Présentation
p. 149-150
Texte intégral
1Alors que l’aurore sur laquelle s’ouvrait le premier épisode était encore pleine de l’exubérance presque bachique de la nuit qui l’avait précédée, le deuxième épisode se présente comme une rupture définitive avec la nuit – mais aussi comme l’échec de cette rupture. L’arrivée d’un héraut de F armée qui saura parler sans recourir aux signes douteux d’un feu nocturne a toutes les qualités d’un « jour du retour » homérique (νόστιμον ἦμαρ) ; sa lumière vient mettre un terme inespéré à une longue attente (v. 503 ss.), dissipe l’obscurité du cœur (v. 546) et annonce le retour imminent d’un roi qui apporte « la lumière dans la nuit » (v. 522) et illumine, mieux que l’aube, les visages des dieux de la cité tournés vers le levant. Désormais atteinte, la gloire universelle des vainqueurs peut être proclamée à la face du soleil (v. 575). Mais l’engagement en faveur de la clarté du salut ne s’impose qu’au prix d’une dénégation explicite et incessamment répétée : il faut dire qu’il ne faut pas dire ce que le salut a aussi d’obscur ; la thèse du bonheur (« Nous avons réussi », v. 551) se pose comme absolue, mais doit montrer qu'elle l’est, et par là se neutralise. Non que le succès n’ait été réel – contrairement à ce que craignait le chœur dans l’épode du chant précédent, où il remettait en question la crédulité nocturne des femmes –, ou que le gloire acquise ne soit vraiment éternelle (v. 579), selon le code du kleos que l’Iliade a mis en forme (l’allusion au tombeau du meilleur des Achéens imaginé par Hector au chant VII est claire), mais le poids des épreuves traversées est trop lourd pour ne pas à tout moment imposer sa présence, même si le discours s’efforce de le nier. Le langage est dès lors brisé, la syntaxe perd ses droits. Là où la critique moderne, qui partage un jugement négatif sur les compétences linguistiques du héraut (pourtant un spécialiste de la parole), a cru lire les traces d’une naïveté indéracinable ou d’une basse extraction, on notera plutôt les signes d’une tension insurmontable, qui reflète au niveau de l’expérience vécue les apories théoriques où, dans la suite du drame, le chœur s’enfermera progressivement : la réalisation du bien le plus grand qu’est le châtiment de Troie passe par l’épuisement des justiciers (non qu’ils soient coupables ; le héraut, à la différence du chœur, n’entre pas dans ce genre d’évaluation ; ils sont simplement mis à mal). En tenant simultanément ces deux langages, dans l’effort vain de n’en retenir qu’un, le héraut rend davantage encore que le veilleur du prologue justice au pathos quotidien : il n’égrène pas simplement les malheurs qui affectent son attente d’une délivrance ; comme il a eu part à l’action, dans une lutte continue contre les dieux qui voulaient le faire mourir à Troie (v. 539), son expérience est plus riche et porte sur les contradictions qui opposent les buts universalisables de l’agir (le rétablissement du droit et la gloire) à ses conditions concrètes. Si son discours reste faible, paratactique, c’est que le langage ordinaire ne lui donne pas le moyen d’articuler cette contradiction, qu’il ne peut que subir ; il faudrait être, comme le chœur, un théoricien, et donc n’avoir pas agi.
2Dans sa volonté de définir le bien, de le célébrer tout en écartant sa part d’ombre, il reste victime de la nuit, au moins deux fois. Si c’est le bien qu’il convient de dire, et uniquement lui, la débauche sacrificielle qu’a suscitée Clytemnestre en mêlant les femmes et les hommes de la ville dans un rite nocturne et féminin (v. 594 ss.) à l’annonce de la victoire par les feux était plus justifiée encore que ses précautions oratoires et son souci méticuleux de ne magnifier que le succès (v. 587 ss., avec le refus de la reine – entrée subitement sur scène – d’en entendre plus de sa part). Et si l’armée a réussi, qu’en est-il de l’autre roi, Ménélas, qui était à l’origine de la guerre, et où est donc l’objet qui a valu dix années de peine, Hélène ? Le héraut, interrogé avec insistance par le chœur sur l’autre Atride, doit entreprendre un autre récit, et raconter comment une tempête nocturne a détruit l’armée et rendu invisible le vaisseau de Ménélas. Le bien retrouvé est donc perdu ; Hélène reste aussi insaisissable qu’après sa fuite légère avec Paris, l’enfant qui poursuit un oiseau ailé (v. 394), sans donc que le dérèglement provoqué par Aphrodite soit maîtrisé.
3Moins théologien que le chœur, le héraut n’interprète pas ces apories (le stasimon suivant partira de l’analyse du nom d’Hélène, comme responsable du désastre de la flotte, tout autant que de la perte de la ville). Il se contente d’en poser les termes, en recourant aux formules et aux modèles narratifs qu’il sait tirer de la tradition poétique et dont il montre, in actu, qu’ils ne lui permettent d’élaborer aucun point de vue conclusif sur l’histoire qu’il a vécue. Son impuissance dénonce par avance les tentatives, idéologiques pourrait-on dire, des autres personnages de dégager un sens des événements.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le visage qui apparaît dans le disque de la lune
De facie quae in orbe lunae apparet
Alain Lernould (dir.)
2013
Commenter et philosopher à la Renaissance
Tradition universitaire, tradition humaniste
Laurence Boulègue (dir.)
2014
Diego Lanza, lecteur des œuvres de l'Antiquité
Poésie, philosophie, histoire de la philologie
Rossella Saetta Cottone et Philippe Rousseau (dir.)
2013
Figures tragiques du savoir
Les dangers de la connaissance dans les tragédies grecques et leur postérité
Hélène Vial et Anne de Cremoux (dir.)
2015
La représentation du « couple » Virgile-Ovide dans la tradition culturelle de l'Antiquité à nos jours
Séverine Clément-Tarantino et Florence Klein (dir.)
2015
Hédonismes
Penser et dire le plaisir dans l'Antiquité et à la Renaissance
Laurence Boulègue et Carlos Lévy (dir.)
2007
De l’Art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace
Pour une redéfinition du statut de l’œuvre
Robin Glinatsis
2018
Qu'est-ce que la philosophie présocratique ?
What is presocratic philosophy ?
André Laks et Claire Louguet (dir.)
2002