Présentation
p. 717-721
Texte intégral
1L’arrivée abrupte d’Égisthe vient trancher un écheveau complexe de discours1. Se présentant comme l’héritier de la malédiction lancée autrefois par Thyeste, le nouveau maître concrétise, en effet, dans l’unité d’une figure, d’un moment, et d’une parole d’abord monologique, l’une des conclusions du long débat d’arguments entre la reine et le chœur sur l’interprétation qu’il convenait de donner du meurtre d’Agamemnon. Ce qui avait été patiemment construit, dans une lutte violente où les adversaires étaient contraints de tendre vers un langage commun, puisqu’il s’agissait pour l’un de comprendre – faute de pouvoir sévir – et, pour l’autre, de justifier, se transforme subitement en affirmation directe, échappant à la médiation du dialogue. Derrière le scandale de l’événement, le chœur avait finalement dû reconnaître l’efficience d’un principe rationnel (même l’horreur avait une cause, dans l’action de Zeus, v. 1485-1488,) et le mal lui-même, dans sa violence, prenait la forme régulière, identifiable, d’une récurrence démoniaque. Au-delà des acteurs immédiats de l’histoire, Agamemnon et Clytemnestre, l’interprétation dessinait donc une autre scène, divine, qui présentait le caractère universel d’une structure nécessaire du devenir. Les acteurs s’en trouvaient modifiés, comme disjoints entre ces différentes instances : Clytemnestre, en donnant consistance aux découvertes de son interlocuteur, pouvait toujours se dissimuler sous le masque du démon familial, et rester elle-même, puisqu’après tout la famille et son démon étaient désormais son affaire. Or, avec Égisthe, cette diffraction du langage, de ses contenus, des tonalités, des modes de relation de celui qui parle à ce qu’il dit, cesse brutalement. Sur scène, l’individu se définit dès son entrée par un rapport univoque à la loi divine et à la malédiction familiale dont il est l’exécuteur : les forces qui, dans la réflexion, s’imposaient aux individus comme autant d’entités objectives et contraignantes, entraînant, pour le chœur, la douleur d’une dissonance dans la représentation qu’il se construit du monde, deviennent ici de simples éléments de l’action, dont on peut constater calmement l’efficacité2. Le discours, qu’aucune invite n’a sollicité, est alors sereinement explicatif : la mort du roi est un terme, une fin, dont il est aisé de nommer le principe. Comme dans toute explication généalogique, le récit linéaire est le mode d’expression approprié : on passe, sans heurts, du passé lointain au présent dont il faut rendre compte. Cette autosuffisance de l’histoire racontée ab origine, en dehors de toute interlocution, est un cas unique dans l’œuvre. Les autres récits (à part l’épopée d’Aulis dans la parodos) sont en effet toujours liés à une configuration du dialogue. Ils sont ou bien la projection imaginaire dans le passé du contenu de la situation d’énonciation (ainsi pour les deux récits de Clytemnestre dans le premier épisode, ou le récit qu’elle fait à Agamemnon de ses malheurs dans la scène du retour), ou bien l’effet d’une contrainte subie par le narrateur (avec le récit de la tempête dans le second épisode).
2Hors dialogue, échappant aux impératifs de la persuasion et de la reconnaissance, le langage est ici directement crédité d’une vérité de type « théorique ». Il dit, exactement, l’état des choses en établissant la nécessité de son avènement : l’homme que l’on voit tombé est pris dans le manteau des Érinyes (v. 1580) ; le discours n’a donc pas à se justifier comme stratégie, dans son adéquation à un kairos, comme c’était le cas pour Clytemnestre (v. 1372-1376). Pour Égisthe, en effet, il n’y a pas d’avant, il n’y a pas eu de langage public qu’il faudrait maintenant contredire : son absence, sur scène, correspondait à la nature nocturne de son action, guidée par les « filles de Nuit » que sont les Érinyes. Il y a donc quasi-simultanéité entre l’aboutissement de cette action et l’émergence d’un discours public. Égisthe choisit alors l’interlocuteur le plus général, et qui corresponde le mieux à la réussite d’une lente maturation secrète : la lumière du jour (v. 1577).
3Mais cette « naïveté » du langage, qui donne à la tirade initiale la tournure d’une courte épopée, est l’effet d’une décision du dramaturge, qui a dissocié le couple des meurtriers et fait entrer Clytemnestre, seule, avant Égisthe. L’histoire d’Atrée et de Thyeste, que le complice présente ici dans sa pureté de récit étiologique, comme étant le corrélat linguistique du meurtre, est ainsi isolée des autres discours, avec un double effet : la nouveauté de la prise de parole correspond à un événement scénique nouveau, la première entrée d’un personnage, séparé des autres. Mais, simultanément, cet isolement relativise le mythe explicatif proposé in fine : avant qu’Égisthe ne parle, tout a déjà été dit, toutes les histoires ont déjà été racontées et entremêlées ; le chœur, face à Cassandre, puis à Clytemnestre, a eu le temps d’entendre, de juger et de formuler tous les schémas explicatifs possibles : dans sa radicalité même, le mythe d’Égisthe devient alors une position particulière, parmi d’autres. Il a beau être vrai, dans les faits qu’il rapporte et dans sa cohérence causale, il est nécessairement mis à l’épreuve de l’échange, du refus, de la persuasion. Comme les interlocuteurs ont déjà pu tester la pertinence des mots qu’il emploie, leur plurivocité, la fermeture sur soi du mythe se défait d’elle-même, au moment même où il parle, et l’objectivité naïve au nom de laquelle Égisthe pouvait parler s’estompera derrière le simple fait qu’il ose, lui, prendre la parole.
4La critique, en fait simplement inhérente à la forme dialogique du drame, qui sera ainsi opposée à la thèse d’Égisthe, avec le fondement juridique universel qu’il revendique pour sa violence, sera à la hauteur de sa thèse, qui est forte : on ne sombre en effet pas avec cette scène dans la caricature ou le dérisoire. S’il est vrai qu’Égisthe, le nouvel époux et le nouveau souverain, apparaît comme le double ironique d’Agamemnon, cette petitesse n’est pas l’effet d’une insuffisance personnelle ou d’un goût pour la tyrannie, mais vient de l’existence même du rival d’Agamemnon, de sa place dans la généalogie familiale. Seul survivant du massacre et treizième enfant de Thyeste (v. 1605, selon la leçon des manuscrits), c’est-à-dire mis dans la position ambiguë d’un fils à la fois extérieur à une série de douze, avec la connotation traditionnelle de complétude attachée à ce chiffre, et représentant, à lui seul, l’ensemble de la famille massacrée, il n’est au monde que pour la vengeance, que pour exécuter une malédiction paternelle qui à la fois le condamne et l’oblige à agir. Son être se confond avec l’exécration que Thyeste lance contre la lignée de son frère criminel et la sienne propre (v. 1600-1602) : son retour tardif au foyer de son père, pour tuer Agamemnon, n’a alors rien d’un acte individuel, commandé par le désir de renouer des liens anciens, comme cela était le cas pour Thyeste, qui était revenu en suppliant à Argos, dont Atrée l’avait chassé une première fois (v. 1585-1590) : il est dans les mains de Dikè (v. 1607) ; sa vie a ce moment pour fin unique. En ce sens, le rapport qu’il entretient avec la justice est plus intime, plus substantiel que celui d’Agamemnon (que Dikè, pourtant, a aussi fait revenir chez lui, après la guerre menée à Troie : v. 911, en écho aux paroles du roi en 810-813). Agamemnon s’est acquis une légitimité de justicier par ses actes, tandis qu’Égisthe la possède dès la petite enfance, dès la malédiction lancée par Thyeste. Plus encore qu’Oreste, chassé comme lui très jeune du palais, il a ainsi eu une vie soumise aux exigences d’un principe abstrait : Oreste, au moins, peut encore se rattacher à un lieu physique, le tombeau de son père, que négligent les souverains du moment, et qui sera au centre des Choépbores.
5Quand il parle, Égisthe n’exprime donc pas un ressentiment individuel ou la faiblesse d’un combattant qui a dû se contenter de laisser agir une femme. À travers lui et son histoire, paraît sur scène, sous une forme individualisée, le rapport au passé que présuppose en fait toute prise de position publique quant au droit et à la réparation. Même lorsque l’on n’est pas héritier d’une malédiction, toute revendication de justice se présente, de fait, comme l’exigence que d’une lésion passée soit tirée une conséquence radicale : le contenu du présent doit être établi comme stricte réponse au passé, comme son équivalent. Avec l’histoire répugnante qu’il peut enfin raconter dans le lieu même où elle s’est produite (ou, plus exactement, sur la scène publique qui prolonge ce lieu)3, Égisthe ne fait que manifester, concrètement, le lien causal qui dans toute action de justice relie des événements anciens au moment présent.
6C’est en ce sens que sa thèse est forte. Mais elle est aussi contradictoire, car du fait même qu’il soit là pour parler, pour reconstruire le passé, il est évidemment plus qu’un simple agent de la malédiction paternelle. S’il pouvait s’appuyer sur sa position de « treizième » pour transformer une geste familiale monstrueuse en mythe explicatif, dont il était à la fois l’un des acteurs et le narrateur externe, il reste qu’il est là, face à une communauté qui, pendant tout ce temps, a vécu une autre expérience que la sienne.
7D’où l’hiatus, saisissant, entre la tonalité du monologue, construit comme une épopée (avec la reprise de certains traits de la dictio épique)4, et la violence de l’échange qui suit5. Une fois qu’avec la vengeance le présent s’est refermé sur un passé qui l’explique entièrement, une fois que le droit, compris comme réparation dans le temps, a été accompli, on ne dispose en fait plus d’aucun critère pour évaluer ce qui doit être fait dans le moment présent. Le temps a pris la forme mythique d’un cycle achevé et rien ne peut en être déduit pour l’avenir, car le présent, comme moment où l’on parle, et non comme conséquence du passé, relève de décisions nouvelles, qui, en plus, sont à prendre dans une situation qu’a déjà fortement modifiée l’accomplissement du droit. La justice prendra alors dans la bouche du nouveau souverain la consistance d’une menace, et la tyrannie sera pour lui le seul moyen de faire coïncider l’ouverture du temps avec la légitimité, qu’il croit définitive, de sa nouvelle position6. Du monologue à la confrontation avec le chœur, on passe de Dikè à son contraire. La violence du nouveau roi, avec l’appel aux gardes pour une action immédiate contre le chœur (v. 1649), ne donne donc pas seulement une contre-image négative de la royauté d’Agamemnon (où les décisions devaient être prises selon des procédures réglées, dans une assemblée, v. 844-854). Plus fondamentalement, elle illustre les apories d’une référence mythique au passé dans les questions de droit, tout en manifestant le caractère inévitable de cette référence : le chœur, de son côté, attend bien Oreste, qui devra en fait agir comme Égisthe ; le tyran se constitue par là comme personnage tragique, voué à son tour à la destruction.
8Comme Jocaste s’interposant entre Œdipe et Créon chez Sophocle, Clytemnestre sépare les interlocuteurs, mais sans vraiment trouver d’argument pour les apaiser. Égisthe tenait encore à donner un sens aux critiques du chœur : il les analysait comme le signe d’une action politique projetée (v. 1649 – avec le passage des trimètres iambiques aux tétramètres trochaïques, voir ad loc.), et qui méritait donc une réplique, dans une action de répression selon la logique traditionnelle du droit (« Qui agit doit subir »). Clytemnestre met un terme à la confrontation en dénonçant dans ces critiques de simples aboiements (v. 1672), auxquels elle oppose la réalité de ce qu’ils ont gagné avec le meurtre : le pouvoir sur « ce palais-ci » (v. 1673, qui conclut l’œuvre). Dans ce rétrécissement du langage à ce qui est simplement là, et qui doit durer le mieux possible, il n’y a trace d’aucun appétit, d’aucune stratégie : la reine prend acte du fait que le droit se confond avec la violence, car les crimes passés n’ont produit, avec l’action de Dikè, que leur réplique criminelle, et toute légitimité ne peut en réalité s’appuyer que sur un état de fait violemment acquis. Aucune norme juste ne tient donc par elle-même, aucun langage ne peut plus prétendre à la justesse s’il se réfère au droit : ce serait continuer en fait la série des douleurs (v. 1654-1659). Renonçant, par défaut, à toute justification abstraite, la reine définit une nouvelle tâche, indéfiniment ouverte sur le temps, avec le gouvernement de ce qui est désormais leur. Face à cette forme d’existence, le langage tyrannique d’Égisthe est lui-même inutile, puisqu’il ne fait, comme menace, que reproduire la logique destructrice du droit.
Notes de bas de page
1 Sur l’absence d’exodos dans l’Agamemnon, voir M. West, Studies, p. 18 (« The convention of the exodos song has been broken »). L’échange épirrhématique entre le chœur et Clytemnestre pouvait jouer ce rôle ; Égisthe apporte une scène supplémentaire, qui, il est vrai, prépare le drame suivant (« Aeschylus has the needs of Choephoroi in mind »). Mais la scène, avec l’entrée du nouveau roi, a d’abord une fonction interne à l’œuvre, comme contre-image ironique du drame tel qu’il s’est joué et dit jusque là.
2 Comme le dit R. Thiel, le « démon » prend ici la forme abrupte d’un personnage qui l’« incarne », avec tous les écarts (et pertes de sens) qu’introduit le passage d’une entité mythique à un individu développant sa propre argumentation. Thiel a par ailleurs raison de rappeler qu’Égisthe, dans ce monologue, ne mentionne jamais Clytemnestre (Chor und tragische Handlung, p. 415). Il est en dehors du drame qui vient de se jouer, parlant depuis un autre lieu (U. Albini parle de la voix « pseudo-divine » du personnage, qui apparaît comme un deus ex machina, « Egisto nel finale dell’ ‘Agamennone’ », dans : G. Schmidt [éd.], Aischylos und Pindar, Berlin, 1981, p. 217-219).
3 Sophocle, dans l’Électre, jouera sur cette différence pour sa « version » de la mort d’Égisthe, qu’Oreste tirera dans le palais, afin qu’aucun langage public n’accompagne son exécution.
4 Comme le changement abrupt de sujet en 1597 et en 1606, voir ad loc.
5 S. Goldhill (Language, Sexuality, Narrative, p. 98) insiste à juste titre sur l’inaptitude d’Égisthe face au langage (mais il faudrait distinguer ses performances dans les deux formes opposées de discours que sont le monologue – où Égisthe, fort du droit réalisé, sait se faire narrateur épique – et le dialogue, qui suppose une action langagière tournée vers l’avenir ; cette dimension échappe fonctionnellement à Égisthe comme vengeur et le condamne à la tyrannie). Il relie cette faiblesse à un manque d’identité sexuelle (« Femme ! » lui est adressé comme injure en 1625). Mais chez Clytemnestre la même absence d’identité (v. 10), également rejetée par la communauté, s’accompagne d’une virtuosité rhétorique qui rend inopérants les refus de son auditoire.
6 Sur le type théâtral du tyran, voir D. Lanza, Il tiranno e il suo pubblico, Turin, 1977 (trad. fr. par J. Routier-Pucci, sous le titre Le Tyran et son public, Paris, 1997).
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