Prologue, v. 1-150
p. 1-82
Texte intégral
Vers 1-13. Le roi devant les Thébains
L’entrée en scène, au début de la pièce, du personnage principal est accompagnée d’un signe relationnel (« enfants ») qui caractérise le rôle du roipère (v. 1). En même temps elle se déroule comme un symbole : Oedipe vient à ses protégés (« je suis venu là », v. 7 ; voir à la fin, v. 1527), comme le sauveur « apparaît » à ceux qu’il sauve. Le jeu dramatique reproduit la situation générale, Oedipe étant une gloire universelle, connue en dehors de Thèbes (v. 8), un étranger arrivé dans la ville de Cadmos (v. 1).
Sur la scène, il y ale message visuel des branchages, c’est tout un bois suppliant qui est là (v. 2 s.). D’autres signes sont venus de la ville, par les odeurs et les clameurs adressées aux dieux : l’encens, les chants et les gémissements (v. 4 s.). Les premières paroles se détachent sur un fond confus d’appels. Le roi, pour engager le dialogue, désigne comme son interlocuteur le prêtre de Zeus (v. 9) ; il pousse la délégation des Thébains, venus l’implorer, non à exposer seulement le contenu d’une demande, mais à exprimer en termes de sentiments leur relation politique avec lui (v. 2, 10-12).
L’action n’est possible qu’à partir d’une entente s’établissant entre les citoyens et lui, et cette entente suppose qu’ils soient préalablement sortis de la peur qui les paralyse pour entrer dans la communication et le traiter en héros capable de triompher du mal (v. 9-13).
Vers 1
1La tradition hésite depuis toujours, pour « enfants », entre la métaphore « Thébains » (voir la scholie : κέχρηται τῷ τέκνα ὡσπερεὶ πατήρ, en bienfaiteur) et le sens propre (voir Thomas : àπαλoὶ νέοι àπόγovoι τοῦ Κάδμου, commentant νέα τροφή). Le XIXème siècle penche pour le sens de « fils » thébains, dans le style noble de la tragédie classique (selon le modèle d’expressions comme πaῖδες Kρaναοῦ, Euménides, 1011, cf. Bothe, Schneidewin). On est ensuite revenu à une image plus scénique ou pittoresque, les petits garçons qui se distinguent parmi les suppliants, sur scène (ainsi Roussel ; Fitton-Brown, 1952, p. 2-4 : Oedipe parle à de plus jeunes que lui ; Dawe ; Calder III, 1959, p. 121-129, rejette cette interprétation en raison d’exigences matérielles ; il suggère qu’avec τέκνα soit désigné le public lui-même, représentant le peuple de Thèbes). Cette masse interprétative aboutit à des compromis ndécidables : les enfants, mais à travers eux les Thébains (Kamerbeek ; cf. Longo pour νέα τροφή). Sans doute pourrait-on tirer argument de la différenciation de τέκνα et de πaῖδες dans le Prologue (voir ad v. 15-19), et interpréter, avec le scholiaste, le premier mot de la tragédie comme une clé du rôle (alors que τέκνα, pour les plus jeunes des suppliants, donne un sens pauvre) ; surtout, τροφή prolonge une ligne de pensée. Après Κάδμου τοῦ πάλaι, νέα τροφή désigne la génération nouvelle dans son ensemble, qui atteste la force des origines.
2τροφή pour progenies (Brunck, Schneidewin ; ϑρέμματa, Bruhn) étant très rare (cf. Musgrave, Longo), l’association νέας τροφῆς, dans Ajax, 510 s., et Oedipe à Colone, 345 s., a pu conduire à poser ici le sens de « soin » également (Campbell : « the last-born care », première éd. ; retiré, à la suite des critiques de Jebb, cf. Paralipomena, p. 83 ; voir encore Dawe ; Fitton-Brown, 1952, p. 2-4, contre l’acception admise, qu’il juge impossible, propose la correction vɛorpɛφῆ, déjà introduite par Campbell, mais comme une étape de la tradition, propre à expliquer la leçon νεατροφή de L). Le substantif, en relation avec νέα, plutôt qu’une valeur abstraite (« das Erziehen für das Erzogene », Wolff, repris par Bellermann ; de même Campbell), prend sans doute une valeur verbale active : « la génération comme une dernière production de Cadmos ».
Vers 2
3Le grammairien de la scholie, prenant ϑοάξετε pour un doublet de ϑάσσετε, interprétait les deux voyelles de la première syllabe, soit « phonétiquement » (a.) comme une résolution, soit « étymologiquement » (b.) comme une assimilation du mot, par le son, à ϑοάζειν « se hâter » (κατὰ διάλνσιν ἀντί τοῦ ϑάσσετε · ἢ ϑοῶς προκáϑησϑε) ; il donnait donc au verbe le sens de « s’asseoir », « être assis », et le distinguait clairement, comme le montre la surimpression qu’il propose, de son homonyme, d’un emploi particulièrement fréquent chez Euripide. On ne peut donc pas, comme le fait Kamerbeek, invoquer le scholiaste pour la défense de ϑοáξειν « move quickly ». La même notice exactement se lit dans la Souda, ϑ 395 Adler : ϑοάξετε… ἀντί τοῦ ϑάσσετε (a.) ἢ ϑοῶς προκáϑησϑε (b.). Plutarque, De audiendis poetis, 22E, met en contraste les deux vocables, avec un témoignage euripidéen pour τò κινεῖσόϑaι (fr. 145 N.), et un exemple sophocléen (le nôtre) pour τò κaϑέξεσϑaι καί ϑaáσσειν. Ainsi dans les lexiques, on trouve, dans un sens, ϑáσσουσα glosé par σπεύδουσα (Hésychius, ϑ 127 L ; in contrariam partem aberratum, Dindorf) et, dans l’autre, ἐϑòaξεν par ἐκaϑέξετο (e 682 L, et ϑáσοντaς par καϑημένους, ϑ 126 L), et pour ϑοάζει pêle-mêle des acceptions émanant de l’emploi de l’un et de l’autre verbes, σπεύδει, ταράττει, aussi bien que κáϑηται ; l’Etymologicum Magnum, à l’entrée ϑῶκος· ὴ κάεδρa, cite le vers d’Oedipe, avec la glose : ἀντί τοῦ προσ κaϑέξεσϑε. La conscience qu’il s’agissait de deux verbes (ou séries de verbes) homonymes était donc bien établie. Les Byzantins ont suivi les grammairiens anciens, en retenant le sens de κάϑησϑε (Moschopoulos, Thomas), et Brunck après eux (id est… προσϑaκεῑτε τáσδε τàς ἕδρας, cur nam hic mihi sedetis ; cf. Wunder, Dindorf, et d’autres). Schneidewin (influencé par la remarque du scholiaste ?) envisageait pour ϑοáξειν (« se hâter ») une contamination sémantique : « der gleiche Klang und eine dunkel gefühlte Verwandtschaft der Begriffe… » (repris par Nauck ; cf. Blaydes : « properly…’to move swiftly’… also bore the more recondite meaning… ») ; Buttmann, dans son Lexilogus de 1818, II, p. 93-98 (de la 4ème éd.), avait pourtant distingué les verbes, selon leur étymologie (comme le feront, différemment, les linguistes plus récents, cf. Boisacq, Frisk, Chantraine : l’un sur ϑέω, l’autre, comme ϑῶκος, ϑᾶκος, sur *ϑóFaκoς ou *ϑώFaκος).
4On ne saisit pas tout à fait les raisons qui ont poussé Hermann (consacrant dans l’édition de 1833 une longue discussion à la question, où il défend le choix d’Erfurdt contre Buttmann) à donner à τίνaς… ἕδρας… ϑοáζετε le sens de cur tanto studio hic sessum venitis ? Il craignait, animé par un souci de distinction, que l’on ne fût victime d’une ressemblance factice avec d’autres mots en ne retrouvant pas dans ϑoáειv le verbe bien connu dans Euripide ; aussi Hartung, parce qu’il lui fallait ici « s’asseoir » (« wie passte es sich, die Flehenden sich zu denken sich herausstürzend und im Tumulte herandrängend…, wo Oedipus aus dem Palaste heraustritt ? »), corrigeait-il ϑoáζετε en ϑoáσσετε, selon le même principe (« la confusion n’est pas vraisemblable », « indem in jeder Sprache das Bestreben waltet, verschiedene Begriffe auch durch verschiedene Formen ausaus-zupràgen » ; le point de vue de Schneidewin est le même, mais, pour lui, les deux concepts n’étaient pas imperméables). Erfurdt et Hermann ont été suivis par Bothe, Ellendt (s.v., p. 324 ; le défaut de la position de Buttmann est de poser deux verbes distincts), Campbell (à cause des nombreux exemples de ϑοáζειν dans la tragédie ; il ne distinguait pas non plus les verbes, cf. Blaydes) : « why do ye thus sit (or kneel) here with so much haste ». Kamerbeek, après Jebb (voir l’appendice, p. 206 s.), opte pour sedere parce que « se hâter de prendre la position assise (de suppliants) » serait une expression improbable (cf. Chantraine, 1969, p. 128 : « il ne valait peut-être pas la peine d’écarter explicitement la traduction ϑoáζετε ‘vous vous hâtez’ »).
5Les modernes, pour trancher la question, ne disposaient pas seulement de deux emplois de ϑοáζειν, sedere, dans Empédocle, 14, 8 B. (= B 3, 8 DK ; chez Sextus) : καί τότε δὴ σοφίης ἐπ’ ἄκροισιν ϑοáζει (voir Les Origines, III, p. 32 s.), que Hermann ne discutait pas (mais cf. Schneidewin), et dans les Suppliantes d’Eschyle, 595 : ὑπ’ ἀρχᾶς δ’ οὔτινος ϑοάζων (glosé par le scholiaste : κaϑήμενος), « sitting by no other’s mandate » (Jebb, p. 207 ; Hermann là aussi retrouvait le verbe « se hâter », nullius sub imperio properans), mais également de l’utilisation identique de ϑάσσειv chez Euripide, Héraclès, 1214 : σὲ τòν ϑáσσοντa δυστήνους ἕδpaς (voir Aristophane, Thesmophories, 889 ; ci-dessous, Oedipe à Colone, 1166).
6Il y a en outre le contexte du Prologue, où la position assise entre dans un thème récurrent et figure comme la donnée stable dans la situation scénique : ἕδραν est repris au vers 13, προσήμεϑα au vers 15, cf. ἑζóµεσϑ’ ἐφέστιοι, v. 32 ; puis au moment où la supplication est levée : βáϑρων ἵστaσϑε, v. 142 s., ὶστώμεσϑa, v. 147. Pour la supplication complémentaire devant les autels des dieux protecteurs de la cité, on a de même :… ἀγopaῖσι ϑακεῖ, v. 20 (cf. Schneidewin ou Roussel).
7Moschopoulos rapproche des expressions comme βαδίζω τούτην τὴν ὁδόν pour définir l’emploi de ἔδρας comme un accusatif d’objet interne, proche de la figure étymologique. Ed. Escher, Der Accusativ bei Sophocles, p. 59 s., rapproche Oedipe à Colone, 1166 : τίς δῆτ’ ἄv εἴη τήνδ’ ὁ προσϑaκῶν ἕδρav (hanc sedens sessionem, Blaydes ; voir aussi le fr. 88, 3 Radt), pour l’aspect dynamique, « abstrait », que conserve le substantif (cf. Moorhouse, Syntax, p. 40).
Vers 3
8L’analyse de la syntaxe est déterminée, dès les scholies, anciennes et byzantines, par la réalité cultuelle du rite. Les suppliants avancent en tenant les branches de feuillages, couronnées de bandelettes de laine (ἐριοστέπτοίσι κλάδοισιν, Eschyle, Suppliantes, 22), dans leur main ; ainsi Oreste dans les Euménides, 43-45 : ἔχοντ’ ἐλαίας ϑ’ ὑψνγέννητον κλάδον λήνει μεγίστῳ σωφρόνως ἐστεμμένον, ἀργñτι μαλλῷ ; la même forme de participe est appliquée là à la branche ornée de laine ; Chrysès tient dans l’Iliade (I, 14 s.) les insignes de sa mission dans ses mains (στέμματ’ἔχων ἐv χερσὶν ἑκηβόλου Ἀπόλλωνος) ; les bandelettes enroulées sont fixées à son bâton (χρυσέῳ ἀνà σκήπτρῳ). Les rameaux sont déposés sur l’autel, et repris quand la prière a été exaucée (voir au vers 143, et l’excursus de Wunder, p. 154-156, Dindorf, ad l.).
9Pour accorder les mots à la réalité qu’ils étaient censés décrire, il fallait donc supposer que ce qui concernait les suppliants valait en vérité pour les rameaux, en prenant, d’une part, le participe dans le sens plus général de « pourvus de » et en appliquant, par un transfert, le sens précis aux branches (κλáδοις) ; ainsi la scholie : « couronner » est dit pour « orner » (εἰώϑασι yàp τῷ στέφειν χρñσϑaι ἀντὶ τοῦ κοσμεῖν) ; de même Moschopoulos ; à leur suite, Brunck : velamenta praeferentes manibus (précisant : non coronis erant redimiti ; sed manibus ferebant ramos oleae lana obvolutos… Sic Chryses…) ; cf. Schneidewin : « auf die ίκέται selbst übertragen, wie bei Virg. Aen. 7, 154 ramis Palladis velati » ; cf. Hartung ; à savoir : velamentis instructi, Blaydes ; cf. Campbell, Jebb : « provided with στέφη » ; Earle : « = κλάδους ἐξεστεμμένους ἐv χερσὶν ἔχοντες » ; Roussel, Longo : « c’è ippalage, perché… i rami… sono coronati di bende », etc. Pour la définition de l’emploi du datif, Kamerbeek hésite entre un complément de moyen : « by means of… (à savoir les branches) well provided with (à savoir κεκοσμημένοι selon le scholiaste) woolen garlands » (grâce aux rameaux, pourvus de bandelettes – dans les rameaux), ou du point de vue (« d’intérêt ») ; Mazon, 1951, p. 15, pour tourner la difficulté, donne à στέφη le sens non de « couronnes » ou « bandelettes », mais celui, plus général, d’« offrandes (religieuses) » ; renonçant à inclure dans l’image les « couronnes » (de laine propitiatoire) fixées aux branches, il analyse ἐξεστεμμένοι par « parés en guise d’offrandes » (obtenant ainsi pour κλáδοισιν une fonction d’attribut).
10Hésitant à solliciter aussi violemment le sens du participe, Thomas lui laisse sa valeur propre de ἐστεφανωμένοι, en supposant que les suppliants étaient à la fois couronnés eux-mêmes et porteurs de rameaux (ἀλλὰ καὶ ἐν χερσὶν…) ; Oedipe leur demande bien de les reprendre, à la fin de la supplication ; la couronne de feuillage qu’ils portaient sur la tête était destinée, « selon la coutume des anciens », à conférer à la délégation plus de sainteté aux yeux de la personne implorée (ἱν’ αἰδέσιμοι δοκοῖεν τοῖς οὓς ἱκέτευον). Le référent du participe était ainsi respecté, mais le datif traduit librement, « selon le sens », sans relation directe avec lui.
11Si l’on admet, d’une part, comme il est inévitable de le faire, que l’ornement, dans la phrase, s’applique aux personnes et non aux branches (cf. M. Delcourt, 1937, p. 63-66) et que l’on maintient, d’autre part, que κλάδοισιν désigne bien les rameaux que les suppliants ont dans les mains, on ne peut guère échapper à la conclusion que « couronnés » (sans référence aux bandelettes, cf. Mazon) décrit métaphoriquement les personnes qui se présentent, tout entières, comme des couronnes de branches. La luxuriance des rameaux cache la différence’de la tête et du corps. La métaphore souligne l’abondance. On n’a ainsi aucun mal à construire le datif (et le complément, inversement, appuie l’usage figuré). Les κλάδοι forment un οτέφος pour chacun (et non autour de la foule tout entière, M. Delcourt, 1937, p. 68). Il en va de même alors, aux vers 19 s., où l’on a, sans complément, (φῦλον) ἐξεστεμμένον pour la délégation des hommes réunis sur les places de la ville. Le préverbe (ἐξ-) n’est pas « superflu » ; il note que les suppliants sont comme confondus avec leurs couronnes de branches, incarnés en elles comme en une seconde nature1.
Vers 6-8
12Wunder a éliminé le vers 8 (ex v. 40… confictum) parce qu’il lui paraissait indécent de penser qu’Oedipe avait pu se présenter lui-même dans des termes aussi orgueilleux (« étalage d’orgueil », Roussel), et parce que l’on observe dans les autres pièces que le nom des personnages est introduit, comme il est naturel, par l’interlocuteur qui s’adresse à eux (cf. Ajax, 1, 14 ; Antigone, 1, 11, etc. ; cf. vers 14). Cette dernière raison a poussé récemment Reeve, 1970, p. 286-288, à considérer de nouveau le vers comme une interpolation ; il serait contraire au « réalisme » de Sophocle qu’un personnage décline ses noms et qualités devant un partenaire qui les connaît parfaitement (voir cependant Étéocle, Sept, 6).
13Le vers peut être facilement athétisé, si on le juge inutile, puisqu’il forme tout entier une apposition à αὐτός ; encore faut-il qu’on en réduise le sens à une présentation. Or, d’abord, αὐτός, redondant après μὴ παρ’… ἄλλων si l’on n’y voit que le pendant positif (« moi-même »), a une valeur emphatique, adaptée à la situation de détresse. Oedipe ne dit pas qui il est, mais quel est son pouvoir, de façon à redonner confiance aux Thébains. N’est-il pas cet Oedipe « partout célèbre » (la formule épique rappelle la présentation d’Ulysse, jubilant devant Polyphème, Odyssée IX, 19 s.), celui dont on dit qu’il est cet Oedipe-là ? L’épithète enclavée πᾶσι κλεινός et le participe καλούμενος font double emploi (au point que Mazon les confond : « moi, Oedipe – Oedipe au nom que nul n’ignore », comme Masqueray) tant que le groupe prédicatif « Oedipe, célèbre pour tous » n’est pas clairement détaché de « qui porte ce nom » (πᾶσι avec κλεινός, « famous in all men’s eyes », Moorhouse, Syntax, p. 85, contre Moorhouse, p. 18). Le nom prend alors, au-delà de sa fonction épidéictique, la valeur seconde qu’annonce et que lui confère l’épithète (et sans doute en même temps l’étymologie, sur οἶδa) ; Oedipe ne serait pas si célèbre s’il n’était cet Oedipe, le « savant » libérateur (« Knowfoot », Earle, p. 40 ; Knox, Oedipus at Thebes, p. 183, 264 ; cf. Segal, Tragedy and Civilization, p. 207 et 209). C’est moins son caractère qui s’exprime (la confiance en soi le caractérisant, cf. Kamerbeek) que la réalité motivée d’une reconnaissance sociale.
14La relation entre αὐτòς… ὁ πāσι κλεινός et μὴ παρ’ ἄλλων prend son sens à la lumière de la renommée universelle d’Oedipe, établie selon le modèle des héros homériques ; sa gloire permet l’instauration d’un pouvoir direct, sans intermédiaire. Comme il est célèbre pour tous, il répond à tous. La communauté est ainsi située dès le début en face d’un individu exceptionnel par l’opinion dont il jouit auprès d’elle (voir plus bas l’analyse de la requête du prêtre)2.
Vers 9 s.
15Presque tous les critiques, depuis les scholies et Brunck, ont traité le groupe πρέπων ἔφυς comme un équivalent de πρέπει, « il te revient », commandant l’infinitif φωνεῖν, en le rattachant à l’apostrophe ὦ yεpaιέ : « vieillard,… : tu es tout désigné pour parler en leur nom » (Mazon ; cf. Roussel : « car il est naturel que… », traduisant ἔφυς ou πρέπων ? ; « since it is thy natural part… », Jebb). Cependant, ce n’est pas l’âge qui distingue l’homme, mais la place qu’il occupe au sein de la délégation (Wunder, Dindorf, etc. ; cf. v. 18 ; Jebb réunit les deux aspects : « the… claim of age and office combined » ; cf. Longo ; dans « la réalité », peut-être, mais pas selon la lettre). Oedipe s’adresse à ce vieillard, parce qu’il se distingue dans le groupe des suppliants (le tour périphrastique met en relief la distinction visible) ; on donnera donc à πρέπων le sens de « qui se détache » (cf. Longo) plutôt que d’y voir un transfert de l’impersonnel πρέπει à l’agent sujet (Moorhouse, Syntax, p. 260).
16Kamerbeek, à la suite de Campbell (« in transition from ’being conspicuous’ to ’being suitable’ »), pense que les deux valeurs se superposent dans la même expression ; sans doute, le tour avec ἔφυς, par lui-même, est-il en faveur de l’une des acceptions, mais surtout la construction de l’infinitive (conduisant à poser en même temps πρέπει) dépend elle-même de l’option ; avec « conspicuous among », il faut accentuer l’idée de conséquence : « de manière à être la personne à parler en leur nom ». Les mots sont certes liés dans la langue, mais la syntaxe marque une préférence.
17Le même problème se pose au vers suivant, pour le sens de πρό, où Campbell a également proposé d’entendre à la fois « au nom de » (voir Jebb ou Bruhn) et le sens local de « devant » (Earle) : « partly’foremost’, partly’in behalf of’ ». Longo élargit le champ de la superposition en acceptant, à la fois, « à la place de » et « en faveur de » ; ce dernier sens ne convient pourtant pas à la situation : Oedipe choisit le personnage représentatif comme porte-parole, non pour qu’il se substitue aux autres, mais pour qu’il parle pour tous (πρò τῶνδε différencié avec raison par Jebb de ὑπὲρ τῶνδε).
Vers 10-13
18L’impasse où s’est enferrée l’analyse de la période touche la traduction de τίνι τρόπῳ, celle de κaϑέστατε, le rapport des participes en disjonction avec ce premier groupe – on y a vu le mobile de la supplication, et à partir de là, une explicitation de la question τίνι τρόπῳ… « pourquoi êtesvous assis là ? Est-ce l’effet d’une crainte… ? » (Roussel) –, enfin le sens de στέρξαντες comme deuxième terme de l’alternative.
Depuis Brunck on donne à τίνι τρόπῳ le sens de quare, quam ob rem, en supposant que la question, après φράξε, porte sur le motif de l’entreprise (voir par exemple Wilamowitz : « was treibt euch… ? ; « pourquoi cette attiattitude ?», Masqueray ; cf. Roussel, ci-dessus ; « à quoi rérépond… ?», Mazon), d’après les scholies anciennes, qui paraphrasent par : ἐπὶ ποἰᾳ προφáσει ἱκετεύετε, en expliquant bien que la suite vient préciser la nature des mobiles : εἶτa ἐπιφέρει τàς aἰτίας (cf. aussi les scholies byzantines). Quand même on s’est tenu à une traduction plus littérale : πῶς διακείμενοι (Schneidewin), « in what wise » (Campbell, comme Bellermann, ou Jebb), on interprète de la même façon : « was bedeutet oder bezweckt ? » (Bellermann) ; « il τίνι τρόπῳ chiede ragione della supplica » (Longo).
Dans cette logique, on voit dans κaϑέστaτε l’attitude physique des suppliants, en accord avec ἕδρας… ϑοáζετε du vers 2 (cf. Wunder), exprimant l’action même de la supplication : « … habt ihr euch niedergesetzt » (Bellermann, comme Schneidewin) ; « … are ye present here ? » (Campbell) ; « are ye placed here » (Jebb ; voir encore Bruhn, Wilamowitz : « … zu dem Bittgang » ; Roussel, Mazon, Longo).
Dans le groupe des deux participes, comme on s’attend à trouver la raison de la supplication, on tire, après la crainte, de στέρξaντες l’idée complémentaire d’une demande (« or with the view of making some petition », Blaydes), en donnant à oτέpyειv la valeur de petere, cupere, orare (Brunck, avec référence à Oedipe à Colone, 1094, mais voir Friis Johansen, p. 219, pour ce passage). Le sens de « désirer » a été très généralement adopté (voir Wunder : auxilium petentes ; Ellendt, s.v., p. 693, Dindorf, Bellermann, Campbell, Jebb, Roussel, Mazon, Kamerbeek, Longo).
19A la crainte suscitée par la situation (praesentis periculi metu adducti, Wunder) on pouvait alors opposer l’aide implorée pour un mal à venir (malum, quod futurum putabant, oppugnaturi), ou bien à une menace redoutée en raison d’un crime commis, l’espoir d’une assistance dans le malheur présent (… an auxilium in praesente calamitate desiderantes, Dindorf). Schneidewin, en relation avec la crainte qu’inspire l’avenir, voyait dans le deuxième terme le malheur qui avait déjà frappé les Thébains, mais il entendait στέρξaντες (expression atténuée pour πaϑόντες, ἀvaτλάντες) comme « ayant dû vous plier au malheur » (« nachdem ihr euch in ein Unglück, das euch betroffen, habt fügen müssen ») ; cette compréhension était celle des scholies anciennes : ἤ πaϑόντες ἐκδικίας τυχεῖν ἀξιoῦτε ὅπερ ἐδήλωσε διà τοῦ στέρξαντες οἷον ἢδη πεπονϑóτες (Nauck objectait qu’on ne voit pas comment la résignation pouvait avoir fourni le motif de la supplication ; voir aussi la discussion de Jebb). Sans distinguer les temps (présent et avenir, avenir et présent, avenir et passé), on pouvait simplement voir dans στέρξaντες une attente plus particulière, au sein de l’état général de frayeur (Bellermann ; ce que Bruhn, avec εἴρξαντες, variait encore en supposant que le remède était déjà trouvé, et qu’Oedipe était imploré pour qu’il en soutienne l’application). L’aoriste avec la valeur durative de « désirer » faisait difficulté (Blaydes estimait qu’il aurait fallu le futur στέρξοντες et rapportait la faute au voisinage de δείσαντες, comme le fait encore Dawe, mais avec le sens de « in loyal affection », et en optant donc pour le présent στέργοντες). Blaydes, après Musgrave, donnait la préférence à la leçon στέξαντες de certains manuscrits et de Moschopoulos : ὑπομείναντες (voir les arguments réunis par Jebb contre cet expédient) ; d’autres (comme Nauck, ou Earle, cf. ci-dessus Bruhn ; voir encore A.Y. Campbell, 1954, p. 1-4, qui réécrivait les vers 10 s. : τίνι πόϑῳ κaϑέστaτε ; πείσοντες ἢ ‘πέρξοντες) concluaient que le texte n’était pas compréhensible, ce qui, étant donné l’analyse, était bien vrai (ἢ oὐ στέρξαντες : « non satisfaits » ou « n’acceptant pas », proposé par un auteur anonyme de Cambridge, en 1812, est adopté par Earle ; Nauck cite la même conjecture d’après Margoliouth, Studia scenica, 1883).
20Le débat ne pouvait guère faire de progrès tant qu’on considérait que les participes exprimaient la motivation de l’action désignée par le verbe principal, qu’Oedipe se déclarait prêt à soutenir (« va, sache-le, je suis prêt, si je puis, à vous donner une aide entière », Mazon, pour ὼς ϑέλοντος ἂv…). Or la question posée au prêtre de Zeus (φράζε) porte sur les sentiments qui animent les Thébains, et non sur la motivation objective, supposée connue d’Oedipe. Elle concerne donc primordialement la relation des Thébains à la personne d’Oedipe.
21Cette interprétation suppose :
221. que l’on applique κaϑεστáναι aux dispositions des Thébains, explicitées dans la suite par les deux participes, sans leur motivation (il n’y a aucune « ambiguïté », comme le pense Dawe, qui cherche à concilier les deux interprétations : « position taken up by the suppliants » et « mental attitude ») ; Elmsley s’était prononcé avec netteté : ’quare hic sedetis’, plerique interpretes, imo πῶς ἔχετε (cf. Dindorf, Blaydes) ; mais la traduction n’impliquait pas de modification dans l’analyse générale (quant à Schneidewin, il restreignait le πῶς διáκεισϑε au tour interrogatif τίνι τρόπῳ, sans inclure κaϑέστaτε, réservé à la position ; voir aussi Jebb) ; quand même on traduisait κaϑέστaτε comme il convient (sans confondre le verbe avec προσήμεϑa, v. 15 ; c’est le sens consigné dans LSJ, s.v., B, 5 : « in what case are ye », qui est le bon), le sentiment pouvait encore être rapporté au passé, à savoir au mobile de la procession (cf. Mazon : « à quoi répond… ? »). Or les sentiments actuels sont seuls en question.
232. Les participes n’offrent pas deux éventualités, sur le même plan. La disjonction corrige. Ou bien les Thébains ont peur, et sont venus s’adresser à Oedipe en ayant peur avec lui ; ou bien ils l’exceptent (« plutôt ») par l’affection qu’ils lui portent et la confiance qui peut se fonder sur elle. στέpyειv conserve sa valeur habituelle.
243. Le génitif absolu ὡς ϑέλοντος… ne vient pas justifier l’invitation faite au prêtre de faire connaître le pourquoi de la supplication, comme on le pense en déclarant, ainsi que le fait Jebb, qu’il faut le rattacher à φράζε : « ὡς ϑέλοντος ἄv (to be connected with φράζε) implies the apodosis of a conditional sentence » (de même Bruhn : « ὡς – denn – <φράσειας ἄv> ϑέλοντος… » ; ou Moorhouse, Syntax, p. 256 : « speak… in the knowledge that I shall be willing… », cf. p. 76 pour la valeur causale ajoutée par ώς, et p. 306). Il développe, du côté de l’hypothèse positive, qu’il retient, la raison qu’aux yeux d’Oedipe les Thébains ont de lui témoigner une affection particulière, ὡς ϑέλορτος… se rattache donc directement à στέρξαντες et à ce deuxième terme seulement, dans la disjonction.
25L’hypothèse selon laquelle il fallait rattacher ώς… à στέρξaντες a été soutenue par Kennedy (cf. Jebb, qui la combat, et l’a ainsi discréditée), avec le défaut, sans doute, de prêter à στέρξaντες une nuance (« in contentment ») qui ne convient pas. Il n’y a pas lieu, en tout cas, de tirer de cette construction, comme le dit Jebb, que « their belief in his goodwill would reconcile them to their present miseries ». Ce n’est pas l’acceptation d’une situation (inacceptable) qui est en cause, mais la « positivité » d’une confiance qui les arrache à la paralysie.
264. Si l’aoriste, avec δείσaντες, peut exprimer un état (voir aussi Dawe), il n’en va pas de même pour στέρξαντες, dont la valeur ponctuelle est certaine ; le deuxième participe, en accord avec l’analyse proposée, exprime donc bien un mouvement, exceptionnel en comparaison de l’état « normal » : « ou bien êtes-vous parvenus à vous dessaisir de votre frayeur en me témoignant de l’affection… ? ».
275. On peut dire que la dernière proposition, introduite par γáρ, ne se comprend bien que dans cette progression : les Thébains sont fondés à lui faire confiance, et donc à attendre un soutien efficace ; ne serait-il pas bien insensible s’il ne s’apitoyait pas (où, avec μή conditionnel et le participe, après une proposition négative dont δυσáλγητος est un équivalent ; cf. Moorhouse, Syntax, p. 333) ?
28Oedipe ne dit donc pas au prêtre qu’il serait un être insensible s’il ne les écoutait pas (« parle sans peur… je n’ai pas un cœur de pierre »). Il élimine par avance, sans attendre la réponse, l’hypothèse (contraire) qui empêcherait les Thébains d’avoir les sentiments qu’il suppose qu’ils lui portent pour sortir de leur peur.
Vers 14-57. Le prêtre de Zeus
L’action de la cité (v. 14-21).
La lutte des Thébains contre la peste suit une double voie. Les hommes en âge de porter les armes se sont rassemblés, sur les places de la ville, deux groupes devant chacun des temples d’Athéna guerrière, les autres devant celui d’Apollon prophétique, pour implorer leur secours (v. 19-21). Représentant l’ensemble de la ville, les plus jeunes d’entre eux, les hommes non mariés, sont avec les enfants et les vieillards assis devant le palais ; les prêtres des dieux de la cité sont là (v. 16-19). Parmi eux, le prêtre de Zeus s’adresse à Oedipe comme à celui à qui la ville (« mon pays ») a délégué l’autorité (v. 14). A l’action entreprise par la cité elle-même (voir aussi v. 4 s.) s’ajoute la supplication auprès des autels privés du roi (v. 15 s.). La division fait apparaître la différence entre la ville et le détenteur du pouvoir dont on attend qu’il agisse du palais comme de l’extérieur.
Le fléau (v. 22-30).
Le roi, de lui-même, sans l’appel de son peuple, voit clairement, bien entendu, l’excès du mal. A ce stade de la crise, la ville est secouée, comme un nageur par les vagues, et risque d’être engloutie par la tempête qui tue (v. 22-24). Elle meurt dans les cultures de sa terre, dans les pâturages, dans les fausses couches de ses femmes (v. 25-2 7) ; au milieu de ces maux, le dieu destructeur s’attaque plus directement encore à elle par la peste qui vide la maison de Cadmos et y accroît (sur terre) l’empire de la mort, dans les cris inarticulés de la douleur (v. 27-30).
L’appel au sauveur (v. 31-46).
Le prêtre, pas plus que les jeunes gens les plus âgés et les plus petits, n’assimile Oedipe à un dieu, mais ils sont là parce qu’ils le considèrent comme le plus fort des hommes, dans les événements humains et dans l’ordre démonique (v. 31-34). Ils s’adressent à lui en tant que bienfaiteur de la ville, venu la délivrer de la tyrannie de la Sphinge (v. 35 s.) ; ce qu’ils admirent, c’est qu’il n’a point reçu pour le faire d’instructions de leur part ni n’a de technique particulière, d’où la rumeur qu’un dieu l’a aidé à leur rendre la vie (v. 37-39). Par analogie, les Thébains attendent de la puissance souveraine d’Oedipe qui règne sur tous qu’elle leur trouve un remède, soit que le roi ait entendu la parole de l’un des dieux, soit encore qu’un mortel l’ait instruit (v. 40-43). Car, lorsqu’un homme a connu une situation difficile, les circonstances de la décision vivent au-delà de l’événement (v. 44 s.). Cette conviction du prêtre fait qu’il demande à l’être d’exception qu’est Oedipe le salut de la ville (v. 46).
Les obligations du pouvoir (v. 4 7-57).
La royauté d’Oedipe est mise à l’épreuve par la crise que traverse la cité. S’il ne reste pas le sauveur, il est condamné à tomber. Il risque, dans le souvenir de son peuple, de perdre sa gloire si, malgré le redressement spectaculaire qu’on lui doit, la chute venait à nier son exploit (v. 47-50). Il ne lui reste qu’à être fidèle à son passé en recommençant l’œuvre accomplie ; il est condamné à la réussite, il doit aux Thébains de rester l’homme de la fortune (v. 51-53). Son intérêt rejoint celui de son peuple puisque commander, selon le pouvoir suprême qui lui est accordé, c’est avoir des hommes qui, avant d’être commandés, reconnaissent le pouvoir (v. 54 s.). Si la ville pour survivre a besoin du roi, la protection qu’il lui assure devient inutile quand les hommes meurent au lieu de naître (v. 56 s.).
Vers 14-16
29Le possessif τοῖς σοῖς n’a pas pour fonction seulement de localiser les autels du palais, dont l’un sûrement d’Apollon Lycien (cf. v. 919), « in front of the palace » (Kamerbeek, cf. Jebb ; « in und vor », Schneidewin) ; l’opposition n’est pas entre les temples de la ville (v. 19-21) et les dieux protecteurs (προστατήριοι) du palais, mais, étant donné le contexte, entre le « mien » et le « tien ». Le prêtre, en distinguant « son » pays (v. 14) des autels d’Oedipe, délimite une sphère privée du culte où Oedipe entretient un commerce propre avec les dieux. Il ne le traite pas en dieu, comme le pensait Planude (ὡς ϑɛòv ἐνταῦϑα φαίvɛι τòν βασιλέα ; cf. v. 31 ; voir encore Brunck : non aris tibi dicatis ; sed… pro foribus… positis). L’ambiguïté est exclue (quoi qu’on en dise, cf. Dawe). Si les autels lui appartiennent, ce n’est pas qu’ils soient consacrés à son propre culte.
Vers 15-19
30Les décisions prises au sujet de la traduction du vers 18 ont des conséquences scéniques. Le vieillard désigné par Oedipe (ἀλλ, ὦ γɛραιέ,…, v. 9) est-il seul à conduire la délégation ou est-il entouré d’un collège de prêtres, au nom duquel il répond au roi, après avoir été désigné par lui ? D’autre part, si l’on admet que les prêtres représentent la classe des vieillards, faut-il, pour les plus jeunes, distinguer des enfants (cf. τέκνα, v. 1 et 6, mais voir ad v. 1, oἱ μὲν…, v. 16 s.) un deuxième groupe formé d’adolescents (ᾔϑεοι) ? Les deux questions peuvent être dissociées.
1. Un ou plusieurs prêtres ?
31Pour qu’il n’y en ait qu’un, puisque les autres, s’ils existent, n’ont pas de rôle dans la prière, Bentley (1816, p. 246) a corrigé ἱερεῖς en ἱερεύς (c’est le texte commenté par la scholie ; Moschopoulos lisait le pluriel, mais le commentait par le singulier : περὶ ἑαυτοῦ λέγει) ; Bentley a été suivi entre autres par Bothe, dans sa première édition (1806), Dobree, Adversaria, II, p. 32, Bergk (que cite Blaydes), puis par Nauck (renvoyant à Enger, cf. Anhang, p. 162), Tournier, Earle (1899, p. 340) ; Brunck avait maintenu le pluriel, écrivant ἱερῆς pour ἱερεῖς, de même Elmsley, Hermann et d’autres.
32Mazon, adoptant les conclusions d’un article de Roussel (1925, p. 167-170), est affirmatif : « Bentley… a bien vu qu’il n’y avait d’autre vieillard en scène que le prêtre de Zeus » (p. 72, n. 2) ; Dawe retient de son côté la correction (cf. Studies, p. 206 s. ; voir aussi Chantraine dans son compte rendu du commentaire de Kamerbeek, 1969, p. 128, ou Longo).
33On peut invoquer, négativement, contre le texte le fait qu’il n’est jamais, au cours du Prologue, fait allusion à la présence d’autres vieillards, alors que celle des enfants est mentionnée à plusieurs reprises par Oedipe (παῖδες, v. 58, 142) et par le prêtre (παῖδες, v. 32, 147, voir ad v. 1). Si l’on admet que des prêtres d’autres dieux que Zeus se sont joints au cortège, il faut accepter qu’ils s’effacent derrière leur porte-parole et que, d’autre part, ils soient d’abord là pour conduire le cortège des enfants et des jeunes gens, qui représente l’avenir menacé de la ville (les autres raisons invoquées par Dawe contre le pluriel ne sont pas convaincantes).
34Les défenseurs du texte transmis (voir Blaydes, Dindorf, Wolff, Bellermann, Jebb, Wilamowitz, Pearson, Kamerbeek, Colonna, etc. ; voir aussi Calder III, 1959, p. 126, estimant, selon sa conception de la mise en scène, cf. ad v. 1, que le pluriel désigne le public, plus précisément les prêtres du premier rang) peuvent naturellement se réclamer du pluriel (« les autres accablés par le poids de la vieillesse », v. 17) ; il est d’autant moins probable qu’on ait à faire à un pluriel de majesté que le pluriel ἱερής (que l’on corrige) suit en apposition, et que ἐγὼ μὲν… semble clairement distinctif (les autres, faut-il entendre, étant attachés à d’autres dieux ; cf. Blaydes ou Jebb : « oἱ δὲ ἄλλων ϑεῶν must be supplied mentally » ; « der [Priester] des höchsten Gottes… führt das Wort », Wolff – qui, avec Wecklein, supplée les autres prêtres en corrigeant la suite : oἱ δ’ ἑξῆς ϑεῶν/λεκτοί ; cf. Henry, 1967, p. 48-51, et McDevitt, 1973, p. 205 s., pour une conjecture analogue). Les trois raisons : l’emploi du pluriel pour la classe d’âge représentée par les prêtres, la présence de Ιερής, et la subdivision qu’implique la distinction, se renforcent mutuellement. Il ne semble pas que le personnage cherche à dire : « je suis, moi, un prêtre » (l’accent étant mis sur la fonction), comme le soutient Dawe ; il justifie plutôt la préséance, fondée sur la dignité du dieu dont il est le serviteur.
35On comprend même difficilement comment on a pu détacher le groupe ἱερεὺς ἐγὼ μὲν Ζηνός (avec une pause ou non après ἱερεύς) de oὶ δὲ…, qui précède, si étroite semble l’association, ni comment μέν a pu être coordonné à οἵδε du vers 18, qui introduit un terme distinct (voir l’explication embarrassée de Longo ; Nauck avait préféré corriger en ἱερεὺς ἔγωγε ; Bothe, en 1806, avait proposé ἱερεύς τ’ ἐγὼ μὲν Ζηνός), ni enfin comment on justifie l’ordre des mots (peut-il suffire de dire que l’accent est mis sur la fonction, avec Dawe ?).
36A cela s’ajoute qu’Oedipe, en distinguant le vieillard (aux vers 9 s. : πρέπων ἔφυς…), pourrait ne pas le distinguer des enfants, mais parmi les autres dignitaires religieux dont il est habilité, par son état et ses insignes, à être le porte-parole (πρò τῶνδε φωνεῖν). Le démonstratif ne renvoie pas à τέκνα (v. 6, qui embrasse les prêtres ; voir ad v. 1), mais prend une valeur déictique. Il ne serait peut-être pas utile de spécifier qu’il peut, en raison de son âge, parler pour les enfants (comment supposer que ceux-ci puissent parler pour lui ?), mais plutôt que sa place au sein de la procession le désigne comme porte-parole parmi d’autres possibles.
37En outre, Schneidewin rapprochait contre Bentley l’usage épique, illustré par la délégation des prêtres suppliants auprès de Méléagre (Iliade IX, 575 ss., cf. 575 : ϑεῶν ἱερῆας ἀρίστους), et Hermann auparavant invoquait le témoignage d’Eustathe (p. 775, 21 s. Van der Valk) : sacerdotes legationibus adhibitos esse Eusthatius… huius loci testimonio docet.
2. Un ou deux groupes de garçons ?
38Pour des raisons extérieures au texte, Blaydes ne voyait pas ce que venait faire la classe des ᾔϑɛoι, des jeunes gens non mariés (il mentionne la possibilité de l’éliminer en écrivant oἱ δ’ ἄλλων ϑεῶν λεκτοί, après ἐγὼ µὲv…), il lui semblait plus approprié à la circonstance « that the most venerable of the priests should join with those of tenderest years… ». Si l’on maintient le texte et que l’on veut faire coïncider le premier oἱ µὲv… avec le dernier οἵδε dans une même catégorie (comme par exemple Wilamowitz ; voir encore l’incertitude de Dawe), οὐδέπω μακρὰν πτέσϑαι σϑένοντες fait difficulté, parce que l’expression désigne concrètement « les petits » (les νεοσσοί, voir par exemple Schneidewin et les scholies anciennes, déjà) ; on doit alors avoir recours au subterfuge de dire ou bien que l’incapacité (οὐδέπω…) n’est pas physique, mais juridique (Bruhn), ou bien que la différence, avec le recul de la vieillesse, disparaît (« … in the mouth of an old man do not imply infancy », Earle). On ne verrait pas, en outre, dans l’hypothèse, comment justifier τε ou ἔτι (selon la leçon retenue).
39Elmsley avait soutenu que ἠΐϑεος disait à la fois le jeune âge (voir Ronnet, 1968, p. 634 : « les adolescents ») et l’état de non-marié, bien que le commentaire d’Eustathe (ad Iliade XVIII, 593, p. 1166, 35 s. Van der Valk), cité par Brunck, limite l’acception au statut social : oἱ ὡραῖοι… γάμου καὶ μηδέπω γεγαμηκότες (Jebb cite Euripide, Phéniciennes, 944 s., Plutarque, Vie de Thésée, 15 ; Hémon, dans le premier de ces passages, si seulement il n’avait pas choisi Antigone, ferait partie de la catégorie des non-mariés : oὐ γάρ ἐατιν ᾔϑεος). La délégation comprend les trois classes d’âge (cf. Sept, 10 s.), la médiane, cependant, pour cette action solennelle, est représentée par les pueri integri (cf. Kamerbeek). Le reste, τò δ’ ἄλλο φύλον, rassemblé dans la ville (v. 19), est composé des autres, dans la catégorie des « hommes mariés3 ».
Vers 19-21
40Jebb applique le pluriel ἀyopaῖoι à la réalité archéologique de deux places (voire plusieurs) dans la ville haute (ἀyopὰ Καδμείας) et la ville basse (voir aussi Kamerbeek, Longo, Dawe). Kamerbeek cependant (après Campbell) envisage également la possibilité qu’il s’agisse d’un emploi de pluriel « poétique » (de généralisation), ce qui est peut-être plus satisfaisant (voir, dans la Parodos, le singulier du vers 161, et la mise en évidence d’un point central). Le rassemblement se fait sur la place (avec ses temples) et, d’autre part, auprès de trois sanctuaires distingués des autres (πρός τɛ… διπλοῖς, « et auprès des deux temples… » ; « due sacrari diversi », Longo). Les commentaires, depuis les scholies, cherchent à identifier les deux temples ; on reconnaît dans l’un la demeure de Ὄγκα Πάλλας (près de la porte Ὀγκαία, cf. Jebb), et dans l’autre (avec moins de certitude, cf. Kamerbeek) celle d’Athéna Καδμεία ou Ἰσμηνία (voir les hypothèses du scholiaste) ; pour le sanctuaire mantique d’Apollon Isménios (« et devant la cendre prophétique d’Isménos », la rivière ; cf. Pausanias, IX, 10, 2 : καλεῖται δὲ ὅ τε λόφος καί ὁ ϑεòς Ἰσμήνιος, παραρρέοντος τοῦ ποταμοῦ τaύτῃ τοῦ Ίσμηροῦ), on s’interroge pour savoir s’il s’agit d’une pratique de la divination par l’observation des offrandes brûlées (ainsi le scholiaste, d’après Philochoros ; Jebb, Kamerbeek) ou par un système de voix, que Pausanias (IX, 11, 7) mentionne pour le sanctuaire d’Apollon Σπόδιος, où l’autel était constitué par les cendres des victimes (voir la discussion mentionnée chez Kamerbeek, puis Dawe). Mais la recherche des réalités topographiques ne doit pas faire oublier la fonction de la forme que revêt la triade à ce stade de l’évolution dramatique. Athéna est représentée deux fois, face à la divination apollinienne. Dans la défense implorée, d’abord du côté de la Guerrière, on reconnaît la force que la Parodos demande aux dieux protecteurs de la cité de déployer pour maîtriser le mal, à côté des instances thébaines de la médiation religieuse. La « fille de Zeus » est invoquée la première dans la prière, v. 158 s., à côté d’Artémis et d’Apollon ; elle est distinguée, aussi dans la reprise de la prière, aux vers 188 s4.
Vers 22-24
41Quand la cité est un navire livré à la tourmente, selon le topos familier (« σαλεύειυ geht auf ein Schiff », Bruhn ; « is like a ship over-tossed », Campbell dans la première éd. ; cf. Earle, Kamerbeek, Longo ou Dawe), la cohérence de l’image est brisée dans le deuxième membre, où un naufragé – ou un nageur –, comme Ulysse (au livre V de l’Odyssée), lutte contre les flots ; ici ils l’ensevelissent. On accepte alors d’avoir une deuxième métaphore, s’emboîtant dans la première (Kamerbeek, Dawe ; « überkühn sind die Bilder vermischt », Bruhn). Mieux vaut accorder le premier membre au second et admettre que la cité est comparée à un homme qui se bat contre les eaux (« die Stadt wird wie ein lebendes Wesen gedacht, das von einer Ueberschwemmung… umgerissen und überfluthet wird », Schneidewin). L’itération (φοινίου σάλου après σαλεύει) recouvre ainsi son sens ; l’image se précise : la tempête ne peut être surmontée, parce que ses armes sont la mort, avec des vagues qui tuent. Ce n’est pas une mer « de sang » (dans un sens concret, cf. Bruhn), l’adjectif a ici une acception plus abstraite (paulo remotiora…, quae funestum statum significant, Ellendt, s.v., p. 769 ; cf. Ajax, 351), il est illustré, dans les vers suivants, par les formes de la destruction. La ville est comme un individu devant la mort, sans défense5.
Vers 27 s.
42La critique, pour expliquer le mot « dieu », a rapproché l’emploi de concepts personnalisés comme le Temps, l’Amour, etc. (cf. Wunder, Schneidewin, Blaydes, Campbell). « Le feu » qu’il porte a été assimilé à la fièvre (πυρετός), selon la scholie, et le dieu lui-même à la peste (ainsi, déjà, la glose de Planude, puis Erfurdt, Wunder, Wolff, Bellermann, Jebb, Earle, Bruhn, Wilamowitz, Kamerbeek, Longo). En même temps, on a pu (cf. Schneidewin), en rappelant l’Iliade (I, 52 : aἰɛὶ δὲ πυραὶ νɛκύων καίοντο ϑαµɛιαί), retrouver dans l’épithète la flamme dévorante des bûchers (et Blaydes, à la recherche d’autres référents, la couleur de la planète Mars). Cependant le retour du feu (φλέγει), pour caractériser la violence d’Arès dans la Parodos (v. 192), et en même temps de l’épithète πυρφόρος, non seulement pour la foudre de Zeus (v. 200), mais aussi pour les torches d’Artémis (v. 206), invoqués tous deux contre le feu de la mort, ont conduit (dès Wunder) à voir dans le « dieu », au-delà des applications particulières, une force globale de destruction. En fait on cumulait le plus souvent les deux valeurs, de manière à voir incarnée dans l’épidémie la force du mal (cf. Bruhn, Jebb : « said of λοιμός » ; Kamerbeek : « personnified as… » ; Earle avait mis une majuscule : Λοιμός ; cf. aussi Masqueray, réunissant les deux termes : « le dieu qui apporte les feux de la fièvre » ; et Mazon : « une déesse…, affreuse entre toutes, la Peste »).
43Cependant, la peste est clairement l’une seulement des manifestations du dieu, l’une des armes dont il dispose et dont il se sert pour accabler la ville de Thèbes ; λοιμός… est une apposition dans la phrase, spécifiant l’une des attributions du dieu ; la nature particulière de l’épiphanie meurtrière est accentuée encore par sa place entre ἐλαύvɛι et son complément, πόλιν : « fondu sur la ville, il la malmène sous les traits de la plus meurtrière des épidémies », ἐv δ’, pris adverbialement (« et en outre »), au lieu d’une tmèse (voir Jebb, Kamerbeek, Dawe ; Moorhouse, Syntax, p. 93), distingue la manifestation la plus néfaste.
44Quand on privilégie l’aspect proprement descriptif (en fait extrêmement réduit), on est amené à penser, en outre, que le poète écrit ces lignes sous l’impression de l’épidémie qui vient de ravager Athènes (en 429, et 427-426), et à s’en servir pour dater la pièce (considérant que l’épidémie vient s’ajouter comme un élément distinct à la disette, décrite dans les vers précédents, on déduit que Sophocle aurait modifié la version traditionnelle de l’histoire, et transformé son texte sous l’effet d’un drame extérieur à celui-là, cf. Earle ; voir aussi Knox, 1956, p. 133-147 : à la fois châtiment d’une ancienne transgression et la peste historique ; Kamerbeek, p. 28 et 38), les deux options, la description et la référence événementielle, sont solidaires. Mais dispose-t-on du moindre repère, dans le texte, pour faire ce rapprochement ? La peste du début de l’Iliade fournit sûrement un « modèle » du mal, le plus ravageur, parce que épidémique, qui détruit la communauté à travers les individus (l’armée dans l’Iliade, la société civile des Thébains ici, δώμα Καδμεῖον).
45L’enjambement des vers 29 s. accentue l’image de l’échange entre la « demeure » des Cadméens, qui se vide, et Hadès, qui s’y installe (voir ad v. 29 s.). Le dieu pourvoyeur est appelé « porteur de feu », comme Zeus et la foudre (v. 200 ; Oedipe à Colone, 1658) et comme Prométhée (Oedipe à Colone, 55), parce que la destruction se concentre dans l’élément, porteur de mort aussi bien. Le mal, dans la Parodos, a la figure de la flamme (φλóγa πήματος, v. 166), la violence d’Arès destructeur flambe comme le feu (φλέγει, v. 192). C’est l’arme que brandit Capanée (πυρφόρος, Antigone, 135), dans son délire (voir dans les Sept, 432, l’homme nu, « porteur de feu », πυρφόρον, de son bouclier, et la devise, 434 : πρήσω πόλιν) ; le feu emblématise la destruction, il n’est pas lui-même le « dieu », puissance adverse et autonome, capable de se déchaîner contre l’ordre des Olympiens (et qu’il leur arrive de laisser sévir).
Vers 29 s.
46Les commentaires notent une incohérence de l’expression : Hadès se contente-t-il de pleurs, n’est-ce pas des corps qu’il « s’enrichit » ? (« … is not, properly speaking, enriched by these tokens of mourning, but by the addition to his household of the dead that are lamented », Earle) ; pour accorder les mots avec la représentation de la « maison d’Hadès », se peuplant de morts, on s’imagine les âmes pleurant leur propre destin (Bellermann, rapprochant un passage de l’Iliade XVI, 856 s. :…, ὃv πότμον γοόωσα). Mais c’est bien dans la demeure même de Cadmos que le « noir » Hadès étend son empire (πλουτίζεται), c’est là qu’il est πλούτων (le « jeu » étymologique n’est pas à exclure, avec Longo contre Schneidewin, par exemple). Planude, parce que l’accroissement de son empire ne s’accomplissait pas dans les Enfers, avait recours à l’allégorie physique (voir Empédocle, fr. 158 B., Les Origines, III, p. 178-183) pour localiser leur territoire dans les vapeurs opaques : ὃ πɛρὶ τὴν γῆν σκoτɛιvòς ἀήρ. Les gémissements appartiennent aux vivants qui pleurent les morts (τῶν τοὺς ϑανόντας ἐχόντων, Thomas). La « maison » du dieu (δῶμ’ Ἀΐδαο, Odyssée XII, 21, e.a.) est déplacée dans la demeure de Cadmos. Le vide des lamentations s’y substitue à la « vie » des vivants (voir aussi la strophe 3 du Premier Stasimon de l’Agamemnon ; cf. Agamemnon 1, p. 450 s.). La mort étend son empire au-delà des morts.
Vers 31 s.
47Comme le premier attribut, ἰσοὐμενον, dépend logiquement de κρίνοντες, qui suit la principale, ἑξόμεσϑ’, et que le premier membre, ϑɛoῖσι μέν…, reste en suspens, certains auteurs ont estimé indispensable de corriger ίσοὐμενον pour introduire un jugement dès le vers 31. La proposition de Blaydes : ἴσον νέμων, a été rappelée par Nauck, reprise par Earle ; Dawe adopte, comme Mazon-Dain, la correction ἰσούμένος de Stanley (« nous ne t’égalons », Mazon : οὐδ’ oἵδɛ, à savoir ἰσούμενοι ; voir la conjecture de Musgrave). D’autres ont évité de poser une rupture (difficilement localisable), en tirant le jugement de l’attitude même des suppliants (« governed, πρòς τò σημοανόμενον, by the verbal notion in ἑξόμεσϑ’ ἐφέστιoι = πρoσίγµϑα », Campbell ; voir aussi l’analyse de Longo). L’enjambement a été accepté par la plupart des critiques, dont Brunck, suivant la scholie de Thomas, Elmsley, après Heath, Wunder, Wolff, Bellermann : « der Satz mit μέν steht wie ein Koncessivsatz », ou Jebb. L’idée essentielle, disait Wunder, est la demande de secours (ἑξόμεσϑ’) ; la participiale, iudicantes te…, doit donc être subordonnée. C’est justifier la distinction logique des propositions (contre l’analyse que proposera Campbell), non la dissociation des deux attributs, qu’elle implique. Dans le mouvement de la phrase, le complément σ’ peut difficilement être séparé de ἐγὼ οὐδ’ οἵδε…, ni ces mots de ἑξόμεσϑ’ ; Jebb, tout en postulant une interruption purement logique, qui lui permet de rattacher ίσούμενον à κρίνοντες, est amené à ajouter : « he begins as if instead of ἑξόμεσϑ’…, ἱκετεύομεν were to follow ». En fait, κρίνοντες se fait attendre. On préférera donc suivre Campbell, ou plus récemment Moorhouse, Syntax, p. 38 : « the accusative is used as it would be with ἱκετεύω…’we sit at the hearth supplicating you’ » (voir au v. 41). Le jugement est alors une première fois exprimé dans ίσούμɛνον, avant d’être explicite dans κρίνοντες, au deuxième membre. On développera : « nous sommes assis devant toi, sans t’égaler pourtant… (voir la négation), mais nous sommes devant toi en te jugeant… ». La valeur concessive anticipe sur l’affirmation fondée. On peut donner une signification à la division. Les Thébains ne vont pas directement à Oedipe, comme ils le feraient, spontanément, avec un dieu ; ils s’adressent finalement quand même à lui en retenant ce qui fait de lui un sauveur. Le retardement marque les deux temps.
Vers 33 s.
48Pour συναλλαγαῖς, les critiques ont hésité entre le sens de « conjonctures », créées par l’intervention des dieux, telle la visitation de Thèbes, à laquelle on pense en premier lieu (cf. Hermann), par un être surnaturel comme la Sphinge, distinctes des vicissitudes plus communes de la vie des hommes (συμφοραὶ βίου), et, d’autre part, celui de « commerce », « relations » ou « entretiens », que suppose la scholie :… ἐv ταῖς πρòς τò ϑeῖον κοινωνίαις καὶ φιλίαις [τò] στοχάζεσάαι τῆς τῶν ϑɛῶν διανοίας (non recte, Dindorf)· La première acception (quidquid fit deorum interventu, Brunck) a été retenue le plus souvent (cf. Wunder, Blaydes, Jebb avec quelque hésitation, Earle, Sheppard, Roussel ou Mazon ; « ausserordentliche Schickungen », Schneidewin ; cf. Wolff ; « Götterzorn », Wilamowitz) ; δαιμόνων est alors pris comme un génitif subjectif (Jebb, « de la part de »). C’est plutôt le sens de « rapports, commerce avec… » (combattu par Ellendt, s.v., p. 707 : male ; sunt a deis praeter solitum immissa) qu’il faut retenir, avec Hartung (« Vermittelung », qu’il interprète à tort comme l’équivalent de la réconciliation, l’office des prêtres) ou Campbell (« intercourse or connection », avec un doute) ; cf. Masqueray (Dawe estime que le choix est difficile). Pour Kamerbeek, avec « interventions », le contraste de συμφοραῖς serait mieux marqué ; on peut, à la symétrie qu’il suppose, opposer la dissymétrie des génitifs, si, à côté de βίου, δαιμόνων désigne l’objet éloigné. La supériorité d’Oedipe se traduit ainsi par un double pouvoir, d’abord par la maîtrise des événements dont est faite l’existence humaine, ensuite par une faculté d’un autre ordre, qui est la perception du divin. La scholie (ad v. 33) note : oὐ μόνον… ὡς βασιλέως δέονται ἀλλὰ καὶ σοφοῦ, ce qui peut évidemment s’entendre de l’un et l’autre termes. Si Oedipe a triomphé de la Sphinge, ce n’est pas seulement qu’il a su faire face à un événement extraordinaire par son intelligence : aux yeux du prêtre, il commerce avec le surnaturel ; d’où sa science. Voir aux vers 38 : προσϑήκη ϑɛoῦ (Earle, ad v. 39), et plus loin, v. 42 s. : ɛἴτɛ του ϑεῶν φήμην ἀκούσας…, avec la note ad l6.
Vers 37 s.
49Prenant (dès la scholie) ὑφ’ ἡμῶν en facteur commun avec ἐξειδώς et ἐκδιδαχϑείς (d’autant plus volontiers que l’on estime que le complément ὑφ’ ἡμῶν ne se justifie bien, dans sa forme, qu’avec le second terme ; cf. Blaydes, Roussel, Longo), les interprètes différencient les deux participes pour le sens en ajoutant, pour le premier, la nuance d’une instruction fortuite (bien qu’on ne voie pas comment elle pourrait être tirée de ἐξειδώς ; aussi Earle pensait-il que le préverbe était là pour la contrainte métrique ; pour E. Tsitsoni, ἐκ- Verbal-Komposita, p. 15, le redoublement du ἐκ- ne fait qu’accentuer l’emphase) : « neither having gathered any casual information, nor having been purposely instructed by us » (Blaydes, comme Schneidewin ; cf. Bellermann, Jebb ;« sans avoir reçu de nous aucune indication, ni aucun conseil », Roussel, comme Wilamowitz, Schadewaldt ou Pfeiff). Les sens donnés soit à ἐξειδώς, soit à ἐκδιδαχϑείς sont, pour le besoin, extrapolés par différenciation (« hasard » d’un côté ou « conseil » de l’autre). La difficulté provient de la décision initiale de rattacher ἐκδιδαχϑείς à ὑφ’ ἡμῶν. Il était pourtant plus satisfaisant de distinguer de l’assistance divine, (προσϑήκῃ ϑɛoῦ) deux cas qui auraient pu préparer Oedipe à sa tâche : un savoir qui lui aurait été communiqué à Thèbes (mais que les Thébains n’étaient pas en mesure de lui fournir ; cf. l’emploi du verbe au v. 105) et un entraînement technique, quasi professionnel, que, sur le modèle de la divination, il se serait acquis par lui-même.
Vers 39
50Le redoublement n’est pas une simple « clause de style » (Roussel). Quand l’expression a été commentée (Nauck), c’était pour noter « le contraste avec la réalité ». Des deux termes, étroitement associés, le deuxième développe le premier, « on ne le disait pas pour le dire seulement, on le croyait » (Longo a tort de réduire la différence entre les deux verbes, qu’il signale pourtant lui-même).
Vers 40-43
51Longo ne construit pas oἶσϑα avec ἀλκήν pour complément, comme on le fait d’ordinaire (voir Blaydes : « oἶσϑα certainly must be common » ; Kamerbeek, comme Jebb, comprend pour les deux membres ἀλκήν τιν’ oἶσϑα), mais pose une anacoluthe, le participe ɛἴτɛ… φήμην ἀκούσας valant une principale (cf. Earle, qui envisage également cette solution, en rattachant άκούσας comme un participe « modal » à ce qui précède, prenant en même temps φήμην avec oἶoϑα ; mais il propose en plus de lire non seulement oἶσϑα, mais aussi ἀπό en facteur commun des deux membres). Il n’est pas facile peut-être de reprendre ἀλκήν en le dissociant de ɛὑρɛῖv, mais on n’est pas contraint pour autant d’admettre une anacoluthe ; oἶσϑα peut être pris absolument (voir LSJ, s.v. ɛἴδω, 1, in fine), pour isoler la notion de savoir ; ἀπ’ ἀνδρός dépend de oἶσϑα, sur le même plan que φήμην ἀκούσας (ce que Jebb sentait aussi, estimant plus simple de rattacher ἀπ’ ἀνδρός à oἶσϑα, plutôt qu’à ἀλκήν) : « soit que tu saches, pour avoir entendu la parole d’un dieu, soit que tu saches, instruit par un homme ». Il n’y a pas lieu ainsi d’admettre la construction de ἀκούσας avec ἀπό, parallèle au génitif του (Moorhouse, Syntax, p. 64). La dissymétrie détache ἀπ’ ἀνδρός7.
52La leçon του est souvent préférée à cause du parallélisme avec του ϑɛῶv (cf. Mazon-Dain, Colonna), mais, le deuxième membre prenant une autonomie, l’argument ne tient pas (Dawe imprime που, comme Campbell, Jebb, mais commente : « the variant του… may well be right… »). Ainsi le savoir est inspiré par les dieux, comme dans le cas de la Sphinge (v. 37-39), mais l’ordre humain reçoit un rôle privilégié, qui tient précisément au fait que l’assistance divine s’est exercée dans le passé (voir la note suivante) ; cet ordre ne désignerait pas alors Tirésias (cf. Campbell), mais indirectement les moyens dont dispose Oedipe par lui-même8.
Vers 44 s.
53Le problème posé par τὰς ζυμφορὰς… τῶν βουλευμάτων est l’un des plus difficiles de la pièce. La solution est partiellement liée à la compréhension du contexte. Pour la longue histoire de la critique, voir la dissertation sur ce passage dans l’appendice de Jebb (p. 207-219) et, pour les études plus récentes, la liste des titres dans Dawe, Studies, p. 207.
54Jebb rattache avec raison les vers au contexte plus large (« from v. 35 », ad l., et p. 218). Oedipe, à cause de ses malheurs, a une expérience pratique, qu’il a mise en évidence à son arrivée à Thèbes, dans le passé (voir v. 35-39) ; on peut compter qu’un homme armé de ce savoir saura nous tirer d’affaire dans l’avenir aussi (καί : « also prudent in regard to the future ») – comme il l’a fait dans le passé. Jebb se rallie ainsi à la vulgate du sens (« which has come down, presumably, from the Alexandrian age », p. 218 ; mais voir infra pour la scholie ; parmi les modernes, cf. par exemple Hartung, Schneidewin, Blaydes, Campbell dans la première éd.) : « for I see that, when men have been proved in deeds past (τοῖσιν ἐμπείροισιν, la référence au passé n’est pas toujours accentuée si fortement), the issues of their counsels, too, most often have effect ». Cette compréhension néglige le fait que les dieux ont aidé Oedipe à vaincre la Sphinge, tandis que l’importance de l’élément humain dans la situation présente ressort de l’analyse des vers précédents (voir ad v. 40-43).
55Dans le cadre de la discussion établi par Jebb, confirmant la tradition antérieure (contre les tentatives de Shilleto et Kennedy, cf. ci-dessous), de nombreuses études ont porté sur les difficultés que la construction adoptée pose à la fois pour le sens de ξυμφοράς et de ζώοας, et pour le lien établi entre ξυμφοράς et βουλευμάτων.
Contre le sens de « résultats », pour ξυμφοράς (« issues », Jebb, d’après la scholie : τὰς συντυχίας καί τάς ἀποβάσεις τών βουλευμάτων ; cf. Wunder : eventus consiliorum ; Hartung dans sa traduction, Blaydes, Campbell ; cf. Masqueray, Mazon, Kamerbeek, Longo), Crosrbry, 1892, p. 145, revient à « événements malheureux » (« troubles ») et comprend : « même les malheurs tournent bien (ξώσας = successu florentes, Erfurdt), comme Hartung, dans son commentaire : « Die Un-oder Zufälle ihrer Anschläge haben Bestand » (cf. Bellermann ou Roussel), critiquant la valeur adoptée pour ξώσας, choisissant le sens de manere…, vigere (cf. Rickards, 1907, p. 96 : « adversity is the most lively of counsels »). Pour les uns, l’adversité (accidentelle) est surmontée par l’excellence des plans (cf. par exemple Bellermann ou Roussel), pour les autres, cette « meilleure des conseillères » est à l’origine même de ces plans, d’après l’adage : « necessity is the mother of invention » (Rickards, reprenant Earle, p. 98). Une variante de la compréhension propose : « entre leurs conseils, leurs malheurs sont ceux qui se gravent dans l’esprit le plus durablement » (« with most enduring significance » pour ξώσας, Rickards, p. 96 ; cf. Hartung).
Avec la valeur neutre de « résultats » aussi bien qu’avec « malheurs » pour ξυμφοράς, on était mal à l’aise devant ξώσας ; quand on opte pour « résultats », le participe est forcé dans le sens de « couronnés de succès » (cf. Erfurdt ou Longo), préféré à « durables », « vivants » (Wolff, Campbell, Kamerbeek ; voir déjà la scholie : οὐκ ἀπολλυμένας), quand c’est « malheur », on doit opter, plus artificiellement, pour « tournant au bien » (Bellermann, Roussel). Aussi, comme le sens général était clair (« there has never been any question as to the general sense which these two lines are intended to convey » : le malheur est le meilleur conseiller – contre le malheur –, Rickards, p. 95 s.), on a souvent considéré que ξώσας devait être corrigé ; les corrections ou bien s’adaptent à la situation (cf. δμῷας, Musgrave : « les malheurs servent l’intelligence » ; χρώσας, Tucker, 1892, p. 145 s. : « chance haps… serve as oracles touching their plans » ; ἥσσονς, Richards, 1893, p. 19 : « l’intelligence triomphe des malheurs » ; ῥίξας, Mekler, approuvé par Earle : « even misfortunes are a source of counsels » ; ξώστρας, Heidel, 1921, p. 80 : « disasters… serve to brace their wits for counsel », avec comme appui Térence, Phormion, 315 s.) ou bien traduisent l’une des valeurs données à ξώσας (ainsi A.Y. Campbell, 1954, p. 5, récrivait : τἀκ συμφορᾶς σώσανϑ’ ὁρῶ, « les conseils issus d’un événement malheureux » se sont montrés salutaires ; Pearson, 1929, p. 90, avec une autre traduction de ξυμφοράς, « comparaisons », voir ci-dessous, trouve que σώας serait plus naturel que ξώσας).
Quand, avec Jebb, on regroupait τὰς ξυμφοράς et τῶν βουλευμάτων (« the issues of their counsels », génitif pertinentif, selon Moorhouse, Syntax, p. 52 : « connected with… » ; même avec « malheurs » on pouvait interpréter : « les malheurs dans…, dans le domaine de leurs plans », Bellermann), la disjonction des termes faisait à son tour problème pour certains (sensibles à une intention de Sophocle, cf. Rickards, p. 97) ; τῶν βουλευμάτων était alors parfois compris comme un complément de cause (« by reason of », Crosby, p. 145 ; « grâce à », Roussel) ou bien considéré, parfois avec μάλιστα (séparé de ξώσας), comme un partitif (cf. A.Y. Campbell ; Rickards, ibid. : « among their counsels »).
56Poussés par la difficulté du tour et l’obscurité, certains auteurs proposent un sens singulier pour ξυμφοράς (voir encore Dawe : « no known meaning of this word will yield an acceptable sense »). Kennedy (1854, à la suite de Th. Young ; cf. Campbell, Paralipomena, p. 85 s., contre l’assimilation par Jebb, p. 211, de John à T. Young) introduit la « comparaison » par une analyse du terme (« I see that… also… comparions of their counsels… are in most lively use » ; le sens, repris par Pearson, 1929, p. 90, est consigné ainsi dans LSJ, s.v., I). Shilleto (cf. Jebb, p. 212) est arrivé aux mêmes conclusions, sa traduction est adoptée par Whitelaw (1886) : « conférence… of counsels ». Fennell (1886, p. 72) préfère dans la même ligne « collections » à « collations » (la mise en commun des avis plutôt que l’examen comparatif ; voir la discussion de Jebb, p. 211 s.). Un peu différemment, Wilamowitz comprend l’« apport » d’un conseil extérieur : « der Rat, der ihm von aussen kommt » ; de même Pfeiff).
57La discussion montre au moins que le mot de ξυμφοράς porte le sens ; il porte même l’oxymore. Le contexte étant limité à la situation présente, dans sa relation avec l’épisode de la Sphinge, ξώσας peut marquer, comme on l’a dit (voir ci-dessus), la continuité du passé au présent (voir Trachiniennes, 1169 :… χρόνοῳ τῷ ξῶντι καὶ παρόντι νῦν ; ou Agamemnon, 819 : ἄτης ϑύελλαι ζῶσι). Ce qui dure d’un acte d’homme, d’un haut-fait à l’autre, ce pourrait être non seulement la qualité de la décision qui l’a rendu possible, mais l’événement lui-même de la décision comme un gage d’une nouvelle réussite.
58καί distingue deux ordres ; à côté des décisions, il y a, pour le prêtre, parallèlement aux « événements de la vie » (v. 33), des événements formés par les décisions : les hommes qui ont acquis une expérience n’ont pas seulement la connaissance de ce qu’il y a à faire, ils peuvent revivre le moment d’une décision ancienne, « la circonstance qu’étaient leurs résolutions ». Leur savoir est fondé dans l’expérience du passé, mais comme l’événement de la décision fait partie de cet acquis, il reste ouvert sur le moment de l’action. La faculté de décider est réinscrite dans le passé, dans le temps d’une réalisation. Le savoir cumulé ne permet pas, par luimême, de venir à bout d’une épreuve complètement neuve comme le fléau. Ce serait plutôt le retour aux circonstances anciennes de la décision, quand elle était affrontée à une action impossible, devant la Sphinge, qui permet à Oedipe d’affronter à nouveau la mort.
Vers 46 s.
59L’itération de ἴϑι, au début des deux vers, est distinctive. Le premier, avec ἀνόρϑωσον, a une fonction conclusive ; le vers clôt le développement commencé avec νῦν τ’…, v. 40 (et, plus haut, avec le v. 31). Le second, avec εὐλαβήϑηϑ’, marque le passage à un nouveau point de vue, qui, après la détresse de la cité, considère l’intérêt du roi et de son pouvoir (v. 47-57). Au fléau s’ajoute la menace qui pèse sur Oedipe9.
Vers 49 s.
60La phrase amène la négation de la précédente. La gloire présente est fondée sur la délivrance dans le passé (vῦv… πάρος). Or ce même passé de gloire peut être anéanti si le présent, au lieu de manifester la puissance d’Oedipe, révèle son incapacité d’avoir eu la force de confirmer sa grandeur, en un deuxième temps (ὕστερον, il n’est pas question du futur et ὕστερον ne répond pas à νῦν [v. 47], comme le dit Longo ; pour le futur, cf. Jebb ad v. 47). Il ne resterait dans les mémoires (μεμνώμεϑα, face à κλῄξει) que la coupure, le souvenir d’une chute liée à la gloire (cf. τε… καί) – d’une obligation non remplie et donc d’une réputation factice (ὕστερον est donc corrélatif d’un πρότερον implicite dans le premier terme : στάντες τ’…, cf. par exemple Longo, et ne doit pas être rattaché à μεμνώμεϑα, comme l’a proposé Earle). Les participes, dans la double construction du verbe, ajoutant, après le génitif, un contenu, font figure de prédicat : « ton règne, une splendeur factice démasquée dans la chute ».
Vers 51
61Le vers 51 est une reprise du vers 46, où ἀνόρϑωσον est déjà mis en relation avec ὀρϑῶσαι, v. 39. La première correspondance (v. 39, 46) reste interne à l’argument qui mettait l’ancienne délivrance en relation avec le fléau présent, la seconde, après la division et la mise en garde des v. 46 s. (ἴϑι…, ἴϑɩ…), revient sur cette relation pour montrer que la victoire sur le monstre peut être annulée par l’inconstance ou par les vicissitudes.
62L’itération, avec la variation qui lui est liée, précise, corrige et renchérit : ἀλλ’ ἀσφαλείᾳ… Si l’on n’est sensible qu’à la « répétition » (comme Dawe, qui, après Groeneboom, se demande si le vers 51 est bien authentique), on nie la possibilité même que la figure soit employée avec ses fonctions de structuration (quel type de « sens » peut être visé dans le verdict : « this verse adds very little to the sense » ?). D’autre part, la justification de l’insistance (F. Schroeder, De iteratis apud tragicos Graecos [1882], p. 123, cité par Earle) ne fournit qu’une « défense », et donc est insuffisante.
63On s’est demandé comment comprendre le datif, comme un complément de but (Moschopoulos ; consilii, Wunder ; « of design », Blaydes), indiquant le résultat : ut firma stet (Wunder ; cf. Kamerbeek : ὤστε… ; cf. LSJ, s.v., 1), ou adverbialement (cf. Dindorf, Campbell, Jebb, Earle ; Bruhn et Longo combinent les deux aspects : « modal… : so, dass… »). En même temps on insiste (avec raison) sur la valeur étymologique, rendue transparente par la proximité de πεσόντες (cf. Campbell ; Earle : « the insistence on the literal meaning is Sophoclean » ; Bruhn et Longo, avec l’accent mis sur le résultat). La valeur modale (proche d’un complément de moyen) doit être considérée en premier lieu dans la logique de l’argument. Le prêtre, en effet, enjoint à Oedipe de faire du salut de la ville une action durable, soustraite aux vicissitudes (voir ad v. 49 s.) ; sa familiarité avec le monde des dieux doit se montrer à l’épreuve du temps, et donc comme véritablement « divine » (voir aussi ad v. 52-57). Les qualités de la personne semblent être exprimées par ἀσφαλείᾳ (cf. LSJ, s.v. ἀσφαλής, I, 2 : « of friends…, unfailing, trusty ») plutôt que l’état de la ville (s.v. ασφάλεια, I, 1 : « stability » ; valeur supposée par contraste avec le vers 50 ; « applies to its future state, proleptically,… », Moorhouse, Syntax, p. 90), c’est de l’infaillibilité d’Oedipe qu’il s’agit. La suite (v. 52 ss.) évoque à nouveau ses exploits, non pour l’inciter, comme plus haut (νῦν τ’…, v. 40), à les répéter (cf. Schneidewin, l’éliminant comme une autre « version » des vers 35 s.), mais pour lui demander de ne pas se trahir. N’a-t-il pas réussi alors parce qu’il était le favori des dieux, un être d’exception ? La royauté maintenant ne résistera à ce nouveau fléau que s’il déploie ces qualités miraculeuses. Sa renommée (de « sauveur », v. 48) et l’exercice du pouvoir sont à ce prix.
Vers 52 s
64Le prêtre demande à Oedipe de retrouver la force qui avait révélé autrefois la faveur des dieux (ὄρνιϑι…. αἰσίῳ). On a donc pensé, avec Thomas, qu’Oedipe était invité « à être le même qu’il était » (« now also… the same », Jebb ; « as at the time », Kamerbeek, et ainsi la plupart des interprètes, dont Wunder, Hartung, Wilamowitz, Roussel, Mazon, Schadewaldt, Pfeiff, Longo ; voir la note précédente). La correspondance est clairement marquée par les adverbes τὴν τότ’…, καί τανῦν… ; aussi Longo estime-t-il (sans modifier l’acception) que ἴσος est redondant. « La bonne fortune, tu nous l’as procurée, elle aussi (elle déjà : καὶ…), avec le soutien des dieux ; maintenant encore… » : la relation entre les deux temps est clairement établie. Il était plus intéressant de donner à ἴσος la valeur d’un « égal à toi-même » (Brunck, Earle, Masqueray, Willige-Bayer), mais l’idée d’un « tel que tu fus alors » restait présente dans le « toi-même ». On est finalement conduit à retenir l’emploi absolu, avec une portée purement qualitative. La référence est implicitement déterminée par l’objet rencontré : « égal » à ce que les circonstances exigent, « de taille » à les affronter, « à la hauteur » de la situation (LSJ, s.v., II, 4, cite l’acception d’« aproprié » chez Thucydide : ἐξ ἀνάγκης τῆς ἴσης φρουρᾶς…, VII, 27, 4, selon l’interprétation de Steup, plutôt que « normal », « régulier », souvent admis).
65La demande implique donc qu’Oedipe est capable de réussir l’impossible, grâce à des forces surnaturelles (cf. v. 42 s.). Il sauvera la royauté à travers le pays sur lequel il règne. Oedipe, dans sa réponse, précisera qu’il est lié à la ville tout entière (v. 64 s., voir ad l.). Pour le prêtre, il n’est rien sans la ville.
Vers 54 s
66Quel est le sens de la comparative ὥσπερ κρατεῖς ? Les interprètes, ne songeant qu’à la continuité, ont insisté sur le rapport entre le futur ἄρσεις et le présent κρατεῖς (cf. Brunck : si perrexeris dominari huic urbi ; Dawe remarque cependant : « if stress is intended on the continuation…, then we miss a νῦν with κρατεῖς », sans proposer d’autre interprétation : « the sense is flabby » ; jugeant, Studies, p. 209, que la variation était « pointless », il suppose que κρατείς s’est substitué dans la tradition à un autre mot, peut-être anodin, comme πάλαι ou πρέπει…, suggestion que Lloyd-Jones, 1978, p. 220, conteste parce qu’elle produit « an effect of flatness »).
67Une fois le rapport temporel établi, la différence sémantique entre les deux verbes ne pouvait pas intervenir : « si tu dois régner…, comme tu y règnes aujourd’hui » (Mazon). Aussi insistait-on pour les considérer comme échangeables, distincts seulement pour les besoins de la variatio (« for the sake of variety, without any différence of meaning », Campbell dans la première éd. ; cf. Wolff et Bellermann, Nauck, Bruhn, Roussel, Kamerbeek, Longo ; « there is no verbal contrast with κρατεῖς – thus rightly Jebb », note Kamerbeek ; mais Jebb distinguait : « to hold in one’s power », pour κρατεῖν, « ἄρχειν implies a constitutional rule » ; la traduction de Schadewaldt suggère également deux points de vue différents sur le pouvoir : « … willst du herrschen über dieses Land,/So wie du die Gewalt hast » ; cf. aussi la traduction que propose Lloyd-Jones, ibid. : « if you are to continue to rule this land, as indeed you have it in your power »).
68Si la comparative n’envisage pas la continuation, et si l’on considère la différence des aspects, qui compte précisément dans un passage où les « synonymes » sont accumulés, on peut trouver dans κρατεῖς une précision sur la manière dont le pouvoir lié à la fonction (κράτος) est effectivement exercé. Ce n’est donc pas : « si tu dois régner dans l’avenir, comme tu le fais maintenant », mais : « comme tu as autorité pour le faire » (κράτος traduit la « prévalence », l’avantage au combat ou à l’assemblée ; cf. Benveniste, Vocabulaire des institutions, II, p. 80, et pour la valeur de ἄρχειν, « commander », p. 95). Il n’y a pas de commandement, d’ἀρχή – d’exercice du pouvoir – sans κράτος, l’autorité reconnue. Le commandement est un don de la cité (voir aux vers 383 s. :… τῆοδέ γ’ ἀρχῆς οὕνεχ’, ἥν ἐµoὶ πόλις δωρητόν). La relation est réciproque : avant d’être « dirigés », les Thébains ont reconnu à Oedipe le pouvoir de les gouverner en lui conférant l’autorité royale (κράτος). Le titre de « gouvernant » (ἄρχων) a cette reconnaissance comme condition ; elle existe dans le présent, tant que la « délégation » dure (ὤσπερ κρατεῖς), mais elle ne serait plus remplie si la cité était vidée de ses hommes (voir ad v. 56 s.) ; il ne serait plus ἄρχων, parce qu’une ville déserte ne confère aucune autorité ; il faut des hommes pour cela (ξὺν ἀνδράαιν). Le futur serait donc prospectif (plutôt que : « si c’est ton désir… ») : « if you are going to rule… » (Moorhouse, Syntax, p. 203 ; mais sans la nuance : « it is so fated », marquant une simple continuité).
69Si κράτος exprime une supériorité, sans partage, on a raison de faire de ξὺν ἀνδράσιν un groupe épithète, déterminant γῆς, en parallélisme avec κενῆς (« ne vaut-il pas mieux… qu’elle soit peuplée que déserte ? », Mazon ; non iungendum cum verbo κρατεῖν, sed cum substantivo γῆς, Wunder ; cf. Brunck : plenam [urbem] viris ; Blaydes, Wolff et Bellermann, Kamerbeek, Longo).
Vers 56 s
70Le débat sur la construction du participe est ancien : génitif absolu ou épithète « épexégétique », développant l’idée exprimée par ἔρημος sur le mode d’une réalité accomplie. Erfurdt était revenu sur la préférence d’abord accordée à la seconde, avec Hermann (additum… eo modo, quo solent Graeci rem… effectam verbis adiungere). Les auteurs ont suivi en général Hermann (oὕτως, ὤστε…, Wunder ; « the negative implied in ἔρημος is made explicit », Campbell ; cf. Dindorf, Wolff, Bellermann, Jebb, Kamerbeek, Longo). Jebb invoque le rythme et « l’usage sophocléen » pour préférer cette analyse à l’autre, où ἀνδρῶν serait pris pour sujet du tour participial ; mais la question ne se pose pas ainsi ; la pause après ἀνδρῶν fait des deux premiers mots un groupe que l’on ne doit pas scinder ; il s’agit de savoir si ἀνδρῶν est implicitement repris comme sujet de ξυνοικούντων (scil. αὐτῶν, Earle ; cf. Moorhouse, Syntax, p. 330). La césure, plus forte, est mieux en accord avec le raisonnement, qui spécifie avec ξυνοικούντων la condition de survie des entreprises collectives.
71« Le rempart d’une cité, un navire, ce n’est rien, si les hommes n’y sont pas (ἔρημος ἀνδρῶν) – quand ils ne parviennent pas à habiter ensemble au dedans » (μὴ…). Le rempart, comme la solidité du navire, est dans ce « dedans » que forment la communauté et la solidarité des hommes. Appliqué à la démonstration particulière, le topos signifie que l’ἀρχή n’est rien sans l’accord établi, par la délégation de l’autorité, entre le roi et les « sujets » (v. 54 s.), par une collaboration. Ne dit-on pas (le deuxième ὡς est inductif) qu’une ville n’existe pas sans les hommes qui la défendent, tout comme un bateau ne vit que par son équipage, et disant cela, c’est à la cohabitation dans les limites d’un espace que l’on pense : ξυνοίκούντων, v. 57, après ξùv ἀνδράσιν, v. 55.
72Le commentaire du passage consistait essentiellement, depuis les scholies anciennes (citant Alcée, fr. 112, 10 Lobel-Page et « Démosthène » – cf. Papageorgiu ad l.), à réunir des exemples du topos : ἄνδρɛς γàρ πόλις… (Thucydide, VII, 77, 7 ; cf. Hérodote, VIII, 61, 2 ; voir la doxographie rassemblée par Fr. Jacobs apud Wunder, Blaydes, etc.). On efface ainsi l’usage particulier de cette « référence » dans le contexte : ce n’est pas seulement que la cité soit les hommes ; la maxime se réfère au pouvoir consenti, qui implique une forme de vie communautaire. Le « rempart » que construit la royauté autour de la cité, pour la protéger, ou le « navire » (de la cité) qu’elle dirige supposent les hommes, qui en ont besoin (voir ad v. 54 s.). Pour cet emploi de la métaphore du « rempart », voir « l’enceinte » que forme l’autorité assumée par Clytemnestre (Agamemnon, 257 : μονόφρουρον ἕρκος ; le rempart, appliqué à la royauté d’Etéocle, forme également un emblème directeur dans les Sept). La projection des limites externes de l’espace protégé par le pouvoir central a pour condition la délégation qui préalablement le constitue comme tel.
73Le lieu commun, détaché de sa valeur d’argument, devient une pièce rapportée dont la présence, dans un deuxième temps, peut être justifiée par des raisons extérieures à la pièce : « quest’idea, estranea all’attuale situazione drammatica, è allusiva, e i due versi ricordano una frase che Nicia aveva pronunciato alla vigilia della catastrofe di Sicilia » (Longo, se référant à Diano, Saggezza, p. 157 ss.).
Vers 58-77. Une première abdication
Oedipe plaint ses sujets. C’est qu’il sait tout, avant qu’on ne le lui ait dit, et, puisque le sachant, il n’a rien pu faire, la situation est grave (v. 58 s.). Les Thébains souffrent tous du mal, mais il est bien certain qu’aucun ne souffre autant que lui, leur roi (v. 59-61) ; car chacun d’entre eux souffre pour son propre compte, sans être touché par le mal des autres, alors que son âme à lui pleure et la ville et lui-même et chacun d’entre eux (v. 62-64).
Sa conscience du malheur ne date pas de l’arrivée des suppliants ; il leur demande de participer à leur tour à son désespoir, il a pleuré, il a exploré sans succès toutes les voies du salut (v. 65-67). Le seul remède qu’il ait trouvé était de s’en remettre au dieu. Le fils de Ménécée, Créon, son beau-frère, a été envoyé à Pythô, auprès d’Apollon, pour qu’il apprenne de lui comment s’y prendre pour sauver la ville, soit en acte, soit en parole (v. 68-72). L’absence de l’envoyé a assez duré pour laisser à l’inquiétude le temps de s’installer (v. 73-75). Oedipe assure qu’il serait bien coupable de ne pas mettre à exécution les ordres du dieu (v. 76 s.).10
Vers 59-64
74La phrase ɛὗ γàρ… (v. 59-61) a été mal analysée, parce qu’on a pensé qu’elle était inanalysable (« … runs naturally without strict regard for syntax », Dawe). Avec de nombreux exemples à l’appui, Elmsley avait insisté sur l’emploi « libre » (appelé « attique ») du participe au nominatif (pro νοσούντων) ; Hermann lui répondait que la construction était en vérité : νοσοῦντες oὐ νοσεῖτε…, οὐκ ἔστɩν ὑμῶν ὅσης étant une expression emphatique de la deuxième personne, si bien que les mêmes exemples (réunis par Elmsley) pouvaient être invoqués simplement pour la rupture de construction (cf. Blaydes). Tout le monde, il semble, a accepté cette « substitution » (voir par exemple Schneidewin, Wolff, Bellermann, Campbell, Jebb, Bruhn, Longo), avec la conséquence que ἐξ ἴσου, après ὡς ἐγώ, paraissant faire double emploi, devait être interprété comme l’équivalent de οὕτως (cf. Campbell, Earle) ; on expliquait alors l’expression surchargée par la contamination de deux tours : οὕτως ὡς ἐγώ et ἐξ ἴσου έμοί (Campbell, Kamerbeek ; « un compromesso », Longo – A.Y. Campbell, 1954, p. 5, préfère corriger, plutôt qu’admettre ces « multiple inélégances »). Le découpage de la période prend un sens si l’on y cherche une rigueur. Oedipe dit d’abord qu’il sait que les Thébains souffrent « tous », sans exception (πάντες), puis, dans un deuxième temps, il ajoute qu’ils souffrent « comme il le fait lui-même », ὡς ἐγώ, incluant les autres dans sa propre souffrance, indifférenciée et communautaire. On pourrait donc rattacher grammaticalement ὡς ἐγώ à νοσοῦντες, et détacher ce groupe, de façon « libre », avec une valeur concessive, tandis que la particule καί porte sur l’ensemble et confère à la principale une valeur concessive, par rapport à son premier terme : « et pourtant, vous avez beau souffrir comme moi,… » ; le participe est alors en opposition avec le troisième membre, οὐκ ἔστɩν…, qui marque la différence. A l’affirmation ὡς ἐγώ répondrait la négation οὐκ… ἐξ ἴσυ. L’analyse syntaxique ferait ainsi ressortir avec force la différence. Peut-être le raisonnement est-il mieux en accord encore avec l’explication qui suit (τò μὲν γὰρ…, v. 62-64), si « comme moi » n’est pas une donnée et que la concessive est restreinte au seul participe, avec une ponctuation avant ὡς. La comparaison ὡς ἐγώ et l’évaluation quantitative pourraient ne pas être redondantes si l’on admet que ἐξ ἴσου vient préciser la nature de la comparaison : aucun ne peut se comparer à lui pour l’étendue du mal qu’il porte, parce qu’il porte les maux de tous.
75Les trois membres de la période, fortement reliés entre eux par l’itération (voσɛῖτɛ, νοσοῦντɛς, voσɛῖ), expriment successivement la solidarité de la communauté dans la souffrance, qui permet à Oedipe de l’inclure dans sa propre souffrance (l’aspect se trouverait accentué si l’on choisissait la première construction, νοσοῦντɛς ὡς ἐγώ) ; de cette inclusion se détache l’inégalité fondamentale dans le mal, due au fait que l’intégration de la cité passe par une instance, séparée, où l’un s’oppose au multiple.
76Ainsi, dans le mouvement explicatif qui suit (v. 62-64), les individus sont définis dans le rapport à soi (καϑ’ αὑτόν) qui les confine dans leur identité particulière, et les exclut (καὶ οὐδέν’ άλλον), alors que le roi, s’identifiant à la totalité (πόλɩν), double la relation à soi (ἐμέ) de l’intérêt qu’il prend également, en vertu de sa fonction, à toutes les identités particulières.
77Le passage éclaire la relation du pouvoir royal avec les sujets qu’il intègre. Oedipe, en un premier temps, s’oppose aux autres : « il sait » (οἶδα), par lui-même, et à lui seul. Se comparant ensuite aux autres (cf. ὡς ἐγώ), dans l’expérience commune, il se démultiplie en autant d’unités qu’il a de sujets singuliers. La royauté se définit ainsi comme une instance séparée, distincte de la communauté, qui, en vertu de son extériorité, a le pouvoir d’équivaloir, du « dehors », à l’ensemble du « dedans ».
Vers 65-67
78Il ne semble pas qu’avec les « errances » soient désignées les voies où Oedipe est entraîné par le souci ou l’anxiété, qui occupent son esprit (« in der Sorgen Irrsal », Wilamowitz ; cf. Masqueray ; Mazon : « ma pensée anxieuse » ; Kamerbeek : « it is possible… that φροντίδος πλάνοις has to be interpreted :’in the wanderings of thought’caused by my anxiety » – c’est le sens repris par toutes les traductions). πλάνοις ne marque pas un égarement passif, mais l’inefficacité de la pensée, qui part en tous sens sans trouver d’issue ; φροντίδος exprime un effort de réflexion (comme dans Antigone, 225 ; cf., pour ce passage, l’interprétation des scholies).
79La nuit, d’où le sommeil est chassé, est le lieu d’un drame (cf. Earle ; pour Moorhouse, Syntax, p. 91, ὕπνῳ, en apparence tautologique, renforce l’idée, γɛ porte sur l’ensemble de la phrase) au cours duquel le roi cherche à assumer son rôle (défini dans les vers précédents) et fait l’expérience de son impuissance. Les larmes ne sont donc pas l’expression de la souffrance, qui est souffrance de tous (v. 64), mais de son désarroi personnel quand il découvre son incapacité à trouver par lui-même un remède ; elles traduisent le désespoir du chef. Les deux mouvements sont concomitants : πολλὰ μέν…, πολλὰς δ’… Au terme, pour sortir de l’impasse, la seule issue est de s’en remettre au dieu (ἴασɩv μόνην, v. 68) ; le roi doit s’y résoudre, comme au terme de l’action qu’il entreprendra, après la réponse du dieu, il ne lui restera qu’à consulter le devin (Kρέovτ’… ἔπεμψα, v. 70 s. ; ἐπέμψα γὰρ Kρέοντος…, v. 288). La « solution » de l’oracle est une première contrainte qu’il subit (voir les pleurs d’Agamemnon, au moment de la « décision » qui lui est imposée par le propos de l’expédition, Agamemnon, 20411).
Vers 70-72
80Les philologues ont éprouvé une certaine répugnance à tirer parti des relations « étymologiques » établies entre les mots, hésitant à leur reconnaître le statut d’une figure expressive. Aussi la reprise de Πυδικά dans πύϑοιτο (remarquée par Bothe ou Wolff et Bellermann) a-t-elle été peu commentée, bien qu’aux vers 603 s. on retrouve le même procédé : Πυϑώδ’ ἰὼν πεύϑου. Le nom est « plus poétique, moins géographique que Δελφούς », note Roussel, ajoutant, pour πύϑοιτο : « jeu de mots pénible avec Πυϑικά, et peu réussi… » (la quantité de l’υ n’est pas la même ; or les étymologies poétiques ne se préoccupent pas de cette exactitude phonétique : il suffit qu’un mot éclaire, par le rapprochement des sons, la signification de l’autre) ; « probably suggested by the sound of Πυϑικά, but not an intentional play upon the word », Campbell ; même hésitation chez Dawe : « it is very doubtful… » (la référence à CJ. Ruijgh, Mnemosyne, 30, 1977, p. 439, semble erronée). Kamerbeek se distingue en affirmant que la paréchèse « is doubtless meaningful », mais il ne se prononce pas sur sa signification. La reprise, éclairant le mot, montre que la maison de Phoibos est désignée non sans familiarité comme un lieu (connu d’Oedipe) où l’on va pour savoir, parce que l’information y est usuellement (et fonctionnellement) produite. Pythô est ici l’usine de renseignements. Avec la correction ῥυσοίμηv (optatif oblique pour ῥύσομαɩ) de Linwood, Oedipe prendrait l’issue de son action pour certaine, ne consultant que pour connaître les moyens (ὅ τι δρῶν…) ; avec l’optatif aoriste (pour le subjonctif délibératif ; soit oblique, soit par attraction modale, après πύϑoɩϑ’ cf. Moorhouse, Syntax, p. 236 ; il n’exclut pas la correction), le résultat reste ouvert (pour la raison des variantes, dont ἐρυσαίμην, voir Dawe, Studies, p. 209 s.).
Vers 73-75
81La période peut à première vue paraître doublement redondante. D’abord l’explicative (cf. γάρ) a un contenu très proche de la proposition qu’elle explique si, dans les vers 73 s., l’absence excède le temps fixé pour le voyage. Ensuite, à l’intérieur de la deuxième proposition, τοῦ εἰκότος πέρα semble faire double emploi avec πλείω τοῦ…, au point que Porson et, indépendamment, Bentley (eadem dicitur Bentleii sententia fuisse, Hermann ; cf. Jebb) ont athétisé le vers 75 en écrivant περᾷ pour πέρα au vers 74 (ils ont encore été suivis par Earle ; une nouvelle version de cette excision a été proposée par A.Y. Campbell, 1954, p. 6, avec τοῦ παρείκοντος πέρα, expliquant καϑήκοντος dans le vers interpolé comme une variante de la leçon introduite par conjecture ; voir les réserves de Friis Johansen, p. 236).
82Pour éviter la redite de l’explicative, les commentateurs ont en général subordonné la proposition ἄπεστι πλείω…, notant la durée objective, au tour πέρα τοῦ εἰκότος, traduisant l’impression subjective (prius illud spectat ad opinionem Oedipi, Hermann ; cf. Schneidewin, Dindorf ; ou Kamerbeek : « even so the expression is… redundant ;… in harmony with the emphatic strain which pervades Oedipus’rhesis » ; Campbell propose, dans sa première éd., « en même temps » d’interpréter πλείω comme « a répétition in a slightly varied form » ; Wolff : « dem πέρα entspricht πλείονα [χρόνον] » ; cf. également Bellermann, Longo ;Dawe, Studies, p. 210, défend la virgule qu’il imprime dans son édition après ἄπɛστɩ).
83Le rapport entre ces deux groupes dépend de celui des deux propositions. Malgré l’absence d’article, on a plus souvent assimilé χρόνῳ (v. 73) au temps « fixé » pour le trajet de Delphes (cf. Erfurdt, Nauck, Bruhn, Roussel : « le temps qu’il faut », « le délai normal »). Mais Campbell a justement distingué du « temps de son absence » la notion plus abstraite (« time generally » ; cf. Jebb : « χρόνῳ is not for τῷ χρόνῳ…, but is abstract, – time in its course »), permettant ainsi de percevoir la tension qu’exprime la confrontation du temps ouvert et calculable (χρόνῳ) et du temps vécu par l’attente, qui s’use dans la souffrance (cf. λυπεῖ τί πράσσει). L’explicative alors porte précisément sur ce rapport (et la distinction des plans qui le fonde) : l’absence (ἦμαρ…) inquiète (λυπεῖ…) ; car si elle le fait plus qu’il ne faudrait (« au-delà de ce qui convient », τοῦ εἰκότος πέρα), c’est que le temps qui s’est écoulé est effectivement plus long qu’il ne devrait (πλείω τοῦ…) ; on peut rejoindre ainsi, grâce à la distinction, « l’impression subjective » (opinio), opposée par Hermann au « délai ». Le dépassement objectif (πλείω…) du temps mesurable correspond à « l’excès » dont se nourrit l’inquiétude.
84Dawe défend (Studies, p. 210) l’accusatif χρόνον d’un manuscrit (c’est aussi une conjecture de Purgold) et le retient dans son édition (avec l’approbation de West, 1978, p. 239) ; en 1982, ce n’est plus qu’une hypothèse (« may be right »). On peut citer Dindorf : ceterum nihil intererat utrum πλείω… χρόνου an πλείω… χρόνον diceret, renvoyant aux exemples de l’un et l’autre tours réunis dans l’Ajax de Lobeck (ad v. 277, p. 165 ss.). A quoi bon corriger ?
Vers 78-131. L’oracle
Le retour de Créon (v. 78-84).
L’arrivée du personnage que l’on attend coïncide avec les dernières paroles d’Oedipe, que le prêtre approuve (v. 78 s.). Oedipe s’adresse à Apollon ; il le prie de faire en sorte que Créon vienne sous le signe du salut (v. 80 s.). La couronne de laurier que porte Créon pourrait faire penser que le vœu d’Oedipe est déjà exaucé (v. 82 s.).
Le rapport sur sa mission (v. 85-99).
Le langage d’Oedipe est pompeux et riche, comme il sied à un roi qui honore son interlocuteur, en le couvrant de titres gratifiants et affectueux (v. 85). Quelle est la parole du dieu ? Créon répond avec un optimisme prudent, tournant dans une sentence morale le résultat de sa mission : tout finira bien si les choses entrent dans l’ordre (v. 86-88). Oedipe se fait plus pressant, il réclame le texte, et non le commentaire, car pour l’instant il n’est pas plus avancé par ce qu’il vient d’entendre (v. 89 s.). Mais Créon, en politique habile, veut encore savoir dans quelles conditions il communiquera son message, à l’intérieur ou en public. Oedipe est pour la parole publique ; il est autant touché par le malheur des autres que par sa propre douleur (v. 91-94). La communication de Créon est précédée d’une déclaration emphatique qui souligne le pouvoir d’Apollon (v. 95). C’est un ordre que le dieu a donné avec force : purifier le pays de la souillure qui se nourrit dans sa terre avant qu’il ne soit trop tard (v. 96-99).
L’exégèse (v. 99-107).
Il n’a été question ni du remède ni de l’origine du mal. La recherche de précision d’Oedipe rend plus pesante encore la lenteur de Créon (v. 99). Pour lui, l’application pourrait consister dans une peine d’exil ou dans le talion parce qu’il sait qu’il s’agit d’une affaire de sang (v. 100 s.). L’homme dont l’infortune est à l’origine d’une souillure aussi abominable devait revêtir une certaine importance (v. 102). C’était en effet Laïos, l’ancien roi des Thébains, avant Oedipe (v. 103 s.), pour qui il ne fut qu’un nom. Oedipe prétend même ne l’avoir jamais vu (v. 105). L’importance de la victime fait que, selon Créon, il faut de toute évidence comprendre la parole divine comme une invitation à la poursuite des meurtriers (v. 106 s.). Où les retrouver ?
Le questionnement (v.108-131).
Comme l’affaire est ancienne, il faut une enquête habile pour reconstituer les circonstances du crime, avec les traces qui restent (v. 108 s.). Ce qu’on sait, d’après le dieu, c’est que les assassins n’ont pas quitté cette terre, qu’ils souillent. Créon forge une sentence qui invite à la fermeté dans la recherche : la négligence η’est jamais payante (v. 110 s.).
Les questions suivantes, plus précises encore, en effet, portent sur les circonstances du meurtre. Oedipe apprend ainsi que Laïos a été tué en dehors de la ville, sur le chemin de Delphes, où il se rendait pour des raisons inconnues (v. 112-115). Tous les témoins ont été tués sauf un, qui avait pris la fuite ; interrogé, il n’a livré qu’une seule information (v. 116-119), mais cette unique trace est aussitôt suivie par Oedipe, qui réitère le principe d’une recherche méthodique (cidessus, v. 108 s.), à cet endroit où l’enquête se concentre non plus sur le lieu, mais sur les auteurs du crime. Il s’agissait, d’après le témoin, de toute une bande (v. 120-123). L’indication entre immédiatement dans un système interprétatif de nature politique. Si la souillure est thébaine et que le crime a eu lieu au dehors, les tueurs ont dû opérer pour le compte d’une faction et pour de l’argent. Telle est la première conclusion que tire Oedipe de l’interrogatoire (v. 124 s.).
Créon n’en disconvient pas ; mais Laïos n’avait pas d’héritier pour assumer une action judiciaire, dans la période de trouble qui suivit sa mort, si bien qu’on en est resté à des opinions. L’enquête met à jour une absence d’enquête, grave aux yeux du roi (v. 126-129). La Sphinge, répond Créon, sévissait, forçant les hommes à penser d’abord à leur survie (v. 130 s.).
Vers 78 s
85Considérant que τɛ… τɛ… marquait la coïncidence entre le discours d’Oedipe et l’arrivée de Créon, que signalent les jeunes compagnons du prêtre (voir la scholie), les interprètes donnent d’ordinaire à ɛἰς καλόν le sens de « à propos » (« you have spoken at the right moment », Campbell, première éd. ; cf. Dindorf : bene et opportuno tempore, renvoyant à Platon, Banquet, 174 e : ɛἰς καλόν ἥκεις ; Nauck : ɛἰς καιρόν ; Jebb, Earle, Bruhn, Wilamowitz, Masqueray, Mazon, Longo, Dawe, ainsi que Willige-Bayer ou Pfeiff – c’est déjà l’interprétation des scholies de Moschopoulos et de Planude). On note que le tour adverbial se rencontre surtout avec des verbes de mouvement (Dawe) ; on a ici προσστείχοντα (« dépends at once on ɛἶπας, and on προσστɛίχοντα, which has the chief emphasis », Campbell ; et ainsi Dawe). « Formellement », cependant, l’expression se rattache à εἶπας (et non simultanément à ɛἶπας et à σημαίνουσɩ12).
86L’accord, qui serait salué, entre le moment où Oedipe prononce les paroles et l’actualité scénique du retour de Créon (« beautifully timed », Dawe), est posé par hypothèse. Comment le prêtre, venu pour implorer l’aide du roi, pourrait-il juger que l’information qui lui est fournie coïncide opportunément dans le temps avec l’accomplissement de la mission – dont Oedipe vient de l’instruire ? Le moment du discours est bien celui de la supplication. La coïncidence n’a pas de lieu.
87Les anciens commentateurs avaient rapporté ɛἰς καλόν au contenu du discours (cf. Wunder, Ellendt, s.v., p. 366, Hartung : « du sprachst ein tröstlich Wort » ; Schneidewin ; plus récemmeht Roussel : « le sens ne pourrait être’à propos’que si Oedipe avait dit :… Créon est sur le point d’arriver »), et, plus particulièrement, à la consolation que l’assurance obtenue au sujet de l’exécution des ordres delphiens apportait (cf. Schneidewin).
88Le prêtre, de façon plus générale, constate la jonction de deux messages, la résolution qu’Oedipe lui apprend qu’il a prise, et le rapport de Créon ; τɛ… τɛ … relie l’un (σύ τ’) à l’autre (τ’… Kρέοντα). Il y a certes coïncidence, mais non entre le moment du discours et le moment du retour : entre l’assentiment donné aux dispositions prises par Oedipe, fidèle à son rôle de sauveur, et l’imminence de la réalisation : « toi, tu as bien parlé, et voici que juste l’on me fait comprendre que Créon s’approche » ; la décision est bonne, le « bien » va, dans l’instant même (τ’… τ’…), être mieux connu par l’oracle13.
Vers 80-83
89La fonction de la comparaison dans le mouvement des vers 80 s. n’est pas facile à saisir. Oedipe s’adresse à Apollon pour former un vœu au sujet de l’arrivée de Créon : εἰ yὰp… βαίη. On ne voit donc pas comment la comparaison pourrait porter dans la même phrase, comme on l’a pourtant souvent admis, sur l’aspect que Créon présente effectivement en arrivant sur scène. Schadewaldt, 1966, p. 72, remarque qu’il est scéniquement impossible qu’un acteur se tourne simultanément vers le dieu et vers l’arrivant ; c’est bien le prêtre qui découvre Créon (l’étude, intitulée « Experimentelle Philologie », cherche à obtenir de l’interprétation des indications sur les conditions concrètes de la représentation ; mais c’est bien une lecture déjà « scénique », appliquant les mots du texte à l’impression produite par la figure de Créon, que l’auteur corrige en montrant qu’elle ne peut pas être dans le champ de vision de l’acteur au moment où il parle, contre Kamerbeek, pour qui il ne fallait pas tenir compte de la circonstance).
90Schadewaldt dresse la liste (longue) de traductions où la comparaison est rapportée à l’aspect resplendissant de Créon. Voir par exemple Brunck : ut hilari vultu adest ; Hartung : « wie sein Auge freudig strahlt » (cf. Blaydes, Wilamowitz, Masqueray) ; Campbell, dans la première éd. : « as he looks brillantly ». Au lieu de « regard », on pouvait (pour tenir compte de la distance où Créon se trouve encore d’Oedipe) préférer une acception plus générale : « apparence » (Campbell), « visage » (Jebb, Masqueray, Roussel) ou « aspect » (Kamerbeek, cf. Longo), « son air » (Mazon).
91L’écart entre l’expression et la réalité restait tout aussi grand quand ὄμματι était dissocié de λαμπρός, ne s’appliquant plus à l’aspect de Créon, mais à sa perception par Oedipe. Voir, pour la construction, la glose de Planude :… οἴχεται ἐv ὄψεɩ. Cette compréhension, où ὄμματɩ est pris pour un datif de destination, a été défendue par Wolff ou par Earle : « as clearly salutary (λαμπρῶς σωτήριoς, voir ci-dessous) as it is clearly visible (as he comes ciear to view) » ; elle a été reprise par Edmunds, 1976, p. 43 s., qui voit dans ὄμματι un équivalent de ἐv ὄμμασι. Créon, à l’instant où Oedipe parle, entrerait juste dans le champ de vision de son interlocuteur : « as he is bright (i.e. conspicuous) to view », « radieux, pour notre salut – comme maintenant je distingue clairement sa figure » (Allen, 1982, p. 248, note, sans doute à juste titre, qu’on attendrait plutôt le pluriel).
92Afin d’atténuer la disparité entre les deux membres, on devait être tenté d’introduire un moyen terme, propre à relier formellement les propositions ; on établissait alors une analogie entre deux brillances, métaphorique et concrète : « puisse-t-il, Apollon, nous arriver aussi apollinien qu’on voit qu’il a l’air radieux » ; ainsi déjà le scholiaste : ɛἴϑɛ oὖv παραγένoιτo Κρέιον ἐπί τινι σωτηρίῳ τύχῃ λαμπρòς ὥσπερ ἐκ τῆς περὶ τò πρόσωπον καταστάσεως φαιδρός ἐστι ; parmi les modernes : Campbell, Jebb : « λαμπρòς… being applicable at once to brilliant fortune and (in the sense of φαιδρός) to a beaming countenance » (voir ci-dessus Earle) ; « leuchtend, wie… », Wilamowitz ; Longo.
93C’était supprimer en un sens le problème que de corriger ὄμματι en ὄμμα τι avec Fraenkel et Groeneboom ; la comparaison ne portait plus que sur όμμα et illustrait λαμπρός : « rayonnant comme un œil » (voir la défense de cette lecture par Hoek, 1944, p. 77-80 ; Dawe en fait cas dans l’apparat de son édition, B.T.), mais la phrase est comme amputée, et la comparaison même peu satisfaisante.
94La tentative de Schadewaldt, et plus récemment de Allen, se rattache à l’interprétation traditionnelle, défendue par les scholies, qui lisent λαμπρός dans les deux termes, du comparé et de la comparaison, à cela près que, pour réduire l’écart, ces auteurs donnent à λαμπρὸς ὥσπερ… une valeur symbolique, si bien que (comme, d’ailleurs, avec la correction) l’ensemble de la phrase fait partie du souhait. Pour Schadewaldt, ὄμμα est mis pour « lumière », « salut » ou « espérance » (il renvoie à Ludolf Malten, Die Sprache des menschlichen Antlitzes im frühen Griechentum, Berlin, 1961), avec référence, entre autres, à l’emploi d’ὀφϑαλμός au vers 987, λαμπρός notant un regard moins « joyeux » que « libre », « assuré » : « möge Kreon kommen, leuchtend gleichsam mit Segensblick » (1966, p. 77) ; pour Allen, p. 248, l’« œil » note un « bright, sudden comfort » (voir le même renvoi au vers 987, et au commentaire de Jebb, ad l.) : « may he come with a saving fortune bright just as with a light (of révélation and relief) ! ». L’une et l’autre analyses offrent l’avantage de maintenir la comparaison à l’intérieur du souhait, ce qui est confirmé par la réplique du prêtre, où ἡδύς répond à λαμπρός ; ce qui devient l’objet d’une conjecture (ɛἰκάσαɩ) ne l’était d’abord que d’un souhait.
95On a fait remarquer que si Oedipe, dans l’interprétation traditionnelle, aperçoit Créon, il est étonnant que la réplique du prêtre montre qu’il le découvre, en accord avec l’attente d’Oedipe, pour faire part de sa découverte à son interlocuteur (voir en dernier lieu Dawe). Au lieu de se limiter à exposer les contradictions apparentes (comme Dawe), on peut en conclure qu’Oedipe, aux vers 80 s., ne décrit pas la figure réelle de l’arrivant. Le problème est alors de comprendre comment l’ordre de l’apparence peut constituer une comparaison, sans qu’il soit fait référence à la figure réelle. Au lieu de passer à une signification symbolique de l’apparence (avec un sens abstrait de ὄμματι, « salut », chez Schadewaldt et Allen), on verra Oedipe construire, à partir du vœu qu’il formule : τύχῃ… σωτῆρι, une apparence (toute concrète) qui serait en accord avec le souhait, au cas où la réponse que Créon apporte serait bonne. En fait, le prêtre, dans sa réponse, se situe aussitôt au niveau de l’apparence visuelle, disant ce qu’il voit.
96Alors que la ville est accablée par le mal, Oedipe espère que la Fortune, à sa place, va sauver Thèbes et rétablir l’image de la prospérité (de l’ὄλβος). C’est donc bien l’aspect de Créon qui est évoqué par la comparaison : « si seulement il pouvait s’approcher sous le signe d’une Fortune salvatrice comme quelqu’un qui a le regard clair », à savoir : « s’il pouvait rentrer à Thèbes la tête haute ». La comparaison se situe dans l’éventualité envisagée par le vœu : « comme on peut l’attendre de la part d’une personne dont l’apparence est illuminée14 ».
Vers 86
97Le manuscrit Zc a φάτιν (Thomas glose ce mot par μαντείαν) ; Colonna donne l’interversion φέρων φάτιν à Pearson, mais la leçon était transcrite dans cet ordre dans les éditions (August. b. chez Erfurdt, Blaydes), et, d’autre part, adoptée par Earle (voir Nauck, Anhang, p. 163 : « wohl richtig »), avant Pearson, qui considérait φάτιν comme propre à la diction tragique (l’arbitraire du choix est relevé par Kamerbeek ; voir aussi Dawe, Studies, p. 210s.).
98Jebb traduit le génitif τοῦ ϑɛoῦ comme un ablatif, avec φέρων : « what news hast thou brought us from the god ? », contre Blaydes : « command (lit. voice) of the god » ; Campbell acceptait le double usage syntaxique (de même Kamerbeek). On préférera faire de τού ϑɛoῦ φήμην un groupe, avec l’emploi adnominal, et se dire que le nom du dieu est essentiel dans la manifestation de sa volonté : « qu’est-elle, la parole du dieu que tu rapportes ? » ; de plus l’interrogatif porte l’accent : « qu’est-ce qu’il dit, le dieu ? », à savoir : « est-ce du bien ou du mal ? » (voir la réponse de Créon : ἐσϑλήv).
Vers 87 s
99On peut distinguer deux lignes de compréhension dans la tradition selon que τὰ δύσφορα a été rapporté à la détresse générale (et donc aux épreuves qui ont suscité la consultation du dieu) ou aux difficultés créées par l’accomplissement de l’ordre du dieu, la recherche et le châtiment du meurtrier (non encore énoncées par Créon).
100Beaucoup d’interprètes ont suivi cette dernière option, consignée déjà dans la scholie et chez Moschopoulos, qui restreint le désagrément à l’action judiciaire requise des Thébains ; la protase εἰ τύχοι… doit alors s’appliquer à l’exécution correcte, condition de la réussite : rem etiam tristem…, si rite perficiatur, prosperrimam fore (Wunder suivant Brunck ; puis Schneidewin, Dindorf, Blaydes ; Bellermann : « der Spruch des Gottes bürdet… den Thebanem ein schwieriges Werk… auf » ; voir aussi Campbell ou Jebb, Wilamowitz, Masqueray, p. 144, n. 2 : « les prescriptions du dieu » ; Roussel : « le vers… et la réponse exigent que δύσφορα désigne réellement, non la triste situation de Thèbes, mais la peine qu’on va avoir pour obéir au dieu » ; Kamerbeek, Pfeiff, reprenant la compréhension de Wilamowitz ; Longo associe un référent à l’autre, la « situation » à la « réponse »).
101On applique en fait, dans cette interprétation, une « issue » (τύχοι… ἐξελϑόντα) à un « accomplissement » (cf. perfici chez Wunder) ; πάντα est pris adverbialement, et ɛύτυχεῖν, si τὰ δύσφορα est le sujet, doit être analysé laborieusement : « prendre à la fin une bonne tournure » (se changer en son contraire). Pour le fond, on peut en outre douter que Créon, alors qu’il va à l’instant demander à Oedipe s’il doit communiquer son message en public (v. 91 s.), se réfère par avance à l’obligation qui s’y trouve exprimée.
102Aussi d’autres interprètes ont-ils préféré rapporter τὰ δύσφορα au malheur qui est à l’origine de la consultation ou plus généralement à l’infortune des hommes (cf. Nauck : « bezeichnet nicht das schwer zu bewerkstelligende, sondem das schwer zu tragende,… geht ganz allgemein auf die den Menschen treffenden Unfälle » ; cf. Earle, Bruhn) ; on identifie alors la phrase avec la maxime d’après laquelle la fin, si elle est bonne, fait oublier les peines. Pour éviter la tautologie où l’apodose marque, comme la protase, l’issue heureuse (cf. Masqueray : « … si elles tournent bien, peuvent devenir du bonheur » ; de même Mazon : « peuvent tous tourner au bonheur » ; cf. Dawe, Studies, p. 211), il faut extraire du préverbe ἐξ- l’idée d’achèvement et parallèlement accentuer πάντα (cf. Earle : « Ende gut, alles gut », comme Hartung : « wenn, was unbequem, noch günstigen Ausgang findet, dann steht Alles gut » ; πάντα est pris pour sujet de l’apodose, rà δύσφορα de la protase).
103τὰ δύσφορα désignerait, comme il est naturel, le malheur des Thébains qu’il ne faudrait pas renoncer pour autant à mettre la protase en relation avec la question posée au sujet du message. Sans faire proprement allusion au contenu de l’oracle, Créon évoque la parole du dieu globalement comme un moyen offert pour redresser (κατορϑοῦν) la situation. Apollon intervient au service de Zeus (qui remet les affaires sur le droit chemin, Travaux, 7) ; ὀρϑόν se réfère très généralement à la justice du dieu (non encore au cas particulier de la réparation du meurtre) et n’a donc pas la même valeur que ɛὖ, qui traduit moins le « rétablissement » que l’annulation du malheur. La parole, dit Créon, est belle (ἐσάλήν), si l’on considère que les remèdes qu’elle propose procurent, pour combattre le mal, une issue selon le droit (κατ’ ὀρϑόν) ; le salut (εὐτυχεῖν) a pour condition ce redressement juridique, sinon moral.
104Pour l’issue finale : ce qui finit par « sortir » d’une chose, en quoi elle « tourne », on rapprochera l’emploi du même verbe au vers 1084 : οὐκ ἂv ἐξέλϑοιμ’…, et l’analyse proposée ad l. (inutile de préférer ici la leçon ἐζιόντα des lexicographes, comme Pearson ou Dawe ; Kamerbeek note l’avantage d’avoir ici un aoriste ; Colonna, Praefatio, p. LIV, discute la divergence pour montrer la diversité des traditions dans la scholie ; est-il certain que la deuxième des interprétations proposées pour ce passage : καὶ τὰ χαλεπὰ ɛἰ τύχοι κατ’ ὀρϑòv προϊόντα…, repose sur la leçon ἐξιόντα ?).
105πάντα pourrait ne pas être pris adverbialement (« in all respects », Dawe ; κατὰ πάντα, Moschopoulos) ; sans qu’il faille admettre une anacoluthe, parce que τὰ δύσφορα ne peut pas lexicalement fournir un sujet à ɛὐτυχɛῖv (Longo, voir aussi Kamerbeek). On y a vu, aussi, un « supplementary predicate » (Campbell, dans la première éd.) ; « or… an extension of the subject » (Kamerbeek) ; c’est cette analyse qui convient peut-être le mieux ; πάντα, après la conditionnelle, détermine τὰ δύσφορα : « les maux qui nous accablent – si la condition est remplie (que le redressement s’effectue) – pourraient tous connaître une issue heureuse ».
106L’issue fait adopter un point de vue d’où les maux endurés se transforment en bien. L’idée est illustrée dans Agamemnon, 805 (l’accueil du roi, cf. P. Judet de la Combe, Agamemnon 2, p. 177 et 179).
Vers 89 s
107Certains interprètes ont vu dans ces lignes une critique des paroles juste prononcées par Créon, qu’Oedipe jugerait ineptes (« two lines of such bland and unhelpful superficiality… », Dawe ; cf. Page, cité in Studies, p. 211) : « the effortless mental superiority of Oedipus is hardly tested by it » (ibid.) ; ils sont allés jusqu’à lire la réplique grammaticalement (« his ποīον τοὔπος, and the γɛ », Dawe, dans son commentaire) comme un reproche implicite à la pauvreté de la pensée ; s’il était formulé, il s’adresserait au contenu auquel la réflexion de Créon a été réduite (ci-dessus ad v. 87 s.).
108Créon joue son rôle de « messager » privilégié, commentant ce qu’il va dire avant de le dire. « Est-ce une bonne nouvelle (ἐσϑλήν) ? On peut le dire si l’on considère les moyens de redressement mis à notre disposition ». La réponse peut donc rassurer par le « bien », et inquiéter par la condition. C’est cette dualité exactement qu’Oedipe en retient ; une information plus précise doit le délivrer de l’ambiguïté : avec ce que Créon lui a dit jusque là (τῷ γɛ…), il ne peut pas être trop confiant (oὔτɛ ϑρασύς), étant donné la restriction ; pourtant il n’y a pas lieu non plus de s’abandonner à la crainte (οὒτ’ oὖv προδɛίσας ; Moorhouse, Syntax, p. 205, note la réaction soudaine qu’exprime le participe aoriste avec ɛἰµί), si Créon dit que la parole est « bonne ». Bref il lui faut, pour juger du bien ou du mal, connaître le « texte » (τοὔπος).
Vers 91 s
109Les interprètes ont, dans le deuxième terme, admis une double ellipse, de façon à réunir la protase et l’apodose (voir Jebb : εἴτ χρῄζεις, ἕτοιμός εἰμι τοῦτο δρᾶν ; Earle ; Kamerbeek supplée à la fois « entrer dans le palais » et « parler » ; cf. l’alternative de Longo). Il semble préférable de s’en tenir à la seule protase et de prendre ἕτοιμός εἰπεῖν en facteur commun. Créon n’a pas à souligner qu’il serait même prêt à réserver son message à un entretien privé (surtout si avec καί il marque une préférence pour cette solution, cf. Longo ou Dawe). La question d’Oedipe (… ποῖον τοὔπος ; voir ad v. 89 s.) conduit à la réponse : il parlera en tout état de cause, quelles que soient les conditions, qu’il appartient à Oedipe de fixer préalablement. Selon Dawe, Oedipe, face à la préférence discrètement marquée par Créon, témoignerait de ses sentiments démocratiques en la récusant (« Oedipus’democratic character is brought out ») ; en fait, la démarche de Créon est plus précisément politique, dans un autre cadre, qui ne fait pas de place aux « opinions » des protagonistes. Créon est pour la séparation du pouvoir. Il laisse entendre au roi que son message est de telle nature qu’il pourrait avoir intérêt à traiter l’affaire d’abord au sein de la famille ; si Oedipe n’en tient pas compte, c’est que le domaine public lui est imposé. Autrefois intronisé par la cité (voir ad v. 258-268 ou 1201-1203), il s’est, dès l’apparition du nouveau fléau, entièrement solidarisé avec le malheur qui frappe les Thébains (voir sa réponse au prêtre, v. 58-77).
Vers 93 s
110Si τῶνδε est un génitif subjectif : « le deuil qu’ils portent (au sujet des morts) » (« leur souffrance m’accable », Masqueray ; « leur deuil… », Mazon ; cf. Campbell dans la première éd. : « is more their grief… »), il devient difficile d’y rattacher le deuxième membre, avec la même valeur de πένϑος (le deuil ou la douleur au sujet de ma propre vie ?). Aussi ces auteurs doivent-ils traduire φέρω τò πένϑος deux fois de façon différente : « leur deuil… plus que le souci de… » (Mazon ; « il secondo membro… non sottintende φέρω…, ma semmai πενϑῶ ο μεριμνῶ », Longo ; voir déjà Brunck). Il est vrai que l’ensemble de la phrase a été soumis, depuis la scholie, à une analyse très approximative : « je me préoccupe d’eux plus que de ma propre vie » (περì τούτων πλέον ἀγωνíζομαι ἢ περì…, « meine Sorge gilt viel mehr dem Volk als meinem eignen Leben », Wilamowitz ; cf. Bruhn).
111Plutôt que de construire τῶνδε avec πέρι, en effaçant la dissymétrie (Blaydes, Bruhn, Earle), on y verra (avec Jebb, Campbell, dans l’édition revue, Kamerbeek, Schadewaldt) un génitif objectif, selon l’emploi homérique (« grief for one », LSJ, s.v., I, 1). Le rapport n’est pas le même, plus déterminé pour l’objet extérieur (τῶνδε) que dans le cas de « sa propre vie » (πέρι, « au sujet de »). Une lecture « rhétorique », pour laquelle le deuxième membre intensifie l’intérêt exprimé dans le premier, est portée à le traiter comme une pure hypothèse (cf. Schneidewin : « … mein eigenes Leben, falis ich das daran setzen müsste »), mais πένϑος, quand ce n’est pas la souffrance particulière appelée « deuil », liée, à la lamentation des morts (et à l’expérience du non-être), ne désigne pas moins, au sujet des vivants, une affliction toute physique ; la douleur qu’Oedipe éprouve pour les Thébains (cf. v. 64 s.) le frappe plus profondément encore que celle qui, dans son cœur, ronge son énergie vitale. Dawe estime que πένϑος « n’est pas précisément le sentiment qu’Oedipe peut avoir au sujet de sa propre vie » ; c’est douter que la phrase puisse appliquer (comparativement et non sans paradoxe) une forme d’affliction (avec sa connotation particulière) aussi bien à la vie toute physiologique de la subjectivité qu’à l’objet externe (et appuyer sur un défaut d’analyse ce constat, tout de même stupéfiant, à savoir que Sophocle, à la différence des autres tragiques, « likes to mirror in his own verse the imprecisions of real speech »). La compréhension du passage dépend de la valeur sémantique précise, que l’on reconnaît ailleurs à πένϑος, mais que l’on a retirée ici à ce mot.
Vers 95
112Le choix du relatif oἷa n’est pas souvent pris en considération. On a pu y voir un simple équivalent de ἅ (Earle), ou bien y trouver l’indication formelle d’une transmission approximative, le « texte » de l’oracle (que « la tragédie, à cette époque, n’aurait pas admis », Roussel) étant remplacé par la « teneur » (voir Longo) ; à supposer que l’on prête ici à Créon ce formalisme, on devrait rappeler la précision que revendique son rapport (ἐμφανῶς, v. 96 ; σαφῶς, v. 106). Il semble bien que Campbell ait raison de souligner que oἷa « is emphatic, not indefinite, and invites attention to the peculiar nature of the message ».
Vers 96-98
113On a vu, dans ἐμφανῶς, la clarté de la réponse obtenue à Delphes, dénuée de l’obscurité qui d’ordinaire caractérise la parole oraculaire (voir par exemple Brunck, Bellermann, Roussel : « l’ordre qu’en termes clairs nous intime… » ; Kamerbeek, Longo). On rapproche σαφῶς, au vers 106. Certes, l’avis du dieu s’est exprimé sans ambiguïté. Cependant, placé entre Φοῖβος et ἄναξ, l’adverbe, avec la clarté de la parole, évoque l’éclat d’une apparition ; le dieu s’est révélé lui-même dans sa toute-puissance (voir le début de la première antistrophe du Premier Stasimon, v. 473-475), afin de manifester son désir de lumière.
114On s’est demandé alors pourquoi Oedipe, si l’oracle était « clair », devait interroger Créon pour connaître les tenants et aboutissants. Le nom de Laïos ne figure pas dans la réponse rapportée par Créon. On pouvait en trouver la raison dans les nécessités de l’exposition dramatique : les circonstances du « drame » qui forme la base de l’intrigue devaient être dévoilées progressivement au cours d’une première enquête conduite par le roi (cf. Schneidewin, Nauck et Bruhn). Quels étaient alors les termes de la réponse ? Quel est le « texte », où commence le « commentaire » ? Il n’y a pas lieu d’admettre que Créon s’arrête avant d’avoir « tout dit ». L’annonce (λέγοιμ’ ἂv…, v. 95) porte sur le message qu’il est chargé de transmettre (οἶ’ ἤκουσα… πάρα) ; le message est un ordre, l’ordre du maître (ἂvωyεv… ἂναξ) ; ses termes : la « souillure », dont le pays doit être débarrassé, à cet instant, dans l’évolution du mal. Apollon parle en « guérisseur » (cf. ἀνήκεστον).
115Le reste alors, l’éclaircissement de la parole, est le fait de Créon qui tient le rôle d’exégète. Comme il s’agit d’une affaire thébaine, antérieure à l’arrivée de l’étranger, il en comprend l’« application », et peut se faire l’interprète du dieu. S’il connaît l’origine du mal, le « remède » n’est pas moins clair à ses yeux.
116On a souvent fait de μίασμα χώρας un groupe : « a pollution of the country » (Blaydes) ; « den Greuelfleck des Landes » (Hartung) ; « une souillure de ce pays » (Roussel) ; Mazon ne traduit pas χώρας : « de chasser la souillure que nourrit… » (sans doute parce qu’il trouve que la participiale, ὠς…, fait double emploi avec le génitif). Longo hésite entre deux analyses : génitif objectif (« qui pollue le pays »), ou de qualité (« installée dans le pays » ; « le due fonzioni… forse compresenti »). On peut certainement opter pour l’ablatif, quoi qu’en dise Kamerbeek (comme le fait Jebb : « drive out »), Masqueray ou Pfeiff (Kamerbeek pose l’association du génitif avec μίασμα, mais ajoute : « may also be considered as genit. separativus… ») ; τεϑραμμένον, en effet, précise que la souillure s’est développée « dans cette terre », χϑονì ἐv τῇδ’, si bien que le remède consistera à la bannir de ce domaine : le mal est ici, et c’est donc d’ici (χώρας) qu’il doit être chassé (sinon, ὡς… ne ferait que paraphraser le premier groupe). On a ainsi, lapidairement, la chose : μίασμα, et l’action la concernant : χώρας… ἐλαύνειν.
117Certes χϑών est souvent mis pour le « pays ». Mais quand on a deux « synonymes » dans une même proposition, le sens de l’un se différencie du sens de l’autre (voir plus haut, ad v. 54 s.) ; χώρας désigne le territoire, limité par ses frontières, au-delà desquelles le mal doit être porté, alors que le sol nourricier, χϑών, abrite les Érinyes, et « fait croître » la maladie, comme le blé et les fruits. La souillure est installée dans « le sol » physique de « cette contrée » (comme entité politique).
118La consultation d’Apollon intervient au moment d’une crise ; il y va du tout, salut ou anéantissement. Le mal culmine, menace d’engloutir la ville. Il s’est assez fortifié déjà pour pouvoir l’emporter si on le fortifie encore (τρέφειν au-delà du terme : τεϑραμμένον). L’avis ne s’accommode d’aucun délai : au-delà de la ligne critique indiquée par le dieu, le mal est « incurable » (ἀνήκεστον avec une valeur proleptique, cf. Jebb ; Earle : ὥστε… γενέσϑαι).
119Le terme de μίασμα désigne le fléau décrit par le prêtre (v. 22-30), mais en lui donnant une cause. Sa violence s’explique : elle repose sur un détournement des forces de croissance qui se déploient en dehors des limites du bien. L’oracle révèle, dans la « souillure », une cause « collective », non identifiée, de la calamité. Pour Kamerbeek, ce serait à la fois la « pollution » qui dévaste le pays, touchant la communauté, et la malédiction qui pèse sur le meurtrier, l’auteur de la « pollution ». On a intérêt à séparer les deux aspects, non qu’il y ait lieu d’insister ici sur le développement autonome de la pollution globale (que la vengeance du mort pourrait ne pas chasser), comme le fait Dawe, d’après le livre de D.M. Mac Dowell, Athenian Homicide Law, Manchester, 1963 ; Oedipe, appelé à agir, cherche à mieux saisir le mal, et il n’a d’autre moyen que de remonter à l’origine de la « souillure » : un meurtre est resté sans expiation (voir ad v. 99). Si on est remonté, avec l’aide du dieu, du fléau à sa cause, la « souillure », Oedipe, avec l’aide de Créon, découvre lui-même la nature de l’événement.
120Rien ne permet d’affirmer qu’aux yeux de Sophocle (« in his own mind »), bien que nulle part il ne le dise, « the evils in the land originated not so much from regicide as from parricide and incest » (Dawe), ces tabous étant autrement puissants que le meurtre dans les sociétés primitives. L’intérêt de la composition dramatique le pousserait à ne pas user encore de ces motifs, en ce début de la pièce. On ne peut pas non plus, contre les données du texte, invoquer simplement les croyances rituelles pour lui imposer une signification différente de celle qu’il exprime, ni extrapoler une raison dramatique supérieure pour expliquer par là qu’elle ne soit pas exprimée. Pour les acteurs du drame, le meurtre d’un homme comme Laïos, ou la non-réparation du meurtre, constituent une origine tout à fait plausible de la « souillure » que désigne Apollon. La découverte du parricide passe par l’exploration du régicide.
Vers 99-131. L’enquête auprès de Créon
L’avis du dieu s’est exprimé sous forme d’un ordre (ἄνωγεν, v. 96) : purifier la cité de la souillure qui l’altère. Oedipe aussitôt assume ses fonctions judiciaires, et cherche à savoir quelle est la nature de ce crime qui n’a pas été expié. Créon sait que c’est une affaire de sang (v. 99-101).
C’est donc le coup porté contre un homme que « désigne » le dieu en nommant la souillure. La victime est Laïos, l’ancien roi ; il s’agit d’obtenir vengeance de ses meurtriers (v. 102-107).
L’affaire est vieille, plus ancienne que la prise de pouvoir par le présent souverain (cf. v. 104 s.) ; aussi les circonstances du crime doivent-elles être reconstituées avec les indices dont on dispose. D’abord les auteurs du meurtre, où les localiser ? Si la souillure est nourrie dans ce pays, c’est qu’ils s’y trouvent (v. 108-111). La victime, elle, a été tuée loin de la ville, au cours d’un voyage qui la conduisait à Delphes, pour la consultation du dieu (v. 112-115). L’auteur du crime est dans la cité, le crime a été commis au dehors.
Reste-t-il des témoins de l’affaire ? Tous les accompagnateurs ont été tués, sauf un, qui, interrogé, n’a su évoquer qu’une bande de brigands (v. 116-123).
Oedipe tient ainsi à la fin une seule indication pouvant être interprétée : l’action de brigands au dehors, sur le chemin de Delphes. Si la souillure est thébaine, les tueurs ont pu opérer pour le compte d’une faction dans la ville (v. 124-126). L’enquête met à jour une absence d’enquête. La Sphinge, répond Créon, sévissait dans la ville, empêchant que l’on entreprît quelque action que ce fût en faveur du mort (v. 126-131).
Vers 99
121L’histoire de l’interprétation de ce vers est doublement instructive, par la nature de l’impasse, et parce que c’est l’un des cas où la solution a peut-être été anciennement entrevue, puis négligée par la critique postérieure (principalement en raison de l’autorité du commentaire de Jebb ; cf. Kamerbeek).
122Oedipe commence par demander à Créon quelle est la purification réclamée par le dieu (ποἰῳ καϑαρμῷ ;). On pouvait donc s’attendre à ce qu’il l’interroge ensuite sur la nature du mal qui accable la cité ; pour appliquer le remède, il fallait connaître le mal. Les interprètes ont ainsi donné à ξυμφορᾶς le sens de « souillure », en accord avec μίασμα (v. 97) ; cf. Ellendt, s.v., p. 705 ; « Zustand », Hartung ; Bellermann ; « defilement,… a euphemism for ἄyoς », Campbell ; « guilt », Jebb ; « welches ist die Art und Weise der Schicksalsfügung, die uns betroffen hat ? », Bruhn ; « quelle est la nature du fléau ? », Roussel ; ou encore Kamerbeek, Longo – l’interprétation est déjà consignée chez Planude. On pouvait très légitimement douter que ξυμφορᾶς comportât ce sens, et, en outre, pour le référent retenu, se dire que la nature du fléau était parfaitement connue d’Oedipe (cf. Dawe). Au lieu de supposer que le mot avait ici une acception non attestée (ou que le texte était corrompu, comme Dawe), il eût fallu d’abord partir du sens connu (« malheur ») et se demander à quelle réalité il répondait dans le contexte.
123Or, avec le sens habituel de ξυμφορᾶς, Oedipe, à la recherche d’une réparation, s’interroge sur la nature non du fléau (ἄγος) qui est la conséquence du crime, mais du « malheur » qui est à l’origine du châtiment. Il lui faut remonter jusqu’à la personne qui a subi le dommage. C’est ce qui semble avoir été établi par Erfurdt ; rappelant, contre l’analyse proposée par Schneider (quae aversio, pour τρόπος, mali adhiberi debet !), la valeur de modus, ratio, il ajoute que Créon répond d’abord à la question sur le remède, puis, avec ὡς…, à la seconde, sur l’origine (cf. τόδ’ αἶμα, le sang autrefois versé) ; il est certain qu’Erfurdt pouvait également appliquer la cause de l’inquiétude au mal sévissant à Thèbes, la « souillure », χειμάζον πóλιν, plutôt qu’à son origine ; la voie du moins était virtuellement tracée (voir aussi Earle : τῆς ξυμφορᾶς, scil. ἣν αἰνίττεται). Longo (ad v. 100 s.) note (à juste titre) que la réponse de Créon est symétrique à la double question, pourtant il rapporte le « malheur » (par euphémisme) à la « souillure », sans la distinguer de l’acte qui l’a provoquée (Roussel, ad v. 97, distingue la « souillure-homme » de la « souillure-chose »). Or Oedipe veut connaître sans euphémisme l’événement qui s’est produit autrefois.
Vers 99-111
124Les participes ἀνδρηλατοῦντας et λύοντας (v. 100 s.) dépendent formellement de ἅvωyev ημᾶς… ἐλaύveiv (v. 96-98) ; « il dio lascia la scelta fra due pene » (Longo) ; certes, c’est là ce que le dieu « veut dire », mais la phrase ne fait plus partie de la réponse que Créon a rapportée de Delphes. Il l’a pleinement énoncée dans les vers 96-98 (cf. λέγoιµ’ ἂν…, v. 95), avant de clore. S’il sait expliquer dans la suite ce que l’oracle signifie, ce n’est pas qu’il rapporte cette interprétation de Delphes en plus de l’oracle qu’il reproduit (comme on l’admet quand on écrit ad v. 107, pour défendre la leçon τινα : poeta oraculum τινά dixisse finxit, Dindorf ; ou bien, pour la thèse adverse : « der Gott hat schwerlich den Plural gebraucht » ; Créon adapte, selon Bruhn ; voir encore Kamerbeek : « originated with the oracle itself or… », ad v. 107). Mais il est informé de la réalité thébaine à laquelle la parole s’applique.
125Ayant identifié l’origine de la souillure (ὡς τόδ’ αἶμα…, v. 101, « deutet bestimmt auf den Spruch… », Schneidewin), il sait prescrire la réparation qui satisfera le dieu, parce qu’elle s’applique à toute affaire de meurtre de cette importance (voir ad v. 102-104). C’est donc la tournure μίασμα χώρας… ἐλαύνειν qui est interprétée, c’est-à-dire « appliquée », dans le sens juridique, avec ἀνδρηλατοῦντας… (les deux possibilités de répondre à l’ordre : ἐλαύveiv), comme au vers 106 avec ἐπιστέλλει, qui reprend ἄvωγεν.
126Dans les deux autres cas où le dieu est personnellement mis en cause (μηνύει, dans la question d’Oedipe, v. 102 ; puis ἔφσοκε, v. 110), il s’agit, dans le premier, d’une conclusion qu’Oedipe doit pouvoir lui-même tirer de l’interprétation proposée par Créon : de telles mesures ne portent pas seulement vers tel crime, mais vers telle victime ; et dans le deuxième, la référence à la lettre du « texte » est manifeste : le dieu n’a pas seulement désigné l’affaire, il l’a localisée aussi (ὼς τεϑραμμένον…, v. 97), si bien que la piste doit pouvoir être remontée dans ce pays.
127Toute l’enquête repose sur cette double indication de l’oracle : la « souillure » non expiée, et « cette terre ».
Vers 100 s
128Créon ne parle pas « comme si son interlocuteur était déjà au courant de la chose » (Longo). Le démonstratif τόδε désigne l’acte à expier, clairement qualifié par le châtiment, l’expulsion du meurtrier ou le contre-meurtre. Comme on a pensé que le pronom, qui avait gêné Brunck et Musgrave (ils ont adopté τήνδε… πόλιν d’après Mudge apud Heath ; voir aussi les corrections de Blaydes), devait désigner un objet présent dans l’esprit d’Oedipe, on a rapporté « ce sang versé » tantôt au contexte large, à l’ensemble de l’oracle exposé depuis le vers 96 (cf. Dindorf, Wolff, suivi par Bellermann), tantôt au contraire à une notion qui devait dans la suite être explicitée (is, de quo dicturus sum, Erfurdt ; il se demandait pourtant en même temps si le meurtre ne pouvait pas plus simplement avoir été mentionné au vers 100), tantôt à l’objet implicite (implicitement désigné par l’oracle) ; ainsi Hermann (1823, pour appuyer Erfurdt) : proprie… hic, quem in mente habeo (se rapportant donc à la fois au vers 100 et à la suite) ; « ce que le dieu a voulu dire » (Schneidewin, Nauck, Bruhn) ; « le sang dont il parle (le dieu) », traduit Mazon.
129Grammaticalement, la référence est interne à la proposition, elle est située dans l’objet visé par les actions décrites (« ’this, which has been implicitely mentioned’, sc. in the words φόνῳ… », dit Campbell ; cf. Jebb ; Kamerbeek : « refers to φόνον », mais aussi bien à ἀνδρηλατοῦντας, qui suppose le même motif).
Vers 102-104
130Kamerbeek propose de rapporter ποίου… ἀνδρός, non à la victime, mais au meurtrier. Le sens « second » lui semble enrichi (« quite in harmony with the ironical trend of the play » ; voir aussi ad v. 139-141).
131La réponse de Créon ne peut pas être invoquée en faveur de cette hypothèse. S’il nomme Laïos, ce n’est pas simplement pour introduire, en un deuxième temps, ses assassins (τούς αὐτοέντας, v. 107). C’est la victime qui intéresse, son nom et son importance (ποίου, « on peut… admettre la nuance :’quelle était donc l’importance de l’homme dont…’ », Roussel). Aussi Créon présente-t-il d’abord ses titres, à savoir ceux d’Oedipe (v. 103 s.), avant de répondre que la mort de cet homme (τούτου…, v. 106) n’a pas été réparée.
132Les remèdes indiqués par Créon, aux vers 100 s., sont les moyens appropriés à satisfaire le mort. C’est en son nom, « de sa part » (πρòς τοῦ ϑανόντος, v. 134 ; voir ad l.), que l’action est menée. Plus encore que le meurtre, l’absence de toute mesure pour le réparer, sa méconnaissance, fait la souillure, sur laquelle la parole du dieu « met le doigt » (μηνύει). L’infortune (τήνδε… τύχην) est celle d’une victime dont le meurtre n’a pas été vengé. Elle forme proprement l’objet de l’enquête ; « γάp asks for explanation » (Campbell) : d’abord, quel est l’homme dont le malheur n’a pas été réparé15 ?
Vers 106 s
133σαφῶς (et έμφανῶς, v. 96) ne note pas la précision particulière (et inhabituelle) de l’oracle (par exemple Schneidewin, ad v. 96) ; ἐμφανῶς est lié à l’acte de l’élocution (voir ad v. 95-97), alors que σαφῶς porte sur l’interprétation de la parole que propose Créon : « (disant ce qu’il dit) le dieu nous commande clairement de… », « c’est là ce que signifie ‘chasser’… ».
134τούτου ϑανόντος doit sûrement être pris pour un génitif absolu (par exemple Longo), ponctuant la progression : c’est un meurtre que les paroles désignent (v. 100 s.), – perpétré sur qui ? (v. 102) – sur le roi qui a régné avant Oedipe (v. 103-105) ; « c’est cet homme donc (τούτου, répondant à ποίου… ;, v. 102) qui est mort, et dont le dieu nous demande de punir les meurtriers ». Campbell pourtant ajoutait : « … but is at the same time to be partly connected with τοὺς αὐτοέντας » ; il a été suivi par Kamerbeek : « seemingly a genitive absolute but afterwards to be connected with τοὺς… (or… with τι-μωρεῖν) » (« … de le venger et de frapper ses assassins », Mazon). Pourtant la séparation est nette, elle isole les parties en cause : lui, il a été tué ; il nous incombe maintenant d’exercer une vengeance sur les meurtriers (non : « de le venger » ; l’idée de vengeance est dans l’acception « punir », avec le complément à l’accusatif ; la personne vengée n’est pas directement exprimée) ; χειρì τιμωρεῖν (repris au vers 140, avec τοιαὐτῃ χειρì τιμωρεῖν, dans le même emploi, après τιμωροῦσντα, v. 136) forme un groupe, que l’on doit sans doute considérer comme rituel, où la valeur du complément, parce que déterminée par elle, renforce l’action verbale, que l’on supplée un τιμωρῷ elliptique ou non (on a l’adjectif avec χεíρ dans Euripide, Hécube, 842 s.) : « … en passant à l’acte ».
135L’indéfini τινας est séparé par ce groupe de τοὺς αὐτoέντας et ainsi détaché : « quels qu’ils soient » (cf. Jebb, Longo ou Pfeiff). L’usage est singulier. Les commentaires du XIXème siècle lui ont en général substitué un τινα sujet de la proposition (et désignant Oedipe, ou les Thébains ?) ; ainsi Elmsley et Erfurdt (puis Wunder, Dindorf, Blaydes, Earle, Masqueray ou Roussel). Hermann défendait le pluriel pour le sens (acceptant la grammaire) : le singulier (ἐπιστέλλει τινὰ τιμωρεῖν, selon Elmsley) ne serait pas heureux, l’ordre concerne la communauté entière (ut civitas… puniat), voir déjà Planude : τινας ἤγoυν ἡμᾶς, et, positivement : indicat eo pronomine… incertum esse, qui sint illi, qui… (Schneidewin a suivi Hermann ; puis Nauck, Wolff, suivi par Bellermann, Jebb, Bruhn ; Mazon, sans traduire le mot ; Kamerbeek, Longo). Le tour, si l’on prend l’indéfini comme épithète, est difficile, puisque le substantif est déterminé par l’article. A travers les options s’exprime souvent une attitude générale face à l’anomalie. Ainsi Kamerbeek pose d’emblée : « τινας : indubitably the correct reading », ajoutant pourtant : « the interpretation… is not so self-evident » (il ne trouve pas d’exemple du pluriel, parmi les exemples cités, KG, § 470,2 ; I, p. 662 s.) ; Dawe à l’opposé estime d’entrée que le texte est corrompu (τινας est soit une faute, qu’on peut essayer de réparer à partir de τινας, soit une glose ; comme χειρί en outre manquerait d’un qualificatif, il tente τίτᾳ ou ἴσῃ, cf. Studies, p. 212 s.). On pourrait envisager de faire de τινας le complément et de τοὺς αὐτοέντας l’attribut : « … de tirer vengeance de certaines personnes comme étant les auteurs du crime », mais l’opposition entre l’indétermination – l’identité qui échappe encore – et la précision de l’objet recherché n’est pas moins fortement marquée si l’on fait, plus naturellement, de τινας une épithète. Moorhouse, Syntax, p. 160, discutant le tour, où τις « counterbalances the definiteness which the article would otherwise convey », donne comme autre exemple certain Oedipe à Colone, 288 s. : ὅταν δ’ ὁ κύριος παρῇ τις (« whoever he be », Jebb ; il existe un maître responsable, son identité n’est pas connue), où l’indéfini, il est vrai, est développé : ὑμῶν ὅστις ἐστìν ἡχεμών. Le tour n’exprime pas seulement l’incertitude : « quel qu’il soit » ; c’est plutôt : « quelqu’un (d’indéterminé) qui a la qualité de… » (voir aussi Antigone, 252 : oὑρyάτης τις, « celui qui avait fait le travail »).
136Le pluriel est là en accord avec le récit du survivant que Créon rapporte plus loin (cf. ad v. 122 s.).16
Vers 110 s
137Envisager même la possibilité de corriger (avec Valckenaer et Meineke) ἐκφεύγει en -ειν, l’oracle exprimant « in general Delphic terms a reproach over the Thebans’neglinegligence» (Dawe ; il est étonnant que Jebb se préoccupe de réfuter l’opinion : « not part of the god’s message », et Kamerbeek : « Creon does not render here another part of Phoebus’ answer », sans doute à cause de ἔφασκε, où l’on néglige le signe de la « citation »), c’est méconnaître la distinction que l’on est conduit à établir dans le dialogue entre « la parole » du dieu et son application, qu’Oedipe découvre avec l’aide de Créon (ad v. 99-111), et se tromper sur la nature de l’idiome delphique. L’adage est une γνώμη, et caractérise le langage de Créon, politique et médiatisé. L’opinion qui s’y exprime sur l’utilité de l’enquête marque un temps d’arrêt. On est parvenu au terme d’un premier mouvement, qui a permis d’élucider la nature de l’affaire, à partir de l’oracle (il n’est plus directement fait référence à la « parole » après le vers 110). Il s’agit dans la suite de réunir les indices pour aller plus loin.
138L’enquêteur peut être découragé par la distance qui le sépare maintenant de son but (v. 108 s.). La maxime glose d’abord positivement : il suffit de chercher pour trouver (ζητεῖτε καὶ εὑρήσετε, Kamerbeek, ne traduit que ce premier membre) ; le deuxième membre précise, en retrait : ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on ne trouve rien si l’on ne fait rien. En clair : tu aurais dû t’en soucier plus tôt, tu n’aurais pas alors les difficultés que tu dis17.
Vers 114 s
139Dawe (approuvé par Lloyd-Jones, 1978, p. 216) corrige ἔφασκεν en ἔφασκον : « Kreon is passing on hearsay » (Studies, p. 213) ; Sophocle laisserait (pour la cause de l’intrigue) un certain flou dans la présentation des événements (« Sophocles is at pains to blur the events which surrounded the death of Laius »). Or même l’indication (fausse) sur la présence d’une multitude de brigands est « précise », et demande à être interprétée positivement dans sa « fausseté » (en dehors de l’utilité dramatique, qui n’en épuise pas le sens, voir ad v. 118 s. et 122 s.).
140Pourquoi Laïos n’aurait-il pas lui-même fait savoir à son entourage qu’il partait et où il allait ? On comprendrait mal que la consultation de l’oracle qui le concernait soit devenue l’objet d’une « rumeur ». L’identité du référent, contrairement à ce que pense Dawe, ne fait aucune difficulté dans le contexte. Laïos avait parlé. Le mystère, s’il en est un, plane plutôt sur la raison qui a poussé le roi à interroger une nouvelle fois le dieu. On sait que, d’après les Phéniciennes, 35-37 (déjà rapprochées par Elmsley – Thomas, sans citer Euripide, donnait la même interprétation du voyage), Laïos cherche à savoir si son fils est vraiment mort, au moment même où Oedipe demande de son côté à Apollon de l’éclairer sur son identité (ainsi, après Elmsley, Wunder, Schneidewin, Blaydes, Campbell, Jebb, Bruhn, p. 3). Mais on n’a pas manqué d’exprimer des doutes sur la légitimité de transférer directement une indication puisée dans Euripide (cf. Kamerbeek) ; pour Dindorf, le terme de ϑεωρός n’impliquait pas même la consultation de l’oracle ; pour Earle, s’il était parti pour cela, comme le suppose le récit de sa mort sur le chemin de Delphes (v. 800-813), on ignore « on what matter ».
141On peut sans doute, à cause du lieu de la mort de Laïos, accepter l’interprétation de ϑεωρός proposée par les scholies anciennes : ὁ πρòς τοὺς ϑεοὺς διὰ χρησμόν ἀπερχόμενος (voir aussi les scholies byzantines). Apollon n’attirait-il pas le père vers le sanctuaire que le fils venait de quitter ? Ce n’est pas parce que Jocaste, devant Oedipe, ne doute pas de la mort de l’enfant (v. 717-719) que Laïos n’est pas incertain. Toujours est-il que Créon ne précise rien, et il n’y a pas lieu de penser qu’il laisse un propos qu’il connaît dans l’ombre ; Laïos donc avait traité l’affaire comme une entreprise privée, personnelle, et il ne s’était fait accompagner que d’une faible escorte. On entend dans les mots « comme il disait » cette discrétion qu’il avait gardée sur les raisons de son départ. Le voyage alors, si ses causes restent aussi mystérieuses que les circonstances de la mort sont obscures, ressemble à une disparition18.
Vers 118 s
142Schneidewin, supposant, non sans raison, que le rescapé devait en savoir plus que ce qu’il avait fait connaître, écartant donc la compréhension courante (voir la scholie) selon laquelle la peur (ou la lâcheté dont le scholiaste esquissait les traits significatifs), le faisant fuir, l’avait empêché d’observer l’événement dans le détail, proposait de corriger εἶδε en εἶχε : « de ce qu’il avait à dire, il n’a rapporté qu’une seule circonstance ». D’autres, rattachant φόβῳ à oὐδὲν είχ’… φράσαι, plutôt qu’à φυγών (en dépit de l’ordre des mots), trouvaient dans la peur le motif de ce silence (cf. Earle ; Campbell cherchait à rattacher φόβῳ partie avec le participe, partie avec ce qui suit : « the fear with which he fled made him unable to speak with certainty… » ; voir aussi Kamerbeek, Longo et la note ci-dessous ad v. 122 s.).
143Si le serviteur n’avait rien d’autre à dire « de certain » (εἰδώς, « for certain », Blaydes ; cf. Jebb), c’est ou bien qu’il ne savait rien de plus ou bien qu’il cachait le reste. Si l’on retient la deuxième hypothèse et qu’en même temps on renonce à l’argument psychologique de l’aveuglement, la réalité est dissociée de sa présentation, et Créon rapporte le langage que le serviteur, à l’époque, a tenu aux Thébains. La circonstance des brigands, avec la peur qu’ils lui inspiraient, est ce qu’il disait savoir. La peur est un indice pour les autres en faveur de son mensonge. S’il a fui, c’est devant une troupe.
Vers 120 s
144Longo envisage la possibilité que ἐξεὐρoι, prenne (par surcroît) une valeur causative : « pourrait faire trouver » (voir l’interpretatio de Moschopoulos : ἀντì τοῦ μηχανὴν δοίη ; cf. Erfurdt : rationem invenire, qua fleri aliquid possit, « etwas möglich machen » ; de même Schneidewin), et que l’infinitive avec μαϑεῖν ait un autre sujet que ἕv (cf. Thomas : ἡμᾶς). Elle est à écarter. ἕv a bien une fonction d’agent et le verbe sa valeur active (cf. Wolff, suivi par Bellermann : « mit ἐξεύρoι wird ἕv personificirt : das eine möchte vieles ausfindig machen » ; l’embarras de Bruhn : « befremdlich ist, dass das ἕv, das Indizium, selbst etwas ausfindig machen soll » ; et la réplique de Kamerbeek) ; « lead to (the knowledge of many) » (Campbell) ne rend pas la nuance ; l’infinitif développe la conséquence : « pour peu qu’on en fasse le point d’appui, si faible soit-il, d’une attente (plus large), ἀρχὴν… εἰ λάβoιµεν, le fait unique (ou : indication), que l’on tient, a la force d’en dépister une multitude d’autres (πόλλ’ ἂv ἐξεύρoι) – de telle façon qu’on les connaît (à la fin) » ; l’instance de la connaissance (µαϑεῖν) est détachée du processus de la découverte (« for us to leam withal », Earle). L’élément connu sert d’instrument dans la recherche de l’inconnu. Dans un ensemble où les éléments sont reliés entre eux, l’une quelconque des « parties » (cf. Planude : ἀπò τοῦ μέρους λάβοιμεν ἂv καὶ τò καϑόλου) peut aider à dégager les autres.
Vers 122 s
145La version d’une pluralité de mains meurtrières, qu’Oedipe, dans son interprétation, et pour l’efficacité de son action, néglige en supposant un auteur unique du crime (voir ici ad v. 124 s. et 139-141, puis, dans la déclaration du Premier Episode, v. 225, 231, 236, 246), a été accréditée par le rescapé. Comme elle ne correspond pas à la réalité, on pouvait, pour expliquer le mensonge, avoir recours à la psychologie du personnage qui, pour justifier sa fuite et masquer sa couardise, magnifiait le péril ; la scholie (ad v. 118) y trouvait toute une typologie du lâche (τὸ ἦϑος τῶν δειλῶν), exagérant pour les autres, et victime lui-même de son imagination aliénée (cf. Wunder :… quo magis poenam neglecti desertique regis effugeret, narrasse sumpsit… ; Blaydes : « to save himself » ; Roussel). En même temps (cf. Wunder, Blaydes), on pouvait invoquer l’utilité dramatique, puisque cette version aiderait à comprendre qu’Oedipe ne rapproche pas le meurtre de l’aventure qui lui est arrivée (Bellermann), et qu’elle lui fournit, à la fin du Deuxième Episode (v. 715 s., 836-861), une dernière raison de douter de l’évidence (Campbell).
146On trouve encore exprimée, chez Bellermann, l’idée que l’utilité dramatique était « très naturellement motivée » par le désir du témoin de ne pas accabler un héros qui venait de délivrer la ville du fléau (si son retour et la nouvelle du meurtre n’avaient pas précédé l’arrivée d’Oedipe, ce qui semble en contradiction avec la raison que Créon donne de l’inaction des Thébains, v. 130 s.). L’esclave a reconnu dans le nouveau roi le meurtrier de l’ancien, c’est pourquoi il demande à la reine (au moment où il voit qu’Oedipe va s’emparer du trône ?) son éloignement de la ville (v. 758-764). Il est seul à détenir ce savoir, et il est décidé à ne pas le communiquer. Mais s’il a ce désir, qu’il sait et qu’il « couvre » le meurtrier, son récit devait à dessein rester ambigu, dire sans dire. Or le message que reproduit Créon : « pas avec une seule force seulement (oὐ µιᾷ ῥώμῃ) », « avec une multitude de mains (σὺν πλήϑει χερών) », évoque en premier lieu une puissance surhumaine, telle que l’imagination l’attribue à une légion d’agresseurs ; l’image des « brigands » serait comme la traduction de l’effet que la scène a dû produire sur un témoin.
147On n’a pas expliqué ainsi la fuite. L’esclave aurait-il simplement été plus couard que les autres ? Comme il est le seul par ailleurs de tous les Thébains a être instruit de la destinée d’Oedipe, ayant été témoin de l’exposition du fils et de la mort du père, ne faut-il pas convenir qu’il s’est tenu à l’écart parce qu’il comprenait ce qui était en train de trouver son accomplissement ? Ce ne serait donc pas le sauveur que par un mensonge il épargne, mais « Oedipe », qu’il a sauvé, et que, revenu, il fuit deux fois ?
Vers 124-126
148On passe du pluriel (λῃστάς, v. 122) au singulier ὁ ληστής dans la bouche d’Oedipe. Ce singulier a été diversement expliqué par la critique : anecdoctiquement, Oedipe distinguant le chef de la bande (Blaydes), ou bien « en proprofondeur» (« ominös », Schneidewin), comme on le fait souvent, grevant le sens premier par le « second », Oedipe se désignant lui-même, sans le savoir (pour l’auditeur) : « il corrige inconsciemment Créon » (Longo), ou bien comme un fait de langue (« may only be an idiomatic collective use », Campbell ; cf. Moorhouse, Syntax, p. 1 : « generalizing…, ’any robber’…, but ironically it can also mean’the particular robber’ » ; et p. 145, où la valeur individualisante est rapportée à la double entente ; Kamerbeek combine aussi la seconde avec la troisième explication : « even if… we have to take the singular… as an idiomatic collective use, the wording is ominous » ; voir aussi Longo ; Mazon, comme Wilamowitz, rend le singulier par un pluriel : « des brigands auraient-ils montré pareille audace… ? »). Masqueray, de « brigands », passait à « meurtrier ».
149N’y avait-il pas lieu de penser que le poète, pour les besoins de la vraisemblance dramatique, « prépare » ici la scène de Tirésias, en suivant la scholie : τείνει δὲ τοῦτο εἰς Kρἐοντα ὡς αὐτοῦ συνδεμένου τῷ τοῦ Λαΐου φονεῖ διὰ τὴν βασιλείαν ? Les modernes, quand ils ont considéré le rapprochement, ont pensé également que Sophocle amenait le thème pour préparer le soupçon qui sera plus tard au centre de l’intrigue (Wolff, puis Bellermann, cf. Earle : « Sophocles may well intend lightly to foreshadow the later scene »).
150L’unité thématique ne doit pas être dégagée d’abord, sur le plan dramatique, de deux scènes distinctes que le spectateur finit par relier entre elles, mais trouvée dans la logique d’une attitude générale, dictée à Oedipe par son imagination politique ; elle trouve une expression dans l’interprétation qu’il construit ici des mobiles du meurtre, dans les situations factieuses que suppose plus loin la forme qu’il donne à la proclamation publique, et finalement dans l’intrigue prêtée à Créon pour expliquer les refus du devin. On dépouille le thème de sa signification en réduisant ces tentatives méthodiques d’éclairer une affaire obscure à un trait du caractère (« … is quick to scent palace intrigue and hired assassins », Dawe), pour l’attribuer ensuite, selon le schéma classique, à une tendance générale, attestée par Aristophane (Guêpes, 345) pour l’époque de la guerre du Péloponnèse, « to make accusations of conspiracy with no justification » (ibid.). L’hypothèse d’un complot thébain se dégage naturellement des indications contenues dans l’oracle, à savoir que la cause de la « souillure » est toujours présente dans la ville (« die Mutmassung…, es sei von Theben aus ein Mörder gedungen worden, kann nach 96ff. nicht überraschen », Nauck).
151Schneidewin avait raison, il semble, de lier le nombre (au niveau du sens premier) à l’interprétation politique qu’Oedipe donne de l’événement : « weil er gleich Bestechung argwöhnt ». Le singulier détache le fait du brigandage de l’information fournie par Créon. Dépassant les circonstances de la description, Oedipe ne retient que le concept. L’usage « idiomatique » du singulier (voir ci-dessus Campbell) revêt donc une signification précise, dans le cadre même de la scène, alors qu’on réduit le passage d’un nombre à l’autre à une simple utilité dramaturgique quand on fait dire au personnage autre chose que ce qu’il croit dire (voir ci-dessus). Cette description, comme d’un fait divers, paraît insuffisante à Oedipe pour expliquer le meurtre d’un roi (voir ad v. 102). Pour concevoir un tel coup, avec l’audace qu’il suppose (τόδ’… τόλμης), il faut aller au fond de l’affaire, jusqu’au motif politique : le meurtrier, s’il s’agissait d’un simple brigand, opérait pour le compte d’un commanditaire dans la ville, il était soudoyé (ξὺν ἁpyύρῳ).
152Créon se retranche, dans sa réponse, derrière l’opinion qui prévalait après le meurtre : « c’était ce qu’on pensait (δοκοῦντα ταῦτ’ ἦν) », à savoir ce qu’il a dit : qu’il s’agissait de brigands. Prudent, il s’en tient au fait, après l’interprétation donnée par Oedipe, qui ne porte pas sur les circonstances : un ou plusieurs meurtriers, mais sur les conditions dans lesquelles l’attentat a été préparé19.
Vers 126 s
153Le fait qu’aux vers 566 s. Créon, dans l’interrogatoire qu’il subit, mentionne une recherche entreprise pour le mort, et qu’ici, comme aux vers 255-258, il en souligne l’absence, a paru contradictoire. Dans les Studies (p. 214), Dawe, afin d’éliminer la contradiction, du moins dans ces vers, plaidait en faveur de la correction de Lange : οὐχ eἷς pour oὐδεíς, « plus d’un » (c’est-à-dire : « plusieurs ») ; dans son commentaire, il y renonce, énonçant au contraire un principe d’indifférence (« the experienced student of Sophocles will not attempt to face the meaning of any one individual passage to bring it in conformity with any other ») qui supprime la discussion. Le choix n’est pas entre l’harmonisation et l’acceptation, qui toutes deux prennent – et laissent – la compréhension au point où elle est parvenue20.
154Certes, chaque phrase ne peut être analysée que dans la situation particulière du discours qui détermine sa visée propre (voir notamment ad v. 566 s.). Mais les résultats, avec la représentation qu’ils supposent, ne doivent pas moins être confrontés. Si Créon accorde (v. 566 s.) que l’investigation a été vaine après le meurtre, cela peut ne pas contredire ce qu’il dit ici, à savoir qu’il n’y avait personne pour se constituer institutionnellement (en particulier dans la famille) en « défenseur » du mort, pour prendre ses intérêts en charge. On insiste ainsi sur la différence sémantique entre la simple « recherche » ou « enquête » (ἔρευνα), qui inclut les renseignements obtenus du témoin, et une action juridique de « défense » ou de « secours » (ἀρωγός), épousant la cause de la victime comme Oedipe le fera à présent sur les instances d’Apollon. Si Oedipe enfin, assumant le rôle, ajoute dans sa proclamation (v. 255-258) que les Thébains n’auraient pas dû attendre que l’étranger qu’il est se substitue à eux, et qu’il fallait aller jusqu’au bout (ἐξερευνᾶν, v. 258), cela n’est pas contradictoire non plus, parce que le grief suppose précisément qu’une enquête a été entreprise, et qu’elle a été interrompue avant d’aboutir. De même ici le préverbe dans ἐξειδέναι semble prendre la même valeur perfective que ἐξερευνᾶv ; aux vers 37 s., le préverbe marque le même aspect dans έξειδώς, pour une information exhaustive, et dans ἐκδιδαχϑείς, pour l’entraînement au savoir (voir ci-dessus ad l. ; Dawe affirme qu’on ne peut rien tirer de la réponse d’Oedipe ; mais, au contraire, les renseignements fournis par Créon pourraient procéder du début d’une enquête avortée).
155Les interprètes admettent qu’avec δοκοῦντα… Créon accorde à Oedipe que ses soupçons étaient partagés par les Thébains, le démonstratif ταῦτα portant sur l’opinion juste exprimée (voir par exemple Campbell, Jebb, Kamerbeek, etc., et les traductions) ; mais Créon en fait revient avec ταῦτα à ce qu’il a dit, à savoir au résultat de l’enquête : « ce qu’on croyait, c’était cela que j’ai dit (v. 122 s.) ». Pour aller plus loin, il aurait fallu que quelqu’un se constituât comme défenseur attitré du mort, il fallait un roi pour venger le roi. Or « une fois Laïos mort », le fléau était là (cf. ἐv κακοῖς) et empêchait que l’on s’en occupât. Créon distingue donc nettement deux phases : une enquête qui s’est faite (cf. ταῦτα), et une vengeance qui n’a pas eu lieu (v. 127). Λαΐoυ ὀλωλότος doit être pris pour un génitif absolu (ainsi Kamerbeek, Longo ou Dawe, cf. Moorhouse, Syntax, p. 75 : « at any rate primarily » ; contre d’autres, dont Bellermann ou Earle, qui rattachaient le génitif à ἀρωγός pour que Laïos ne soit pas deux fois représenté dans la phrase) ; il marque ici une coupure, dans la destinée de Thèbes, qui coïncide avec la mort du roi. Le monstre était apparu aussitôt. Kamerbeek pense que ἀρωγός doit (du moins primordialement) être rattaché à ἐv κακοῖς (« helper for us » ; Longo propose indifféremment les deux possibilités), et donc que la phrase décrit seulement la détresse des Thébains, dans l’attente du « sauveur », mais l’explication de Créon, insistant sur le résultat très limité de l’enquête, reste dans l’orbite du problème posé par la question d’Oedipe (v. 124 s.), et la nouvelle question (v. 128 s.), avec εἶργε τoῦτ’ ἐξειδέναι (à savoir la recherche du mobile, et des instigateurs), suppose à son tour que Créon invoquait le malheur (ἐv κακοῖς) comme obstacle à la poursuite de l’action (οὐδεìς21…).
Vers 130 s
156On a adopté universellement la première des deux constructions qu’on lit dans la scholie, où τἀφανῆ est pour l’affaire mystérieuse du meurtre : « la Sphinge nous contraignait (ἠνάγκαξεν ὴμᾶς) d’abandonner l’obscur (à savoir l’histoire du meurtre du roi, τοῦτο γὰρ ἀφανές) pour examiner le mal qui était devant nous » (voir l’analyse de la phrase chez Elmsley, Jebb ou Earle) ; elle est juxtaposée à une clé contraire (cf. la glose de Planude), où les termes sont intervertis, l’« invisible » étant associé à l’énigme (πoικιλῳδός) ; cette analyse relie τὸ πρὸς ποσί, qui devient le mystère du meurtre (τὰ κατὰ τòν φόνον ἀφανῆ) face à celui des énigmes (τάφανῆ), à μεϑέντας ἡμᾶς ; elle n’est pas défendable, mais il importe de la considérer pour comprendre que la première en est tributaire par contraste, en redistribuant différemment les mêmes termes. L’affaire du meurtre est recouverte par « le péril (de la Sphinge) placé sous nos yeux » (Mazon ; cf. Wilamowitz : « vor der Not des Augenblicks… » ; « le difficoltà immediate », Longo ; Schadewaldt, etc.). Or cette identification de la réalité « devant les pieds » (τὸ πρὸς ποσίv) avec le fléau, comme s’il y avait κακόν (ce qui est le cas en Antigone, 1327 : τἀν ποσὶν κακά ; cf. Euripide, Alceste, 739), travestit la pensée de Créon qui se sert du couple de contraires prochecertain, lointain-obscur (Elmsley avait, pour ce couple, rapproché un vers, très voisin dans les mots, du Rhésus, 483) pour rappeler que, devant la menace de destruction ou de dispersion, qu’évoque l’épithète de la multitude (ποικιλῳδός), on n’avait pas le choix : il fallait, pour ne pas succomber, s’accrocher au plus concret, se concentrer sur « ce qui est là ». Créon formule une règle de conduite dans une situation particulière. τὸ πρὸς ποσἰ ne désigne donc pas le péril, dont il ne serait d’ailleurs guère logique de penser qu’il fallait l’examiner (ou le dévisager, σκοπεῖν), mais ce qui est là et qu’il fallait tenter de protéger22.
Vers 132-146. L’engagement d’Oedipe
Oedipe reprendra lui-même l’enquête à ses débuts. Apollon et Créon, expliquant l’oracle, ont respecté les droits du mort ; Oedipe, avec son pouvoir, se fait l’allié en toute justice de la ville et du dieu (v. 132-136).
Ce n’est pas pour des parents éloignés, pour Laïos, qu’il lutte ; il est lui-même concerné par la souillure. Car le meurtrier, quel qu’il soit, lui fera payer son crime, s’il ne le châtie pas. Les intérêts de Laïos sont donc les siens (v. 137-141).
Il enjoint aux enfants de se mettre debout et de reprendre les rameaux (v. 142 s.). Le peuple de Thèbes est appelé à se rassembler parce qu’il est décidé à s’engager à fond : ou bien il se révèlera dans sa bonne fortune avec l’aide du dieu, ou bien il se révélera damné (v. 143-145).
La supplication a atteint son but pour le prêtre : la promesse d’Oedipe répond à ses vœux (v. 147 s.). L’Apollon pythique a envoyé l’oracle, dont l’interprétation aboutit à l’action d’Oedipe : le peuple sera rassemblé pour la proclamation en laquelle Oedipe place en un premier temps son espoir. Tout le destin de Thèbes est engagé sur l’alliance avec le dieu. Qu’Apollon, demande le prêtre, maintenant s’approche lui-même en sauveur pour guérir (v. 149 s.).
Vers 132-136
157Le raisonnement, plus rigoureux qu’on ne l’a cru, peut ne pas apparaître d’abord. Il suppose que « la reprise » de l’enquête à laquelle Oedipe déclare vouloir se consacrer de son côté (ἐγώ), à la suite d’Apollon et de Créon, n’est pas en rapport avec son action antérieure, contre la Sphinge, qui lui a valu la royauté (ainsi par exemple Earle, Jebb et Kamerbeek). Le complément de φανώ (αὐτά) est clairement déterminé dans le contexte proche par la recherche des circonstances obscures de la mort de Laïos (τἀφανῆ, v. 131), si bien que les adverbes « à son début » (ἐξ ὑπαρχῆς, « dès leur principe », Roussel) et « à nouveau » (αὖϑις) doivent être appliqués à « la réouverture du dossier, insuffisamment instruit, après le crime ». Si le pronom αὐτά reprend τἀφανῆ, on ne peut pas rapporter le groupe adverbial ἐξ ὑπαρχῆς (qui n’est pas un simple équivalent de πάλιν) à l’affaire en ques tion et αὖϑις à l’exploit réalisé contre la Sphinge, comme Kamerbeek, à la suite de Jebb : « anew », puis « as in the case of… ». C’est strictement contradictoire. On différencie le référent, parce qu’on donne aux deux expressions la même valeur (« beginning the inquiry anew », Campbell pour ἐξ ὑπαρχῆς), au lieu de distinguer sémantiquement la reprise – par rapport au sujet, s’emparant de l’affaire – (« à nouveau » : et donc, malgré Dawe, une deuxième fois, puisque la première recherche a avorté) de la procédure qui repart à zéro (ab origine, « right from the beginning », Sheppard) – par rapport à l’objet de l’enquête (cf. aussi Longo). La phrase se rattache ainsi étroitement à l’interrogatoire qui vient juste d’avoir lieu (v. 99-131). Il n’est fait allusion à la Sphinge qu’implicitement, comme cause de l’empêchement, parce que Créon a invoqué le fléau comme cela (v. 130 s.).23
158La mention de Créon aux côtés d’Apollon est liée à la mission qu’il vient d’accomplir à Delphes et non à l’investigation infructueuse après la mort du roi ; on ne peut évidemment rien en tirer sur son rôle au moment où cette première recherche a autrefois été entreprise (voir ad v. 126 s., 566 s.).
159On ne saisit pas la valeur de ἐπαξίως et de ἀξίως, dans le contexte, si l’on y voit comme un témoignage de satisfaction décerné par le roi à Apollon et à Créon (voir Masqueray, ajoutant une conformité avec ce que l’on peut attendre de la personne qui n’est évidemment pas dans les mots : « il est digne de Phoebos [« as god of purity », Earle], digne aussi de toi [« as the dead man’s wife’s brother », Earle] que pour le mort vous ayez pris ce soin » ; ou Mazon : « Phoebos a fort bien fait… toi aussi – de montrer ce souci du mort » ; voir aussi Wilamowitz ou Schadewaldt). L’attention et les soins (ἐπιστροφήν) du dieu et de son serviteur (on ne peut guère ici différencier les deux adverbes au point d’y percevoir la révérence à l’égard d’Apollon, mais la suspicion à l’égard de Créon, comme Sheppard) sont proportionnés à la dette due au mort (voir, au sujet de l’omission d’un préverbe, Moorhouse, Syntax, p. 95). Earie, en plus de l’aspect moral (« worthily »), voyait dans ἀξίως un aspect logique (« with good reason ») ; Kamerbeek plutôt (et plus justement) un accord « avec ce que la matière exige ». Ce n’est pas « en faveur » du mort qu’ils ont agi, mais, « en son nom », poussés par lui, pour lui restituer ce qui lui revient ; ἀξίως… ἔϑεσϑε ne peut pas être séparé du complément πρὸς τοῦ ϑανόντος. Les raisons avancées par Dawe, Studies, p. 214 s., pour préférer la leçon πρό – déjà chez Planude –, après Erfurdt, Wunder, Blaydes, Nauck, Jebb, Earle, Bruhn, Masqueray ou Roussel, ne sont pas pertinentes, parce que πρός n’est pas l’équivalent de ὑπέρ. Les auteurs, pour combattre la leçon πρός (adoptée par Wolff, suivi par Bellermann, ou Campbell ; cf. Mazon-Dain, Colonna), partent du sens qu’ils attendent en préférant πρό, à savoir ὑπέρ (Brunck, Nauck, Earle, Bruhn, après la scholie de Moschopoulos) ; « πρός, dit Jebb, n’est jamais’on behalf of’, ’for the sake of’, mais le sens de’at the instance of (contre’in the interest of de Campbell dans la première éd.) est juste ce qui convient », non pas : « in favore di… » (que Longo maintient contre les objections formulées), mais « il primo valore », à savoir « della parte di… ». Kamerbeek, sans doute, défend mal, lui aussi, la leçon « de la meilleure tradition », mais si l’on ne retient que l’interprétation erronée pour « corriger » le texte, en raison de l’impasse, le sens n’a plus aucune chance d’être trouvé. Le mort agit à travers les mesures ordonnées pour sa vengeance et ces mesures se substituent à sa volonté.
160C’est à cette justice qu’Oedipe déclare vouloir se soumettre de son côté ; la compréhension proposée de ἐνδίκως, « wie es sich gebührt », Bellermann, « as is meet », Jebb, affaiblit la valeur du mot en le mettant sur le même plan que ἀξíως (voir ci-dessus). Oedipe apporte à l’action religieuse le soutien du pouvoir politique. Son accord est une conséquence logique de la révélation qui vient de lui être faite au sujet de l’oracle. L’assistance qu’il propose (καì ἐµέ, où Dawe croit percevoir une profession de modestie) est celle du pays qu’il représente. Agissant pour Thèbes, Oedipe agit pour lui-même, qui se confond avec elle, n’ayant aucune relation avec le mort (on préservera l’antithèse des vers 137 s. ; voir ci-dessous). Thèbes aurait dû se soucier de la vengeance (τιμωρεῖν) du roi massacré (voir la reprise du thème dans le discours aux Thébains, v. 255-258) ; la « terre » a une obligation (physique) qui rejoint et recouvre l’ordre intimé par le dieu de Delphes (γῇ τῇδε… τῷ ϑεῷ ϑ’ ἅμα ; voir les termes de la réponse venue de Delphes, ad v. 96-98).
Vers 137 s
161Pour enrichir le sens « second » (cf. Campbell), on a admis qu’Oedipe désignait, sans le savoir, la parenté la plus étroite, et par conséquent fait porter la négation simultanément sur ἀπωτέρω (pas seulement « not in behalf of my far-off connections », mais aussi « in behalf of my not farfar-off…», Kamerbeek, après Schneidewin, Nauck et Bruhn, interprétant l’hyperbate dans ce sens : au lieu de oὐ yàp ὑπὲρ…, ὑπὲρ yàp οὐχì…, à savoir ἀλλ’ ὑπὲρ τοῦ πατρός ; ou Jebb) – et de même fait dépendre αὐτοῦ de ὑπέρ (voir Kamerbeek) ; l’antithèse, comme le souligne Moorhouse (Syntax, p. 326) : « dans l’intérêt, non de…, mais de moi-même…», exclut logiquement cette lecture. En outre, l’opposition distingue le rôle central du roi, d’autant plus menacé que plus responsable, des autres membres de la communauté (ἀπωτέρω par rapport au centre), et ne concerne pas directement Laïos (l’action du mort est impliquée par les conséquences qui résultent du sens premier ; voir plus loin, ad v. 139-141).
162Les éditeurs (voir Dawe, Colonna) adoptent αὐτòς αὑτοῦ (ici en fonction de réfléchi de la première personne), bien que dans L on ait, dans presque tous les cas, l’esprit doux (ici également dans A). Moorhouse, p. 138, note que l’orthographe est incertaine (il renvoie au commentaire de Fraenkel, p. 385, ad Agamemnon, 836, pour des divergences similaires dans Eschyle ; Fraenkel opte pour la graphie avec esprit doux ; cf. Chantraine, Morphologie, p. 142 et n. 1).
Vers 139-141
163La raison pour laquelle Oedipe, se chargeant de la vengeance de Laïos, pourrait être lui-même l’objet d’une vindicte n’apparaît pas d’abord. Aussi réduit-on ici ad hoc la valeur de τιμωρεῖν, et ne voit-on désigné que le meurtre (Brunck, Jebb, ad v. 107 ; Bellermann : « ohne den Begriff der Rache oder Strafe » ; voir la traduction de Mazon : « quel que soit l’assassin, il peut vouloir un jour me frapper d’un coup tout pareil » ; cf. Wilamowitz : « hebt… die Mörderhand » ; Masqueray était plus « littéral » : « … pourrait bien vouloir avec une main semblable tirer aussi vengeance de moi-même »). Le problème est bien exposé par Wunder : le verbe exprime toujours l’idée d’un châtiment ou d’une vengeance (non memini unquam alia quam ulciscendi, puniendi significatione cum accusativo coniunctum me legere) ; or ici il n’est question que de « tuer » ; il convient donc de reconnaître ou bien l’erreur d’un scribe (voir les différentes corrections) ou bien un néologisme de Sophocle (répondant à l’attente). La troisième possibilité, que le verbe conserve son sens habituel, n’est pas envisagée par Wunder. Elle est pourtant d’autant plus vraisemblable que τιμωροῦντα, n’en est pas privé juste quatre vers plus haut (v. 136).
164Le sens de « tuer » étant posé (depuis Hermann : insidias struere, « etwas nachstellen » ; cf. Hartung : « an’s Leben wollen »), on remplace ensuite τιμωρεῖν par un autre mot, éliminé par dittographie (cf. v. 136 ; voir Blaydes ; ποτ’ ἐvaίρειν, F.W. Schmidt ; τιμωροῦνϑ’ ἕλoι, Bergk, Mekler ; πημαίνειν, Axt, 1849, p. 573, repris par Groeneboom, Studia, p. 41 s.), ou bien l’on justifie son usage particulier en construisant une évolution sémantique (cf. Bruhn :« die Bedeutung ’bestrafen’… hier bis zu dem blossen’schädigen’,’Übles zufügen’verblasst »), en supposant une contamination sémantique par les mots du contexte proche (« explained by κτανών », Jebb ad v. 107 ; « una catacresi che si sostiene, parte sulla rispondenza con κτανών, parte sul χειρί », Longo) ou une différenciation plus stylistique (« the tendency to use the same word though in a different connection », Campbell). Autant de tentatives forcées pour soutenir une option déjà prise. Pourquoi, en effet, Oedipe aurait-il à redouter que le meurtrier de Laïos le poursuive à son tour, après tant d’années ? La valeur supposée, contre l’usage, dépend d’une représentation qui a elle-même peu d’apparence.
165Les auteurs qui ont maintenu l’acception ordinaire de τιμωρεῖν, « punir » ou « tirer vengeance », en justifient l’emploi, commme ailleurs, par le sens « second » (ainsi devenu « premier ») où Oedipe se châtie lui-même (ἑαυτòν τιµωρήσεται dans la scholie). Avec « tuer », le sens « second » prend une valeur différente (« punir ») de celle qu’on pose pour le « premier » (« der Dichter wählt absichtlich das Wort, weil Oidipus später wirklich mit derselben Hand… sich selbst straft », Bellermann). Dans cette option, on construit donc, pour conserver l’homologie, une situation politique concrète où Oedipe se sentirait subitement menacé par un complot : « ein politisch Unzufriedener oder von politischen Gegnem Gedungener… » (Schneidewin et Nauck) – « may be supposed to have a grudge against the crown » (Campbell). Pour tenir compte formellement de la valeur précise du verbe, Kamerbeek ajoute : « an onslaught… would be in the nature of an act of revenge » ; Dawe réplique que le mot surprend, s’agissant d’une action menée contre un innocent ; il fait un dernier pas dans l’extrapolation : le meurtre de Laïos n’était lui-même qu’un épisode dans une vaste entreprise de vendetta dirigée contre la maison des Labdacides, et Oedipe devait maintenant (subitement) se sentir menacé, dans sa qualité de successeur de la victime.
166Les raisons ne manquent pas pour revenir à l’aporie initiale. Un premier élément de solution est fourni par la relation avec la phrase précédente : Oedipe dit que c’est de lui-même aussi bien qu’il cherche à éloigner la souillure (μῦσος). C’est donc l’action même qu’en roi des Thébains il est décidé à entreprendre pour se conformer à l’ordre du dieu qui doit le protéger. L’explicative, ὅστις yàp…, ne peut donc pas logiquement introduire une raison distincte, liée à sa fonction ; or si la lutte contre la malédiction peut le préserver personnellement, c’est parce qu’il se sait menacé par elle, comme l’un des membres, au centre même, de la collectivité.
167Auteur d’un meurtre non expié, l’inconnu agit contre les Thébains, toujours avec la même violence (τοιαύτῃ χειρί), à travers le mal qui se répand, étant la « souillure » dans son origine. L’ennemi pourrait fort bien prendre les devants, si le mal devenait incurable (cf. v. 98) en raison de l’inaction du roi, renverser la situation en « tirant vengeance » de lui, Oedipe, et en le punissant précisément de ne pas se venger. Le parallélisme est peut-être plus net avec la leçon ἐκεῖνος (dans L et une série de manuscrits), à condition que κἄμ’ soit le complément de τιμωρεῖν, non le sujet (certes L n’a pas a priori plus d’autorité que les autres manuscrits ; les éditeurs, voir en dernier lieu Dawe et Colonna, ont choisi l’accusatif, sans doute principalement à cause de κἄμ’, « s’il a tué l’autre, il me tuera moi aussi » ; cf. Kamerbeek : « ἐκεῖvov… is certainly right against ἐκεῖνος… in view of κἄμ’ », mais aussi à cause de κεἱνῳ προσαρκῶν, v. 141 ; avec le nominatif, l’emploi serait comparable à celui de οὗτος ἐκεῖνος, ille, cf. KG, § 467, 13 ; I, p. 650, ὅστις ajoutant la nuance de « quel qu’il soit »). La peine encourue par Oedipe, s’il n’agissait pas, pourrait être de succomber à la souillure, sans que le sang coule nécessairement, et la main du meurtrier être celle du mort qui frappe s’il n’est pas vengé.
168Le roi ainsi s’associe personnellement à l’affaire qu’il instruit pour les Thébains, au nom de la terre sur laquelle il règne et au nom du dieu (κἀμὲ σύμμαχον,…, v. 135 s.). Il n’est pas concerné seulement par la charge juridique qui lui incombe ; il a, dans l’affaire, un intérêt propre. L’action qu’il entreprend le protège dans sa personne : « offrant (à la victime, κεíνῳ, distincte du meurtrier ἐκεῖνος ὁ κτανών) mon aide (selon les dispositions manifestées dès le début, cf. v. 12 s. : ϑέλοντος… προσαρκεῖν), c’est moi-même que je sers – ἐμαυτòν ὠφλεῶ ». Les Thébains pourront d’autant plus compter sur lui.
169L’ironie tragique n’est certes pas éliminée avec cette compréhension : l’auteur du meurtre (ἐκεῖνος ὁ κτανών) pourrait bien avoir le dernier mot, et imposer sa vengeance contre le vengeur ; mais elle ne peut pas être trouvée avant que le sens « premier », dont elle dépend et qui la suscite, ait été tiré de la situation momentanée du discours. La phrase n’est pas un témoignage de la paranoïa d’Oedipe (contre Reinhardt, Sophokles, p. 110 ; p. 144 de la trad. franç. : « quant à la fixation aberrante du soupçon, elle provient de la nécessité où se trouve le captif de l’apparence de se découvrir un ennemi identifiable, sous peine de perdre sa propre sûreté »).
Vers 142-146
170On a pu trouver (cf. Earle) que l’antithèse « que vous… », « qu’un autre… » perturbait l’ordre logique, parce que la cause exprimée par le génitif absolu ne concernait que le premier membre : « vous pouvez repartir, je suis décidé à faire ce que vous êtes venus me demander ». Le vers 145 reprend en effet la formule du début de la scène : ὡς ϑέλοντος ἂv…, v. 11 s., si bien que la figure de l’itération (critiquée par Roussel : « on sent… un certain manque d’invention ») pouvait être interprétée comme une clôture (« the action has thus corne full circle », Earle ; « the initial promise… has become a reality », Dawe). La reprise pourtant, par la différence des tournures, traduit aussi bien la progression. Aux vers 11 s., la formule, avec ὡς ϑέλοντος…, exprime les dispositions d’Oedipe, justifiant les sentiments qu’il prête à ses interlocuteurs (voir ad l.) ; ici le participe futur δράσοντος traduit la résolution d’Oedipe (« power, or will, to perform an act », Moorhouse, Syntax, p. 212), elle dépasse l’accueil fait à la supplication, visant la proclamation publique qu’Oedipe a décidé de faire (voir Longo, qui superpose les deux références).
171Les deux actions, l’ordre donné aux uns de mettre un terme à leur supplication et la convocation du peuple, sont concomitantes, si bien que la causale ὡς… peut être rattachée aux deux impératifs à la fois. La proclamation, devant d’autres interlocuteurs, se substitue à l’enquête, dont elle procède. La plupart des auteurs ont supposé qu’avec ἄλλος le roi désignait un personnage de sa suite, le dépêchant auprès du peuple réuni devant les temples (v. 20 s.) ; alium mox dimittit (Erfurdt ; cf. Bellermann, Jebb, Earle, Bruhn, Kamerbeek ou Longo ; voir cependant Roussel : « ἄλλος ne désigne aucune des personnes présentes »). Il est peut-être préférable d’admettre qu’Oedipe charge implicitement les Thébains présents du message : que l’un de ceux qui ont autorité pour le faire réunisse les citoyens en assemblée devant le palais. ὡς τάχιστα vise la transmission du message : qu’ils se hâtent de partir pour qu’un autre (parmi les Thébains) puisse aussitôt rassembler « le peuple de Cadmos » (voir v. 255-268).
172L’explicative (γάρ) porte sur l’objet, à présent déterminé, de la résolution ; πᾶν (avec προσαρκεῖν), au vers 12, restait ouvert (« tout ce que la situation requiert ») ; la même totalité est à présent concentrée sur une action unique dont l’issue est présentée comme décisive. La déclaration que le roi s’apprête à faire est la seule arme dont il dispose. C’est là le sens de la disjonction (ἢ… ἢ…) et de la κρίσις que formulent les termes radicaux. σὺν τῶ ϑεῷ ne doit pas être relié à l’un et l’autre membres (comme le fait Longo : l’une ou l’autre issue, « selon la volonté du dieu » ; cf. Ajax, 779, σὺν ϑεῷ σωτήριοι, cf. 765). Si le dieu n’est pas avec les Thébains, c’est la chute. La déclaration peut être utilement confrontée avec les paroles que prononce Étéocle dans un contexte similaire au début des Sept (4-9), auxquelles il pourrait être fait référence ici. Les deux prologues se ressemblent. S’il réussit, on dira que la cause en est le dieu (αἰτία ϑεoῦ, 4) ; s’il échoue, il sera désigné par tous comme étant la cause du désastre (5-8). Le dieu est bien, comme ici, du côté de la réussite ; mais alors qu’Étéocle, se représentant la situation précaire où l’engage sa propre responsabilité, veut que le dieu, et non le roi, soit considéré comme l’origine du succès, Oedipe souhaite pouvoir montrer que le dieu est avec lui, et avec Thèbes. La motivation des deux souverains n’est pas la même. Dans Oedipe Roi, le divin forme lui-même l’enjeu de la pièce (voir le Deuxième Stasimon).
173Le roi agit au service du dieu (voir aussi la réponse du prêtre, v. 149 s.) ; la proclamation doit montrer s’il est assisté par la divinité. Il n’aura plus, si son action échoue, d’autre recours que de s’adresser au savoir du devin. Non qu’il ait attendu le résultat de la proclamation pour mander le devin (voir v. 287). Le roi a d’avance prévu toutes les possibilités, afin qu’aucun niveau de recherche ne reste inexploité. Les deux entreprises sont simultanées ; Oedipe en appelle à la conscience civique, et en même temps à la clairvoyance du devin. Les solutions envisagées tomberont l’une après l’autre, si bien que, dans l’action, l’interrogation du devin se présentera comme le seul recours, prenant une tout autre dimension une fois que la parole civique du βασιλεύς se sera révélée inopérante (voir l’accueil que le roi lui réserve, v. 300-315).
Vers 147-150
174Sans doute ne saisit-on pas la portée des dernières paroles du prêtre si l’on y distingue, d’une part, l’acceptation (v. 147 s.) et, d’autre part, la prière (v. 149 s.). Les deux mouvements sont liés. La déclaration qu’Oedipe vient de faire peut répondre à l’attente du prêtre parce que le roi s’y soumet à la requête du dieu (ἐπαξίως yὰρ Φοίβος,…, v. 133) ; il y a une chance pour qu’Apollon lui accorde son soutien. On a le plus souvent donné à ἐξαγγέλλεται, au lieu de « annonce, fait connaître », le sens de « promet » (« zu thun verheisst », Hartung ; cf. Bellermann, Jebb, Earle ou Mazon), parce qu’on y cherchait l’engagement qu’Oedipe aurait pris devant les suppliants et qui leur permet de considérer que leur prière est exaucée (« ce pourquoi nous étions venus », καί allant avec δεῦρ’ ἔβημεν ; « appunto », Longo ;cf. Dawe). Le prêtre cependant se rapporte à une résolution qu’Oedipe a prise en son propre nom, agissant pour lui-même (v. 137-141) ; à travers cet engagement personnel, il découvre l’espoir d’une manifestation salutaire du dieu.
175ἅμα a été parfois relié à ϑ’… καì… (voir : « a combination of ἅμα μὲν – ἅμα δὲ and τε – καì », Earle ; ἅμα τε… καì… est employé en prose avec une acception différente, cf. LSJ, s.v. ἅμα, I, A, 3), mais l’adverbe rattache certainement le dieu de la mantique : « lui qui… », à l’Apollon guérisseur, ὁ πέμψας… ἅμα… ἵκoιτo (voir Jebb, Bruhn, Kamerbeek, Longo ou Dawe). Le prêtre exprime ainsi le vœu que le dieu terrible qui a désigné le mal et qui réclame la vengeance du mort puisse, dans l’action engagée pour lui obéir, apparaître « en même temps » sous un aspect contraire. Le lien peut être établi grâce à l’identité polyvalente du dieu. Il en a le pouvoir. N’est-il pas « Phoibos » aussi ? Certes le deuxième terme du groupe, « avec le pouvoir de mettre un terme au mal » (νόσου παυστήριoς), redit le bien en nommant le mal, comme dans les rites magiques, mais les deux attributs pour autant ne désignent pas sous deux aspects la même réalité (Longo). L’un est la conséquence de l’autre. Que Phoibos apparaisse sous la face rayonnante du « sauveur » – c’est là la condition : qu’il montre ce visage –, il n’aura pas de mal alors à vaincre le mal (voir la prière de la Parodos). La situation initiale du triomphe sur la Sphinge est transférée dans l’ordre du divin ; l’action d’Oedipe ne peut aujourd’hui aboutir qu’avec l’aide d’Apollon (σὺν τῷ ϑεῷ, v. 146). La reconnaissance du héros « sauveur » (v. 48) a autrefois suivi sa victoire sur la mort (voir v. 1196-1201) ; dans l’ordre inverse, le dieu, pour peu qu’il accepte de se conformer à son attribut de σωτήρ, et d’apparaître dans son image, sera efficace. Le bien est là, avant l’abolition du mal.
Notes de fin
1 vers 4 s. *
2 v. 7, cf. p. 1045
3 vers 18 *
4 v. 19 s. cf. p. 8
5 vers 25-27 *
6 vers 35 s. *
7 vers 40 *
8 vers 43 *
9 vers 48 *
10 vers 58 *
11 vers 67 *, vers 68 s. *
12 vers 78 *
13 vers 79 *
14 vers 83 *
15 vers 105 *
16 vers 108 s. *
17 vers 112 s. *
18 vers rs 116 s. *
19 v. 124-127, cf. p. 339
20 v. 126 s., cf. p. 350
21 vers 128 s. *
22 vers 130 s. *
23 vers 132 *
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Le visage qui apparaît dans le disque de la lune
De facie quae in orbe lunae apparet
Alain Lernould (dir.)
2013
Commenter et philosopher à la Renaissance
Tradition universitaire, tradition humaniste
Laurence Boulègue (dir.)
2014
Diego Lanza, lecteur des œuvres de l'Antiquité
Poésie, philosophie, histoire de la philologie
Rossella Saetta Cottone et Philippe Rousseau (dir.)
2013
Figures tragiques du savoir
Les dangers de la connaissance dans les tragédies grecques et leur postérité
Hélène Vial et Anne de Cremoux (dir.)
2015
La représentation du « couple » Virgile-Ovide dans la tradition culturelle de l'Antiquité à nos jours
Séverine Clément-Tarantino et Florence Klein (dir.)
2015
Hédonismes
Penser et dire le plaisir dans l'Antiquité et à la Renaissance
Laurence Boulègue et Carlos Lévy (dir.)
2007
De l’Art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace
Pour une redéfinition du statut de l’œuvre
Robin Glinatsis
2018
Qu'est-ce que la philosophie présocratique ?
What is presocratic philosophy ?
André Laks et Claire Louguet (dir.)
2002