Commentaire
p. 613-714
Texte intégral
Dialogue. (v. 1372-1406)
v. 1372 s. « Cette foule de mots, tout à l’heure, avait ses raisons. / Je ne rougirai donc pas de dire le contraire »
Vérité/mensonge
1Le discours commence par un raisonnement : il n’y a pas de honte à dire maintenant l’inverse de ce qui a été dit tout à l’heure, qui, du même coup, apparaît comme faux, car les paroles étaient alors adaptées au but (καιρίως), à savoir le meurtre que Clytemnestre va raconter maintenant. Au-delà de la vérité et du mensonge, il y a donc cette visée, qui décide du langage à employer à tel ou tel moment, et que le mensonge a permis d’atteindre : καιρίως fait du moment présent, celui de son entrée en scène, la finalité de la fausseté déployée lors de la scène du retour : cela a réussi, comme on peut le voir maintenant. Le succès exclut la honte. Après coup, une fois que le but a été rejoint et qu’il n’est donc plus question de stratégie, le discours devient libre, et vrai.
2« Dire le contraire » (τἀναντί’εἰπεῖν) ne signifie pas seulement dire l’opposé quant à un objet. L’expression porte d’abord sur la valeur illocutoire des énoncés, sur la manière dont Clytemnestre s’y implique. Parler d’Agamemnon veut dire - depuis toujours, mais cela peut être explicite seulement maintenant - parler d’un ennemi (v. 1374), et donc pouvoir en revendiquer emphatiquement la destruction. La formule ἐγὼ δ’ ἐπεύχομαι, qui donne sa conclusion au discours (v. 1394, avant l’évocation d’un rite imaginaire) insiste bien sur l’engagement de Clytemnestre dans son discours ; le mot, que l’on retrouve ailleurs dans la pièce pour un vœu (v. 501) ou une imprécation (v. 1600), dit en effet plus que « se vanter ». Comme le montre la suite, avec l’idée d’un rite extraordinaire qui serait approprié à la perfection de l’acte accompli, on est dans un contexte de consécration : avec ses mots, Clytemnestre s’engage vis-à-vis des dieux comme elle le ferait s’il était légitime de verser du sang sur un cadavre (v. 1395 ss. ; voir infra, la discussion du passage) ; elle leur offre son exploit.
3Les propos visés à travers τἀναντί’εἰπεῖν sont évidemment les paroles qu'elle a prononcées lorsqu’elle accueillait Agammenon (v. 855-913). Ici comme là-bas, elle parle pour commenter une nouvelle situation scénique, en expliquant l’image qui accompagne son entrée en scène : des servantes déployant des étoffes de pourpre pour célébrer la victoire et le retour ; ici, le spectacle des deux morts. Le langage tire ainsi une force immédiate d’une évidence visible : le triomphe, puis la chute. Il n’a, pour se justifier, qu’à évoquer ce qui est mis sous les yeux de tous (« C’est comme cela », v. 1393), mais cette référence directe le contraint simultanément à la virtuosité rhétorique la plus grande et donc à l’artifice le plus marqué, puisqu’il lui faut restituer de manière symbolique la magnificence de ce qui a lieu. On a bien deux monologues « parallèles », jusque dans le style, et la difficulté.
4D’un texte à l’autre, et d’une scène à l’autre, les reprises sont claires : même adresse aux choreutes : πρέσβος Ἀργείων τόδε (v. 855 et 1393) ; le vers 1373, sur l’absence de honte à parler comme elle va le faire (οὐκ ἐπαισχυνθήσομαι), rappelle 856 (οὐκ αἰσχυνοῦμαι) ; elle souligne dans les deux discours le lien entre temps et véridicité (ἐν χρόνῳ, v. 857, σὺν χρόνῳ γε μήν, v. 1378) : l’attente de dix ans change seulement de finalité. Plus concrètement, le vêtement qui, comme un filet, sert de piège réalise le filet métaphorique qu’était devenu Agamemnon avec ses blessures (v. 868) ; et dans son ampleur, comme « mauvaise richesse d’un vêtement » (v. 1383 : πλοῦτον εἵματος κακόν), il représente l’abondance des étoffes sorties du palais, abondance dont Clytemnestre tirait argument pour justifier le luxe de la cérémonie d’accueil (dans son second monologue, v. 958 ss.).
Syntaxe
5Pour la construction des deux premiers vers, plusieurs options s’ouvrent. On fait maintenant de πολλῶν... εἰρημένων un génitif absolu, et non le déterminant de τἀναντία (« dire le contraire de ce qui a été dit »), comme chez Humboldt : « Von vielem vorher zeitgemäβ Gesprochenem / das Gegenteil zu sagen, werd’ ich nicht mich scheun » (voir encore Wilamowitz, dans la traduction de 1900). La construction ancienne, qui établit un lien simple entre les deux verbes, a contre elle le regroupement des propositions par vers. Mais avec le génitif absolu, il restait à définir le rapport entre les deux vers. On donne en général à πολλῶν... εἰρημένων une valeur concessive (explicitement chez Conington, « Though much was said before to suit the time, / I shall not blush to speak the contrary », ou Schneidewin). Bien qu'elle ait parlé comme il le fallait alors, elle va maintenant se contredire. On donne à καιρίως le sens d’« adapté au moment » (« la nécessité », selon Mazon) : Clytemnestre n’était pas encore libre de parler sincèrement. Mais la suite (πῶς γάρ τις...) montre qu’il s’agissait déjà, avec le piège du discours, d’atteindre le but visible maintenant, la mort du roi : pour porter les coups voulus, elle a dû auparavant parler comme elle l’a fait. Le lien entre les deux phrases est donc causal : « Étant donné que mon discours auparavant était conçu pour frapper comme il le fallait, je n’ai pas à rougir maintenant en disant le contraire. »
v. 1375, πημονὴν ἀρκύστατον « Comment construire un désastre qui soit un haut fdet plus puissant que les bonds (des ennemis) ? »
6Le texte généralement admis actuellement combine les corrections de Dorat : πημονῆς pour πημονήν (le génitif permet de prendre ἀρκύστατον comme un nom et non comme un adjectif, selon l’usage le plus courant : « le filet ») et d’Elmsley : ἀρκύστατ’ ἂν, qui avait deux avantages : le substantif ἀρκύστατον n’est attesté à l’époque classique qu’au pluriel, et, surtout, on gagnait ainsi la particule modale requise avec l’optatif potentiel1 : « For how else could one... fence the nets of harm to a height past overleaping ? » (Fraenkel). Les deux raisons ne sont cependant pas décisives. L’adjectif ἀρκύστατος est bien attesté chez Euripide au vers 1422 de l'Oreste : ἐς ἀρκυστάταν μηχανάν ἐμπλέκειν, où il n’est pas besoin de faire de l’adjectif une création d’Euripide : le mot pouvait être eschyléen (voir, contra, V. Di Benedetto)2.
7Quant au potentiel sans ἄν, commentateurs et grammairiens en ont reconnu et délimité l’emploi (cf. Moorhouse, The Syntax of Sophocles, p. 229 s. ; Garvie, ad Choéphores, 172 et 591-593) : questions rhétoriques en τίς (Choéphores, 594 s.), ou phrases relatives du type οὐκ ἐσθ’ ὅπως (Agamemnon, 620). Mais Moorhouse rappelle que dans plusieurs cas (Philoctète, 895, Œdipe à Colone, 1418 s. et 1172), il s’agit de vraies questions (« comment ferais-je... ? », pour les deux premiers exemples), comme ici : « comment faire... ? », c’est-à-dire, « quel autre moyen trouver ? »3 On fera d’ἀρκύστατον l’attribut de πημονήν (« Comment dresser la vengeance comme un filet ? »), et de ὕψος κρεῖσσον ἐκπηδήματος l’apposition de l’attribut (« une hauteur infranchissable »).
v. 1378, νίκης παλαιᾶς. « Victoire ancienne », dès Aulis
8Puisque l’ennemi avait pris l’apparence d’un ami, il fallait ruser, et admettre de se contredire. Dans les vers 1377-1379, Clytemnestre pose sous cette variation liée au temps et nécessaire au projet une constance stricte : le combat qu'elle vient de mener était réfléchi depuis longtemps, et, si l’on suit la lettre des manuscrits, a conduit à une victoire qui était elle-même gagnée depuis toujours. L’instabilité propre au temps (cf. πάροιθεν, v. 1372) est en fait le mode sur lequel se réalise une fin nécessaire (πάλαι et παλαιᾶς, l’adjectif venant commenter l’adverbe, cf. infra), immédiatement conçue, dès Aulis, et idéalement atteinte. Par cette double inscription dans la durée, la justicière s’octroie une position analogue à celle de Zeus vis-à-vis de Troie : le coup porté contre la ville, d’une part, était soumis à la règle de l’alternance temporelle (comme action nocturne, où Zeus et Nuit se sont alliés après dix années de combats diurnes entre Grecs et Troyens, v. 355) ; mais, d’autre part, le but était visé depuis longtemps (τείνοντα πάλαι τόξον). D’une action de justice à l’autre, l’arme est d’ailleurs identique : la vengeance s’abat comme un filet.
9Cette idée d’un succès immédiat, contemporain de la conception du projet, repose sur la leçon transmise νίκης παλαιᾶς, qui a en général été refusée (« unmistakably corrupt », Fraenkel) ; il est vrai que les interprétations proposées pour le texte des manuscrits pouvaient ne pas convaincre : la « victoire ancienne », selon Paley, devait être accordée à Agamemnon, puisque le roi l’avait emportée à Aulis, en tuant sa fille ; νίκη ne va évidemment pas pour cet acte, ni du point de vue de Clytemnestre, ni pour Agamemnon. Verrall retrouve un syntagme ἀγὼν νίκης, « combat pour la victoire », mais est gêné du coup par παλαιᾶς ; il propose alors de faire de l’adjectif un dérivé de πάλη. La plupart se sont ralliés à la correction de Heath, νείκης, prenant le mot plutôt au sens de νεῖκος (qu’il a en Oreste, 1679 :...νείκας τε διαλύεσθε), que de ϕιλονεικία que lui donnent l’Etymologicum Magnum et la Souda (cf. cependant Schneidewin : « der Kampf alten Grolls »). Mais Wilamowitz, dans son apparat, invoquait à raison contre la correction la présence de la particule adversative dans la phrase suivante σὺν χρόνῳ γε μήν, qui fait attendre ici la mention du résultat, à savoir la victoire, et non de l’origine du « combat » (la correction de Pauw, δίκης, qui a tenté Fraenkel, échapperait au reproche). Il transforme alors plus radicalement le texte : coupant après πάλαι, il poursuit par νίκη τέλειος ἦλθε, σὺν χρόνῳ γε μήν (cf. la proposition voisine de Mazon : νίκης πάλαισμ'ἀρ’ ἦλθε).
10Mais, précisément, la reprise « Il est vrai, cependant, qu’il a fallu du temps » donne un sens au paradoxe d’une victoire remportée autrefois : c’était déjà joué, mais le succès a mis des années à se manifester. La lutte était en effet « facile », une fois la tromperie découverte, une fois qu’avec la mort d’Iphigénie, le proche se fut déclaré ennemi : pour être « juste » selon la définition de la justice par « Simonide » dans le livre I de la République (« Faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis », 332 d 7 ; cf. ici ἐχθροῖς ἐχθρὰ πορσύνων), il n’était pas besoin ici de bravoure, puisque l’ennemi était trompeur, mais de réflexion ; il suffisait de le tromper à son tour.
11Le génitif, ainsi compris, se construit facilement si l’on restitue à ἀϕρόντιστος son sens actif habituel (« qui ne pense pas, ne prend pas soin »), au lieu de la valeur passive (« non prévu », « non réfléchi ») habituellement admise ici (LSJ ouvrent une rubrique spéciale pour le passage : « unthought of »). Νίκης παλαιᾶς se rattache au composé comme génitif objectif : « Ce combat-ci n’est pas advenu sans s’être soucié (ou plutôt, avec l’indétermination propre aux adjectifs verbaux : « sans que je ne me sois souciée ») depuis longtemps d’une victoire ancienne. » L’autre solution, un groupement ἀγὼν νίκης παλαιᾶς, est moins bonne : le sens du génitif, déjà, ne se laisserait pas si bien définir. Dans la construction proposée, παλαιᾶς vient approfondir πάλαι (qui porte sur ἀϕρόντιστος) : le combat imposait, dès le début, qu’on se souciât de l’issue ; celle-ci était donnée avec l’idée même du combat.
v. 1379-1392. Les étapes de la mise à mort
12Le délai temporel s’annule dans le tableau scénique qu’offre maintenant Clytemnestre : elle est debout là où elle a frappé (v. 1379), surplombant un travail impeccablement fait (avec la valeur perfective de ἐκ dans ἐπ’ ἐξειργασμένοις), comme si le temps s’arrêtait avec l’acte, qui se suffit à soi-même. La perfection du présent, dans la réalisation, fait directement écho à celle de l’origine. Ce n’est qu’ensuite qu'elle détaillera son action, y montrant un calcul (οὕτω δ’ ἔπραξα... ὡς, v. 1380 s.). Mais le récit qu'elle donnera du stratagème tendra à faire du déroulement temporel de l’action, avec les deux coups mortels et le troisième, donné en plus, conformément à un rite inventé, le symbole d’une perfection : chaque étape évoque la plénitude d’une réussite : il y a d’abord deux coups, auxquels correspondent deux gémissements (δίς / δυoῖν), signalant que le but est atteint : « Il relâcha ses membres » (v. 1385) indique en effet le trépas, comme le souligne sans équivoque le participe πεπτωκότι dans la phrase suivante. L’action a réussi « là même » (αὐτοῦ), là où elle avait commencé, sans perte. Le troisième coup, offert à Hadès, vient redoubler les autres comme un supplément (cf. ἐπ-ενδίδωμι), et fait du meurtre un acte symbolique, une εὐκταία χάρις (voir infra) : Agamemnon, déjà tué, ne recrache son sang (v. 1389) et ne manifeste le triomphe de son ennemie qu’avec ce coup surnuméraire.
Modèles épiques : Homère contre Homère
13Le récit est une auto-célébration, où le narrateur démontre sa maîtrise du temps et de l’événement exceptionnel qui lui apporte le plaisir le plus grand (χαίρουσαν οὐδὲν ἧσσον, v. 1391). Elle ne se réfère dès lors à aucune norme préétablie, ne cherche pas même l’accord de ses interlocuteurs (χαίροιτ’ ἄν εἰ χαίροιτ’, « Libre à vous de vous réjouir, si vous vous réjouissez », v. 1394), puisque le prix qu'elle attache à sa réussite est le critère de tout jugement, et qu’il s’agit désormais d’un fait acquis. Le roi, comme représentant des vertus héroïques, est ainsi nié deux fois : par son meurtre, et, symboliquement, dans cette liberté que se donne le récit de sa mort vis-à-vis de tout modèle admis. Cependant, la déviance suppose et utilise les modèles narratifs qui sont normalement chargés d’illustrer les valeurs rejetées ici. Le texte peut alors se lire comme un parcours complexe au sein de la tradition épique (elle-même complexe, puisqu’elle ne cesse de se citer et de s’analyser), qui est à la fois reprise et défaite. La différence majeure vient de ce qu’aucun point de vue extérieur n’est censé ici précéder l’événement et l’englober ; c’est au contraire sa nouveauté radicale que les emprunts à Homère doivent établir.
Combats nobles
14Clytemnestre s’attribue les qualités d’un guerrier de l’Iliade : elle frappe son adversaire (l’ennemi qu'elle a su reconnaître sous les traits du ϕίλος), qui se met à gémir (ἐν... οἰμώγμασιν, v. 1384) comme Polydore frappé par Achille (XX, 417) ou Pérècle par Mérion (V, 68), et relâche ses membres (μεθῆκεν... κῶλα ; cf. λύντο δὲ γυῖα, XV, 435, ou λῦσε δὲ γυῖα, IV, 469, XI, 240, etc.), « là même » où il a été frappé. Αὐτοῦ (v. 1385) indique que le coup a porté ; le trait est emprunté aux morts de Créthon et d’Orsiloque, tués par Énée : τὼ δ’ αὖθι τέλος θανάτοιο κάλυψεν, V, 553, ou d’Éniopée, tué par Diomède : τοῦ δ’ αἆθι λύθη ψυχή τε μένος τε, VIII, 123 (cf. VIII, 315, XI, 241, XVI, 331 s.). La séquence coup-chute-exhalaison du θυμός-jet de sang, bien qu'elle se répartisse ici sur plusieurs coups, a également un équivalent homérique, avec la mort du fils du roi Pylémène, Harpalion, au chant XIII (v. 653-655) : touché par Mérion, il s’affaisse dans les bras des siens, exhale son souffle (θυμὸν ἀποπνείων) et répand son sang. Mais le cas est unique dans toute l’Iliade4, où, d’ailleurs, il est assez peu fait mention du sang versé, pour les morts individuelles : le sang n’est décrit, quand il trempe la terre ou les cheveux de la victime, que pour Lycaon (XXI, 119) et Euphorbe (XVII, 50 s.)5, et il n’est en fait spectaculaire que pour Érymas, touché à la bouche par la lance d’Idoménée : « Les dents sont agitées, les deux yeux s’emplirent de sang, qu’il souffla par la bouche et le nez en béant, et le noir nuage de la mort le couvrit » (ἐκ δ’ ἐτίναχθεν ὀδόντες, ἐνέπλησθεν δέ οἱ ἄμϕω / αἵματος ὀϕθαλμοί τὸ δ’ ἀνὰ στόμα καί κατὰ ῥῖνας / πρῆσε χανών..., XVI, 348-350). Cette scène, avec le verbe πρῆσε, « il souffla », employé en I, 481 pour le vent gonflant une voile (cf. Leaf), peut être à la base du vers 1389 de l’Agamemnon, où le jet de sang est aussi l’effet d’une respiration : ἐκϕυσιῶν, selon un « type » que l’on retrouve pour la mort d’Antinoos, qu’Ulysse a atteint à la gorge (Odyssée XXII, 18 s.) : αὐτίκα δ’ αὐλὸς ἀνὰ ῥῖνας παχὺς ἦλθεν / αἵματος ἀνδρομέοιο (« Et aussitôt une bouffée6 épaisse de sang humain monta à travers ses narines »). Il s’agit du premier mort de la Mnestérophonie, et la violence inhabituelle de ce massacre initial donne une autre tonalité au combat qu’à ceux de l’Iliade : la mort individuelle, dans son excès sanglant, y reproduit directement l’horreur de l’ensemble de la scène (cf. XXII, 308 s. : « Des têtes frappées sortait un gémissement atroce, et tout le sol fumait de sang ») : le héros, qui est tué comme un criminel (cf. XXII, 411 ss.), tombe sans combattre (banquetant, il ne pensait pas au ϕόνος, v. 11 s.), et sa mort vaut non par sa bravoure, mais par le seul fait qu'elle arrive, avec la cruauté qui correspond à la nature de la victime (le récit matérialisera ce point de vue sur le massacre avec le plaisir qu’exprime Euryclée à la vue du résultat final, v. 407 s. : elle s’apprête à pousser le cri de joie rituel - comme ici Clytemnestre souhaiterait trouver le rite adéquat à la mise à mort-, mais Ulysse l’en dissuade).
Combats et massacres domestiques : prétendants, servantes d’Ulysse
15C’est d’ailleurs dans les violences de l’Odyssée que l’on trouvera les modèles les plus proches. Le héros est tué, comme Antinoos, hors contexte guerrier, et sa mort est un châtiment. La métaphore rituelle, issue de la pratique des banquets, avec laquelle Clytemnestre construit ici le récit d’un meurtre où chaque coup vaut une libation, associe les mondes opposés de la paix et de la guerre, et retrouve ainsi la dissonance initiale du récit de la Mnestérophonie, où le premier prétendant est tué dans un climat de fête (dissonance qui, dans l'Odyssée, fait écho à l'hubris subie par Agamemnon au festin où Égisthe l’a convié, voir ci-dessous). Victime unique, mais frappé de plusieurs coups, Agamemnon concentre sur lui seul, l’horreur du désastre qui touche l’ensemble des prétendants : comme lui, ils meurent à la manière de poissons tirés au rivage (XXII, 384-389 ; la seule mention de la pêche au filet dans Homère ; ὥς τ’ ἰχθύος, v. 384, se retrouve dans l'Agamemnon avec ὥσπερ ἰχθύων, v. 1382). Après la mort également, abandonné sans recevoir d’honneur funèbre (cf. 1554 s. : il ne sera pas pleuré par ceux de la maison, selon Clytemnestre), il subit le sort des prétendants, dont les plaies n’ont pas été lavées, et que l’on n’a pas pleurés (selon le récit que l’ombre d’Amphimédon fait à Agamemnon, dans la seconde Nékyia, XXIV, 188-190). Mais au-delà encore de ces violences qui, malgré tout, ont pris la forme d’un combat en règle après la mort par surprise d’Antinoos et le refus d’Ulysse de traiter avec Eurymaque, le meurtre évoque la mise à mort des servantes infidèles. Alors qu’Ulysse avait demandé à Télémaque de les frapper à l’épée « jusqu’à ce qu’elles perdent la vie et oublient Aphrodite » (XXII, 443 s.), son fils refuse de prendre leur θυμός par une « mort pure » (καθαρῷ θανάτῳ, v. 462) ; les ayant serrées dans un coin de la cour d’où il leur était impossible de sortir (εἴλεον ἐν στείνει, ὅθεν οὔ πως ἦεν ἀλύξαι, ν. 460, cf. ici ὡς μήτε ϕεύγειν μήτ’ ἀμύνεσθαι μόρον, ν. 1381), il les pend à un câble, et elles meurent comme des oiseaux pris au piège (v. 468-470) : « Comme quand des grives aux longues ailes ou des colombes se précipitent dans le filet7 dressé dans le buisson, elles voulaient rejoindre leur gîte, mais un lit odieux les accueillit » (στυγερὸς δ’ ὐπεδέξατο κοῖτος, comme on a κοίταν τάνδ’ ἀνελεύθερον en 1518 ; le motif du retour est commun aux deux « scènes »). Les traits héroïques de la mise à mort du roi servent par là à souligner la transgression qu’est la chasse de Clytemnestre.
Morts d’Agamemnon
16Mais le parcours au sein d’Homère n’est pas encore achevé. Il a encore au moins deux étapes. Tout d’abord, la contre-image de la mort guerrière qui est construite ici doit se lire en comparaison avec la négation de la mort héroïque qu’Homère propose lui-même dans l’Odyssée avec les deux récits du meurtre d’Agamemnon dans le palais d’Égisthe (IV, 534-537 et XI, 409-426). Si le « modèle » épique est signalé par Eschyle, qui, dans l’une des visions de Cassandre (« Éloigne le taureau de la vache ; prenant par ruse dans un vêtement la bête aux cornes noires, elle frappe », v. 1125-1127, cf. supra, ad loc.), rappelle la métaphore du « bœuf tué à sa crèche », emblématique chez Homère du meurtre d’Agamemnon (IV, 535 et XI, 411), il n’en suit pas la logique. Dans l’Odyssée, l’anéantissement d’Agamemnon est présenté comme l’hubris absolue8 : Égisthe, qui s’y définit d’abord par le désir de transgresser (cf. le jugement que Zeus donne sur lui dans l’assemblée des dieux au chant I), brise toutes les règles, de l’hospitalité et du combat : Agamemnon est abattu « à sa crèche », quand il est livré à la réjouissance du repas. Mais il s’agit là d’une « négation déterminée », au sens où la règle détruite finit par se rappeler aux protagonistes : si le repas devient violence, une violence normale, réglée comme un combat héroïque, doit reprendre ses droits. Agamemnon est tué vilement et traîtreusement9, avec Cassandre, mais, juste après, le combat héroïque se rétablit, avec l’affrontement de deux lignes de combattants, les guerriers d’Égisthe et ceux de son ennemi, qui s’entretuent à égalité, sans survivants10. La manière dont Agamemnon succombe, « tombant vers le sol et levant les mains » (αὐτὰρ ἐγὼ ποτὶ γαίῃ χεῖρας ἀείρων / βάλλον ἀποθνῄσκων περὶ ϕασγάνῳ, XI, 423 s. ; voir la discussion de ce passage ad v. 1172), marque déjà la transition entre les deux types de mort : désarmé, il est frappé d’un glaive, mais lève les mains dans un geste d’attaque11, pour saisir Clytemnestre qui vient de tuer Cassandre ; mais elle s’éloigne, échappant à toute sanction (ἡ δὲ κυνῶπις / νοσϕίσατ’, ν. 424 s.). Eschyle ignore ce rétablissement de la norme héroïque12 : la mort y est entièrement dénaturée. Le repas n’est pas brisé par le massacre : les mots qui y sont traditionnellement associés servent ici à dire le meurtre.
17La raison en est qu’elle n’est en fait pas racontée, mais revendiquée, comme source de plaisir : le discours n’en détaille les moments que pour faire apparaître chaque fois la satisfaction qu'elle apporte. Clytemnestre, qui a frappé, est certes dans le rôle d’un guerrier diadique, avec les transformations dans les gestes et dans le langage que les violences domestiques de l’Odyssée ont fait subir à cette figure, jusqu’à sa dégénérescence la plus vile (avec la mise à mort « impure » des servantes) ; mais, au-delà, elle devient le véritable destinataire de l’exploit ainsi réalisé. Intéressée à la signification de son acte, et non à son succès seulement (qui était en fait assuré depuis toujours, cf. supra, ad v. 1378, νίκης παλαιᾶς), elle adopte une perspective plus divine qu’humaine : non seulement elle a su, comme Zeus vis-à-vis de Troie, dominer le temps en vouant depuis le début Agamemnon au trépas, mais le désastre du roi lui revient comme une chose due, comme les morts des Grecs ou des Troyens devaient satisfaire Zeus, selon la dialectique de sa volonté. Par delà les déformations imposées au code des valeurs guerrières, on retrouve alors l’Iliade, quand, à propos des « grandes » morts, elle évoque le sens que revêt pour les dieux la disparition des héros. Là encore, Clytemnestre se donne la liberté de jouer avec la matière que lui offre Homère.
Patrocle, Sarpédon
18Frappant trois fois, elle organise une scène analogue à la mort de Patrocle, qu’Hector n’a tué qu’en troisième (σὺ δέ με τρίτος ἐξεναρίζεις, XVI, 850), après Apollon et Euphorbe13 ; elle est à la fois dieu et guerrier poussé par les dieux. Plus profondément encore, elle montre comment son plaisir excède les contraintes que les dieux eux-mêmes affrontent lors des combats humains. La longue métaphore de la pluie de sang (v. 1390-1392) apparaît comme un écho lointain et inversé de la mort de Sarpédon, quand Zeus, persuadé par Héra de suivre la Moire, laisse mourir son fils, mais répand sur le sol une averse de sang en signe d’hommage au héros (αἱματοέσσας δέ ψιάδας κατέχευεν ἔραζε / παῖδα ϕίλον τιμῶν, XVI, 459 s.)14 ; la douleur se mue ici en jouissance : le sang vaut une vraie pluie fécondante. L’inversion touche aussi le sort que subit le guerrier : méconnaissable parce qu’il a été touché de nombreux traits, et que le sang et la poussière le recouvrent (XVI, 638 ss.), le corps de Sarpédon est transfiguré par Apollon qui le lave, l’oint d’ambroisie et le pare de vêtements immortels (περί δ’ ἄμβροτα εἵματα ἓσσε, v. 680), avant que Sommeil et Mort ne l’emportent en Lycie ; au contraire, Agamemnon est criblé de coups au sortir du bain, et le vêtement qui l’accueille (πλοῦτον εἵματος κακόν, v. 1383) est un instrument du meurtre et de la défiguration15. Le récit de la mort du « mortel le plus cher » à Zeus (XVI, 433, ϕίλτατον ἀνδρῶν) sert de contrepoint à la mort de l’ennemi qui s’était donné l’apparence d’un être proche (v. 1374 s.)16. Avec les interventions complexes des Olympiens, qui doivent se résigner à son trépas et en souffrir, mais métamorphosent son corps pour en faire un objet de culte, la mort de Sarpédon apporte dans l’Iliade le point extrême de l’idéalisation possible de la condition du roi guerrier17. Clytemnestre raconte son geste comme s’il donnait la négation exacte de cette valeur symbolique : faisant directement du meurtre lui-même un rite, avec la dédicace du troisième coup à un « Hadès troisième », qui se substitue au Zeus « troisième » des banquets, elle réalise et pervertit en un événement unique l’univers sémantique de l’épopée18.
Figures
19L’expérience que la référence aux récits épiques permet de représenter est donc étrangère au monde épique ; elle en est virtuellement la négation. L’origine de cette négation apparaît indirectement, avec l’utilisation constante dans le récit de Clytemnestre de métaphores venant des scènes domestiques du banquet : en contrepoint aux schémas épiques, elles indiquent la réalité qui donnerait un contenu positif au point de vue de Clytemnestre. Dans la violence, elle a fait revivre à Agamemnon le bonheur des jours où avec sa fille il versait une libation de vin pour le Zeus troisième (v. 242-247).
20Cette distance vis-à-vis de l’épopée, à la fois utilisée massivement et critiquée, atteint aussi la dictio épique et ses moyens figuratifs. On a souvent souligné ce que devait à l’Iliade l’image du bonheur qu’offre Clytemnestre quand elle assimile la « bouffée de sang vif » que lui jette Agamemnon aux « gouttes ténébreuses d’une rosée de sang » (v. 1389 s.) et compare la joie qu’elle éprouve au plaisir lumineux des plantes au moment de leur éclosion (v. 1391 s. ; voir ad loc. pour le sens littéral, difficile à établir). Ces comparaisons utilisent Iliade XXIII, 597-600 : quand Antiloque se décide à lui restituer le prix qu’en trichant il avait emporté contre lui à la course de char, Ménélas a senti « son cœur s’attendrir comme la rosée sur les épis, à la saison où grandit la moisson, quand les champs frissonnent ; ainsi, dans ta poitrine, Ménélas, ton cœur s’est attendri ». Les deux scènes sont antithétiques. L’issue heureuse de la querelle entre les concurrents signale, à la fin de l’Iliade, le retour de l’harmonie dans le camp des Grecs, et, de manière utopique dans le récit, montre ce qu’aurait été une histoire sans colère, racontée du point de vue de Ménélas, sans le différend provoqué par la forme de souveraineté violente que représente l’autre Atride19. Ici, le roi de l’épopée est détruit, au nom de valeurs non épiques.
21Mais l’allégorie du passage de l'Iliade va au-delà. Clytemnestre reprend les motifs de la rosée et du plaisir des plantes, mais instaure une relation différente entre les deux termes de la comparaison. Le langage ne sert plus à illustrer de manière figurative une situation, mais désigne directement la réalité qui est en jeu au moment où l’on parle : elle tue le roi, avec un plaisir qui évoque la procréation, précisément parce qu’il a rendu vaine la procréation. Dans la comparaison homérique, au contraire, c’est l’écart entre la figure (le comparant) et la situation qui donne sa force à la comparaison, quand on passe du monde guerrier à celui des champs ; deux réalités, parallèles et cohérentes, coexistent et communiquent au moyen de l’analogie. Ici, la figure ne juxtapose pas deux mondes, mais sert à montrer la nature contradictoire de la chose dont on parle : un meurtre, qui vaut et remplace un acte amoureux désormais impossible. La figure sert alors a faire ressortir l’antithèse. Le parallélisme propre à la comparaison de l’Iliade se trouve pour cette raison disloqué ; c’est précisément la noirceur de la rosée, sombre comme le sang, qui fera le plaisir de Clytemnestre, plaisir comparé à l’éclat rayonnant des plantes qui vont éclore (γανεῖ, v. 1392, si c’est le bon texte).
v. 1381, μήτε ϕεύγειν μήτ’ ἀμύνασθαι « Ni fuir, ni écarter la mort »
22Le stratagème (« une funeste abondance d’étoffes », v. 1383) rend impossibles deux actions, prendre la fuite, ou, de manière plus active, détourner le trépas. Elles ne sont pas sur le même plan : la première est durative (d’où le présent), l’échec est la conséquence de la première (d’où l’aoriste, qui indique le résultat visé, cf. Klausen). Il n’y a donc pas lieu de rétablir avec Vettori un parallélisme strict en corrigeant l’aoriste en un présent ἀμύνεσθαι.
v. 1386s., τοῦ κατὰ χθονὸς / Ἃιδου νεκρῶν σωτῆρος « J’offre une troisième frappe, en action de grâce / au sauveur des morts, Hadès de sous la terre »
23Frappé deux fois, Agamemnon appartient déjà au monde des morts : il est « tombé » (πεπτωκότι, v. 1385), et donc entré dans le domaine d’Hadès, « qui est sous terre » : τοῦ κατὰ χθονός fait écho à πεπτωκότι. Le troisième coup, voué au dieu, viendra expliciter cette nouvelle appartenance. On a en général vu dans τοῦ κατὰ χθονός un simple trait distinctif du dieu invoqué, et, dès lors, « Hadès » paraissait redondant : s’il s’agissait d’identifier le dieu d’en bas, « sous terre » suffisait. On corrigeait donc avec Enger Ἅιδου en Διός : « le Zeus souterrain » fournissait une expression sémantiquement correcte et économique, et Ἅιδου pouvait facilement être interprété comme une glose. Pour éviter la redondance, tout en conservant le texte, d’autres (cf. Verrall et Denniston-Page dans leur note) proposent de couper après τοῦ κατὰ χθονός et de faire de Ἅιδου νεκρῶν σωτῆρος une apposition (« him of the Underworld — Hades, saviour of corpses »). Mais il ne s’agit pas ici d’identification ; Clytemnestre donne le cadre théologique de son action. On prendra τοῦ κατὰ χθονός et Ἃιδου ensemble. Hadès est chargé par elle de maintenir Agamemnon dans son nouvel état de cadavre (νεκρῶν σωτῆρος), et, de fait, le roi perdra avec le coup supplémentaire (οὕτω) tout reliquat de fonction vitale (son souffle, θυμός, et son sang).
v. 1387, εὐκταίαν χάριν
24L’action a deux destinataires : le coup porté à Agamemnon (πεπτωκότι) est simultanément un hommage rendu à Hadès (χάριν, avec le génitif, voir Garvie ad Choéphores, 180 [à propos des cheveux d’Oreste trouvés sur le tombeau] : ἔπεμψε χαίτην κουρίμην χάριν πατρός) ; la dédicace va en assurer l’efficacité : exhalant son sang avec son souffle, Agamemnon deviendra bien la proie du dieu, qui l’aura ainsi « sauvé ». Dans ce contexte εὐκταίαν doit sans doute se comprendre par rapport à l’acte accompli lui-même, et non par référence au passé (comme si Clytemnestre rendait grâce au dieu d’avoir réalisé une prière antérieure : « a votive offering », Lloyd-Jones, cf. Mazon). L’adjectif, plus simplement, rappelle que le don rituel est lié à une demande, une εὐχή. Fraenkel pouvait à bon droit s’appuyer sur le fragment des Épigones (55, 4 Radt), τρίτον Διὸς σωτῆρος εὐκταίαν λίβα, pour préférer ici le sens proposé par L. Campbell, « a prayerful offering » : la prière trouve son effet avec les vers 1388 s.
v. 1388, τὸν αὑτοῦ θυμòν ὁρμαίνει « Il déchaîne son propre souffle »
25Tel qu’on le lit dans les manuscrits, le verbe indique une action violente d’Agamemnon, « il lance son propre souffle », qui fait fortement contraste avec l’abandon du vers 1385 : « il lâcha ses membres », alors même que la victime est déjà morte (cf. l’aoriste πεσών)20. Clytemnestre, disposant souverainement de sa victime, qui s’est abandonnée, lui confère ironiquement avec le coup supplémentaire, offert à Hadès et donné pour le plaisir, une énergie seconde, dans l’empressement à rejeter sa vapeur vitale (θυμός) et à lui offrir son sang. Non seulement consentant, comme doit l’être toute victime sacrificielle, Agamemnon met activement son corps au service de sa destruction : alors que le θυμός est normalement le lieu où se développe l’impetus intellectuel noté par ὁρμαίνειν (avec le tour homérique ὅρμηνεν δ’ ἀνὰ θυμόν, Iliade XXI, 137, cf. XXIV, 680), « l’esprit » est ici entraîné lui-même dans le mouvement. Eschyle fait ainsi référence à l’expression épique en donnant au verbe son sens post-homérique : « pousser », « mettre en mouvement » (cf. Pindare, Olympiques III, 25, selon LSJ, s.v., II)21. Le verbe a la même valeur active que βάλλει au v. 1390.
26C’est parce que l’on s’attendait à un tout autre sens, comme « il rendit son souffle » (que l’on pouvait difficilement retrouver dans ὁρμαίνει, malgré Verrall)22, que l’on a le plus souvent préféré la correction de Hermann, ὀρυγάνει, « il vomit son cœur », et introduit un verbe attesté chez Hésychius (ὀρυγάνει·ἐρεύγεται), qui avait pu être effacé du texte au profit d’un ὁρμαίνει fautif, amené par la présence de θυμόν (Hermann était peut-être influencé par la présence de ἐρευγόμενοι dans le passage de l’Iliade que αἵματος σϕαγήν, au vers suivant, reprend manifestement : ἐρευγόμενοι ϕόνον αἵματος, pour les loups qui viennent de tuer un cerf, XVI, 162 ; voir la note suivante). Mais βάλλει va dans le même sens que la leçon transmise. Tombé à terre, Agamemnon est devenu un soufflet qu’anime le dernier coup que lui porte Clytemnestre.
v. 1389, κἀκϕυσιῶν ὀξεῖαν αἵματος σϕαγήν « Dans une bouffée sanglante de cou tranché net ». Le sacrifice
27Le sens de σϕαγή est difficile à déterminer23, et le mot a été souvent corrigé (cf. Fraenkel) : on ne voyait pas comment une σϕαγή, c’est-à-dire un « égorgement », ou une « blessure », ou encore une « gorge », pouvait faire l’objet d’une « expiration » (ἐκϕυσιῶν) ; le mot ne désigne en effet jamais le sang24. On sort de l’aporie si l’on tient compte du caractère métaphorique de l’expression : Agamemnon n’est précisément pas égorgé, mais frappé à l’épée, trois fois, sans qu’aucun couteau ne vienne lui ouvrir le cou ; le sang sort de sa bouche, et non de sa gorge entaillée, et il produit l’impression d’une σϕαγή, sans pour autant que le rite ait été suivi. Le mot sert alors à établir un lien entre un événement inouï, monstrueux, et une scène familière. D’autre part, il indique que le sacrifice a malgré tout été réalisé : la violence de Clytemnestre obéit à une règle. Σϕαγή ne note pas une réalité, mais une interprétation de l’acte.
28Eschyle a sans doute forgé le syntagme αἵματος σϕαγή à partir d’un tour homérique, ϕόνος αἵματος, qui était difficile et dont il fournit ici son interprétation. On est de fait renvoyé à Iliade XVI, 162 (cf. Headlam-Thomson et W.L. Lorimer, Classical Review, 1959, p. 108)25, quand les Myrmidons sont comparés à des loups venant de déchirer un cerf et allant laper l’eau noire d’une source : ἐρευγόμενοι ϕόνον αἵματος, ils « crachent la violence du sang ». On peut hésiter sur la valeur à donner à ϕόνος : ou bien il s’agit du sang versé violemment26, et non du meurtre lui-même (cf. Leaf, « gore ») et le génitif αἵματος, définitionnel, spécifie la nature du ϕόνος. Ou bien ϕόνος garde sa valeur de nom d’action, comme si l’on avait un second meurtre, après la mort du cerf : en sortant de la gueule des loups meurtriers, le sang, d’abord avalé, jaillit une seconde fois, comme il l’avait fait de la blessure de la victime27. Avec αἵματος σϕαγήν, Eschyle nous donne sa lecture de l’expression homérique : il montre que dans cet emploi de ϕόνος la valeur première de « meurtre » est encore présente ; et il utilise pour cela un autre nom d’action, σϕαγή28, équivalent rituel de ϕόνος29.
29Denniston-Page (avec Headlam et Lorimer) croient pouvoir s’appuyer sur Rhésos, 790 s., pour justifier ici, contre les éditeurs, le texte des manuscrits ; mais si la référence à l’Agamemnon y est évidente, la construction de αἵματος et de σϕαγή diffère au point qu’on supposera que l’auteur du Rhésos corrige ici Eschyle, comme s’il rejetait le néologisme sémantique tenté dans notre passage. Dans la phrase θερμòς δὲ κρουνὸς δεσπότου παρὰ (D.-P. lisent πάρα30, comme Hermann) σϕαγαῖς / βάλλει με δυσθνῄσκοντος αἵματος νέου, il n’est pas « à rejeter absolument » de construire le datif pluriel avec δεσπότου, et αἵματος νέου avec κρουνός : « Un jet chaud, à l’endroit des blessures de mon maître, me frappe, jet d’un sang nouveau au moment d’une mort pénible » ; la phrase est écrite en anneaux, et l’argument de la distance entre κρουνός et αἵματος νέου ne tient pas. Le pluriel note ici le lieu où l’on voit le sang s’échapper.
v. 1391 s., χαίρουσαν οὐδὲν ἦσσον ἢ Διòς νότῳ / γανεῖ σπορητὸς κάλυκος ἐν λοχεύμασιν « Ayant plaisir, pas moins qu’au vent de pluie venu de Zeus / la plante ne s’illumine quand le calice s’ouvre au monde »
30À lire simplement les mots transmis : « ne se réjouissant pas moins que la terre » (χαίρουσαν οὐδὲν ἧσσον ἢ γᾶν), « avec le vent du Sud envoyé par Zeus » (Διòς νότῳ), puis un mot qui a rapport à la semence, σπορητός, et enfin l’ouverture du calice de la fleur (avec κάλυκος ἐν λοχεύμασιν), on est d’abord porté à imaginer une comparaison entre la pluie de sang qui frappe Clytemnestre pour son plaisir, et la dispersion des semences, issues du calice des fleurs et portées par le Notos pour finalement frapper la terre et la réjouir en la fécondant, comme si σπορητός, à prendre au sens de « semis » (cf. LSJ, 2), était sujet d’un βάλλει sous-entendu, et γᾶν l’objet de ce verbe. Mais il faut renoncer à cette image : outre le dorisme γᾶν (mais cf. la variante en Sept, 640, dans le collation de Dawe31 et l’apparat de West), l’hypothèse avec εἰ est improbable, et la métaphore de l’accouchement, ἐν λοχεύμασιν, fait plutôt penser à l’éclosion de la fleur, à sa « naissance », qu’à son propre pouvoir fécondant. S’il s’agissait de la dispersion des graines, et, avec σπορητός, des « semailles », on aurait d’ailleurs plutôt un pluriel que le singulier κάλυκος.
31La comparaison dessine donc une autre action, où la fleur, et non la terre, est le réceptacle. Σπορητός doit alors être pris au sens de « (plante) semée ». La difficulté des mots γᾶν εἰ a le plus souvent fait renoncer au Notos ; on corrigeait en effet avec Porson en διοσδότῳ γάνει, « l’éclat donné par Zeus », pour la pluie : « ne se réjouissant pas moins que la plante semée avec l’eau brillante donnée par Zeus, au moment où éclot le calice. » Le groupe Διὸς νότῳ ne pouvait être conservé que si l’on cherchait le verbe dans la leçon fautive γᾶν εἰ : Hermann, pour la traduction de Humboldt32, proposait le verbe homérique γανᾷ33, « briller », qu’il faudrait prendre ici au sens de « resplendir de plaisir », de manière à avoir le correspondant de χαίρουσαν. Le mot s’applique bien à une plante, au narcisse, au vers 10 de l’Hymne à Déméter, dans un contexte qui rappelle le nôtre : Gaia, pour plaire à Hadès (χαριζομένη, v. 9), fait pousser une fleur dont l’éclat est surprenant (θαυμαστòν γανόωντα) et attirera Perséphone, la jeune fille semblable à un calice, καλυκώπιδι κούρῃ (v. 8). La connotation de la réjouissance est bien présente dans ce texte34 : le narcisse fait sourire la nature et les dieux, v. 13 s. D.C.C. Young (Classical Quarterly, 1964, p. 20 s.), qui s’appuie sur une glose d’Hésychius (γ 148 Latte) γανεῖν λευκαίνειν (« blanchir », ou, avec une valeur intransitive, pour une plante : « croître en blanchissant »), propose à raison semble-t-il un texte plus près des manuscrits : γανεῖ (« resplendit »). En lisant γαθεῖ, « se réjouit », Lloyd-Jones (cf. D.-P.) rétablit plus strictement le tertium comparationis, mais de manière peut-être trop mécanique, avec la synonymie des deux verbes, et il resterait à justifier le dorisme35.
32Comme souvent, le motif floral est lié à une scène de plaisir amoureux (voir, entre beaucoup d’autres textes, la hiérogamie de Zeus et d’Héra dans l'Iliade, ou le début de l'Hymne à Déméter, l'Hymne à Aphrodite, 87 : κάλυκάς τε ϕαεινάς). Clytemnestre inverse simplement la mise à mort en scène d’amour, pour dire, par l’écart ainsi créé, la force de son plaisir. Il n’est donc pas besoin d’analyser avec lourdeur les phases possibles d’un accouplement symbolique (cf. J.L. Moles)36 ; et tout autant déplacé de refuser toute connotation érotique (pour éviter de « lire dans les mots d’Eschyle des complexités qui n’y sont pas », G.J.P. O’Daly)37. Clytemnestre sait seulement utiliser le patrimoine poétique, comme elle connaît son rituel (voir la note suivante). Les métaphores et les comparaisons amoureuses, sacrificielles, héroïques ne servent pas à dévoiler un arrière-plan caché de son action. Elles font au contraire partie du monde commun, de la tradition. Leur utilisation chaque fois paradoxale démontre que c’est ce monde qui a été perdu par les actions qu’Agamemnon paie maintenant38 : pour restituer symboliquement ce qu’il a fait, il faut innover, et inverser les signes.
v. 1395 s., εἰ δ’ ἦν πρεπόντων, ὥστ’ ἐπισπένδειν νεκρῷ / ... ὑπερδίκως μὲν οὖν. « Si, dans les offrandes légitimes, il y en avait qu’on puisse verser sur un cadavre, / ce serait juste et mieux que juste »
33Avec le troisième coup, qui à la fois symbolise la libation traditionnelle au dieu sauveur et « troisième » et la réalise par la pluie de sang qu’il provoque, le rite est achevé (cf. la formule conclusive ὡς ὧδ’ ἐχόντων, « cela étant ainsi », v. 1393). Or Clytemnestre envisage un « supplément » rituel, une autre libation, qu'elle souhaiterait pouvoir — si la convenance l’y autorisait (εἰ δ’ ἦν πρεπόντων, voir la discussion syntaxique, infra) — verser sur le cadavre. La nature et la portée de ce « quatrième » acte rituel, venant en surnombre, ne sont pas faciles à saisir. Sans doute parce qu’il n’a pas vu le caractère fantasmatique de ce rite, qui vient, dans un excès verbal, couronner et dépasser tous les autres, West a cru bon de déplacer les vers conclusifs que sont 1393-1394, et de les mettre après 1398 (Studies, p. 219). Mais Clytemnestre établit d’abord la réalité des faits (v. 1379-1392), pour souligner la joie effective qu'elle tire de ce qui a eu lieu (v. 1393-1394), puis envisage une fiction qui serait à la hauteur de la justice qu'elle vient d’accomplir (v. 1395-1398) : le constat ὡς ὧδ’ ἐχόντων n’aurait aucun sens après une pure hypothèse39.
Prière et libation
34Entre le meurtre et cette libation, la perspective a de fait changé. La conclusion (« C’est ainsi »), l’appel à la réjouissance collective et le vœu exprimé par ἐγὼ δ’ ἐπεύχομαι (« Quant à moi, je demande aux dieux de sanctionner mon bonheur ») ouvrent une autre scène : il ne s’agit plus de tuer dans les règles, mais, par un nouveau rite, d’assurer au palais enfin libéré des malheurs de la malédiction un avenir heureux. Clytemnestre reprend pour cela un autre modèle rituel, où, selon la tradition, εὐχή et σπονδή sont conjointes (voir la discussion de cette relation par E. Benveniste, dans le Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 2, p. 233). Le passage de la parole au rite ne se fait ici pas immédiatement. La phrase ἐγὼ δ’ ἐπεύχομαι est en effet d’abord conclusive (d’où les traductions comme « I exult in it », Lloyd-Jones, ou « je m’en fais gloire ! », Mazon, qui ne rendent pas bien le sens religieux du terme) ; en un second temps seulement, Clytemnestre imagine le rite impossible qui sanctionnerait cette « prière » : une libation appropriée viendrait consacrer la victime offerte aux dieux qu’est le cadavre d’Agamemnon. Ἐπεύχομαι indique bien la réjouissance, mais comme εὐχή, c’est-à-dire comme acte de parole tourné vers un avenir : « On engage... les dieux à sanctionner une affirmation d’existence » (Benveniste, p. 240).
35En associant, selon le modèle εὐχή/σπονδή, une prière demandant confirmation d’un bonheur et un rite, Clytemnestre prend le contre-pied d’une règle rappelée dans l'Odyssée et selon laquelle « il est impie d’exulter sur des hommes morts » (οὐχ ὁσίη κταμένοισιν ἐπ’ ἀνδράσιν εύχετάασθαι, XXII, 412)40. Ulysse interrompt par ces mots Euryclée qui voulait pousser un cri de joie rituel (ὀλολύξαι, v. 408) devant les cadavres des prétendants et reproduire ainsi, après coup, l’un des moments du sacrifice sanglant, où les femmes crient lorsque la bête est frappée à mort (αἱ δ’ ὀλόλυξαν, Odyssée III, 450). Comme ici, la réjouissance d’Euryclée voulait être une εὐχή, un acte de consécration. Clytemnestre fait comme si la parole indigne (une telle réjouissance serait de l'hubris), mais néanmoins tournée vers les dieux, pouvait effectivement prendre une forme régulière, c’est-à-dire comme si une σπονδή, qui lie simultanément l’offrant et le dieu, était envisageable.
36L’expression ἐπισπένδειν νεκρῷ, prise dans ce contexte, ne désigne pas un acte destiné au culte des morts. Il est vrai que des libations étaient offertes aux cadavres41, lors de la crémation, ou sur les tombeaux, mais comme l’indique déjà l’emploi du verbe, de telles situations funéraires ne sont pas visées ici. Dans une étude minutieuse du passage, D.W. Lucas42 rappelle, en effet, la différence entre une σπονδή, à savoir les quelques gouttes versées sur une victime, et une χοή, un écoulement abondant par lequel on abreuve un mort. Certes, on trouve le terme en Choéphores, 149, pour un culte rendu à Agamemnon mort : τοιαῖσδ’ ἐπ’ εὐχαῖς τάσδ’ ἐπισπένδω χοάς, mais le contexte rituel a changé : après la longue tirade d’Électre, que Clytemnestre a chargée de verser des libations funéraires sur le tombeau de son père (χέουσα τάσδε κηδείους χοάς, v. 87), il ne s’agit plus d’accomplir un rite funéraire, mais d’émettre un vœu quant à l’avenir (cf. le début du vers : τοιαῖσδ’ ἐπ’ εὐχαῖς), et de sanctionner ce vœu par une σπονδή43.
Rites contaminés
37Ici, pour inventer une telle offrande, Clytemnestre mêle plusieurs rites. Νεκρῷ fait bien, sans ἐπισπένδειν, référence à un culte des morts, mais ce culte est « détourné », comme si le cadavre consacré par une libation pouvait être une victime offerte aux dieux (cf. supra). D’autre part, l’explication que Clytemnestre donne de son souhait avec les vers 1397 s. (en asyndète) nous renvoie plutôt, comme l’expression « sauveur troisième », au monde du banquet : Agamemnon a droit à ce rite de la libation car en revenant il a bu lui-même, jusqu’au bout (ἐκπίνει), le cratère où il avait versé le malheur. La métaphore du cratère « rempli de tant de maux qui maudissent » fait le lien entre les deux rites44 : avec la mise à mort, il s’agit bien d’un banquet, et donc d’une fête où la joie peut se répandre et se partager ; mais, inversement, ce banquet, où l’on boit une malédiction45, conduit à un culte rendu au mort. Dépassant cette oscillation entre des sphères opposées de la vie, la σπονδή inédite vient transformer la fête momentanée de la mise à mort en une garantie permanente de bonheur46.
Syntaxe
38À partir d’un tel cadre de lecture, il est plus facile de trancher certaines difficultés syntaxiques. Deux problèmes se posent : la construction du vers 1395 et, surtout, le référent de τάδε au vers suivant.
39Pour 1395, il est maintenant supposé par beaucoup qu’ἦν n’a pas la valeur d’une simple copule ou d’un verbe d’existence, mais note une modalité et vaut pour ἐξῆν (cf. Fraenkel), et donc que πρεπόντων ou πρεπόντως, selon le texte choisi, doit se construire avec ἐπισπένδειν : « si la situation était telle qu’il fût possible47 de faire une libation convenable » (avec la correction πρεπόντως de Vossius), ou « ... de verser en libation des liquides convenables » (πρεπόντων, génitif partitif, cf. West). Si l’on adopte la construction, Fraenkel a sans doute raison de préférer le texte de Vossius : le génitif partitif, avec ἐπισπένδειν, est formellement possible, mais on ne lui voit pas de justification sémantique nette. Or les manuscrits nous transmettent précisément le génitif ; on reviendra donc sur le préalable syntaxique.
40En soi, la phrase εἰ δ’ ἦν πρεπόντων ὥστε... fait sens. La protase doit se comprendre dans sa différence avec la formulation plus habituelle que serait un εἰ δ’ ἦν τῶν πρεπόντων valant εἰ δ’ ἦν πρέπον, sur le modèle d’ἔστι τῶν αἰσχρῶν ou d’ἔστι τῶν ἀδίκων, selon la compréhension ancienne du passage (ce qui obligeait à faire d’ἐπισπένδειν un infinitif complétif, introduit par ὥστε)48 : « s’il était permis de faire une libation... » Le sens est ici légèrement différent ; l’emploi du génitif partitif sans article (pour désigner un ensemble ouvert, cf. Moorhouse, The Syntax of Sophocles, p. 258 s.) et de ὥστε suggère une phrase plus complexe. Dans l’ensemble des substances adaptées à une libation, Clytemnestre distingue, par pure hypothèse, celles qui seraient adaptées à être versées sur un mort : « Si parmi les πρέποντα (pour une libation, en général), il y avait des πρέποντα qui permettent une libation sur un cadavre, cela serait juste » (τάδε, à savoir les substances, les πρέποντα, en tant qu’ἐπισπενδόμεvα)49. Le sujet d’ἦν (un πρέποντα en ellipse) se tire du partitif (cette solution vaut mieux que l’hypothèse d’un génitif partitif en fonction de sujet, comme au vers 1659 : εἰ δέ τοι μόχθων γένοιτο, « mais si nous devons avoir des souffrances » ; voir ad loc.).
41Plusieurs commentateurs (Fraenkel, D.-P.) soulignent à juste titre que τάδε doit renvoyer à ce que Clytemnestre fait ou à ce qu’elle a dans l’esprit au moment où elle parle. Il ne peut donc s’agir - même si cela est tentant pour le sens - du sang qu’en mourant Agamemnon a fait gicler sur elle, et qu'elle voudrait lui restituer dans une sorte d’action de grâces (cf. Lloyd-Jones, West), ni du contenu du cratère empli de malédictions des v. 1396 s. (cf. Headlam ; à cette lecture, on opposera d’abord, trivialement, qu’Agamemnon l’a bu jusqu’à la dernière goutte : ἐκπίνει). Y voir les malédictions qu’elle prononce implicitement avec ἐπεύχομαι (D.-P.) ne va ni pour l’image (le rite distingue clairement entre paroles et actes), ni pour le sens du verbe (cf. supra). Fraenkel y lisait la joie qu’exprime ἐπεύχομαι : « S’il était possible de faire les libations appropriées, mon exubérance serait juste » (selon le rapport bien établi entre εὐχή et σπονδή ; voir supra) ; mais on voit mal pourquoi la joie, qui vient de faire l’objet d’une affirmation positive, dépendrait maintenant d’une hypothèse.
Normes
42Dans sa construction imaginaire, la reine distingue deux types de régularités : la « convenance » (πρεπόντων) et la « justice » (δικαίως, ὑπερδίκως). Il devrait y avoir un rite pour consacrer un cadavre — comme offrande accompagnant un vœu de bonheur (or cela n’existe pas) ; un tel rite serait une image de la justice enfin réalisée, où la mort signifie en fait le salut, la préservation que l’on demande d’habitude aux dieux dans un sacrifice. Le cadavre n’appelle ainsi pas des χοαί funéraires, mais un geste lié au bonheur, qui soit à la hauteur de la perfection manifestée dans la violence qu’il a subie. Puisque la vengeance contre le vivant a pris la forme d’une réciprocité parfaite, avec le lien strict qui s’établit entre une malédiction et son exécution (Agamemnon a bu le cratère qu’il avait rempli, i.e. il a subi ce qu’il avait fait subir à Iphigénie), il revient aux dieux que le mort leur soit consacré.
43Comme ces πρέποντα n’existent pas – puisqu’après tout il s’agit quand même d’un mort, qui ne relève pas de tels rites –, la « justice » qui est ainsi visée ne peut correspondre à aucun droit positif : elle n’est qu’une pure idée, l’expression d’un désir, en « excès » par rapport à toute forme connue de droit. C’est sans doute ce que note ὑπερδίκως.
v. 1399 s. La réaction du chœur
44Les propos surprennent : au lieu de dénoncer le meurtre, le chœur s’en prend à l’inconvenance du ton employé par Clytemnestre pour parler d’un « homme » comme Agamemnon, et non au meurtre (cf. R. Thiel, p. 366). Elle a raconté un acte héroïque ; il y voit une construction verbale : son langage n’est pas moins « effronté » (θρασύστομος) que celui des assaillants argiens dans les Sept contre Thèbes (θρασυστόμοισιν ἀνδράσιν, ν. 612) ; elle produit le même κόμπος. Mais dans les Sept la dénonciation de la fausseté du langage précède l’action, qui confirmera l’inanité des propos argiens ; ici, elle suit un acte réel, qui n’est d’abord pas pris en compte. Cela rend en fait la condamnation plus radicale encore50 : non seulement elle a tué, mais elle s’est, dans sa rhétorique compliquée, octroyé les qualités d’un guerrier ; or Agamemnon seul avait droit à ce titre (ἐπ’ ἀνδρί) ; la fausseté est donc générale, et aucun discours de protestation, au nom des normes vraies, ne saurait tenir face à ce dérèglement. La seule réplique appropriée sera alors la malédiction civique (v. 1407-1411), dont la forme lyrique montre que l’on a quitté le domaine de la persuasion et de l’échange : aucune des valeurs revendiquées par le meurtrier ne peut être partagée par la communauté ; il n’est donc pas question de débattre avec lui du droit et de la justification de son acte, mais de le traiter d’emblée comme un être asocial, hors convention ; voir infra, ad v. 1612, pour la réaction analogue du coryphée face à la tirade d’Égisthe : disqualifier le locuteur comme tel revient à l’exclure de tout monde commun. Dans le cas de Clytemnestre, l’argumentation viendra finalement à bout de l’exclusion prononcée contre elle ; pour Égisthe, il y aura la force pure.
v. 1401-1406. Clytemnestre : contre l’interprétation, le retour au fait
45Dans un premier temps, la reine revendique son acte et conteste l’emploi de catégories convenues, comme la polarité homme/femme, qui au simple fait (cf. νεκρός δὲ τῆσδε δεξιᾶς χερòς ἔργον, « Et le cadavre est l’œuvre de cette main droite ») substituerait une interprétation générale et facile. C’est, du coup, le chœur qui se voit reprocher de faire de la rhétorique quand il s’agit d’action. Clytemnestre rappelle en effet qu'elle parle « à des gens qui savent » (πρὸς εἰδότας), c’est-à-dire qui ont bien entendu, grâce à son discours, de quoi il retournait. La formule souligne chez Homère qu’il n’est pas besoin de parler (Iliade X, 250, XXIII, 787 ; voir la liste des autres emplois que donne Fraenkel).
46Le retour au fait, dans les vers 1404-1406, est méthodique. Il se fait en plusieurs étapes séparées ; tout d’abord, Clytemnestre établit l’identité du vaincu : « Lui, c’est Agamemnon, mon mari » ; la victime n’est ainsi pas le guerrier désigné par le chœur ; elle entre dans une relation privilégiée avec Clytemnestre, qui ne l’a pas abattue comme souverain, mais pour le mal qu’elle lui a fait « chez elle » (ἐν δόμοις, v. 1397). Puis, dans une seconde phrase (nominale), elle remonte du corps étendu à la cause de la mort : νεκρός est en effet plutôt à prendre comme sujet, avec τῆσδε δεξιᾶς χερòς ἔργον comme attribut51 : « Et le cadavre est l’œuvre de cette main droite. » Enfin, avec la métaphore de « l’ouvrière juste », appliquée à la main qui a su « construire » l’acte, en l’exécutant bien, en accord avec le droit (δικαίας τέκτονος), elle définit la relation qui la rattache à son époux. La progression est moins claire si, avec les éditeurs, on fait de νεκρός l’attribut d’Ἀγαμέμνων (sur le même plan donc qu’ἐμὸς πόσις : « This is Agamemnon, my husband, and a corpse, the work of this right hand », Lloyd-Jones).
Partie Épirrhématique. Premier ensemble strophique, v. 1407-1447
v. 1409 s., τόδ ἐπέθου θύος δημοθρόους τ’ ᾶράς ; / ἀπέδικες, ἀπέταμες, ἀπόπολις δ’ ἔσῃ « ... tu as déposé sur toi ce sacrifice et la malédiction grondante du peuple ? / Tu as exclu, amputé ; tu seras jetée de la ville »
47Sacrifice pour sacrifice. Clytemnestre a cru pouvoir représenter son crime comme un rituel ; le chœur réplique en exposant le vrai sens de la cérémonie (τόδε renvoie à sa description : « ce sacrifice que tu dis ») : pour la reine, le meurtre devait s’accompagner d’une libation consacrant le cadavre, comme on le fait pour le bœuf qu’on va tuer (ἐπισπένδειν νεκρῷ, v. 1395)52 ; mais le sacrifice lui-même (θύος, ici au singulier contre l’usage, parce qu’il n’y a qu’une victime, bien visible) est en fait pour elle une malédiction (si l’on prend δημοθρόους ἀράς comme complément de ἐπέθου, avec θύος, et non comme objet de άπέδικες, voir infra). Elle voulait offrir une libation (σπονδή) au cadavre, mais elle se trouve elle-même « chargée » de son acte : ἐπέθου, dans un contexte rituel, est à rapprocher d’un emploi comme Odyssée XXI, 267 : ἐπὶ μηρία θέντες’ Ἀπόλλωνι κλυτοτόξῳ ; ici, avec le moyen, elle s’est faite destinataire de l’offrande.
48Le sens de θύος dans la phrase, ainsi que le découpage des propositions, ont pu arrêter les critiques. On voyait mal, d’abord, comment accorder le sens d’« offrande sacrificielle », « sacrifice » avec ἐπέθου. D’où l’idée qu’il s’agirait de « l’encens », dont Clytemnestre, comme une future victime, se serait couverte (cf. par exemple Paley) ; mais le déictique ne renvoie alors à aucune réalité, et, surtout, l’usage du singulier ne s’explique pas. Contre beaucoup d’autres, Fraenkel a par ailleurs raison de douter que l’on puisse inventer ad hoc un θύος signifiant « furie », homonyme de l’autre (cf. Wilamowitz).
49Θύος, toujours au pluriel dans l’épopée archaïque, prend chez Homère le sens d’offrandes brûlées « mineures » (gâteaux ou encens, cf. West ad Hésiode, Travaux, 338), distinguées plusieurs fois explicitement des offrandes sanglantes (cf. Iliade IX, 499, Odyssée XV, 261 ; cf. également Travaux, 338) ; c’est sans doute le sens qu’il faut admettre en Iliade VI, 270, malgré West, qui y voit les douze génisses qu’Hector demande à Hécube d’offrir à Athéna si elle consent à écarter le danger qu’à ce moment du récit représente Diomède (v. 274, 308) ; le texte distingue bien deux étapes : l’εὐχή faite à la déesse et le sacrifice sanglant qui lui sera offert si elle répond au vœu des Troyennes. Mais, par lui-même, le mot a une valeur générique, et West note que la différence homérique entre ἱερεύειν, ῥέζειν ou σϕάζειν pour les sacrifices sanglants et θύειν pour les autres s’efface dès l'Hymne à Déméter (v. 368, pour θυσίαισι). Il s’agit ici du sacrifice d’Agamemnon, seule victime de la reine (Cassandre ne compte pas). La métaphore sacrificielle ne doit pas être effacée (malgré Lloyd-Jones, qui traduit par « You have put on yourself this murder » ; cf. D.-P.) : le chœur reprend les métaphorisations déployées par Clytemnestre et les retourne contre elle.
50Ἐπέθου, « s’appliquer à soi-même », d’où « prendre en charge »53, se comprend mieux si τόδ’... θύος est bien pris comme une métaphore empruntée au discours de Clytemnestre auquel doit immédiatement répondre, selon le chœur, le discours du peuple, avec les exécrations publiques (le chœur, en effet, ne s’en prend à l’acte de Clytemnestre qu’à travers une critique de sa manière de parler : cf. supra, ad v. 1399 s.) : en parlant comme elle l’a fait, elle s’est chargée d’une monstruosité quant au rite ; c’est désormais une institution régulière, normale, qui l’accablera, à savoir la malédiction lancée par le peuple (cf. supra, ad v. 883, δημόθρους ἀναρχία, et ad v. 937 s., ϕήμη... δημόθρους pour le sens de l’adjectif).
51Il n’est pas facile de décider si ἀράς doit se construire avec ἐπέθου ou avec les verbes qui suivent : ἀπέδικες ἀπέταμες. Avec la seconde solution, Clytemnestre aurait « rejeté, exclu les malédictions lancées par le peuple », c’est-à-dire aurait par avance tenu pour nulle la menace publique qui aurait dû l’empêcher d’agir. La première (avec άπέδικες ἀπέταμες construits absolument) a l’avantage de faire du vers 1410 une traduction du vers précédent : à l’institution fictive et dénaturée du sacrifice s’opposera celle du peuple, c’est-à-dire, si l’on parle d’actions, et non plus de discours : à une exclusion (celle de la πόλις par Clytemnestre) répondra une autre exclusion. Ἀπόπολις est le symétrique des deux verbes άπέδικες άπέταμες. Quant à l’objet de ces verbes, il se tire, précisément, d’ἀπόπoλις.
v. 1412 s. Répétition
52Le chœur avait traduit l’invention rituelle de Clytemnestre dans un langage différent, plus près de la norme. Clytemnestre, ici, répète simplement les mots de son interlocuteur (la littéralité, poussée à ce point, est singulière) et, par là, les neutralise : elle montre qu'elle sait aussi renoncer à son inventivité verbale et parler exactement le langage de l’autre.
53Représentant la communauté, le chœur avait fait de l’exil le contenu de la malédiction populaire, et de la haine des citoyens la cause de cette malédiction (μῖσος ὄβριμον ἀστοῖς était apposition de la seconde personne sujet d’ἀπόπoλις ἔσῃ). Dans sa traduction parlée du langage lyrique du chœur, Clytemnestre ne reconnaît pas l’origine communautaire du jugement prononcé contre elle, et traite la violence verbale du chœur comme l’effet d’une décision individuelle : elle fait de la haine des citoyens et de la malédiction populaire l’objet, et non la cause, du verdict, tout autant que le bannissement (μῖσος et ἔχειν ἀράς sont objet de δικάζεις, comme ϕυγήν). Le chœur s’est mis, de son propre fait, en position de juge, or – et ce sera le premier argument contre lui – il se montre en cela inconséquent, puisque ce rôle de juge, il n’a pas voulu le jouer contre Agamemnon, coupable d’avoir tué sa fille.
54En employant le verbe δικάζειν (en écho, pour le son, à ἀπέδικες de 1410), Clytemnestre fait apparaître une incohérence dans le langage du chœur : l’exécration dont il la menace prétend avoir la légalité d’un jugement (et de fait, dans le droit pénal, la malédiction dans certains cas valait un verdict)54 ; or il s’arroge le droit de décréter la haine populaire ; il a voulu parler selon l’une des formes du droit, mais son verdict est irrégulier : c’est une pure décision. Le second membre de la phrase, avec καί, explicite le sens du jugement de bannissement (δικάζεις... ϕυγήν) : « c’est-à-dire la haine des citoyens, et supporter les malédictions lancées par le peuple » (cf. Fraenkel). D’autres font dépendre μῖσος et ἀράς d’ἔχειν (cf. Wecklein, Lloyd-Jones)55 ; mais l’infinitif va mieux avec άράς seulement : il définit l’état civique dans lequel Clytemnestre se trouverait désormais.
v. 1414, οὐδὲν τόδ’ ἀνδρὶ τῷδ’ ἐναντίον ϕέρων « ... alors que tu ne fais pas valoir cette objection contre cet homme »
55Avec le texte transmis, οὐδὲν τόδ’ ἀνδρὶ τῷδ’ ἐναντίον (au lieu de οὐδὲν τότ’..., de Voss, Stanley, qui ferait écho à νῦν μέν, v. 1412, et paraît, de fait, plus « facile »), Clytemnestre reproche au chœur de ne pas avoir opposé à Agamemnon, après le meurtre d’Iphigénie, « cette adversité-ci », la même contrariété, à savoir l’exécration et le bannissement. Pour οὐδέν, on doit alors y voir un adverbe : l’argumentation du chœur contre Clytemnestre est complexe, il ne l’a « en rien » fait valoir contre Agamemnon. Les critiques qui conservaient le déictique ont buté sur le mot : Verrall le corrige ; Conington fait de οὐδὲν τόδ’ un pléonasme et rapproche μάντιν οὔτινα ψέγων (v. 186 ; cf. également 1099) ; mais Fraenkel a rappelé qu’oὔτις gardait dans ce passage son sens habituel, et ne valait pas une négation renforcée : « Agamemnon n’a rien à redire ‘à un devin, i.e. au devin en tant que devin » (Bollack, p. 264). Τόδε exclut évidemment que « contrariété » prenne ici une valeur générale. Si ce texte est bon, Clytemnestre ne cherche pas à rendre évidente une contradiction du chœur avec lui-même dans le temps (entre Aulis et maintenant) ; c’est le propos immédiat de son adversaire qu elle rend incohérent : l’argument qu’il lui oppose, avec son allure juridique, ne vaut pas contre elle seulement, mais contre tout criminel, alors pourquoi ne pas s’en servir contre « cet homme » ?
v. 1415-1417, ὃς οὐ προτιμῶν... αὑτοῦ παῖδα « Ne faisant pas la différence, comme si mourait une bête, /... il sacrifia son propre enfant »
56On a cherché un complément pour οὐ προτιμῶν ; Denniston-Page proposent μόρον56, qu’il faudrait construire deux fois : « ne faisant aucun cas de la mort (d’Iphigénie), comme s’il s’agissait de la mort d’une bête. » En tête de phrase, le tour ajoute plutôt une modalité à l’action principale, ἔθυσεν αὑτοῦ παῖδα : il a sacrifié sa fille, sans accorder aucune valeur à ce qu’il faisait (cf. Fraenkel)57. Le groupe à l’accusatif (ὡσπερεὶ βοτοῦ μόρον... νομεύμασιν) est alors à prendre comme « Satzapposition », qui développe la métaphore du sacrifice : « Sans donner aucun prix (à son acte)58, comme s’il s’agissait de la mort d’un bétail..., il sacrifia son propre enfant. » Avant d’être désigné par ἔθυσεν, le geste d’Agamemnon est ainsi évalué deux fois : du côté de l’agent, qui a manqué de jugement, et de l’acte lui-même, qui est une double transgression, un meurtre et une monstruosité religieuse. Ἔθυσεν fait réponse à τόδ’ ἐπέθου θύος de 1409 : le chœur était fondé à parler de sacrifice pour la mise à mort du roi, car ce mauvais rite était la conséquence directe d’un autre.
v. 1419, χρή σ’ ἀνδρηλατεῖν « N’est-ce pas lui que tu dois bannir ? »
57On substitue d’habitude, avec Porson, l’imparfait χρῆν au présent, en accord avec l’opposition νύν μέν / τότε que l’on introduit en 1412/1414 (voir ci-dessus). Mais le présent des manuscrits confirme plutôt (et est confirmé par) le τόδε de 1414. Clytemnestre reconstruit ce que le chœur aurait dû faire contre Agamemnon à partir de la situation actuelle : le jugement de bannissement, c’est à lui qu’il faut l’appliquer ; la reine, de son côté, ne pense pas que l’exil soit la réponse appropriée à la mort d’Iphigénie ; elle préfère la mort. La phrase est évidemment ironique : le chœur n’a pas été juge quand il le fallait ; maintenant qu’il est « instruit » du cas de Clytemnestre (cf. ἐπήκοος)59, il l’est à contre-temps et agit en juge brutal (τραχύς)60 ; et s’il était un vrai juge, qui applique légalement un principe universel, il lui faudrait prononcer un jugement qui est déjà dépassé par la situation actuelle, puisqu’Agamemnon a déjà été jugé par Clytemnestre, et châtié, avec sa mise à mort ; il serait donc absurde de le bannir.
v. 1421-1425. Héroïsme déplacé
58La justice invoquée par le chœur n’en était donc pas une (contrairement à celle de Clytemnestre), mais voulait en fait exprimer, comme pure menace, un rapport de force (τοιαῦτ’ ἀπειλεῖν, « faire les menaces que tu viens de faire » [sous la fiction d’un jugement], v. 1422)61. La confrontation des deux interlocuteurs ne doit donc plus se soumettre au droit, mais à la règle des combats.
59Pour la syntaxe de la phrase, Denniston-Page ont proposé une construction qui intègre l’ensemble des éléments de manière satisfaisante62. Ils font dépendre l’infinitive χειρὶ νικήσαντ’ ἐμοῦ ἄρχειν non pas de παρεσκευασμένης (« dans l’idée que je suis préparée à ce que l’on me commande » ; le changement de sujet serait inexplicable — voir les objections de Fraenkel), ni de λέγω δέ σοι, mais d’ἐκ τῶν ὁμοίων, qu'elle développe ; l’usage de l’infinitive après un ἐπὶ τοῖσδε (ils renvoient à Thucydide II, 70, 3) est ici simplement étendu. Clytemnestre est également prête pour les deux éventualités qu’ouvre l’idée d’un combat, à savoir ou bien qu’on la vainque et qu’on la commande (le sujet d’ἄρχειν est indéterminé : la reine énonce ici une règle générale), ou, à l’inverse, qu'elle l’emporte, et qu'elle fasse subir sa supériorité. L’adverbe τοὔμπαλιν, « en sens inverse », indique clairement que malgré la rupture de construction (avec ἐὰν δὲ... au lieu de l’infinitif), on est bien dans l’alternative ouverte par ἐκ τῶν ὁμοίων. Avec la mention d’une décision divine (κραίνῃ θεός), la reine se réfère ironiquement au modèle diadique des combats : comme si la victoire de l’un ou de l’autre adversaire dépendait d’une volonté olympienne, départageant deux héros, malgré la qualité des combattants ici : une femme contre des vieillards. Le dernier vers, il est vrai, revient à travers le topos de l'ὀψιμαθής, du « tard conscient », à la réalité de la situation du chœur (dont l’âge aurait dû signifier la sagesse ; voir infra, ad v. 1619) : il s’agira non plus de violence, comme dans le cas opposé (χειρί, v. 1423), mais d’apprentissage de la vertu. Toutefois, la symétrie avec l’idée de défaite transforme le sens des mots : le savoir ainsi acquis se confondra en fait avec la brutalité physique de la sujétion (en ce sens, Clytemnestre reprend ici ironiquement la théodicée du chœur, dans l’Hymne à Zeus, pour qui la violence divine apportait la sagesse même aux réfractaires : καὶ παρ’ ἄκοντας ἦλθε σωϕρονεῖν, ν. 180 s.).
ν. 1426-1428, περίϕρονα δ’ ἔλακες, ὥσπερ οὖν / ϕονολιβεῖ τύχᾳ ϕρὴν ἐπιμαίνεται / λίπος ἐπ’ ὀμμάτων αἵματος εὖ πρέπει. « Tes mots sonnent l’arrogance, tout comme / ton esprit s’excite face à l’épreuve d’une libation sanglante. / Un sang gras éclate dans tes yeux »
60Clytemnestre est excessive en esprit (μεγαλόμητις) et en paroles (περίϕρονα δ’ ἔλακες). La suite ajoute, avec ὥσπερ οὖν..., comme elle est prête à l’être dans ses actes (ϕονολιβεῖ τύχᾳ). On hésite sur la portée de la comparative ; se rapporte-t-elle à ce qui précède (cf. Fraenkel, West), et, dans ce cas, sur quel terme commun porte la comparaison ? Ou bien (cf. Hermann, puis, récemment, D.-P., Lloyd-Jones, qui ponctuent par un point en haut après ἔλακες), introduit-elle un parallélisme dans ce qui suit ? Il y aurait autant de folie dans le cœur de Clytemnestre que dans son œil, injecté de sang. Fraenkel s’appuie sur les emplois de ὥσπερ οὖν dans Eschyle (v. 1171, Choéphores, 96, 888 ; cf. Denniston, Greek Particles, p. 421)63 pour faire de la comparative une troisième proposition au sein de la phrase, fortement reliée aux deux premières : « Your words and thoughts are overbold, in tune with your mind’s raving because of the bloody deed. » De fait, les particules ne semblent pas ailleurs introduire une nouvelle phrase. Mais le lien entre les propositions n’est pas clair : cette lecture tend à donner aux particules une valeur explicative : « Tu penses et parles ainsi parce que tu es folle », et non comparative. Or ὥσπερ οὖν établit normalement un parallélisme strict : ἢ σῖγ’ ἀτίμως, ὥσπερ οὖν ἀπώλετο πατήρ, τάδ’ ἐκχέασα..., « ou versant ces libations en silence, sans honneur, comme mon père a péri... », Choéphores, 96 s. ; cf. v. 888 : δόλοις ὀλούμεθ’, ὥσπερ οὖν ἐκτείναμεν, « Nous mourons par la ruse, comme nous avons tué ». Contre la construction de Fraenkel, Denniston-Page pouvaient à bon droit invoquer la logique : « Il est incohérent de dire ‘tes paroles sont orgueilleuses tout comme ton esprit est fou’ » ; il faudrait, pour que le lien établi entre les deux propositions soit recevable, corriger avec Musgrave περίϕρονα (qui vaut pour ὑπέρϕρονα, « fier », « excessif en pensée ») en παράϕρονα (« insensé »). La logique est au contraire respectée si l’on rattache ὥσπερ οὖν... à ce qui suit : « Tout comme ton esprit est fou, tes yeux montrent le symptôme de la folie. » Mais c’est alors le οὖν qui fait difficulté. Quel lien désignerait la particule entre les deux ensembles de propositions, entre l’excès et la folie ?
61À la base du débat, il y a l’interprétation convenue et erronée de ϕονολιβεῖ τύχᾳ ἐπιμαίνεται ; on voit dans « l’occasion qui fait verser le sang en libation » le meurtre d’Agamemnon, qui aurait comme dérangé l’esprit de Clytemnestre. Le datif est pris comme l’agent, et έπιμαίνεται construit absolument (comme en Sept, 155 : δοριτίνακτος αἰθὴρ ἐπιμαίνεται) : « Your mind is maddened by the bloody deed » (Lloyd-Jones) ; mais le mot, avec le datif, signifie d’habitude « être fou de », « vouloir avec rage », ce qui va ici : Clytemnestre, rejetant la condamnation du chœur, envisage de se battre, et s’en remet à la décision du dieu ; τύχᾳ, dans la réponse, reprend ἐὰν... κραίνῃ θεός (v. 1424), et ϕονολιβεῖ fait écho à χειρί. L’esprit de la reine est orienté vers le meurtre ; elle se prépare à verser le sang du chœur, comme elle l’a fait pour Agamemnon. Ἐπιμαίνεται note une disposition continue du ϕρήν de Clytemnestre, désormais soumis à une « compulsion de répétition », et ὥσπερ οὖν, rattaché à ce qui précède, signale que c’est désormais selon cette règle qu’il faut évaluer le comportement de la reine. Le tour est en effet à prendre comme aux vers 1307 s. de l'Hippolyte (ὁ δ’, ὥσπερ οὖν δίκαιον, οὐκ ἐϕέσπετο / λόγοισιν, « Et lui [Hippolyte] ne suivait pas ces discours, exactement comme il était juste de ne pas le faire »). Barrett, ad loc., rappelle qu'οὖν après ὥσπερ souligne non pas la force ou l’étroitesse de la relation, comme le dit Denniston, mais le fait qu'elle a effectivement lieu. On lira donc : « Tu déploies une ruse grandiose, tu as crié des mots pleins d’excès, exactement comme (le fait) un esprit qui est follement avide d’une occasion de verser le sang en libation. » Ὥσπερ οὖν, comme ailleurs, donne l’interprétation de ce qui vient d’être dit : Clytemnestre parle en guerrière, sur un mode héroïque (avec les deux qualités complémentaires de l’intelligence et de l’ardeur, d’Ulysse et d’Achille)64, ce qui veut dire, en fait, qu'elle est assoiffée de sang.
62Dans la suite (avec l’asyndète explicative), le chœur conforte son interprétation par l’analyse de l’aspect qu’a pris l’œil de Clytemnestre : injecté d’un sang gras et vicié (λίπος, voir infra), il atteste sa démence. Mais, enchaîne-t-il, ce n’est pas cette suite d’événements que la reine doit envisager : au coup porté répondra non pas un autre coup porté, mais un coup reçu (τύμμα τύμματι τεῖσαι, v. 1429).
v. 1428, λίπος ἐπ’ ὀμμάτων αἵματος εὖ πρέπει. Le sang gras
63Le chœur parle en médecin. Non seulement il reprend le topos des yeux injectés de sang comme signe de la folie (voir les passages littéraires et médicaux rassemblées par Fraenkel, et notamment, Héraclès, 932 s.), mais, avec λίπος, il précise la qualité du sang ainsi rejeté vers la périphérie du corps. Sa lipidité, si l’on se réfère à la théorie empédocléenne du sang, en fait un suc vicié, pourrissant. Chez Empédocle, en effet, les yeux sont baignés de larmes quand le sang est agité et quelles se séparent de lui comme le petit-lait le fait des caillots (fr. 549 Bollack = A 78 DK), ce qu’il analyse ailleurs comme un processus de putréfaction (fr. 608 = B 68 DK). Ici, à l’inverse, ce sont les caillots qui remontent vers les yeux ; le sang, en qui se rassemblent les quatre éléments, a donc perdu sa qualité de mélange égal. La correction de Casaubon λίβος, reçue par D.-P, outre qu'elle est paléographiquement improbable (après le ϕονολιβεῖ de 1427, cf. Fraenkel), effacerait la précision du diagnostic. En Perses, 816, et Euménides, 265, πελανός, pour le sang de tués, ne semble pas noter une corruption de l’humeur, mais son accumulation dense (cf. les autres emplois littéraires cités par Groeneboom ad Perses, 816-820).
v. 1429, ἄντιτον ἔτι σε χρὴ στερομέναν ϕίλων... « Mais en représailles, sans aucun ami... ». Contre l’héroïsme, le droit
64Guerrière, Clytemnestre se préparait, en paroles, un destin héroïque ; le chœur lui montre qu’elle n’en a pas les moyens : pour obtenir le kleos, il faut une communauté d’amis ; or elle en est privée (στερομέναν ϕίλων), et la violence qu'elle a déjà enclenchée prendra la forme d’un châtiment, et non d’un exploit, avec τύμμα τύμματι τεῖσαι. Plutôt que de tirer, avec Weil, et la plupart des éditeurs, un ἄντιτον de la leçon fautive de F πρέπειαν τίετον, avec une figure étymologique ἄντιτον... τεῖσαι, Mazon choisit de s’en tenir au texte de Triclinius (en athétisant toutefois ἔτι), ἀτίετον : « méprisée, privée d’amis... ». Mais il garde ainsi visiblement une leçon d’éditeur et non un texte authentique. Mieux vaut partir du αν qu’on lit dans F, et accepter la proposition de Weil, plus proche en réalité de la tradition.
v. 1431, καὶ τήνδ’ ἀκούεις ὁρκίων ἐμῶν θέμιν. « Je te fais entendre aussi cette loi qui habite mes alliances »
65Le second discours de Clytemnestre s’ouvre comme le premier sur un constat à la seconde personne (l’indicatif présent ἀκούεις, comme on a eu δικάζεις, en 1412) : au-delà de l’invective du chœur, Clytemnestre continue son analyse de la situation (cf. Fraenkel). Elle ne demande donc pas à son interlocuteur d’entendre son serment (comme le veulent ceux qui corrigent ἀκούεις en un impératif ou un optatif, ou qui se résignent à l’indicatif tout en lui prêtant, d’une manière ou d’une autre, une valeur jussive, cf. Verrall et D.-P), mais fait comme si le simple énoncé de ce qui est devait contraindre l’autre (Fraenkel note qu'elle emploie le même ton qu’en 1421 ss. : λέγω δέ σοι...). Elle le peut d’autant plus facilement que le moment présent, que le chœur croit encore pouvoir changer par ses reproches ou ses menaces, est pour elle entièrement déterminé par des décisions passées qui s’appuyaient sur l’ordre naturel des choses (cf. supra, ad v. 1378, νίκης παλαιᾶς) ; il ne se discute donc pas, puisqu’en lui s’appliquent des normes garanties par les dieux.
66L’engagement ancien prend ici la forme d’un serment. On ne parvient sans doute à donner un sens à l’expression étrange τήνδ’... ὁρκίων ἐμῶν θέμιν que si l’on dissocie la « loi » (θέμιν), qui vaut maintenant (cf. τήνδε), des serments eux-mêmes, sans doute plus anciens. L’emploi du mot ὅρκια montre qu’il s’agit d’un traité (cf. Iliade III, 252, 256, etc.), et donc, dans notre contexte, d’un engagement liant déjà Clytemnestre et Égisthe. Juré autrefois au nom des trois divinités rappelées ici (Dikè, Atè – qui n’est pas seulement la « Ruine », mais le châtiment – et l’Érinye), il fondait l’association des deux nouveaux maîtres sur un ordre absolument juste, de manière à être contraignant non pour les seuls contractants, mais pour tous ceux qui en subissent maintenant la rigueur. L’alliance conclue entre les deux justiciers s’appuie en effet sur de telles puissances que l’avenir ne peut que sanctionner la justesse de l’action accomplie ici, et comme le couple formé par Clytemnestre et Egisthe a la solidité de ces principes divins65, il est exclu que l'ἐλπίς, tournée vers le futur, puisse devenir angoisse (v. 1434 : « Pour moi, l’espoir ne déambule pas dans la salle de la terreur », i.e. « l’espoir ne fait pas de mon palais celui de la peur », cf. Peile, et Fraenkel). Egisthe sera toujours là, identique à ce qu’il était au moment de jurer (moment sans doute noté par ὡς τὸ πρόσθεν, v. 1436), et orientera l’espoir, de manière à en faire toujours un θράσος (v. 1437).
67D’habitude, on fait prêter à Clytemnestre un serment immédiat, hic et nunc : elle s’engagerait à ne pas avoir peur ; mais il s’agirait d’un engagement unilatéral, subjectif, dont on ne voit pas d’où il tirerait sa force. On ne peut invoquer le ὅρκους θεμένη de 1570 par lequel Clytemnestre dit vouloir se libérer du poids (et de l’angoisse) que le démon des Plisthénides impose au palais : on sera alors dans une situation seulement analogue à celle que nous reconstruisons ici pour ὁρκίων, avec une alliance conclue entre deux partenaires (Clytemnestre et le démon de la lignée), sous la garantie de puissances contraignantes extérieures.
v. 1435 s., ἕως ἂν αἴθῃ πῦρ έϕ’ ἑστίας ἐμῆς / Αἴγισθος. « Tant qu’à mon foyer Égisthe fait brûler le feu »
68La phrase explicite le contenu du « traité », dont elle rappelle les deux partis, « moi » (ἐμῆς) et Égisthe. Le nouveau roi est par là institué à une place qui lui est d’abord étrangère : il devient responsable du feu domestique pour un foyer qui ne lui appartient pas (έϕ’ ἐστίας ἐμῆς). Comme la réalité de la maison a été détruite par Agamemnon lui-même, avec le sacrifice d’Iphigénie (τῆς ἐμῆς παιδός, v. 1432), l’ordre naturel du foyer ne peut être rétabli que par une décision (les ὅρκια) qui se fonde non sur la tradition, mais sur des puissances naturelles extérieures à la famille (Dikè, Atè et l’Érinye). Il n’y a en fait plus de milieu vital donné ; l’autel familial ne revenait même pas à l’épouse (puisque le pater familias devait y officier) ; après l'hubris d’Agamemnon, Clytemnestre hérite d’un lieu vide, dont elle rétablit la substance en se réclamant d’une autre nature, celle que régit Dikè. Elle manifeste par là qu'elle ne vise pas la vengeance pour elle-même, mais, plus concrètement, la possibilité de continuer à vivre comme avant, selon un ordre qu’Agamemnon a cru pouvoir détruire. Égisthe n’est donc pas le symétrique de Chryséis ou de Cassandre, mais un Agamemnon véritable66, ce que l’époux aurait dû être au lieu de se dénaturer, comme il l’a fait de manière méthodique : en tuant sa fille, en charmant les esclaves67, et en amenant à Argos une autre épouse (πιστὴ ξύνευνος, v. 1442).
v. 1439, κεῖται γυναικὸς τῆσδε λυμαντήριος. « Il est gisant l’homme qui souilla cette femme, moi »
69Après le portrait du nouvel époux, l’asyndète accentue la dégénérescence de l’ancien. Le changement, abrupt, de sujet (Agamemnon, après οὗτος γάρ) cadre avec la nature exégétique du discours : Clytemnestre explique patiemment « l’énigme scénique » (au sens de Reinhardt) qu'elle a offerte au regard du chœur avec les deux cadavres réunis ; les mots se comprennent sur fond d’une deixis permanente (le changement de sujet aura une autre fonction dans le récit continu d’Égisthe, en 1597 et 1605 ; il s’agira de reprises d’éléments propres à la dictio épique ; voir ad loc.). On n’a donc pas besoin de substantiver λυμαντήριος (cf. Fraenkel, « l’outrageur »), ni d’ajouter un article (τῆσδ’ ὁ λ., D.-R, après Kayser)68. L’adjectif détermine le sujet implicite de κεῖται : « Il gît là, lui qui a outragé cette femme (que je suis). »
v. 1440-1443, ἥ τ’ αἰχμάλωτος ἥδε, καὶ τερασκόπος / καì κοινόλεκτρος τοῦδε, θεσϕατηλόγος / πιστὴ ξύνευνος, ναυτίλων δὲ σελμάτων / ἱστοτρίβης. « Et elle, la prise de guerre l’interprète des prodiges, / et sa concubine diseuse d’oracles, / épouse fidèle et frotteuse du mât / sur les bancs des navires »
70L’accumulation des noms donne une impression de redondance (avec les « redites » que seraient τερασκόπος et θεσϕατηλόγος, puis κοινόλεκτρος et ξύνευνος), au point que Wilamowitz, avec Blaydes, supprimait comme dittographie le groupe καί τερασκόπος... τοῦδε69 (Enger mettait la répétition au compte de la jalousie). Elle obéit pourtant à un principe, qui apparaît plus clairement si, malgré Mazon et Fraenkel, on lit avec les manuscrits καὶ au début de 1441, plutôt que ἡ avec Karsten, de manière à avoir le balancement « et interprète de prodiges et compagne de lit », en apposition à « captive », αἰχμάλωτος (cf. la ponctuation de West). Cassandre est d’abord désignée comme « prise de guerre », au même titre que les « Chryséis ». Mais sa relation de dépendance envers Agamemnon (avec τοῦδε déterminant κοινόλεκτρος)70 est spécifiée dans le groupe suivant (καὶ... καὶ...). Cassandre est à la fois chargée d’une mission divine (τερασκόπος, selon la terminologie poétique habituelle) et la compagne de lit d’Agamemnon (κοινόλεκτρος, mot eschyléen, cf. Prométhée, 560) ; le passage d’un terme régulièrement employé en poésie (τερασκόπος) à un néologisme accentue le clivage entre les deux fonctions : Agamemnon est mis ironiquement dans une position supérieure à celle d’Apollon (selon l’histoire racontée par Cassandre en 1203-1208) ; il est arrivé, lui, à posséder la prophétesse vouée au dieu ; ce qui, en fait, signifie que Cassandre n’était finalement qu’une femme à prendre (cf. infra, ad ναυτίλων... ἱστοτρίβης). Après cette analyse, qui distingue les différents attributs de Cassandre, le troisième groupe71 donne de manière synthétique (dans un syntagme hiérarchisé : θεσϕατηλόγος déterminant l’ensemble πιστή ξύνευνος)72 l’identité réelle de la captive : en s’appropriant une servante du dieu, Agamemnon se crée une compagne d’un genre inédit, où deux « fidélités » se confondent, celle du lit (cf γυναῖκα πιστήν, v. 606) et celle de l’oracle. Les deux fonctions s’abolissent en fait l’une dans l’autre : Cassandre n’est ni une vraie prophétesse au service du dieu, puisqu’elle meurt avec et pour cette homme, ni une épouse (selon l’usage de ξύνευνος), puisque leur union ne survivra pas au retour auprès du foyer domestique. Les derniers mots, avec le δέ oppositif, et la connotation fortement dépréciative de l’expression « qui s’occupe du mât sur les bancs du navire » (voir infra) montre que cette construction rhétorique d’une épouse hors du commun n’était que verbale (« en fait, une femme pour les marins »).
v. 1442 s., ναυτίλων δὲ σελμάτων / ἱστοτρίβης. La caresseuse du mât
71L'hapax ἱστοτρίβης a longtemps disparu des éditions : on lui préférait l’ἰσοτριβής inventé par Pauw (pariter versata, Blomfield, « ... comme elle avait déjà partagé son banc de mer », Mazon73 ; on inscrivait par là dans la lettre du texte une compréhension voisine de celle que Triclinius croyait pouvoir tirer de ce qu’il lisait : ἡ περὶ τὸν ἱστὸν συνοῦσα αὐτῷ). Paley note que « même Klausen » avait abandonné la forme transmise. En fait, on rejetait à mots plus ou moins couverts une interprétation qui voyait dans ἱστοτρίβης une « injure de marin » (cf. Heath) et, si on analysait le composé dans cette perspective, une obscénité. La lecture remonte au moins à Casaubon (publicum navis prostibulum) ; c’est bien celle qu’écarte Klausen, avec un singulier argument de vraisemblance : « Ce n’est pas le lieu pour cela, et je ne comprends pas comment quelqu’un qui est versé dans le mal se trouverait sur les bancs des rameurs. » Verrall, qui maintient le mot dans le texte sans pouvoir l’expliquer, y revient implicitement : « We have not that knowledge of sailors’ language in Aeschylus’ time... » Chacun devait avoir en tête les nombreuses chansons de voile modernes où la métaphore du mât n’a rien d’énigmatique. D.C.C. Young y est revenu (Classical Quarterly, n.s. 14, 1964, p. 15)74, en citant comme parallèle pour un usage obscène de ἱστός une anecdote rapportée par Strabon en VIII, 37875 ; quant au second élément du composé, on l’a bien dans παιδοτριβεῖν qui peut prendre dans l’Anthologie palatine le sens de παιδεραστεῖν (XII, 34, 6 ; 222, 2). Son audace lui a attiré le persiflage indigné de J. Diggle (Classical Review, n.s.18, 1968, p. 2 s.), qui, de son côté, propose un improbable κοιτοτρίβης (« wearing out her bed of ship’s benches », qui développerait seulement κοινόλεκτρος et ξύνευνος ; la platitude étonne).
72Les interprétations récentes oscillent entre une lecture purement métaphorique (avec un sens « obscène ») ou, par réaction (où le puritanisme entre pour une bonne part), s’en tiennent à un sens considéré comme « littéral ». Aucune ne convient vraiment, dans la mesure où l’on s’efforce chaque fois de retrouver directement une signification figée dans le mot (sexuelle ou convenable), sans analyser la manière dont l’agencement des mots produit ici un sens inattendu, porté par un néologisme, qui est, de plus, fortement mis en relief par la coupe en position 4 ; l’obscénité, poétiquement construite, n’en ressort en fait que mieux.
73La valeur érotique de ἱστοτρίβης a été argumentée coup sur coup dans trois articles de \American Journal of Philology (par G.L. Koniaris et W.B. Tyrrell dans la première livraison de 1980, puis par E.K. Borthwick en 1981). Comme il est habituel en philologie, les arguments des prédécesseurs sont oubliés : Koniaris cite Strabon à nouveau, sans renvoyer à Young (Borthwick rappellera la préséance) ; Tyrrell ajoute Lucien, Histoires vraies, II, 45, pour l’assimilation du sexe et de la mâture ; les deux auteurs diffèrent légèrement dans leurs conclusions ; pour l’un, Cassandre serait une prostituée (comme chez Casaubon)76, pour l’autre, Clytemnestre ne stigmatiserait ainsi que sa relation « privée » avec Agamemnon. Borthwick repère la même valeur pour le timon de la charrue.
74Neitzel (Glotta 62, 1984, p. 157-161) a, de son côté, tenté de s’en tenir au sens attesté des composants du mot, et ne parvient pas à rendre compte de l’étrangeté du tour. Il propose l’image d’une Cassandre « usant le tissu (de ses vêtements) sur les bancs des navires » (selon l’un des sens homériques et hésiodiques de ἱστός, l’étoffe et non le métier). Mais le sens obtenu est désespérément plat.
75Même si l’emploi métaphorique de ἱστός pour le sexe n’est pas attesté avant ce texte77, la connotation érotique des mots est ici assez probable après Χρυσηΐδων, κοινόλεκτρος, ξύνευνος, et avant κεῖται ϕτλήτωρ τοῦδε, et, surtout, εὐνῆς παροψώνημα τῆς ἐμῆς χλιδῆς (cf. infra). Mais encore faut-il maintenir la distinction entre connotation et dénotation. Il s’agit moins de retrouver ici un sens défini, que de comprendre la manière dont le texte construit un tel effet de sens à partir des matériaux sémantiques dont il hérite.
76Dans l’apparat de son édition, West donne les premiers éléments de ce travail de l’écrivain en rappelant que le binôme ξύνευνος et ἱστοτρίβης reprend le modèle homérique de la captivité, selon Iliade I, 31, avec les deux activités des prisonnières, l’amour et le tissage ; Agamemnon y condamne la jeune Chryséis à vieillir dans le palais d’Argos : ἱστὸν ἐποιχομένην καì ἐμὸν λέχος ἀντιόωσαν (« allant et venant près du métier à tisser et approchant mon lit »). Paraphrasant ce vers, Clytemnestre ferait un portrait ironique de l’épouse accomplie du marin, vivant au rythme de ses travaux diurnes et nocturnes (Studies, p. 221). West prend donc ἱστοτρίβης littéralement : « his loom-basher of the ships’ benches. » Mais tisse-t-on à bord ? À côté de ναυτίλων, ίστο- peut-il désigner encore le « métier à tisser » ? Si l’expression est effectivement décalquée de l'Iliade, il y a transposition, avec l’idée extraordinaire d’une épouse de mer.
77Le rapprochement avec le vers de l'Iliade est pertinent : dans l’intervention de Clytemnestre Cassandre, la captive (ἥ τ’ αἰχμάλωτος ἥδε, ν. 1440), vient s’ajouter aux Chryséis dont Agamemnon a profité « à Troie » (v. 1438 s.) : ναυτίλων σελμάτων se comprend par contraste avec ὑπ’ Ἰλίῳ, v. 1439. Pour Clytemnestre, il n’y aura pas de concubine-tisserande « à Argos », comme le croyait naïvement l’Agamemnon de l'Iliade : ἡμετέρῳ ἐνὶ οἴκῳ, ἐν Ἂργεϊ, I, 30.
78Le mouvement noté par -τρίβης correspond au va-et-vient de l’ouvrière devant relancer la navette (ἐποιχομένη chez Homère), même si le composé peut avoir le sens plus large de « qui s’occupe du métier », « qui vit autour du ἱστός », sur le modèle d’οἰκοτροίβης. Mais il faut reconnaître un autre modèle homérique si l’on veut déchiffrer le paradoxe d’une « tisserande sur les bancs du navire ». Cassandre n’est de fait pas présentée dans ce vers-ci, à la différence de 1440, comme une captive, elle est devenue, ironiquement, « l’épouse fidèle » du roi : πιστὴ ξύνευνος (cf. les emplois du substantif en 1116, Antigone, 651, Ajax, 1301). Elle s’oppose alors aux épouses homériques d’Ulysse, Calypso, Circé et Pénélope, toutes trois « femmes au métier », mais dont le sort a toujours été de ne pas accompagner le navigateur. Ici l’épouse est « fidèle » au point de suivre l’époux même sur mer (plus fidèle donc que Pénélope) : elle lui était dévouée de jour comme de nuit, au point de perdre la place qui lui revenait, dans sa maison, devant le métier domestique.
79Le composé, comme formation nouvelle et étonnante, souligne la transgression, avec le passage d’activités « normales » (avec ἱστο- ou -τρίβης) de l’épouse ou de la captive à une activité basse de débauchée. L’expression ναυτίλων δὲ σελμάτων ἱστοτρίβης est de fait construite comme un ἀδύνατον : au lieu de « s’occuper du métier » chez elle, comme toute bonne épouse, elle le fait dans un espace réservé aux hommes. Cet « impossible » sémantique prend toutefois une signification définie dans la phrase (son « sens premier ») : avec le génitif partitif de lieu ναυτίλων σελμάτων78, le mot composé « s’occupant du ἱστός » change en effet de portée, et le passage est rendu possible par l’existence dans la langue des deux sens de ἱστός, « mât » et « métier » (sans qu’il faille exclure que le mot ait déjà, avant ce texte, reçu un sens érotique) ; le passage d’un monde à l’autre confirme la valeur métaphorique du « mât », et donne à -τρίβης la valeur concrète de « qui caresse ». Cassandre, « qui vit autour du mât », finalement, dans sa fidélité même de compagne choisie par Agamemnon, n’aura été virtuellement que la compagne de tous : le « mât » se substituant au « métier », et « les bancs des marins » au lit conjugal ; il est bien connu que l’on ne peut être une épouse « en mer » : la particule δέ, unique dans la série, signale l’opposition avec πιστὴ ξύνευνος.
v. 1443, ἄτιμα δ’ οὐκ ἐπραξάτην. « Mais leur acte, à eux deux, n’était pas sans prix »
80Clytemnestre continue sa description, et reste dans l’évocation de liens conjugaux (cf. le duel) exceptionnels. On n’a pas besoin de chercher déjà dans ἄτιμα le thème de la vengeance, qui détonnerait ici (ainsi chez Mazon : « Tous deux ont eu le sort qu’ils avaient mérité ») ; la suite immédiate porte en effet encore sur le plaisir des époux (Agamemnon, Cassandre, mais aussi Clytemnestre). Δέ, comme pour ναυτίλων δὲ σελμάτων, indique une opposition : Cassandre a beau avoir été une compagne de marin, « ce qu’ils ont fait tous les deux n’est pas sans prix », et méritait donc un hommage (cf. D.-P.)79. En les unissant dans la mort, au sein du palais, c’est-à-dire là où il leur était interdit de s’unir, Clytemnestre a relevé cette union - qui ne vaut, finalement, que dans le plaisir quelle lui donne par sa destruction. Elle distingue alors deux modes d’honneur : il a suffit qu’Agamemnon soit abattu, pour qu’il trouve son rang (ὁ μὲν γὰρ οὕτως, « Lui, comme ça », en étant mort comme on peut le voir) ; il montre par là qu’il est d’abord l’époux de la reine. Quant à Cassandre, elle est « payée » quand elle substitue le chant de la mort à celui de la prophétie ; par là, elle s’unit véritablement à lui. Clytemnestre lui offre de mourir en amante.
v. 1447, εὐνῆς παροψώνημα τῆς ἐμῆς χλιδῆς. « Elle ajoute / une épice de coucherie à ma volupté »
81La phrase est construite sur un paradoxe : l’union amoureuse de Cassandre et d’Agamemnon (v. 1446) accroît la volupté non des amants, mais de Clytemnestre (τῆς ἐμῆς χλιδῆς : « ma vie de luxe », « ma situation d’opulence, de faste », avec l’idée de « mollesse » que le nom d’action tient de χλίειν). La répétition de la première personne, entre le début et la fin de la phrase (ἐμοὶ/τñς ἐμῆς), avec l’aoriste ἐπήγαγεν, indique qu’un événement particulier vient conforter un état de bonheur préexistant. On ne peut sans doute tirer un sens des mots transmis (que l’on renonce le plus souvent à comprendre)80 qu’en suivant la syntaxe proposée par Wellauer, Klausen, Conington, Schneidewin et Verrall (sans qu’il faille nécessairement reprendre leur interprétation)81 : en gisant près de son amant (κεῖται), Cassandre, sujet d’ἐπήγαγεν, a apporté à Clytemnestre un « mets supplémentaire » (παροψώνημα), consistant en une union (εὐνῆς, génitif définitionnel), venant s’ajouter au faste qu'elle connaissait (τῆς ἐμῆς χλιδῆς, génitif objectif)82. Clytemnestre a atteint le bonheur en installant Égisthe au centre du palais et en éliminant Agamemnon. La mort de Cassandre, venant en supplément, et la scène amoureuse qu'elle compose dans sa mort y ont ajouté un plaisir imprévu, qui compense la frustration érotique due à l’adultère de l’homme (cf. v. 1438 : κεῖται γυναικòς τῆσδε λυμαντήριος).
Deuxième ensemble strophique (v. 1448-1480)
v. 1448-1454
82La seconde section de la partie épirrhématique commence par le souhait de ne plus vivre, de n’être simplement plus là, sans que la fin puisse valoir comme événement. La vie est en effet déjà niée par la transgression complète des normes que signifie la mauvaise mort du roi. Agamemnon a même perdu la gloire d’un trépas conforme à ce qu’il est : son héroïsme à Troie avait certes une cause infâme, Hélène (γυνοακòς διαí, selon la formule que le chœur avait employée en 448), mais l’exploit sublimait cette cause ; or cette victoire sur l’infamie est détruite à Argos par une autre femme, Clytemnestre (πρòς γυνοακός). Le roi pleuré n’est dès lors pas le vainqueur de Troie, puisque l’aller et le retour se révèlent également catastrophiques, mais le « gardien bienveillant » qu’Agamemnon était d’abord. Le refrain (v. 1455-1461) analysera l’épopée, pour y faire apparaître la bassesse. Frustré de son héroïsme épique par l’action de deux femmes, le roi, paradoxalement, est pleuré dans les termes mêmes du faux éloge qu’en faisait Clytemnestre dans la scène de l’accueil, quand elle voulait magnifier le gardien du foyer (« chien des étables », v. 896) qu’Agamemnon n’avait pas été pendant dix ans.
83Par cette analyse critique de l’épopée, le chœur détruit tout dialogue et s’enferme dans la lamentation. Une interlocution s’impose toutefois à partir du moment où, au-delà de la déploration du fait, il doit nommer les puissances qui ont rendu la situation aussi affreuse : ce sont des mythes, des formes convenues de discours qu’il mobilise, pour dire l’incomparable. Chaque fois, il dégage ainsi la possibilité d’une contestation, d’une reprise différente de la tradition commune. Mais s’il doit bien définir l’événement au moyen de noms connus, Clytemnestre pourra, en herméneute, lui faire apparaître l’ordre des choses que ces mots présupposent, tant par leur contenu que par la forme rhétorique de leur utilisation dans le langage du chœur.
v. 1452, καί
84Les éditeurs récents suppriment avec Franz la conjonction83, parce qu'elle établit une relation de coordination entre les deux participes δαμέντος et τλάντος là où l’on attend une subordination du second au premier (« Now that our kindest protector is laid low, after enduring much... », Fraenkel). Mais la phrase est analytique ; elle distingue et énumère les étapes d’une humiliation : « vaincu, et cela alors qu’il a beaucoup souffert à cause d’une femme. » Le « gardien », au sens de souverain, qu’est Agamemnon a été à la fois défait dans une parodie de combat (avec des mots comme δαμέντος et εὐμενεστάτου, qui fait entendre le contraire, δυσμενής, « ennemi ») et éprouvé à cause d’une femme pendant dix années84.
v. 1455-1461 Le chœur (refrain) : une contre-Iliade
85Le refrain85 entrecroise deux genres de discours, lyrique et épique. Adressé à la seconde personne (« Hélène »), pour célébrer ironiquement une victoire héroïque-le meurtre d’Agamemnon figuré ici selon le modèle des exploits panhelléniques, avec les couronnes d’έπηνθίσω (v. 1459)86 -, il se donne la forme d’un αἶνος lyrique, d’un chant d’éloge, où la grandeur d’un acte trouve sa traduction symbolique adéquate dans une forme de discours fortement liée à la situation où on l’énonce (voir la définition du type idéal de l’αἶνος par G. Nagy, comme genre lié à l’occasion, dans « Early Greek views of poets and poetry »)87. Dans la dictio même, le chœur retrouve ici les caractères de l'αἶνος : comme le chant d’éloge devait faire ressortir l’excellence d’un acte individuel auprès d’un public choisi, lui-même refermé sur son excellence, il abonde en figures difficiles demandant à être déchiffrées, selon le lien faisant dériver αἴνιγμα d’αἶνος (cf. Nagy, p. 11) ; ici, l’éloge d’Hélène accumule des mots rares ou inventés (παράνους, πολύμναστον, έρίδματος), et élabore à partir de l’occasion présente l’allégorie foisonnante et difficile d’une Hélène qui est aussi Clytemnestre et, à travers cela, l’une des formes de l'Éris mythique. Un peu plus loin, le chœur confirmera lui-même indirectement qu’il a bien eu recours à ce genre de chant : il reprochera en effet à Clytemnestre son mauvais αἶνος (v. 1483 s.), sa mauvaise célébration de la colère familiale, quand elle le félicitera de s’être adressé au démon de la race (dans l’antistrophe 2, v. 1468-1474), et non plus à Hélène.
86Mais si la gloire d’Hélène se donne ici une forme lyrique convenue, son contenu est directement repris d’Homère ; on peut en effet y voir un « démarquage » du proème de l'Iliade, dont les motifs sont littéralement repris, jusque dans leur agencement. Hélène, comme la mènis d’Achille, a détruit de nombreuses vies : τὰς πολλάς, τάς πάνυ πολλὰς ψυχὰς ὀλέσασ’ fait écho à πολλὰς δ’ ἰϕθίμους ψυχὰς ’Άϊδι προΐαψεν / ἡρώων de l'Iliade (I, 3 s.)88, avec toutefois un redoublement (τὰς πολλάς, τὰς πάνυ πολλὰς) qui surenchérit sur les malheurs épiques. Dans les deux textes, l’exubérance de la destruction conduit à un terme : à travers elle se réalise chez Homère la « volonté de Zeus » (Διὸçς δ’ ἐτελείετο βουλή, v. 5) ; ici, le meurtre d’Agamemnon apporte à Hélène sa gloire ultime ; elle vient achever, et dépasser, l’ensemble des destructions : νῦν τελέαν πολύμναστον ἐπηνθίσω, « Maintenant, à cause d’un sang qu’on ne peut laver, tu t’es fleurie d’une couronne inoubliable, l’ultime » (voir, infra, la dicussion syntaxique de la phrase). Par là, Hélène s’assure pour toujours la mémoire (πολύμναστον, voir ci-dessous), dont l’objet sera le thème épique par excellence qu’est l'Eris : le mot vient clore le refrain, avec, comme pour πολλὰς... ψυχάς, un redoublement (ici à valeur étymologique) :’Έρις ἐρίδματος. De même, le proème de l'Iliade s’achève sur l’événement qui est à l’origine de la Colère, la querelle d’Agamemnon et d’Achille : ἐρίσαντε (v. 6).
87L’épithète πολύμναστον marque la référence épique. Si le lien établi entre la mémoire et la couronne symbolisant la victoire renvoie plutôt à la situation de l’éloge lyrique (par exemple Olympiques, VIII, 74-76), comme discours dépendant d’une occasion, le choix du mot fait d’Homère le modèle cité ici, et analysé. Au sens de « courtisée entre toutes », l’adjectif, dans l'Odyssée, qualifie Pénélope (IV, 770, XIV, 63, XXIII, 149), et différencie en fait l’épouse d’Ulysse de ses deux contre-figures, Clytemnestre, courtisée et coupable, et Hélène. En utilisant le mot pour souligner le succès d’une épouse fautive transformée en puissance mythique — une Hélène qui dans ses actes englobe sa sœur Clytemnestre-, Eschyle en distord déjà le sens : Pénélope était héroïque car elle résistait aux tentations de la multitude de ses prétendants, et se conformait à la loi divine, rappelée au tout début du poème à propos d’Égisthe ; l’adultère est ici à l’origine de la célébration, comme si aucune norme divine ne tenait plus face au débordement de l’hubris. Mémoire épique et transgression sexuelle sont confondues dans le réemploi du compositum, avec, pour -μνηστος, le passage de μνήομαι (« courtiser ») à μιμνήσκω.
88Eschyle n’était pas l’auteur d’un tel transfert. Πολύμνηστος, au sens de « renommé », était un nom propre (le père de Battos : Hérodote IV, 150, Pindare, Pythiques, IV, 59 ; un poète de Colophon). Il trouvait également l'adjectif dans le Περὶ ϕύσεως d’Empédocle (si les deux œuvres se suivent, ce qui est probable). Au fragment 14 Bollack (= B 3 DK), v. 3, le féminin homérique πολυμνήστη y devient épithète de la Muse et prend (comme en Agamemnon, 821, πολύμνηστον χάριν) la valeur active de « qui se rappelle maintes choses » : και σέ, πολυμνήστη λευκώλενε παρθένε Μοῦσα, « Et toi, mémoire nombreuse, vierge aux bras blancs, Muse. »89 Qualifiant ici le symbole du succès (la couronne athlétique), le mot est évidemment passif, « mémorable ».
89La mémoire épique est par là invoquée, mais aussitôt dénaturée : au lieu de rappeler une action de Zeus parvenant à son terme (avec la Διòς βουλή de l'Iliade), elle racontera les exploits monstrueux d’une Hélène se substituant à Zeus et conduisant les Grecs au désastre jusqu’à la couronne ultime que lui vaut la mort d’Agamemnon (τελέαν... ἐπηνθίσω) ; au lieu de procurer aux hommes l’oubli des malheurs de la vie réelle, comme le fait toute mémoire épique (avec le couple des termes complémentaires que sont Μνημοσύνη et λησμοσύνη, Théogonie, 54 s.)90, elle aiguisera perpétuellement le souvenir du mal.
90En reprenant les thèmes du kleos épique, mais en les soumettant à la mise en forme du kleos lyrique, le langage du chœur manifeste, au-delà de l’intention immédiate de celui qui parle, l’impossibilité de s’en tenir maintenant à un récit de type homérique ; la longue histoire de Troie, avec ses épisodes et ses renversements, ne vaut finalement que par l’événement odieux qui la conclut : il n’y a plus de lieu pour un narrateur distancié, détaillant à la troisième personne les actions des héros91, puisqu’à dire, il n’y a que l’horreur, qui se concentre en un seul nom, qu’on ne peut prononcer de manière neutre, et qui suscite le blâme.
v. 1459-1461, νῦν τελέαν... ἐπηνθίσω δι’αἶμ ἄνιπτον, ἣτις ἦν... οἰζύς « Tu t’es ceinte aujourd’hui, à cause d’un sang qu’on ne lave pas, d’une couronne dernière, mémoire innombrable, le puissant ouvrage de la Querelle bâti autrefois dans la maison, pour que pleure un homme » Syntaxe de la phrase
91La lecture se heurte à deux difficultés syntaxiques : comment construire les deux adjectifs à l’accusatif τελέαν et πολύμναστον (faut-il les relier à un ψυχάν tiré de la phrase précédente, ou à 'Έρις, comme antécédent de ἣτις attiré dans la relative, ou déterminent-ils l’objet interne de ἐπηνθίσω ?) ; peut-on conserver la relative ἣτις..., qui ne se rapporte sans doute pas (cf. la troisième personne ἦν) au seul nom féminin explicite dans le texte, Έλένα ? S’ajoute à cela une difficulté sémantique de taille : comment comprendre le groupe δι’ αἶμ’ ἂνιπτον si l’on s’en tient au sens causal de la préposition avec l’accusatif : « en raison d’un sang qu’on ne peut laver » (Fraenkel rejette avec force, et à bon droit, les traductions qui font comme si l’on avait διά et le génitif, comme celle de Mazon par exemple : « en répandant un sang impossible à laver ») : il faut que d’une manière ou d’une autre ce meurtre soit antérieur à l’action notée par ἐπηνθίσω ; dans ce cas, peut-il s’agir encore de la mort d’Agamemnon ?
92Pour τελέαν et πολύμναστον, il était facile de leur trouver une fonction si on les rattachait à un ψυχάν sous-entendu (l’âme d’Agamemnon), qu’Hélène aurait détruite après tant d’autres. Beaucoup ont lu ainsi au XIXe siècle (cf. Schütz, Butler) ; mais ils devaient, avec Casaubon, corriger ἐπηνθίσω (« tu as répandu comme fleurs sur toi ») en ἀπηνθίσω (« tu as cueilli ») pour arriver à ce sens (on se rappelait Perses, 252 : τò Περσῶν δ’ ἄνθος οἴχεται πεσόν). Verrall, de son côté, parvenait à conserver la lettre et à proposer un sens plausible : il faisait de la « vie » d’Agamemnon la dernière couronne dont Hélène se serait ornée (il rendait compte ainsi de έπ-et du moyen : « And now thou hast crowned thyself with [the destroying of] a final life, [a destruction] memorable »). Hélène est ainsi décrite comme une conquérante qui tire sa gloire des vies qu'elle arrache. Mais l’interprétation ne convaincrait que si les deux adjectifs pouvaient effectivement déterminer ψυχάν ; or la paraphrase de Verrall laisse entendre que s’il construit syntaxiquement πολύμναστον avec le substantif ψυχάν, le mot, pour le sens, qualifie selon lui l’action d’Hélène : « ... a destruction memorable. » Et, de fait, avec πολύμναστον on entre bien dans la perspective du kleos épique (cf. supra, sur l’emploi du mot chez Empédocle) : Hélène accomplit un dernier exploit, qui sera longtemps chanté. Or avec ψυχάν, le mot se justifie moins ; les composés en -μνηστος, au sens passif comme ici92, s’emploient bien pour des personnes (cf. Théocrite, XVI [Les Charités], 42, pour ἂμναστος), même si une construction comme ἒργον ἀείμνηστον, Perses, 759 s., est plus fréquente : la vie d’Agamemnon serait ainsi « inoubliable ». Mais l’épithète, purement descriptive, rappellerait une qualité du roi indépendante de sa mort, qui est pourtant au centre du discours. D’autre part, la tonalité du passage, avec sa référence constante au programme épique de l'Iliade, incite plutôt à voir là l’éloge ironique de la dernière œuvre d’Hélène. La perversion de la gloire ainsi célébrée apparaît d’ailleurs par le lien que la phrase établit implicitement entre la « mémoire », toujours renouvelée (πολν-), et la nature même de l’acte qu’on célébrera ainsi : il est en lui-même ineffaçable (ἄνιπτον)93, comme meurtre particulièrement odieux (voir infra, pour le sens à donner à διά).
93Wilamowitz avait proposé dans l’apparat de son édition de 1914 une autre syntaxe, reprise par Fraenkel et par Lloyd-Jones, malgré le rejet hautain de Thomson et de Denniston-Page (« No more than a makeshift »)94, et qui est sans doute la meilleure ; pour lui, les adjectifs déterminent 1 objet interne du moyen ὲπηνθίσω : « Tu t’es fleurie d’une couronne suprême et inoubliable. » Il n’est pas besoin pour construire de sous-entendre un substantif (comme le font Kühner-Gerth dans leur étude de l’ellipse, II, p. 558 ; § 596, 4, pour une série de cas similaires), l’adjectif féminin prenant une valeur abstraite. Fraenkel renvoie au commentaire de Wilamowitz ad Héraclès, 680 s. (ἒτι τάν ‘Ηρακλέους / καλλίνικον ἀείδω), et reprend lui-même la démonstration ad Agamemnon, 91695 (voir également Garvie ad Choéphores, 640). On aurait ici le correspondant de Pindare, Olympiques, VII, 82 s. : ἐσχεφανώσατο... ἄλλαν έπ’ ἄλλᾳ (« Il s’est acquis couronne sur couronne »).
94Les avantages d’une telle proposition sont multiples : l’opposition entre l’époque de la guerre de Troie et « maintenant » devient claire : les exploits troyens culminent avec le meurtre d’Agamemnon. Τελέαν prend alors une valeur résultative. La couronne de la victoire emportée à Argos achève le tout, et le conduit à sa perfection. Le second adjectif signale la consécration poétique d’Hélène, qui se substitue à la colère d’Achille. Enfin, si ἐπηνθίσω ne note pas directement la mort, mais déjà sa célébration symbolique, il est possible de comprendre la groupe causal δι’ αἶμ’ ἂνιπτον96 : l’horreur de la souillure, avec άνιπτον, s’applique dans le contexte à la mise à mort du roi. Cet acte vaut à Hélène son dernier triomphe97. Fraenkel avait raison d’écarter toute lecture qui y cherchait les crimes anciens du palais, ou la mort d’Iphigénie (on s’appuyait sur le τότε de la phrase suivante, que l’on opposait au νῦν de 1459 - alors que « maintenant » fait en réalité contraste avec « Troie »). Le chœur ne raisonne pas encore sur les origines juridiques du désastre (Clytemnestre, d’ailleurs, ne revient pas dans sa réplique sur une telle archéologie de la catastrophe) : il montre dans l’événement le déchaînement d’une force supérieure.
95Il aurait été artificiel de rattacher les féminins à ’Έρις, compris comme antécédent attiré dans la relative ἢτις... (« Tu t’es couronnée d’une querelle ultime et inoubliable, querelle qui... » ; cf. le commentaire de Conington98, et déjà Blomfield) : nommée en fin de strophe, la Querelle permet d’identifier après coup le sens de la violence ultime qu’Hélène a imposée à Argos ; à travers elle se déployait l’emprise d’une divinité. Pour la syntaxe, il importe donc que νῦν τελέαν... ἂνιπτον et ἥτις ἦν τότ... οίζύς soient pris comme deux ensembles cohérents, et que la phrase ne reste pas en suspens.
96La relative a été combattue très tôt (Schütz) : le changement de personne interdit, en effet, de la construire avec ‘Ελένα, qui semblait être le seul antécédent disponible. L’adverbe τότε, d’autre part, indiquait, pensait-on, un temps remontant au-delà de l’action troyenne d’Hélène ; on invoquait alors ou la malédiction de la race (mais, encore une fois, ce « motif » n’est pas repris par la reine, pourtant soucieuse de réfuter son interlocuteur), ou, plus vraisemblablement, l’époque d’avant le rapt par Paris (Hélène aurait indirectement poussé à la mort d’un « époux », Agamemnon, qu’on lit à juste titre derrière ἀνδρός ; cf. Schneidewin) ; d’où le ralliement fréquent à la solution de Schütz, qui coupe après αἷμ’ᾂνιπτον, et commence une nouvelle phrase : ἧ τις ἧν... : « Oui, c’était bien une Querelle qui en ce temps habitait la maison, une Querelle appliquée à la perte d’un époux » (Mazon)99. Mais le texte suggère sans doute un contraste différent, et distingue, d’une part, l’action troyenne d’Hélène et, de l’autre, une violence domestique (ὑπò Tpoíᾳ/ἐν δόμοις) : si le meurtre argien d’Agamemnon est bien le couronnement des destructions troyennes, il est, en même temps, la concrétisation d’une « querelle » implantée dans le palais déjà auparavant. Τότε pose donc plutôt un temps parallèle à celui de la guerre lointaine, un temps où l’épouse (cf. ἀνδρός) préparait la mort du roi ; le moment présent (vῦv) fait converger deux durées, se déroulant là-bas et ici. C’est donc Clytemnestre, restée à Argos, qui représente l'Éris, mais son action est assimilée à celle d’Hélène qui, par sa transgression plus ancienne, a installé l’excès et la catastrophe dans la vie d’Agamemnon ; Hélène est l’origine d’une geste qui se poursuit au-delà de Troie, et englobe le retour de celui qui a pris en charge la vengeance de son frère.
97Dans cette recomposition de l’histoire, le relatif ἣτις fait sens, si l’on admet qu’ ’Έρις en est l’antécédent et a été inclus dans la subordonnée ; le mot définit la couronne ultime obtenue par Hélène, en apposition à l’objet interne d’ἐπηνθίσω : « Maintenant, à cause d’un sang que rien ne viendra purifier, tu t’es parée d’une couronne inoubliable, la dernière, à savoir l’Éris qui était alors dans le palais... » (la lamentation du chœur en Sept, 951 s. évoque également l’image d’une « couronne de maux » : toi) πολλοῖς ἐπανθίσαντες / πóvotot γενεάν)100. Le lyrisme se concentre ici sur un seul événement, le plus traumatisant, pour lui associer les représentations qui l’éclairent (Hélène, Troie, Clytemnestre, les rites de victoire olympiques). Il construit par là, de manière synthétique (en allant jusqu’à l’assimilation des deux épouses, encore distinguées dans la strophe précédente : γυναικòς διαί / πρòς γυναικòς δ’, ν. 1453 s.), l’image mythique d’une puissance unique, Hélène, rassemblant en elle une pluralité de récits possibles. De même que les étymologies multiples de son nom au début du deuxième stasimon, comme « preneuse de navires, preneuse d’hommes, preneuse de ville » (v. 690), signalaient déjà qu’elle était au principe de toute la geste héroïque des Grecs, ses actes en font ici le principe de tout discours sur l’histoire. Son action est en effet parfaite dans la mesure où elle rassemble le proche et le lointain, dans l’espace comme dans le temps, et surtout où elle efface la différence entre le réel et le symbolique : toutes les violences commises apparaissent désormais comme l’expression figurée (à travers les couronnes) de son être. Elle n’est plus un nom qui signifierait l’ensemble des désastres vécus ; à l'inverse, les morts réelles, qui sont comme autant de parures rituelles, la signifient, comme si elles donnaient une manifestation visible de son être. On ne peut plus, en fait, parler que d’elle, et répéter indéfiniment sa mauvaise gloire.
v. 1460, ’Έρις ἐρίδματος Étymologie
98Le néologisme, comme forme de création littéraire, concentre en un mot unique un récit possible, qu’une épopée imaginaire pourrait développer : un tour nominal prend la place d’une série de propositions. Cette condensation n’est pas l’effet d’une simple liberté linguistique, elle matérialise plutôt dans un vocable une réflexion sur les conditions du discours. Par sa nouveauté, et la surprise qu’il crée sur le moment, le mot inventé rappelle en effet que tout énoncé narratif est en fait fonction de la situation présente de la parole, qu’il est un événement, dépendant de circonstances définies - contrairement à ce que suppose et met en œuvre le récit épique, plus distancié. Dans son innovation même, il est alors au plus près du modèle traditionnel dont il se démarque (cf. supra pour ἱστοτρίβης, ad v. 1443), puisqu’à travers lui est évoqué un épisode potentiellement connu, qu’un genre littéraire établi (le récit homérique) aurait détaillé. Il fonctionne comme un index.
99De fait, Eschyle imite ici plusieurs traits de la dictio d’Homère. ’Ερίδματος est l’un des deux seuls composés en ἐρι- de toute son œuvre conservée (avec ἐρικύμων, comme épithète de la hase du présage, au vers 119, hapax dans un passage où l'Iliade est également sous-jacente). Il est vrai que l’on ne trouve pas chez Homère d’adjectif verbal avec l’intensif ἐρι-(alors que l’on a ἀρίγνωτος et ἀριδείκετος)101 ; mais le choix même de ἐρι-, extrêmement rare chez Eschyle, indique la référence épique. D’autre part, l’adjectif verbal, quel que soit son sens, est un écho évident du verbe homérique ἐριδμαίνειν (Iliade XVI, 260), même s’il ne peut en être dérivé (Scaliger, selon le répertoire de Wecklein, corrigeait en ἐριδμαντός)102. Il est, enfin, presque homonyme du génitif d’ἔpiσµa.
100Le sens du composé fait vraiment difficulté. Non seulement il est dur en soi, mais même le rapport étymologique qu’établit, comme souvent, le redoublement ’Έρις/ἐρίδματος n’est pas tout de suite donné (quel terme est étymologisé par l’autre ?). Pour la morphologie, on repère trois solutions : ou bien (1) le second élément signifie « bâti », sur δέμω, comme on a θεόδμητος, εὔδμητος chez Homère, νεόδμητος chez Pindare, ou χρυσεόδμητος chez Eschyle lui-même (pour les bracelets « construits en or » qui ont séduit Scylla, Choéphores, 617) ; le mot dirait quelque chose comme « fortement construit » ; ou bien (2) il est à dériver de δαμάω, comme ἄδμητος, chez Homère, ou νεόδμητος chez Euripide (à chaque fois pour des jeunes femmes, non mariées ou juste mariées), avec les deux valeurs syntaxiques possibles pour l’adjectif verbal, passive (2 a) : « fortement dominée », ou active (2 b), « une Querelle, forte dominatrice » (on a les deux valeurs pour ἐρίκλαυτος, « pleuré entre tous », « qui pleure plus que tous »). Enfin (3), sous la forme ἐριδμᾶτος, il s’agirait d’un génitif, accordé à ἀνδρός, l’époux, qui se trouverait « fortement dominé », « asservi entre tous » (cf. ἀδμής ou νεοδμής dans l’épopée archaïque).
101La troisième solution est sans doute la moins bonne : le redoublement fait plutôt pencher pour une détermination directe d’῎Eρις, et la présence d’oἰζύς, en apposition, incite à faire du groupe άνδρός οίζύς (« la lamentation de l’époux ») l’explication de la nouveauté linguistique énigmatique qu’est ῎Eρις ἐρίδματος (ἀνδρός, enfin, ne requiert pas de déterminant).
102Si l’on part de δαμάω, le sens de « vraiment dominé » ne convient évidemment pas (la Querelle est victorieuse) ; la valeur active, que défendait Hermann, avec ἀνδρός comme génitif objectif (« dominatrice d’un époux »), est bien sûr possible, mais trancherait sur tous les autres emplois des composés en -δμητος.
103En faveur de la première solution, sur δέμω, on peut invoquer la présence de ἐν δόμοις dans la phrase : la maison abriterait une autre construction, celle, inébranlable, de la Querelle qui y est implantée (pour la confusion, dans la langue, des deux racines homonymes *dem-, « construire », et « maison, famille », voir Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 2, p. 296 ss.). Eschyle aurait alors resémantisé un élément de composé qui a pu perdre sa valeur première dans des expressions comme θεοδμάτους ἀρετάς (les « mérites établis, fabriqués par les dieux » (Isthmiques, VI, 11) ou θεόδματος χρέος (« le devoir fixé par les dieux », Olympiques, III, 7) ; ces deux emplois pindariques attestent bien, par ailleurs, la possibilité d’un usage métaphorique du mot. Il est vrai qu’ἐρι- fait difficulté : le préfixe a une valeur superlative et modifie d’habitude un terme au sémantisme plein, comme dans ἐρίβρομος ou ἐρίγδουπος. Ainsi, ἐρι- peut fournir le terme positif d’un composé avec ἀ- privatif (à l'ἐρικύμων d'Agamemnon, 119, Euripide oppose un ἀκύμων en Andromaque, 158). Ici, -δμητος n’a pas, comme dans ces composés, un sens plein. Il faut alors supposer que s’écartant de l’usage, Eschyle réinterprète 1’ἐρι-homérique à la lumière de l’homonyme ῎Eρις, pour lui donner le sens de « terriblement », « fortement », sens qui ressort d’un composé comme ἐρισθενής. L’ordre des mots, avec le chiasme ἐν δόμοις-῎Eρις/ἐρί-δματος, invite par ailleurs à comprendre ainsi. « Puissamment construite », c’est-à-dire « fermement établie », souligne le dédoublement d’Hélène, à la fois partie et restée à demeure, dans le palais, sous la figure de Clytemnestre.
v. 1462-1467 Clytemnestre : la négation par la répétition
104La reine n’argumente pas, elle ne fait que contrer : « Ne dis pas ce que tu dis, ni quant à toi, ni quant à Hélène. » Mais elle n’exprime pas seulement un rejet des propos du chœur ; elle les réfute par la manière dont elle reprend les mots de l’autre. L’hymne négatif à Hélène se donnait comme une totalité : il concentrait sur un seul nom toute l’histoire humaine récente. Et le désir de mourir qui le précédait, avec le souhait d’un sommeil interminable, désignait dans la vie le lieu vide d’un non-sens, où il ne s’agissait même plus de souffrir comme un héros ou un persécuté : toute relation au monde, positive ou douloureuse, était désormais perdue. Face à ce discours qui se conçoit comme un morceau lyrique purement expressif, Clytemnestre fera implicitement valoir qu’il y a là d’abord une prise de parole, et donc une action, dont on peut évaluer la justesse ; le chœur croyait parler de l’état des choses et chanter son impuissance, alors qu’il intervient dans la réalité en parlant ainsi, et de façon erronée. La répétition s’accompagne donc d’un transfert, avec quelques décalages qui signalent l’existence d’un propos autre dans le chant du chœur. Il avait recomposé l’histoire selon les règles lyriques de la plainte puis de l'αἶνος ; elle y reconnaîtra plutôt une imprécation, contre lui-même d’abord (μηδὲν... ἐπεύχου), puis contre Hélène. Les vieillards se croient autorisés à disposer des dieux et lancent des paroles de mort qui sont en fait des actes. Ils se trompent de genre de discours.
105La phrase μηδ’ εἰς ‘Ελένην κότον ἐκτρέψης n’est en effet pas comprise si l’on voit dans κότος la simple animosité ou la colère du chœur contre Hélène, comme s’il s’agissait ici de sentiments individuels (« Ne détourne pas ton courroux contre Hélène, en t’imaginant... », Mazon ; cf. Fraenkel, Lloyd-Jones). Le mot n’a jamais cette valeur, et note toujours une colère objectivement désastreuse, qui anéantit sa victime, soit parce qu'elle vient des dieux (dans la plupart des emplois), soit parce qu'elle accompagne une imprécation humaine, sanctionnée par les dieux (v. 456 : βαρεĩα δ’ ἀστῶν ϕάτις σὺν κότῳ)103. Le chœur se trompe de cible (ἐκ- signale la déviance), et déchaîne contre Hélène une puissance divine qui devait abattre Agamemnon.
v. 1468-1474 Le chœur : le démon de l’instant
106Rien ne relie l’antistrophe à la réplique de Clytemnestre : le chœur ne se corrige pas, en s’adressant désormais au démon plutôt qu’à Hélène ; Clytemnestre, et non lui, fera de la nouvelle invocation une forme de rétractation (« Maintenant, tu as rectifié la pensée qui guide ta bouche, en invoquant le démon de cette race... », v. 1475-1477), comme si le chœur avait obtempéré à l’ordre donné en 1464 (« Ne détourne pas la colère sur Hélène »). Pour cela, elle changera le sens de l’appel au « démon ». Elle prêtera au chœur une thèse explicative sur l’origine et la continuité des maux de la maison, comme s’il avait parlé en théologien, d’abord intéressé à dégager le principe de la persistance du malheur, alors qu’ici l’invocation du démon a surtout une valeur expressive. Le chœur cherche en effet à dire l’intensité du mal. Avec « Tantalides », il rappelle certes que la famille est habituée au désastre (cf. infra pour le choix de cet ancêtre) ; mais son souci n’est pas d’expliciter le lien causal qui relie les générations. Il ne dispose comme matériau expressif que de ce que la tradition lui livre : la figure du « démon familial », qu’il redouble, pour être à la hauteur de la situation, avec deux victimes, au lieu du seul Tantale, et la force de deux femmes (ἰσόψυχον). Le verbe ἐμπίτνεις, au présent, se rapporte à l’événement actuel. Le point de vue du chœur n’est donc pas d’abord généalogique. Par un contresens volontaire, Clytemnestre fera comme s’il l’était104.
107L’antistrophe fait ainsi suite à la strophe ; aux vers 1453 s., le chœur analysait le contenu du mal présent, dans sa complexité (Agamemnon a « subi d’innombrables souffrances pour une femme, à cause d’une femme il a perdu la vie ») ; cette souffrance est désormais traitée comme un événement, dans un discours qui rend compte de sa brutalité et désigne pour cela une cause divine à la fois inconnue et intraitable. Le refrain des vers 1455-1461 (qu’il ne faut évidemment pas répéter après 1474, contre les manuscrits)105 n’était en fait pas sur le même plan ; au lieu d’exprimer directement, comme la strophe et l’antistrophe, le deuil du chœur, il construisait librement, à partir de la répétition γυναικòς διαί / πρòς γυναικòς δ’, qui clôt la strophe, la figure mythique d’une femme unique et omnipotente, Hélène. L’antistrophe reviendra au contraire aux deux femmes (ἐκ γυναικῶν, v. 1470), et n’évoquera plus le désastre en lui-même dans une sorte d’épopée négative, mais le sens qu’il prend pour ceux qui le vivent. Le chœur ne compose en effet plus un chant autonome (1’αἶνος ironique du refrain), mais décrit un autre chanteur, le démon, qui s’apprête à entonner un autre type de chant (l’hymne célébrant sa victoire : ὕμνον ὑμνεῖν, v. 1474).
108Seul le dernier mot de l’antistrophe, ἐπεύχεται106, reprend un mot de Clytemnestre : ἐπεύχου (v. 1462), avec une distance implicite. La reine voulait montrer que derrière le lyrisme plaintif s’affirmait au contraire une violence verbale, dans une malédiction (avec l’idée de « vœu » contenue dans ἐπεύχου) ; le chœur maintient ici qu’il n’a pas lui-même engagé l’avenir en parlant ; une force extérieure et hostile, le démon qui « fait vœu » de chanter, se promet de célébrer son exploit.
v. 1468 s., δώμασι καὶ διϕυί-/οισι Τανταλίδαισιν « (Démon qui attaques) la maison et le couple issu de Tantale » Comme Tantale, mais deux fois
109Ce n’est pas un ἓν διὰ δυοῖν (malgré Wecklein), valant pour « le palais des Atrides » ; le démon s’abat sur deux choses, sur le palais et sur les descendants de Tantale, il est à la fois une catastrophe commune à toute la maison royale (à travers la violence des deux épouses), et un mal propre à chacun des deux frères.
110Διφυίοισι, que Hermann a su rétablir107 à la place du διϕυέῖσι fautif des manuscrits, ne note pas seulement la dualité, (malgré LSJ, s.v., II, « = δύο ») : on ne comprendrait pas le recours à un mot rare, non attique. Il est tout aussi erroné d’y voir l’expression d’une différence entre les Atrides (comme le fait Neitzel, Glotta 63, 1985, p. 37, après Plüss et Wilamowitz), dont les deux « natures » (-ϕυίοισι) seraient distinguées l’une de l’autre, comme leurs volontés l’étaient explicitement dans le présage de la parodos : δύο λήμασι δισσούς ’Ατρεΐδας, « les deux Atrides, doubles de volonté » (v. 123 s.), et qui, malgré cela, subiraient des sorts identiques. L’usage va contre une telle interprétation (dont, d’ailleurs, on ne voit pas la pertinence ici)108 ; le terme habituel διφυής s’emploie en effet au pluriel pour qualifier deux choses semblables (comme les sourcils) : une même nature s’y retrouve, scindée en deux. Le terme insiste donc sur l’identité des deux frères, issus d’une même origine. « Deux » est ici à prendre comme renchérissement par rapport à Tantale ; la damnation, cette fois, est double.
111« Tantalides » est unique dans l’œuvre d’Eschyle ; il ne peut s’agir que d’Agamemnon et de Ménélas, nommés d’après leur ancêtre royal le plus lointain, et non d’Atrée et de Thyeste (comme l’envisage le scholiaste) : le mal est vu ici dans son aspect présent. Si le chœur choisit Tantale comme origine, au lieu de l’ancêtre iliadique qu’est Pélops109 (le premier humain à recevoir le sceptre royal transmis par les dieux, Iliade II, 104), ou du Plisthène de la tradition hésiodique et lyrique110, c’est pour faire des deux frères des damnés, comme le supplicié décrit dans la première descente aux Enfers de l'Odyssée (XI, 582 ss. : le seul passage homérique où Tantale soit nommé).
v. 1470, κράτος <τ’> Double relative
112Le vers requiert une correction métrique qui allonge la deuxième syllabe. La syntaxe de la phrase varie selon la solution choisie, τ’ (Hermann, avec la plupart des éditeurs), δ’ (Portus, Bothe, Wellauer) ou γ’ (Pauw, Heath, et dernièrement, Neitzel et Thiel) ; écrire κακόψυχον, avec Weil, Wecklein, puis Lloyd-Jones banalise brutalement le passage.
113Avec le τ de Hermann, la relative ὃς... comprend deux propositions : « Démon, toi qui t’abats sur la maison..., et qui exerces un pouvoir... », le vocatif δαῖμον n’étant rattaché à aucun verbe principal. Neitzel ne soulève pas moins de sept objections contre cette syntaxe, qui sont loin de pouvoir toutes convaincre111. Plutôt, par exemple, que de décréter que κράτος... κρατύνεις ne peut être lu comme une figure étymologique en raison de l’écart qui sépare les deux mots, il faudrait se demander ce qui, éventuellement, rendrait compte d’une telle distension (la présence de deux néologismes, ἰσόψυχον et καρδιόδηκτον, enchâssés entre les mots familiers de la même racine, n’y est sans doute pas étrangère). On simplifie trop, pour le contenu, si l’on dit avec lui que « les deux responsables du malheur du palais - le démon et les épouses, Hélène et Clytemnestre - se gênent l’un l’autre » dans la phrase, comme s’il s’agissait d’entités mises sur le même plan : « démon » (au vocatif) est le seul terme dont le chœur dispose s’il veut nommer le mal dans toute sa force ; « femmes » est descriptif, et lui permet de désigner le contenu de ce mal, d’en faire l’histoire. Seule la dernière objection pourrait avoir de l’apparence : les vers 1470 s. contiennent des notions trop importantes pour entrer dans la relative ; mieux vaudrait donc y voir la principale : « Démon qui t’abats sur le palais et le couple des Tantalides, tu imposes un pouvoir... » Il faudrait alors, si l’on tient compte de cette remarque, lire plutôt κράτος <δ’>112 ; cf. KG I, p. 50 s. (§ 357, 8), pour les vocatifs repris par une phrase avec δέ, γάρ ou ἐπεί. Mais dans les passages cités, le vocatif n’est pas développé par un groupe nominal ou une relative. La syntaxe admise habituellement, avec la double relative (et donc τ’), est préférable.
v. 1470, ἰσόψυχον Double force de la victoire des deux femmes contre les deux Tantalides
114Le mot, créé par Eschyle, d’une part, fait évidemment écho à τὰς πολλάς, τὰς πάνυ πολλὰς ψυχὰς ὀλέσασ’de 1456 s. et à πολλῶν ἀνδρῶν ψυχὰς Δαναῶν ὀλέσασ de 1465 s. ; il établit donc sans doute un lien entre le pouvoir du démon et la « vie ». De l’autre, il reprend avec « égal » la dualité notée par διϕυίοισι. Fraenkel a clairement présenté les possibilités sémantiques offertes par les composés en ἰσο- : ces adjectifs indiquent soit une égalité établie entre un substantif et le second terme du composé (type : ἰσόθεος, « égal aux dieux », ἴσος θεοῖς), soit une égalité interne au second terme (ἰσόψηφος, « avec des votes égaux »), d’où deux sens envisageables ici : « égal à la (une) vie », ou « d’une vie, d’une force vitale égale ». On a retenu en général le second sens, en faisant porter le mot non sur κράτος, qu’il détermine syntaxiquement, mais par enallage sur γυναικών : contre les deux Atrides, les deux femmes ont déployé une énergie égale (« Tu te sers de femmes aux âmes pareilles pour triompher en déchirant nos cœurs », Mazon ; cf. maintenant Neitzel). Mais outre qu’il s’agit ici d’une solution de facilité (toutes les possibilités d’une construction réelle d’ἰσόψυχον avec κράτος n’ont pas été envisagées), le transfert sémantique serait irrégulier : γυναικών n’est en effet pas génitif attributif de κράτος (sur le modèle d’un enallage tel que τοὐμόν αἷμα πατρός, Œdipe roi, 1400), mais, avec la préposition ἐκ, a une valeur ablative.
115Plusieurs relations d’égalité peuvent être supposées. Si ἰσο- reprend διφυίοισι, le mot établit une égalité objective entre les désastres des deux frères : les deux Atrides ont subi une « victoire, issue des femmes, qui manifeste une force vitale égale », c’est-à-dire qui les touche également tous les deux (comme on a un εὔψυχον θράσος en Perses, 394, un « élan qui montre un beau courage », ou, à l’inverse une ἄψυχος κάκη en Sept, 192, « une lâcheté sans ψυχή »). Les deux femmes ont su emporter sur les deux rois guerriers des victoires qui, malgré les différences, sont égales ; elles relèvent d’un même héroïsme. L’épithète reprend en effet la qualité qui unit les deux Ajax au combat (cf. Groeneboom) : ἶσον θυμòν εχοντες ὁμώνυμοι, « ayant un élan égal, et le même nom » (Iliade XVII, 720).
116Cette solution s’impose contre une autre, qui ferait s’équilibrer le mal subi par les rois et celui du chœur, comme pourrait le suggérer la suite avec καρδιόδηκτον ἐμοί : « Démon... tu me soumets à une domination qui, issue des femmes, souffle avec la même violence contre moi (ἰσο-... ἐμοί) que contre eux, et dévore mon cœur » (καρδιόδηκτον résultatif). Les sujets sont solidaires de leurs souverains. Mais, malgré tout, la différence entre le sort des rois et celui des Argiens invite à lire autrement113
v. 1472 s., ἐπὶ δέ σώματος... σταθείς « Debout sur le cadavre, tu m’apparais comme un corbeau détestable, qui prétend/chanter sa gloire (...) selon le rite »
117Le chœur continue son interprétation de la scène : comme le démon a eu la force d’imposer une victoire (κράτος) héroïque, il a droit maintenant à un kleos, avec l’hymne célébrant son exploit qu’il est en droit de chanter (cf. infra pour ἐννόμως... ἐπεύχεται). Victorieux, le dieu se dresse au-dessus de sa victime comme tout bon guerrier homérique (cf. Iliade XVI, 490, 863). Mais au lieu de la dépouiller dans les règles, il s’apprête à la dévorer comme un corbeau, c’est-à-dire comme un animal étranger au monde héroïque de l’épopée114, et donc à lui infliger un traitement infamant. Non seulement son acte est impie (κόρακες ὤστε βωμών ἀλέγοντες οὐδέν, « comme des corbeaux, ne respectant rien sur les autels », Suppliantes, 751 s.), mais, comme celui de l'oiseau, le chant sera sans forme (cf. Olympiques, II, 96 s.).
118L'ensemble de 1'antistrophe développe donc l’invocation δαῖμον, et il n'y a pas lieu (malgré Neitzel et Thiel) de changer de sujet pour ἐπεύχεται en voyant dans la dernière phrase la description de l’attitude physique de Clytemnestre (avec le féminin σταθεῖσ’ pour le participe, avec Stanley)115 : le langage du chœur est lié au spectacle, mais pas au point de le reproduire. Il s’efforce de trouver les mots et les figures adéquates à l’événement, et construit à partir de matériaux connus l’image concrète d’un dieu meurtrier116.
v. 1473 s., ἐννόμως ὕμνον υμνεῖv ἐπεύχεται
119Triclinius, dans son commentaire, et la plupart des modernes lisent ἐκνόμως au lieu de ἐννόμως ; mais tandis qu’il glosait l’adverbe par « contre la justice » (en accord avec le sens attesté de l’adjectif), on penche plutôt depuis Peile pour « de manière discordante ». Fraenkel rappelle le θροεῖς νόμον ἄνομον de 1142. Quand, à l’inverse, on conserve le texte, on donne à νόμος soit son sens musical (« de manière mélodieuse », Wecklein)117, soit, plus simplement, celui de « loi », selon l’usage de l’adjectif ἔννομος : « le démon (ou Clytemnestre) se vante de chanter en accord avec le droit un chant de victoire » (cf. Schneidewin-Hense, Verrall, Neitzel). Le chœur reprendrait alors la prétention à la justice de son interlocutrice (Verrall y trouve un écho d’ἐγὼ δ’ ἐπεύχομαι de 1394). Mais une telle reprise est totalement improbable, puisqu’il s’agit ici d’exprimer la violence du dérèglement qui a anéanti les rois. Il paraît exclu que le chœur réfléchisse déjà le point de vue de l’autre. Le corbeau est d’abord un « ennemi » (ἐχθροῦ).
120Quelle règle peut être signifiée avec ἐπεύχεται ? Construit avec ὑμνέῖν, l’adverbe souligne le caractère institutionnel du chant. Le démon a beau être un corbeau qui crie « en vain » (cf. κόρακες ὣς ἄκραντα γαρυέτων, Olympiques, II, 97), il « prétend (ἐπεύχεται, avec l’idée d’engagement solennel) chanter un hymne selon les règles » : ce sera bien une épinicie, conforme à son genre. La transgression inhérente à cette « régularité » dans l’emploi d’une forme poétique connue est ainsi mise en valeur par ἐπεύχεται, qui marque la prétention scandaleuse (mais qui correspond à l’état de fait). Il n’est donc pas sûr que la lacune à la fin du vers (il manque un iambe) contienne quelque chose comme « (un chant) de malheur » (« a song of evil », Lloyd-Jones) : l’hymne, au contraire, est exécuté dans les règles, à la perfection, et la dissonance viendra de cette réussite (on a trop vite pensé au chant monstrueux et discordant qu’est le « péan de l’Érinye », v. 645).
121Il serait possible, également, de construire ἐννόμως avec ἐπεύχεται et de comprendre : « Il prétend comme c’est son droit (puisqu’après tout il est bien le vainqueur) chanter un hymne de victoire. » Mais l’ordre des mots va contre ce regroupement, et le contraste entre l’ignoble, avec le corbeau, et le noble, avec l’hymne, disparaîtrait (s’il était dit que le démon, assimilé à l’oiseau, prétend légitimement chanter).
v. 1475-1480 Clytemnestre : la théologie continuiste du démon familial
122La reine fait comme si l’autre avait changé son jugement (γνώμην, v. 1475, voir supra, ad v. 931), en invoquant le démon et non plus Hélène, et, du même coup, avait choisi un autre genre de discours puisqu’il recourt à l’imploration (κικλήσκων ; cf. Euménides, 508) et non plus à l’imprécation. Le chœur aurait selon elle identifié la puissance qui décide depuis toujours du sort des « Tantalides », et qu’on ne peut que prier. Mais il y a là, comme on l’a vu, une mésinterprétation voulue : dans la bouche du chœur le « démon », en 1468, signifait un événement à la fois abrupt et nécessaire, et n’était l’objet d’aucune demande. Le chœur recherchait les mots qui rendent compte du désastre démesuré qui s’était soudainement abattu sur le palais, comme il avait détruit Tantale ; elle, de son côté, fait comme si elle reconnaissait la réalité que ces tentatives linguistiques essayaient de désigner, et était en mesure d’en dévoiler la logique objective. L’effet d’une telle reconstruction est double : ainsi objectivé, l’événement perd toute nouveauté, puisqu’après tout il n’est qu’un moment dans une continuité ancienne et déjà connue de tous les Argiens (cf. l’impatience du chœur face à Cassandre qui lui rappelle les malheurs anciens du palais, v. 1098 s.) : il n’y a, en réalité, aucun mystère derrière ce qui s’est passé ; il n’est donc pas besoin de transformer Hélène en une nouvelle figure mythique. D’autre part, s’élabore ainsi un monde consistant, avec ses règles facilement identifiables. À la révolte et à l’expression de la douleur, Clytemnestre oppose sereinement un constat théologique, qui aura pour lui la toute-puissance de l’état de fait ; petit à petit, elle fournira ainsi au chœur la représentation d’un monde constitué qui manquait encore à sa lamentation, et elle ruinera par là sa révolte puisque les mots qu’il emploie devront nécessairement renvoyer à la structure des choses, qu'elle se contente d’énoncer avec toutes les formes dialectiques propres au discours qui s’efforce de dire ce qui est.
v. 1478 s., ἐκ τοῦ γὰρ ἔρως... τρέφεται « Car issu de lui croît dans le bas-ventre [de la famille] la passion de lécher le sang »
123La généalogie que Clytemnestre reconstruit (ἐκ του γὰρ..., « Car, issu de lui... »)118 explique (γάρ) en quoi l’invocation du « démon de la race » par le chœur était juste. Il a appelé, selon elle, un démon « trois fois engraissé » (τριπάχυντον), c’est-à-dire insatiable, pour qui il n’y a pas de κόρος. Même s’il ne faut pas retrouver dans « trois fois » un décompte précis de la succession des malheurs familiaux (Tantale, Thyeste et Agamemnon, ou Thyeste, sacrifice d’Iphigénie, meurtre d’Agamemnon – l’existence de plusieurs « triades » possibles suffit déjà à écarter l’hypothèse), il est difficile de nier toute valeur temporelle au « trois » (et d’y voir un préverbe purement intensif, comme le fait Fraenkel)119 ; le démon ne cesse de grossir et la phrase suivante désignera le principe de cette auto-production perpétuelle. Chaque nouveau « gonflement » est dû à un « désir lécheur de sang » (ἔρως αἱματολοιχός) que le démon a lui-même engendré en fécondant le bas-ventre de la race (... νείρα τρέφεται). En évoquant le démon qui s’est abattu sur le palais des Tantalides, le chœur, sans le savoir, a en fait mis l’accent sur un processus généalogique continu, dont Clytemnestre expose la logique.
v. 1479, νείρᾳ τρέφεται Bas-ventre
124Il reste une incertitude sur le nom, reconstitué à la Renaissance à partir de notes lexicographiques anciennes, par Portus, qui avait conjecturé νείρῃ (voir l’apparat de West120 ; plus tard, Wellauer conseillait d'écrire νείρᾳ) pour remplacer le νείρει des manuscrits (que Hermann essaie de conserver en supposant l’existence d’un νεῖρος, intimus locus). La glose d’Hésychius, toujours citée, sur (νειραί κατωτάται. οἱ δὲ κοιλίας τὰ κατώτατα, ν 245 Latte) atteste bien la possibilité du mot (malgré le scepticisme de Wilamowitz). L’enfant du démon est « nourri », au sens de conçu, au plus profond de la race, qui est ainsi atteinte dans ses organes de reproduction (cf. ἔρως).
v. 1479 s., πρὶν καταλήξαι / τò παλαιòν ἄχoς, νέος ίχώρ « Avant que ne s’épuise / le désastre ancien, se renouvelle un sang d’éternelle jouvence »
125L’antithèse « ancienne souffrance »/« nouvel ἰχώρ » incite à faire de πρὶν καταλῆξαι... un groupe syntaxique détaché de τρέφεται : « Avant que le fléau ancien ne s’arrête, (surgit) un sang nouveau. » Il est de fait difficile de construire νέος ίχώρ comme apposition à ἔρως comme on le fait souvent (cf. récemment J. Jouanna et P. Demont121 : « Car issu de lui, un désir... se forme dans le ventre avant que cesse l’ancien akhos, nouvel ikhôr »). Cela créerait une difficulté sémantique (légère), dans la mesure où le « désir lécheur de sang » serait lui-même une humeur, sang, pus ou sérosité, selon le sens que l’on donne à ἰχώρ. Si l’on coupe après τρέφεται, deux solutions se présentent ; ou bien l’on a une phrase nominale en asyndète : « Before the old agony ceases, there flows fresh pus » (Lloyd-Jones ; cf. Denniston-Page et, déjà, Wellauer, Paley, etc.)122, ou bien il faut prendre l’ensemble comme « Satzapposition » à ἐκ τοῦ... τρέφεται (cf. Schneidewin-Hense). La première solution, avec l’asyndète explicative, va mieux : la métaphore étonnante d’un désir indéfiniment nourri dans le bas-ventre de la race est éclairée par une seconde métaphore, avec le rappel d’une réalité homérique connue, 1’ἰχώρ, comme force vitale de type divin et donc incorruptible.
v. 1480, νέος ἰχώρ Eschyle interprète d’Homère
126La plupart des commentateurs du XIXe siècle donnaient à ἰχώρ le sens de « sang » (novus cruor, Schütz, « new gore », Paley), et voyaient donc dans le passage une reprise directe du chant V de l'Iliade, où le mot désigne le « sang immortel » qui s’écoule de la blessure d’Aphrodite (v. 339 s.), sans s’interroger sur le sens de la référence à Homère ni, surtout, sur la possibilité de transférer dans le domaine humain un mot explicitement réservé au sang divin (on pensait que le « nouveau sang » désignait le massacre d’Agamemnon, en accord avec Triclinus : ἰχώρ ἤγουν φόνος)123. D’autres, plus rigoureux, interprétaient ίχώρ à partir des emplois postérieurs à Eschyle, et tentaient d’introduire ici la signification technique du terme, telle qu’on la trouve par exemple chez Aristote (Parties des animaux, II, 4, 651 a 17 : τò ὑδατῶδες τοῦ αἵματος, cité par Blomfield dans son « Glossaire »). Mais la lecture demeurait imprécise. Dans un article récent (Revue des Études Anciennes 83, 1981 ; cf. supra), J. Jouanna et P. Demont ont pu montrer que « pus » (cf. Fraenkel, Lloyd-Jones, Denniston-Page) ne correspond pas au sens que l’on peut supposer connu d’Eschyle si l’on s’appuie sur les emplois du Corpus hippocratique. La démonstration est forte – même si nous ne la suivons pas entièrement –, car non seulement elle établit une relation définie entre la langue tragique et celle des médecins124, mais elle englobe aussi l’emploi iliadique, dont elle redéfinit le sens. Pour interpréter ici la présence du mot, il faut en effet d’abord partir du fait qu’Eschyle est, d’après ce que nous savons, le premier auteur à utiliser ἰχώρ après l'Iliade. Il ne suffit donc pas de montrer qu’il connaissait sa médecine : encore devait-il utiliser un sens probable au regard d’Homère.
127Comme « sang », « pus » et ἰχώρ sont constamment distingués dans le Corpus, on ne peut traduire le troisième terme par l’un des deux premiers. Les textes relatifs aux blessures (notamment Sur les plaies, 27 [VI, p. 430, 22 ss. Littré] et Maladies des femmes, 64 [VIII, p. 130, 122 L.]) incitent à retrouver ici la « sérosité » qui s’écoule d’une blessure interne (un ulcère)125. Le ventre de la race serait atteint d’un mal permanent, avec une plaie qui ne cesse de suinter. Le tour donnerait comme l’interprétation technique de la vision de Cassandre, quand elle voyait l’imminence d’un « nouveau mal » (νέον ἄχος) « dur à guérir » (δυσίατον, v. 1103). Or le sens d’« humeur séreuse » serait commun à l'Iliade et aux textes médicaux sur les plaies. Eschyle ne trahit pas Homère. L’ἰχώρ qui s’écoule du bras d’Aphrodite blessée par Diomède (V, 340, et 416, avec l’accusatif ἰχῶ), ne serait en effet pas à proprement parler le « sang » des dieux ; le mot aurait une valeur générique, « humeur séreuse », et le « sang immortel » ne serait qu’une espèce à l’intérieur de ce genre. En Iliade V, 339 s., à ἰχώρ est, en effet, adjointe une relative particularisante : ῥέε δ’ ἄμβροτον αἷμα θεοῖο, / ἰχώρ, οΐός πέρ τε ῥέει μακάρεσσι θεοῖσιν, « Du sang immortel coulait de la déesse, de l'ikhôr, tel qu’il coule pour les dieux bienheureux »126 (pour οῖός πέρ τε, les auteurs renvoient à Odyssée XVIII, 192 ss., où l’on aurait la même structure ; mais voir infra la discussion de la valeur du relatif). Le sang immortel serait donc une « sérosité » parmi d’autres, différente à la fois du sang humain (moins noire) et des sérosités humaines. La conséquence de cette analyse est donc que dès Homère existerait un ikhôr humain, ce que semble pourtant contredire l’étendu de l’emploi dans l'Iliade : on ne le rencontre que pour les dieux, seulement dans des combats opposant un homme aux dieux.
128On est en fait confronté à deux problèmes distincts, et relativement autonomes : le sens du mot chez Homère, et l’interprétation qu’en donne Eschyle127. Il n’y a pas nécessairement continuité de l’un à l’autre. Pas moins que nous, Eschyle rencontrait une difficulté avec le mot rare du chant V de l'Iliade. La manière dont il le réemploie vaut en fait une réinterprétation. À la fois, il a besoin du concept d’Homère - qu’il est apparemment le premier à reprendre - pour donner corps à l’idée d’une succession indéfinie, immortelle, des meurtres au sein de la race : la référence à la tradition épique lui permet de se faire comprendre ; et, simultanément, il lui faut donner sa lecture du mot. Le caractère définitionnel du contexte dans lequel le terme est employé dans l'Iliade suggère que cette discussion préexistait au texte d’Homère.
1. Homère
129Quand on distingue nettement chez Homère le sang des dieux de l'ikhôr (dans l’idée que ce dernier mot corrige ἄμβροτον αἷμα), on rend compte du fait que les immortels sont, dans le même passage, appelés ἀναίμονες, « dépourvus de sang » en V, 342 : le « sang immortel » (ἄμβροτον αἷμα) n’est pas un vrai sang, mais une humeur particulière, plus pure. Mais on efface ainsi le caractère paradoxal de la physiologie qui est dessinée dans le texte128. Homère dit bien αἷμα, malgré tout, et la blessure d’Aphrodite ne diffère pas dans son aspect des blessures mortelles : la déesse souffre comme un guerrier humain (ἀχθομένην ὀδύνῃσι, V, 354), et sa peau se noircit (μελαίνετο δὲ χρόα καλόν, ibid.), en raison de l’afflux du sang. Pour Jouanna et Demont (p. 204) cette notation doit s’expliquer par une légère inconséquence d’Homère, qui tente d’abord de distinguer le sang des dieux de celui des hommes, avec l’idée d’un sang non sanguin, mais qui, quelques vers plus loin, ne parvient à figurer le corps divin qu’au moyen du modèle humain.
130En fait, le sang des dieux entre avec celui des hommes dans un rapport de négation déterminée : il en a l’aspect sombre, il accompagne des douleurs comparables, mais il n’est pas un sang stricto sensu. Les dieux sont soumis à la souffrance (parfois plus que les mortels : Arès a été tenu dans une jarre pendant treize mois, V, 387 ; voir ad v. 1605 sur la signification de ce nombre) et subissent des maux « inguérissables » (τότε καί μιν ἀνήκεστον λάβεν ἄλγος, pour Héra touchée par Héraclès, V, 394), mais, d’un autre côté, ils guérissent plus facilement : en V, 401 s., le dieu Péan parvient à soigner Hadès, également frappé par Héraclès, « parce qu’il n’était pas mortel » (οὐ μὲν γάρ τι καταθνητός γε τέτυκτο, ν. 402) - même si, dans ce récit, rien ne distingue les remèdes du dieu de ceux employés pour la médecine humaine (on a τῷ δ’ ἐπὶ Παιήων ὀδυνήϕατα ϕάρμακα πάσσων, ν. 401, comme ἐπ’ ἄρ’ ἤπια ϕάρμακα εἰδὼς / πάσσε, pour Machaon soignant Ménélas, IV, 218 s., ou ἐπί δ’ ἤπια ϕάρμακα πάσσεν pour Patrocle soignant Eurypyle, XI, 830 ; cf. XI, 847 s.).
131La médecine des dieux est toutefois différente dans les deux cas où le sang divin est explicitement mentionné, avec les blessures d’Aphrodite et d’Arès, tous deux atteints par Diomède dans le récit de son aristie (V, 339 s. et 416, et V, 870, pour Arès, dans un passage où figure ἄμβροτον αἷμα, comme en 339, et non ἰχώρ). Pour la première, Dionè se contente d’« essuyer » l’écoulement : ἀμφοτέρῃσιν ἀπ’ ἰχῶ χειρὸς ὀμόργνυ (V, 416), et le bras guérit (ἄλθετο χείρ, vers suivant) ; la guérison d’Arès par le dieu-médecin Péon est plus détaillée et plus merveilleuse encore (V, 900-904 ; avec un jeu d’écho ironique entre les deux cures : d’un côté la mère, Dionè, peut soigner Aphrodite d’un simple geste ; de l’autre, il faut un dieu spécialiste, avec un remède précis)129. On a la même scène que pour Hadès (avec 900 s. = 401 s.) ; seulement, l’action des ϕάρμακα est spécifiée : ils arrêtent l’écoulement en un instant comme le suc du figuier fait immédiatement cailler le lait. Arès retrouve par là sa splendeur d’avant, intégralement (lavé et vêtu par Hébè, la « jeunesse », il prend sa place à côté de Zeus, « dans la joie de sa gloire », κύδεϊ γαίων, V, 906). L’épisode souligne ainsi la distance infranchissable entre dieux et hommes : les remèdes humains n’ont ni cet effet, ni cette rapidité (cf. XI, 847 s. : « ... La blessure [d’Eurypyle] séchait et le sang cessa de couler » ; en IV, 218 s. Machaon suce le sang de Ménélas avant d’appliquer les remèdes)130.
132La comparaison du lait fluide (γάλα... ὐγρòν έόν, V, 902 s.) suggère la mobilité du sang divin : les dieux auraient en eux, dans leur corps, la marque la plus nette de la vie, avec le flux d’un liquide vital. Cela ne suffit pas encore à les distinguer des hommes, dont le sang « mortel » a bien cette fonction. Mais à l’inverse des hommes chez qui cette force ne devient visible, paradoxalement, qu’au moment de la mort, quand le sang s’écoule au dehors, ils peuvent à tout moment la figer dans une forme parfaite et glorieuse. Pour eux seulement, la manifestation extérieure de la vie n’est pas contradictoire avec la vie. Le sang des dieux est ainsi un « non-sang », et porte donc un autre nom, ikhôr, car il reste strictement vital. On comprend dès lors que sa qualité propre vienne du régime alimentaire des dieux (V, 341). Ne consommant ni blé ni vin, les dieux mènent une vie toujours égale, étrangère à l’alternance épuisante qui caractérise l’existence mortelle : les hommes compensent la peine que leur demande la production laborieuse du blé par l’oubli que leur apporte le vin. Quant au nom lui-même, il paraît bien noter un « liquide vital » qui se renouvelle perpétuellement. G. Pinault a en effet pu fonder le rapprochement étymologique avec ἶχαρ, « désir », ἰχαίνω, « désirer »131.
133Dans le seul passage où Homère définisse le « sang immortel » (V, 339 s.), il semble bien qu’ἰχώρ désigne une réalité strictement divine132. Il est vrai que le mot vient expliquer et corriger ἄμβροτον αἷμα133, mais la relative qui suit (... οἷός πέρ τε ῥέει μακάρεσσι θεοῖσιν) ne note aucune restriction (comme si l'ikhôr des dieux n’était qu’une variété d’ikhôr). Le relatif οἷός περ (τε) a en effet une fonction identifiante, et non restrictive : « exactement comme celui qui... » ; il réfère une réalité liée à une situation particulière, dans un récit, à une réalité déjà connue, hors récit. On a bien cette structure dans la phrase de l'Odyssée citée par Jouanna et Demont (XVIII, 192-194 ; Athéna transfigure Pénélope pendant son sommeil) : κάλλεϊ μέν οἱ πρῶτα προσώπατα καλὰ κάθηρεν / ἀμβροσίῳ, οἵῳ περ ἐϋστέϕανος Κυθέρεια / χρίεται, εὖτ’ ἂν ἴῃ..., « Tout d’abord, elle purifia son beau visage avec la beauté de l’ambroisie, celle-là même dont s’oint Cythérée au beau diadème quand elle va... » Il s’agit, avec la relative, de définir le κάλλος ἀμβρόσιον par excellence, et non une variété de celui-ci (la beauté de Cypris est paradigmatique). De même en Iliade XVI, 556 s., Patrocle invite les deux Ajax à rester pour une occasion précise tels qu’ils étaient auparavant (Αἴαντε, νῦν σϕῶϊν ἀμύνεσθαι φίλον ἔστω, / οἷοί περ πάρος ἦτε μετ’ ἀνδράσιν, ἢ καὶ ἀρείους ; cf. également Odyssée XI, 393 s. : Agamemnon, aux Enfers, n’a plus sa force d’avant, ἀλλ’ οὐ γάρ oἱ ἔτ’ ἦν ἲς ἔμπεδος οὐδ’ ἔτι κῖκυς, / οἵη περ πάρος ἔσκεν ἐνὶ γναμπτοῖσι μέλεσσι).
134L'ikhôr qui s’écoule de la blessure d’Aphrodite, dans une situation particulière où il devient visible par accident (avec le passé ῥέε), est référé à l'ikhôr en soi, tel qu’il s’écoule normalement pour les dieux (ῥέει). L’apparence externe, momentanée, du liquide correspond bien à la qualité du corps divin. Cet accord entre le spectacle de la blessure et la vie interne du corps divin est indiqué ici par le jeu sur l’emploi de ῥέῖν (ῥέε δ’ἄμβροτον αἷμα θεοῖο, / ἰχώρ, οἷός πέρ τε ῥέει μακάρεσσι θεοῖσιν, V, 339 s.). Normalement, le verbe ne note pas le mouvement du liquide à l’intérieur du corps, mais des écoulements au grand jour (ruissellement de la terre baignée de sang, fontaines, etc.) ; mais le présent a une valeur généralisante134 : ce qui arrive à Aphrodite est conforme à la nature de l'ikhôr, comme flot vital. Homère renvoie par là à une substance mythique connue.
2. Eschyle
135La phrase de l'Agamemnon conserve du passage du chant V de l'Iliade l’opposition entre sang humain et sang divin. La polarité y est même essentielle. De même que chez Homère ikhôr venait expliquer le paradoxe d’un « sang immortel », dans une apposition à αἷμα (terme qui n’est adéquat que pour les mortels), le mot est mis ici en relation étroite et contrastée avec αίμα, le sang des hommes que note αἱματολοιχός (v. 1478). On a deux types d’action divines. D’une part, le dieu (δαίμονα γέννης) engendre dans le bas-ventre de la race un désir destructeur de victimes humaines. L'hapax nominal « lécheur de sang » condense la menace d’Achille contre Lycaon qu’il va tuer (Iliade XXI, 122 s. ; épisode du combat dans le Scamandre)135 : les poissons lécheront le sang de sa blessure sans aucun égard pour le mort qu’il sera (... μετ’ ἰχθύσιν, οἵ σ’ ὠτείλην / αἷμ’ ἀπολιχμήσονται ἀκηδέες) ; les Euménides donneront un corps et un nom à ce désir sanguinaire, avec les Erinyes que réjouit « l’odeur des sangs humains » (v. 254). D’autre part, la présence de ce désir chez les hommes est réinterprétée en termes « divins », selon la physiologie homérique, comme la production toujours renouvelée d’un ikhôr : l’acharnement de la violence humaine s’explique par un principe divin, par le mouvement incessant d’une substance propre aux dieux. Reliant les meurtres sanglants, et ponctuels, il y a donc le flux constant de l'ikhôr, comme manifestation du dieu. Dans la phrase πρὶν καταλῆξαι τὸ παλαιόν ἄχος νέος ἰχώρ, les deux noms ne sont de fait pas sur le même plan : l'ἄχος ancien est le mal vu du côté des hommes, comme mal subi, tandis qu’ἰχώρ nomme la vitalité de ce mal comme expression de la puissance divine. Il est donc probable qu’Eschyle entendait le mot au sens de « sang des dieux », « sang immortel ».
136Cela ne signifie évidemment pas qu’il ignorait l’acception médicale et moderne du mot (« humeur séreuse »), qui sera consignée dans le Corpus hippocratique. Au contraire, la reprise de ce qu’il pensait être le sens homérique, dans un rapport ostensible au texte de l’Iliade (avec le contraste αἷμα/ἰχώρ), peut être lue en parallèle avec la réutilisation par les médecins du mot rare.’Ιχώρ n’était sans doute pas un terme clair, doté d’un sens défini que l’on pouvait adapter à tel ou tel usage, mais plutôt une énigme, susceptible de plusieurs solutions. Face à la codification technique, qui éliminait la valeur spécifiquement théologique présente dans l’Iliade, la métaphore d’Eschyle tente de montrer qu’un usage « originel » du terme peut encore faire sens. Non qu’Eschyle soit plus soumis au mythe que ses contemporains médecins, ou moins moderne : il signale par là que l’usage de la tradition est différencié, et relatif au genre du discours employé, et cette différenciation des discours est en soi une forme de la modernité.
Troisième ensemble strophique (v. 1481-1529)
v. 1481-1483, ἦ μέγαν... δαίμονα... αἰνεῖς... κακὸν αἶνον « Tu loues un démon puissant,... mauvaise louange » Le mauvais hymne
137Le chœur ne reprend pas Clytemnestre sur le fond seulement, mais aussi sur le genre de discours qu'elle a, selon lui, en fait choisi. Il se livre à une analyse de la nature illocutoire réelle de son intervention. Elle parlait comme si elle constatait seulement la présence tenace du démon dans la race (dans un énoncé explicatif : « Car, issu de lui, un désir... »), mais le constat recouvrait en fait un éloge du mal (αἰνείς) où elle s’impliquait, comme si elle approuvait ce dont elle parlait. Le reproche est donc symétrique de celui qu'elle lui avait adressé en 1462-1467. Il avait chanté un éloge ironique d’Hélène ; elle y avait reconnu un autre genre de discours, une imprécation, qu'elle jugeait déplacée (voir supra, ad loc).
138Quand on voulait effacer la tension entre les deux interlocuteurs au profit d’un consensus « tragique », avec la reconnaissance partagée de la force du démon, on donnait à αἰνεῖν le sens de « dire, mentionner » (cf. Linwood, LSJ) : « Oui, il est terrible... le Génie que tu viens de rappeler. Ah ! rappel douloureux » (Mazon). Mais Fraenkel a montré que ce sens, que l’on crée pour Eschyle (Agamemnon, 98, 1482, Choéphores, 279), est inexistant136.
v. 1481, †οἴκοις τοῖσδε†
139Plutôt que d’inventer un mot qui assure la responsio avec l’hémiépès ὡς μὲν ἀναίτιος εἶ de 1505 (comme le fait Wilamowitz avec οἰκοσινῆ, que reprend Fraenkel), mieux vaut ne pas intervenir et laisser le problème métrique ouvert (cf. Paley, puis Page et West qui mettent le groupe entre cruces) : le texte n’est en effet pas fautif pour le sens. Seul τοῖσδε peut être suspect, comme glose. Mais une solution comme ἦ μέγαν, < ἦ μέγαν > οἴκοις, de Weil (avec... ἀναίτιος εἶ < σύ > à l’antistrophe, cf. Mazon), est sans doute déplacée : la répétition n’entre pas dans le style de ce chant, sauf pour les refrains (v. 1489, 1513, 1537) ou les cris.
v. 1484, ἀτηρᾶς τύχας ἀκορέστου « (Mauvaise louange) d’un sort désastreux, jamais assouvi »
140Presque tous les modernes ont repris la correction de B. Todt (1889) : au lieu d’ἀκορέστου, épithète d’ἀτηρᾶς τύχας (« éloge affreux d’une insatiable fortune désastreuse », cf. D.-P), ils écrivent άκόρεστον (accordé par-delà ϕεῦ ϕεῦ κακὸν αἶνον, considéré comme une incise, à δαίμονα, « démon insatiable »)137. La défense du texte des manuscrits est tellement compliquée chez Verrall138, que Fraenkel croit avoir réglé la question en le réfutant.
141On pensait, en fait, que le chœur devait reprendre le langage de la reine : « démon insatiable » répondrait directement au « démon trois fois gorgé » de 1476. Mais son langage est plus polémique. Il revient au sens qu’il avait donné à « démon » un peu plus haut, à savoir celui de « catastrophe » (v. 1468). En faisant de ce « dieu de l’instant » une divinité héréditaire, établie dans la race depuis longtemps, Clytemnestre a pour lui composé un mauvais hymne : ce qu'elle célèbre, c’est un désastre (ἀτηρᾶς τύχας), qui n’en finit pas (ἀκορέστου) ; et s’il y a un dieu à invoquer pour expliquer cette histoire, c’est Zeus.
v. 1485 s., διαὶ Διὸς / παναιτίου πανεργέτα « Le mal causé par Zeus, / le fauteur de tout, dieu de toute besogne » Les mauvais coups de Zeus
142Le chœur ne se satisfait donc pas de la généalogie mythique proposée par Clytemnestre (qui du démon de la race faisait naître un désir insatiable). L’histoire des Atrides a une cause plus rationnelle, et plus simple, Zeus, dont le nom se laisse étymologiser en « cause » (avec la paronomase διαὶ Διός). Au lieu d’un hymne au démon, le chœur chantera donc un hymne au dieu souverain, et ce chant détonne fortement avec « l’Hymne à Zeus » de la parodos lyrique. Le dieu n’y est en effet plus la cause et la condition de tout bien souhaitable, comme en 160 ss., mais l’origine du mal.
143Eschyle trouvait déjà l’étymologie de « Zeus » (Dia/Dios) comme « cause » au début des Travaux d’Hésiode : Δί’ ἐννέπετε... / ὅν τε διὰ βροτοὶ ἄνδρες... Διὸς μεγάλοιο ἔκητι (ν. 2 ss.). Le redoublement du nom dans la phrase y signale, comme souvent, l’analyse sémantique du signifiant (d’autant que διά est, en plus, repris par ἕκητι). Ces vers développent l’expression d’Homère Διὸς μεγάλου διὰ βουλάς (Odyssée VIII, 82), en explicitant l’étymologie qui y figurait déjà. Dans notre passage, la préposition est accompagnée du génitif, en partie pour des raisons linguistiques : le génitif à valeur causale avec διά est mieux attesté que l’accusatif chez Eschyle, comme chez Sophocle. On a δι’Ἔριν αἱματόεσσαν au vers 698, mais l’accusatif, pour le thème épique par excellence qu’est la « querelle », est à interpréter comme un homérisme (cf. δι’ἐμὴν ἰότητα, Iliade XV, 41139 ; la langue épique ignore διά et le génitif pour la cause). Le ton, là-bas, est clairement « épique », le chœur y raconte l’origine de l'Iliade140, ce qui est moins le cas ici, avec la lamentation. Le génitif fait de Zeus l’origine directe du mal141 (comme Dikè, en Choéphores, 641 : διαὶ Δίκας). Mais, au-delà de la différence syntaxique, la constitution d’un groupe διαὶ Δνός permet en fait à Eschyle de retrouver, par-delà la différence d’usage, le génitif d’origine qu’il lisait dans Διὸς μεγάλοιο ἔκητι et retrouvait dans Διὸς μεγάλου διὰ βουλάς. Derrière les « volontés » de Zeus qui, à travers leurs changements, leurs contradictions apparentes, donnent toute sa matière à l’épopée, il y a toujours déjà « Zeus », l’origine unique et invariante, qu’une invocation de genre lyrique repère et nomme plus immédiatement qu’un récit.
144Quant aux épithètes παναίτιος et πανεργέτης, Fraenkel a évidemment eu raison de rappeler, contre la tradition, qu’il ne s’agissait en rien d’épiclèses du dieu. Le premier mot existait comme nom propre humain Παναίτιος, et le second est un néologisme, sur le modèle d’εὐεpγέτης, « bienfaiteur ». Mais l’interprétation qu’il propose en idéalise trop le sens, et reste tributaire de textes comme le Cratyle de Platon où Dia/Dios est étymologisé comme « cause » universelle (396 a 6 ss. : οὐ γὰρ ἔστιν ἡμῖν καὶ τοῖς ἄλλοις πᾶσιν ὄστις ἐστὶν αἴτιος μᾶλλον τοῦ ζῆν ἢ ὁ ἄρχών τε καὶ βασιλεὺς τῶν πάντων), comme si le chœur voulait ici, avant tout, développer une théologie rationnelle qui fait remonter la pluralité des choses et des situations à un principe unique. C’est, en un sens, le cas, puisque Zeus se voit attribuer une fonction explicative totale : même ce qui paraît échapper à la raison, comme malheur brutal, trouve ici un principe. Mais la facture des mots utilisés ou inventés par Eschyle laisse deviner un autre point de vue, extrêmement critique, sur le dieu.
145Παναίτιος, comme nom propre, devait, se dire avec dérision d’un homme « coupable en tout », « qu’on peut accuser de tout » (voir l’analyse que donne Fraenkel)142. C’est clairement le sens qu’Eschyle donne au mot au v. 200 des Euménides. Les Érinyes reprochent à Apollon, qui veut les chasser de son sanctuaire, de n’être pas seulement complice, « co-responsable », de la situation où il se trouve lui-même (αὐτὸς σὺ τούτων οὐ μεταίτιος πέλῃ, ν. 199), mais d’en porter la responsabilité entière : ἀλλ’είς τὸ πᾶν ἔπραξας ὡς παναίτιος143 : « Mais jusqu’au bout tu as agi en étant l’auteur de tout » ; l’omnipotence du dieu olympien fait qu’il doit « répondre de tout » ; en accusant les Érinyes, il s’accuse en réalité lui-même. Même si, appliqué à Zeus souverain, le mot se laisse bien analyser en « cause, principe de tout », la valeur première du nom Παναίτιος ne pouvait disparaître. Dans cet hymne négatif, Zeus est aussi mis en accusation. L’invention d’une seconde épithète du dieu avec πανεργέτης confirme et renforce la valeur critique de la première. Certes, le mot doit d’abord se lire comme « celui qui effectue tout », et note la puissance que Zeus peut exercer à l’égard du réel (comme Ζεὺς τέλειος, selon la signification que le tour prend au v. 974, « Zeus qui accomplit » ; cf. au v. 1486 : τί γὰρ βροτοῖς ἄνευ Διὸς τελεῖται ;). Mais derrière le néologisme πανεργέτης, s’entend nettement le mot commun πανοῦργος, le « malfaiteur », « prêt à tout ». On n’est pas loin du blasphème. C’est bien Zeus, et non le démon qu’il faut invoquer, mais pour dire le même mal, la même mauvaise action144.
146Les questions qui suivent les mauvaises épithètes (v. 1486 s.) et qui les expliquent (τί γὰρ... ;) sont plus traditionnelles dans leur formulation145 : elles reprennent le concept classique d’un monisme théologique rapportant toute situation humaine à Zeus, en accord avec les théorèmes développés par le chœur dans ses autres chants : « Qu’est-ce qui s’accomplit chez les mortels sans Zeus ? Qu’est-ce qui, ici, n’a pas été décidé par les dieux ? » Le contraste entre le ton employé dans ces phrases, qui constatent ou rappellent des évidences, et la violence de l’invocation, avec les titres péjoratifs momentanément donnés à Zeus, signale que pour le chœur, à cet instant du drame, la réflexion théorique la plus rigoureuse, quand elle ne s’interdit pas de tout rapporter aux dieux, ne construit plus aucune harmonie ; elle ne découvre aucun ordre qui permette de fonder une action humaine sensée. L’ordre des choses, quand il devient vraiment intelligible, échappe aux hommes : ils sont renvoyés à leur impuissance (voir aux vers 1562 ss. pour une autre signification de la même théodicée : le rappel de la loi divine y sera à l’origine d’une autre appréciation de la réalité humaine).
147Il ne subsiste, comme relation de sens possible, que le lien de fidélité avec le roi qu’on vient de tuer : la plainte adressée à un Zeus malfaiteur (ἰὼ ἰή, διαὶ Διòς...) se double, dans un refrain, de la déploration du mort ἰὼ ἰὼ βασιλεῦ βασιλεῦ, v. 1489) et d’une déclaration d’attachement (ϕρενὸς ἐκ ϕιλίας, v. 1491) ; mais même cette relation est privée de sens, puisque le monde où elle aurait pu s’exprimer n’existe plus : les dieux ont permis qu’Agamemnon disparaisse dans des conditions qui nient toutes ses qualités : « rejetant le souffle de ta vie à cause d’une mort impie... abattu par une mort fourbe » (v. 1493 ss.). Le rite des pleurs n’a plus sa place (πῶς σε δακρύσω ;).
v. 1495 s., δολίῳ μόρῳ δαμεὶς / ἐκ χερὸς ἀμϕιτόμῳ βελέμνῳ « Tombé — la mort était sournoise — / sous un coup, par un trait à double tranchant » La négation du combat iliadique
148West, après D.-P., laisse en l’état le vers 1495 (= 1519), sans suppléer de détermination pour ἐκ χερός. En général, pour que la dénégation de la reine dans la strophe suivante soit mieux préparée, et qu’ἐκ χερός renvoie à une personne, on ajoutait, avec Enger, un δάμαρτος après δαμείς (cf. Wilamowitz, Mazon) : « dompté... sous l’arme à deux tranchants brandie par une épouse. »
149Fraenkel, qui accepte ce complément, écarte le rapprochement avec Ajax, 26 s. où ἐκ χειρός est sans déterminant (sur le bétail que les Grecs ont découvert massacré : κατηναρισμένας ἐκ χειρός), car dans ce passage le groupe prend une valeur sémantique définie, qui équivaut à une détermination : les bêtes ont été tuées « par une main », c’est-à-dire pas par d’autres animaux. Mais ici, construit avec δαμείς, le tour ἐκ χερός n’est pas moins déterminé. Le héros a été vaincu « par un coup », c’est-à-dire a rencontré un bras plus fort que le sien, comme on a ἐξ ὑπερτέρας χερός pour la victoire d’Oreste sur ses ennemis dans l'Électre de Sophocle (v. 455)146.
150Si χείρ, comme d’habitude, signifie la violence, on est bien ici dans un contexte guerrier, avec δαμείς et ἀμϕιτόμῳ βελέμνῳ. Agamemnon a reçu un « trait », comme un combattant homérique, qui devait le tuer à coup sûr (avec ses « deux tranchants » : ἀμϕιτόμω). Le choix du mot βέλεμνον, qui chez Homère désigne toujours une arme de jet, ne relève alors peut-être pas d’une simple liberté d’usage, comme si Eschyle avait étendu à ce mot la transformation que βέλος subit dans la tragédie : βέλος y est plusieurs fois synonyme de ξίϕος, alors que chez Homère il s’agit toujours d’un trait lancé. On admet ce transfert de sens quand on veut que soit désignée ici l’épée de Clytemnestre (le passage entre alors dans le dossier ouvert par le débat sur l’arme du crime, épée ou hache). Mais βέλεμνον est à prendre ici comme une métaphore. Le coup adressé au guerrier Agamemnon a porté, car une main fourbe le guidait, tout comme – selon un modèle inversé – la lance d’Achille a pu atteindre Hector, en accord avec la volonté des dieux147. Le chœur reconstruit une mauvaise scène de combat.
v. 1497 « Tu affirmes que cet acte est de moi » Négation de la négation
151Clytemnestre refuse ce rôle de guerrier perverti : elle n’a à son actif aucun « exploit » homérique (ἔργον) ; l’affaire est plus intime : non pas un combat, mais une apparition domestique, quand le « démon » s’est manifesté à elle, l’épouse (ϕανταζόμενος, voir ci-dessous sur le sens du verbe). Comme toujours dans l’échange, la réfutation sera indirecte, et portera d’abord sur le genre de discours choisi par l’adversaire, pour montrer qu’il est inapproprié. Αὐχεῖς fait en effet écho à αινείς du vers 1482 : le langage employé se définit par opposition avec le langage de l’autre, tel qu’il se laisse lui-même caractériser par une redéfinition polémique. Clytemnestre croyait constater seulement la présence du démon ; selon son interlocuteur, c’est son éloge en fait qu’elle a prononcé. De même, le chœur pleurait la mort ignoble du roi ; en réalité, il s’est « engagé » sur la nature de l’acte, dans un discours qui prétend à une sanction divine.
Αὐχεῖς
152Il y a une abondante discussion chez Fraenkel et chez Barrett (ad Hippolyte, 952-955) contre les traductions habituelles de αὐχεῖν, qui rendent le mot par « exalter », ou « déclarer avec emphase » alors qu’il ne s’agirait en rien d’un verbum dicendi, mais d’un verbum sentiendi : « croire avec assurance, avec fermeté » (avec infinitif : « to feel confident that... », Barrett). Avec le sens traditionnellement admis, on ne rendrait pas compte de phrases comme Troyennes, 770 : οὐ γάρ ποτ’ αὐχῶ Ζῆνά γ’ ἐκϕῦσαί σ’ ἐγώ (Andromaque, au sujet d’Hélène), « Jamais je ne croirai que tu es née de Zeus », ou : ἔλαϕον... ἣν σϕάζοντες αὐχήσουσι σὴν σϕάζειν θυγατέρα, « la biche qu’ils égorgeront en croyant égorger ta fille » (Euripide, fr. 857). Sans complément à l’infinitif, le mot prendrait la valeur de « faire le fier », sans que l’expression verbale de la fierté soit nécessairement envisagée (cf. Perses, 351 s.). Mais il reste qu’αὐχεῖv est le plus souvent employé dans des contextes où le langage qui accompagne « l’attitude mentale » que noterait αύχειν est fortement souligné (ne serait-ce qu’en Hippolyte, 952, avec οὐκ ἂν πιθοίμην τοῖσι σοῖς κόμποις ἐγώ, deux vers plus haut). Et surtout, l’opposition entre « verbe d’énoncé » et « verbe d’opinion » est artificielle. Sans que l’on ait à se prononcer sur la possibilité d’établir un lien étymologique entre αὐχεῖν et εὔχεσθαι (voir les réserves de Chantraine), les emplois des deux verbes sont sémantiquement voisins. Αὐχειν, semble-t-il, ce n’est ni « croire », ni « se vanter », mais s’engager sur la vérité de telle ou telle proposition, dans l’idée que cette vérité sera sanctionnée. Il s’agit d’un acte de parole par lequel on pose que l’on est garant, ou que l’on a un garant de ce que l’on dit. Cela paraît clair avec les deux phrases d’Euripide que l’on vient de citer : Andromaque s’engage à dire qu’Hélène n’est pas fille de Zeus, parce qu'elle est sûre de l’appui des dieux pour le dire. Le mot peut aussi être employé de manière polémique, pour qualifier l’énoncé d’un autre, comme en Iphigénie à Aulis, 412 : Agamemnon vient de parler de la maladie qu’un dieu et Ménélas auraient infligée à la Grèce ; son frère lui répond par σκήπτρῳ νυν αὔχει, « Fais le fier avec le sceptre », c’est-à-dire : « Pose donc que tu es seul en mesure de définir ce qu’est la Grèce. » Hutchinson (ad Sept, 1054) cite Pindare, Pythiques, I, 92, où αὔχημα désigne l’autorité que revendique un discours traditionnel : ὀπιθόμβροτον αὔχημα δόξας, « l’affirmation qui vient après l’homme et fonde sa gloire » (la renommée s’engage sur la qualité de celui qu'elle célèbre). Un adjectif comme μεγάλαυχος, ou μεγαυχής, qu’il soit employé en bonne ou en mauvaise part, ne doit pas être traduit par « illustre », mais par « qui se donne, dans son langage, une grande autorité » (cf. Agamemnon, 1529, pour le verbe) ; on comprend mieux ainsi que le mot soit épithète des Érinyes (Sept, 1054 - malgré Hutchinson, qui y voit un passif : « far-famed »), et d’un démon (Darios, en Perses, 642).
v. 1498-1504 « Oublie même que je suis femme d’un Agamemnon. / À l’épouse de ce cadavre un esprit s’est montré,/ le vieil et âcre tourmenteur / d’Atrée » La mauvaise épiphanie
153La suite de la réponse de Clytemnestre paraissait incompréhensible tant qu’on voulait y voir une simple dénégation : après avoir nié que l’acte fût d’elle (selon l’interprétation donnée de αὐχεῖς, « tu crois... mais à tort »), elle nierait être Clytemnestre : malgré les apparences, le chœur ne devrait pas croire qu’il parle à l’épouse d’Agamemnon mais à une incarnation du démon de la race. C’est ainsi que beaucoup comprennent ϕανταζόμενος δὲ γυναικὶ νεκροῦ... : « Sous l’apparence de l’épouse de ce mort, c’est l’antique, l’âpre Génie vengeur » (Mazon), bien que ϕαντάζεσθαι n’ait jamais le sens de « prendre la forme de... », et veuille simplement dire « apparaître »148 (cf. Lloyd-Jones : « But manifesting himself to this dead man’s wife the ancient... avenger... »). On ne s’en sortait alors pas avec la phrase μηδ’ έπιλεχθης Ἀγαμεμνονίαν εἶναι μ’ ἄλοχον, qui devrait signifier « Ne crois même pas que je suis l’épouse d’Agamemnon », sans que la valeur prêtée au verbe ἐπιλέγεσθαι149 corresponde à aucun sens attesté. Scrupuleux, Fraenkel et D.-P. mettent μηδ’ ἐπιλεχθῇς entre cruces.
154Mais le sens habituel de « prendre en considération que... » est ici adéquat150. Le mot note une réflexion préalable qui vient justifier une déclaration ou une opinion, comme en Hérodote, II, 120 (début) : l’historien y donne son assentiment à l’opinion des prêtres égyptiens sur Hélène, qui serait restée en Égypte pendant la guerre de Troie (ἐγὼ δὲ τῷ λόγῳ τῷ περὶ Ἑλένης λεχθέντι καὶ αὑτὸς προστίθεμαι), et cela « eu égard à cette considération... »151 (τάδε ἐπιλεγόμενος) ; suit un long développement sur l’improbabilité de la version homérique de la guerre. Un discours vient s’ajouter à un autre (ἐπι-), pour le fonder. Ici, Clytemnestre analyse le langage du chœur en en rappelant d’abord le contenu, de manière critique (« Tu prétends que c’est mon œuvre »), pour remonter à ce qu’il présuppose, et qui est hors propos (μηδ’, ne... quidem)152 : « Ne prends même pas en considération le fait que je suis, moi, l’épouse du roi. »153 Elle ne nie pas la réalité de ce fait, mais sa pertinence quant à l’accusation qu’il lui lance.
155Nous pouvons donc reconstruire le raisonnement suivant154 : le chœur, selon elle, la condamnait parce qu’il se disait qu'Agamemnon avait été tué par son épouse (selon les mots mêmes de Clytemnestre en 1404 s.), et donc par elle. Mais s’il a raison quant à la qualité du meurtrier (c’est bien « la femme de ce mort »), il va trop vite quand il croit opportun d’assimiler l’épouse-meurtrière à la femme qu’il a devant lui (µ’). Au lieu de voir dans « épouse » un terme déictique (à savoir renvoyant à « elle »), il doit l’analyser, et y retrouver une pure fonction, qui prend son sens au sein d’une histoire de famille déjà ancienne : le titre d’« épouse d’Agamemnon » ne vaut que par rapport au passé, selon une logique ancienne où l’individu Clytemnestre, la femme qui est là (« moi »), n’a en fait pas sa part ; « Agamemnon » renvoie à l’histoire d’une famille (qui en réalité n’est pas la sienne propre), dominée par le vengeur des fautes d’Atrée. Qu'elle soit bien cette épouse, en accord avec l’évidence, n’a rien à voir avec ce dont on parle ; le chœur ne doit pas le « considérer ».
156Pour dissocier le sens du mot « épouse » (la femme entrée dans une famille maudite) de sa référence (elle)155, Clytemnestre raconte une scène d’épiphanie : le démon lui est apparu (ϕανταζóµευος), de manière à la guider, comme le font les dieux de l'Iliade quand ils se manifestent aux hommes. La référence véritable du mot « épouse » est alors à trouver dans cette force non-humaine, qui n’est pas elle. Elle se détache par là de tout ce qu’on pourrait dire sur elle, de tous ses attributs possibles ; elle n’est plus qu’une simple présence, contingente. En reprenant avec ’Aγαµεµνονίαν... ἄλοχον le tour qui la désigne dans l'Odyssée (III, 264), comme le signale Wecklein, le personnage à la fois rappelle et écarte le récit canonique de la faute de Clytemnestre séduite à Argos par les paroles charmeuses d’Égisthe (πóλλ᾽ Ἀγαµεµνονέην ἄλοχον θέλγεσκεν ἔπεσσιν).
v. 1507-1509, πατρόθεν δὲ... βιάζεται δ’... « L’esprit tourmenteur / venu d’un père a peut-être collaboré. / Mais un sombre Arès fait le violent » Le vrai démon
157Le chœur analyse à son tour l’interprétation que Clytemnestre a donnée de son langage. Il reprend l’idée que le « sens » de l’acte criminel est indissociable d’une existence : il y a bien le démon derrière « l’épouse ». Mais la réalité ainsi désignée est à son tour analysée, de manière que la reine ne soit pas privée de sa culpabilité156, et qu’en raison de cette culpabilité elle soit condamnée au désastre démoniaque qu'elle avait elle-même exhibé. Le démon n’est en effet pas une entité autonome qui se déchaîne aveuglément, mais la contre-partie divine d’une culpabilité humaine. S’il y a eu démon, c’est en raison de la faute d’Atrée (πατρóθεν) : on remonte bien à un « acte impie », comme il est dit dans le second stasimon (v. 758), dont les conséquences sont claires et prévisibles. Le démon, selon la thèse du chœur, obéit en effet à la loi rationnelle de la production du Même : l’hubris du père n’engendre pas le malheur subi seulement, mais d’autres actes impies, indéfiniment ; Clytemnestre est donc à la fois coupable et soumise aux rigueurs de la malédiction familiale ; les deux ne s’excluent pas.
158La phrase πατρóθεν δὲ... pose la possibilité d’une action conjointe (συλλήπτωρ) du démon, découlant du crime : l’origine du processus est donc humaine (« issu du père... ») et son déroulement partagé entre hommes et dieux ; la phrase suivante (βιάζεται δὲ...) rétablit le dieu dans sa toute-puissance (« D’un autre côté, il fait violence dans des flots de sang »), mais dans un sens opposé à l’idée défendue par Clytemnestre : la reine n’est pas un agent irresponsable du désastre, mais l’une des victimes à venir. Il n’y a en fait de divin que le lien nécessaire qui rattache dans le temps une action humaine criminelle à une autre. Le démon signifie par là l’appartenance des individus à un même monde familial fermé ; il n’est que la répétition d’une origine. La phrase suivante dira sur quel mode le nouveau est issu de l’ancien.
v. 1511 s., ὅποι δὲ καὶ προβαίνων, / πάχνᾳ κουροβóρῳ παρέξει « Où qu’il aille / il les [= les flots sanglants de même semence] offrira à l’horreur de glace qui mange les jeunes gens »
159La fin de la strophe achève de dessiner le cycle des violences en remontant à l’origine de la malédiction, avec « l’horreur glacée qui dévore les jeunes ». La relative ὅποι δὲ καὶ, προβαίνων que beaucoup ont corrigée (de Butler à Mazon et à West), reprend la métaphore du « noir Arès » (c’est-à-dire un Arès couvert de sang) auquel le démon a été assimilé. Comme un guerrier sur le champ de bataille, « il s’avance » en tuant (προβαίνων ; le προσ- des manuscrits est contraire au mètre, avec le bacchée final).
160L’emploi d’un adverbe relatif comme ὅποι avec un participe non suivi d’un verbe conjugué a souvent paru suspect ; on ne trouvait aucun parallèle convaincant (au vers 423, εὖτ᾽ ἂν ἐσθλά τις δοκῶν ὁρᾶν n’est pas comparable, car il s’agit d’une véritable rupture de construction, en rapport direct, « mimétique », avec l’idée de la phrase ; voir Fraenkel et Bollack ad loc.). La construction est de fait inédite si l’on commence une nouvelle phrase avec ὅποι, comme y invite le δέ. Le tour serait moins surprenant si l’on faisait de l’ensemble de la phrase une relative rattachée à ce qui précède, sur le modèle d’une syntaxe comme Philoctète, 302 s. (à propos de l'île de Lemnos) : oὐ γάρ τις ὅρµος ἐστίν, οὐδ᾽ ὅποι πλέων / ἐξεµπολήσει κέρδος, « ... il n’y a pas de mouillage, ni de lieu où venir en bateau pour faire du trafic avec profit ». Le relatif y est construit avec le participe mais vaut pour toute la phrase. Ce serait ici : « En noir Arès il fait violence avec des flots de sang et là où, en s’avançant, il apportera... » Mais le δὲ καὶ ne fait alors pas vraiment sens. Il faudrait supposer une lacune comme : « Et cela, il le fait là où s’avançant... » Mieux vaut sans doute couper après µέλας Ἄρης et laisser le problème syntaxique ouvert, en reconnaissant comme Fraenkel que l’affirmation de Hermann : ὄποι δὲ καὶ προβαίνων idem est ὅποι δὲ καὶ προβῇ demande confirmation.
161Le problème disparaît à partir du moment où l’on accepte la correction de Butler et Scholefield δίκαν pour δὲ καὶ157 : la relative, dont le verbe est alors παρέξει, se rattache facilement à βιάζεται, et l’on règle un autre problème de la phrase ; il est désormais plus facile de conserver le datif de la tradition manuscrite πάχνᾳ κουροβóρῳ158, puisque παρέξει, « il fournira » est ainsi doté d’un complément d’objet, δίκαν, qui semble manquer avec la lettre transmise : « Ares forces his way to where (βιάζεται ὅποι προβαίνων) he shall pay atonement (δίκαν παρέξει) to the gore congealed of the children that were devoured (πάχνᾳ κουροβόρῳ) » (Lloyd-Jones). Mais, déjà, l’ordre des mots, avec δὶκαν séparant ὅποι de προβαίνων et détruisant l’unité de la proposition participiale, fait difficulté (cf. Fraenkel).
162On ne dispose en fait que de trois solutions pour construire les derniers mots de la phrase. Ou bien (= 1) l’on corrige avec Dorat en πάχναν κουροβόρον, « Il apportera une froidure qui dévore les jeunes » (cf. Fraenkel). L’action d’Arès consisterait à rappeler l’origine en présentant le sang déjà figé des enfants de Thyeste ; mais on ne voit pas en quoi cela menace Clytemnestre. Ou bien on s’en tient au datif ; il reste alors à définir un objet direct pour le verbe ; on a le choix entre deux possibilités, selon que l’on sous-entend avec παρέξει un réfléchi, ἑαυτόν (= 2), ou un complément externe tiré du contexte (= 3). Il est en effet nécessaire de supposer une ellipse, quelle qu'elle soit ; la signification copiam facere, pour un παρέχειν employé absolument est inventée ad hoc (voir les critiques de Conington contre Klausen). Avec la solution 2, qui retrouverait ici un usage de l’ellipse du réfléchi codifié dans la langue (cf. LSJ, s.v., A, II, 2), le sens serait : « Où qu’il s’avance, il se soumet au figement qui dévore les jeunes » (avec cette construction, παρέχειν est normalement suivi d’un infinitif désignant l’action subie) ; mais cela va mal avec la description d’un Arès conquérant. Fraenkel écarte sans la discuter l’idée que l’on puisse, avec Hermann, suppléer un ὁµοσπóρους ἐπιρροὰς αἱµάτων à partir de la phrase précédente (solution 3) : « Où qu’il s’avance, il fournit des flots de sang issus de la même semence à l’horreur glacée qui dévore les jeunes. » C’est pourtant une forme régulière de l’ellipse : les mots suppléés viennent du contexte immédiat, et ont une fonction sémantique précise dans la phrase, avec le contraste entre le sang figé et froid des enfants de Thyeste et le flux du sang nouveau que suscitent les massacres familiaux. L’origine est perpétuellement réactivée.
v. 1513-1520 La répétition du refrain
163Seul le second refrain, avec la lamentation sur le roi (ἰὼ ἰὼ βασιλεῦ βασιλεῦ), est répété, à la différence du premier (les lamentations sur Hélène, ici) παράνους Ἑλένα, v. 1455) et du troisième (les lamentations sur la terre, ἰὼ γᾶ γᾶ, v. 1538). Cela crée un effet formel de symétrie et met en valeur l’événement déploré, dans sa brutalité. Le premier couple strophique de l’échange « lyrique » (avec, pour Clytemnestre, le passage des trimètres aux anapestes : str. 2/antistr. 2) accuse l’origine du meurtre, dans un blâme adressé aux deux filles de Tyndare ; le dernier (str. 4/anti-str. 4) déplore l’aporie juridique où est renvoyé le chœur : le meurtre est à la fois monstrueux, si on le compare aux bienfaits venus d’Agamemnon, et équilibré, si on le rapporte au meurtre d’Iphigénie. Le couple central (str. 3/antistr. 3) considère l’événement selon sa qualité propre, comme manifestation d’une puissance divine olympienne et chthonienne (strophe et antistrophe), et, simultanément, comme acte ignoble (dans le refrain) : le monde naturel, tel qu’il est régi par les dieux, fonde une situation qui rompt avec toute idée d’un ordre naturel. Entre la mise en cause des deux femmes et une réflexion plus distanciée où le chœur se demande comment évaluer le fait (« Je suis perdu, privé de ma pensée, ne sachant dans mon souci trop inventif... », v. 1530 s.) dans une perspective pratique (comment juger ?), le chant analyse le processus objectif qui a fait de la transgression de toute norme une nécessité.
164Tandis que les strophes dégagent les deux rationalités divines qui ont été et sont toujours à l’œuvre (l’omnipotence olympienne et la continuité de l’action démoniaque), le refrain revient sur l’énormité du fait qui est à interpréter. Il le fait deux fois, montrant par là que la reconstruction de la situation au moyen d’un discours général sur les dieux, avec la pluralité des principes qu’il faut dégager (Zeus dans la strophe, puis le démon de la race dans l’antistrophe), part toujours d’un même donné, qui échappe en fait à toute représentation adéquate : au-delà des explications proposées, reste le scandale, et l’impossibilité de lui trouver une place définie au sein du langage humain. Fidèle à son intérêt « théorique » pour l’intelligibilité, le chœur mobilise des causes universelles (avec l’Olympe) ou des modes universalisables d’explication (avec le « vengeur »), mais cela dans une perspective en réalité anti-théorique, puisqu’il donne ainsi une consistance absolue à l’événement singulier, qui échappe dès lors à toute subsomption rassurante. L’adresse, « Iô ! Iô ! Roi, roi ! Comment vais-je te pleurer ? », est ainsi l’écho inversé de l’adresse prudente au roi lors de son retour triomphal au début du troisième épisode (« Eh bien ! Roi... quel nom te donner ? », v. 782-785). Il fallait alors faire correspondre l’énormité du succès aux règles d’un langage proportionné ; ici, c’est la possibilité même d’un tel langage qui est niée.
165Par ailleurs, face à la dénégation de Clytemnestre (v. 1497-1504), qui se retranche derrière la malédiction familiale, la répétition affirme la résistance du fait à toute interprétation humaine ; quoi qu’on dise, c’est toujours la même chose. Les anapestes de la reine (v. 1521-1529) vont ensuite obliger le chœur à changer de perspective : s’il s’en tient au fait et au deuil, il lui faut intégrer un autre fait, avec la mort d’Iphigénie, et un autre deuil, avec les pleurs qu'elle a versés pendant dix ans. La radicalité de l’événement ne suffit pas à fonder un langage de pure protestation : les choses sont en fait plus simples que ne le dit le chœur ; pour comprendre ce qui a eu lieu, il suffit de s’en tenir à la réalité événementielle du passé et de reconnaître dans la mort d’Agamemnon le redoublement de celle d’Iphigénie. Il n’y a donc, pour elle, aucune aporie de la pensée ou du langage : la brutalité effective du fait se laisse ramener à une forme intelligible qui l’explique totalement, selon une relation stricte de justice entre un acte et un autre. Même à se limiter, comme le voudrait le chœur, à ce qui s’est passé, dans sa violence, on n’est pas démuni : le langage traditionnel de la réciprocité (comme au vers 1527 : « Il lui a fait subir l’indigne et a subi un sort digne de cela ») suffit à donner un sens à l’histoire que l’on vient de vivre : il n’y a pas d’événement pur, hors raison. Parler de Zeus, ou même du démon, n’intéresse en fait pas Clytemnestre : c’est plus simple et plus intime, dans une relation privée entre trois individus, Agamemnon, Iphigénie et elle.
v. 1521 s., οὔτ ἀνελεύθερον... οὐδὲ λὰρ... « Je ne pense pas qu’il ait eu une mort d’esclave / (...) / Et n’a-t-il pas lui-même installé chez lui la destruction sournoise ? » Lacune
166La réplique de Clytemnestre se donne l’allure méthodique d’une réfutation : à κοίταν ἀνελεύθερον répond οὔτ’ ἀνελεύθερον, et à δολίῳ µóρῳ, d’une manière ou d’une autre, δολίαν ἄτην. En début de phrase, οὔτ’ semble ouvrir une série, qu’on ne trouve en fait pas, puisqu’au « ni » il est sans doute exclu de faire correspondre le οὐδὲ γὰρ de 1523 (selon la structure fréquente oὔτε... οὐδέ, Denniston, Greek Particles, p. 193) : le « car » vient rompre le balancement, et la seconde phrase est à prendre comme une interrogative : « Et n’a-t-il pas, lui aussi... ? » (voir Fraenkel sur la valeur ici de οὐδὲ γάρ, en réponse au « very curious » de Denniston, p. 195 ; Fraenkel relève plusieurs emplois avec un pronom personnel ou un nom propre). Si l’on ne corrige pas le οὔτε en οὐκ (comme Schütz, Butler, Klausen, etc. ; mais la faute est improbable), on doit alors admettre ou une rupture de construction, dont le sens rhétorique ici échapperait, ou, plutôt, avec Wilamowitz, une lacune159. L’anaphore des négations en début de vers peut expliquer l’oubli.
167La syntaxe, par ailleurs, fournit la seule raison de supposer ici un défaut du texte ; plusieurs éditeurs se sont appuyés sur l’hiatus entre γενέσθαι et οὐδέ pour conclure à la disparition d’un vers ou plus. On renverra simplement, entre autres, au vers 71, à Euménides, 314 (pour Agamemnon, 793, l’affirmation de D.-P. « The interlinear hiatus βιαζóµενοι∙/ ὅστις has no parallel in Aeschylus » est sans fondement).
168Deux types de compléments ont été envisagés. On est d’accord pour qu’il y soit question de la ruse, soit dans l’idée que Clytemnestre nierait simplement que son acte ait été un δóλος (cf. Fraenkel), soit, au contraire, qu'elle justifierait au nom du droit l’emploi de la ruse (Wilamowitz, D.-P, West ; chacun s’est donné la liberté d’écrire une phrase eschyléenne ; Fraenkel est plus prudent, et plus sobre). S’il est possible de décider, la seconde solution introduit plutôt une redondance avec la suite, où il sera explicitement question de justice (avec ἀνάξια δράσας ἄξια πάσχων, puis τείσας ἅπερ ἔρξεν). De son côté, Fraenkel pensait que la reine écarterait simplement la notion de ruse ; c’est effectivement ce que l’on peut attendre après la négation du caractère servile de la mort du roi. Mais il employait un argument qu’il est difficile de suivre. Il se refusait en effet à faire, comme Schütz et la plupart, d’οὐδὲ γὰρ... une interrogative, en raison de la présence d’ἀλλ’ en 1525 (cf. déjà Blomfield) : « Il est faux de dire que..., mais... » On aurait donc le raisonnement : il ne s’agit pas de ruse, car Agamemnon - à qui fut simplement imposé ce qu’il a imposé à sa fille - n’a pas rusé pour tuer Iphigénie, il l’a fait ouvertement (dans un sacrifice public, au vu de tous). Mais l’argument n’est pas contraignant : ἀλλά peut porter sur l’ensemble du développement négatif ouvert par orne.
169Toutefois, l’hypothèse qu’il propose pour la lacune peut tenir. On aurait : « Il est faux de dire qu’il est mort comme un esclave (orne...), et tout aussi faux de dire qu’il a été pris dans un piège (second οὔτε) ; et n’a-t-il pas, en effet, introduit lui-même la ruse chez lui (οὐδὲ γὰρ... ;) ? Mais, ce qu’il faut dire (ἀλλ᾽...), c’est que... » La présence de « dans la maison » (οἴκοισιν) sert à réfuter l’idée d’une mort « servile » (ἀνελεύθερον) : c’est bien en maître qu’il a introduit la perversion chez lui. Si le roi a lui-même été fourbe (en traitant ce qu’il a de plus proche comme une chose étrangère)160, le sort qu’il a subi n’a rien d’ignoble, comme l’est une mort sans franchise, contraire aux règles du combat, puisqu’on le traite exactement comme ce qu’il est devenu, un roi-guerrier dégénéré. Pure illustration de l’idée de réciprocité, l’acte reste, formellement, conforme à la justice qu’Agamemnon était censé appliquer comme souverain. Il n’y a donc aucune ruse à lui tendre un piège.
v. 1526, τὴν πολύκλαυτόν τ’ / ’Iϕιγέιαν « Et l’Iphigénie de tant de pleurs » Une formule
170Dans la phrase positive (« mais... »), Iphigénie est d’abord présentée par son origine familiale : « la jeune pousse que j’ai fait lever de lui », de manière à définir la ruse du roi (il se faisait passer pour le père alors qu’il en était l’assassin, cf. v. 1374 s.). Le groupe τὴν πολύκλαυτóν τ᾽ Ἰϕιγένειαν, coordonné par un τε, donne, en contraste avec le bonheur qui s’était manifesté dans cette origine partagée entre le père et la mère, l’identité de la jeune fille telle qu'elle s’est fixée dans son histoire : « cette jeune pousse, qui est aussi la beaucoup pleurée Iphigénie. » Comme souvent, le nom propre accompagné de l’épithète caractérise la nature de l’être qu’il désigne. « Iphigénie » n’est plus seulement le nom de l’enfant, mais le cri de la mère, pendant dix ans (cf. πολύκλαυτον), comme le nom d’« Itys » pour Aédoné : Ἴτυν Ἴτυν στένουσα (v. 1144). Le τε rassemble deux éléments d’une histoire, son début et son terme, et non pas, comme le croient les éditeurs qui le suppriment, la chose (« mon enfant »), et son nom (« Iphigénie »), auquel cas sa présence ne se justifierait pas. Il n’y a donc aucune difficulté dans ces mots, souvent mis entre cruces (Stanley enlevait la conjonction et Porson, suivi par D.-P., écrivait τὴν πολυκλαύτην Ἰϕιγένιαν).
v. 1527s., ἀνάξια δράσας / ἄξια πάσχων « Ayant fait ce qu’il ne devait pas / et subissant ce qu’il doit »
171La dissymétrie, dans le texte des manuscrits, note qu’Agamemnon a fait subir à Iphigénie ce qu'elle ne méritait pas et a subi ce qu’il méritait ; les deux mots ἀνάξια et ἄξια ne sont pas sur le même plan : il y a une manière digne de répondre à l’indigne, c’est de le répéter. La correction ἄξια δράσας introduite par Hermann (et « requise par le sens » selon Fraenkel) s’appuie sur des formules qui soulignent la stricte équivalence entre l’agir et le subir (cf. le v. 533) ; mais cela est dit par ἄξια πάσχων Le roi est en fait maintenu dans son « honneur », il n’a donc pas à se plaindre dans l’Hadès, comme l’Agamemnon de l'Odyssée.
172Par ailleurs, contrairement à celui de Hermann, le texte des manuscrits permet de construire une phrase continue, avec ἐμòν ἔρνος (Ἰϕιγένειαν) complément de ἀνάξια δράσας (cf. Philoctète, 940 pour le double accusatif avec δρᾶν). Quand on s’en tient à la symétrie qu’offrirait ἄξια δράσας ἄξια πάσχων, on doit supposer une lacune après Ἰϕιγένειαν (un syntagme comme Ἰϕιγένειαν ἄξια δράσας ἄξια πάσχων ne faisant évidemment pas sens).
v. 1528 s., µηδὲν ἐν Ἃιδου / µεγαλαυχείτω, ξιϕοδηλήτῳ / θανάτῳ τείσας ἅπερ ἔρξεν « Qu’il ne joue pas / les glorieux dans l’Hadès ! Mourant de l’épée qui tue, / il a payé exactement son acte »
173Si le texte, avec la ponctuation habituelle que nous reproduisons ici, n’était pas un élément de taille (en fait le moins discutable pour l'Agamemnon)161 dans le débat qui s’est développé autour de l’arme du meurtre (l’épée ou, selon une tradition, la hache), il n’aurait sans doute pas fait l’objet d’une discussion syntaxique. Quand on tenait pour la hache, il était tel quel irrecevable. Il fallait alors faire porter le groupe ξιϕοδηλήτῳ θανάτῳ non pas sur τείσας (« payant par une mort qui frappe par l’épée »)162, mais sur µεγαλαυχείτvω • « Qu’il ne se vante pas d’une mort à l’épée »163 (i.e. d’une mort héroïque, à la bataille, cf. M. Davies, « Aeschylus’ Clytemnestra : sword or axe ? », Classical Quarterly, n.s. 37, 1987, p. 72, après Enger). Mais l’interdiction qui serait ainsi prêtée à Clytemnestre ne fait pas vraiment sens dans le contexte : après la participiale « ayant accompli ce qu’il ne fallait pas et subissant ce qu’il faut », qui pose le caractère juridique du meurtre, et avant une seconde participiale qui rappelle la légalité de son sort (« payant ce qu’il a fait »), les prétentions d’Agamemnon ne seraient pas pertinentes si elles portaient sur le caractère noble de sa mort ; elles doivent elles-mêmes être juridiques (comme appel à la vengance, ce que fera Clytemnestre une fois tuée). Au contraire même, l’adjectif homérisant (c’est-à-dire renvoyant à une scène typique d’Homère) ξιϕοδηλήτῳ, souligne bien, en accord avec le début de la réplique (qui conteste ironiquement que sa mise à mort ait été servile), qu’Agamemnon a été tué comme le guerrier qu’il est : il a eu ce à quoi il avait droit, comme héros, et comme criminel. L’épithète n’est pas seulement descriptive164.
Quatrième ensemble strophique (v. 1530-1576)
v. 1530 s., ἀµηχανῶ... µέριμναν « Dépossédé de ma raison, je me perds / dans les fabriques ingénieuses de l’angoisse » L’habileté du souci
174L’analyse par le chœur de l’aporie subjective où il se voit enfermé est difficile à reconstituer. Il faut d’abord décider des fonctions syntaxiques de ϕροντίδος et d’εὐπάλαµον µέριµναν. Le groupe à l’accusatif, si on le maintient, peut être construit ou bien avec ἀµηχανῶ, ce qui isole ϕροντίδος στερηθείς, « privé de pensée » : « Je ne m’en sors pas, avec mon inquiétude versatile » (c’est la solution que je retiens), ou avec στερηθείς, qui s’emploie parfois avec l’accusatif (mais cela n’est attesté que tardivement) : « privé du souci habile de ma pensée », avec un ϕροντίδος adnominal165 (c’est la compréhension de D.-P., de Lloyd-Jones et de West ; Vettori et Canter lisaient ainsi, cf. Hermann). Cette dernière lecture a peut-être contre elle d’admettre une construction de στερέω qui n’est pas ancienne. Moins laxiste quant à la langue, mais trouvant artificiel de rattacher µέριµναν au verbe principal ἀµηχανῶ, Fraenkel s’en tire en créant avec Enger un second génitif : εὐπαλάµων µεριµνᾶν, auquel se rattacherait ϕροντίδος : « privé des soucis habiles de ma pensée. » Mais il faudrait une raison syntaxique forte pour aller contre l’ordre des mots et dissocier ϕροντίδος du verbe.
175Paley pense défendre la construction traditionnelle (ἀµηχανῶ µέριµναν jungendum, Wellauer) en renvoyant à τέρµα δ’ ἀµηχανῶ de 1177 ; mais l’accusatif y désigne l’issue, et non l’impasse. Or µέριµνα, qui signifie en propre le souci humain dans sa limitation au regard du savoir divin, a ici comme ailleurs une valeur négative. Ce n’est pas simplement la « pensée », qui, avec εὐπάλαµος, serait dite « habile », mais le souci en tant qu’il est chez les hommes dépendant de la situation extérieure166. Le mot prend parfois chez Eschyle le sens d’« angoisse » (cf. Agamemnon, 98 s. : παιών τε γενοῦ τῆσδε µερίµνης, et 460). Pour cette raison, déjà, il est difficile de construire µέριµναν, ou µεριµνᾶν, avec στερηθείς : le chœur n’est pas privé de son souci, mais envahi par lui. L’épithète εὐπάλαµος, de son côté, ne suffit pas à faire du « souci » une faculté positive, qui manquerait. Elle note l’assurance d’un comportement qui n’est pas « vain », et atteint son but (voir Page, Sappho and Alcaeus, p. 315 [à propos du fr. 360 LP d’Alcée] sur οὐκ ἀπάλαµνον comme expression synonyme d’οὐ µάταιον). Le souci a « la main facile », il s’installe où il veut (en Euménides, 846, l’adjectif contraire δυσπάλαµος, appliqué aux ruses des dieux, a une valeur passive : « contre lesquelles les mains ne peuvent rien »).
176L’inventivité et la liberté de l’inquiétude enferment le chœur dans l’aporie ; il n’a pas la « pensée » (ϕροντίδος) qui lui donnerait une représentation claire et articulée de la situation. Dans cette compréhension, µέριµναν développe le contenu de l’ἀµηχανία, comme on a ταῦτ᾽ οὖν ἀµηχανοῦµεν au vers 492 des Héraclides.
v. 1534, ψακὰς δὲ λήγει La fin de l’averse
177Le souci est d’autant plus libre et inventif que le chœur doit faire face à une accélération contradictoire des événements : le fracas de la pluie de sang l’effraie ; mais l’averse a cessé, et d’autres crimes se préparent. La quasi-simultanéité d’impressions contraires est notée par l’accumulation de phrases reliées simplement par δέ : δέδοικα δ᾽…, ψακὰς δὲ…, δίκᾳ δ᾽... La difficulté que l’on a à reconstruire le sens de la série vient de l’ambiguïté (seulement apparente) de la proposition ψακὰς δὲ λήγει. Que signifie « l’averse a cessé » ? Si l’on s’en tient au sens de ψακάς tel que le définissent les Météorologiques d’Aristote (374 a 11), il s’agirait d’un crachin, d’une pluie fine, en petites gouttes (Fraenkel cite également Hérodote, III, 10). On a alors cru que l’on avait le choix entre deux interprétations. Ou bien : « La pluie a cessé de tomber en gouttes fines », il s’agit donc d’une véritable averse, abondante (Mazon) ; mais l’emploi de λήγει n’est alors pas vraiment justifié : le verbe note plutôt l’arrêt total d’un phénomène. Ou bien on fait de cette accalmie le signe annonciateur d’une vraie tempête (Fraenkel). Mais la phrase précédente, avec δέδοικα δ’ ὄµβρου κτύπον δοµοσϕλῆ167, indique plutôt que l’averse a déjà eu lieu ; la maison est tombée avec Agamemnon : πίτνοντος οἴκου (la construction, rare, de δείδω avec l’accusatif fait de la crainte non une appréhension mais une peur devant la situation ou un objet présent, cf. Œdipe roi, 447 s.). Plus conséquent, West transforme la phrase en un souhait : ψακὰς δὲ λήγοι168.
178La discussion s’est laissée enfermer dans un cadre sémantique (pluie fine/pluie abondante) qui est inadéquat. Le mot désigne d’abord une part petite (cf. Chantraine et al., s.v.). Appliqué à la pluie (« goutte »), il ne signifie pas nécessairement la faiblesse de l'ondée, mais son constituant élémentaire. D’où la possibilité que, par synecdoque, il soit simplement l’équivalent de « pluie », comme au v. 2 de l'Hélène à propos du Nil, comme substitut de la pluie de Zeus : ὃς ἀντί δίας ψακάδος (« à la place des gouttes du ciel... »169 ; voir R. Kannicht ad loc. : pars pro toto). On peut même le rencontrer déterminé par un adjectif comme « dense » (πυκνός) :... κᾆθ᾽ ὑπò στέγῃ / πυκνῆς ἀκοῦσαι ψακάδος εὑδούσῃ ϕρενί (dans les Tυµπανισταί de Sophocle, fr. 636 Radt, v. 2 s.). La pluie n’est alors pas décrite comme un phénomène météorologique, mais par l’impression qu'elle fait, avec l’accumulation des gouttes que l’on entend. De même, au vers 1390 de l'Agamemnon, la « pluie » de sang que crache le roi quand Clytemnestre le frappe (βάλλει µ᾽ ἐρέµνῃ ψακάδι ϕοινίας δρóσου) n’est précisément pas maigre : le sang gicle de sa bouche comme il le fait d’habitude de la gorge d’une bête sacrifiée (v. 1389 : ὀξεῖαν αἳµατος σϕάγην ; voir supra, ad loc.). Pour celle qui reçoit l’averse, la dispersion des gouttes lui donne l’impression d’être touchée par une rosée. Ici, le chœur, après avoir nommé l’objet de sa peur, le vacarme de la pluie (ὄµβρου κτύπον), évoque l’appréhension que fait subitement naître en lui l’absence de toute sensation de pluie.
v. 1535 s., δίκᾳ δ᾽ ἐπ’ ἄλλο πρᾶγµα θηγάνει... Mοῖρα « Pour la justice, sur d’autres pierres le destin / affûte, en vue d’une autre action de nuisance »
179L’écart entre les diverses lectures de la phrase vient de la possibilité qu’offrent les manuscrits de prendre ou « Justice » ou « la Moire » comme sujet : F et Tr nous donnent deux « nominatifs ». Or il est difficile de construire deux phrases, comme le fait Klausen (« La justice aiguise..., le Destin aiguise... ») : les deux syntagmes ἐπ’ ἄλλo πρᾶγµα et πρòς ἄλλαις θηγάναισι se répondent étroitement170 et doivent entrer dans la même syntaxe. D’autre part, la forme fautive (il manque une brève) θήγει permet d’envisager au moins deux constructions, selon que l’on choisit une forme active, comme θηγάνει (introduit par Hermann), ou un passif (θήγεται, Emperius). Enfin, le génitif βλάβης peut être analysé de deux manières, comme complément de πρᾶγµα, « une action de dommage », ou de θηγάναισι, « les aiguisoirs de la ruine ».
180Si l’on faisait de Δίκα (ou Δίκη) le sujet, il fallait corriger Moῖpα. D.-P. écrivent avec Emperius Δίκα... θήγεται πρòς ἄλλαις θηγάναισι Mοίρας, « La justice est affutée sur d’autres aiguisoirs du Destin. » Pour le sens, c’est équivalent à l’autre solution, qui fait de Moῖpα le sujet et corrige Δίκη en un accusatif : « La Moire aiguise (θηγ<άν>ει) la justice... » Elle a été retenue par la plupart des interprètes depuis la Renaissance (Dorat, Canter, Schütz, Hermann, Wellauer, Fraenkel, etc.), Il est vrai qu’un syntagme θηγάνει Mοῖρα a de l’apparence : la forme verbale reconstituée est plus proche du texte transmis (l’erreur s’explique facilement comme une banalisation), et la Moire y commande effectivement le processus en cours.
181La version de Triclinius, avec un datif δίκᾳ et µοῖρα sujet (cf. le texte de West)171, n’a pas été vraiment considérée. Fraenkel ne la discute, pour l’écarter, que sous la forme que lui donnait Headlam, avec le passif θήγεται, et βλάβης complément de µοῖρα, malgré l’ordre des mots (« Yet there are other whetstones whereon destined hurt is being whetted for the hand of Justice to another end »). Si l’on s’en tient à θηγάνει (attesté en fait par Hésychius [θ 454 Latte]172 et l’Etymologicum magnum) et à la construction πρᾶγµα βλάβης (« une affaire de dommage »), elle est pourtant satisfaisante. On doit en effet reconsidérer la phrase à partir du couple d’opposés δίκα / βλάβη, le droit et le crime (βλάβη signifie proprement la « lésion », le « dommage » que le transgresseur fait subir), que l’on retrouve par exemple en Euménides, 492, dans un oxymore plus marqué encore : δίκα τε καὶ βλάβα, pour le droit, en réalité criminel selon les Érinyes, revendiqué par Oreste. L’action de la Moire s’inscrit dans cette contradiction : il y a eu un premier « tort » (βλάβη), avec la mort d’Agamemnon, qui sert d’aiguisoir pour un autre « tort » (ἐπ᾽ ἄλλο πρᾶγµα βλάβης ; mais à travers ce but, c’est en fait le rétablissement du droit qui est visé (δίκᾳ). Le vers 1535 serait ainsi comme tenu par les deux aspects contradictoires de l’action qui se prépare.
182L’emploi de δίκῃ sans préposition est bien attesté dans la lyrique et la tragédie avec le sens de « selon le droit ». L’usage semble remonter à Hésiode (Travaux, 9 : δίκῃ δ᾽ ἴθυνε θέµιστας) ; dans Homère, on ne trouve qu’une fois δίκῃ] seul, et avec un sens différent, au chant XXIII de l'Iliade, quand après la course des chars Antiloque se lève pour contester l’attribution du second prix à Eumèle (v. 542) : Πηλεΐδην Ἀχιλῆα δίκῃ ἠµείψατ’ ἀναστάς, « S’étant dressé, il répondit à Achille fils de Pélée pour faire valoir le droit » (Leaf comprend « in accordance with the rule », dans l’idée que δίκη au sens de « cause », admis ici par beaucoup, est tardif ; cf. ad XVIII, 507 ; mais il s’agit sans doute de la justice, qui « manquerait » dans la décision d’Achille, comme on a μή τι δίκης ἐπιδευὲς... en XIX, 180). La valeur de destination du datif paraît conservée parfois dans la tragédie, comme au v. 69 s. de l’Électre de Sophocle : σοῦ γὰρ ἔρχοµαι / δίκῃ καθαρτὴς πρòς θεῶν ὡρµηµένος, « Car je t’arrive en purificateur pour la justice que les dieux ont mis sur ce chemin »173. Ce serait le cas ici : « pour faire justice. »
v. 1547-1550, τίς δ᾽ ἐπιτύµβιος αἶνος... πονήσει ; « Quelle louange sur sa tombe d’homme divin, / lancée dans les larmes, / se mettra à la peine selon la vérité du cœur ? »
183La correction de Casaubon et de Voss τίς δ’ ἐπιτύµβιον αἶνον, « Qui prendra la peine de chanter l’éloge funèbre... ? », au lieu de τίς δ᾽ ἐπιτύµβιος αἶνος, « Quel éloge funèbre se donnera du mal... ? », a été reçue par presque tout le monde. Il est vrai quelle est simple et a beaucoup d’apparence. Aux quelques « conservateurs » habituels (Wellauer : αἶνος ipse πονεῖν dicitur, Klausen, Peile, puis Verrall)174 se sont joints seulement Hermann, Schneidewin et Headlam (que Thomson n’a pas suivi). L’argument majeur contre le texte transmis serait, selon Fraenkel, que τίς dans la série des questions ne peut s’entendre que de quelqu’un, et non du chant. En supprimant le nominatif, avec la rupture qu’il introduit, on perd pourtant une nuance qui paraît pertinente : le chœur a d’abord disqualifié Clytemnestre comme maître de cérémonie (τίς ὁ θάψων νιν ; τὶς ὁ θρηνήσων ;) ; dans une dernière question, il rappelle ce que doit être un véritable hymne au mort : il ne s’agit pas de trouver les mots seulement – ce qu’éventuellement elle pourrait faire –, mais de pleurer, d’être véridique et de « peiner ». Faire l’éloge d’un roi comme Agamemnon, d’un « homme divin », est un vrai travail ; cela définit l’αἶνος en propre. Un tel hymne ne peut être chanté par elle.
v. 1551, τò µέληµα λέγειν « (Il ne t’appartient pas de) mentionner ce devoir-là »
184On a le choix entre deux présentations du texte, avec τò µέληµα λέγειν, selon la distinctio des manuscrits, « dire ce souci », ou τò µέληµ᾽ ἀλέγειν, « t’occuper de ce souci », selon la suggestion de Schneidewin qu’a reprise Karsten. La seconde est plus répandue chez les éditeurs modernes, dans l’idée que la forme épique ἀλέγειν a pu être méconnue. Mais l’emploi ne serait pas vraiment conforme à l’usage : accompagné de l’accusatif, le verbe dit plutôt « prendre soin de... », « respecter » que « se soucier de... ». On aurait une redondance : « prendre soin du soin. » Avec λέγειν, la réplique de Clytemnestre est plus radicale175 : le chœur, qui n’a de toutes façons pas à se charger des funérailles, ne doit même pas évoquer ce souci, qui n’est pas le sien (τò... τοῦτο est distinctif).
v. 1557, πóρθµευµ’ἀχέων « Le chenal des douleurs »
185L’expression πρòς ὠκύπορον πóρθµευµ’ ἀχέων (pour l’Achéron, avec la reprise « étymologique » du nom dans ἀχέων) est compliquée, et développe une analyse : le fleuve n’est pas ici, comme d’habitude, ce que l’on traverse, mais est lui-même un passage où progressent les maux. Eschyle invente pour cela un nom d’action : au lieu d’employer πορθµóς, « détroit », il crée πóρθµευμα, pour le résultat de l’action de « traverser ». De même, au lieu que le fleuve ait des « flots rapides » (ὠκύροον), il est lui-même un « passage rapide » : ὠκύπορον ; l’adjectif s’emploie chez Homère pour les navires.
v. 1560-1566 Les figures du droit
186Cette strophe exprime moins le désarroi subjectif du chœur qu’on ne le dit. Elle ne pose pas que pour lui tout se vaut, que les malheurs s’annulent, et qu’il lui est donc impossible de « juger », au sens d’« évaluer », les torts. Le propos est plus précis, et plus en rapport avec l’aporie politique où se trouve Argos. Le chœur diagnostique en effet une situation objective de conflit (juridique et politique), qui contrevient aux normes, puisqu’il n’y a plus aucune instance qui soit en mesure de trancher (κρῖναι) : la justice est devenue une affaire de pure violence. Mais à ce chaos humain, il oppose la règle de Zeus, qui, dans ce désordre même, dégage un sens et une régularité (« celui qui agit doit subir ») ; la permanence de cette règle olympienne amène à faire un pas de plus et à dire que la famille est dans sa consistance même attachée au démon : il y aura toujours un « subir », qui sera aussi un « agir ». La strophe progresse en quatre étapes.
1871. « L’injure prend ici la relève de l’injure. / Trancher est une dure bataille. / On prend celui qui prend. » Dans cette série de phrases en asyndète, le chœur constate que la violence se reproduit. Il exprime cela en termes politiques : une « injure », une « infamie » advient à Argos (ἥκει), comme événement (à savoir la mort d’Agamemnon, comme violence devant soulever une protestation au nom d’un droit lésé) ; cette « injure » vient remplacer (selon le sens à donner à ἀντί) une autre injure (celle qu’Agamemnon a fait subir à la famille avec la mort d’Iphigénie). Or cette succession rend déjà tout règlement juridique, toute « décision » effective impossibles. Le mot κρῖναι ne renvoie en effet pas à l’idée d’un jugement subjectif, mais bien à celle d’une décision politique réglant un conflit. Avec le terme ὄνειδοϛ, le chœur reprend la situation de querelle du début de l’Iliade entre Agamemnon et Achille : il y a eu « injure » (d’Agamemnon contre Achille), et donc querelle (l’ὄνειδοϛ n’est pas un simple méfait, le mot s’emploie dans une situation de protestation, et donc d’ἔριϛ). Normalement, il revient au roi de trancher (κρῖναι) ; dans l’Iliade, il ne le peut pas, puisqu’il s’est impliqué lui-même dans la querelle qu’il a ouverte ; Zeus le fera à sa place, en faveur d’Achille. À défaut de « décision » politique ou juridique, la guerre se chargera d’apporter une conclusion (comme ce sera le cas entre Grecs et Troyens au sujet d’Hélène, pour l’ὄνειδοϛ qu’a été le rapt). L’outrage, comme lésion, entraîne la nécessité d’un jugement (κρῖναι). Ce n’est donc pas, dans notre texte, la succession et l’équilibre des querelles (ὄνειδοϛ ἀντ᾽ ὀνείδουϛ) qui obligent à « trancher », comme on le comprend d’habitude. Cette relève d’un outrage par l’autre a pour conséquence de dérégler la situation juridique normale, et de rendre tout jugement impossible, puisque la première querelle n’a pas été réglée par un jugement, mais par une seconde.
188Dans la situation présente de la seconde querelle (cf. le présent ἐστί), autour de la mort du roi, la décision devient un « combat affreux » (δύσμαχα), c’est-à-dire un combat dégénéré (et non pas un combat « difficile » seulement), qui ne débouche sur aucune victoire, et donc sur aucun terme définitif. En effet, pour la seconde injure (qui est dirigée contre la cité), aucune décison ne peut être prise, puisque l’autorité qui devrait la proclamer n’est plus et qu'elle est elle-même coupable d’une injure. Le « jugement » autorisé qui est censé régler une contradiction, est ici lui-même contradictoire.
189La phrase ouvre donc sur un avenir indistinct de répétition. L’itération ὄνειδοϛ/ὀνείδουϛ est reprise, de manière décalée, par ϕέρει/ϕέροντα (en asyndète, ce qui souligne le parallélisme des deux phrases) : là où il y avait injure, et protestation juridique dans les formes, il n’y a plus que pillage et contre-pillage, dans une réciprocité brutale : « On pille qui vous pille » (ϕέρειν, « enlever », que l’on a habituellement dans le tour ϕέρειν καὶ ἄγειν, « piller et emporter ») ; c’est un combat sans vainqueur (à l’inverse, donc, de la guerre de Troie). L’emploi d’un mot rappelant le dérèglement de la rapine montre que l’on a quitté la légalité juridico-politique qu’évoquaient des mots comme ὄνειδοϛ et κρῖναι : on est désormais dans la seule violence (qui n’obéit même plus aux règles du combat). Comme il s’agit d’une phrase explicative (avec l’asyndète), elle donne le diagnostic du chœur sur l’état du droit : l’affront ne suscite plus aucune réplique conforme aux normes ; il ne renvoie plus qu’à lui-même, comme non-droit.
1902. « Mais l’assassin paye. » La phrase suivante, ἐκτίνει δ’ ὁ καίνων (avec 8é au lieu de l’asyndète), introduit une rupture. Derrière le processus de répétition et donc de neutralisation des causes adverses, assimilées l’une à l’autre, il y a malgré tout une logique juridique : il est toujours possible de qualifier cette violence en termes de droit, puisqu’il s’agit bien de meurtre (ὁ καίνων), entraînant un châtiment (ἐκτίνει). Le droit est toujours présent, mais a changé de nature. On n’est plus dans la situation d’un juge devant trancher entre deux causes ; cette procédure est désormais exclue, pour les raisons que l’on a vues ; on passe d’un modèle spatial du droit (avec les deux parties en présence) à un modèle temporel, puisque c’est la durée qui apporte la justice, et non une décision.
1913. Mίμνει δὲ μίμνοντοϛ ἐν χρόνῳ Διόϛ (voir ci-dessous sur la correction θρόνῳ) : « C’est immuable, comme Zeus immuablement traverse le temps, / quand on agit, on subit. Voilà le droit. » La phrase explicite le fondement réel de cette régulation temporelle, à savoir la règle divine, qui est « fixée » (θέσμιον, « ce qui est établi, et contraignant ») et perdure (ἐν χρόνῳ : « Zeus traverse la durée »), toujours identique à soi, sans donc être affectée par les va-et-vient entre les injures et les querelles humaines. Le chœur pose donc une sorte de « ruse de la raison », où le mal humain et l’impossibilité pour les hommes de trancher servent malgré tout à manifester une loi divine. Cette règle a la stabilité de Zeus (le redoublement μίμνι/μίμνοντοϛ redouble ὄνειδοϛ/ὀνείδουϛ et ϕέρει/ϕέροντα) et pose qu’à un acte répond une souffrance subie (en accord avec l’énoncé qui en a été donné dans « l’Hymne à Zeus », v. 176 ss., et qui sera repris dans les Choéphores, v. 313). On a donc quitté la logique déréglée des querelles humaines, où la « décision » est à son tour une injure, pour considérer un univers ordonné, intelligible, où les actes s’équilibrent rationnellement.
1924. τίϛ ἄν γονὰν... πρὸϛ ἄτᾳ : « Qui débarrassera la maison de la semence d’exécration ? / La famille est collée au malheur. » De cette règle, qui s’applique indéfiniment à la maison, le chœur va déduire la permanence du démon de la race. Il ne l’évoque donc pas comme une puissance mythique, qui serait là depuis toujours, mais en reconstruit l’existence et la nécessité à partir d’une loi olympienne. Le cas présent n’est donc plus une affaire de droit institutionnel, puisque les normes humaines ont sombré : il relève de la volonté divine, qui agit en dehors de toute médiation humaine, mais toujours selon la règle du droit, qui est dès lors réinterprétée ; la justice a désormais la malédiction comme support. Clytemnestre répondra en situant sur ce plan son évaluation de la situation présente d’Argos : le chœur a eu raison d’abandonner le langage juridique de la condamnation, puisqu’il n’y a plus de droit, et de s’en remettre aux dieux (sa parole est devenue « oraculaire », ἐϛ τόνδ’ἐνέβηϛ... χρησμόν, v. 1567 s.) ; mais à cela aussi elle sait répondre : avec le dieu, elle peut traiter, par contrat sous serment (voir supra, la présentation générale de l’épisode).
v. 1562, ϕέρει ϕέροντ’ « On prend celui qui prend » Pillage et contre-pillage
193Avant le long article de H. Hommel (« Schicksal und Verantwortung. Aischylos’ ‘Agamemnon’ 1562 »)176, la phrase n’avait suscité aucune discussion réelle ; on comprenait simplement que « le pilleur était pillé », avec une hésitation sur le statut de l’énoncé : ou bien on y voyait une expression gnomique, avec un sujet indéterminé (Conington), ou bien Clytemnestre devenait le sujet de ϕέρει, et Agamemnon celui du participe masculin ϕέροντα. Klausen a d’une certaine manière anticipé le débat récent, quand il tente de donnner à ϕέρει un sujet tiré du contexte immédiat : ὀνείδη (solution qu’O. Lendle a proposée récemment)177. Mais il était facile de renvoyer à Thucydide, I, 7 : ἔϕερον γὰρ ἀλλήλουϛ (« Les gens exercaient le pillage entre eux »)178, phrase sans sujet explicite. En Sept, 353 s., on a une structure analogue : une phrase avec un nom d’action sujet (ἁρπαγαὶ δὲ διαδρομᾶν ὁμαίμονεϛ, « Et il y a les captures, qui sont sœurs consanguines des courses », v. 352), comme on a ici ὄνειδοϛ... (« L’outrage advient... »), est comme ici développée par des expressions polaires, auto-référentielles : ξυμβολεῖ ϕέρων ϕέροντι / καὶ κενὸϛ κενòν καλεῖ, « Le pilleur rejoint le pilleur et le démuni appelle le démuni. » L’équivalent d’un ϕέρων sujet peut dans notre phrase être tiré de ϕέρει ϕέροντ’. Dans les deux passages, le verbe reprend une action déjà nommée par un substantif, ἁρπαγαί ou ὄνειδοϛ, qui chaque fois suppose un sujet agissant. Plutôt que de voir Clytemnestre dans le « pilleur », on laissera donc à la phrase son tour général. Le chœur dit ce qu’il en est, à ce moment, du droit : un enchaînement de rapines.
194Hommel récuse cette ligne de lecture, car elle ne correspondrait pas au propos de la fin de l’échange, où l’on voit mises en balance et opposées les deux interprétations possibles de tout comportement humain, avec le destin et la responsabilité (d’où le titre de son étude). Le chœur serait pris dans un conflit d’interprétation : l’acte de Clytemnestre peut être imputé à son auteur, mais il relève aussi d’une action démonique ; ce seraient là les deux « positions » entre lesquelles il lui faut trancher (Hommel interprète en ce sens la phrase ὄνειδοϛ... ἀντ’ ὀνείδουϛ), et la décision est d’autant plus difficile que le chœur a lui-même introduit le « démon de la race » dans la discussion (en 1468 ss. et 1535 s.). S’appuyant sur le manque supposé d’un sujet pour ϕέρει, il retrouve dans les deux phrases ϕέρει ϕέροντ’ et ἐκτίνει δ’ ὁ καίνων un contraste entre l’action du destin et une logique de la responsabilité individuelle. Φέροντα, neutre pluriel, serait sujet de ϕέρει, et serait à prendre au sens de « destin », de « ce qui s’empare des choses », comme on a τὸ ϕέρον ἐκ θεοῦ au v. 1694 de l’Œdipe à Colone. La phrase dirait donc : « Le destin emporte avec lui, mais le tueur paie. »179
195Outre que le cadre de l’interprétation (destin/responsabilité) est trop scolaire et ne correspond pas aux termes du débat engagé entre le chœur et Clytemnestre (puisque l’enchaînement des fautes est bien la forme que prend le « destin »), son assise linguistique est arbitraire. Ὄveiδoς, comme le rappelle Lendle, désigne un acte, et non une « position », ou même un « reproche » : il s’agit des meurtres, et non de leurs appréciations180. Quant à la nécessité d’un sujet explicite pour ϕέρει, elle ne pourrait être invoquée que si l’on démontrait d’abord qu’il est exclu que l’on ait ici une phrase du type de celle de Sept, 353 s.181 Lendle, de son côté, propose de sous-entendre un groupe ὀνείδη δύσµαχα comme sujet ; mais l’agent est déjà introduit avec ὄνειδος182.
v. 1563, µίµνει δὲ µίµνoντoς ἐν χρόνῳ Δτòς « C’est immuable, comme Zeus immuablement traverse le temps »
196Il est toujours délicat d’argumenter pour ou contre ἐν χρόνῳ (ou èv χρόνοις), face à la correction ἐν θρόνῳ ou ἐν θρόνoις, tant la confusion des lettres était facile. Le problème se pose ici, en Suppliantes, 374 et en Euménides, 18 ; la correction est chaque fois ancienne. Mieux vaut s’en remettre au sens, cas par cas. Ici, ἐν χρόνῳ, « en suivant le cours du temps », a l’avantage de mettre en rapport la permanence de Zeus avec l’expérience humaine qui voit se succéder les coups et les contre-coups. Cette durée vécue est en fait réglée par un principe qui ne change pas. Blomfield et Klausen, qui proposaient contre toute vraisemblance de lier ἑν χρόνῳ à παθεĩν τòν ἔρζτα, avaient perçu la portée de la phrase. Pour Euménides, 18, ἐν χρόνοις paraît confirmé par la présence de « quatrième » (pour l’ordre dans lequel les dieux ont régné sur Delphes) ; le pluriel y note des périodes de temps (cf. Œdipe roi, 1137) ; en revanche, ἐν θρόνοις s’impose en Suppliantes, 374 (avec l’épithète µovoσκήπτρoιoι).
197Quant au participe µίµνoντoς, il ne note aucune limitation (ce n’est pas « tant que Zeus demeure... »), comme si pouvait se rejouer le drame du Prométhée. Le chœur réaffirme la coïncidence de deux durées : la loi humaine (« Celui qui a agi subit ») traverse le temps parce que l’instance qui la fonde, Zeus, se définit par la permanence.
v. 1569-1576 « Je veux/jurer alliance avec le démon des Plisthénides : / j’acquiesce à ces choses, / quelque pénibles qu’elles soient, et lui, à l’avenir, laissant /la maison, il va épuiser une autre lignée » Le pacte
198En déduisant de la théodicée de « l’Hymne à Zeus » l’enfermement de la race dans sa damnation, le chœur a défini le cadre dans lequel toute action future doit s’inscrire. En ce sens il a été « devin ». Xρησµός, que beaucoup ont voulu ne pas traduire littéralement183, garde bien son sens d’« oracle » (cf. Fraenkel). Mais comme tout oracle, qui est « vrai » en ce qu’il indique l’orientation de l’avenir et non pas ce qui doit nécessairement se produire, il ouvre la possibilité d’un comportement libre. Le chœur a été véridique (ζὺν ἀληθείᾳ) en ce qu’il a su nommer l’élément de la situation avec lequel Clytemnestre doit désormais composer. Avec ἐγὼ δ’ oὖν, elle se donne un nouveau champ d’action (pour δ’ oὖν, « cela étant », après une phrase de portée générale, voir ad v. 255)184.
199Le contenu du traité qu’elle veut passer avec le démon dépend de la manière dont on articule les trois phrases τάδε µὲν στέργειν..., ὃ δὲ λoιπòν..., κτεάνων δὲ µέρoς... L’interprétation de cette séquence a comme enjeu l’interprétation que Clytemnestre donne de sa situation et notamment de sa relation au démon de la famille. C’est donc bien le personnage qui est ici en jeu, oscillant selon les critiques entre la « froide ironie » (Sidgwick) et « l’anxiété » (Fraenkel)185. L’analyse de la syntaxe fait plutôt pencher pour la première hypothèse.
200Le pacte engage les deux contractants. Mais s’il est clair que la deuxième phrase concerne exclusivement le partenaire divin (« Et, pour l’avenir, qu’il aille user une autre race avec des morts qui sont des meurtres »), il reste à déterminer le sujet de la première (« se contenter de ce qui est là, bien que ce soit difficile à supporter ») : Clytemnestre et/ou le démon ? Après ἐθέλω, il est naturel d’y voir la reine ; et Fraenkel regrette (à raison) qu’on ne s’en soit pas tenu à cette construction : l’introduction dans la deuxième phrase du participe ἰόντα note clairement le changement de sujet. Les deux infinitifs (qui dépendent de ἐθέλω) énoncent les engagements des deux parties. Par ailleurs, comme le rappelle V. Di Benedetto186, στέργειν fait partie du vocabulaire de la sagesse humaine, qui amène à se « satisfaire » d’une situation même pénible (il souligne avec raison le parallélisme entre ce passage et le début de l’Œdipe à Colone : σµικρòν µὲν ἐζαιτoῦτα, v. 5, cf. ici βαιόν ; et καὶ τόδ’ ἐζαρκoῦν, v. 6, cf. ici ἀπoχρῇ µoι ; le verbe στέργειν figure dans les deux textes, v. 7/v. 1570). De même, δύστλητα se comprend mieux s’il qualifie une situation humaine. La troisième phrase, qui est indépendante (κτεάνων δὲ µέρoς... πᾶν ἀπoχρῇ µoι), se situe à un autre plan : en se disant prête à sacrifier une part importante de ses biens, Clytemnestre indique le prix qu’elle attache au respect du pacte.
201Mais quel sens donner à τάδԑ µὲν στέργειν δύστλητά περ ὄντα, s’il s’agit de Clytemnestre ? La phrase a pu sembler absurde, puisqu’on ne voit pas à quoi Clytemnestre renonce en fait : que pourrait-elle vouloir de plus ? Elle ne paraissait pas en position de « se contenter » d’une situation qu’elle a elle-même créée. D’où l’idée, chez plusieurs interprètes, de faire du démon le sujet de στέργειν: elle lui demanderait de se satisfaire de ce qui est, même si cela lui est pénible, non en soi, comme violence, mais comme meurtre sans suite, sans violence ultérieure ; il devrait renoncer à sa colère et à son désir de vengeance.
202Il faudrait, avec cette hypothèse, expliquer la syntaxe : si l’on construit directement l’infinitif avec ἐθέλω, il est difficile de ne pas lui donner Clytemnestre comme sujet. Wilamowitz coupait après « je veux » et sous-entendait une phrase complétive : « le pleurer et l’enterrer », tirée du troisième refrain (v. 1536-1550) qu’il répétait, contre les manuscrits, après la quatrième antistrophe. La phrase pouvait ensuite repartir : « jurant un serment avec le démon des Plisthénides : qu’il se contente... et qu’à l’avenir... » Mais la question de l’enterrement d’Agamemnon est réglée dès la réponse précédente de Clytemnestre, en 1551 ss. M. Pohlenz préfère alors sous entendre « chasser la semence de malédiction de la maison », qu’il reprend de la dernière phrase du chœur (v. 1565 s.)187. Mais « l’oracle » du chœur ne concerne pas seulement le départ du démon188 (qui ne faisait l’objet que d’un vœu impuissant), mais l’ensemble de sa construction de l’avenir. Plus rigoureusement, G. Pasquali et M. Berd admettaient une anacoluthe : les deux infinitifs iraient avec ὅρκoυς θεµένη et non avec ἐθέλω, laissé en suspens.
203On n’avait en fait pas épuisé les possibilités sémantiques offertes par la construction la plus simple (ἐθέλω τάδε µὲν στέργειν) : Clytemnestre, loin d’être embarrassée, traite d’égal à égal avec le démon que le chœur vient de présenter comme une force intraitable et indiscutablement supérieure. Pour cela, elle change radicalement de perspective et opère une sorte de « coup ». Au lieu de continuer à se justifier comme meurtrière légitime, mais menacée par la même loi juridique que celle qu’elle a appliquée contre Agamemnon, elle se met face au démon dans le rôle de la représentante de la famille (cf. τῶνδε δόµων, κτεάνων, µελάθρων), et tient donc dans cette phrase la partie de la victime, qui a dû subir l’acharnement de la force destructrice du démon des Plisthénides. « Se contenter de l’état de fait » (τάδε στέργειν), c’est-à-dire le « supporter » (cf. δύστλητα), revient à ne pas protester contre le démon, à reconnaître le bien-fondé de sa présence pour toute la période passée. Mais, si l’on pousse plus loin la logique de cette résignation, cela veut dire aussi, paradoxalement, accepter l’état du palais après le meurtre et donc ne pas réclamer vengeance : ne pas protester auprès du démon, contrairement à ce que Clytemnestre fera au début des Euménides, revient à accepter que le meurtre reste impuni. Au nom de la survie de la maison, qui est la valeur qui a suscité son action, Clytemnestre affirme transiger avec le droit. Le caractère strict et articulé de l’énoncé du pacte oblige à admettre ce paradoxe d’une meurtrière parlant en victime. Il n’y a là aucune « humanisation » ou affaiblissement du personnage.
v. 1569, δαίµoνι τῷ Πλεισθενιδᾶν « Démon des Plisthénides » Le nom de l’ancêtre
204Pourquoi Plisthène, à ce moment, après Tantale en 1469 et avant Pélops en 1600, et Plisthène à nouveau en 1602 ? « Tantalides » valait, quant à la référence, pour les deux « Atrides » seulement (cf. διφυίoιoι) et, pour le sens, disait le lien qui rattache la génération actuelle à la faute originelle de l’ancêtre : les deux frères sont des « damnés », comme le supplicié des Enfers (voir ad loc.). Le chœur tentait alors de se représenter au moyen du mythe le mal présent, dont il découvrait la force. Ici, « Plisthénides » nomme toute la race.
205Nous avons deux éléments pour répondre189. C’est, tout d’abord, le seul « ancêtre » dont le nom soit totalement intelligible. Contraction haplologique de *πλειστo-σθενής, « le plus puissant »190, il entre dans la série εὐρυσθενής (pour Poséidon, chez Homère), ἐρισθενής (pour Zeus), µεγαλoσθεvής (pour Zeus, chez Bacchylide, XVII, v. 52, pour Achille, chez Pindare, Pythiques, VI, 21), etc. Le nom propre est à l’origine un titre, nommant la puissance liée à la fonction royale. Dans la tradition lyrique, on trouve deux fois « Plisthénide » associé à « roi », dans l’Orestie de Stésichore (pour le monstre apparu en songe à Clytemnestre, selon toute vraisemblance Agamemnon plutôt qu’Oreste) : ἐκ δ’ἄρα τoῦ βασιλεὺς Πλεισθενίδας ἐφάνη (fr. 219, v. 2 PMG, Davies), et chez Ibycos, toujours pour Agamemnon : τῶν µὲν κρείων Ἀγαµέµνων / ἆρχε Πλεισθενίας βασιλεὺς ἀγòς ἀνδρῶν / Ἀιρέoς ἐσθλoῦ πάις ἔκγoνoς (selon le texte retenu par M. Davies, S151, v. 20-22). Chez Bacchylide, le mot s’applique à Ménélas (XV, 48), présenté dans sa fonction de roi détenteur de la justice, face à l’hubris des Troyens. Après Homère, qui semble avoir évité le nom de Plisthène dans la succession des rois dotés du sceptre divin au chant II de l’Iliade191, « Plisthénides » désigne donc la race royale par excellence, celle qui a la puissance d’imposer sa légitimité et son droit aux adversaires intérieurs (comme Clytemnestre chez Stésichore) ou étrangers (les Troyens). Dans notre passage, Clytemnestre identifie la race à ce qui fait sa majesté et sa force. Elle se dit prête à traiter avec le démon familial au plus haut niveau, en lui sacrifiant toutes les marques extérieures de la puissance royale, le trésor du palais, l’or avec lequel Égisthe prétendra imposer son nouveau pouvoir sur Argos (v. 1638 s., alors même que le chœur lui refuse la qualité de roi, v. 1633-1635). « Plisthénide » sera alors l’attribut d’une autre famille (« Qu’à l’avenir il aille user une autre race... »), sans regret, puisque la violence était indissociablement liée à la grandeur du genos.
206Le second élément est la mobilité de Plisthène au sein du stemma familial. A. Lesky a discuté l’ensemble du dossier dans son article de la Realencyclopädie (XXI, 1, 1951, coll. 199-205). Il est frappant qu’aucune des versions généalogiques qui lui assignent une place précise puisse rendre compte de l’emploi de « Plisthénide » dans la tradition lyrique. Chez Hésiode (fr. 194 M.-W., complété par la version de la scholie à Tzetzès qu’a éditée M. Papathomopoulos), il vient s’intercaler entre Atrée et les Atrides, dont il est le vrai père192 ; après sa mort, survenue quand il était encore jeune, les enfants ont été élevés par leur grand-père, d’où leur nom d’« Atrides ». Faible et déviant (il boite, s’habille en femme), il associe au nom de la royauté son contraire193. La scholie de Tzetzès attribue cette version à Eschyle également. Mais il est clair qu’il s’agit d’une tentative mythographique tardive et peu rigoureuse de rendre compte d’Agamemnon, 1569 et 1602 : aux vers 1583 et 1590 s., Égisthe précise qu’Atrée est le père d’Agamemnon. Selon d’autres auteurs, Plisthène est frère d’Atrée, qu’il soit issu comme lui de Pélops et d’Hippodamie ou d’une autre mère (scholie ad Pindare, Olympiques, I, 144).
207Eschyle reprend donc une « version » identique à celle d’Ibycos : Agamemnon est à la fois Plisthénide et fils d’Atrée, sans que le degré de parenté avec cet ancêtre soit précisé. On figerait trop la tradition, suivant le modèle des mythographes anciens, à vouloir établir que Plisthène est dans cette tradition le père de son père. Il rassemble la famille autour de son nom royal, et la représente de manière emblématique.
v. 1573, θανάτoις αὐθένταισιν « Par des morts infligées de sa propre main » La famille meurtrière
208L’étude que Chantraine a consacrée à αὐθέντης, et qu’il résume dans son Dictionnaire, devrait dissiper l’idée que le mot s’applique en tant que tel aux meurtres domestiques (Italie : a cognatis perpetratus ; Fraenkel : « brought about by blood-relations » ; les lexiques plus anciens assimilaient les emplois d’αὐτοφόνoς et d’αὐθέντης ; cf. Blomfield, dans son « Glossaire », ad v. 1091 [= 1059 chez lui] : qui se vel suos perimit). L’analyse du terme établit le sens de « qui achève par soi-même », puis par euphémisme « meurtrier » (cf. OEdipe roi, 107). La connotation « domestique » est en réalité chaque fois tirée du contexte, et n’entre pas dans la signification propre du mot. En Euménides, 212 (du meurtre du mari par sa femme) : oὐκ, ἂν γένoιθ’ὅµαιµoς αὐθέντης Φόνoς, « Le meurtre où elle s’est engagée ne peut être consanguin », la présence de ὅµαιµoς exclut, malgré Blass, l’interprétation courante d’αὐθέντης (la discussion est complète chez Verrait) ; la même option sémantique (« meurtre familial ») pour αὐτoυργίαι au vers 336 est catastrophique pour la compréhension de l’œuvre, puisqu’on a là l’un des passages où les Érinyes disent s’en prendre aux criminels en tant que tels, sans se limiter aux crimes domestiques, et entrent ainsi directement en contradiction avec d’autres déclarations (comme en 212) ; or la tension entre les deux types d’énoncé est l’un des éléments majeurs du sens des Euménides. Ici, γενεάν précise le cadre familial des meurtres, et αὐθένταισιν le caractère criminel des morts (θανάτoις) : la famille en est responsable, elle tue elle-même (comme on a αὐτoκτόνως en 1635 : le chœur reproche à Égisthe de ne pas avoir tué par lui-même).
Notes de bas de page
1 Comme le notait Hermann, ad Ajax, 904.
2 C. W. Willink, quant à lui, préfère reprendre la correction de Blomfield : ἐς ἀρκυστάτων μηχανάν, qui retrouve l’usage d’Euménides, 112. Sur la reprise des innovations eschyléennes par Euripide, voir V. Citti, Eschilo e la lexis tragica.
3 Le « sinon » sous-entendu gênait autrefois : voir la correction de Blomfîeld (τίς ἀρκύστατ’ οὐ ϕράξειεν) et l'interprétation de Klausen et de Conington, qui met l’accent sur ἐχθρά : « Comment capturer comme un véritable ennemi quelqu’un qui est fourbe ? » La question devenait rhétorique.
4 La séquence est différente en XX, 470 ss., avec la mort de Très, touché par Achille : l’épanchement du sang, remplissant la cavité laissée vide là où le foie a été arraché, précède dans l’ordre des phrases la défaillance du θυμός.
5 En plus d’Harpalion (XIII, 655) et Trôs (XX, 470), déjà mentionnés, ou encore pour la cervelle ensanglantée d’Hippothoos (XVII, 297 s.).
6 Littéralement « un conduit » (cf. infra, ad v. 1389, αἵματος σϕαγήν).
7 Ἕρκει ἐνιπλήξωσι. La métaphore est reprise par Égisthe, pour Agamemnon gisant τῆς δίκης ἐν ἕρκεσιν (ν. 1611).
8 Voir l’étude encore inédite de J. Bollack sur les Oresties archaïques.
9 Cf. ὣς θάνον οἰκτίστῳ θανάτῳ, XI, 412, repris pour la mort des servantes : ὅπως οἴκτιστα θάνοιεν, XXII, 472.
10 Cf. le parallélisme οὐδέ τις Ἀτρεΐδεω ἑτάρων λίπεσθ’, οἵ οἱ ἕποντο, / οὐδέ τις Αἰγίσθου, IV, 536 s. On a un réseau complexe de textes : la dissociation opérée au chant XI entre les morts d’Agamemnon et de Cassandre, d’une part, et celle des compagnons, de l’autre, annonce la séquence mort d’Antinoos (sans combat)/mort des autres prétendants (le lien entre les deux batailles est souligné par la reprise de δάπεδον δ’ ἅπαν αἵματι θῦεν dans les deux épisodes, XI, 420 et XXII, 309). Cette dissociation trouve son équivalent ironique dans l'Agammenon avec la menace de confrontation armée entre Égisthe, entouré de ses gardes, et le chœur.
11 Cf. J. Bollack. Le geste se comprend de fait mieux ici comme réaction à la mort de Cassandre, tuée « à côté de lui » (ἀμϕ’ ἐμοί, v. 423). On a donc une transposition de la mort de Diôrès, au chant IV de l'Iliade, où le héros tombe en tendant ses mains vers ses amis pour demander de l’aide : ὃ δ’ ὕπτιος ἐν κονίῃσι / κάππεσεν, ἄμϕω χεῖρε ϕίλοις ἑτάροισι πετάσσας, / θυμὸν ἀποπνείων, ν. 522 ss. ; ici Cassandre, déjà frappée, figure « les proches » : Agamemnon veut porter secours, plutôt qu’en demander.
12 Le « modèle » homérique est lui-même complexe : la dualité qui scinde la scène du meurtre en deux épisodes n’apparaît en fait clairement que si l’on rapproche le récit de Protée au chant IV et celui de l’ombre d’Agamemnon en XI. Protée réduit la trahison d’Égisthe à ses éléments essentiels, qu’il présente de manière paratactique : mort d’Agamemnon, tué « comme un bœuf sur sa mangeoire », mort de tous les compagnons, des deux côtés. En XI, le récit est détaillé, mais ne mentionne pas la mort des guerriers choisis par Égisthe. D’un texte à l’autre le point de vue change : Protée informe Ménélas de la fin des chefs grecs : le désastre est total, et raconté comme un événement héroïque venant clore les Retours (rien n’est dit de Cassandre, de la participation de Clytemnestre, ou de la survie des deux comploteurs) ; en XI, la transgression d’Égisthe et de Clytemnestre est dite pour son horreur, du point de vue de la victime. Agamemnon souligne la différence avec la violence des combats qu’Ulysse a connus à Troie (v. 416 ss.) ; la Mnestérophonie, qui reprend de nombreux traits du massacre, fera de cet excès de sang, où tables du festin et corps sont mêlés, l’objet d’un récit épique, distancié, à la troisième personne.
13 Il est rare dans l’Iliade qu’un guerrier succombe à plusieurs coups ; cela n’a lieu qu’avec Patrocle et Diôrès (IV, 517 ss.).
14 Le motif de la fécondation des plantes par la pluie, très développé dans le texte de l'Agamemnon, a sa place ici avec l’épithète de Troie, où Patrocle s’apprête à détruire Sarpédon, loin de sa patrie : ἐν Τροίῃ ἐριβώλακι (v. 461).
15 Cf. Choéphores, 439 : mutilé (ἐμασχαλίσθη), Agamemnon connaît le sort ignoble d’Hippoloque (Iliade XI, 145-147) et du chevrier infidèle Mélanthios (Odyssée XXII, 474-477).
16 D’autres échos encore : en même temps qu’il retire sa pique, Patrocle arrache la « vie » de Sarpédon (ψυχήν... ἐξέρυσ’, XVI, 505), alors que la mort lui avait déjà « couvert les yeux et les narines » (v. 502 s.) ; de même, le coup qui fait s’exhaler le θυμός d’Agamemnon, le troisième, suit sa mort (selon l’usage épique du participe πεσών) ; en « soufflant » son sang (ἐκϕυσιῶν..., v. 1389), Agamemnon se déshumanise : ϕυσιᾶν est chez Homère réservé aux chevaux haletants (les guerriers « râlent » : ἀσθμαίνειν, V, 585, XIII, 399, etc.), comme ceux de Sarpédon, que retiennent les Myrmidons après la chute de leur maître (XVI, 506 s.).
17 Voir l’étude de G. Nagy, « The Death of Sarpedon and the Question of Homeric Uniqueness », dans : Greek Mythology and Poetics, Ithaca/Londres, 1990, p. 122-142.
18 Dans cette analyse, « épopée » et « épique » renvoient aux valeurs héroïques que les poèmes homériques utilisent librement et non au propos spécifique de ces œuvres, qui est de présenter la fin du monde dont ces valeurs donnent la trame ; l’épopée réelle (Homère) n’est déjà pas « naïve » (voir l’interprétation de l'Iliade par Ph. Rousseau).
19 Cf. Ph. Rousseau, « Le deuxième Atride. Le type épique de Ménélas dans l'Iliade », dans : Mélanges Pierre Lévêque, vol. 5, Besançon, 1991, p. 325-354.
20 La traduction de Lloyd-Jones essaie d’échapper au paradoxe : « So did he fall and quickly breathed away his life » ; mais ou bien elle est illogique (puisqu’Agamemnon est en fait déjà tombé : « and after he had fallen », v. 1385), ou bien, contre l’ordre du texte, elle fait porter οὕτω sur les deux premiers coups seulement, l’effet du troisième étant présenté avec κἀκϕυσιῶν...
21 Fraenkel ne reconnaît pas la différence entre l’emploi homérique, qui note une activité intellectuelle (même en Iliade X, 28 : ἤλυθον ές Τροίην πόλεμον θρασὺν ὁρμαίνοντες), et la valeur du mot dans les Dictyulci (fr. 47 a Radt, 821 s.) : στείχωμεν, ὅπως / γάμον ὁρμαίνωμεν), où il s’agit d’une action concrète, visant un but extérieur (« Let us go and hurry on the marriage », Lloyd-Jones) : le chœur est en effet préoccupé d’atteindre un kairos (ἐπεὶ τέλεος / καιρὸς ἄναυδος τάδ’ ἐπαινεῖ). En Sept, 394 (à propos de Tydée, comparé à un cheval) : ὅστις βοὴν σάλπιγγος ὁρμαίνει μένων, selon le texte le plus probable, cf. Hutchinson contre Page, le verbe signale un élan intérieur (selon le sens homérique), lié à l'elpis ; le passage est à rapprocher de Sémonide, fr. 1, v. 7 et également d’Olympiques XIII, 84, qui, tous deux, notent la convergence (ou la divergence) entre une tension interne et les possibilités objectives qu’offre le vouloir des dieux.
22 Cf. déjà la mise en garde de Blomfield : Cave cum Stanleio interpreteris vomit animam ; mais sa propre traduction, aestuat animo, qui fait référence au comportement de Tydée en Sept, 394, ne rend pas l’accusatif θυμόν.
23 Comme en 1057 et en 1599.
24 Je ne comprends pas la note de M. Griffith ad Prométhée, 863, ἐν σϕαγαῖσι : « Either specifically ‘in their throats’..., or generally ‘in streams of blood’, as often. » Le dernier sens proposé ne semble pas attesté.
25 Plutôt qu’à Odyssée XXII, 18 s., selon une autre interprétation de σϕαγή, qui y verrait un terme médical, et non un nom d’action, la « gorge », et non l’« égorgement ». Il est de fait envisageable de lire αἵματος σϕαγή comme l’équivalent d’αὐλὸς αἵματος dans le récit de la mort sanglante du premier prétendant tué par Ulysse (Odyssée XXII, 18 s.) : αὐτἰκα δ' αὐλὸς ἀνὰ ῥῖνας παχὺς ἦλθεν / αἵματος ἀνδρομέοιο, « Et aussitôt vint dans ses narines une bouffée épaisse de sang humain ». Αὐλός, le « conduit » (la trachée), désigne ici ce qu’il contient, le sang que la flèche d’Ulysse y a fait monter. De même, σϕαγή serait à prendre ici au sens de « gorgée », à partir du sens de « gorge » que l’on trouve en Oreste, 291 : ἐς σϕαγὰς ὦσαι ξίϕος et en Prométhée, 863 : ἐν σϕαγαῖσι βάψασα ξίϕος. Le mot est ensuite fréquent comme terme anatomique (cf. LSJ). Mais l’emploi au singulier est alors réservé, semble-t-il, à la prose (Wecklein, ad Prométhée, 863, cite Polyen : τὸ ξίϕος καθεῖσα διὰ τῆς σϕαγῆς, VIII, 48). Les Tragiques utilisent un pluriel, avec sa valeur concrétisante.
26 Sur la relation sémantique entre αἶμα et ϕόνος, voir J. Bollack ad Empédocle, fr. 551 B (= B 100 DK), 4 (Empédocle, vol. 3, p. 481 s.). La discussion entre Oreste et les Érinyes, au début du procès des Euménides, joue aux vers 603-613 sur cette relation, et sur la polysémie de αἶμα : le meurtre de Clytemnestre est condamnable (plus que celui d’Agamemnon, dont Clytemnestre est quitte, par sa mort, cf. ϕόνου, v. 603), parce que meurtrier et victime sont de même sang : ὅμαιμος, v. 605. Le crime (μιαιϕόνε, « souillé par le sang versé », v. 607) a séparé Oreste de ce qui lui était le plus proche : μητρὸς αἷμα ϕίλτατον, v. 608. Oreste demande alors à Apollon d’intervenir et de juger « ce sang-ci » (τόδ’ αἷμα κρῖνον, v. 613), c’est-à-dire, en fait, le sang versé ; il refuse de se laisser entraîner sur le terrain physiologique choisi par les Érinyes : elles condamnaient un ϕόνος au nom de la continuité d’un αἷμα, il réclame que ce soit un acte qui soit jugé, et non une réalité qui le dépasse, et donc que « sang » prenne la valeur qui lui revient dans un procès (où l’on doit décider si l’acte a été juste ou non).
27 Je dois cette interprétation à Philippe Rousseau.
28 F. Zeitlin, « The Motive of the Corrupted Sacrifice », Transactions and Proceedings of the American Philological Association 96, 1965, p. 463-508 ; voir p. 474 : « gasping forth the sacrificial offering of his blood. »
29 Il est étonnant que le sens retenu, « l’effet d’un égorgement », n’ait pas été envisagé par les mêmes éditeurs qui l’introduisent pourtant au vers 1599, dans un contexte analogue, avec la correction de Dorat : ἀπò σϕαγὴν ἐρῶν, « (Thyeste) vomissant les viandes de l’égorgement » (« spewing out the butchery », Fraenkel) – alors que le génitif σϕαγῆς, avec le sens habituel de « sacrifice », « égorgement », s’y laisse comprendre (voir ad loc.).
30 Avec, donc, un groupe δεσπότου πάρα : « A hot stream, issuing from my master, strikes me with woundings (or whatever σϕαγαῖς does mean) of fresh blood, while he struggles against death » (D.-P.).
31 The Collation and Investigation of Manuscripts of Aeschylus, p. 276.
32 Dans l’édition, il suit Porson.
33 Voir supra, ad v. 579.
34 Le sens de « exult, rejoice » est tardif.
35 Dans sa traduction, il adopte le texte de Porson.
36 « A Neglected Aspect of Agamemnon 1389-92 », Liverpool Classical Monthly 4 (9), 1979, p. 179-89. Je connais cet article d’après les citations qu’en donne G.J.P. O’Daly, « Clytemnestra and the Elders : Dramatic Technique in Aeschylus, Agamemnon 1372-1576 », Museum Helveticum 42, 1985, p. 1-19 ; voir p. 9 s.
37 Article cité à la note précédente, p. 10.
38 Ainsi pour le « thème » de la naissance, avec ἐν λοχεύμασιν : « Clytemnestra specifically links the killing of Agamemnon with childbirth, thereby alluding for the first time to her most important motive for her action », K. Morgan, « Agamemnon 1391-1392 : Clytemnestra’s Defense Foreshadowed », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, n.s. 42, 1992, p. 25-27 ; voir p. 27.
39 Quant aux vers 1397 s., qui, certes, contiennent une assertion et non une hypothèse, ils entrent bien dans le mouvement hypothétique : il s’agit d’un fait qui explique (par l’asyndète) l’apodose.
40 L’interdit est repris sous diverses formes (cf. D.-P.), par Archiloque, 134 W., Euripide, Électre, 902. S’appuyant sur le passage de l'Odyssée, A. Corlu donne ici au verbe le sens de « se glorifier en exultant » ; il écarte à raison le « I utter imprecations » de D.-P. (Recherches sur les mots relatifs à l'idée de prière, p. 137).
41 Sur le rite, cf. Fraenkel et W. Burkert, Structure and History in Greek Mythology and Ritual, Berkoley/Los Angeles/Londres, 1983, p. 42.
42 Proceedings of the Cambridge Philological Society 15, 1969, p. 66.
43 Lucas a une conception trop restrictive du passage : notant l’exception que constitue l’emploi du verbe pour un rite funéraire, il pose que la présence d’un complément d’objet comme χοάς suffit à marquer le passage d’un rite à l’autre (le verbe indique plutôt que les libations ont changé de sens) ; mais il n’applique pas le même raisonnement à notre texte : ἐπισπένδειν νεκρῷ, qui confond σπονδή et χοαί, serait une « contradiction dans les termes ». On ne voit pas pourquoi νεκρῷ ne jouerait pas ici par rapport à ἐπισπένδειν le même rôle que χοάς en Choéphores, 149.
44 Lien noté par des reprises comme νεκρῶν / νεκρῷ et ἐπενδίδωμι / ἐπισπένδειν.
45 Ἀραίων ne renvoie pas à la malédiction des Plisthénides (v. 1569) : la malédiction est interne à l’acte d’Agamemnon : en tuant, il s’est voué à la mort. Clytemnestre ne cherche en effet ici aucune explication générale de son acte, aucune raison qui transcenderait son conflit avec le roi. Elle accumule plutôt les termes qui attestent la nécessité de sa « victoire ancienne ».
46 Fraenkel note aussi la relation sémantique entre ἐπεύχομαι et ἐπισπένδειν ; mais comme il prend le premier verbe au sens de « I boast, I triumph », le lien ne peut constituer pour lui le sens du passage : ce n’est que parce qu’ἐπεύχομαι peut signifier aussi « prier », dans une sorte d’homonymie, que l’on passerait, par simple association, à un développement sur le rite. Le discours est en fait plus méthodique.
47 Cf. D.-P. pour une telle interprétation du tour ἔστιν ὥστε (avec les renvois habituels à Philoctète, 656 et Hippolyte, 705).
48 Fraenkel, qui rejette cette assimilation (l’article ferait défaut), renvoie à KG, I, p. 372 ; § 418, 1, a.
49 On pouvait envisager une autre construction, où τάδε serait sujet de la protase εἰ δ’ ἦν πρεπόντων : « si ces substances faisaient partie des choses convenables. » Un tel report du sujet, de la subordonnée à la principale, s’observe parfois (cf. KG, I, p. 35 ; § 352, e). Mais la difficulté est alors de donner un contenu au déictique τάδε, qui ne se confond plus avec les πρέποντα.
50 L’interprétation psychologique de D.-P. (le chœur est d’abord comme interdit devant l’effronterie, l’expression de l’horreur viendra ensuite) restreint fortement la portée de la réplique : horrifié par l’acte, le chœur refuse de se laisser entraîner sur le terrain du langage, qui, vu l’énormité de l’acte, serait de toute manière faux.
51 Mazon reprend dans son texte la coupure proposée par Peile, qui fait de νεκρὸς δὲ τῆσδε δεξιᾶς χερός un groupe, venant en apposition à Ἀγαμέμνων, et séparé d’ἔργον δικαίας τέκτονος (« He there is Agamemnon, my husband – made a corpse by this right hand, the work of a true workman », Conington). Mais cette disposition vient briser une figure régulière d’hyperbate (νεκρὸς... ἔργον / τῆσδε δεξιᾶς χερὸς... δικαίας τέκτονος) où s’entremêlent le fait et sa justification. Comme le rappelle Fraenkel, χερὸς ἔργον analyse le composé χειρουργία.
52 Le chœur ne reprend donc que l’une des dimensions rituelles du récit : le sacrifice sanglant, et non les offrandes du festin ou les libations faites au mort.
53 La note de D.-P. renvoyant au commentaire de Dodds ad Bacchantes, 837 (sur l’usage de τιθέναι ou τίθεσθαι avec des compléments comme αἷμα, ϕόνον, πόνον) n’est pas probante, car elle ne rend pas compte de la forme avec le préverbe ἐπι-, qui fait problème ici (implicitement, elle rejoint la tentative de Karsten, qui corrigeait en ἔθου).
54 Sur la relation entre malédiction et jugement, voir l’étude de L. Gernet « Droit et prédroit en Grèce ancienne » (1948-1949), reprise dans : Droit et institutions en Grèce ancienne, Paris, 1982, p. 7-119 (voir p. 90, n. 270 pour notre passage) : on a ici quitté la sphère du prédroit ; il s’agit de droit pénal proprement dit. À ce stade, « l’imprécation est d’un emploi très étendu comme mode primitif de sanction ». La note poursuit : « Un curieux exemple de δικάζειν dans Esch., Ag., 1412, indique le sentiment de la correspondance entre cet effet de l’imprécation et les formes modernes de la pénalité. »
55 Qui sous-entend un second verbe : « Now you pass judgement on me... and declare that the citizens’ hate and the people’s curse shall be mine. »
56 Le renvoi à Hippolyte, 48 s. (τὸ γὰρ τῆσδ’ οὐ προτιμήσω κακὸν / τὸ μὴ οὐ...) ne concerne en fait pas la syntaxe de notre passage.
57 L’action verbale est ainsi objet d’où προτιμῶν, plutôt que αὑτοῦ παῖδα (« sans lui accorder aucune préférence, ou aucun prix, il sacrifia son enfant ») : on comprend mieux ainsi l’ordre de la phrase, où μόρον, qui, dans la comparaison, développe aussi ἔθυσεν, suit de près οὐ προτιμῶν.
58 LSJ distinguent deux emplois pour le verbe ; pour l’un, la valeur comparative de προ- serait déterminante (« honorer avant autre chose ») ; elle disparaîtrait pour l’autre (avec la négation : « ne tenir aucun compte »). Mais le contraste n’est pas si net. Même dans les tournures négatives, comme Agamemnon, 1672, μὴ προτιμήσῃς ματαίων τῶνδ’ ὑλαγμάτων (que Fraenkel traduit par « Take no account of these idle barkings »), l’idée de hiérarchie est implicite : les cris du chœur ne méritent pas d’être évalués au-dessus des autres éléments de la situation (en l’occurrence, la victoire effective du couple meurtrier). Ici, Agamemnon n’a pas reconnu la valeur supérieure de la mort d’Iphigénie face à ce qui avait pour lui du prix à Aulis : son jugement, par définition, établissait des degrés.
59 Le mot, dont les emplois dans la langue excèdent nettement la sphère du droit, est toujours mis en rapport chez Eschyle avec une situation de type juridique (cf. Choéphores, 980 et Euménides, 732) ; mais, dans ces contextes, il ne renvoie pas à une fonction définie : ici, il s’applique à un juge, dans le passage des Choéphores au chœur comme témoin (des méfaits de Clytemnestre), dans les Euménides, enfin, à l’une des parties (les Érinyes, qui se préparent à entendre le verdict). « Auditeur » serait la traduction la plus exacte (cf Platon, Lois VI, 767 d-e : ἐπηκόους δ’ εἶναι καὶ θεατὰς τούτων τῶν δικῶν ἐξ ἀνάγκης μὲν βουλευτάς) ; mais s’ajoute la connotation d’une solennité de l’écoute, et donc l’idée qu’il s’agit d’une charge officielle. On ne peut donc vraiment parler de signification « semi-juridique » (Fraenkel, Garvie) ; il faudrait plutôt parler de fonction « publique ». E.W. Whittle, qui propose la transposition ἐμῶν δ’ ἐπήκοος pour mettre en valeur « miens » après τοῦτον, sous-estime sans doute l’insistance ironique de Clytemnestre sur l’incompétence juridique du chœur (« Textual Notes in Aeschylus », Classica et Mediaevalia 29, 1968, p. 14 s.).
60 Sur cet adjectif et son association avec θρασύς, selon le couple hardiesse/dureté (cf. v. 1399, θρασύστομος et Prométhée, 178/186), voir Ch. de Lamberterie, Les Adjectifs grecs en -υς, vol. 1, Louvain-la-Neuve, 1990, p. 412.
61 Cf. Fraenkel, contre Thomson, sur la fonction de τοιαῦτα, qui est rétrospectif, et non prospectif. La syntaxe de Thomson vient de la difficulté que lui pose l’infinitif ἄρχειν, qu’il ne se résout pas, à raison, à construire avec παρεσκευασμένης, à cause du changement de sujet, et qu’au moyen de ὥς (=ὥστε) il rattache à τοιαῦτα, et non, comme il le faudrait, à ἐκ τῶν ὁμοίων.
62 On évite ainsi la correction ἀπειλοῦνθ’ proposée par G.F. Else (« Agamemnon 1421-24 », Classical Philology 52, 1957, p. 33).
63 Qui rappelle que le tour est attesté avant tout chez Eschyle et chez Platon.
64 Cf. μέγα ϕρονέοντες, en Iliade VIII, 553, pour les guerriers troyens auxquels Hector vient de promettre la victoire, ou μέγα ϕρονέων en XXII, 21, pour Achille allant chercher Hector sous les murs de Troie.
65 En stricte théologie, le serment de Clytemnestre et d’Égisthe ne vaut pas contre le mariage légitime qu’il brise ; Apollon affirmera contre les Érinyes, en Euménides, 218, que le mariage est plus puissant que tout serment ; voir supra, ad v. 878 l’explication de ce passage.
66 Il n’y a donc pas lieu de donner une valeur métaphorique à la phrase, avec une construction intransitive de αἴθῃ, « brûler » (en fait moins attestée que le sens transitif, « allumer »).
67 En leur apportant la douceur (avec le sens actif de μείλιγμα) qu’il devait à Clytemnestre.
68 Hermann souhaitait introduire un vers commençant par ἀνήρ.
69 Hartung, après Bothe, athétisait 1441.
70 On pouvait essayer de construire le déictique avec θεσϕατηλόγος πιστὴ ξύνευνος (en ponctuant après κοινόλεκτρος) : « son épouse fidèle, qui lui sert aussi de diseuse d’oracles. » Mais κοινόλεκτρος requiert un déterminant.
71 Fraenkel fait du vers 1441 une unité (« the prophesying bedfellow of this man ») ; mais une progression soulignant davantage l’ironie est sans doute préférable : prophétesse et concubine (termes séparés), puis épouse-devin mais aussi prostituée.
72 Les hapax et les formations nouvelles sont ainsi distribués dans une structure de chiasme : d’abord du côté du lit, dans le premier groupe (κοινόλεκτρος, face à τερασκόπος), puis de l’oracle, dans le suivant (θεσϕατηλόγος face à ξύνευνος). Trois autres termes, dans le passage, sont des formations nouvelles (θανάσιμος) ou des hapax (ίστοτρίβης, παροψώνημα).
73 Fraenkel a montré que la formation était improbable : à l’époque classique, les composés en ἰσο- sont formés avec un second élément nominal et non verbal (voir infra, ad v. 1470, ἰσόψυχος). Hermann, déjà, aurait préféré un ὁμοτρίβης, s’il fallait dire que Cassandre était embarquée sur le même bateau qu’Agamemnon (il comprend, quant à lui, le texte autrement) ; H.D. Broadhead (Classical Quarterly, n. s. 9, 1959, p. 315) propose d’inscrire ce mot dans le texte.
74 Ad v. 1055 s.
75 Une prostituée qui se voit reprocher par une autre de ne pas aimer le travail parce qu’elle s’abstenait de tisser la laine répond : τρεῖς ἤδη καθεῖλον ἱστοὺς...
76 Ou chez Lloyd-Jones : « the public harlot of the sailors’ benches ! » ; mais la note à la traduction semble exprimer une réserve morale : « The expression... is not certainly intelligible and may be corrupt ». Dans les Melanges pour D. Page (Dionysiaca, p. 58 s.), il propose de voir dans le « métier » le pilori où l’on exposait les femmes débauchées ; il renvoie à une glose d’Hésychius utilisée par K. Latte dans une étude des châtiments (Kleine Schriften, p. 290 s.) : ἀκρίστιος· ἡ ἐπάνω ἱστοῦ καθεζομένη (α 2576). Mais on ne comprend dès lors plus quel sens pourrait avoir ναυτίλων σελμάτων dans une telle scène d’exposition publique.
77 F. Lasserre la lit chez Archiloque, fr. 247, mais à partir d’une conjecture discutable sur le texte de Démétrios Lacon, De poematis II, 46 (voir le commentaire que donne C. Romeo, p. 242 s. de son édition, Demetrio Lacone. La poesia (PHerc 188 e 1014), Naples, 1988 ; ni West ni Tarditi ne retiennent le fragment reconstruit d’Archiloque).
78 - Peile et Conington font de ναυτίλων σελμάτων un génitif objectif, s’ajoutant à ἱστο-, comme si on avait τρίβουσα ἱστὸν καὶ σέλματα, sur le modèle de ἄπεπλος ϕαρέων λευκῶν (Phéniciennes, 324) ou ἄχαλκος ἀσπίδων (Œdipe roi, 191). Mais dans ces exemples, il y a une relation syntaxique entre le génitif et l’élément nominal du composé, et non pas coordination (cf. Moorhouse, The Syntax of Sophocles, p. 54 s. : « without bronze shield », pour le passage de l'Œdipe roi), ce qui est ici exclu pour « mât » et « bancs ».
79 Lloyd-Jones a conservé le sens d’« honneur » : « They have not failed to get the honor due to them. »
80 Voir les corrections rapportées dans l’apparat de West : il suggère ηὑνὴ, d’après le εὐνὴ de Voss (repris par Ch. Fuqua, Classical Philology 67, 1972, p. 196 s.), ou ἀνὴρ de Wilamowitz. Fraenkel, D.-P. et West impriment des cruces. A. Moreau propose εὐνὴν (cf. Rauchenstein, dans la liste de Wecklein), Eschyle. La violence et le chaos, Paris, 1985, p. 173, n. 106.
81 On donnait souvent à εὐνή un sens funèbre : gaudium, quod ex ejus morte seu sepulcro capitur (Wellauer) ; voir la critique de Conington.
82 Le double génitif a souvent été combattu au XIXe siècle : on substituait à l’un ou à l’autre un datif (ἐμῇ εὐνῇ, Schoemann ; ἐμῇ χλιδῇ, Enger). Sur ce type de construction, assez fréquent dans la tragédie, voir Wilamowitz ad Héraclès, 170, et Moorhouse, The Syntax of Sophocles, p. 77 s. On peut être tenté de dissocier les deux génitifs, en supposant l’ellipse d’un παροψώνημα : « Elle m’a apporté un piment de coucherie pour pimenter mon plaisir. » Mais le double génitif, bien attesté, est plus simple. P. Vidal-Naquet redouble également παροψώνημα (et prend les deux génitifs comme génitifs objectifs) : « Elle a apporté – elle qui était le piment de sa couche – du piment à ma fierté » (cf « Le chant du cygne d’Antigone. À propos des vers 883-884 de la tragédie de Sophocle », dans : A. Machin-L. Pernière (éds.), Sophocle. Le texte, les personnages, Aix-en-Provence, 1993, p. 285-298 ; voir p. 293). Mais παροψώνημα devrait alors être à la fois apposition du sujet et objet.
83 Ce qui entraîne celle de μοι à l’antistrophe (v. 1472), avec Dindorf. La présence du pronom entre δίκαν et κόρακος y est pourtant fortement marquée ; μοι y est beaucoup plus qu’une cheville.
84 Au vers 1453, le πολέα de Haupt pour le πολλά des manuscrits sert à éviter la responsio d une longue et de deux brèves dans des iambes lyriques (le cas ne se présente pas ailleurs dans l'Orestie) ; mais voir D.-P. pour la pertinence de l’argument (Eschyle n’ignore pas cette responsio dans d’autres oeuvres).
85 Ma lecture de ces vers a déjà été publiée dans la revue Lexis (« Sur la reprise d’Homère par Eschyle », Lexis 13, 1995, p. 129-144).
86 Cf. Olympiques, II, 55 s. ; VII, 80 s.
87 Dans : The Cambridge History of Literary Criticism, vol. 1, 1989, p. 8-18.
88 Fraenkel souligne la reprise.
89 Trad. J. Bollack. Le motif des « fleurs de la gloire » est également présent dans la suite du fragment ; la Muse ne contraindra pas Pausanias à rechercher des honneurs mortels : μηδὲ σέ γ’ εὐδόξοιο βιήσεται ἂνθεα τιμñς / πρòς θνητῶν άνελέσθαι (ν. 6 s.).
90 Sur le lien entre les deux contraires, « Mémoire » et « Oubli », voir P. Pucci, Hesiod and the Language of Poetry, Baltimore/Londres, 1977, p. 22-27.
91 Cf. Nagy, p. 12, sur la différence entre les deux sortes de kleos : « In the epic poetry of Homer just as in the praise of poetry of Pindar, kleos denotes the act of praising, but in epic the praise takes place by the very process of narrating the deeds of the heroes..., in praise poetry, the praise is more direct..., [it] applies to the here-and-now. »
92 À côté de πολύμνησιον χάριν τίνειν, v. 821 s., où le mot a une valeur active (cf. πολυμνήστωρ en Suppliantes, 535).
93 Cf. Verrall.
94 Il manquerait des parallèles pour un tel usage de τελέαν. Mais la régularité linguistique n’est évidemment pas liée à l’emploi d’un mot précis, mais d’une forme syntaxique définie.
95 Ad v. 219, il écarte à juste titre l’idée que τροπαίαν, dans πνέων δυσσεβñ τροπαίαν, que Wilamowitz inclut dans sa liste, soit encore considéré par Eschyle comme un adjectif.
96 Διά causal est plutôt rare chez Eschyle ; il s’agit ici, en accord avec la nature épique du contexte, d’un homérisme ; cf. ad v. 1485 s.
97 Fraenkel supprime διά, après d’autres, et fait donc du « sang » (au sens de meurtre) une apposition à τελέαν πολύμναστον : le mot expliquerait la métaphore énigmatique des fleurs. Il n’avait en fait pas tenu compte de la différence entre l’acte et les symboles de sa glorification (la suppression entraîne par ailleurs un hiatus difficile, cf W. Kraus, Strophengestaltung, p. 95).
98 Voir aussi C. Collard (Classical Review, n.s. 18, 1968, p. 147), qui, toutefois, donne un sens actif à ἐπηνθίσω : « You have crowned for yourself.. the Strife that then was in the house. » La nuance sémantique qu’apporte le moyen n’est en fait pas très claire.
99 Qui hésite à faire d’ ’Έρις un nom propre.
100 Voir Hutchinson ad loc. : « The poet inverts a device of praise. »
101 Sur les composés en ἀρι- et en ἐρι-, voir l’étude de P. Thieme, « ἀριδείκετος, ἐρικυδής und Genossen » (dans : Der Fremdling im Ṛgveda, Leipzig, 1938), reprise dans : R. Schmitt (éd.), Indogermanische Dichtersprache, Darmstadt, 1968, p. 53-60.
102 Wellauer attribue la correction à Blomfield.
103 Voir également Suppliantes, 744 : la frayeur des Danaïdes vient de ce que la colère des Égyptiades a l’efficience d’un ressentiment divin (quel que soit le texte retenu, ἐπιταχεῖ κότῳ avec Boissonade, ou ἐπιτυχεῖ κότῳ, avec Turnèbe).
104 Les critiques ont en général assimilé les deux discours, du chœur et de Clytemnestre : « Here it is the personified curse upon the family », Lloyd-Jones, au sujet de δαῖμον.
105 Clytemnestre ne pourrait pas dire, en 1475, que son interlocuteur s’est amendé.
106 Le vers 1474 est incomplet (il manque un iambe).
107 À partir, entre autres, du dernier vers d’un fragment d’Antagoras de Rhodes (de son hymne à Éros) conservé par Diogène Laërce (IV, 27) : τò καὶ σέο σῶμα δίϕυιον.
108 La parodos thématise fortement, à plusieurs reprises, ce qui distingue les deux Atrides, condamnés à des destins différents par l’ordre d’Artémis, qui ne touche qu’Agamemnon. Les « Tantalides aux deux natures » serait un écho figé, hors contexte, de cette présentation.
109 Cf. le v. 1600, et Choéphores, 503.
110 Cf. les vers 1569 et 1602.
111 Tantôt est invoqué un usage eschyléen : l’absence de relatives dédoublées (mais en quoi cela est-il exclu ? τε expliciterait clairement le dédoublement). Tantôt, quand l’usage paraît établi, Neitzel accentue des différences : contre les interprètes qui citent le début du premier stasimon (ὦ Ζεῦ βασιλεῦ καὶ Νὺξ ϕιλία..., ν. 355 ss.) pour un emploi du vocatif sans verbe principal, il pose que là-bas les déterminants de Νύξ compenseraient ce manque ; mais ce serait le cas ici avec la double relative. On oscille, sans critère défini, entre l’invocation de la règle et la justification des exceptions.
112 Neitzel choisit, avec Pauw, de lire κράτος γ’..., dont il fait une apposition à δαῖμον : le destin subi par les Atrides ne serait pas la destruction (malgré les vers 1453-1461 !), mais la « gynécocratie » : le « démon » serait un κράτος. Mais la fin de la strophe, avec le corbeau comme oiseau se nourrissant traditionnellement de la chair des cadavres, souligne le désastre du trépas, et non la domination de l’épouse. Il est vrai que Neitzel, sans donner d’argument véritable (voir plus bas), fait de Clytemnestre le sujet de la dernière phrase. Le corbeau, animal rusé, se tient sur le corps dans une position dominatrice analogue à celle de Clytemnestre, meurtrière rusée, qui est donc le sujet de σταθεῖσ’ (écrit au féminin, au lieu de σταθείς)... ἐπεύχεται.
113 Une autre lecture, encore, qui ferait de la victoire « l'égal de la vie » (sur le modèle d’ ἰσόθεος), au sens où elle l’opprime toute et s’y substitue, est trop abstraite et ne tient pas compte de la relation sémantique probable entre ἰσο- et διφυίοισι.
114 Il n’apparaît dans Homère qu’en Odyssée XIII, 408, pour un lieu-dit.
115 Cf. Schütz : « ἐπὶ δὲ σώματος. À savoir le cadavre d’Agamemnon, qui a été apporté sur scène au moment où était prononcé le v. 1404, et au-dessus duquel se tenait Clytemnestre, exultante. Il est donc plus approprié de lire σταθείς. »
116 Fraenkel rappelle, en plus, que Clytemnestre dans sa réponse ne relèverait pas le point : elle s’en tient à l’invocation du « démon ».
117 Dans l’idée que la comparaison avec le corbeau serait contradictoire : l’oiseau vaudrait pour la posture et non pour le chant.
118 Le sens généalogique de ἐκ τοῦ s’impose avec τρέφεται (« se forme », comme un embryon ; cf. P. Demont, Revue des Études Grecques 91, 1978, p. 358-384). Heath donnait aux mots une valeur temporelle : « depuis que... »
119 Même dans τριγέρων μῦθος (Choéphores, 314), « trois » a une valeur temporelle : le dicton a traversé les générations, comme Nestor (avec la valeur particulière que « trois » prend en surimpression dans cette phrase à cause de l’histoire du palais ; voir D. Clay, Hermes 97, 1969, p. 1-9).
120 La correction était auparavant attribuée à Casaubon.
121 Revue d'Études Anciennes 83, 1981, p. 197-209.
122 Blomfield : Subaudiendum videtur ρέει. Schütz faisait également de πρὶν καταλῆξαι... une entité syntaxique, qu’il prenait comme une consécutive.
123 Droysen traduit simplement par « meurtre » :« ... erneut sich der Mord schon. »
124 Voir également, depuis, l’étude générale de J. Jouanna, « Médecine hippocratique et tragédie grecque », Cahiers du G.I.T.A., 3 (Anthropologie et théâtre antique), 1987, p. 109-131 ; voir notamment p. 124 sur la question complexe des relations entre Eschyle et la littérature médicale.
125 Chez Philolaos, la bile, comme liquide produit par la corruption de la chair, est assimilée à une forme d'ikhôr (λέγει δὲ τὴν χολὴν ίχῶρα εἶναι τῆς σαρκός, 44 A 27 DK = I, p. 406, 1. 6 ; cf. C.A. Huffmann, Philolaus of Croton, Cambridge, 1993, p. 290 et le commentaire p. 304 s. : Philolaos reprend un sens bien attesté du mot dans le Corpus hippocratique). Hermann, Wilamowitz avaient compris ici « sanies » (cf. J. Dumortier, Le Vocabulaire médical d’Eschyle et les écrits hippocratiques, 2e éd., Paris, 1975, p. 53).
126 Traduction reprise de Jouanna-Demont.
127 Pour la question générale du rapport linguistique à Homère, voir mon étude « Sur la reprise d’Homère par Eschyle », Lexis 13, 1993, p. 129-144.
128 Le paradoxe est fortement souligné par N. Loraux dans « Le corps vulnérable d’Arès », Le Temps de la Réflexion 7, 1986, p. 353.
129 Je tiens cette idée de Ph. Rousseau ; je renvoie aux analyses qu’il développe dans son travail sur l'Iliade.
130 Si le chant V débouche bien sur le rappel de l’écart entre dieux et mortels, le « motif » de la cure introduit dans ce chant (et non ailleurs) une relation ironique entre humains et dieux. Les deux divinités blessées doivent être soignées, hors du champ de bataille, par une intervention divine, tandis que le héros qui les blesse, lui-même blessé, retrouve ses forces sans intervention médicale. Sthénélos enlève de l’épaule de Diomède la flèche envoyée par Pandare (V, 111 s.), ce qui constitue en soi un premier geste de soin (cf. IV, 213, XI, 844 s.), mais aucun remède n’est apporté : Diomède reprend immédiatement le combat, une fois qu’Athéna lui a assoupli les membres (V, 122). Certes, la blessure ne se ferme pas : Athéna retrouve Diomède épuisé à côté de son char (V, 794 ss.), en train d’éventer sa plaie et d’en essuyer le sang. Mais le verbe qui note cette dernière action (κελαινεϕὲς αἷμ’ ἀπομόργνυ, V, 798) est un écho direct des soins apportés par Dionè à Aphrodite : ἀμϕοτέρῃσιν ἀπ’ ἰχῶ ὀμόργνυ, V, 416) : le héros apaise lui-même son mal, avant d’infliger le même mal, une seconde fois, à un dieu, quand il ira blesser Arès (V, 856 s.). De même, Sarpédon, frappé à la cuisse par la pique de Tlépolème (V, 660 s.), retrouve le souffle sans aucune médecine, après que Pélagon lui a seulement retiré l’arme de sa blessure (V, 694-698). Les hommes sont voués au mal, mais comme ils n’ont pas d’autre lot et que la beauté divine leur échappe, le mal ne les rend pas inactifs et ne les empêche pas de combattre, même un dieu.
131 Dans une étude à paraître, où il écarte l’idée d’un emprunt au hittite. En ce sens, l’hypothèse rapidement formulée par Onians (The Origin of European Thought, p. 506 s. ; p. 595 de la trad. fr.) d’une relation entre l’ἰχώρ (« the liquid in the bodies of the gods ») et l’αἰών (comme « liquid of the immortal life-soul ») ou « l’eau de la vie » serait juste.
132 Nous n’avons donc pas, à proprement parler, affaire à un nom divin, mais le mot présente des traits communs avec les noms de la langue divine. Par rapport à αἷμα, il est en effet motivé, comme Ξάνθος par rapport à Σκάμανδρος. Sur le caractère grec des noms divins et allogène des noms humains correspondants, cf. Ch. de Lamberterie, « Grec homérique μῶλυ, étymologie et poétique », Lalies 6, 1984, p. 121-138 (voir p. 131 s.), et Les Adjectif grecs en-υς, vol. 1, p. 381-384.
133 « Ἰχώρ is exegetical and corrective of αιμα », Paley ad loc.
134 De la principale à la relative prime donc une différence de temps et d’aspect, et non de sens, malgré Ameis-Hentze.
135 Pour le néologisme comme forme de référence précise à Homère, voir ad v. 1442 s., v. 1460.
136 D.-P. gardent le sens du verbe (« to praise »), mais pour le substantif adoptent celui d’« histoire » : « an evil tale of calamity insatiable. » Mais Clytemnestre n’a rien raconté. L’interprétation repose sur l’idée qu’il y a accord entre les deux personnages.
137 La construction est un peu acrobatique ; Mazon écrit άκόρεστον, mais traduit le génitif : « Rappel douloureux d’un sort insatiable d’horreurs ! »
138 Pour lui, άκορέστου est un masculin déterminant le « démon » dont Clytemnestre fait l’éloge.
139 Voir Chantraine, Grammaire homérique, vol. 2, Syntaxe, p. 96 s.
140 Avec l’arrivée à « Ilion » (v. 700) d’une Hélène qui rassemble en elle les thèmes iliadiques par excellence : elle est « querelle » et aussi « colère » (μήνις, v. 701). La même observation vaut pour δι’ αίμα ἷνιπτον, v. 1460 (voir supra).
141 Voir KG I, p. 485 (= § 434, Anm.) pour une hypothèse sur la différence sémantique entre les deux cas : là où le contraste entre les deux cas existe, le génitif noterait une cause proche, immédiate, et l’accusatif une cause plus éloignée. Mais ils ont tort de présenter le v. 447 de l'Agamemnon comme une exception à la règle qu’ils tentent d’établir. Dans ἀλλοτρίας διαὶ γυναικός, Hélène est bien la cause directe du malheur des Grecs. Elle agit comme une divinité maléfique. P.T. Stevens (« Ἀλλοτρίας διαὶ γυναικός », Classical Review 50, 1936, ρ. 162-64) établit à partir de notre passage la valeur causale de διά + génitif pour Agamemnon, 448 s., 1453. Eschyle innove ; et ce sens ne se retrouve pas avant Platon (chez Sophocle, le tour prend un sens instrumental, cf. Moorhouse, p. 102, où il insiste sur l’origine locale de ce sens, comme pour l’accusatif). Fraenkel voit dans les deux épiclèses du dieu, παναίτιος et πανεργέτης, le développement des deux sens de διά avec le génitif, causal et instrumental (cela est repris par R. Schweizer-Keller, Vom Umgang des Aischylos mit der Sprache, Aarau, 1972, p. 41, et par C. Reinberg, Σύγκρισις 2, 1982, p. 122-124, qui étend la distinction à θεόκραντον, pour la cause, et ἄνευ Διὸς τελεῖται, pour l’instrument). Mais s’agit-il à proprement parler d’une réflexion grammaticale d’Eschyle, sur les sens possibles d’un mot, et non pas d’abord d’une analyse du concept de cause divine ?
142 Il renvoie à F. Solmsen-E. Fraenkel, Indogermanische Eigennamen, Heidelberg, 1922, p. 128, sur Παναίσχης. W. Pape-G.E. Benseler, Wörterbuch der griechischen Eigennamen, Braunschweig,3e éd., 1863-1870, y voient le « créateur », « celui qui est la cause de tout ». Mais les emplois d’αἴτιος sont d’abord juridiques.
143 Le groupe adverbial εἷς τὸ πᾶν (que l’on gardera malgré Canter et la plupart des éditeurs, qui lisent εἷς τὸ πᾶν : « Toi seul as tout fait ») porte sur la connexion (ὡς) entre ἔπραξας et παναίτιος.
144 La tonalité de l’adresse à Zeus change la portée de l’étymologie contenue dans διαὶ Διός. Sa valeur spéculative (avec Zeus comme principe) est objectivée et mise à distance dans un acte de rejet. La « possibilité de contrôle sur le récit » qu'elle implique (cf. S. Goldhill, Language and Sexuality, p. 62) n’est pas acceptée comme telle par le chœur, mais fait l’objet d’un jugement.
145 Θεόκραντον, « décidé par les dieux », est également un hapax ; mais la formation du composé, limpide, ne laisse apparaître aucun jeu de réinterprétation sur les éléments utilisés, comme c’est le cas pour παναίτιος et πανεργέτης. Fraenkel interprète comme il le faut -κραντον : « not ‘accomplished or wrought by the gods’, but ‘established, ordained as valid by God’ » (il rappelle μοιρόκραντος, πυθόκραντος, etc.) ; le singulier « by God » est toutefois déplacé : θεό- note une catégorie ; il s’agit d’une décision « divine », non-humaine (et non d’un dieu unique).
146 Dans les passages de l’Électre et de l'Ajax, comme ici, la préposition ἐκ indique la condition de l’action (cf. Jebb, ad Ajax, 26 s.) ; ἐκ χερός n’y a pas la valeur de « au corps à corps » que l’on trouve dans des descriptions de combat (Xénophon, Helléniques, VII, 2, 14 ; Anabase, V, 4, 25, où il s’agit pourtant d’armes de jet).
147 L’excellence du guerrier réside d’abord dans sa lance. Au chant VI de l'Iliade, les Troyennes prient Athéna de briser la « pique » de Diomède, qui accumule les victoires (v. 306) ; voir aussi l’épithète ἀρέταιχμος qui note la valeur héroïque de Thésée dans l’ode XVII de Bacchylide (v. 47).
148 Comme le rappellait déjà Blomfield contre Stanley.
149 Voir Paley pour les aoristes moyens à forme « passive » dans la tragédie et le rappel par Fraenkel de l’analyse que Wackernagel donne des formes en -θην, dont la valeur est à l’origine moyenne (Vorlesungen über Syntax, vol. 1, p. 139 s.).
150 Cf. M. Neuburg, « Clytemnestra and the Alastor (Aeschylus, Agamemnon 1497ff.) », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, n.s. 38, 1991, p. 37-68 ; voir p. 62.
151 Selon la traduction de Ph.-E. Legrand.
152 C’est la seule valeur que puisse prendre la négation composée après une phrase affirmative : voir les critiques de Fraenkel contre une traduction comme « et ne... pas ». La distinctio des manuscrits, μὴ δέ, reprise dernièrement par West, correspond sans doute plus à une habitude graphique médiévale qu’à une interprétation grammaticale ; s’il s’agit d’une véritable option sur le sens (avec sed non), il faudrait avoir des raisons sémantiques fortes d’écarter la lecture la plus immédiate, en un seul mot.
153 A.D. Fitton Brown (qui, par ailleurs, passe trop vite pour ἐπιλέγεσθαι du sens de « to take into account » à celui de « to assure », avec référence à Hérodote, VII, 49, in fine ; mais dans ce cas également « prendre en considération » est le sens) donne bien à µηδέ son sens de « pas même », mais propose une autre logique : « Do not even assume that I (the real murder) am Agamemnon’s wife. » Le doute, qui portait sur la culpabilité passerait ici à l’identité de Clytemnestre (« Aeschylea », Classical Quarterly, n.s. 10, 1960, p. 79-83 ; voir p. 82). Mais « moi » ne renvoie sans doute pas à la meurtrière. C’est au contraire l’épouse, visitée par le démon, qui a tué (cf. v. 1500).
154 M. Neuburg (voir supra, n. 150), qui a le grand mérite de sortir la lecture de ce texte des ornières où l’avait figée le recours à la conception classique du tragique (avec la problématique de la faute), suit une autre ligne : Clytemnestre ne poserait ici pas la question de la responsabilité en invoquant un acteur qui se substituerait à elle, à savoir le démon. Tout au long de la scène, ainsi que dans les Choéphores, elle s’en tient en effet à la revendication claire de son acte. La mention du démon servirait non à la disculper, mais à opposer deux interprétations possibles de son geste : elle nierait avoir agi en tant qu’épouse (« Ne prends même pas en considération le fait que je suis la femme d’Agamemnon »), ce qui la condamnerait tant l’action est horrible, mais prétendrait avoir été l’agent d’une vengeance familiale (avec le démon), qui fait payer le meurtre d’Iphigénie. Mais cette lecture ne tient à mon avis pas assez compte du vers 1497, « Tu affirmes que cet acte est le mien », qui pose bien la question de l’identité de l’auteur du meurtre. Clytemnestre ne semble pas jouer ici sur l’opposition entre deux fonctions possibles, épouse meurtrière (comme elle l’a revendiqué en 1404 s. avec ἐµòς πóσις) ou vengeresse familiale ; ces deux fonctions ne sont pas antithétiques : le démon se manifeste en effet à « la femme de ce mort », v. 1500 s. Elle dissocie plutôt le « moi », le personnage qui fait face au chœur, de ces fonctions, qui ont leur logique propre et qui se renforcent : la femme d’Agamemnon appartient à une famille dominée par un démon. Il s’agit donc au sens propre d’une disculpation (cf. ἀναίτιος au v. 1505 ; voir infra, la n. 156). Le vers 1497 ne signifie pas qu'elle entre dans une discussion sur le statut de la liberté humaine, avec l’idée de responsabilité qui lui est liée. Sur ce point l’analyse de Neuburg me paraît juste. Clytemnestre se place dans une perspective juridique, en répondant à une question de tribunal du genre « – As-tu tué ? » (cf. Euménides, 587). Elle n’exprime pas une conviction, mais joue sur les possibilités ouvertes par le discours « démonologique » du chœur. Sans le savoir, celui-ci lui a offert un argument pour se disculper. C’est cet argument qu’il réfutera et prolongera (le démon doit l’atteindre elle aussi).
155 Selon l’opposition de l'apodeixis et de la deixis (cf. J. Bollack, « L’en-deçà infini : l’aporie du Cratyle » [1972], repris dans : La Grèce de personne, Paris, 1997, p. 341-348).
156 M. Neuburg a parfaitement raison de rejeter comme anachronique et étranger à ce texte le débat sur la responsabilité de Clytemnestre que les critiques ont introduit ici. L’opposition liberté (et donc responsabilité) vs. nécessité n’a de sens que dans un contexte philosophique moderne. Le mot αἲτιος s’applique en fait d’abord à quelqu’un qui est « censured » (p. 66). Le chœur nie que Clytemnestre, mandatée par le démon familial, en ait terminé avec la justice en vengeant sa fille. Son acte, comme meurtre, ouvre un nouveau cycle juridique qui, comme celui qu'elle croit avoir clos, sera porté par le même démon. Sinon, d’une manière plus générale, l’inadéquation de la discussion moderne sur la liberté ne doit pas faire rejeter tout débat sur la responsabilité : cette notion doit être maintenue, mais reconstruite selon la logique propre aux discussions de l’époque, à savoir comme problème juridique.
157 La forme dorienne est de Scholefield ; Butler écrivait δίκην.
158 Selon l’interprétation qu’il faut donner du texte de F, sans iota, comme de Triclinius, avec un iota pour l’adjectif seulement. Bizarrement Butler, suivi par West, corrige le groupe en un génitif, rattaché à δίκαν (« le châtiment du sang figé... »), alors que la correction δίκην permettait de construire facilement le datif (cf. Paley).
159 Au XIXe siècle, il paraissait plus simple d’athétiser 1521 s. (Seidler, Franz, puis Peile, Hermann, Paley, Wecklein). On croyait gagner par là la responsio nécessaire avec les anapestes de 1497 ss. Souci relevant de la « superstition » selon Fraenkel.
160 On n’a pas besoin d’introduire ici la ruse de l’Agamemnon de l’Iphigénie à Aulis, avec le faux mariage.
161 1149 et 1262 s. concernent la mort de Cassandre. 1495 s. (= 1519 s.) est métaphorique, cf. supra.
162 L’adjectif, sans doute un néologisme, condense une phrase homérique comme Odyssée XXII, 368, µή µε... δηλήσεται ὀξέϊ χαλκῷ.
163 Pour la construction, cf. Iphigénie à Aulis, 412, σκήπτρῳ νυν αὔχει, « Fais le fier avec ton sceptre ! » (voir sur le verbe, supra, ad v. 1497).
164 Dans sa critique de l’article de M. Davies, A.H. Sommerstein (« Again Klytaimestra’s Weapon », Classical Quarterly, n.s., 39, 1989, p. 297) non seulement rappelle que l’adjectif ne peut être tiré du côté de la mort noble dont on pourrait se vanter (mais cela pourrait être concédé à Davies), mais insiste surtout sur le paradoxe qu’introduit la compréhension qu’il critique : puisqu’il s’agit bien d’établir un parallélisme entre les sorts d’Iphigénie et d’Agamemnon, la phrase devrait suggérer qu’Iphigénie n'a pas été tuée par une épée, mais à coups de hache !
165 Il est exclu d’en faire l’objet de τράπωμαι. Conington n’envisage cette hypothèse, qu’il écarte, qu’avec une forme active, τράπωµεν. C’est pourtant l’interprétation de Stanley, de Schütz et de Humboldt : « Des sichren Rats Bahn verlierend, schwank’ich, wie die geschäft’ge Sorgfalt ich wenden soll jetzt... »
166 Les éditeurs renvoient parfois au fragment célèbre d’Empédocle 57 Bollack (= B 11 DK).
167 La phrase est à l’origine de la correction, déplacée, d’Askew κτύπον δέδοικα en Sept, 103 (pour κτύπον δέδορκα).
168 Bulletin of the Institute of Classical Studies 24, 1977, p. 99. Dans l’édition, il revient à l’indicatif des manuscrits.
169 Traduction de J. et M. Bollack.
170 R.D. Dawe suggère αὶναῖς au lieu de ἄλλας, (Classical Philology 83, 1988, p. 106), car on ne verrait pas pourquoi la Moire (lue au génitif, avec θηγάναισι) disposerait de plusieurs pierres. Mais (la question du réalisme mise à part) ἄλλο est traditionnellement un terme suscitant la répétition.
171 Qui reprend l’accusatif de Paley βλάβας (objet de θηγάνει) pour le βλάβης ; des manuscrits. Mais la distinction de sens avec πρᾶγµα que cette construction poserait (« Pour une autre action, le Destin aiguise d’autres dommages ») n’apparaît pas.
172 Θηγάνει ὀξύνει.
173 Cf. la traduction de J. et M. Bollack.
174 Verrall propose une syntaxe compliquée et improbable, faisant d’αἶνος un neutre.
175 Ainsi chez Humboldt : « Nicht dir es geziemt von der Sorge darob / nun zu reden. »
176 Dans : Aischylos (Wege der Forschung), 1974, vol. 2, p. 232-263.
177 Hermes 106, 1978, p. 27-31. L’article est une discussion de l’interprétation de Hommel ; il ne revient pas sur la tradition critique.
178 Traduction de J. de Romilly.
179 L’usage formulaire du verbe avec τὸ ϕέρον au sens de « destin » semble bien aller contre la solution proposée : ϕέρειν y signifie « supporter » (Œdipe à Colone, 1694, Anthologie grecque X, 73).
180 Dans un second article (« Aisch., Agam. 1562 », Würzburger Jahrbücher fur die Altertumswissenschaft, n.s. 6a, 1980 [vol. offert à H. Erbse], p. 31-38 : voir p. 34), Hommel accepte l’objection, sans pour autant renoncer à sa ligne d’interprétation (la critique avait été également faite par W. Kraus dans son compte rendu de l’Aischylos des Wege der Forschung : Gnomon 49, 1977, p. 743 ss.).
181 Hommel renvoie bien au passage, mais se refuse à fonder sur lui l’interprétation grammaticale d’Agamemnon, 1552, car le résultat serait déplorable pour l’interprétation du contexte (p. 246). Sans doute fallait-il inverser la démarche, et revenir sur l’interprétation de la logique du contexte à partir des possibilités grammaticales que la comparaison avec les Sept permettait de dégager.
182 Dans sa réponse, Hommel rappelle à juste titre qu’on aurait plutôt le singulier.
183 Peile et Conington supposaient une lacune contenant la prédiction.
184 Bollack Agamemnon 1, p. 323.
185 D.-P. optent pour le sens pratique.
186 Dans l’introduction à l'Orestea de la B.U.R., p. 84.
187 Die griechische Tragödie, 2e édition, n. 51. W. Kraus le suit (Strophengestaltung, p. 92 s.).
188 Il faudrait pour admettre cette ellipse que Clytemnestre se réfère directement aux derniers mots du chœur.
189 Je m’appuie sur l’analyse, encore inédite, que J. Bollack propose des Oresties archaïques.
190 Cf. J.O. Dalzell (« Pleisthenes in the Agamemnon of Aeschylus », Hermathena 110, 1970, p. 79 s.), qui s’appuie sur la clarté du nom pour faire de Plisthène et d’Atrée la même personne. Cette conclusion n’est pas nécessaire.
191 Contre l’idée de C.M. Bowra que « Plisthène » remplacerait chez Stésichore l’« Atrée » homérique en raison d’un parti-pris anti-lacédémonien (Classical Quarterly 28, 1934, p. 117 s.), voir M. Papathomopoulos (Nouveaux fragments d’auteurs anciens, Ioannina, 1980), dans sa présentation du fragment d’Hésiode qu’il a tiré d’une scholie inédite aux Exégèses de l’Iliade de Tzetzès : le nom de Plisthène n’est lié à aucune localisation. L’omission de Plisthène chez Homère tient plutôt à une réflexion sur la nature de la royauté : Plisthène, en effet, nomme bien la puissance royale, mais dans son être, tel que le présente Hésiode (boiteux, hermaphrodite et habillé en femme), il lui attache une faiblesse qui n’entre pas dans une succession légitime. Il n’est pas donc sûr qu’Homère lui ait substitué Thyeste, selon l’hypothèse de J.Th. Kakridis (Zeitschrift fur Papyrologie und Epigraphik 30, 1978, p. 1-4) : la série Pélops-Atrée-Thyeste-Agamemnon constitue, en effet, un petit système. Le couple des deux frères successivement souverains, Atrée et Thyeste, s’intercale entre Pélops, le roi unique, et Agamemnon, seul roi d’un couple de deux frères à hériter du sceptre de Pélops ; une relation synchronique entre deux frères, désormais séparés dans l’espace (Sparte/Argos), succède à une relation dans le temps (« En mourant, Atrée laissa [le sceptre] à Thyeste qui possède de nombreux troupeaux », v. 106) ; Thyeste ne comble pas une case laissée vide par un membre de la famille ; la série, dans sa structure, a dès l’origine été conçue avec lui et sans Plisthène.
192 Voir chez A. Lesky les autres versions de la filiation Atrée-Plisthène.
193 Avec une boiterie qui, à l’inverse de celle d’Héphaïstos (cf. J.-P. Vernant-M. Detienne, « Les pieds d’Héphaistos », dans : Les Ruses de l'intelligence. La mètis des Grecs, Paris, 1974, p. 244-260), est pur défaut, ou qui, si elle représente un privilège distinguant Plisthène, lui fait jouer le rôle d’une « négation déterminée » de la fonction royale, comme être excessif promis à la destruction, hors des règles de l’interaction politique (cf. J.-P. Vernant, « Le Tyran boiteux, d’Œdipe à Périandre », texte de 1981, repris dans : J.-P. Vernant-P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie, vol. 2, Paris, 1986, p. 45-69).
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