Deuxième épisode : le Kommos, v. 649-696
p. 395-436
Texte intégral
1. Vers 649-667. Entre hommes
Le Chœur, à son tour, en appelle au bon vouloir royal et à l’intelligence politique d’Oedipe (v. 650). Il engage avec lui une réflexion sur la situation face à Créon, qu’il clôt par un premier serment de fidélité civique. L’hésitation d’Oedipe se marque dans une double question, d’abord sur la demande (v. 651), ensuite sur ses conséquences pour lui (v. 653). L'imprécation prononcée par un homme de sens (v. 652), le lien d’amitié doivent préserver Créon du déshonneur, en l’absence de preuves (v. 656 s.), répond le Chœur, sans considérer précisément ces conséquences, qu’Oedipe prévoit pour lui dans une lutte où les deux hommes sont engagés chacun pour sa survie physique ou sociale (v. 658 s.). Prenant solennellement à témoin le Soleil, le Chœur confond dans un même serment son souci du destin d’Oedipe et du salut de la ville, que menace maintenant la dispute.
2. Vers 669-677. La dislocation
Oedipe accède à la demande de la ville, remettant la peine par compassion pour les Thébains (v. 669-672). Il se sépare néanmoins irrémédiablement de Créon (v. 672). Cette concession n’est pas portée à son crédit par le bénéficiaire ; au contraire, la haine, à laquelle, en donnant, il n’a pas renoncé, lui est comptée (v. 673 s.). Créon sait, avec sa sagesse d’homme fort, que la violence se retourne contre elle-même (v. 674 s.). Lorsque le roi le chasse, ce n’est pas à cet ordre qu’il obéit, mais à sa propre volonté (v. 676). Oedipe ne l’a pas atteint. Il reste, au jugement des autres, l’égal de tous (v. 677).
3. Vers 679-696. La prise en charge par la reine
Dans la partie, où alternent chant et dialogue, qui répond à la première (v. 650-667, voir plus haut), le Chœur s’adresse à Jocaste. Avec la sortie de Créon, le rôle public d’Oedipe est terminé. Oedipe, sur la demande des Thébains, doit être ramené par Jocaste à l’intérieur du palais (v. 679). La reine n’en sait pas davantage sur l’origine de la querelle (v. 680), mais n’obtient pas d’information du Chœur, qui reste évasif et allègue des mots, qui ont fait naître des soupçons de part et d’autre. Le droit n’est pas en cause dans le ressentiment qu’ils ont provoqué (v. 681-684). Devant la curiosité de la reine, les Thébains sollicités se réfugient dans la tristesse que leur inspire l’état de la ville (v. 685 s.). Oedipe intervient pour se plaindre du manque d’ardeur qui les conduit à minimiser sa querelle (v. 687 s.). Dans une déclaration qui clôt le débat politique et correspond à l’invocation solennelle des vers 660-667 (voir plus haut), le Chœur réaffirme une allégeance fondée sur les services qu’Oedipe a rendus à la cité (v. 689-695). Ce succès passé serait encore le gage d’un redressement, mais la précarité de l’espoir est soulignée par la possibilité de l’échec (v. 696).
Vers 649 s
1Les participes ne sont pas logiquement sur le même plan que l’impératif (cf. Jebb : « consent, reflect, hearken », ou bien Mazon : « cède à sa prière, montre bon vouloir, reprends ton sang froid » ; de même Dawe, ou Moorhouse, Syntax, p. 212 : « consent, show readiness and good sense » ;cf.p. 250, où la traduction de Mazon est reprise) ; les Thébains demandent au roi (cf. ἄvαξ) d’agréer la déclaration de Créon au nom des qualités royales qu’il incarne à leurs yeux : la bienveillance, capable d’accueillir (ϑελήσας), et l’intelligence politique (φρονήσας). Les participes, même s’ils sont « contemporains», portent l’accent : « fais ce que Jocaste te demande (πιϑoῦ après πίστευσον, v. 646), en t’accordant à ton pouvoir ». Comme il ne cède qu’à contre-cœur, sur les instances de ses « alliés », la dissociation, de la personne et de la fonction, équivaut déjà à une abdication.
Vers 651
2Oedipe répond au Chœur, non à Jocaste directement, ici relayée par les Thébains. Elle n’entrera de nouveau dans le jeu de l’action dramatique que lorsque le Chœur, après avoir obtenu le départ de Créon, lui confiera la mission de conduire Oedipe dans le palais (v. 678 s.)· L’ordre adressé par la reine aux deux adversaires (v. 638) aura abouti ainsi à un règlement politique, devant la cité : par le renoncement du roi à poursuivre Créon et par sa disparition de l’enceinte publique.
3« Qu’est-ce alors que tu veux que je t’accorde ? » ; l’aspect volontatif (plus que prospectif) du subjonctif délibératif est rendu manifeste par l’expression du souhait (ϑέλεις) en parataxe (Moorhouse, Syntax, p. 224) ; la question τί porte donc exclusivement sur εἰκάϑω (le suffixe a la valeur d’un aoriste ; cf. Chantraine, Mélanges Vendryes, p. 93-108) et non sur ϑέλεις en même temps (comme le propose Longo ; pour l’emploi de ϑέλεις ou βούλει hors syntaxe, voir aussi Electre, 80 s. : « veux-tu que nous restions ? », ϑέλεις μείνωμεν ; Philoctète, 761). « Sur quel point (τί) dois-je donc céder à ta prière ? » (voir λίσσομαι, v. 650). Saisi par le serment que Créon a prêté devant lui, le Chœur intervient en sa faveur, en se prévalant des rapports qu’il entretient avec le souverain, qui, de son côté, dans son dernier retranchement (ὦ πόλις..., v. 629), avait eu recours à la cité (voir ad v. 629 et ad v. 649 s.) ; à ϑελήσας : « ton bon vouloir », répond ϑέλεις : « selon ton désir ». Il cèdera, en renonçant à sa dernière action publique, aux instances de la communauté qui lui a confié le pouvoir d’agir.
Vers 652 s
4Dawe cite la traduction de LS J (s.v. νήπιος, II, 1) : « no child before and now full-grown (i.e. in mind) », pour montrer les difficultés qui surgissent si l’on cherche une progression unilinéaire d’un membre à l’autre. La dissymétrie des propositions (οὔτε, puis τε ; voir Electre, 350 ; Oedipe à Colone, 1397 s. : οὔτε..., νῦν τ’...) souligne la différence des domaines. Si νήπιος désigne un homme « dénué de raison » ou « insensé », le Chœur, pour convaincre Oedipe, invoque, à l’appui de sa requête, deux arguments distincts, bien que solidaires. Oedipe a de bonnes raisons pour témoigner de la considération (αιδώς, plutôt qu’éprouver de la « crainte » seulement, cf. Longo) à un homme qui autrefois s’est toujours montré avisé (et circonspect), et qui maintenant (en outre) – sans avoir perdu ses qualités – s’est volontairement placé sous l’emprise d’un serment ; en plus de ses mérites antérieurs, il s’est assuré la protection des divinités (µέγαν : « puissant » ou « inviolable », Longo) ; c’est plutôt « puissant », en vertu du pouvoir que confèrent les liens dans lesquels il s’est engagé (ἐν ὅρκῳ ; voir mon article, « Styx et Serments », 1958, en particulier, p. 7).
Vers 654 s
5Dawe note (ad v. 649) que l’impératif aoriste πιϑοῦ désigne un objet spécifique (voir τί..., v. 651), alors que le présent (φράζε) est spécifié (mais pourrait ne pas l’être) par le contexte ; en fait, les deux impératifs ne s’inscrivent pas dans la même logique : le Chœur présente une requête (v. 649 s.), que le roi lui demande de spécifier (v. 651). Puis la demande est formulée de façon lapidaire, dans sa double motivation (v. 652 s.). La supplication a pris l’allure d’un conseil : « c’est ce que je te conseille de faire ». Le propos est si éloigné de la représentation qu’Oedipe a du cas qu’il demande aux Thébains s’ils connaissent les implications de leur requête (c’est plutôt, sur le ton de l’indignation, « te rends-tu bien compte de ce que comporte... ? », qu’une simple demande de précision, selon l’alternative formulée par Longo). L’échange contenu dans le trimètre iambique forme une pause, un espace d’analyse moins pathétique, au sein des interventions lyriques du Chœur. Interpellé sur la signification de son souhait, le coryphée répond : « oui, je sais », ce qui, en l’occurrence, revient à dire qu’il sait que Créon, après le serment qu’il vient de prononcer, n’est pas le malfaiteur qu’Oedipe en fait (ce n’est pas qu’il ne puisse « comprendre » les craintes d’Oedipe, cf. Kamerbeek ; il les comprend, mais les écarte). Aussi, quand Oedipe lui demande de s’expliquer (φράζε) – pourquoi le présent ne traduirait-il pas la référence à une action déjà en train (voir Bakker, The Greek Imperative, p. 35, reprenant les catégories de Ruypères ; le mot vise l’explicitation, forcément détaillée, de ses paroles, « de ce que tu dis [de ce que c’est que tu dis] » – τί φῄς) ? –, il poursuit (v. 656 s.) dans le sens de sa première prière (v. 652 s.), en développant le conseil qu’il a précédemment donné au roi, si bien que la « ville », invoquée par Oedipe, se substitue, en écartant la passion qui aveugle le souverain, à la raison royale. Ce n’est pas que les Thébains se méprennent sur le propos d’Oedipe, mais ils le récusent, selon la raison politique (sans s’en prendre à sa personne), si bien que, lorsqu’il formulera lui-même ce qu’ils se sont refusé à dire (v. 657), il ne pourra plus y avoir de réponse sur le fond.
Vers 656 s
6Les difficultés de l’établissement du texte portent essentiellement, au vers 657, sur la leçon λóγωv et sur la présence du préverbe ἐκ (βαλεῖv) dans presque tous les manuscrits.
7L porte l’accusatif λόγov, qui ne se construit pas et peut être interprété comme une mauvaise lecture de λόγωv. La plupart des éditeurs ont suivi Hermann, qui, préférant le datif λόγῳ, dont ἀϕανεῖ était l’épithète, supprimait l’hiatus par l’adjonction du pronom σε (λόγῳ σ’ ἄτιμον, ainsi Wunder, Blaydes, Jebb, Mazon-Dain, après Masqueray et Tournier, Longo, Dawe, cf. Studies, p. 238 s., et l’édition commentée) ; la construction est satisfaisante (encore que l’on comprenne les réserves de Dawe sur l’interprétation admise de σὺν λόγῳ : il devrait s’agir selon lui du discours d’Oedipe lui-même), mais l’introduction du pronom a quelque chose de gratuit (pour Campbell, l’hiatus n’était pas intolérable, cf. Paralipomena, p. 100). Les scholies, rattachant à tort λóγωv à άτιμον (« sans l’honorer d’une défense », construction retenue par Nauck, avec αἰτίᾳ σὺν ἀϕαvεῖ), n’attestent pas moins le génitif, qui peut bien se comprendre si l’on n’attend pas que λόγος désigne la preuve, trop incertaine pour justifier la condamnation – le pluriel ne se comprendrait pas –, mais les paroles prononcées par Créon, dont le Chœur a été le témoin, pour accuser aussi bien que se défendre. Avec la leçon λóγωv aussi, qui supprimait l’hiatus, certains auteurs (cf. Bellermann) avaient supprimé du même coup la préposition σύν, en lui substituant σύ y’ de Seidler, pour ramener les deux groupes prépositionnels à un seul, parce que les scholies, dans leur paraphrase, réunissent ἐv αἰτιᾳ et ἀφανεῖ (ἐv ἐφαvεῖ αἰτία yεvόμεvov), mais les mêmes scholies rattachent λόγων à ἄτιμον (ἀλλà προσδέξασϑαι αὐτοῦ τὴν ἀπολογίαν). Loin de s’exclure, les deux groupes se tiennent : Créon est mis en accusation en dépit d’une grande incertitude (dans des circonstances obscures, σὺν...). Le neutre substantivé ἀφανές, sans article (voir ad v. 517) dans ce cas, marque l’obscurité que les multiples échanges (λόγων) n’ont pas dissipée.
8Certes on peut supposer que les scribes, en ajoutant le préverbe ἐκ-, ont méconnu le tour ἐv αἰτίᾳ βαλεῖν, s’appliquant à l’acte de l’accusation (cf. Platon, Lettre VII, 341a ; dans les Trachiniennes, 940, on a αἰτίᾳ βαλεῖν), et qu’ils ont ajouté l’idée d’une expulsion (« a faulty explanation », Kamerbeek). On tire le simple de la Souda et de Triclinius. Mais, n’était la difficulté métrique de scander le dochmiaque avec une syllabe en trop (∪ – ∪ – ∪ – en face de ∪ – –∪ – dans l’antistrophe), on pourrait se demander si Sophocle n’a pas dissocié l’inculpation (ἐv αἰτίᾳ) de la sentence (ἐκβαλεῖv) : « renonce à le placer (dans l’incertitude où l’on est) sous une accusation pour le chasser comme un proscrit ». Le sens n’est pas vraiment affecté par la leçon qui respecte le mètre (ἐv αἰτίᾳ... βαλεῖν) ; on pourrait, contre cette solution, invoquer l’autonomie des quatre unités rythmiques, en accord avec le mètre, mais en fait c’est le premier groupe, avec le complément, τòν ἐναγῆ φίλον, qui est détaché, caractérisant maintenant l’accusé (variant les vers 652 s.) comme un allié (autant que parent) d’Oedipe qui s’est, en plus, pour montrer son innocence, exposé à l’épreuve (ambivalente) d’évoquer les forces sacrées ; tout le reste de la phrase, après cette présentation de l’objet de la vindicte du roi, est consacré aux contradictions de l’action entreprise : du côté de la défense, en face des valeurs positives, une enquête incertaine (« avec tant d’obscurité dans les arguments avancés – de part et d’autre – »), qui instruit une cause (ἐv αἰτίᾳ... βαλεῖν ; Moorhouse, Syntax, p. 106, relève la fonction proleptique du groupe prépositionnel avec ἐv, anticipant le stade final : « to bring one into accusation ») contre un homme qu’elle vise à priver de ses droits à une existence sociale (ἄτιμον, comme attribut résultatif : « au point de... »), ce qui, étant donné les mérites qu’on est obligé de reconnaître à l’accusé (voir ci-dessus), serait le fait d’une justice arbitraire et inacceptable. Le Chœur « explicite » en effet, comme Oedipe lui a demandé de le faire (voir φράζε, v. 655, avec la note), en représentant au « magistrat » quel est le droit qu’il s’apprête à appliquer contre son beau-frère.
Vers 658 s
9Oedipe ne répond pas à la demande réitérée et «explicitée du Chœur (« ce que je te dis, c’est de ne jamais... », μήποτ'... βαλεῖν), mais « explicite » à son tour, suivant son point de vue (voir ad v. 655). Le démonstratif (ταῦϑ') renvoie plutôt à la première formulation (positive) de la requête (... καταίδεσαι, v. 653) : « sache bien qu’en recherchant cela (à savoir l’acquittement de Créon, à défaut de preuves), c’est contre moi (ἐμοὶ...) que tu requiers... ». Oedipe ne peut pas accepter de jouer le rôle de souverain, ni de trancher avec impartialité, parce qu’il se sent, dans la logique de sa construction, bien qu’elle soit sur le point de s’écrouler, menacé dans sa personne. Le Chœur, en plaidant la cause de Créon, et en obligeant ainsi Oedipe à se dépouiller de l’armature que l’accusation portée contre les conspirateurs lui avait fourme, passe, sans le vouloir, dans le camp des autres. Il ne pourra s’en défendre qu’en assurant le roi, par la plus pathétique et solennelle des dénégations, d’une allégeance à toute épreuve (vers 660-668). Mais Créon, sinon disculpé dans les formes, du moins relaxé, l’accusation du devin ressurgit dans toute sa force ; l’alternative, la mort ou l’exil, découle de l’imprécation qu’il a lui-même lancée contre le meurtrier, et qui maintenant, si la protection du complot (imaginaire) lui est dérobée, s’adresse à lui-même. Ce n’est pas la peine prononcée dans la passion du combat contre l’adversaire (v. 623, 639-641) qui est ainsi retournée contre lui-même. Contre Créon, il pouvait agir en souverain, et tenter de sévir pour se défendre. L’accusation levée, il est livré aux châtiments qu’il a lui-même, dans ses fonctions, fixés contre le meurtrier de Laïos, et que le devin lui a appliqués. L’accusation avait été conçue comme une protection contre la parole du devin. Créon évacué, au terme d’une décision arrachée par la persuasion du Chœur, sans que la question de sa culpabilité soit tranchée, cette parole agit à nouveau. Ce n’est pas que la menace propre au stratagème qu’il prête aux autres continue, après l’éloignement, à peser sur lui, la cessation de la poursuite le laisse sans défense devant l’objet que la poursuite lui dérobait1.
10Les auteurs (voir, en dernier lieu, Dawe, Introduction, p. 14) admettent une contradiction entre le vers 623, où Oedipe dit à Créon qu’il veut sa mort (et non l’exil seulement), et, d’autre part, les vers 640 s. et celui-ci, où l’une et l’autre peines sont envisagées. On a vu qu’au vers 640 s. Créon ne déforme pas la menace (voir ad l.), si l’on interprète correctement la syntaxe de la phrase. Ici, Oedipe présente effectivement l’alternative, mais il ne s’agit pas de Créon ; le châtiment frappe le meurtrier inconnu, à qui Oedipe est contraint de s’assimiler. La divergence s’explique par la différence du référent : conspirateur contre la royauté d'Oedipe, meurtrier visé par l’exécration publique (cf. v. 308 s.).2
Vers 660-668
11Oedipe, après cette dernière prière du Chœur, va céder : « qu’il s’en aille » (δ δ' οὖν ἴτω, v. 669), non sans préciser que ce sont les paroles des Thébains qui l’auront attendri (v. 671s.).
12Le plaidoyer, sous forme de supplication pathétique, a deux parties. Comme Oedipe vient de représenter aux Thébains le péril que leur intercession en faveur de Créon faisait courir à sa propre personne (v. 658 s.), on pourrait penser que le Chœur prononce le serment pour faire état devant Oedipe de sa fidélité ; ensuite, si l’on s’en tient à cette seule fin, la deuxième partie évoquerait séparément la désolation du pays pour montrer, comme l’avait fait Jocaste (voir les vers 635 s.), combien la dispute des deux hommes était hors de saison (ce serait comme un reproche implicite après le témoignage de son allégeance au roi). Mais, s’il invoque les dieux à travers l’astre du jour, qu’il a devant les yeux, c’est pour déclarer le plus solennellement, face à cette émanation de l’ordre divin, qu’il n’a pas les sentiments qu’Oedipe lui prête (v. 658 s.) : « non, j’atteste le Soleil, pour affirmer que ce n’est pas vrai (oὐ τòv...) ». Avec l’imprécation qu’il ajoute à l’invocation (ἐπεὶ..., en parataxe), il montre qu’il est prêt à prononcer un autre serment, plus redoutable, qui invite les forces du malheur à s’abattre sur lui dans le cas où il aurait ces dispositions (εἰ... έχω ; voir, pour la portée de la formule, ad v. 644 s.). Mais, à la différence du serment dont Créon s’était servi comme d’une dernière arme pour susciter une prise de position des assistants (voir v. 646-649), le Chœur aussitôt pousse plus loin pour faire connaître ses intentions. L’invocation qui appuyait sa dénégation (οὐ...) par une parole contraignante devait écarter tous les doutes que son attitude pouvait inspirer au roi ; mais il ajoute la motivation de son action, qui lui est dictée par la situation extérieure de la ville, dont il continue à être le représentant, désespéré par la querelle des dirigeants. « Je veux bien aller plus loin encore, et te fournir le témoignage suprême d’une imprécation, qui te rassurera ; mais ce n’est pas cela qui est en cause. C’est qu’en vérité (ἀλλά)... ». La misère du pays ravage son âme, et le souci l’emporte sur tout autre sentiment (de fidélité ou d’inimitié) : le désastre est assez grand et évident pour que l’on comprenne son intervention en faveur de l’accusé ; elle ne touche pas la personne de Créon, dont il ne prend pas le parti ; il s’agit d’éviter « que sous une autre forme le mal (qui n’est particulier qu’en apparence, face au désastre public) n’accroisse son poids, qui déjà, avant la dispute des chefs, était si lourd ».
Vers 660 s
13L’accusatif après oὐ (voir aussi au vers 1088 : oὐ τòν Ὂλυμπον, et Antigone, 758 ; Electre, 1063, 1239) s’appliquant originellement à l’objet interne (d’un verbe implicite) dans la formule de serment (cf. Moorhouse, Syntax, p. 47), il n’y a pas lieu, comme le notent certains commentaires (Schneidewin, Blaydes, Jebb, Earle, Kamerbeek ou Longo ; voir cependant Roussel), selon les grammaires, posant oὐ μἀ comme la « norme », de considérer le tour comme une « abréviation » de oὐ μὰ τòν..., avec omission de μά, qui est un renforcement (voir le scholiaste, ad Antigone, 758 ; « oὐ statt oὐ μά », KG, § 409, 4 ; I, p. 297 ; les exemples cités recouvrent les occurrences dans Sophocle, citées ci-dessus ; voir cependant, par exemple, Lysistrata, 986). μά, « originally a connective », a pu être senti comme une préposition (cf. Moorhouse ; Chantraine, Grammaire Homérique, II, p. 149) ; on n’a oὐ μὰ την..., d’après Ellendt, s.v. oὐ μά, p. 567, qu’une fois, Electre, 626 (à moins de lire, comme Jebb, ἀλλ’ oὐ μὰ..., avec quelques manuscrits « récents », Electre, 1239) ; pour celui-ci, la formule, où ou où μά, ne se trouve pas ailleurs dans les parties dialoguées, mais il faudrait ajouter Antigone, 758. Dans tous les exemples cités, | oὐ est repris par une négation, en général explicite, après l’invocation (menace, annonce, etc. : « non, par Zeus, cela ne se fera pas ») ; ou bien, comme dans Antigone, 758 s., la négation porte sur le verbe qui suit (άλλ’ oὐ... χαίρων... δεvvάσεῖς έμέ) ; si bien qu’on est amené à suppléer ici une formule de dénégation, portant sur le contenu des vers précédents (oὐ ζητώ, « non, ce n’est pas vrai que je cherche...» ; Dawe, Studies, p. 239, note que certains manuscrits portent un μά interpolé ; « since Jebb and Kamerbeek both explain that oὐ τòν = μά τόν », n’est-ce pas oὐ μά τόν qu’il fallait écrire ?).
14Dans la formule τόν πάντων..., où la figure du polyptote rapproche le premier groupe, πάντων ϑεῶν, du second, ϑεòv πρόμον, qu’il faut analyser séparément (ce n’est pas simplement un outil de l’expression superlative, cf. Longo), πρόμον ne marque pas une supériorité absolue, comme si le Soleil ici disputait la prééminence à Zeus. Le contexte fait que la référence à une théologie particulière est ici très invraisemblable, comme lorsqu’on rapproche, avec Welcker (Griechische Götterlehre, I, p. 412), un fragment, 752 Radt, dont on ignore la fonction dramatique ; l’astre, se substituant à l’Océan d’Homère (cf. Iliade XIV, 246), y est, « selon les experts », appelé « générateur des dieux et père de toutes choses » : Ἥλιος (ou une forme, selon les corrections proposées, pour ἠελίοιο κτείρειε ἐμέ du manuscrit) <ὅv> (ajouté par Petavius) oἱ σοφοὶ λέγoυσι γεvvητὴν ϑεῶν πατέρα <τε> (selon Schneider et d’autres) πάντων. Le scholiaste du Vaticanus 191, citant le fragment, rapporte que les exégètes qui, dans le Zeus du début des Phénomènes, reconnaissaient le Soleil rapprochaient ces vers (οἱ δὲ Δία τòν ἣλιον νοήσαντες λέyoυσιv ὃτι καì Σοφοκλñς Δία τόν ἣλιον καλεῖ λέγωv...) ; or Sophocle présente, comme telle, une spéculation savante (une « opinion ») ; on ne peut naturellement rien en tirer pour les vers d'Oedipe Roi, où la fonction dévolue à l’astre est tout autre, même si la formule, quelle que soit son utilisation, suppose à l’origine la spéculation cosmique (voir l’emploi de πάντων).
15Des deux explications proposées pour la formation de πρόμος : sur πρó, avec le suffixe de superlatif -μο-, ou, selon Hentze, un abrègement de πρόμαχος, dont Aristarque faisait un équivalent sémantique, les linguistes ont souvent donné la préférence à la seconde (voir Bechtel, Lexilogus, p. 284 s., s.v. πρόμος ; Chantraine, Dictionnaire, s.v.), en raison de l’emploi du mot chez Homère. On admet alors, pour les tragiques, un déplacement de sens (voir Bechtel, ou Fraenkel, ad Agamemnon, 200, II, p. 118 : « in Tragedy, however [first in A. Suppl. 905, a certain restoration], it is used merely for'leader, captain, lord’ »). Aristarque (voir la scholie A ad Iliade III, 44, Erbse, Scholia Graeca in Homeri Iliadem, I, p. 367) insistait pour qu’on évitât d’introduire dans Homère, au lieu de « champion », le sens secondaire de « roi », donné par les « glossographes » (πρόμον : ὅτι κατὰ συγκοπὴν τòν πρόμαχον εἴρηκεν, οὐχ ὡς οἱ γλωσσογράφοι τòν βασιλέα). Cependant, même si le mot était introduit ou utilisé par Eschyle comme un élément supplémentaire de la longue série des noms du « chef », l’homérisme pouvait, selon les contextes, conserver sa valeur sémantique originelle. Ainsi, dans la juxtaposition ἰὼ πόλεως ἀγοὶ πρόμοι (Stanley – I. Pearson selon Page –, pour πρόμνοι), δάμναμαι, Suppliantes, 905, les termes ont chacun leur valeur, le second celle d’une défense, et, dans Sophocle, Oedipe à Colone, 884, ἰὼ πᾶς λεώς, ἰὼ γᾶς πρóμοι, ce ne serait pas simplement, face au peuple, « the rulers of the land » (Jebb), mais « ceux qui s’engagent pour cette terre ». Les Byzantins ont, pour le passage d'Oedipe Roi, opté pour le sens homérique de πρόμαχον (cf. Moschopoulos), avec la conséquence qu’on en a fait le champion des dieux, parcourant l’enceinte du ciel, « où sont les dieux » (Thomas), soit même des hommes (en détachant πάντων de ϑεῶν, interprété comme valant déjà ϑεόv – πάντων, scil. ἀνϑρώπων, ϑεόv, ϑεόv πρόμον, voir encore Thomas ; ou Planude ; c’est le texte de Pa ac, Tac, cf. Dawe) ; ensuite, chez les modernes, Schneidewin et Nauck : « πρόμος heisst er als der unermüdliche (ἀκάμας), am Himmel auf-und niedersteigende πρόμαχος und φύλαξ der Götter und Menschen » (cf. Thomas : ὤσπερ φύλακος τάξιν ἔχοντα), ou Bruhn : « der’ Vormann’ » (cf. Schadewaldt). En général, cependant, on a adopté le sens de « chef », « prince », qui était également anticipé par les grammairiens, comme le montrent les leçons qui interprètent le texte (Deorum omnium principem Deum Solem, Brunck ; cf. Blaydes, jusqu’à Mazon : « qui prime tous les dieux », ou Longo ; « of a god, an exceptional use », Kamerbeek ; le sens de « prince » a été inscrit dans la lettre du texte quand les grammairiens, contre la métrique, ont considéré que ϑεόv après ϑεῶv était superfétatoire, L2 et A2, selon Colonna ; plutôt Lpc et A, cf. Dawe, ajoutant N D Xr Xsc Zr), ce qui posait aux interprètes le problème (auquel ils sont loin d’avoir toujours répondu) de la place occupée par le soleil ; on a parfois invoqué, sur un plan plus rhétorique que cosmologique, l’usage qui consiste à gratifier de la plénitude des attributs la divinité à laquelle on s’adresse (voir Wolff et Bellermann ; Campbell : « with reference to the intention of the person speaking » ; Kamerbeek). En fait, la qualité de dieu est attribuée à Hélios comme en surnombre ; l’itération des termes prend un sens très comparable à celui du vers 215, à la fin de la Parodos, où le principe de destruction est présenté comme un autre « dieu » (sans droits, selon les règles de l’Olympe) parmi les dieux (préservateurs),... ἐv ϑεοῖç ϑεόv ; de façon analogue, le Soleil, de par la position « avancée » (en avant-poste) qui est la sienne, dans l’ordre spatialisé du ciel, tient sa divinité du fait qu’il est, dans sa majesté visible, le représentant de l’ensemble (le cercle fermé) des dieux – du panthéon constitué : πάντων ϑεῶv –, dans un domaine distinct : « dieu lui-même (brillant dans le ciel), devant tous les dieux, lui, le Soleil ».
16Ainsi, lorsque l’on rappelle le rôle que tient le Soleil, « qui voit tout » (Iliade III, 277), dans les formules de serment (« il a recours au serment, dit le scholiaste, parce qu’il pense ainsi le mieux convaincre le roi, et, s’il invoque le Soleil, c’est que celui-ci, comme il a assisté à tout, était instruit de tout », συνῄδει τò πãν – une conscience universelle ; voir Blaydes : « the Chorus swears by the Sun, as the great searching eye of heaven, that sees and knows all things », ou Kamerbeek, ad Ajax, 845 ss. : « as a witness to treaties and oaths », etc.), il faut ajouter que l’énoncé particulier (que l’on ne peut directement comparer ni au monologue d'Ajax, ni à l’imprécation d'Oedipe à Colone, 868-870, où le soleil, ὁ πάντα λεύσσων, est pris à témoin comme garant des effets produits par les actes impies) élargit ici, à travers l’astre (qui n’est « le dieu de la lumière » qu’au service des autres dieux), l’invocation à l’ensemble des dieux auxquels la « présence » du Soleil rend une « évidence ». Son rôle se définit au sein de l’organisation établie, complète et diversifiable, du divin (dans un autre contexte, devant le crime non vengé, l’éclat du Soleil, offensé par les souillures, peut être associé aux « foudres de Zeus », cf. Electre, 823-826), ce qui fait qu’il est vain de recueillir ici les signes d’une religion plus apollinienne (voir Bothe), ou plus astrale (« leader of the heavenly host », Earle). Campbell, qui cherche à donner à πρόμον une valeur particulière (« foremost »), hésite entre la source de lumière (« the author of... illumination » ; cf. Schneidewin et Nauck : « der Licht bringende » ; Wecklein, repris par Bruhn : « πρόμος... als Gott des Lichts, der den Tag eröffnet ») et le « gardien » du Ciel (« the vanguard of Heaven, standing before the rest as the champion »), entre sa puissance propre (et physique) et le rôle (plus moral) qui lui est dévolu dans la logique de la découverte et de la rétribution, parce que le Soleil est pris pour une instance séparée, alors que la présence de l’astre (non « tout en haut dans le ciel », d’où il voit tout, selon une tentative esquissée par Roussel pour rendre compte de πρόμος, mais dans l’enceinte du monde où l’ordre se manifeste) est conçue comme une émanation médiatisée de l’ordre qui fonde la puissance des Olympiens.
Vers 661 s
17La « causale », avec ἐπεί, en parataxe, a un statut indépendant. Ce n’est pas la simple continuation de la dénégation, juste sanctionnée par l’invocation du Soleil (en ne traduisant pas έπεί, et en reliant les propositions, on fait de ὀλοίμαν le contenu d’une déclaration faite devant le Soleil ; voir, par exemple, Mazon : « non, j’en prends à témoin le dieu..., que je périsse ici... »). Les deux actes, l’invocation et la formule de malédiction, se situent à deux niveaux distincts de la démonstration : « je prends le Soleil à témoin, pour repousser tes doutes au sujet de ma loyauté (δηλονότι oὐ ζητώ τòν σòν ὂλεϑρov, Planude ; cf. Thomas) ; et cela, je puis le faire ; pour preuve (ἐπεὶ...), je ne recule pas devant l’acte rituel, et l’épreuve, de la malédiction... » (voir Roussel : « ἐπεί explique une idée omise :’ [et je puis jurer ainsi sans crainte, étant sincère]. La preuve c’est que... je consens à mourir’ » ; semblablement Earle).
18Le tour ὃ τι πύματον (le vocable homérique, employé dans les parties chantées seulement, avec ailleurs une valeur temporelle, cf. Oedipe à Colone, 1236, 1675, prend ici le sens d’« extrême ») doit être analysé comme une relative de structure nominale (cf. Jebb ou Earle ; Moorhouse, Syntax, p. 266 ; voir au vers 344), remplissant la fonction d’un complément interne de ὀλοίμαν (Kamerbeek, Longo) que les deux adjectifs privatifs à valeur passive, qui se renforcent et renforcent la négation (pour ἄϑεος, « délaissé », ou « coupé des dieux », valeur notée comme exceptionnelle, cf. LSJ, s.v., 3 ; voir cependant, dans des formules comparables, les vers 254 : ἀκάρπως κἀϑέως, et 1360 : νῦν δ' ἂϑεος μέν εἰμ’... ; Electre, 1181 : ἀτίμως κἀϑέως ἐφϑαρμένον), ne recouvrent peut-être pas strictement (comme le dit par exemple Earle : « whatever term could be used to cap ἅφιλος, ἂϑεος »), Il est intéressant de relever qu’Élmsley, devant l’objet introuvable (parum video quid sit ὅτι πύματον ὀλοίμαν), envisageait le tour comme un renforcement de l’adjectif (pro ἐσχάτως ἄφιλος). Hermann le renvoyait à la paraphrase de « la scholie », à savoir Moschopoulos : φϑαρείην ὅπερ ἔσχατον, ἤγουv ἀπώλειαν ἥτις ἐαχάτη, τουτέστι φϑαρείην ἐσχάτην ἀπώλειαν, qui n’apportait guère de précisions mais confirmait la construction (voir encore le scholiaste ancien : ἁντὶ τοῦ ἒσχατος ἀπολοίμην). L’action verbale, enrichie de son complément, traduit plutôt, dans la formule, une conséquence : « délaissé des dieux, et des proches, rien (au terme d’une exclusion sociale) ne m’empêchera de subir la dernière des morts », ce qui doit signifier l’anéantissement le plus total – quand la mort est privée de tous les apaisements du rite3.
Vers 665-668
19προσάπτειν est plus rare avec une valeur intransitive (voir Jebb, ou Dawe) ; c’est l’une des raisons qui ont poussé les interprètes à la préférer ici (voir Erfurdt, Schneidewin, Nauck et Bruhn ; Wolff et Bellermann, Jebb, etc. ; cf. Kamerbeek : « yᾶ taken as the subject seems less likely » ; Longo) : le mal de la querelle des seigneurs n’est pas, il semble, celui de la terre, mais vient « s’ajouter » au désastre qui, déjà, frappait les Thébains. Mais comment la maladie de la terre peut-elle consumer l’« âme » du Chœur s’il souffre de ce qui s’y ajoute ? Sans doute est-ce pour éviter cette difficulté que Jebb (à la suite de Kennedy) a construit deux phrases parallèles, en écrivant τà δ'... pour τάδ' (avec la suppression de καί) et en reprenant τρύχει φυχάν, par ellipse : « et que, d’autre part,... » (« my... soul is worn by..., and again by... » ; voir aussi Schadewaldt : « Doch wie das Land.../Frisst an der Seele mir, und wie... »). « La terre consume l’âme, d’autant plus que... ». S’il s’agit du seul fléau qui ravage le pays, εἰ ne s’analyse pas facilement. La valeur transitive (défendue par Elmsley : activum est. Pendet a yâ v. 665. Addita habeat recte Anonymus apud Burgessium ; cf. Wunder, Dindorf) pourrait donc s’imposer par la logique du contexte, et corroborer, dans ce cas, un fait de langue. Ce n’est pas seulement que l’exp0ression personnelle, avec yã sujet, est plus « pathétique » (Campbell, Paralipomena, p. 101) ; τρύχει, dans la principale, dans ce cas inclurait le mal nouveau, et marquerait un point extrême : « dans l’infortune où je me trouve (déjà) – μοι δυσμόρῳ ». Le datif ne doit pas être directement rattaché à ψυχάν, comme l’équivalent d’une épithète (voir Jebb : « but my unhappy soul... ») ; il se comprend mal si, avec τρύχει, on désigne le malheur ancien, non accru encore (comme lorsqu’on divise les phrases, cf. ci-dessus Jebb). Aussi a-t-on souvent, pour donner de l’unité à la phrase (en confondant, en fait, deux références distinctes), corrigé en δυσμόρως (rattaché à φϑίνουσα ; ainsi Wilamowitz, suivi par Earle ; cf. Schadewaldt : « Doch wie das Land, unheilvoll, zugrunde geht » ; la correction, en vérité, a déjà été proposée par Heimsoeth, Kritische Studien, p. 314 s. – cf. Nauck, Anhang, p. 169 –, et antérieurement par Hermann, jugeant, en 1823, que tout serait parfaitement dit, recte apteque, si l’on avait : ἀλλά μ’ἀ δυσμόρως γᾶ φϑίνουσα..., καì τάδ' εἰ..., et, en 1833, ἀλλά μ' ἁ δύσμορος...). La syntaxe suppose une distinction, qu’il était logique de supprimer quand le dynamisme qu’elle engendre n’était pas perçu.
20La terre (qui déjà nous accable) achève de ruiner mon âme (la consume jusqu’à l’épuisement : on peut tirer du verbe τρύχευν une intensification de la douleur par rapport au stade antérieur, confirmée par l’analyse de la phrase ; la valeur consignée dans LSJ, s.v., pour ce passage, n’est pas seulement très affaiblie : « distresses, afflicts », mais isolée dans le champ sémantique recouvert par le mot ; le suffixe -χω note l’achèvement du procès, cf. Chantraine, Dictionnaire, s.v. τρύω) si (maintenant) au mal (existant), κακοῖς, vient s’ajouter ce mal-là, καί τάδε... κακά (pour les raisons métriques qui ont poussé à la suppression, quasi générale, de la particule, voir, comme pour l’ensemble des interventions provoquées par le problème de la responsio, la discussion des vers correspondants dans l’antistrophe, ad v. 695-697 ; cf. cependant Erfurdt : καί nec superfluum est neque ineptum ; ou Schneidewin ; en fait, Erfurdt faisait de la particule un signe de la reprise de τρύχει dans une deuxième proposition ; voir ci-dessus Jebb) ; puis dans une apposition qui reprend terme à terme : « au mal ancien, τοῖς πάλαι, le mal qui nous vient de vous deux, τὰ σφῷν κακά ».
21Avec la valeur transitive de προσάψει, on avait l’avantage de lier les deux aspects du mal. Mais il est difficile de la maintenir ; le Chœur, dans la situation de persuasion où il se trouve devant les princes, n’invoquera pas la terre comme auteur de la dispute (voir aussi προπονουμένας, v. 685). Cet argument permet de resserrer les liens, quand on adopte l’autre construction, avec la valeur intransitive. Dans ce cas, au heu de dire que le mal entre avec la dispute dans une nouvelle phase, le Chœur montre à Oedipe et à Créon qu’avec leur dissension, le système de protection que constituent les dirigeants s’effondre. Ainsi la dispute amplifie le fléau ; sévissant librement, celui-ci s’attaque à présent au principe vital des Thébains (cf. ψυχάν).
22D’après la responsio (694 s.), il y a deux longues de trop. Les rythmes se correspondraient si on éliminait ψυχάν. Sans avoir de certitude sur la restitution (numerandus est hic locus in iis, quibus certa emendatio adhiberi nequit), Hermann prenait ψυχάν pour une glose qui avait pénétré dans le texte (voir encore Dawe, Studies, p. 240). Les auteurs plus récents ont parfois substitué à ce mot un autre « de même sens » (cf. λῆμα, Pearson ; κέαρ, Arndt ; κήρ, Page, cf. Dawe, pour ψυχάν καί ; Pearson éliminait κακά), Dawe donne ψυχάν καί inter cruces.
23Le problème n’a d’existence qu’en raison de l’exigence métrique. On ne voit pas ce qu’on peut objecter à τρύχει ψυχάν, « qui consume ma vie » (c’est le sens très concret qu’il convient de donner à ψυχή), ou à la présence de la particule καί devant le démonstratif, que l’on peut détacher de κακά : « si cela vient s’ajouter encore (καὶ τάδ’εί... προσάψει) » (voir ci-dessus).
24Mieux vaut donc avec Kamerbeek, qui suit Mazon-Dain, noter la lacune dans l’antistrophe (mais sans toucher à ἀλύουσαν, voir ad l.), où la nécessité d’une addition, il est vrai, peut difficilement être démontrée (ou infirmée) par l’analyse sémantique.
Vers 669 s
25Dawe donne une liste de passages (tragédie et Aristophane) pour δ’ οὖν avec un ordre adressé à un « toi », un « lui », ou un « pour eux ». Dans Sophocle, Ajax, 961 (oἱ δ’οϋν γελώντων, Tecmesse, au sujet des Grecs, à la mort d’Ajax, cf. 957-960), Trachiniennes, 329 (ή δ’ οὖν ἐάσϑω, Déjanire, au sujet d’Iole), le tour (« expressing défiance », Moorhouse, Syntax, p. 140) traduit toute la distance (accentuée par la troisième personne de l’impératif) que le locuteur met entre lui et l’autre.
26Oedipe, en cédant à la prière des Thébains, renonce à la décision de mettre Créon à mort. Il faut bien maintenir ce choix au vers 641 (après 623), parmi les deux possibilités, l’exil ou la mort, pour s’apercevoir qu’il l’abandonne ici en laissant partir Créon ; théoriquement il pourrait l’envoyer à l’exil – en fait il ne sera plus question d’aucun châtiment de Créon, parce que le renoncement conduit Oedipe aussitôt à considérer qu’il est lui-même désigné par les termes de sa propre proclamation. Si ce n’est pas l’autre, c’est lui.
27La conditionnelle concessive (κεἰ, « of an extreme case », Moorhouse, p. 283) présente l’enjeu comme une conséquence inévitable : « je t’ai accordé cela, bien que le prix, ce soit... ». Il faut se demander si παντελῶς porte sur ϑαvεῖv ou sur χρή (Longo admet à la fois les deux solutions). Pour la première construction, voir, par exemple, Brunck : etiamsi me funditus perire oporteat, ou Solger : « sei auch völlig nun mein Tod bestimmt » (cf. Schadewaldt ; pour Earle, l’adverbe, « out-right », distinguerait la mise à mort au sens « propre » de cette autre mort qu’est le bannissement). Dawe évacue le problème en pensant qu’Oedipe, piqué par le langage « excessif» des Thébains (« the extravagance of the Chorus’ language », v. 661), se laisse, avec « utterly », entraîner par la rhétorique aux dépens de la logique. C’est plutôt le contraire qui est le cas si l’adverbe présente les deux solutions du vers 659 (ὂλεϑρov ἢ ϕυγεῖv ἐκ...) comme également extrêmes – l’adverbe portant alors sur une alternative dont le deuxième terme n’est pas moins cruel que le premier : « être mis à mort » (simplement ϑαvεῖv), « ou bien être d’abord privé de toute existence sociale, ἄτιμον, avant d’être de force (βίᾳ) expulsé du pays » (le génitif ne dépend que du verbe, et non de ἄτιμov aussi, comme le dit Bruhn). Ce n’est pas l’exil accordé par le roi au meurtrier de Laïos qui se serait fait connaître (v. 228 s.), mais l’expulsion du rival, en relation avec le départ de Créon, dans la logique du complot, auquel Oedipe, devant les Thébains, une dernière fois s’accroche4.
Vers 671 s
28L’explicative, après l’enjeu que définit la phrase précédente, en termes extrêmes (v. 669 s.), ne porte pas sur l’opposition (τò γὰρ σόv, oὐ...), mais sur le sentiment de compassion que la décision suppose. Il faut donc, avec γάρ, suppléer en pensée d’abord une conséquence implicite : « c’est la pitié qui me fait agir, l’état de misère qui est le vôtre ». La phrase alors continue : « or, cette pitié, je ne l’éprouve que pour toi, qui m’a parlé comme tu l’as fait ». Ce n’est pas qu’Oedipe pense que Créon ait, de son côté, cherché à l’émouvoir (« thy lips, not his, move my compassion... », Jebb ; cf. Mazon). Le sentiment qu’il éprouve à l’égard de la cité exclut Créon. « La pitié que tu m’inspires ne touche que toi, à l’exclusion de Créon » (qu’il ne considère pas comme un membre de la cité). Il semble donc qu’il faille, avec στόμα (comme au vers 426), voir la « personne » (telle qu’elle s’exprime) plutôt que le « discours » (déterminé par un contenu ; ce qui peut aussi être le sens au vers 706). Pour la valeur passive du futur « moyen » στυγήσεται, voir Moorhouse, Syntax, p. 176 (cf. v. 272 ou 1500).
29Il semble bien que έλεινόν, après un nom avec le possessif comme épithète (τό... σòv... στόμα), doive être lu comme une apposition (cf. Campbell – chez qui l’intérêt systématique pour la syntaxe et le style a modifié l’objet d’une discussion qui, auparavant, ne portait que sur la graphie du mot –, Essai sur la langue, p. 37 : « may be regarded as placed in apposition to the noun, and as conveying an implied prédication » ; ainsi Jebb, Kamerbeek ; l’analyse est contestée par Longo, qui en fait une simple épithète, malgré l’enjambement) ; le terme est fortement détaché : « si j’éprouve de la pitié, c’est à cause de l’état de la ville ; ta condition suscite la compassion, alors qu’il sera, lui, partout détesté de moi ». L’opposition des personnes (v. 671) se double de l’opposition des affects : 1a pitié (pour les uns) ne supprime pas la haine (que suscite l’autre5).
Vers 673-675
30Deux lignes, très différentes, ont été suivies pour ces vers. L’une, très majoritaire, s’est appuyée sur la scholie pour tirer des deux membres (μὲν εἲκων, δ’ὅταν...) deux temps : le moment présent, et l’avenir, où Oedipe aura reconnu ses égarements (la scholie : δῆλος εἶ ὡς ἀηδῶς εἴκων, ὅταν δὲ έπὶ τò πέρας ἔλϑῃς τῆς ὀργῆς τότε βαρέως οἴσεις τò πρᾶγμα oἷov μετανοήσεις καì ἄδικα ἐνϑυμηϑήσῃ, a fourni dans les anciennes éditions le commentaire des vers ; voir Wunder ou Dindorf). Elle suppose que Créon prend par avance sa revanche sur les mauvais traitements qu’Oedipe lui inflige, en annonçant, comme le devin, l’issue qu’il prévoit (la raison « dramatique » y trouvait son compte). C’est, avec quelques nuances, le sens de ces vers pour Brunck, Erfurdt, Wunder, Hartung, Dindorf ; Wolff et Bellermann ; Schneidewin : « wie 615 deutet der Dichter auf das wirklich Erfolgende hinaus » – ce n’est pas plus évident au v. 615 –, Nauck et Bruhn ; Wilamowitz, Masqueray, Roussel, Mazon, Kamerbeek, Longo, Schadewaldt : « Voll Hass, ersichtlich, gibst du nach, doch schwer/Kommt es dich an, sobald du ausgezürnt ». L’interprétation repose sur plusieurs décisions qui font problème, (1.) Le balancement par μέν et δέ, et l’antithèse qu’il exprime manifestement entre les deux adjectifs, sont brisés par l’introduction d’un stade différé, qui n’est soutenu par aucun adverbe (voir les objections de Campbell ou de Jebb, que Kamerbeek n’écarte pas). (2.) La subordonnée ὅταν... ne permet pas de charger et d’une valeur temporelle forte : « tu es maintenant » ; d’autant que le terme complémentaire : « tu seras », manque dans le texte (on l’ajoute, pour les besoins : « aus εἶ denke ἔσει », Schneidewin ; « oder δῆλος et ἐσόμενος », Bellermann ; « mieux : δ’ἔσῃ, et ϑυμòν περάσας », Roussel : « ..., futur qu’on ne sous-entend guère » ; Kamerbeek : « ... easier..., because the subordinate clause... points to the future tense »). (3.) Le sens de « remorseful » prêté à βαρύς (Earle ; avec glissement de « accablé» à « confus », Roussel, Mazon ; « es wird dich drücken, du wirst es bereuen », Bellermann, comme Schneidewin ; cf. Wilamowitz ; « depressed », à savoir βαρυνόμενος, Kamerbeek, etc. ; voir l’aveu de Wunder : cuius tamen significationis exemplum simile non novi) n’a guère d’analogue ; il semble introduit pour répondre au contexte tel qu’il est construit (« si βαρύς ne veut pas dire confus, accablé, le mot ἂλγισται qui suit ne s’explique plus », Roussel ; voir les réserves pertinentes de Blaydes sur ce point et le précédent). (4.) Le génitif, marquant le dépassement (l’objet laissé derrière soi : « to pass out of anger », Kamerbeek), n’est pas moins postulé (et sans analogie qui convainque ; ce n’est pas « grec », selon Campbell ; voir le postulat, chez Kamerbeek : « must have the sense of... » ; comme chez Roussel : « le sens postule' quand tu seras calmé’ », à savoir : « ta colère une fois passée » ; Dindorf prenait le verbe pour un équivalent de πέρανᾖς ; de même Hermann, en 1833, contre Erfurdt : une expression insolite pour περᾶν ϑυμόν, « arriver au terme de sa colère », exigé par le sens : Oedipus..., qualis futurus esset posita ira ; Earle renvoie au vers 74, où, avec Bentley et Porson, il corrige, en supprimant le vers 75, πέρα en περᾷ, πέραν γίγvεται τοῦ εἰκότος). (5.) La phrase suivante est censée contenir l’explication (« δέ... amounts to yáp », Kamerbeek) du changement qui doit intervenir : « car, avec un caractère comme le tien, c’est surtout soi-même... qu’on a le plus de peine à supporter » (Roussel, en appliquant la douleur que l’on s’inflige au châtiment produit par la vue claire des choses ; voir δικαίως : « et c’est bien justice », Mazon), alors que sa portée est manifestement générale, s’appliquant à un type de natures (αὶ... τοανῦται φύσεις).
31Renonçant au revirement, les critiques anglais (voir Campbell et Jebb, à la suite des interrogations de Blaydes) ont cherché à maintenir le balancement, en accentuant les traits de caractère exprimés par στυyvός et βαρύς. La subordonnée ὅταν devait alors se limiter à l’excès (sans impliquer la cessation ; voir déjà Erfurdt, contre Brunck : quum longius in irascendo processisti ; Campbell prenait ϑυμοῦ pour un génitif de lieu ; Jebb, pour un partitif ; voir Moorhouse, Syntax, p. 59, pour les emplois figurés : « the area within » ; voir aussi Dawe : la colère est comme un champ que traverse Oedipe).
32Si Campbell et Jebb s’entendent, dans le cas de στυyvός, pour la valeur « neutre » de « triste, morose » (« sullen ») plutôt que passive : « détestable » (Créon, dans sa réplique, modifiant l’orientation visée par στυγήσεται), le premier cependant interprète βαρύς comme « insupportable » (« and intolérable when you exceed in wrath »), le second plutôt comme « féroce, violent » (« fierce », ou « vehement »). C’est que, pour Jebb, le balancement se réduit à une comparaison, où le deuxième membre sert, par contraste, à mettre en évidence le premier, « tout comme tu es violent, tu ne cèdes que contre ton gré, avec chagrin » (« as thou art... », b., « so art thou sullen in yielding », a. ; voir aussi Dawe), si bien que aἱ δέ... viendrait illustrer στυyvός plutôt que βαρύς (sur l’absence d’une véritable opposition, voir les objections de Kamerbeek).
33L’opposition, à laquelle il faut absolument tenir, est dans le renchérissement, qui de εἴκων conduit à ὅταν... περάσῃς. Les termes n’ont guère été mis en contraste. « Si en cédant (en quoi il ne met pas de passion, au contraire) tu te montres si odieux,... » ; βαρύς doit alors, par rapport à στυyvός, marquer de son côté un progrès, évoquant le danger ou la menace que fait peser la passion (Campbell : « something dangerous », en accord avec l’emploi de l’adjectif au vers 546, ou bien dans Antigone, 767) : « mais quand c’est dans la passion que tu persévères (en lui donnant libre cours), tu es (franchement) insupportable », ce dont Créon n’a pas moins fait l’expérience, dans la scène précédente.
34La phrase suivante n’est pas explicative, mais δέ (avec la valeur de « or ») infère, pour pousser, des effets extérieurs de la passion, aux désagréments qu’éprouve le sujet lui-même : « si tu es si odieux et que tu tortures les gens de ton entourage, voilà bien les signes visibles (cf. δῆλος εἶ) d’une complexion qui se plaît à se tourmenter elle-même ». Créon a sa revanche dans le présent : plus l’autre se déchaîne, plus il est son propre bourreau, non par une « justice » (δικαίως, cf. Jebb et d’autres), ni « with reason » (LSJ, s.v. δίκαιος, B, II, 2), mais « en réalité » (voir, par exemple, Ajax, 547 : εἴπερ δικαίως ἔστ’έμός – Eurysakès : « s’il est vraiment mon fils »), sans que la valeur de « juste », « conforme à » disparaisse pourtant complètement (voir ad v. 853). L’adverbe rappelle que la vérité d’un discours, d’un mot est analogue à celle d’un verdict. Elle est conforme à une norme, à un devoir-être.
35Créon, en quittant Oedipe, ne lui reproche pas précisément d’avoir été intraitable et de ne pas avoir su mettre un terme à sa colère ; il ne tire pas satisfaction de l’annonce du châtiment. Il évalue, du dehors, la violence dont il sait se garder, et dont il sait qu’elle finit par se détruire en se nourrissant d’elle-même, puisqu’elle n’est pas suscitée par son objet.
Vers 676 s
36Oedipe, excédé par la réplique de Créon, ne veut pas que l’autre parle. Il l’a laissé partir (v. 669), qu’il parte – et disparaisse (οὔκουν... κἀκτòς εἶ ;). Mais Créon ne se laisse pas chasser. S’il s’en va, c’est qu’il juge bon de le faire : « je vais donc me mettre en route » (πορεύσομαι), mais il ajoute, pour contredire Oedipe (voir ad v. 671 s.), que celui-ci est seul à ne pas le « reconnaître », et à le traiter ainsi (voir la même autonomie dans le consentement forcé chez Tirésias, cf. v. 408-411 et son dernier discours, v. 447-462).
37Là encore la majorité des interprètes a, pour le sens d’ἴσoς, suivi la scholie (corroborée par Thomas) et l’on comprend : « égal à ce que je fus auparavant » (παρὰ δὲ τούτοις τñς ὁμοíας δόξης ἣν καί πρῴην εἶχον περὶ ἐμέ ; voir le vers 53), et donc « à moi-même (tel que je suis, Wunder) » – « à ma réputation » (« gleichbewährt », Hartung) ; voir aussi Dindorf, citant la scholie ; Schneidewin, Nauck et Bruhn ; Bellermann, Earle, Masqueray, Mazon : « l’homme que j’étais ». Comme Texplication ne laisse pas d’être «étrange» (Jebb), d’autres ont préféré avec Brunck le sens de « juste », selon Moschopoulos : ἀντὶ τοῦ δίκαιος (ainsi Wolff : aequus ; Jebb, Roussel, Kamerbeek, Schadewaldt ; cf. Dawe), en rapprochant un passage du Philoctète, 685 : ἄλλ ἴσος ἔv <γ'> ἴσοις ἀνὴρ... (pour lequel Jebb renvoie en retour à celui-ci : « for ἴσος as = aequus, said of persons, cp. O.T. 677... »), ce qui a entraîné, pour ἀγνῶτος, l’acception d’un terme contraire, « insensible » ou « injuste » (voir Moschopoulos : ἀγνώμονος ; cf. Erfurdt ; Brunck : durum te et injustum expertus ; Blaydes : « ungracious ») ; mais, plus que dans d’autres cas, la question est souvent restée ouverte (voir les hésitations entre les deux traductions exprimées chez Erfurdt, Bothe, Blaydes, Campbell : « either... or... » ; Roussel, ou Longo : « probabilmente ’lo stesso di prima’ ») ou elle est tranchée dans l’embarras par une intervention dans la lettre du texte (ἐv δὲ τοῖσδε σός, Denniston, 1933, p. 165 ; Dawe reconsidère la tentative de Blaydes d’écrire ἴσων : « in the judgement of these men here I have received – τυχών – a fair verdict »).
38On pourrait suivre une troisième voie, en rattachant la phrase plus étroitement à la notion d’exclusion ; ἴσος, ce pourrait être aequus, au sens moins de l’équité que de l’égalité des droits (par inter pares, commente Ellendt, s.v. ἴσος, p. 339, ajoutant sive pariter sentientes, pour rejoindre l’interprétation commune : i.e. eadem qua ante dignatione habitus), voir LSJ, s.v., II, 2 (l’exemple n’est pas classé là, mais sous II, 3, pour « fair, impartial »). On peut comparer Antigone, 520 : ἀλλ’οὐχ ὁ χρηστòς τῷ κακῷ λαχεῖν ἴσος (ainsi Kamerbeek ou Colonna, avec L R et V, contre Ισους de Nauck, adopté par Jebb, Pearson, cf. G. Müller ; ou ἴσον, d’après quelques manuscrits secondaires, Dawe, comme Brunck) : « aber nicht steht der Gute dem Bösen gleich, λαχεῖν, in dem was er zu empfangen hat » (Bellermann). Dans le passage du Philoctète, ce n’est pas le comportement juste non plus qui parait visé (voir Campbell, Paralipomena, p. 212 : « équitable towards the équitable », selon Jebb, avec ἴσος ὤν de F. Schultz, puis Pearson, Masqueray ; Kamerbeek ; Webster d’après le fr. 692 N2. d’Euripide ; Masqueray : « juste envers les justes », Schneidewin et Nauck, Tournier, avec ἔv γ') ; on tire cette valeur par antithèse du membre négatif : ὃς οὐτ’ ἔρξας τιν' oὔτε voσφίσας, qui précède ; mais, au lieu de se tenir à la contrepartie positive, on peut, dans le deuxième membre, reconnaître un progrès : « n’ayant fait de mal à personne, mais jouissant de ses pleins droits (en égal parmi ses égaux ; avec γ', ajouté après ἐv, d’après Hermann, pour la longue que requiert le mètre), il dépérissait de façon indigne » (ὤλλυϑ'ὧδ’ ἀναξίως – comme si une transgression l’avait exclu de la communauté ; voir semblablement Burton, The Chorus, p. 236 : « a man like other men », mais sans la dimension politique). Jebb, pour que Philoctète n’ait pas été juste « avec les justes » (ἴσοις) seulement, et injuste avec les autres (voir le fragment d’Euripide), faisait exprimer au datif les réactions à sa propre conduite (il n’avait pas à combattre des inimitiés que sa propre injustice eût provoquées), et Kamerbeek envisage de retrouver le point de vue (« aux yeux de »), soit pour ἴσοις avec ὤν, soit pour ἔv γ’ ἴσοις, comme dans Oedipe Roi – ce qui révèle la difficulté de bien expliquer l’itération, avec le sens adopté, et indirectement l’avantage de maintenir la leçon ἐv (corroborée par le passage d'Oedipe Roi), mais avec la valeur concrète de « parmi ». Avec la valeur politique du terme, la phrase recouvre son sens dans le contexte, où le sort d’Ixion est comparé à l’épreuve subie par Philoctète : à la différence du rival de Zeus, mis au ban par « le tout-puissant fils de Kronos » (cf. 676-680), il n’a pas été privé, lui, de sa τιμή. La préposition ἐv... peut alors prendre sa valeur propre de « parmi », tandis qu’avec « juste » ou « tel qu'auparavant », on en fait l’équivalent d’un datif du jugement : « bei diesen, d.h. nach ihrem Urteil », Bellermann (« in their minds », Campbell ; cf. Earle : « more expressive [que παρὰ...], as suggesting a body of jurors, δικασταί, before, ἐv, whom one is tried » ; Kamerbeek : « in the eyes of these » ; ou Moorhouse, Syntax, p. 106 : « hence by extension – à partir d'Antigone, 459 s., ἐv ϑεoῖσι τὴν δίκην δώσειν, « before a tribunal of the gods » –’just in their view’ », avec, comme autre exemple, Oedipe à Colone, 1214, ἐv έµοί, où Jebb, pour me iudice, renvoie au passage d’Oedipe Roi : « just in their sight » – ἐv ἐμoί est là relié à κατάδηλος).
39On est amené à reconsidérer aussi la construction unanimement admise qui fait de σοῦ, avec ἀγνῶτος comme prédicat, un complément au génitif de τυχών : « ayant trouvé en toi un homme qui ne me (re)connaît pas » (ou : « qui me méconnaît », « du... verkennst mich », Erfurdt ; Barrett donne des exemples du tour de l’adjectif prédicat avec τυγχάvειv τινός, ad Hippolyte, 1455), étant ainsi obligé de suppléer par ellipse un deuxième participe (tel que ὤν, cf. Longo), selon une construction différente de τυχών, avec ἴσος (Longo insiste sur le changement de sujet : « ho trovato te..., ma sono »). On pourrait prendre ἀχνῶτος pour un nominatif (voir au vers 58, pour la valeur passive : γνωτὰ κοὐκ ἄγvωτα) pour en faire dépendre le génitif σοῦ, comme il est courant avec les adjectifs verbaux négatifs (voir les exemples réunis par Moorhouse, p. 68 s.). Or, avec le verbe τυγχάvειv, ὤν est souvent omis avec l’attribut ; voir Jebb, ad Electre, 45 s. : ὃ γὰρ µέγιστος... τυγχάνει (citant Ast pour des exemples chez Platon ; Kamerbeek, ad Ajax, 9 ; KG, § 483, c. ; II, p. 67) ; ἴσος est alors, pour la syntaxe, sur le même plan que ἄγνωτος, non que les deux adjectifs s’opposent directement pour le sens. L’antithèse touche surtout σοῦ et ἐv... τοῖσδε, l’exclusion et la reconnaissance. Oedipe rejette Créon (voir ad v. 671 s.) ; il répond que ce jugement ne touche pas sa personne ; l’autre le méconnaît. Le rejet est arbitraire. Si l’on considère la communauté, il tient parmi les Thébains son rang (« l’égal – de chacun d’entre eux »). L’affirmation a ainsi une valeur plus objective ; avec la construction σοῦ... τυχών, l’opinion est deux fois accentuée, avec ἄγνωτος et avec ἐv... (« devant eux, dans leur jugement »).
Vers 678-680
40Jocaste, en accourant, demandait aux deux querelleurs de retourner chacun dans sa maison (voir ad v. 637 s.). Créon est parti. Le Chœur à présent demande à la reine de veiller elle-même à la réalisation de la partie complémentaire de son ordre (« qu’attends-tu... ? »), lui donnant, de façon différée (après avoir obtenu le départ de Créon), son assentiment : ce qui travaille le roi ne concerne pas la cité. Elle désire, cependant, apprendre des Thébains « ce qui s’est produit », comme s’ils étaient une source d’information plus objective que le roi ; mais, tout comme ils estiment qu’Oedipe n’a plus sa place au dehors, ils refusent de considérer autre chose que le fait formel de la dispute (voir ad v. 684). L’histoire se déplace, avec les personnes, à l’intérieur du palais.
Vers 681 s
41Blaydes, discutant les analyses antérieures (consignées dans le commentaire de Schneidewin), élimine à juste titre les constructions qui font dépendre le génitif λóγων du verbe ἦλϑε, ou de l’adjectif (à valeur verbale) ἀγνώς (voir par exemple Wunder et, récemment, Dawe ; λóγων, dans ce cas, désignerait les arguments certains). Le génitif détermine δόκησις (cf. Musgrave, Hermann et d’autres), mais les mots ont une très grande autonomie : « une idée a subitement surgi (δόκησις... ἦλϑε), sans vraie connaissance (ἀγνώς), faite de (simples) discours ». Les discours (λόγοι) sont opposés à la connaissance. On peut appliquer λóγων (génitif qualitatif, Longo) aux discours avec lesquels l’opinion s’est formée (« founded on words ») ou à ceux par lesquels elle s’est exprimée (« finding vent in words »), ce qui répond peut-être davantage à la tactique évasive du Chœur (Campbell cherche inutilement une relation plus vague, « a misunderstanding in argument », en 1871 ; voir encore Kamerbeek : « the very vagueness... »).
42La question posée par Jocaste semble impliquer que le soupçon injuste s’est installé des deux côtés. Comme l’accusation portée contre Créon n’a pas à première vue son pendant dans une accusation portée contre Oedipe, on est conduit à remonter à celle que profère le devin et qui a fait naître l’idée du complot dans l’esprit d’Oedipe (cf. Schneidewin, Blaydes, ou Bellermann : « ... den unheimlichen Ausspruch... sowohl wie des Oidipus Verdacht... deutet er durch die Worte... an »). Cependant, dans la dispute des deux hommes au cours de la scène qui précède, Créon n’ignore pas moins la véritable situation, il ne tâtonne pas moins dans l’obscurité, en s’appuyant sur des accusations qu’on lui a rapportées. Les termes choisis par le Chœur s’appliquent donc à Oedipe et à Créon aussi bien ; le fait de dire que les deux hommes ont l’un comme l’autre succombé à un soupçon injustifié ne revient peut-être pas à souligner la responsabilité du roi qui détient la juridiction suprême ; il en abuse, contre sa volonté, au point que Créon, pour se défendre, doit se refuser à la reconnaître (voir ad v. 684). Les paroles du Chœur portent sur la qualité fictive de l’espace où la joute s’est déroulée. Les discours ont passé à côté de l’objet.
43La portée prêtée à la première phrase détermine la compréhension de la seconde. L’exégèse a souvent limité en effet le « soupçon » aux allégations formulées par Oedipe et, en conséquence, appliqué la suite (δάπτει δὲ...) au comportement de Créon, blessé par une accusation sans fondement (καὶ το μὴ ’νδικον ; voir par exemple Musgrave, Jebb ou Mazon, p. 97, n. 1 ; pour l’opinion contraire, Wunder : immo, nisi fallor, mordebat Oedipum Tiresiae criminatio, ut choro videbatur, iniusta, ou Kamerbeek). Les deux propositions ne peuvent pas être ainsi attribuées l’une à l’accusation, l’autre à la défense organisée par Créon contre elle. La deuxième phrase est explicative (voir aussi l’opposition des temps : ἦλϑε - δάπτει) ; elle fait comprendre la violence des réactions, de part et d’autre : on ne proteste pas moins fortement quand l’accusation ne repose sur rien. Le Chœur ne se prononce pas sur la justesse des mobiles. Ce n’est pas qu’Oedipe n’ait fait que rejeter sur l’autre une accusation portée injustement contre lui. L’absence de légitimation caractérise plus généralement la violence verbale (λόγων), dans l’enceinte de l’imaginaire, où les arguments ont été échangés de part et d’autre avec passion, sans référence aux faits établis selon le droit.
44Jocaste ne pourra pas tirer davantage des Thébains. Ayant décrit l’affaire comme elle s’est présentée devant eux, ils invoquent la situation où se trouve la ville pour laisser les choses où elles sont. En fait, leur refus révèle que l’objet de la dispute n’est plus de leur ressort, parce qu’il ne peut pas être éclairé dans l’enceinte du domaine public.
Vers 684
45Jebb suppléait comme sujet de ἦλϑε, que l’on sous-entend avec άπ’, « la dispute » (τò vεῖκος), selon le scholiaste : οἷον ἀμφότερος τῆς διαφοράς αἲτνοί eἰσιv ; mais Kamerbeek a raison de lui opposer que la reprise de δόκησις... λόγων est plus naturelle, selon Moschopoulos : ἀπ’ἀμφοτέρων αὐτῶν ὡς ἐκινήϑησαν oἱ λόyoι (il mentionne la variante ἐπ’pour άπ’, qu’on lit dans C Pa ; le problème de la double origine était évité : « étaient-ils impliqués tous deux ? »). Jocaste s’accroche au pluriel λόγωv. Faut-il alors, avec Schneidewin, puis Blaydes et d’autres, conclure que les Thébains mettent sur le même plan l’accusation portée par Créon au sujet du meurtre, par le truchement du devin, et l’accusation portée par Oedipe au sujet du complot (selon la scholie, ad v. 681) ? Le Chœur, plutôt, sans se référer à un contenu précis (voir aussi Kamerbeek), ramenait l’affaire (et ce serait plutôt le complot qu’imagine Oedipe) à l’affrontement verbal dans la scène précédente, sur l’objet duquel il a évité de se prononcer. Selon Jebb, si les faits reprochés à Créon sont connus de Jocaste, le pluriel a pour effet d’impliquer à présent Oedipe (« il y a donc eu provocation des deux côtés ? »). Le point de vue peut être renversé : comme le Chœur connaît l’origine de l’affaire, s’il l’étend ici aux deux adversaires, c’est pour ne pas mettre Oedipe plus particulièrement en cause (la manière dont il présente les choses est comme une extension aux deux personnages d’une « opinion » qui pourrait reproduire l’illusion du seul Oedipe). Aussi, s’il acquiesce sur ce point, lorsque Jocaste passe du pluriel (évoquant la forme des « discours », indéterminés quant au contenu) au singulier : « et qu’est-ce qui s’y disait ? » (cf. Earle ; une série de manuscrits, dont Φ et A, a l’article, qui a parfois été introduit dans le texte, sous différentes formes ; l’absence est plus fréquente dans les parties lyriques ; cf. Moorhouse, Syntax, p. 143 ; on ne s’en interrogera pas moins sur la différence ; la question de Jocaste ne se réfère pas à un terme employé, pour demander ce qu’il en est ; elle extrapole, à partir de λóγωv : « et la matière des discours, quelle était-elle ? »), il refuse d’aller plus loin, parce qu’il sait que toute explication de l’objet tournerait au désavantage d’Oedipe (cf. Schneidewin, ou Bellermann). Ce n’est pas qu’il redoute les réactions d’Oedipe ; le parti qu’il a pris consiste à nier qu’il y ait une affaire ; c’est un mal dont il importe de se défaire.
Vers 685 s
46Le pronom ἒμoιγ' est en relief, entre le redoublement, et marque la distance, motivée aussi dans le génitif absolu. Un manuscrit (V), au lieu du génitif, porte προνοουμένῳ (rejoignant l’une des propositions de lecture de Blaydes, et une conjecture de Margoliouth, Studia Scenica, p. 27), retenu par Pearson (ainsi que par West, 1978, p. 241, et Lloyd-Jones, 1978, p. 220) ; d’autres ont προττονουμένῳ (R in linea ; dans G écrit au-dessus de la leçon-ας, C et H) : « anxious as I am about my country » (Blaydes ; Dawe, tout en adoptant la leçon « majoritaire », reconnaissant que le fléau et la querelle sont liés, cf. v. 665-667 – pour « étrange » que cela soit –, juge la leçon de V « more sensible », Studies, p. 239 ; voir aussi, dans le commentaire : « easier... variants », pour les deux leçons au datif) ; la motivation subjective qu’introduisent ces leçons est manifestement déplacée et secondaire ; les Thébains se réfèrent au fléau comme à la cause objective et impérieuse qui leur dicte leur attitude. Le préverbe προ-a été considéré par Schneidewin comme un intensif (« weit in Noth... » ; cf. Bellermann : « immer weiter » ; puis comme fautif par Nauck et Bruhn), mais la valeur d’antériorité, défendue par Jebb (« already troubled » ; cf. Roussel, Mazon, Kamerbeek), est sûrement la bonne (voir προδείσας, au vers 90).
47Ce n’est pas la raison dramatique qu’il faut invoquer pour comprendre le refus (cf. Roussel : « ... ce n’est que ficelle dramatique. Sophocle s’intéresse fort peu au fléau divin, dont il va cesser de s’occuper ») ; le Chœur se tient à la raison publique, que le roi n’est pas en état de défendre ; son attitude, qui exprime une revendication naturelle de la part des représentants de la cité, a pour effet de faire apparaître l’abdication à laquelle, après le départ de Créon, Oedipe est contraint dans les faits (voir sa dernière tentative, dans la réplique des vers 687 s., pour donner corps à l’agression qu’il croit avoir subie dans sa fonction de roi).
48On rapproche un passage des Sept (679) pour la construction de ἃλις avec une proposition infinitive (cf. Kamerbeek) ; le tour cependant est plus nuancé ici, où φαίνεται, avec ἔμoιγ', exprime un jugement dans lequel ἃλις fait fonction de prédicat par rapport à μένειν : « pour moi, étant donné l’état du pays, il me paraît qu’il suffit largement d’en rester là... » (il n’y a pas « de fusion de construction », Roussel : comme si de ἃλις ἐστίv on passait à δεῖ et ; l’infinitif dépend de φαίνεται, et ἃλις en est logiquement l’attribut).
49On s’est interrogé sur le sujet qu’il fallait suppléer avec μένειν et ἔληξεν. La plupart des auteurs ont utilisé le nom le plus proche, λόγος (voir le scholiaste, Planude, Thomas ; Schneidewin, Nauck et Bruhn ; Wolff et Bellermann ; Kamerbeek ou Longo). Cependant, comme λόγος, au vers 684 (voir ad l.), ne désigne pas les discours, mais leur contenu (on ne peut donc pas comprendre : « où les discours se sont arrêtés »), on ajoute à « discours » soit « ou l’affaire » (« or τò πρᾶγμα », Blaydes), soit « ou la querelle » (voir déjà le scholiaste : ἀναπεπαῦσϑαι τὰ τοῦ λόγου ἒvϑα ἔληξεν ή στάσις ; ou Bellermann : « die Rede », à savoir « der Zwist » ; cf. Kamerbeek : « λόγος – with its implications ») ; avec λόγος, l’analyse n’est pas très différente de celle des auteurs qui adoptent franchement, selon le sens attendu, « la matière » (Jebb ; Burton, The Chorus, p. 155) ou « le conflit » (cf. Moschopoulos : ἀρκοὐντως ἒχειν τò πρᾶγμα φαίνεται ἐμοὶ ἔvϑα ἔληξεν, ἤγουν ἐπαύσατο ἡ φιλονεικία... ; cf. contentio, Brunck ; « τò νεῖκος or the like », Earle). On pourrait se demander s’il ne faut pas, pour μένειν, tirer le sujet de ἔμoιγ’ dans la principale ; voir la traduction de Mazon : « d’en rester où finit l’affaire » (au lieu de : « que l’affaire reste » ; de même Roussel : « restons-en où... », avec un sujet « indéterminé » pour ἔληξεν : « ça a fini ») ; mais il est préférable de maintenir la corrélation étroite entre ἔvϑα et αὐτοῦ, avec, pour sujet commun, « ce qui s’est dit ». Les Thébains savent qu’en reprenant la matière, et en l’explicitant devant Jocaste, ils ne pourraient que pousser plus loin.
Vers 687 s
50Comme le Chœur, dans les vers qui suivent, proteste de sa loyauté à l’égard d’Oedipe, en rappelant son attachement au sauveur de la ville, et que, dans les vers précédents, il justifie son refus d’exposer à Jocaste les origines de la querelle, on est amené à supposer d’abord qu’entre-temps Oedipe lui a fait grief d’abandonner sa cause en dépit des conséquences (voir v. 658 s., 669 s.) : « tu vois où tu en arrives – à savoir : à mon égard, te séparant de moi » (cf. v. 692).
51Le vers 688 a posé aux critiques un problème quant à la construction de τοὐμόν et de κέαρ (voir ci-dessous), et en particulier quant au référent du deuxième de ces termes. Les difficultés portent en partie sur la valeur des mots, mais la discussion a été déterminée par le sens général esquissé ci-dessus, au point qu’au vers 687 la participiale (à sens concessif) ἀγαϑòς ὢν... a, de son côté, été rapportée aux sentiments de loyauté que le Chœur a d’ordinaire manifestés à l’égard d’Oedipe (et qu’il affirmera de nouveau lui-même) : « siehst du, wohin du gekommen bist, obwohl treu von Gesinnung,... » (Bellermann), « malgré tes bonnes dispositions » (Roussel). Le participe exprime la contradiction entre les sentiments de loyauté et le résultat (l’abandon d’Oedipe) auquel le refus aboutit (cf. Kamerbeek). Mais (1.) ce n’est pas là le sens des mots ἀγαϑòς... γνώμην ἀνήρ (γνώμην n’a pas le sens qu’a φρόνησιν au vers 662, où il s’agit bien d’une pensée déterminée, de « sentiments » à l’égard de la personne d’Oedipe), et (2.) les participes du vers 688, παριείς et καταμβλύνων, sont subordonnés à ἵv' ἥκεις (« tu vois où tu en arrives à négliger, comme tu le fais,... »), alors que les interprétations reçues superposent les deux moments (non sans friser la tautologie : « tu vois où tu en arrives dans l’abandon, en m’abandonnant ») ; aussi a-t-on parfois (non sans logique) préféré corriger les participes, pour que le vers 688 explicite ἵv' ἥκεις (παρίης et καταμβλύνβις, Hartung, correction adoptée par Dindorf ; voir aussi Blaydes : « παρίειςις for παρίης » ; avec παριείς, selon Cobet, Wecklein ; Nauck, Anhang, p. 169, proposant les corrections de Hartung, « oder vielmehr καταμβλύνῃ [ou -ει]... mit Heimsoeth, Kritische Studien, p. 305 », ce dernier rapportant τοὐμόν à Oedipe et κέαρ aux sentiments du Chœur ; παρίης et καταμβλύνη, Bruhn, cf. Groeneboom).
52Or γνώμην ne marque pas ses sentiments de loyauté à l’égard d’Oedipe, ni même sa sollicitude au sujet de l’état de la ville (« for all thy honest purpose », Jebb ; cf. Campbell ; « for all their good intentions », Burton, The Chorus, p. 155 ; « malgré ta bonne intention », Mazon), mais, de façon plus générale, les qualités civiques (et permanentes), les « règles de conduite » qui font la vertu politique et, des Thébains, les hommes sensés et sûrs qu’ils sont pour Oedipe (cf. Harrison, 1962, p. 14, défendant sur ce point la traduction « thou wise counsellor » de Murray, contre Campbell). L’opposition, marquée par le participe, porte donc sur leurs qualités ordinaires et l’attitude qu’ils adoptent dans le cas particulier, « en négligeant... » (παριείς). Ils en arrivent, leur dit Oedipe, devant leur refus motivé d’indiquer à Jocaste l’objet du conflit (et la menace qu’Oedipe voit peser sur lui), à renier leurs propres principes ; avec ἵv' ἥκεις, Oedipe leur présente la contradiction dans laquelle, selon lui, ils s’engagent en ne considérant, dans leur désir de justice, que l’état de la communauté, au mépris de la lésion subie par l’homme qui la gouverne.
53La plupart des auteurs, depuis les scholies et Brunck, réunissent τοὐμòν et κέαρ en un seul groupe, complément des deux participes (πάρεὶς καὶ καταμβλύνων τò ἐμòν κέαρ). Ainsi Jebb, Roussel ou Mazon, parmi beaucoup d’autres : « en faisant ainsi fléchir et en émoussant mon courroux » (voir aussi Longo).
54Le sens de παριείς doit alors être déduit de καταμβλύνων, par assimilation sémantique (voir la glose donnée par Brunck : ἐκλύων, καταμβλύνων, ἂϑυμον ποιῶν, qui s’appuie sur Moschopoulos). Or Jebb rappelle lui-même que la valeur attendue est « négliger ». Un tel redoublement est-il d’ailleurs, pour le style, dans la manière de Sophocle ?
55En poussant la valeur de « relâcher » vers celle d’« abattre », « énerver », pour l’accorder au complément, on détourne par ricochet celui-ci de son sens propre, en adoptant pour κέαρ une traduction circonstancielle comme « courroux » (Mazon) ou « zeal » (Jebb).
56Les auteurs qui, comme Fr. Jacobs, cité (et suivi) par Wunder, divisent le vers en séparant les deux propositions participiales en une figure chiastique appliquent la seconde aux sentiments du Chœur ; κέαρ désigne alors le zèle qu’Oedipe s’estime en droit d’attendre des Thébains en faveur de sa cause (cf. Nauck ou bien Bellermann : « indem du jetzt meine Sache preisgiebst und dein Herz [deine Liebe gegen mich] abstumpfest d.h. erkalten lässt » ; Masqueray, et la discussion de Kamerbeek).
57Une troisième solution, proposée par Schneidewin (rejetée par Nauck, en 1856 déjà), consistait à séparer les compléments, mais en rapportant κέαρ au « cœur » d’Oedipe, non des Thébains, en relation avec τοὐμόν (« indem du mein Bestes aus den Augen setzest,..., und mein Herz stumpfest durch deine Fürbitte »), en rejoignant ainsi, avec le découpage de la seconde, le sens de la première analyse. Or, celle-ci est invraisemblable en soi, en dehors des difficultés mentionnées pour le détail ; pourquoi Oedipe reprocherait-il au Chœur, même si celui-ci lui a demandé d’éloigner l’objet de son courroux, d’altérer la force de sa propre passion (« tu énerves ma volonté », Roussel) ?
58Ne doutant pas des sentiments des Thébains (cf. v. 662), qu’ils auraient mis entre parenthèses au profit d’une préoccupation plus essentielle, il pourrait juste leur faire grief de cela : d’avoir suivi cette ligne, dont il pense que la défense de sa cause a fait les frais. Kamerbeek estime que καταμβλύνων (« ôter le tranchant » d’une passion ou d’un ressentiment) ne convient pas pour le durcissement (« a ’hardening’ of the mind ») ; mais l’objection n’est pas pertinente si l’on reconnaît dans κέαρ les mouvements d’amitié (à l’égard d’Oedipe), qui peuvent être « émoussés », à savoir réfrénés, au même titre que la volonté ou la passion (d’Oedipe). Les deux groupes sont solidaires : du côté d’Oedipe, les Thébains ont négligé d’épouser sa cause ; et eux, ils ont réprimé, pour le faire, les sentiments qu’ils lui portent.
59Il faut ajouter que le Chœur, après cela, ne fait pas une déclaration de loyalisme. Il reste sur ses positions, en récusant la distinction d’Oedipe entre le mal de la ville et l’offense qu’il a subie (voir ad v. 689-696). Le parti qu’ils défendent, répondent les Thébains, peut ne pas être dissocié de la personne d’Oedipe, si l’on remonte aux événements qui ont fait de lui le chef de la cité, qu’il continue à incarner pour eux, et qu’il est invité à servir, dans la situation présente, de la même manière que dans le passé.
Vers 689-696
60La correspondance sémantique avec les vers 660-662 de la strophe, soulignée par Kamerbeek, est indéniable, mais il importe autant de noter l’importante différence des situations. Dans la strophe, le Chœur, pour appuyer son intervention en faveur de Créon, distinguait, dans la querelle, l’affaiblissement de la défense contre le fléau plus général de l’épidémie du point de vue particulier d’Oedipe, au sein de la querelle (voir ad v. 660-668) ; ici, ayant obtenu gain de cause (v. 669), après son refus réitéré devant Jocaste de prendre parti dans l’affaire qui oppose les deux seigneurs (v. 685 s.), il déclare encore que sa réserve n’implique aucune hostilité à l’égard d’Oedipe, mais fondant son allégeance, comme dans le Premier Stasimon, sur l’ancienne délivrance de Thèbes, il en dissocie la situation présente. Oedipe s’est laissé entraîner dans une affaire qui l’éloigne du salut public. Le vœu qu’il formule à la fin, en demandant à Oedipe de rester égal à lui-même avec la réserve dont elle est assortie, établit en fait, au terme de l’action engagée depuis le début de la pièce (voir νῦν τ'... ἱκετεύομέν σε, v. 40 s.), un constat d’échec (cf. εἰ δύνανο). C’est au sauveur qu’ils continuent à s’adresser, mais celui-ci, il faut le craindre, n’a pas les moyens qu’il avait autrefois.
Vers 689-693
61L’accumulation emphatique dans le prolongement de παραφρόνιμον, quand elle est commentée, est interprétée comme le signe de la vivacité avec laquelle le Chœur souhaite faire reconnaître ses sentiments (cf. Schneidewin, Nauck, Bruhn), en accord avec le rythme des dochmiaques résolus. Les deux membres entrent en une relation précise (que le terme de « polaire », Kamerbeek, circonscrit mal), παραφρόνιμος est un hapax, que l’on a tort d’assimiler à un équivalent poétique de παράφρων (cf. Earle, Kamerbeek ou Longo) ; la formation du composé s’explique dans le cadre de la reprise, face à έπί φρόνιμα. Il faut y voir une forme d’adjectif hypostasié, valant παρὰ τò φρόνιμον (ὤν), pour que la progression apparaisse : ce ne serait pas seulement s’être placé « à côté » de ce qui est sensé, comme quand on délire (voir Philoctète, 815 : τί παραφρονείς αὖ ;), mais, au-delà de cet état, qui pourrait être considéré comme une méprise passagère, se couper de toute chance d’y accéder jamais. En l’occurrence, on ne méconnaîtrait pas seulement Oedipe, mais on lâcherait, avec le bien public, l’objet même qui fixe son terme au mouvement de la pensée ; « on serait sans chemin (ἄπορον) pour accéder à... en direction de... » (cf. Dawe). On donne à έπί une valeur abstraite (cf. LSJ, s.v. έπί, C, III, 1 ; Blaydes : « incapable of any prudent thing » ; Kamerbeek, ou Moorhouse, Syntax, p. 114 : « ’helpless with regard to wise counsel’ [i.e. devoid of it] »), parce que φρόνιμα signifierait les ressources de l’intelligence dont on est « dépourvu » ; avec une analyse plus « étymologique » d’ἄπορον (cf. Earle : « the literal force of πόρος is insisted on... » ; il en annule, il est vrai, la portée en écrivant, au sujet de tout ce membre de phrase : « nearly = παραφρόνιμον », à savoir παράφρονα) – la « pensée sensée » dans l’objet qui se dérobe se confond avec ce qui la rend possible –, on est conduit à donner à έπί une valeur plus concrète (voir Bellermann : « eigentlich : der keinen Weg mehr zum verständigen Denken hat »). Face au potentiel (cf. Wolff ; Campbell, cf. Paralipomena, p. 101 ; Whitelaw, cité par Jebb ; voir aussi Dawe) ou à l’irréel (cf. Jebb, Kamerbeek, Longo) dans la proposition infinitive πεφάνϑαι μ' ἄv (pour cette construction avec les verbes de la connaissance, voir Moorhouse, p. 317), on a l’indicatif présent dans la protase. La dissymétrie a souvent été supprimée ; il suffisait de changer une lettre (cf. Jebb) pour avoir l’aoriste ἐνοσφιζόμαν (-όμην, Hartung ; Dindorf remarquait qu’il fallait écrire -μαν, ce que proposait Badham, 1854, p. 339 ; Blaydes le proposait de son côté ; la modification a été adoptée par Nauck et Bruhn ; Jebb, Earle ; Tournier, Mekler, Masqueray ; Groeneboom ; cf. Coulon, 1939, p. 15 ; elle est souvent attribuée aussi à Hermann, voir Campbell, Jebb ou Earle, mais celui-ci, dans les éditions de 1823 et 1833 a νοσφίζομαι). Pour justifier la leçon transmise (acceptée aussi par Elmsley, Wunder, Schneidewin, Nauck, en 1856, Wolff et Bellermann, Campbell, Pearson, Mazon, Longo), on a parfois rapproché des emplois platoniciens avec des présents de l’indicatif après εὶ..., face à l’optatif dans l’apodose (tel, entre autres, Apologie, 25b : « si vraiment [comme tu dis] », voir 30b, cf. KG, § 573, b ; II, p. 467 ; Jebb récuse l’analogie, le ton ironique de ces passages serait déplacé ici), ou bien l’indicatif met un accent sur la réalité de l’hypothèse (« si vraiment... », Nauck, en 1856 ; « at the very idea of », Campbell, dans l'Essai sur la langue, p. 46 ; cf. Longo : « il pres.... assume l’accusa nella sua immediata attualità »). En fait, l’indicatif est lié aux accents de l’invocation arétalogique (« toi [le sauveur]..., qui... »), il fait ressortir l’absurdité d’un abandon avec d’autant plus de force qu’il ne le présente pas comme une hypothèse, mais dans son accomplissement. Le temps « réel » accentue alors l’impensable (« comment cela pourrait-il se concevoir – que la ville se désolidarise de l’homme à qui elle doit sa survie6 ? »).
62Les Thébains rappellent leurs prises de position antérieures, dans le Premier Stasimon, après les accusations de Tirésias (voir les vers 495-497, 504-512), et au cours même de ce Kommos (v. 660-662), mais avec une insistance nouvelle, et comme ultime – demandant à Oedipe de considérer l’hypothèse contraire comme absurde, en se reconnaissant dans le statut qu’ils lui accordent : pour ce qu’il est, et cesse d’être, quand on le presse de le rester (εἶπον μὲν..., ἴσϑι δὲ... : « toi, sache-le... » : tu dois te le dire).
Vers 694
63Dawe (voir aussi Studies, p. 239 s.) adopte ὅς γ' (qu’il trouve dans O Pa), comme Tournebou (voir les éditions d’Estienne et de Canter), Blaydes, Roussel, Mazon-Dain, Longo, Colonna. L’emploi de l’homérique ὃς τε, limité dans la tragédie aux parties lyriques (cf. Moorhouse, Syntax, p. 263 ; Wolff et Bellermann relèvent cependant l’usage dans les parties dialoguées chez Eschyle ; voir Ruijgh, Autour de τε épique, § 812, p. 999), n’a sa valeur traditionnelle, selon Moorhouse, que dans Electre, 151 ; notant que τ' (quand on ne l’a pas corrigé) a été parfois pris pour la particule de coordination (reliant δς τ'... οὔρισας à τανῦν τ', au vers 697, dans LA et A ; puis D Xr Xs, cf. Dawe ; ainsi Jebb, Earle et Pearson, voir les réserves de Kamerbeek, et la critique de Ruijgh, op. cit., § 814, p. 1002), il reconnaît ici à ὅς τ', « déterminatif », une valeur temporelle, avec une nuance peut-être causale (quippe qui, Wolff, que l’on adopte avec la correction, cf. Dawe, Studies, p. 240 : « a meaning indistinguishable from γ' » ; voir le vers 35 ; de même Hermann, en 1823, dans une dissertation, reprise dans la préface de 1833, sur l’usage de ὅς, ὅστε et ὅστις : nec significatione multum ab ὅς ye differt ; en 1833, il choisit la coordination, qu’on lise, au vers 697, τ' ou δ’ ; cf. supra, Jebb) ; mais la différence avec le passage de l'Electre, où ἄ τ’ note le caractère permanent de la transformation de Niobé (« toi qui, dans la pierre de ta tombe, pleures à jamais »), ne se voit pas. L’action entreprise pour sauver la ville reste tout aussi durablement attachée à la personne du « sauveur ». On peut dissocier sémantiquement, avant de les mettre en relation, l’antécédent σε et ὅς τ’ : « comment pourrais-je me séparer », non : « de toi, qui... », mais : « de toi, qui restes (pour nous) cet homme qui... » (νοσφίζομαι, de son côté, est un homérisme, cf. Blaydes).
Vers 695 s
64Le problème de la responsio se pose très différemment, selon que l’on part, comme le fait Kamerbeek, du texte transmis pour constater le manque de deux longues dans l’antistrophe, après ἀλύουσαν, répondant à (ψυ)χὰν καί... dans la strophe (un spondée et un crétique, ψυχάν καὶ-κατ'ὀρϑ-, entre le bacchée au début et la dipodie iambique à la fin du vers ; certains ont tenté de combler la lacune : Kamerbeek, « entre autres possibilités », propose λύπᾳ ou λύπαυς, cf. Philoctète, 1194 s. ; réserves de Diggle, 1969, p. 150), ou que Ton pose au contraire, comme le font Page et Dawe, que le vers 695 de l’antistrophe présente probablement un schéma rythmique originel (bacchée, crétique, dipodie iambique), pour corriger le vers de la strophe (où, contre ψυχάν, on a fait valoir que la syllabe du temps faible du iambe devrait être brève après un bacchée ; voir Page apud Dawe, Studies, p. 240, et le commentaire).
65En supprimant καί au vers 666 (comme Wunder : cum aliis – quamvis vel sic locum nondum emendatum putem ; la correction de Dindorf à Jebb, ou à Dawe et Colonna, est donnée à Hermann, qui avait d’abord proposé καρδίαν, τάδ’eἰ, à quoi Elmsley répondait justement : recte se habet καί ; cependant, dans ses éditions de 1823 et 1833, Hermann retient καί), il ne manque plus qu’une syllabe ; pour combler la mesure, on s’était contenté d’écrire πόνουαυν pour πόνους avec Bergk (cf. Bellermann, Campbell, Jebb), plutôt que de suivre Dindorf, corrigeant φϑίνονσα en φϑυνάς, au vers 665 (cf. Earle ; voir Blaydes pour d’autres solutions). En substituant à ψυχάν, que Hermann avait pris pour une glose (illud mihi minime dubium videtur, 1823 ; il appuyait, en 1833, l’exclusion sur la glose de Moschopoulos : λυπεῖ δηλονότι τὴν ψυχήν μου, λέγω eἰ..., cf. Blaydes, Wolff), un équivalent sémantique (voir aussi λῆμα pour ψυχάν chez Pearson, qui par ailleurs éliminait κακά), Page, d’après la conjecture κεάρ de Arndt, proposait de lire κῆρ (la forme contracte est une conjecture de lui dans Choéphores, 410, pour κέαρ dans M : φιλòν κήρ ex Homero sumptum) ; avec κέαρ, on ajoutait une syllabe dans l’antistrophe (αὖ après ἀλύουσαν).
66D’autres, en gardant ψυχάν, et en notant la lacune de deux longues au vers 695 (μοῦνος, Bruhn ;αὐτòς tentaueram, Dain), ont néanmoins corrigé άλύουσαν en ἁλοῦσαν avec Meineke (Analecta, p. 235, qui, en même temps, comblait la lacune exempli gratia par δεινοῖς ou αὔϑις) pour compenser la suppression de καί au vers 666 (bien que cette particule soit à sa place ; voir ad l., et ci-dessus Elmsley, ou Schneidewin : « καί vermisst man ungern ») ; ainsi Mazon et Dain (« quand ma cité était en proie aux traverses »), après Tournier et Masqueray, puis encore Colonna (distinguant, avec ces restitutions, trois crétiques et un bacchée aux vers 665/694 et deux dipodies iambiques aux vers 666/695). Mais ἀλύουσαν doit certainement être retenu. La forme avait déjà été corrigée, non pour le mètre, mais pour la cohérence de l'imagerie maritime, en σαλεύoυσαv par Dobree, d’après les vers 22 s. (Adversaria, II, p. 29 ; voir Blaydes : « tossed » ; Nauck et Bruhn, Mekler ; Wilamowitz : « aus dem Strudel » ; Earle ou Pearson). On défend ἀλύουσαν par les « passages parallèles » (Electre, 135 ; Philoctète, 174 et 1194, voir ci-dessus ; « entirely compatible with Sophoclean usage », Dawe), mais la décision dépendrait des mêmes critères si Ton n’en disposait pas. Le verbe ne marque pas tant le dénuement, dans une situation sans issue (« at her wit’s end », Campbell), ni l’excès de souffrance (Jebb, cf. ἐν πόνοις), que la dispersion dans une déroute, la démence due à l’éclatement de la cité harassée par la Sphinge (voir le contraste indiqué par κατ' ὀρϑόv). L’escorte des « bons vents », c’est le salut apparu dans l’épreuve, surgi du dehors.
67Rien n’empêche évidemment d’imaginer une détermination quelconque, entre l’évocation du fléau, sous l’aspect d’une déroute, et le redressement grâce à l’intervention du sauveur miraculeux (« the image is... that... of a favouring deity », Campbell) ; mais, dans l’état de la transmission, on se contentera d’indiquer la défectuosité métrique.
68Le problème se pose d’une façon semblable à la fin de la période, où les manuscrits portent εἰ δύναιο (δύνᾳ dans Lac) yεvoῦ, ce qui offre un sens impeccable, comme le note Kamerbeek, n’était la correspondance métrique, puisqu’on a un bacchée dans la strophe (τὰ πρòς σφῷν, v. 667), face à la dipodie iambique (avec δύναι yεvoῦ).
69Établissant le texte selon la contrainte de la responsio, on pouvait encore intervenir dans la strophe, en écrivant, par exemple, τὰ πρòς φίλων pour τὰ πρòς σφῷν (Badham, Wolff ; cf. Meineke, Analecta, p. 236 : προσφῷν, dans L, i.e. πρòς φί[λ]ων ; voir encore τὰ πρόσφατα, Nauck, Tournier, Mekler, Masqueray ; ou une autre tentative, chez Jebb). Plus souvent, on a changé les mots de Tantistrophe, en renonçant soit à δύναιο, soit à yεvoῦ. Ainsi Hermann (1823), considérant yεvoῦ comme un interpretamentum, rattachait la conditionnelle à un et, suppléé par ellipse : « et aujourd’hui encore tu nous assures l’escorte – si c’est dans ton pouvoir » (semblablement, Campbell supposait l’ellipse d’un impératif) ; en 1833, il préférait voir dans et avec l’optatif la formule de souhait (ut... ad δύραω... repetatur κατ' ὀρϑòν οὐρίσ αι) ; voir aussi Schneidewin, balançant entre les leçons εἰ γένοιo (retenue par Longo) et eἰ δύναιo. et γέvοιο était le texte de Bergk, adopté par Dindorf ou Pearson (cf. Schadewaldt : « Steuere gut jetzt wieder ! », ou Pfeiff). Jebb, avec (ἄν pour εἰ (selon une suggestion de Blaydes), a préféré le potentiel (« thee, who now also art like to prove our prospering guide » ; voir aussi Kamerbeek, Dawe) ; d’autres, avec au pour et (également selon Blaydes), conservent le souhait (cf. Earle : « prayer for success in the future » ; ou Wilamowitz : « nur fïnd’auch heut... », ce qui revient au sens que Bruhn retient avec l’impératif : γενοῦ <μοι>. Dans toutes ces solutions, la réserve, si essentielle (voir ci-dessus, ad v. 689-696), qu’exprime εἰ δύραιο, était effacée (et avec εἰ δύναιο même, les Thébains ne disaient que leur confiance en s’excusant ; voir Hermann, cité par Erfurdt : et nunc quoque – sur le ton de la certitude –, si posses, sospitator fieres).
70On a pu tenter de garder les deux verbes (sous la forme εἰ δύνᾳ, γενοῦ) en admettant pour σφῷν, dans la strophe, une scansion iambique (σφῶϊν dissylabique, avec un abrègement de ω, Mazon-Dain ; voir les critiques de Kamerbeek ou de Pohlsander, Metrical Studies, p. 101, maintenant de A.M. Dale, Metrical Analyses, 3, p. 213), ou bien en acceptant la différence de la scansion (voir Bellermann, Roussel ou Colonna). Dawe (approuvé par West, 1978, p. 240) donne εἰ δύναιο yενoῦ entre cruces, non pour préserver les possibilités de sens, mais parce que la correction (pour restituer le bacchée) lui paraît incertaine (il explique l’erreur de la leçon par le double souci d’un glossateur, traduisant le potentiel, ἂν γένoιο, par un impératif, γενoῦ, et adoucissant l’ordre par un « si tu peux » ; cf. Jebb et Kamerbeek). On ne peut que laisser les choses en l’état, avec plutôt δύνᾳ (cf. Philoctète, 849) de Lac (voir supra), le potentiel n’étant nullement requis. Ce qu’on a pris pour une erreur de la transmission pourrait bien répondre à une divergence originelle des clausules. L’exemple montre une fois de plus combien les corrections selon la contrainte de la responsio sont dangereuses, si elles conduisent ici à effacer l’idée d’un pouvoir qu’Oedipe devrait avoir et que le Chœur voit qu’il n’a plus7.
Notes de fin
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