oedipe, p. 90, n. 2), étant donné que l’acte lui-même n’est pas engagé encore à ce stade et que l’un des donneurs de l’ordre et, dans certaines reconstitutions, l’un et l’autre ne sont pas eux-mêmes directement impliqués. Cette attitude suscite aussitôt la colère d’Oedipe ; il répond au moment même où il se trouve repoussé par le char qui continue d’avancer, en frappant le cocher, qu’il considère comme l’auteur de l’agression.
107Laïos intervient alors, une fois que le cocher a été rendu responsable d’une éjection humiliante (τòν ἐκτρέποντα, τòν τροχηλάτην, παίω δι’ òργῆς). Si l’offense (πρòς βίαν) faite à Oedipe se ramène au fait que le véhicule avance, on considérera (avec Wolff et d’autres, dont, avant lui, Schaefer ou Erfurdt, puis Bruhn ou Masqueray, p. 170, n. 2) que τòν τροχηλάτην (le terme venant préciser l’origine de son humiliation : τòν ἐκτρέποντα, τòν... : « celui qui m’écarte de la route, lui, le conducteur du véhicule » ; le deuxième terme du composé est en relation avec ἠλαυνέτην du vers précédent ; les deux mots recouvrant chaque fois le dernier tiers du vers) désigne le « guide » ou « conducteur », que Laïos a poussé à poursuivre la course. La scholie voit le personnage marcher devant les chevaux (τòν ἔμπροσϑεν τῶν τροχῶν πορευόμενον), mais l’interprétation du mot est sans doute dérivée de la représentation de la scène que l’on retrouve, par exemple, chez Kamerbeek (qui s’en réclame expressément ; voir ci-dessus). Le mot est utilisé par Euripide dans le récit des Phéniciennes où Jocaste retrace l’histoire de la vie d’Oedipe ; τροχηλáτης, au vers 39, qui est employé comme une référence à l’œuvre de Sophocle dans un texte qui en redistribue les éléments, doit être traduit par « cocher », comme on le fait (il n’est pas question d’autres hommes). C’est lui, le cocher, qui a d’abord payé, et non le maître ; Laïos s’en prend en retour à l’agresseur inconnu qui vient de frapper le cocher (καὶ ἐγὼ τòν ἐκτρέποντα..., καί μ' ὁ πρέσβυς...). Oedipe marche à côté du véhicule (παραστείχοντα), évitant manifestement d’attaquer le vieillard, lorsque Laïos, qui l’épie, lui assène un coup au milieu du crâne, avec son bâton au double aiguillon (μέσον κάρα διπλοῖς κέντροισί μου καϑίκετο). Laïos succombe à la riposte qu’il a provoquée. Oedipe, comme invulnérable, subit le coup sans être terrassé ; frappé à son tour, Laïos tombe du haut de son chariot et roule dans la poussière comme un guerrier homérique (on rapproche Iliade VI, 42, et XXIII, 394).
108Les faits s’enchaînent : Oedipe d’abord essuie une offense qui doit nécessairement susciter sa colère ; il se voit refuser toute considération ; évitant pourtant de s’en prendre au maître de l’équipage, il réagit et se venge, mais sur un personnage subalterne ; dans un deuxième temps seulement, lorsqu’il est frappé lui-même par le maître, il est entraîné contre son gré, comme contraint, à tuer celui-ci et, avec lui, ses compagnons de route – trois autres s’ils étaient cinq en tout (v. 752 ~ 813), deux si le cocher, comme on peut le penser, a été tué par la première riposte (un cinquième, on sait, s’est enfui, cf. v. 118). Le récit, on le voit, s’organise de façon à montrer qu’Oedipe a été victime d’une offense à laquelle il était naturel de répondre (sans qu’il soit nécessaire de lui prêter un caractère qui serait irascible), et qu’il a été conduit à frapper le maître après avoir été d’abord frappé par lui, lui rendant alors le coup pour le coup, et lui infligeant un châtiment qui dépassait de beaucoup dans son effet le mal que l’autre avait pu lui faire (οὐ μὴν ἴσην γ' ἔτεισεv, ἀλλὰ..., v. 810).
Vers 807-809
109La syntaxe de la phrase fait problème (1.) pour la construction du génitif ὄχου, si on ne le corrige pas ; (2.) pour celle du participe τηρήσας ; et (J.) pour la nature du régime de καϑίκετο.
110(1.) Quand on a maintenu ὄχου (glosé par ἅρματος dans les scholies), on en a fait d’ordinaire un complément d’origine relié à καϑίκετο, à la fin du vers suivant, en acceptant qu’un mouvement amorcé fût comme interrompu par une série de déterminations. Ainsi Hermann, en 1823 (voir ci-dessous), optait finalement pour ce découpage : e curru, observans..., feriit me (n’excluant pas que ὄχου soit rattaché à ὁρᾷ dans la subordonnée ; voir aussi l’édition de 1833, Linwood, Wolff, Campbell dans la première éd., Jebb – pour ἀπ'ὄχου en prose : « from the chariot... he came down on me » ; il rapprochait la construction du vers 151, qui n’est peut-être pas comparable –, Earle, cf. Kamerbeek). Pour Hermann, il n’était pas utile de dire que Laïos vit le voyageur passer à côté du chariot : le cocher étant à terre, il attendait de le voir passer (παραστείχοντα τηρήσας ; Kamerbeek, à la suite de Campbell, en 1879, propose de faire dépendre le génitif à la fois de καϑίκετο et de τηρήσας) ; l’objection n’était pas pertinente. Il semble bien que le mot forme groupe avec παραστείχοντα. Aussi un grand nombre d’interprètes, gênés par l’éloignement du régime, quand on rattachait ὄχου à καϑίκετο (cf. Wolff, p. 144), et ne voyant pas comment construire le génitif, acceptaient-ils la correction δχον de Schaefer, d’après une conjecture d’Henri Estienne (cf. Wolff, l.c.) ; ainsi Roussel, Mazon-Dain ; ou ὄχους de Doederlein (molestum est ὄχου, h.e. ἀπ' ὄχου vel κατ' ὄχου, tam longe divelli ab καϑίkετο ; cf. Masqueray) ; ainsi Dindorf, Hartung, Blaydes, Bellermann, Nauck et Bruhn, Pearson, Longo, Dawe. On excluait (voir l’étonnement de Blaydes devant l’analyse de Schneidewin) que le génitif ὄχου puisse dépendre du participe παραστείχοντα (construction que Hermann trouvait chez Erfurdt, et n’avait pas exclue pour des raisons de grammaire). Les Byzantins, adoptant tous le même regroupement, tiraient du préverbe, pour y rattacher le génitif, l’idée d’une proximité (voir, par exemple, Moschopoulos : ἡ παρὰ ἀντὶ τοῦ πλησίον, comme ἐν pour ἐντός dans ὲρκέων... ἐγκєκλєιομένους ; voir Ajax, 1273 s. : ἡνίκα ἑρκέων ποϑ’ ὑμᾶς οὗτος ἐyκεκλῃμένους ; cf. Dawe, dans l’apparat : ἐντòς D2γρ Xr, gl. in nonnullis ; Moorhouse, Syntax, p. 59, analyse έρκέων comme un génitif du lieu : « in the area of the lines », mais n’élimine pas l’influence du préverbe : « [because of ἐγκεκλ.]’within the lines’ »). Brunck a suivi les Byzantins : ubi me videt prope vehiculum incedentem. Hermann invoque l’emploi (rare) de παρά et le génitif où l’on a d’ordinaire le datif (LSJ, s.v. παρά, A, III) et Antigone, 966 (voir Moorhouse, p. 119 : « in the sense’near to’ » ; mais il juge « plus sûr » de lire un datif par conjecture dans le passage de l'Antigone, cf. πελάyει, Jebb, Mazon-Dain, Kamerbeek, Colonna, avec la note, p. 199 s., pour πελάyέωv πετρῶν – πετρῶν delevit Brunck – dans les manuscrits ; le génitif est accepté par Wunder, Schneidewin, Campbell, en 1871 : « neighbouring extent » ; d’autres adoptent également cette construction, mais, à la suite de Wieseler, substituent σπιλάδων à πελayέωv, cf. Dindorf, Blaydes, Wolff-Bellermann, Nauck, Tournier, Campbell, en 1879, ou Masqueray). Colonna, il semble, adopte la même analyse s’il commente, dans l’apparat (contre Kamerbeek), « = παρ' ὄχου στείχοντα ». Le génitif se justifie sans doute mieux si l’on y reconnaît un ablatif découlant de la notion de dépassement contenue dans παραστείχοντα. On peut comparer l’emploi de παρείς dans Oedipe à Colone, 1211-1213 : ὅστις τοῦ πλέονος μέρους χρῄζει τοῦ μετρίου πaρεὶς ξώειν ; le génitif avec πaρείς a souvent été éliminé par conjecture, voir par exemple Schneidewin : τοῦ μετρίου πέρα, qui suit Blaydes ; Campbell, cependant, rapprochant Phèdre, 235e : παρέντα τοῦ... ἐyκωμιάξειv, explique la leçon transmise : « neglecting the moderate portion » (il admet une double construction de χρῄξει, avec μέρους, et commandant ξώειν ; mais on pouvait aussi faire de ξώειν un infinitif explicatif, après τοῦ μετρίου, cf. Jebb : « whoever desires the ampler portion... that he should live [through it],... having neglected... to desire a moderate portion », πaρεὶς τοῦ μετρὶου – χρῂξειν). Moorhouse (p. 120, cf. p. 67) admet l’analyse de Campbell : « letting go of... the moderate portion of life », bien que « not properly paralleled... », d’après l’analogie de l’emploi intransitif de μεϑίημι (LSJ, II, 3) et ὑφίημι (LSJ, II) avec le génitif ; il mentionne la proposition de Kells, 1961, p. 188 ss., de faire de τού μετρίoυ un complément de comparaison après πλέονος : « ... the larger share... than what is reasonable », mais le sens précisément qu’il convient alors de donner à πaρείς, pris absolument : « after passing », dont le complément implicite est encore το μέτρων, montre que le complément de séparation offre une construction beaucoup plus simple (voir les exemples cités par Moorhouse, p. 67, § 30, dont Antigone, 548 : σοῦ λελειμμένῃ ; Ajax, 543).
111(2.) Si ὄχου παραστείχοντα fournit un complément à ὁρᾷ – et l’on ne voit pas comment μ’ pourrait être un objet suffisant (dans le découpage de Nauck et Bruhn), Laïos ne découvrant pas l’étranger à ce moment seulement (Campbell complète : με, τοῦτο ποωῦντα ; cf. Earle) –, τηρήσας doit être rattaché à l’action principale (καϑίκετο) ; en outre, si l’on rattache παραστείχοντα à τηρήσας (comme le fait par exemple Earle : « having watched and waited till I was walking by »), l’observation et l’attente font double emploi, et, si l’on distingue les deux temps (pour Earle, avec ώς... ὁρᾷ, c’est le coup porté au cocher que Laïos vient de « voir » ; la notation serait inutile), la liaison entre les deux actions concomitantes est brisée ; cependant ce qu’il guette, ce n’est pas le moment où il le voit passer (illud ipsum temporis momentum, quo praeteribam, Hermann ; cf. Campbell), mais le moment le plus propice pour qu’il le frappe – au moment où déjà il est sur le point de dépasser le véhicule et où Laïos peut l’atteindre de derrière, sur la nuque (voir Blaydes : « ..., having watched a favourable opportunity he dealt me... with... ») ; ce n’est pas l’endroit du corps (κάρα) qu’il veut toucher qu’il « guette » (Longo : « dipende άπò κοινοῦ da τηρήσας’mirato al capo’, e da καϑίκετο » ; cf. Dawe) ; τηρήσας n’a pas κάρα pour complément : il frappe en ayant attendu le moment qui convient pour le faire (cf. Planude : σκοπήσας ἔτυΨέ με...).
112(3.) Moorhouse (p. 37) fait de κάρα le complément de καϑίκετο (« rather than μου as object, with κάρα accusative of respect ») ; cependant, discutant (cf. p. 66) les deux génitifs dépendant du verbe, si ὄχου est pour e curru et si μου est le complément de καϑίκετο, il rejoint l’opinion de Jebb, notant que l’accusatif est réservé au terme « atteint » (et ne convient pas à la valeur de « frapper »). Il est certainement préférable de voir dans κάρα, à côté du pronom personnel, un accusatif de relation pour la partie du corps, selon l’usage épique (σχῆμα καϑ’ὃλον καὶ κατὰ μέρος ; cf. Kamerbeek, Longo ; comme pour le double accusatif, Moorhouse, p. 41, § 11 ; Antigone, 319 : σ' ἀviᾷ τàς φρένας, e.a.) ; pour le génitif μου, on cite Ménandre, Epitrepontes, 248 s. Sandbach, τῇ βακτηρίᾳ καϑίζομαι σου (cf. Kamerbeek), et, antérieurement (cf. Jebb), Plutarque, Vie d’Antoine, 12,2 ; Lucien, Banquet, 16, et Icaroménippe, 24, ou Ps.-Platon, Axiochos, 369e (cf. Bellermann). Schein (The lambic Trimeter, p. 40, n. 14) tire argument de la construction en faveur de la pause que l’autonomie relative du pronom, qui n’est pas ici « postposé », crée après κέντροισι ; le vers, sinon, serait le seul chez Sophocle à être dépourvu d’une césure régulière (cf. Dawe).
Vers 810
113On entendra l’adjectif comme épithète d’un τίσιν implicite à la figure (selon l’étymologie, cf. Moorhouse, Syntax, p. 14 ; plutôt que de δίκην, Longo), γε ajouté à οὐ μήν met l’accent sur le mot encadré par les particules (Denniston, Greek Particles, p. 335). La négation porte sur le talion (ἴσην). Jebb paraphrase : « not merely an even penalty » ; la particule souligne l’énormité de la différence qui fait passer de la vie à la mort. Laïos paya un prix pour son coup qui n’était « vraiment pas » égal à l’offense. Pour un jeu analogue sur le sens juridique, voir Agamemnon, 537 : διπλᾶ δ’ἔτεισαv... ϑάμάρτια (et le commentaire de Fraenkel, ad l.).
Vers 813-820
114Un homme a été tué par Oedipe (v. 800-814), le meurtrier de Laïos a fait l’objet de malédictions publiques. Si donc cet homme, rencontré « aux trois chemins », doit être rapproché du roi assassiné et même identifié avec lui, les imprécations rituelles frappent le roi, qui les a prononcées contre lui-même. L’expression aux vers 814 s., expliquée comme une contamination de tours plus simples, où προσήκειv dirait à lui seul la parenté, comme συγγvές (cf. Kamerbeek), retrace plutôt l’opération intellectuelle : l’inconnu d’un côté, Laïos de l’autre, et la possibilité que l’un puisse être déterminé « par des traits de parenté avec le second » – Λαΐῳ τι συγγvές ; c’est ainsi sur le mode de la découverte possible de l’identité du roi mort qu’Oedipe parle, avant que l’on puisse appliquer la formule à l’identité particulière du fils : « et ces termes (de l’exclusion du coupable, rappelés dans les vers 817-819), ce n’est pas un autre qui les a fixés, c’est moi qui ai appliqué ces malédictions à moi-même » (v. 819 s.). Il ne peut donc y avoir personne « de plus misémisérable», « de plus fortement haï des dieux » que « cet homme » (voir ad v. 815 s.).
115C’est dans l’objet de la malédiction que le roi se reconnaît, conformément aux déclarations de Tirésias (voir ad v. 350-353) ; ce sont les termes de sa proclamation qu’il est à présent contraint de rapporter scrupuleusement à luimême. Les manuscrits, au vers 817, portent le datif ᾧ... Comme on estimait, à partir d’une mauvaise interprétation de la proclamation faite par Oedipe (v. 236-241), que le coupable devait, selon les termes énoncés, faire l’objet d’une exclusion effectuée par la collectivité (cf. Schneidewin : « der oben 236 ff. ausgesprochene Fluch konnte nur den thebanischen Bürgern gelten ») et ξενῶν... àστῶν τιva former le sujet des propositions infïnitives, on devait ou bien corriger ᾧ en ὅv (qui se lit, selon Dawe, Studies, p. 244, comme une glose, dans Zg et, selon Colonna, au-dessus du vers dans L) avec ou bien τιva : Schaefer, Wunder, Bellermann, ou τιvι : Dindorf, Blaydes, Nauck, Jebb, Earle, Pearson, Masqueray, ou bien donner à la leçon transmise la valeur de la correction, par une forme d’hypallage (Brunck, critiqué par Schaefer, défendu par Hermann : cui non concessum est, ut quisquam eum hospitio excipiat ; Schneidewin, Campbell ; de même, dans la tradition conservatrice française, dubitanter, Roussel, et sans l’expression d’un doute chez Dain ; Mazon traduit comme s’il lisait ὅv ; Kamerbeek note justement que ce changement de sujet « is hard to parallel » ; pour Dawe, le sens admis se lit dans le texte transmis : le pronom au datif indique la personne concernée). Personne cependant (à l’exception de Scutt, apud Tanner, 1966, p. 259 s.) n’a accepté les conséquences d’une traduction naturelle de la phrase : « (cet homme misérable que je suis) à qui il n’est permis d’accueillir personne dans sa maison, ni citoyen ni étranger, ni d’adresser la parole à qui que ce soit, mais à qui il est fait obligation (non pas : πάντας δεῖ, Kamerbeek ; on supplée le terme antithétique de l’interdiction) de l’expulser de chez lui ». La solitude enferme le coupable, marqué par la parole prononcée au nom de la cité ; il est contraint de vivre séparé non seulement de tous les membres de la communauté civique, mais des étrangers de la ville.
116Les « étrangers » ne s’ajoutent pas aux citoyens parce qu’Oedipe envisagerait sa situation d’exilé (comme l’entend par exemple Schneidewin, renvoyant aux vers 823 ss. ; mais avec εἴ με χρὴ φυγεῖν..., il n’évoque pas la possibilité de se rendre auprès d’autres étrangers, dans d’autres villes dont il se jugerait également exclu par le crime ; l’image vient accentuer le malheur d’un exil sans issue, puisqu’il n’envisage pas d’autre refuge que celui de Corinthe ; le retour dans sa « patrie » ne lui est pas moins interdit), mais il n’est pas suffisant non plus d’y voir un tour complexe à deux termes pour désigner l’ensemble de la population (« er fügt es [ξένων] hinzu, um das Verbot als vôllig ausnahmslos zu bezeichnen », Bellermann, cf. Kamerbeek). La séparation impliquée par la souillure interdit très concrètement au coupable d’accueillir dans sa maison un hôte venu d’ailleurs (δόμοις, cf. άπ’οἴκων), parce que le foyer et la table hospitalière sont maculés par le sang versé. Le droit d’accorder l’hospitalité lui est retiré.
117On pourrait ajouter que la répétition de τιva en fin de vers (voir aussi ad v. 1280 s.) prend plus de relief si le pronom ne représente pas deux fois le même sujet anonyme, substitut de la cité entière, mais la diversité des situations sociales (la simple προσφώνησις après 1’ἐκδοχή), avec la multitude des partenaires dont le criminel est retranché par son impureté.
118L’attente d’une action globale de la cité contre le coupable a orienté la lecture contre l’évidence grammaticale, qui ici est sans doute plus contraignante qu’aux vers 1381 s. (voir ad l.). La série des passages qui se commandent, et en particulier la reprise explicite du κήρυγμα par le devin (v. 350-353) au cours du Premier Episode, qui exclut toute ambiguïté (voir ad l.), appelait pourtant à réviser cette attente.
Vers 815 s
119La forme que l’on choisit pour le vers 815, où la leçon de L ante correctionem (νῦν έστ'άϑλιώτερος) offre un spondée au quatrième pied, dépend de l’importance que l’on attache à la particule νῦν (considérée comme « forcible » par Jebb et par Kamerbeek, qui pense même que le mot porte l’accent). En renonçant à νῦν, on peut, avec le manuscrit A, écrire ἐστιv pour νῦν ἐστ’avec la vulgate et Brunck (ainsi Wunder, Campbell, Kennedy, Dawe) ; sinon, retenir l’une des conjectures de Dindorf : νῦν ἒτ’(l’indication dans l’apparat de Dain repose sur une erreur ; ainsi Schneidewin, Wolff, puis Pearson, Dain, Colonna ; mais le vers, au moment où Dindorf proposait cette conjecture, était rejeté par lui, si bien que les éditeurs retiennent pour du Sophocle la leçon interpolée d’un obscur grammairien) ; Kamerbeek préférerait τίς τοῦδε νῦν ἂv... (de Jackson, Marginalia Scaenica, p. 71). Le cas est indécidable ; mais νῦν n’a pas l’importance que l’on dit : « y a-t-il plus malheureux que l’homme que je suis ? » (τοῦδε déictique). Cela se suffit, si l’accent est sur le misérable auteur du crime qu’Oedipe reconnaît en sa propre « personne » ; l’actualisation du malheur s’est achevée dans la conscience qu’Oedipe prend d’être cet homme-là.
120Il est plus important de clarifier la relation entre les deux interrogatives parallèles des vers 815 et 816 ; le redoublement ne donne pas plus d’insistance seulement (voir par exemple Kamerbeek, qui veut que l’on compare le mot à κακοδαίμων : « the strongest degree of wretchedness »), mais la seconde explicite le malheur pour le rapporter à la haine des dieux ; l’adjectif invoque une instance capable de faire comprendre la négativité, et introduit ainsi le thème qui forme la conclusion du discours (v. 822 ss., voir surtout ad v. 828 s.).
Vers 819 s
121Longo démêle dans la phrase la fusion de deux propositions : « et cela, il n’y eut personne d’autre pour le faire que moi (ἦν... ὁ πράξας) », d’où τάδ’ (anticipant τάσδ’ ἀράς) interprété comme le signe d’une anacoluthe ; et, d’autre part : « je fus moi-même cet homme qui a prononcé les malédictions contre moi » ; la distinction n’éclaire pas la structure de la phrase. Moorhouse (Syntax, p. 47-49), enclin, dans d’autres cas, avec des verbes de connaissance, à faire de la « prolepse » le résultat d’une superposition de deux constructions distinctes (l’accusatif avec le participe ou l’infinitif, et une subordonnée introduite par ὡς, ὅτι, etc.), prend ici, où le membre anticipé, sans verbe de connaissance, est au cas exigé par la syntaxe de la subordonnée, τάδ’, suivant la figure de l’hyperbate, comme une apposition anticipée de τάσδ’. On parvient à une analyse sans doute plus juste encore en prenant V έμαυτῷ τάσδ’άράς comme une forme de développement introduit dans le cours même d’une proposition essentiellement progressive : « et cela (cette malédiction, reproduite dans le texte), je l’ai moi-même proféré (καὶ τάδ’οὔτις ἂλλος ἧν ἢ’ γὼ ... ὁ προστιϑείς) », puis, comme intercalé : « proférant ainsi la malédiction sous la forme où je viens de la prononcer (aux vers 817-819), en l’appliquant à moi-même ». Ainsi, τάσδ' vient préciser τάδ’, et remplirait la fonction d’une apposition, plutôt que le contraire. Le démonstratif, comme dans τῆσδε (v. 811), puis dans τοῦδε (v. 815), est fortement lié à la première personne (« me concernant »).
Vers 821 s
122Kamerbeek note que « le datif avec ἐv est un instrumental», alors que Earle (voir aussi Longo) double la valeur de « with my hands » (« le lit », au sens littéral) de celle de « in my arms » (« lit » pour « femme ») ; de même Jebb : « not,’in their embrace’, but,’by their agency’ ». Discutant l’emploi du tour avec èv pour le moyen, dont Sophocle fait un grand usage, Moorhouse (Syntax, p. 106 s.) rappelle qu’il s’agit bien à l’origine d’un locatif (on passe des circonstances au moyen). La valeur locative reste souvent perceptible. Si l’on note ici l’opposition entre ἐv et δι’, ce ne serait pas : « je souille le lit avec mes mains qui... », mais : « je souille la couche du mort, livrée à mes bras (proprement : « que je tiens dans mes bras »), qui sont les bras mêmes (ὧνπερ) par lesquels il a péri » (sans doute les arguments avancés par Dawe pour préférer le duel δι’aἷvπεp – voir aussi Studies, p. 244 –, sur la foi d’un manuscrit récent C et la leçon δι’ηνπερ dans un papyrus, ne sont-ils pas suffisants pour imprimer cette leçon contre tout le reste de la tradition manuscrite, cf. Colonna). La contamination est explicitée dans la superposition de deux actes inconciliables.
Vers 822 s
123Les deux questions sont situées pour les interprètes sur le même plan : « suis-je donc pas un criminel ? Suis-je pas tout impureté ? » (Mazon, cf. Wilamowitz : « bin ich nicht mit Schande, nicht ganz mit Fluch behaftet ? »). On considère donc que ἇρa et ἇρ’oὐ, nonne, ont ici la même valeur (cf. Ellendt, s.v., p. 86, col. 2 : aliquoties reperitur àpa ubi ad sententiam melius ἇρ’oὐ conveniat... cf. OR 822, quippe statim consequente ἇρ’oὐχì... ; cf. Jebb, Kamerbeek) ; tout au plus a-t-on parfois considéré que la deuxième question renchérissait sur la première, sur le même registre d’apitoiement (cf. Schneidewin : « bin ich etwa nur..., bin ich nicht vielvielmehr... ?» ; Jebb : « the transition... is from bitter irony to despairing earnest » ; « un crescendo », Longo). Il est vrai que -ne est employé dans des cas où l’on attend nonne, mais peut-être l’assimilation est-elle posée ici parce qu’une différence sémantique plus sérieuse n’a pas été envisagée. Longo pense que, dans la première question, Oedipe voit en lui-même le meurtrier, et dans la seconde, « plus emphatique », la victime du destin indiquée par l’oracle, qui va aussitôt être rappelé (v. 823-827). Mais la mise en garde qui lui a été signifiée à Delphes entre dans l’évocation argumentée de la damnation globale qu’il subit ; la description, chez Longo, ne s’appuie, d’autre part, sur aucune analyse de la forme de la question. Dans son introduction sur la langue de Sophocle, Campbell (p. 50) rappelle, à l’opposé des autres critiques, que la question introduite par àpa a plus de force (« ἇρa... expresses a stronger certainty »), dans la mesure même où la réponse est moins orientée par la particule interrogative.
124Si le mal, détaillé dans la deuxième question, semble, avec πãς ἄvayvoς en face de κακός, dépasser le premier, la forme de la question semble au contraire montrer dans ἔφυν κακός un mal posé absolument (qui serait attribué à la nature d’Oedipe, cf. ἔφuν), analysé dans la seconde. A l’intensité de l’exclamation, qui donne sa force à la première question, succède le détail de l’explicitation, plus circonstanciée, où Oedipe se représente son mal ; la violence du ton est reportée dans les termes (avec l’intensif πᾶς). Il est faux de dire qu’un mal (le destin) s’ajoute à l’autre (la culpabilité, dans κακός) ; le malheur apparaît à Oedipe dans sa totalité.
125Si Laïos est l’homme qu’Oedipe a rencontré aux TroisChemins, il est, lui, le coupable frappé par sa propre malédiction (v. 817-820), celui qui, pour purifier la ville, doit se séparer de la communauté des Thébains ; mais, considérant, comme à distance, ce personnage – le criminel –, et considérant par ailleurs que le sort qui lui a été imparti lui a fait jouer un rôle plus épouvantable, qui dépasse le crime ordinaire, en le mettant dans la situation d’avoir eu à prononcer une malédiction qui était dirigée contre lui-même (v. 819 s.) et à souiller sans le savoir le lit de l’homme qu’il a tué (v. 821s.), il se demande si les forces qui sont à l’oeuvre dans son malheur ne font pas de lui un être différent du malfaiteur que l’on chasse des cités – un maudit qui n’a pas sa place dans un monde où l’ordre sanctionné par les dieux peut imposer sa loi contre le crime.
126Cette lecture se confirme si l’on inclut la suite du texte, où le même mouvement, entamé avec la deuxième question (ἄp’οὐχί... ;), est repris et amplifié : ἆp’ οὐκ άπ’ ὠμοῦ... ; (v. 828). Entre-temps il se sera représenté son destin dans sa double fermeture, en montrant que, chassé d’une ville, il est chassé de l’autre, et qu’il n’y a pas de lieu pour lui dans ce monde ; l’argument aura permis de reconnaître l’action d’une divinité « sauvage » qui, à travers l’exclusion monstrueuse qui le frappe, doit combattre l’ordre dont les Olympiens sont les garants sur terre.
Vers 824 s
127Les éditeurs, au vers 824, suivent Lac et le groupe romain qui portent μἤστι ; ils ont alors accepté l’asyndète en adoptant également μή μ' de ces manuscrits au vers 825, avec, aussi, une double construction après ἔστι (cf. Schneidewin, Bellermann, Bruhn, Colonna), ou en corrigeant μή μ’ en μηδ' avec Dindorf (voir Blaydes, Campbell, Jebb, Pearson, Roussel, Dawe). Mazon-Dain acceptent la dissymétrie μὴ... μήτε, qui n’est sans doute pas impossible (cf. Kamerbeek). Comme le correcteur de L, un papyrus et quelques manuscrits, dont A, donnent également μήτε au vers 824, sans verbe, on peut cependant se demander s’il ne faut pas préférer cette leçon, μήτε... μήτ'... (bien que μήτε puisse apparaître comme facilior, cf. Dawe), avec l’ellipse de χρή, tiré du premier membre de la protase : εἴ με χρή φυγείν, καί μοι φυγóvτι (χρὴ) μήτε... μήτ'... (cf. Hermann, en 1823 : recte Elmsleius μήτε revocavit – contre μή’στι défendu par Brunck –, nihil obstare putans, quo minus post χρή intelligatur ἔζεστι... [il revient à Brunck dans l’édition de 1833], attendant : « et qu’il ne m’est pas permis » ; mais on peut aussi avoir : « et qu’il m’est imposé... »). Les deux contraintes, positive (avec la nécessité de l’exil) et négative (avec la tentative de fuir la nécessité, ἢ... με δεῖ), pouvaient être présentées sur le même plan.
128On peut, pour une différenciation analogue, au sein de deux membres coordonnés, rapprocher οὔτ'... οὔτ' aux vers 395 s. (voir ad l.) ; le deuxième terme, en apparence redondant, développe un aspect différent de la même situation.
129Oedipe se place dans la situation qui serait la sienne, tel qu’il se voit, où l’auteur du crime, contraint de s’exiler (voir v. 229), est un étranger à Thèbes, et pourrait donc rejoindre sa ville natale. Comme il fuit Corinthe pour éviter le destin que lui a signifié Apollon (v. 794-797), ce chemin lui est barré. Le bannissement, lui faisant, après l’ancienne, perdre sa seconde « patrie », le transformerait en « apatride », en un exilé coupé de tous les liens (« dès lors, il se voit déjà vagabond et mendiant », Roussel).
130Le redoublement, d’abord les parents, puis tout le territoire (πατρίδος), peut surprendre, quand on ne se contente pas d’y voir une insistance pathétique. La progression peut être analysée si l’on distingue de la proximité immédiate du terme de l’interdit (τοὺς έμοὺς ἰδεῖν) les conséquences qui font que la moindre parcelle du territoire de Corinthe expose aussi au péril d’aboutir à ce terme. On peut se demander alors s’il convient de rattacher la suite (« à moins de courir le risque... ») aux deux termes à la fois (μήτε..., μήτ'...), si ἢ... ne doit pas plutôt être rattaché au deuxième terme, explicitant la conséquence de l’interdit : « et si, ne devant pas voir les miens, il m’est défendu aussi de fouler le sol de ma patrie, parce que je serais entraîné, sinon, à accomplir les prédictions » (δeῖ, après ἢ..., distinct de χρή), marquant, dans l’hypothèse, l’inéluctable, rattaché à l’acte). Il n’aurait pas besoin de voir ses parents (cela c’est l’interdit à l’état pur), le simple contact avec le sol de la « patrie » (où que ce soit ; le présent, ἐμβατεὑειv, face à iδeῖv, peut être compris comme une tentative virtuellement extensive) suffirait à l’exposer, telle est la force de la prédiction qu’elle ne peut, aux yeux d’Oedipe, être déjouée que dans l’éloignement le plus radical. Tout ce qui est Corinthien conduit à la réalisation de l’oracle.
131Certains éditeurs ont donné la préférence à l’aoriste ἐμβaτεῦσaι, attesté dans un papyrus (Oxyrhynchus 1369 ; la leçon est peut-être corroborée par ἐπιβῆναι dans la scholie de L, avant correction) ; ainsi Pearson, Mazon-Dain, Kamerbeek ; Moorhouse, Syntax, p. 62 et 108. Le temps serait accordé à φυγεῖν et ἰδεῖv (voir Longo : « l’aor. è ben più espressivo... : « ’non porre [nemmeno per un instante]...’ »). Dawe défend la leçon de la tradition manuscrite par l’emploi similaire dans l'Electre d’Euripide, 1251 ; la différence peut, dans le contexte, être mise en rapport avec la différence des objets (τούς έμούς, mais πατρίδος). Moorhouse, p. 62, oppose au génitif (sur le modèle de ἐπὶ... ou par analogie avec les verbes signifiant « approcher ») l’emploi de l’accusatif pour « fréquenter » (cf. Perses, 449, Euripide, Electre, 595) ; le sens est bien ici « mettre le pied sur », mais : « sur aucun point de ma patrie » (Roussel ; il rapproche en outre Oedipe à Colone, 924 : σῆς ἐπεμβαίνων χϑονός, à quoi on peut ajouter, avec le même préverbe, au vers 400 : γῆς δὲ μὴ ’μβαίνῃς ὅρων).
Vers 827
132Certains manuscrits (et un papyrus) ont l’ordre interverti « élevé », « engendré », que quelques éditeurs adoptent, l'hystéron protéron étant la leçon difficilior, cf. Erfurdt : multo exquisitius (Hermann, contre Erfurdt, y retrouve seulement l’usage) ; Pearson (qui, dans son article de 1929, p. 168, souligne l’efficacité rhétorique de la figure), Mazon-Dain, Colonna ; voir aussi Kamerbeek : « has a somewhat veiled pathetic effect ». Le choix se défend si l’on précise que l’ordre de la climax (Longo) traduit le résultat d’une extrapolation, obtenue par l’assimilation de termes couramment associés (voir l’assimilation ἐξ- καὶ ἐξ.). Jebb, citant pour l’ordre (inversé) des verbes l'Odyssée XII, 134 : ϑρέψaσa τεκοῦσά τε, le rejette ici parce que l’accent doit être mis sur ἐξέφυσε (insistant sur l’antithèse : κατακτανεῖν), mais si, dans le groupe, c’est le premier terme qui est mis en relief, on peut comprendre que ce soit, au contraire, ἐξρϑpεψε, parce que Polybe a rempli tout son rôle de « père » (πατέρα) en procurant à Oedipe le prestige dont il jouissait à Corinthe, si bien que le deuxième terme en découlerait comme une conséquence « naturelle », les deux actions apparaissant comme nécessairement liées.
133On rappelle parfois encore (cf. Dawe) la discussion qu’avait suscitée l’athétèse du vers par Wunder (comme pour le vers 8, il supprime la mention, inutile selon lui, du nom propre). Dindorf et Nauck le suivaient, Schneidewin et Blaydes retenaient le vers, comme indice de la croyance inébranlée d’Oedipe dans le faux (de même, pour Dawe, il faut que le spectateur puisse savoir où on en est). Pour Wolff, et Earle, le pathos de la scène, et de la découverte de la paternité véritable, se trouvait accentué par la mention de Polybe. Plus simplement, en nommant son père, Oedipe situe le lieu familier d’où il est exclu. Les deux fonctions du père sont rappelées (il est géniteur et nourricier) pour faire apparaître l’écart qui sépare désormais son existence propre de la vie normale.
Vers 828-833
134Derrière lui, Oedipe trouve le crime qui le contraint à s’exiler de Thèbes (v. 817-822) ; et devant lui, s’il s’exile, la barrière de l’oracle qui l’empêche de retourner « chez lui », à Corinthe (v. 823-827).
135On pourrait théoriquement supposer qu’il lui reste une troisième voie, si, fuyant Thèbes et Corinthe, il se rendait dans une autre cité pour implorer l’asile. Mais ce choix n’existe pas pour lui. L’horizon est fermé. L’alternative est énoncée pour faire apparaître l’impasse où il se trouve, sans choix et sans issue. Il lui faut s’exiler (φυγεῖv), et pourtant il ne peut pas fuir (φυγόντι) sans tuer, selon la parole du dieu, Polybe, son père, et épouser sa mère. La fuite même lui est barrée si Thèbes était le refuge qui lui évitait cela (v. 794-797).
136L’invocation du vers 830 ne peut donc être considérée comme une forme de prière que, dans son désespoir, il adresserait aux dieux pour qu’il lui soit épargné de voir « le jour » (ἡμέραν, v. 831) des crimes qui l’attendent. Dans le vœu (μὴ δῆτα, μὴ δῆτ'), il prend les dieux à témoin de sa détermination de ne pas aller à la rencontre de l’avenir ; et pourtant, en même temps, l’exil l’y pousse. Traqué par le crime déjà perpétré, il est sans lieu où éviter les forfaits futurs. Le dieu sanguinaire (v. 828) est entré en lutte contre les dieux de lumière ϑεῶv ἁyvòv σέβας, v. 830 ; cf. πᾶς ἄναγνος, v. 823) en forçant sa victime à commettre les horreurs dont ils ne supportent pas la vue. L’interprétation correcte conduit à reconnaître ici le déchaînement des forces de la violence (le δαίμων du vers 828) contre l’ordre des dieux (v. 828 s.). Et si c’est le cas, il n’y a d’autre voie pour lui, dans l’absence de voies, que de quitter ce monde et de disparaître dans l’invisible (ἐκ βροτῶν βaίην ἄφαντος..., v. 831 s.). Pour éviter le crime (πρόσϑev ή...). Mais s’il l’a déjà commis ?
Vers 828 s
137On construit le plus souvent ἐπ’ ἀνδρὶ τῷδ’avec ὀρϑοίη λóγov (cf. Schneidewin et Nauck ; Wolff : « in Bezug auf mich », référence à Oedipe à Colone, 414 ; Jebb : « in my case », conduit pourtant à ajouter l’objet de la vindicte dans sa traduction : « then would not he speak aright of Oedipus [ἐπ’ ἀνδρὶ τῷδ’], who judged these things sent by some cruel power above man ? » ; ainsi Longo ; Moorhouse, Syntax, p. 113 : « with regard to myself »). Kamerbeek préfère suivre la compréhension plus ancienne, qu’il retrouve chez Ellendt (s.v. ἐπί, IV, B, p. 260, col. 2, in fine : ἀπò δαίμονος ἐπ’ἀνδρί coniungenda ; cf. Brunck : nonne qui ab immiti daemone haec mihi destinata judicaret, recte sentiret ? ; Wunder, etc.), rapprochant l’emploi du vers 820 : ἐγὼ ἐπ’ἐμαυτῷ. Mais l’argument décisif en faveur de cette construction est fourni par l’idée même de la violence du dieu ; son pouvoir négateur se concentre dans un individu condamné à s’exclure de tout ce qu’il détruit. Ces horreurs (ταῦτα) n’ont-elles pas leur origine dans la sauvagerie d’un démon, ἀπ' ὠμοῦ... δαίμονας (ἐλϑόντα), pour se concentrer ainsi contre..., ἐπ’άνδρί τῷδε ? L’homme est réduit à être un réceptacle de la folie divine. Le jugement (κρίνων) n’est donc pas dans la reconnaissance seulement de l’origine, mais de l’instrumentalisation d’Oedipe, utilisé par le dieu22.
Vers 832 s
138Le pronom τoiάvδε doit-il être lu pour τοιᾶσδε, par hypallage23 (ou antiptôsis), selon les règles de la rhétorique (Brunck : pro κηλῖδος ξυμφοράν ; cf. Jebb ; « das Mal von einem solchen Fluche », Wilamowitz ; ou Longo, envisageant également, comme solution de rechange : τοιᾶσδε κηλῖδα συμφοράς, « la souillure que serait une telle infortune ») ? Plus anciennement, Erfurdt ou Wunder avaient analysé le tour de façon à donner au substantif, selon le modèle virgilien (mali labes, Énéide II, 97 = malum labosum), la fonction d’une épithète renforcée (« une misère de souillure » pour « malheureuse »). Une analyse plus littérale pourrait davantage distinguer les termes et voir dans κηλῖδα le degré ultime et intolérable atteint par l’infortune, une limite extrême du mal à laquelle Oedipe aurait à faire face (cf. ἐμαυτῷ... ἀφιγμένην).
Vers 834-862
Le Chœur ayant demandé au roi de ne pas se condamner avant d’avoir entendu le témoignage du berger, et Jocaste l’ayant prié de préciser le point sur lequel le rapport devait apporter un éclaircissement décisif, Oedipe met les deux thèses face à face : une pluralité de meurtriers, comme le dit Jocaste, il est disculpé ; un meurtrier unique, et c’est lui. Jocaste, dans sa réplique, cherche à nier la dichotomie : la version qu’elle soutient n’est pas la sienne seulement ; capable de résister à l’épreuve d’un contre-témoignage, elle a la force d’une opinion publique ; et quand même, par ailleurs, l’opinion serait contredite, le témoignage est à son tour dévalorisé par la version de l’oracle, qui d’avance l’infirme, pour erronée que soit d’ailleurs, prise en elle-même, la parole delphique.
La fin de l’épisode se présente comme un plaidoyer, où Oedipe tient le rôle de l’accusé. Aux Thébains, il fait comprendre qu’en fait d’« espoir » il ne lui reste que le temps de le voir s’écrouler. Les thèses qu’il confronte : pluralité ou unicité, n’ouvrent pas un choix ; l’une exclut l’autre (selon le mode éléatique ; cf. v. 845). Jocaste, pour combattre l’éviction de la thèse « favorable », doit se rabattre sur la force de la doxa, puis sur la position sceptique, voire éristique : il η’est pas possible de dire le vrai – inatteignable ; et cette « vérité » même n’a pas de fondement (voir ad v. 851-854 et v. 855-858). Mais la cause est entendue : le berger sera interrogé.
En réalité, il ne le sera pas sur cette question, parce que la situation aura été dépassée avec l’arrivée du Corinthien, dans le Troisième Episode. La discussion, derrière les apparences, ne porte donc pas sur l’utilité d’écouter le témoin (la question a été tranchée dès 765 s.), mais sur le fond. Le berger figure, comme un « signe », la culpabilité d’Oedipe. On ne reviendra pas sur cette question. La protection de la maison est offerte par Jocaste comme un antidote.
Cependant, comme les paroles d’Oedipe révèlent l’absence d’espoir, le plaidoyer de Jocaste, face à l’évidence, a la fonction d’un commentaire, montrant quelle est l’erreur, répandue à Thèbes, qui a protégé et détruit Oedipe à son arrivée : le dieu s’y est pris ainsi pour avoir le dernier mot, acceptant d’être d’abord contredit, pour mieux triompher.
Vers 834 s
139L’intervention du Choeur, juste après les conclusions désespérées d’Oedipe, doit être rattachée à ces derniers vers (v. 828-833) où le roi formule le souhait de sa propre disparition. Les Thébains ne se prononcent pas sur l’affaire du meurtre et la vraisemblance d’une culpabilité d’Oedipe ; ils crient leur peur de perdre le prince, à qui ils doivent la vie. Le « nous » (ἡμῖν μέν, ὦναξ...) exprime cette solidarité : « l’angoisse est la nôtre » ; l’opposition, dans les deux phrases ἕως δὲ...), est entre la peur et la lueur d’espoir à laquelle les Thébains voudraient encore pouvoir s’accrocher. « Attends, pour te condamner, qu’il soit venu ».
140Presque à l’unanimité, les commentaires ont vu dans τοῦ παρόντος le témoin oculaire, qui sera capable d’infirmer ou de confirmer les craintes (« ... que tu aies appris la chose par celui qui a assisté à l’événement », πρòς τοῦ παρόντος ; ainsi Wunder, Ellendt, s.v., p. 604, Blaydes, Campbell, Jebb, Wilamowitz, Mazon, Kamerbeek, Pfeiff, Longo, etc.), mais dans la situation, l’espace laissé à l’espoir (ἐλπίδα, v. 835, ἐλπίδος, v. 836, à la même place du vers) exige que l’on considère la présence du berger comme un terme fixé à l’incertitude. Il n’y aura plus de place alors, à la fin du Quatrième Episode, pour aucune positivité. C’est donc « par lui quand il sera là » qu’il faut comprendre, avec référence au vers 768 (on voit, dans les commentaires, Bellermann, en 1885, proposer cette traduction : ἐπειδàν παρῇ) ; l’article n’entame pas la valeur verbale du participe, se substituant à un temps fini (cf. Moorhouse, Syntax, p. 210), voir, par exemple, τόν δ’ίδόντ', au vers 293 (Moorhouse, p. 257, cf. p. 144). L’ouverture sur l’avenir est produite par ἕως δ’ἂv οὖν... ; l’identité de l’informateur n’a pas besoin d’être exprimée (après les vers 754-769). Il n’y a plus que « lui », désigné dans l’acquiescement d’Oedipe : « cet homme, le pâtre » (voir ad v. 836 s.).
141La « parousie », si étrangement attendue, assigne, dès le début de l’enquête menée sur un passé obscur, à la venue du berger la fonction d’un terme final. La révélation s’achève avec lui. C’est lui qu’Oedipe dit qu’il « attend » (v. 837, cf. v. 765) – lui dont « l’apparition » (πεφασμένου en correspondance avec τοῦ παρόντος) revêt pour Jocaste une importance qu’elle ne comprend pas (v. 838 ; cf. v. 766).
Vers 836 s
142Les commentaires rattachent presque tous μόνον à τοσοῦτον (cf. Blaydes ; Wolff ; Jebb : « thus far alone » ; Kamerbeek : « thus much... alone [and not more than that]). So μόνον is not an adverb, as Ellendt will have it » ; Longo le prend pour l’adverbe, au contraire, « con τοσοῦτον... τῆς ἐλπίδος, di cui ribadisce il valore limitativo »), dans l’idée qu’Oedipe approuve le Choeur et pense comme lui qu’il n’y a plus qu’à attendre d’être renseigné avec certitude par le témoin. L’analyse découle de la compréhension de τοῦ παρόντος (voir la note ad v. 834 s.) : « il n’y a plus que cet unique espoir qui me reste », mais tel n’est pas le sens. En acquiesçant, Oedipe attribue sa véritable signification à la remarque du Choeur : « oui, l’espoir dont tu parles (c’est bien là la valeur de l’article, τῆς ἐλπίδος, dont la présence est jugée inutile par Blaydes ; et non de faire du terme une notion abstraite, comme le pense Jebb), il se réduit (cf. καì μὴν... y') à cela (τοσοῦτόν y'ἐστί μοι), à l’attente pure de cet homme » ; μὀνον est adverbe (comme le disent Ellendt, s.v., p. 459, et Longo) ; il porte sur la proposition infinitive τòν ἄνδρα... προσμεῖναι. Qu’en est-il de cet « espoir » ? Il ne peut subsister qu’un temps, le temps qui sépare de l’arrivée d’un personnage que les deux désignations, « homme » et « berger », situent très loin du roi, et de la confiance qu’il pourrait éveiller dans l’esprit des Thébains. Il n’y a de positivité que ce temps de l’attente, qui, ainsi valorisé, réduit le terme attendu à quasi-rien.
Vers 838
143Quand on fait de πεφασμένου un génitif absolu (scil.. αὐτοῦ, ainsi la grande majorité des auteurs avec les scholies ; cf. Blaydes, Campbell, Bellermann, Jebb, Nauck, Bruhn, cf. Anhang, p. 73, Kamerbeek ; Longo exprime une hésitation, comme Moorhouse, Syntax, p. 77), προϑυμία n’est pas déterminé par l’arrivée même du berger, qui forme pourtant l’unique sujet de l’échange entre Oedipe et les Thébains, mais traduit une disposition liée à cette présence, que l’on peut arbitrairement tirer du côté de l’angoisse (cf. Blaydes : « ’when he has made his appearance’–’whatever is it you are so anxious for ?’ ») ou de la confiance (voir la glose citée par Brunck : πρόϑεσις, ϑάρσος ; ainsi Wolff ; voir encore Schneidewin : « was für eine Zuversicht setzest du auf sein Erscheinen ? »). Mais προθυμία ne dit ni l’angoisse ni l’espoir, plutôt le simple désir, la volonté de voir la chose se produire. Aussi Campbell, après avoir fait de πεφασμένου un génitif absolu, reprend-il le sujet comme complément implicite de προθυμία (« why are you eager about him ? »). Mieux vaut à ce compte faire dépendre le participe de προϑυμία : « quel est ce désir que tu as de lui ? » – non : « de le voir apparaître ? » (Mazon ; la traduction selon « le sens » ne rend ni le participe ni le parfait), mais « une fois que tu l’auras sous les yeux ». Le participe parfait, présentant le fait comme s’il s’était déjà produit, traduit l’imminence d’une action dont Jocaste est parfaitement maîtresse : elle peut le faire venir (cf. v. 766). Campbell a raison, ce n’est pas le simple fait de la venue (voir par exemple Wilamowitz : « und was erwartest du von seinem Kommen ? ») ; le désir est appliqué à la personne, une fois qu’elle sera venue.
Vers 839 s
144La formule d’introduction ἐγὼ διδάξω σ’fait plus que ponctuer la réponse et en souligner l’importance ; le contenu de la parole est, dans le style de l’épopée didactique, mis en relation directe avec le destinataire (ἐγὼ... σε). Le discours que Jocaste attend d’Oedipe la concerne directement. Le γάp doit se comprendre dans le cadre de ce rapport personnel : « je ne manquerai pas de te dire pourquoi je désire le voir, cet homme ; c’est lui qui me dira si ce que toi tu m’as dit (et qui me sauverait) est vrai ».
145On peut en conclure que le désir de confronter la «rumeur»«rumeur» rapportée par Jocaste (cf. v. 715) avec le rapport que l’on attend du berger – qui, quand il sera fait, ne portera plus sur le meurtre de Laïos – doit servir à éliminer l’unique contradiction qui semble s’opposer encore à l’établissement définitif de la vérité.
146Jocaste comprend qu’il y a, dans ce qu’elle a dit, un point particulier (περισσόν) et décisif auquel tout semble suspendu (v. 841).
147La graphie ταὐτά (qu’on lit dans LcA, A, G, etc.) est universellement adoptée (Dawe traite σοι comme un enclitique en début de vers, mais le pronom, devant eadem, est emphatique, cf. West, 1978, p. 243). La graphie ταῦτα (R, V, etc., cf. Colonna et Dawe) n’est signalée ni par Pearson ni par Mazon-Dain ; elle mérite d’être considérée ; avec l’opposition σoiἔγωγ', le rapport de disculpation serait fait à la reine, à qui Oedipe finalement demandera de faire chercher le berger (v. 769, 859 s.) ; le serviteur est plus particulièrement à son service – c’est un homme d’avant Oedipe, un héritage de Laïos (cf. v. 756-769).24
Vers 842-845
148L’argumentation est rigoureusement exclusive. Oedipe commence par rappeler la donnée sur laquelle la critique se fonde. « Tu disais (voir v. 715 s. : καì τòν μέν,..., ξέυοι ποτὲ λῃσταὶ φονεύουσ'...) que le témoin dont tu tenais l’information (αὐτόν, cf. ὤσπερ y' ἡ φάτις, v. 715) parlait de brigands (λῃστàς... ἄνδρας ἐvvέπειv) ». La « prolepse », anticipant le sujet de la proposition subordonnée au style indirect, dégage ici manifestement l’élément important (on peut admettre ici la double construction que Ton voit à l’origine du tour, cf. Moorhouse, Syntax, p. 48 ; à κατακταvεῖv que Ton attend d’abord, dans la principale, vient se substituer ώς vιv...). De deux choses Tune, pour savoir s’il est le meurtrier ; ou bien il y a confirmation (εἰ µὲv oὖv...) avec le nombre pluriel (τòν αὐτòν ἀριϑμόν), ou bien nonconfirmation (εἰ δ’..., v. 846 s.), si maintenant, en accord avec la description de l’événement faite par Oedipe, il disait clairement la chose, à savoir « un » (voir ad v. 846 s.) – ce qui a plus d’apparence. Le vers charnière (845) formule le principe de différence (εἷς yε, a., non identique à b., τοῖς πολλοῖς). Il faut sans doute, comme le fait Longo, avec etc entendre λῃστής (ou plutôt ἀνήρ), si bien que l’article τoῖς se rapporte à la pluralité d’hommes dont il a été question : les ἄνδρες λῃσταί, « di cui si è pariato ('quei molti’) » (cf. Jebb). On a le même usage de l’article dans l’adjectif substantivé en apposition pour caractériser le sujet (cf. Moorhouse, p. 148) ; voir Philoctète, 951 : οὐδέν εἰμ' ὁ δύσμορος (« l’infortuné que je suis »). Brunck n’avait pas admis cet usage de l’article, parce que πολλοῖς lui paraissait être pris dans une acception indéfinie, et avait corrigé τοῖς en τις (non enim fieri potest ut unus quilibet pro pluribus habeatur ; cf. Hartung, Earle ; Hermann, en 1823, proposait εΐς y' ἀνὴρ πολλοῖς ἴσος ; mais voir aussi la position contraire de Hermann, invoqué pour la défense correcte de la tradition, chez Erfurdt). Dawe encore se dit attiré par la conjecture de Brunck, parce que la phrase resterait « on the plane of pure mathematics » (par l’absence de référence aux brigands) ; ce ne serait plus le cas. La distinction d’Oedipe se situe dans le cadre du récit fait par le serviteur (ἐννέπειν, λέξει, cf. αὐδήσει, v. 846), qu’il n’y a pas lieu de quitter.
Vers 846 s
149Il convient de ponctuer à la fin du vers 846, parce que l’adverbe ne porte pas sur la culpabilité d’Oedipe (« then beyond doubt this guilt leans to me », Jebb, comme la plupart des traductions), mais sur l’évidence du témoignage (cf. Dawe et West, 1978, p. 239) : « s’il dit clairement... ». Cette option n’implique pas seulement le nombre, un au lieu de plusieurs. La scène qu’évoque Oedipe fait intervenir un personnage héroïque, capable d’accomplir à lui seul la besogne de toute une troupe. Les commentaires ne discutent guère de la construction de la phrase ; on fait comme si ἄνδρ' ἕv’ οἰóξωνον formait le contenu du témoignage attendu, une sorte de citation (« doch sagt er, einer war’s, ein einzelner », Wilamowitz ; cf. Masqueray, Mazon, etc.). On évite sans doute de faire de ἄνδρα le complément et de l’un ou des deux adjectifs l’attribut de αὐδήσει, parce qu’il semble plus logique, dans le cadre défini, que le témoignage fournisse une simple précision : un homme unique (et non toute une troupe de brigands) ; mais le texte, il semble, montre Oedipe fixant par la pensée l’homme qui, dans cette éventualité, se trouvait devant Laïos, la confirmation de l’attente étant exprimée, de façon dédoublée, dans l’attribut : « s’il dit clairement (σαφῶς) de l’homme (le meurtrier) qu’il était seul, que c’était un voyageur sans compagnon... ». L’alternative n’est pas vraiment ouverte. Le témoin, avant de confirmer éventuellement l’ancienne (et fausse) rumeur, devra d’abord rejeter le récit d’un meurtre particulier dont Oedipe redoute fort que ce ne soit celui de Laïos.
Vers 848-850
150Introduit par ὡς, le participe fait d’ordinaire (avec les verbes de la connaissance) attendre une prise de position de la part de l’interlocuteur ; comme avec l’impératif cela ne se peut, on considère la particule comme redondante (cf. Bruhn ; Moorhouse, Syntax, p. 318) ; le cas n’est pas isolé ; il n’est pas utile de rapporter la présence de ώς à la superposition d’une déclarative (ὡς... ἐφἀνη) et d’une participiale (cf. Longo ; voire même, pour Bruhn, d’une participiale : « ..., dass dies so ist », et d’une comparative : « sei gewiss, wie’du es sein kannst’, da... »). Pour Jebb, la particule n’est pas redondante ; il admet, en discutant les autres emplois (notamment Philoctète, 567 ; Ajax, 281), que l’ordre ne porte pas sur le simple fait, mais implique un jugement (« know that y ou may take the story to have been thus set forth »). Il est certain que Jocaste ne revient pas seulement sur le fait, mais qu’elle insiste sur la version du récit (l’accent est sur la forme particulière ; φανέν γε... ὧδ’...) à laquelle elle demande à Oedipe de se tenir. « Quant au récit du meurtre, je sais – et tu peux me croire (ἐπίστασο) – qu’il a été livré au jour (φανέν : rendu public) sous cette forme-là ». La divulgation est un événement qui a eu lieu, et elle a figé le drame dans l’accueil qui lui a été réservé dans l’opinion publique (grâce au témoignage de la cité, πόλις γὰρ...).
151« Sous cette forme » se réfère au point décisif du nombre des meurtriers ; τοῦτó y' ne se rattache pas à τοὗπος mais à ὧδ’ (cf. Longo). Ce serait une raison suffisante pour ne pas suivre Dawe, qui, estimant que ἐκβαλεῖν ne peut pas signifier « démentir » ou « rétracter », propose de retenir le sens d’« exprimer, énoncer » ; il est ainsi contraint de forcer la valeur de πάλιν : « il ne peut pas maintenant raconter l’histoire en sens contraire ». Certes, ἐκβαλεῖν ne veut pas dire « annuler » (LSJ, s. v., IV, pour ce passage), mais « expulser, rejeter, éliminer » (« aus der Stelle, die er ihm [= ?]... gegeben hatte », Bruhn). Si l’histoire est fixée, comme le veut Jocaste, son auteur ne peut pas maintenant la modifier, en revenant (πάλιν), comme il lui plaît, juste sur ce point (τοῦτό y'... ; cf. τι, v. 851) – le reste étant inchangé.
Vers 851-854
152Le passage a donné lieu à deux interprétations différentes, qui concernent avant tout le référent et la construction de φανεῖ δικαίως ὀρϑόν, selon qu’on admettait ou non que Jocaste cherchait des raisons pour convaincre Oedipe qu’il pouvait ne pas être le meurtrier de Laïos, comme elle le fait dans les vers précédents. Elle arguerait que, dans l’hypothèse même où le témoin, se rétractant, dirait maintenant que le crime a été commis par un meurtrier unique, Oedipe, contre les apparences, n’en serait pas nécessairement l’auteur. Les interprètes qui ont suivi cette ligne se heurtaient à la difficulté que la non-conformité de l’acte avec l’oracle, qu’elle invoque, ne fournit guère un argument. En quoi la divergence entre la prophétie et la réalité pourrait-elle l’empêcher (comme le suppose l’analyse de Wunder) de reconnaître son expérience, comme il l’a fait en entendant le récit de l’événement ? S’agissant du meurtre, il n’est pas concerné par les vaticinations du devin, et moins encore par les prédictions faites à Laïos (voir Bellermann). Aussi d’autres, invoquant la prophétie, plutôt que la disculpation, ont-ils conclu que Jocaste, sentant combien les apparences pesaient lourdement contre Oedipe, lui manifestait sa sympathie en le détournant à dessein de l’objet qui occupait son esprit (cf. Bellermann : « man muss... annehmen, dass sie ihn absichtlich von der Hauptsache ablenken will, in dem begreiflichen, liebevollen Bestreben,... sein Gemüt nicht unnotigerweise so schwer beunruhigt zu sehen » ; la difficulté logique de l’argumentation devenait tactique du coeur ; voir aussi Jebb : elle ne fait qu’une allusion implicite à la culpabilité éventuelle, « and turns to the comforting aspect of the case – viz., the undoubted failure of the oracle, on any supposition »). Le problème a pu conduire à supprimer la mention du meurtre ; Earle adopte une correction de Schubert, φόβον pour φόνον : « la peur de Laïos » n’a pas été confirmée (d’après le vers 722).
153Dans la première option, qu’avait suivie Thomas, « le meurtre de Laïos » (τόν γε Λαΐου φόνον) s’appliquait à la réalité du crime où Oedipe s’était reconnu. Hermann (en 1833), pour rendre la référence plus claire, avait retenu la leçon τόνδε (de G) : « ce meurtre que tu redoutes d’avoir commis » ; Bothe (suivi par Wunder, Dindorf, Linwood, Hartung) avait corrigé en σόν yε : caedem Lai a te perpetratam (Wunder). Le prédicat, ὀρϑόν, doit être compris de la justesse de l’accusation (cf. Hartung : « so wird... der Mord... nicht richtig dir geziehen »), et δικαίως, pouvant moins facilement dans ce cas déterminer l’adjectif, être rapproché de φανεῖ : « il ne pourra pas montrer, comme il devrait le faire... » (ut par est, Erfurdt ; il est vrai qu’avec l’autre compréhension, on regroupe parfois ainsi ; cf. Dawe : « φανεῖ δικαίως... as one phrase, meaning’justify’ », comme inversement ὀρϑόν pouvait être réuni avec le verbe dans une locution redondante, qualifiée par δικαίως : eo quo par est modo ostendet, Wunder).
154Dans la deuxième option, « le meurtre » désignait la mort de Laïos, telle qu’elle s’est produite (et de quelque manière que ce soit), dans sa relation problématisée avec la prédiction ; et le prédicat, marquant la conformité avec l’oracle (voir aux vers 505 s. ; Antigone, 1178, Oedipe à Colone, 1424 s.), est précisé par δικαίως : « véritablement (con(conforme)» (voir au vers 1283 ; Ajax, 547), « in true accordance with... », Campbell, en 1871 (cf. Jebb : « properly fulfilled » ; Kamerbeek, Longo ; il n’est pas nécessaire d’admettre un hypallage avec Longo, ὀρϑóv s’appliquant proprement à l’oracle ; l’adjectif marque la conformité dans les faits : tel que le meurtre, pour être celui de l’oracle, aurait dû être).
155C’est bien du « meurtre », et non de l’oracle, que Jocaste dit ici qu’il est en une relation « juste », à savoir « droite », avec ce qu’il devrait être si la parole du sanctuaire était autorisée. A φόνος ὀρϑός répond une ὀρϑὴ γλῶσσα ; on peut comparer un passage des Sept, 405, où Étéocle, au sujet de l’emblème sur le bouclier de Tydée, conclut qu’il pourrait dire la vérité pour son porteur, en s’appliquant à lui dans une relation de justice (γένoιτ' ἂν ὀρϑῶς ἐνδίκως τ'ἐπώνυμον). L’adverbe δικαίως exprime ici cette coïncidence entre la chose et ce qu’elle devrait être, comme dans la pratique judiciaire entre le droit coutumier (thémis) et le cas auquel l’application est faite. Jocaste, pour qui la critique de l’oracle compte plus que le fait, déclare que la parole de Delphes ne fixe aucune norme (δικαίως) qui ait le pouvoir de cerner la réalité.
156Le type de discours, et sa logique propre, ne peuvent être saisis que si l’on maintient la disparité des deux références pour reconnaître le dépassement auquel elle engage. La paraphrase de Jebb touche le vrai quand elle ajoute « en tout cas » (« on any supposition »). Kamerbeek le manque, en décelant, lui aussi, une allusion à la situation initiale de la scène (voir v. 703-706) : « if Apollo’s oracles are not fulfilled, this will be a fortiori the case with Teiresias’prophecies » ; il est ainsi conduit à conclure que Jocaste est meilleure psychologue que logicienne, s’il est vrai, comme on l’a toujours noté, que la non-réalisation de la prophétie n’exclut en rien qu’Oedipe soit le meurtrier, si bien que la critique de la divination, conçue comme un argument psychologique, propre à débarrasser Oedipe de son angoisse, est naturellement interprétée, à la lumière de l’histoire globale, comme une fuite devant une réalité trop terrible pour être affrontée par elle (elle dégagerait les conclusions contraires pour ne pas dire le vrai), au heu que l’on y voie l’utilisation d’un type de discours, par laquelle elle se donne des armes pour se fortifier contre l’évidence (voir ad v. 855-858).
157La reine remet ainsi en question les conclusions tirées par Oedipe, en lui représentant que le meurtre, quel qu’il soit – que le témoin parle d’une troupe de brigands ou le désigne, lui –, ne peut pas faire l’objet d’un discours divin. Elle veut que le fait échappe entièrement au recours d’une parole autorisée ; le témoignage du berger devrait être en accord avec la prédiction d’Apollon. Or ce n’est pas le cas. Les dieux donc ne l’ont pas dit. Apollon a prédit à Oedipe qu’il allait être meurtrier, et Tirésias lui a dit : « le criminel, c’est toi ». Jocaste ne montre pas seulement à Oedipe qu’il n’y a pas en l’occurrence de parole prophétique par laquelle il doive se sentir visé en particulier ; en plus, en déduisant de l’annonce faite à Laïos qu’aucun oracle n’est juste, elle parle contre le fait général : toute l’affaire a été relancée par une instance prophétique qui, selon elle, n’a rien à voir avec tout cela.
158Oedipe se préoccupe d’établir le fait, il redoute les révélations d’un témoin. Jocaste, s’intéressant à la raison pour laquelle on s’y intéresse, lui répond indirectement, en arguant que, si dans ce cas le discours du témoin tire sa force du fait, il n’a pas plus d’autorité pour autant, parce qu’il représenterait seulement un changement de « discours » (voir v. 851) ; le fait produit (τόν yε Λaΐoυ φόνον) n’aurait aucun droit à être pris en considération, puisque la mort de Laïos, selon l’oracle, aurait dû être autre. L’oracle décide de la vérité. Mais si l’on considère cet autre discours des dieux, le prestige dont il jouit n’est pas justifié non plus. Non seulement il est dénué d’autorité, parce que infirmé, mais, à confronter les déclarations d’Apollon et de Tirésias, les tenants de cette « vérité » sont en contradiction avec eux-mêmes. La conformité éventuelle entre une parole « divine », comme celle du devin (présente ici au même titre que l’injonction venue de Delphes, dans le Prologue), et la nouvelle version du témoin ne suffirait pas à donner raison au serviteur du dieu, puisque le « meurtre » dans le discours qu’il fait devrait revêtir le sens qu’il a dans l’ancienne prédiction d’Apollon ; le meurtre, en tout état de cause, ne peut donc faire l’objet d’aucun discours « divin ».
159Toute référence est discréditée. A l’opinion de la cité au sujet du meurtre s’oppose le discours attendu de l’individu qui fut témoin de la scène. En outre il y a désaccord entre le dieu et les paroles de son serviteur. Mais la parole du dieu est comme telle dépossédée de son autorité.
Vers 855-858
160Si, dans les vers précédents, l’inadéquation « en tout état de cause » du rapport que pourra faire le témoin du drame est fondée par Jocaste sur l’inconsistance de l’oracle (voir ad v. 851-854), on peut penser qu’avec καίτοι νιν..., elle oppose à l’énoncé primitif de l’oracle l’issue réelle, comme si la subordonnée et la principale (ὅν yε... et καίτοι...) étaient sur le même plan : « puisque..., et, qu’en fait... » (Mazon), « ed ecco invece che... » (Longo). La rupture marquée par καίτοι semble plus forte ; elle s’explique si, après avoir opposé l’éventuelle conformité d’un rapport à la « vérité » de l’oracle, elle change ensuite de perspective pour mettre cette vérité elle-même en question. L’oracle est donc utilisé deux fois, et différemment ; d’abord invoqué dans son contenu positif, contre la réalité qu’il contredit, il est ensuite éclairé négativement à la lumière de ce qui s’est réellement produit. « N’est-ce pas le fils (κεῖνóς y’...) que le berger devrait incriminer (s’il veut dire « le vrai » selon Apollon) ? Pourtant, ce n’est pas le fils non plus, il est mort – pourquoi veux-tu donc que ce soit toi ? ». Loxias contre le berger, la mort du fils contre l’oracle.
161Les deux derniers vers (ὥστ’...) ne se rattachent pas alors à l’ensemble de l’argumentation, mais plus étroitement à la dernière déclaration seulement : « pour moi (ἐγὠ), à considérer la fausseté de la prédiction ancienne, je préfère en cette matière n’en tenir aucun compte ». Mais cela n’est pas vrai pour le berger rapportant le déroulement du crime. Ce n’est pas le « sentiment » (féminin) qui guide Jocaste, comme on dit pour expliquer l’incohérence (en partie prêtée au texte) ; elle fait flèche de tout bois – et de l’argutie.
162La construction de ὕστερον pose un problème, qui n’est guère discuté. Les Byzantins rattachaient l’adverbe au second τῇδ’, et rapportaient le premier temps à la description faite par le serviteur, le second au contenu de l’oracle (cf. Moschopoulos, Planude). Jocaste conclurait sur une aporie, ni toi, selon l’un, ni le fils, selon l’autre. Ainsi Brunck : neque huc neque rursus illuc. Comme le raisonnement : « pourquoi ceci plutôt que cela ? », ne paraissait pas exiger une détermination supplémentaire dans le deuxième membre (voir aussi l’indifférence marquée à l’égard de l’art augurai dans un passage de l'Illiade XII, 237-240, rapproché comme modèle, cf. Jebb ou Kamerbeek, d’où une traduction comme celle de Masqueray : « ni à ma droite, ni à ma gauche »), les interprètes ont préféré faire porter ὕστερον sur l’ensemble de la proposition : « aussi, à l’avenir... » (« henceforth », Blaydes, Jebb ; voir aussi Masqueray, Roussel, Mazon, Schadewaldt, etc.). Sans suivre les Byzantins pour l’application au contexte immédiat, l’élargissement du contenu particulier (v. 857 s.) peut se comprendre, avec ὕστερον dans le deuxième terme, comme un jugement de nature générale : « ainsi, en matière de divination (μαντείας... οὕνεκ'), je n’attache mon regard ni de ce côté-ci, ni plus tard de ce côté-là – parce que la chose aurait été infirmée » (la répétition de la particule ἅv contribue à structurer la phrase, dans ses trois éléments) ; ce n’est pas qu’elle revienne aux déclarations de Tirésias (cf. Blaydes), son appréciation est beaucoup plus globale : pourquoi se soucier de divination si elle vous amène à former une opinion qui se trouve ensuite contredite, au gré d’une évolution arbitraire sur laquelle on n’a aucune prise ?
Vers 859 s
163« He assents, almost mechanically », commente Jebb ; et Longo, entendant dans la remarque l’indifférence (« comme s’il n’avait pas écouté »), juge l’expression insolite ; on attendrait plutôt καλῶς λέγɛις pour « tu as raison, femme, mais... ». Avec νoμíζεις, Oedipe approuve : « tu fais bien de penser ce que tu dis au sujet des oracles », acceptant la logique de Jocaste (voir la note précédente) ; « dans ce domaine, tu es un as » – mais que cela, ce raisonnement impeccable, ne t’empêche pas de recourir aux faits, en envoyant chercher notre homme ». Il y a là moins d’ironie à l’égard de Jocaste que de détermination à l’égard du projet qu’il poursuit. Son désir de voir le serviteur ne peut être entamé par aucun raisonnement qui tende à l’épargner. Il prononce contre lui-même.
164Quand on traduit μηδὲ τoῦτ'ἀφῇς par « et ne manque pas de le faire » (voir Hartung, Pfeiff, ou Longo), l’ordre est répété, l’impératif πέμψον prolongé par une formule d’insistance (voir aussi Dawe, à propos d’une remarque de Jebb : « is said simply to add weight to πέμψον »). Jebb discute la possibilité de couper la phrase après στελοῦντα : « ne néglige pas même cela » ; il la rejette, parce qu’Oedipe marquerait ainsi de l’indifférence pour une (petite) chose, qui au contraire lui importe par-dessus tout. Mais comme il s’adresse à Jocaste, il pourrait, dans le contexte, lui dire : « tu essayes par tous les moyens de me rassurer, mais cette ressource non plus (μηδὲ τoῦτ’) – qui est la seule qui puisse me sauver –, ne la néglige pas » ; μηδὲ τoῦτ’..., en asyndète, ne prolonge pas alors l’impératif, mais se rattache, après καλῶς νομίζει, à ἀλλ’ὄμως... Reprenant son propre raisonnement par exclusion des vers 842-847, il oppose à Jocaste que la meilleure « rhétorique », s’il s’agit de le convaincre, c’est de lui présenter le serviteur : lui seul peut confirmer (en disculpant) ou infirmer (en accusant) ; « ne renonce pas à cet argument ; si tu veux me convaincre, ne renonce pas – il pourrait le mander lui-même, mais la chose est présentée ici comme un argument fourni à Jocaste – à dépêcher un homme qui le fasse venir ».
Vers 861 s
165Quand on rapporte l’explicative à l’assurance que Jocaste donne à Oedipe qu’elle va se hâter pour faire venir le berger (πέμψω ταχύνασ’), comme on le fait d’ordinaire (Schneidewin, Nauck et Bruhn ; Bellermann, Kamerbeek, Longo), il faut considérer le deuxième membre : ἀλλ’ἴωμεν..., comme une forme de parenthèse dont on ne voit pas pourquoi elle vient interrompre le mouvement (« tu peux tranquillement me suivre : car, ne sais-tu pas que... ? » ; l’interruption est commentée pour telle par Earle ou Bruhn : la reine, entre le consentement et les protestations d’obédience, glisse une prière, issue de son désir de ne pas exposer plus longtemps le roi aux compromissions). A cela s’ajoute que Jocaste dit ne jamais rien faire qu’il ne lui plaise pas qu’elle fasse (comme on explique justement la phrase : τούτων ἃ οὕ σοι φίλον με πρᾶξαι ; cette formule, toute négative, convient-elle à rassurer Oedipe sur l’exécution d’un souhait si ardemment présenté ?
166Si, par contre, on détache le deuxième membre, Jocaste dit deux choses : « pour le berger, je le ferai venir au plus vite ; mais laissons cela, allons dans la maison où tu seras à l’abri de tous ces tracas. Ne sais-tu pas que tu as en moi une personne qui ne te fera jamais d’ennui ? ». Elle lui offre la protection d’un espace domestique réservé (la remarque de Campbell : « this is said in order to calm the excitement of Oedipus. Cp. 914 », est peut-être plus pertinente que celle de Jebb : « γάρ, since ἴωμεν...implies consultation » ; cf. Wolff : « im Hause kannst du mir deine weiteren Auftrâge geben »).
Notes de fin
1 vers 706 *
2 vers 707 *
3 v. 712, cf. p. 454 *
4 vers 716 *
5 vers 732 *
6 vers 747 *
7 vers 750 *
8 vers 752 s. *
9 vers 753 *
10 vers 755 *
11 vers 757 *
12 vers 762 *
13 Vers 766 *
14 vers 771 *
15 vers 772 *
16 vers 774 *
17 vers 776 s. *
18 vers 781 *
19 vers 783 s.*
20 v. 782-784 cf. p. 479
21 v. 802 s., cf. p. 1081
22 v. 828 s., cf. p. 503
23 vers 832 *
24 vers 840 s. *
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le visage qui apparaît dans le disque de la lune
De facie quae in orbe lunae apparet
Alain Lernould (dir.)
2013
Commenter et philosopher à la Renaissance
Tradition universitaire, tradition humaniste
Laurence Boulègue (dir.)
2014
Diego Lanza, lecteur des œuvres de l'Antiquité
Poésie, philosophie, histoire de la philologie
Rossella Saetta Cottone et Philippe Rousseau (dir.)
2013
Figures tragiques du savoir
Les dangers de la connaissance dans les tragédies grecques et leur postérité
Hélène Vial et Anne de Cremoux (dir.)
2015
La représentation du « couple » Virgile-Ovide dans la tradition culturelle de l'Antiquité à nos jours
Séverine Clément-Tarantino et Florence Klein (dir.)
2015
Hédonismes
Penser et dire le plaisir dans l'Antiquité et à la Renaissance
Laurence Boulègue et Carlos Lévy (dir.)
2007
De l’Art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace
Pour une redéfinition du statut de l’œuvre
Robin Glinatsis
2018
Qu'est-ce que la philosophie présocratique ?
What is presocratic philosophy ?
André Laks et Claire Louguet (dir.)
2002