Droits de propriété pharmaceutiques
p. 130-133
Texte intégral
1La RSE dans le domaine de la santé a trouvé un terrain d’application important avec le développement des partenariats multiacteurs pour la santé en Afrique. Ce phénomène est encore émergent, lié aux critiques portant sur le renforcement des droits de propriété intellectuelle et sur les stratégies de défense des brevets dans l’industrie pharmaceutique. La protection légale des découvertes basée sur l’instauration de droits de propriété intellectuelle s’est accentuée à l’échelle internationale avec les Accords sur les Droits de Propriété Intellectuelle touchant au Commerce signés dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (ADPIC, 1994). Les débats qui s’ensuivent coïncident historiquement avec une évolution de l’environnement de l’industrie pharmaceutique tant sur le plan sociétal qu’économique. D’un point de vue sociétal, les résistances au renforcement des droits de propriété intellectuelle sur le médicament montrent, comme le soulignent Cassier et Correa (2010, p. 125), que « la nouvelle phase de globalisation des brevets de médicaments […] s’accompagne de remises en cause des fondements même du brevet dans le champ spécifique de la santé, au nom de l’intérêt public et de la protection des patients et des populations ». Or cette remise en cause stigmatise également l’industrie pharmaceutique dans les cas où celle-ci cherche à maintenir son monopole en recourant aux instruments juridiques.1 Les entreprises occidentales du médicament devront alors composer avec des pressions extérieures les enjoignant d’accorder une place plus importante à l’impact sociétal de leur activité.
2D’un point de vue économique, l’évolution des enjeux est tout aussi importante : elle tient à la baisse de productivité de la recherche-développement dans ce secteur. Malgré un marché mondial du médicament en forte croissance, grâce à l’augmentation et au vieillissement de la population, y compris dans les pays en développement, l’industrie pharmaceutique risque de ne pas pouvoir répondre à ces nouveaux besoins faute d’un ratio [nouveaux médicaments/dépenses de recherche-développement] suffisamment élevé.
3On examine ici les fondements théoriques des partenariats multipartites souvent présentés comme un engagement sociétal des entreprises pharmaceutiques en vue d’alléger le poids des brevets pour les pays pauvres (1). On aborde ensuite la question de la capacité réelle de ces initiatives à renforcer de façon significative l’accès des pays pauvres aux médicaments (2).
Les fondements théoriques des partenariats pour une application souple de la propriété intellectuelle
4La tonalité généralement très positive des arguments proposés par les tenants des partenariats est en partie liée aux réflexions théoriques sur la propriété intellectuelle et l’accès des pays pauvres aux médicaments essentiels. On peut en particulier identifier deux thématiques de recherche à l’origine des analyses débouchant sur des préconisations en termes de coopération entre acteurs.
5Le premier groupe de travaux réunit des approches assez diverses autour de la notion de « bien commun ». Ainsi, Cassier et Coriat (2008, p. 201) évoquent la résurgence du thème des « communs » face aux limites des brevets en termes d’accès aux médicaments. Ils citent les juristes (en particulier Heller et Eisenberg, 1998) ayant formulé l’hypothèse d’une « tragédie des anticommuns » qui naîtrait « non plus de l’usage sans frein des “domaines communs”, mais de la superposition et de l’enchevêtrement des droits exclusifs sur des parcelles de savoirs et de technologies de plus en plus étroites ». L’excès de droits exclusifs sur la propriété intellectuelle générerait en effet des difficultés tant de production que de diffusion des idées. Certains juristes, tels que Breesé (2002), proposent alors des « nouveaux types de droits partagés » c’est-à-dire des brevets collectifs qui permettraient de dépasser les freins à l’innovation. Cassier (2006) qualifie ces dispositifs émergents de « communs intellectuels » qui pourraient, dans le domaine de la santé, prendre la forme de consortiums multipartites dans la recherche médicale.
6Le second groupe de travaux s’intéresse plus directement à la notion de « responsabilité sociale de l’entreprise » (RSE). Les partenariats peuvent être un outil opérationnel de la responsabilité. Ainsi, pour Anne Mills (2002), ils consistent à réunir des fonds, des compétences et de l’expertise en recherche et développement des secteurs privé et public. Ces partenariats sont vus favorablement par l’OMS : selon Buse et Waxman (2001, p. 750), l’organisation estime « qu’ils permettent d’encourager les entreprises à assumer leur part de responsabilité dans les domaines du travail, des droits de l’Homme et de l’environnement ».
7Il faut ici rappeler que deux grandes approches de la RSE peuvent être distinguées (Capron, Quairel-Lanoizelée, 2007, p. 22). L’approche anglo-saxonne envisage la RSE comme un engagement volontaire, à partir de l’idée que l’on peut faire confiance au marché pour réguler ces démarches volontaires ; l’approche latine interprète la RSE comme une obligation qui repose sur des réglementations publiques.
8On trouve une filiation anglo-saxonne certaine dans les partenariats multi acteurs préconisés par les institutions internationales. Elle se décline à travers les « parties prenantes » de l’entreprise, conception reposant sur un argumentaire « gagnant-gagnant » (chaque acteur aurait intérêt à coopérer) et devenue dominante pour appréhender les responsabilités des firmes en général, et en particulier celles des firmes pharmaceutiques. Cette thèse est en grande partie inspirée de la théorie des parties prenantes promue par Freeman (1984). Dans cette vision, la prise en compte des intérêts des parties prenantes de la firme relève d’une question de rationalité économique. Les acteurs extérieurs sont privilégiés mais moins comme éléments de la « morale » de l’entreprise qu’en tant que groupes de pression à prendre en compte, à convaincre, voire à intégrer dans les décisions.
9L’approche « gagnant-gagnant » dans le domaine de la santé demeure encore un cadre normatif plus incantatoire que scientifiquement fondé. Elle jouit d’une faveur certaine dans le monde de l’entreprise mais, en dehors des monographies menées sur des cas précis, ne s’appuie pas sur des vérifications empiriques larges. En outre elle présente une vision non conflictuelle des relations entre les entreprises et leurs « parties prenantes », vision qui se heurte à une réalité qui, au contraire, fait apparaître des rapports de force déséquilibrés entre multinationales pharmaceutiques et patients ou professionnels de santé des pays pauvres.
10L’approche « gagnant-gagnant » est entrée dans les discours des organisations internationales dominantes (y compris l’OMS, cf. Buse et Waxman, 2001), à travers l’idée d’une amélioration de la « gouvernance » fondée sur la participation de différents acteurs (cf. Boidin dans cet ouvrage). Pourtant, les réflexions sur une meilleure intégration des différents acteurs, dans une logique plus coopérative, font l’objet de débats intenses entre les disciplines et au sein de celles-ci. À titre d’exemple, Cassier et Coriat (2008, p. 207) évoquent les réserves des économistes concernant la viabilité de l’intégration des logiques industrielles (dont l’objectif est l’appropriation d’une rente) et des logiques académiques (œuvrant pour la divulgation des connaissances). Malgré ces réserves, les termes de « biens communs » et de « RSE » ont contribué à expérimenter des logiques coopératives entre les firmes et les acteurs non marchands de la santé. Pour les entreprises, ces logiques de compromis, même si elles sont encore émergentes, relèvent a priori de plusieurs motivations, parmi lesquelles le nécessaire passage à un modèle économique plus coopératif face à la montée en puissance des mobilisations externes (ONG, organisations internationales, pays émergents et en développement) et aux pressions sociétales, devenues un enjeu de pérennité à long terme.
Enseignements à tirer des premiers partenariats2
11D’un point de vue général, les expériences de partenariats entre entreprises pharmaceutiques et autres acteurs de la santé montrent que les flexibilités accordées aux pays émergents et pauvres face au renforcement de la propriété intellectuelle sont loin de régler toute la question de l’accès des pays pauvres à la santé. Or, si la notion de RSE a certainement sa place dans la question de l’accès de ces pays aux médicaments, elle demeure intimement liée à la volonté des firmes pharmaceutiques de renouveler leurs marchés et de retrouver une légitimité sociétale. Ceci constitue un cadre limitatif aux potentialités offertes par les partenariats dans la mesure où ces derniers s’insèrent peu dans des politiques de santé générales produites par les Pouvoirs publics et/ou les acteurs transnationaux de l’aide.
12Ainsi, les premières initiatives partenariales sont souvent présentées comme offrant de réelles potentialités au regard de leurs résultats en termes de mise au point de nouveaux traitements.3 Néanmoins les partenariats concernés présentent dans l’ensemble une faible vision de long terme intégrée. Pour une économie à faibles ressources, l’enjeu de l’accès aux médicaments n’est pas seulement quantitatif. Si une plus grande part de la population accède à des traitements, mais que ces derniers sont de qualité douteuse et/ou que leur bonne diffusion n’est pas assurée dans le temps, alors les conditions d’une élévation des indicateurs de santé ne sont pas réunies. Si l’apport de médicaments n’est pas accompagné d’une amélioration des conditions institutionnelles internes aux pays, alors l’efficacité dans le temps des partenariats n’est pas assurée. Malgré les perspectives offertes par les partenariats, ces expériences abordent encore peu ces conditions cruciales.
13Ces différentes expériences soulignent en fin de compte la faiblesse persistante du cadre institutionnel local mais également les lacunes des réponses internationales à la question de l’accès aux traitements pour les pays à faible revenu. Sur le plan local, même si, du côté des fabricants de médicaments, se développent des démarches innovantes, la demande de santé, représentée par les acteurs publics locaux dans les pays pauvres, demeure extrêmement fragile et dominée par les logiques des producteurs. Les perspectives d’accroissement de l’efficacité et de la durabilité des partenariats multi acteurs sont conditionnées par la levée des blocages endogènes (insuffisant recours aux leviers communautaires et décentralisés, politiques nationales de santé intégrant peu les partenariats, politiques de ressources humaines de la santé encore balbutiantes…).
14Sur le plan international, cette absence de vision de long terme intégrée est en partie liée à l’adoption d’une conception « gagnant-gagnant » souvent adoptée naïvement par les organisations internationales à travers leur agenda de « gouvernance », et reprise par les firmes dans une logique d’affichage coopératif parfois opportuniste. Or une somme d’initiatives innovantes ne constitue pas une stratégie nationale ou internationale ambitieuse de santé publique. Pour que ces partenariats puissent être intégrés dans un objectif collectif dépassant les intérêts des partenaires porteurs du projet, une mise en cohérence des programmes de santé semble impérative, qui ne peut être portée que par des acteurs publics de régulation nationaux et internationaux. En ce sens, malgré la profusion d’écrits et d’initiatives en matière de partenariats multiacteurs, ces derniers n’apparaissent pas comme une modalité suffisante de réponse aux enjeux d’accès aux médicaments, en particulier dans les pays à faible revenu.
Bibliographie
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Boidin B., Lesaffre L. (2010), « L’accès des pays pauvres aux médicaments et la propriété intellectuelle : quel apport des partenariats multiacteurs ? », Revue internationale de droit économique, n° 3, p. 325-350.
10.3917/ride.243.0325 :Breesé P. (2002), Stratégies de propriété industrielle, Paris, Dunod.
Buse K., Waxman A. (2001), « Public private health partnerships: a strategy for WHO », Bulletin of the World Health Organization, vol. 79, n° 8, p. 748-754.
Capron M., Quairel-Lanoizelée F. (2007), La responsabilité sociale d’entreprise, Paris, La Découverte.
10.3917/dec.capro.2016.01 :Cassier M. (2006), « New enclosures and creation of new commons in the areas of genome and software », Contemporary history, vol. 15, n° 2, p. 255-271.
Cassier M., Coriat B. (2008), « Propriété intellectuelle, innovations et marché », Science et devenir de l’Homme, Cahiers du MURS, n° 57-58, p. 199-217.
Cassier M., Correa M. (2010), « Brevets de médicament, luttes pour l’accès et intérêt public au Brésil et en Inde », Innovations, n° 32, p. 109-127.
10.3917/inno.032.0109 :Heller M., Eisenberg R. (1998), « Can patent deter innovation? The anticommons tragedy in biomedical research », Science, vol. 280, p. 698-701.
Kaul I., Grunberg I., Stern M. A.(2002), Les biens publics mondiaux, Paris, Economica (traduit de Global Public goods: International Cooperation in the 21st century, New York : PNUD, Oxford University Press, 1999).
Mills, A. (2002), « La science et la technologie en tant que biens publics mondiaux : s’attaquer aux maladies prioritaires des pays pauvres », Revue d’économie du développement, vol. 16, n° 1-2, p. 117-139.
10.3917/edd.161.0117 :Annexe
Voir aussi
Bilan sociétal, Épuisement des ressources, Global Reporting Initiative, Paradis fiscaux, Reporting, Sport responsable ?
Notes de bas de page
1 Le « procès de Pretoria », bien qu’il soit le plus souvent cité, ne constitue que l’une des batailles juridiques autour des brevets. En effet, les 39 compagnies pharmaceutiques qui avaient porté en justice le gouvernement sud-africain, en réaction à la décision que celui-ci avait prise de passer outre les ADPIC afin d’assurer un accès aux traitements antisida, ont finalement retiré leur plainte en avril 2001 face à la mobilisation internationale sans précédent sur ce sujet.
2 Voir Boidin, Lesaffre (2010) pour une présentation et une analyse critique détaillée.
3 Par exemple le partenariat ASAQ entre Sanofi Aventis et la Drugs for Neglected Disease Initiative ou encore le partenariat Coartem© entre Novartis et l’OMS. Tous deux visent la mise au point de traitements bon marché de lutte contre le paludisme.
Auteur
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