- II - De l’étude des chants choraux à celle des épisodes
p. 27-37
Texte intégral
La dissonance lyrique
1La décision que nous avions prise, Jean Bollack et moi, de présenter d’abord l’étude des chants choraux (avec le prologue) et de réserver à d’autres volumes le commentaire des épisodes a été plusieurs fois critiquée. Elle repose d’abord sur un constat. L’Agamemnon est la seule tragédie qui accorde une présence massive à un chœur qui tente, épisode après épisode, de théoriser les événements nouveaux en recourant aux concepts systématiques les plus rationnels. C’est la seule tragédie où le drame qui se noue avec le retour du roi se double d’un autre, interne au discours, et qui l’anticipe, avec la découverte douloureuse par le chœur des Argiens des antinomies théoriques auxquelles le condamne sa volonté têtue d’expliquer en termes de droit et de théodicée les expériences confuses qu’on lui raconte ou auxquelles il assiste. Ce second drame, symbolique, signifie impossibilité de rendre raison, dans un discours monologique, de ce qui a lieu sur scène, et impose donc l’idée que la crise représentée dans l’œuvre avec la mort du roi n’est pas contingente, qu’elle n’est pas à prendre comme un cas aberrant vis-à-vis de normes établies, mais touche à la possibilité même de fonder un langage normatif portant sur l’action en cours. En effet, la tentative des vieillards argiens de construire un discours à la fois rationnel et fondateur d’un ordre social possible échoue non parce qu’elle serait imparfaite, encore trop liée affectivement à l’événement, mais au contraire en raison de son aboutissement : plus la rationalisation, de stasimon en stasimon, se radicalise, dans une définition toujours plus exigeante et plus claire des catégories du droit1, plus la distance se creuse entre le savoir universel ainsi constitué et la situation contingente de celui qui l’énonce. Le chœur découvre que la même règle divine condamne Paris à Troie et Agamemnon à Argos. Alors que le recours aux concepts du droit devait, à l’origine, lui permettre d’acquérir un point de vue serein sur les événements, puisque le droit, garanti par les dieux, est la condition de tout bonheur collectif, l’interprétation en termes juridiques de l’histoire des Grecs depuis Aulis donnera plus de consistance encore à son angoisse. À la fin du dernier stasimon, sa voix ne peut plus articuler que son impuissance à parler.
2Cette tension à l’intérieur des chants, tension que nous avions appelée « la dissonance lyrique », se laisse décrire en termes linguistiques : on y retrouve la structure de la contradiction performative, qui oppose le contenu des énoncés à la situation effective de celui qui les tient (l’énoncé contredit la possibilité de le dire). En faisant ressortir cette contradiction, l’Agamemnon critique le langage normatif qui essaierait de se fonder en théorie : ce langage, qui sert de cadre nécessaire à toute action revendiquant une forme ou une autre de justesse par rapport à des normes, présuppose une qualité théorique du sujet parlant qui entre en contradiction avec sa qualité réelle d’être fini ; en effet, les concepts systématiques qu’il emploie supposent, pour être construits, que l’on abandonne le niveau de l’expérience humaine et que l’on adopte le point de vue divin de la théodicée ; or c’était pour comprendre cette expérience humaine, et la sauver, que le chœur, simple mortel, y avait eu recours2. Les interprétations qui recherchaient dans les chants de chœur le point de vue de l’auteur, et faisaient par exemple de « l’Hymne à Zeus » de la parodos un message adressé au public, méconnaissaient entièrement cette situation particulière de l’énoncé. L’œuvre ne propose aucun fabula docet, et si peu, même, que les divinités au nom desquelles les personnages argumentent le bien-fondé de leurs actions, et qui leur permettent d’en interpréter après coup les résultats, à savoir l’Érinye ou Apollon, deviennent elles-mêmes, dans la troisième pièce de la trilogie, des interlocuteurs soumis aux règles de l’échange et de la persuasion et donc confrontés à la possibilité de l’échec : il n’y a plus d’instance « naturelle » extérieure qui fonde la légitimité des discours et permette d’émettre un jugement définitif ; les normes, et les jugements qui en découlent, s’enracinent dans la pratique contradictoire et problématique du langage.
3La tâche première de l’interprétation est donc de comprendre la complexité du paysage linguistique qui compose l’œuvre. Si nous avons décidé de partir de la lecture des chants de chœur, c’était que les stasima nous semblaient être le lieu où se met en place, avec cette crise du discours, le cadre déterminant de l’action. Le modèle classique de la crise tragique, centré sur l’action et ses conséquences, ne paraissait en effet pas opérant si l’œuvre, avant même que la catastrophe n’ait lieu, en analyse à travers le langage du chœur le sens et la nécessité.
Critiques
4Sur notre démarche générale3, deux types de reproches nous ont été adressés. L’un touche à notre analyse du drame et de ses personnages, l’autre à notre emploi déplacé d’un concept maintenant problématique, le tragique (avec notre idée d’une tragédie propre au chœur). Les discuter permettra de faire quelques mises au point et de montrer comment ma lecture de la pièce à évolué ces dernières années.
51.– Selon Rainer Thiel (Chor und tragische Handlung im ‘Agamemnon’ des Aischylos)4, notre volonté de sauver à tout prix la cohérence de la réflexion lyrique5, sans en attribuer les contradictions au déroulement de l’action, au caractère du chœur ou à son inconséquence, nous amènerait à perdre l’unité du chœur comme personnage dramatique. Il nous fallait admettre qu’après le troisième stasimon, le chœur change de rôle : il perd sa supériorité réflexive pour devenir un personnage embarrassé. Selon Thiel, il y a plus de constance dans ce chœur, toujours lié à l’action en cours.
6Je répondrai que l’opposition entre des formes de discours, chant/dialogue, est porteuse de sens et permet des langages différents. En s’enfermant dans le lyrisme des stasima, le chœur, potentiellement, développe un point de vue autonome sur l’action, et parle autrement que dans l’échange : le langage cesse d’être stratégique et se voit donner la liberté d’une réflexion sur ce qui peut être dit. Le drame, dans sa progression, est fait aussi de ces ruptures entre les discours. L’Agamemnon semble bien exacerber cette possibilité expressive de la tragédie, quand il fait parler ses choreutes dans l’ignorance de l’action (pour la parodos et, en partie, pour le premier stasimon, qui finit par la mise en doute d’un fait appris) : ce chœur est alors amené à passer du fait (manquant) au sens, et à élaborer les maximes les plus à même de rendre compte d’un événement possible. Il y a là non pas seulement l’utilisation virtuose d’un trait de forme conventionnel, mais, de la part d’Eschyle, une réflexion sur le sens que cette forme traditionnelle peut prendre : si elle n’est pas utilisée avec naïveté, elle est prise dans une tension indépassable entre la possibilité qu’elle offre de dire la vérité la plus générale et le fait que cette vérité est « pathétique » au sens moderne, c’est-à-dire liée aux affects de celui qui la chante. En réfléchissant, le chœur lyrique n’est pas moins dramatique que dans les épisodes, puisque c’est à partir de son point de vue, de son intérêt concret de citoyen, qu’il mène sa réflexion ; celle-ci n’est jamais abstraite, elle est toujours déterminée par son objet. Eschyle rappelle par là que la sagesse, malgré sa généralité, est toujours en situation, qu’elle doit apporter un apaisement à l’individu particulier qui l’énonce (cf. le début de l’Hymne à Zeus : seule la relation intellectuelle à ce dieu peut libérer de l’angoisse). Ici, la situation est telle que, finalement, elle renforce l’angoisse.
7Après la mort du roi, la situation de parole du chœur n’est plus la même. Non seulement ce qu’il avait déduit de sa théodicée, comme événement à craindre, a eu lieu, mais il n’est plus le seul à argumenter et à interpréter en termes généraux : libérée de l’obligation de dire le faux, Clytemnestre expose sa propre idée du droit, de la nécessité, du bien commun. Le chœur n’est plus renvoyé à lui-même pour réfléchir, mais à un adversaire qui lui oppose la réalité désormais vécue de ses propres idées. Bien qu’ils partagent les mêmes concepts, les antagonistes restent adversaires : il n’y a, devant la violence de la crise, pas de langage commun ; les situations, contraires, d’une souveraine décidée à bien vivre et d’un chœur en deuil font que les mêmes mots ne signifient qu’un différend.
82.– Ada Neschke6, sans refuser les résultats de notre analyse, conteste la possibilité de parler d’une « tragédie du chœur ». Tout d’abord parce que le « tragique », si ce concept n’est pas illusoire, ne concerne que l’individu agissant, qui subit les conséquences négatives de son acte. Or le chœur, précisément, n’agit pas ; il se dit trop vieux pour cela ; il ne peut donc être le sujet d’aucun pathos, au sens ancien, d’aucun « subir ». Au mieux, il participe affectivement, dans la compassion, au tragique des héros. Mais je pense que « compassion » ne rend pas compte de la souffrance du chœur dans cette œuvre. S’il est vrai que la maxime du pathei mathos, du « savoir par la souffrance », ne peut s’appliquer qu’aux agissants, et non au chœur, la réflexion à laquelle les choreutes sont condamnés en raison de leur incapacité à agir a son devenir propre et ses péripéties : les résultats de la réflexion se retournent contre leur auteur de manière analogue à la catastrophe qui vient changer brutalement le devenir du héros agissant. La réflexion, dans l’Agamemnon, est bien représentée comme un travail, une activité qui implique des sujets individuels, emportés par la temporalité qu ouvre leur effort d’analyse ; cette temporalité impose à la parole son propre anéantissement, parce que ce qu’elle cherche à dire, la justice divine, va contre la raison qui le lui fait dire, à savoir le désir d’un salut pour la collectivité humaine ; il y a bien là un drame (on aurait dit, il y a quelques années, une « pratique théorique », la théorie, chez ce chœur, étant toujours vécue comme une situation, et non, abstraitement, comme un système de concepts), qui a son autonomie : ce n’est en effet pas la contradiction des concepts entre eux, comme dans certaines interprétations idéalistes du tragique, qui produit cette catastrophe symbolique, mais le fait qu’ils soient élaborés et dits par des être finis.
9La critique, par contre, est totalement recevable quand elle s’attaque à la décision de faire de cette tragédie de la « dissonance lyrique » le fondement de la tragédie dans son ensemble. J’y ai fait droit dans une étude de 1984 (« Événement et critique dans la tragédie grecque. Quelques repères »)7 : le primat accordé à la crise lyrique, comme modèle du drame, reposait sur une conception encore trop indifférenciée des types de discours, et privilégiait, dans une perspective trop « théoriciste », les apories du discours général sur le droit. Cette interprétation avait en fait pour conséquence de ramener la tension génératrice du lyrisme et du drame à la contradiction du sens et de l’existence. Il était tentant en effet d’expliquer la tragédie à partir du modèle romantique que Hegel avait rejeté et qui faisait de la radicalité de la contradiction le critère du tragique : la crise, dans cette optique, exprimait une rupture sans appel. Dans ses Leçons sur l’esthétique (1829), K.W.F Solger avait ramené la contradiction tragique à l’opposition sans issue de l’existence et de l’« idée » (comme instance divine donnant son sens à la vie limitée des hommes ; dans notre interprétation, il s’agissait de la régularité du droit) : l’existence, dans la tragédie, ne devient manifestation de l’idée qu’au prix de sa destruction (p. 308 ss.) : la « détermination » de l’existence est ainsi bien une négation. Une telle définition du tragique, qui renvoie à une contradiction de nature proprement théorique (il n’y est pas question d’action), pouvait, dans une certaine mesure8, être appliquée à la structure du lyrisme éminemment théoricien du chœur de l’Agamemnon. Mais faire de l’aporie lyrique la cellule génératrice du sens de l’œuvre était revenir à l’idée d’un fabula docet, ne portant plus cette fois sur un contenu éthique positif, comme dans l’interprétation traditionnelle, mais sur un problème de nature théorique. Même à déchiffrer une telle tension dans les propos d’un personnage en situation, le chœur, et à dramatiser ainsi la contradiction « tragique » qui le fait parler, on tendait vers une lecture allégorique, puisque le drame se voyait attribuer une fonction d’explicitation : il devait se déployer entre les deux pôles d’une tension indépassable, que le chœur, dans sa réflexion, avait déjà thématisée. Mais, au moins, cette première approche de l’œuvre avait l’avantage de mettre en évidence dans le drame une structure discursive à plusieurs niveaux – même si le modèle proposé était trop simple. Elle montrait que la dynamique narrative des événements était indissociable d’une dimension interprétative, prise en charge par le chœur : l’action ne devient un événement dramatique que par l’effet qu’elle produit sur les discours généraux qui essaient d’en restituer le sens ; il n’y a de crise dramatique que parce que les langages qui essaient de la dire sont eux aussi en crise, et parce qu’ils ne s’accordent pas entre eux. Il restait à introduire un principe de distinction plus fin entre les différents moyens discursifs qu’emploie le drame pour représenter et construire l’événement dramatique.
10D’une certaine manière, nous prêtions trop au chœur, non pas parce que notre lecture était guidée par l’idée d’une cohérence de la réflexion lyrique, mais parce que nous faisions comme si, dans cette pièce, il était effectivement chargé de la réflexion théorique sur les conditions générales de l’action ; nous faisions comme si ce pôle « universel » du drame, la théorie, était comme incarné par lui. Cela nous a conduit à minimiser un fait qui était pourtant bien visible (mais qui, je crois, n’a pas été relevé par les interprètes), à savoir que la réflexion du chœur, qui emprunte beaucoup aux théodicées politiques d’Hésiode et de Solon, est en fait fortement décalée par rapport à ce que vivent les personnages scéniques, à leur combat. Ainsi, en accord avec la tradition éthique archaïque, le chœur voit dans l’appât du gain, dans la passion de la cupidité, dont Albert O. Hirschmann a retracé l’histoire moderne9, la raison première des désastres humains : « On l’a vu, elle est fille / de ce qu’on ne peut oser, la défaite / des hommes soufflant le vent plus qu’il n’est juste, / dans leurs maisons gorgées de biens / au-delà du bien le meilleur » (v. 374-378). Même si, dans le deuxième stasimon, il se refuse à faire de l’excès de richesses la cause de la catastrophe, qui doit selon lui être le produit d’un acte criminel, d’une hubris, c’est bien dans le cadre d’une logique de l’enrichissement qu’il situe d’abord le risque de la violence : « Justice brille dans les maisons âcres de fumée. Elle honore la vie limitée / à sa part. Mais les beautés poudrées d’or que les mains ont salies, elle les quitte, / l’œil révulsé » (v. 774-778)10. Ayant comme modèle de faute sanctionnée par les dieux le rapt d’Hélène et le vol des trésors de Ménélas par Pâris, le chœur reste attaché aux doctrines qui font du désir sans limite l’origine du mal. Or il est frappant qu’aucun des personnages de l’Agamemnon n’agit pour ce motif, et que contrairement aux personnages de Sophocle ils ne s’en font même jamais le reproche ; même Égisthe, qui a tué en justicier, n’évoque les biens d’Agamemnon qu’après coup, comme moyen de consolider sa tyrannie. Il y a donc là un hiatus marqué entre l’interprétation de la théodicée que donne le chœur et la réalisation scénique de cette théodicée, qui dépend d’autres motifs : c’est le droit, et non l’appât du gain, qui sur scène devient une passion ; les personnages sont directement mus par une idée de devoir ou de vengeance, dont le chœur ne pouvait pas prévoir qu’elle prendrait corps sous cette forme, beaucoup plus radicale11. Non seulement le discours éthique s’effondre sur lui-même, quand, à terme, il ne peut poser que le mal, mais il est de plus marginalisé en ce qu’il ne peut rendre compte de la réalité des actions en cours.
11Avec une certaine ironie, à une réflexion éclairée, à une sorte de théodicée politique « moderne » qui fait des dieux de la cité une instance de régulation des passions intéressées des individus tournés vers le gain, ce drame oppose comme « réalité » un monde plus ancien, issu de l’épopée, où les catégories de cette théodicée, avec l’anthropologie des pulsions sur laquelle elle repose, n’ont pas cours. Parce qu’ils agissent, comme individus royaux à la fois délibérants et liés à un passé, les personnages sont prisonniers d’une autre perspective que celle qui est posée par le chœur. Ce contraste est lui aussi l’un des éléments de la construction du drame.
Pertinence du concept de tragique ?
12En parlant d’une tragédie propre au chœur de l’Agamemnon, nous recourions, tout en le déplaçant, à un concept daté, dont l’utilité est régulièrement mise en doute par les interprètes non philosophes de la tragédie. Cet emploi était, il est vrai, non critique, au sens où nous ne sommes alors pas rentrés dans cette discussion. Les apories du chœur nous paraissaient « tragiques » selon la définition minimale de ce mot que donne Peter Szondi dans son Essai sur le tragique12 : est, selon lui, tragique une action qui précisément parce qu’elle vise une émancipation se retourne contre l’agent et le condamne à la catastrophe. Ainsi, en cherchant à atteindre le bien et l’apaisement au moyen d’une théorie adéquate de l’action de Zeus, le chœur finit par s’enfermer dans la terreur. Avec une telle définition formelle du tragique, Szondi cherchait à libérer la tragédie des conceptions idéalistes, qui situaient le tragique dans une idée, qu’en fait rien n’empêchait d’être préalable à l’œuvre et qui ne concernait donc pas le drame en tant que tel. Au contraire de cette tradition, Szondi trouve le tragique dans ce qu’il y a de plus concret et de plus central dans la tragédie (ancienne ou moderne), à savoir l’action. Mais je me suis convaincu depuis13 que cette définition participe encore de ce qu’elle critique : l’idée même, inspirée en partie de Walter Benjamin, de la négation nécessaire d’un acte tendant vers une forme de salut, supposait une interprétation dialectique de l’action qui renvoie encore à une interprétation théorique de la tragédie. Un tel schéma ne s’applique pas à des drames qui montrent simplement, si l’on peut dire, la destruction de « monstres », comme l’Hippolyte, sans qu’aucune émancipation, qu’aucun salut ne soient par là détruits, ou comme les Perses, qui traitent d’une entreprise insensée.
13Mais je crois que nous n’en avons pas pour autant fini avec ce concept, pour deux raisons :
Sans lui, on ne peut comprendre vraiment les options de la critique contemporaine et la nature de leurs différences. Le tragique a été élaboré par l’idéalisme allemand dans le contexte d’une discussion théorique sur la philosophie de l’histoire ; la tragédie (grecque) imposait en effet de penser en même temps une nécessité de type linéaire, causale (avec la théodicée, le destin, la malédiction, etc.) et l’événement « historique » dans sa brutalité première (avec la catastrophe) ; cette opposition, qui est le problème que doit résoudre une philosophie du devenir historique, pouvait être articulée selon différentes hypothèses théoriques14. Or, comme j’ai essayé de le montrer ailleurs15, il existe un lien entre les différentes définitions contradictoires du tragique à l’époque du romantisme et les options théoriques modernes quant à la compréhension de l’histoire, selon quelles mettent l’accent ou bien sur l’irruption de l’événement dans sa nouveauté, ou bien, dans un schéma rationaliste, sur l’ordre que la crise permet en fait d’établir (Hölderlin et Hegel fournissant les deux « figures » de ce débat, qui n’est pas clos). Ces options philosophiques sont déterminantes pour la manière dont les philologues et les historiens continuent à comprendre l’action tragique. En effet, selon un héritage lointain d’Aristote, beaucoup pensent encore que l’intrigue, ou l’histoire, est, plus que le dialogue, l’élément essentiel du drame ; il est alors presque naturel qu’ils la déchiffrent avec l’aide des concepts fournis par les philosophies modernes de l’histoire qui sont déjà disponibles : ou bien ils insistent sur le « progrès » dont la tragédie expose le déroulement cruel (ainsi dans l’interprétation de Jean-Pierre Vernant, qui, dans son fond, est hégélienne : nous assistons aux convulsions et aux confusions liées à la progression de l’idée du droit à Athènes), ou bien la vérité de la tragédie réside dans la violence de l’irruption du sens, qui produit une crise essentiellement négative (ainsi chez Karl Reinhardt, avec l’idée du « démonique » venant interrompre tout projet rationnel, ou, pour prendre une interprétation d’orientation politique opposée, chez Walter Benjamin, pour qui la violence mythique est du côté des institutions progressistes en place comme le droit). Le concept de tragique, avec ses variantes, sert ainsi de modèle relativement épuré pour une compréhension des interprétations modernes, qui s’y réfèrent la plupart implicitement16, même quand elles récusent une interprétation philosophique de la tragédie.
Le concept moderne de tragique a encore une valeur heuristique pour la lecture des textes eux-mêmes. Même s’il est erroné, il prend en effet la place de quelque chose qui appartient bien aux drames anciens. Ce concept est simplificateur parce qu’il réduit le drame à une histoire, centrée sur sa catastrophe, alors que ce qui se donne à voir et à entendre sur la scène n’est pas une histoire, mais une multiplicité de réactions aux événements d’une histoire. Comme concept visant à une interprétation, il se retrouve alors dans le drame non comme sa vérité générale, mais sous la forme de propositions d’interprétation tentées par les différents personnages. Ceux-ci ne s’opposent pas seulement parce qu’ils désirent des choses différentes, mais parce qu’ils ne comprennent pas la même situation de la même manière. On assiste donc à des conflits d’interprétation, où les antagonistes essaient des concepts généraux qui, dans leur fonction, sinon dans leur contenu précis, sont analogues aux concepts modernes du tragique, dans la mesure où ils servent à rendre compte du désastre en termes de régularité.
14Ainsi, pour prendre un exemple particulièrement frappant, aux vers 1560-1575 de l’Agamemnon on voit le chœur tenter une interprétation « tragique » du meurtre d’Agamemnon : le droit y est (comme dans la lecture de Walter Benjamin !)17 assimilé à une malédiction : « On saccage qui saccage. Mais l’assassin paye. / C’est immuable, comme Zeus immuablement traverse le temps : / quand on agit, on subit. Voilà le droit. / Qui débarrassera la maison de la semence d’exécration ? / La famille est collée au désastre. » Ces phrases proposent une analyse de la violence en trois temps : (1) sous le désordre apparent des coups qui se succèdent (« on saccage qui saccage »), comme la mort d’Agamemnon succède à celle d’Iphigénie, se laisse malgré tout reconnaître (2) une régularité (« mais l’assassin paye ») : Clytemnestre, pas moins qu’Agamemnon, est vouée à trouver son justicier, selon la règle d’un droit fondé sur l’autorité divine. La réalisation de la justice dans la famille des Atrides, avec la série des vengeances, prend donc la forme d’une nécessité monstrueuse déchaînée par une malédiction (3). Loin d’opposer un droit moderne, « éclairé », dont Zeus serait le garant, à une forme archaïque de droit, avec la malédiction, comme le font la plupart des interprètes modernes, le chœur analyse ce que signifie le droit dans la situation nouvelle qu’a créée le meurtre du roi : la justice divine la plus rationnelle (« quand on agit, on subit ») lui paraît dès lors se réaliser à travers une sombre compulsion meurtrière. Le droit ne permet pas de vivre bien, dans un ordre réglé, mais oblige seulement à se résigner à un état de fait insupportable, la nécessité de la violence dans la maison royale.
15Clytemnestre récusera cette analyse « tragique ». S’il y a malédiction, et donc s’il y a un « démon » qui la porte, il n’y a aucune raison que le langage comme pratique sociale ouverte et permettant des solutions perde ses droits ; le destin devient de fait une entité identifiable avec laquelle on peut traiter : « Tu t’avances sur cet oracle accompagné / de la vérité. Cela dit, je veux / jurer alliance avec le démon / des enfants de Plisthène : je me satisfais de ces choses, / quelque pénibles qu’elles soient, et lui, à l’avenir, qu’il laisse / la maison et épuise une autre lignée / par des morts bien à elle. / De mon côté, un petit reste de mes biens / me comble absolument si j’ai vidé le palais / de la fureur de se tuer l’un l’autre » (v. 1567-1576). Or cette idée d’un contrat passé avec le démon n’est pas absurde puisque, de fait, le démon sera « traitable », il deviendra le partenaire d’un dialogue, avec les Érinyes des Euménides.
16Les personnages ne sont pas prisonniers du tragique, ils sont confrontés à lui et le construisent chacun différemment, et la scène donne à voir la multiplicité de ces constructions.
Notes de bas de page
1 C’est un des mérites de l’étude de Walter Nicolai (Zum doppelten Wirkungsziel der aischyleischen Orestie, Heidelberg, 1988) d’avoir insisté sur le caractère rationnel de la théorie du devenir exposée par l’œuvre quand y est montré un enchaînement nécessaire de paiements. Elle insiste également (d’où son titre) sur la distinction à introduire entre le point de vue « théorique » qui permet d’établir une telle légalité (tragique) du devenir et l’intérêt « pratique » pour une émancipation, au moins partielle, vis-à-vis de cette légalité, qui anime Les Euménides. L’auteur, à juste titre, écarte une interprétation dialectique de la trilogie, qui ferait de la dernière pièce le dépassement effectif des apories des deux premières ; il préfère maintenir l’écart entre les œuvres. La tension entre les deux types d’intérêt, théorique et pratique – tension réelle et fortement dramatisée dans la construction de la trilogie, où les Érinyes sont comme un « précipité » matériel de la théodicée rationnelle du chœur de l’Agamemnon –, prendrait sans doute un accent différent si, comme le fait l’auteur lui-même (p. 28), on rappelait que l’intérêt que le chœur exprime pour la théorie est déjà d’ordre pratique : il reconstruit la légalité du devenir pour établir les conditions d’un bien ; c’est cette entreprise qui à la fois se vérifie (le devenir est bien conforme aux règles) et échoue, puisqu’aucun bien n’est en fait produit par là. La « théorie » est ainsi remise en question dès le premier drame. Si l’Orestie n’est pas dialectique, c’est que la première pièce ne pose pas une thèse, ou une contradiction théorique, mais montre déjà l’impossibilité de toute synthèse.
2 Je reprends ici une formulation développée dans « Espace public et individualité selon la tragédie. Sur l’Agamemnon d’Eschyle », Hermès 10, 1992, p. 39-53.
3 En plus des travaux cités dans cette section, voir les comptes rendus de B. Knox (Classical World 77, 1983, p. 133), H. Neitzel (Gnomon 59, 1985, p. 4-7), H. van Looy (L’Antiquité Classique 54, 1985, p. 324 s.), WJ. Verdenius (Mnemosyne 39, 1986, p. 165-170) ; voir aussi J.-E Vernant et E Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, vol. 2, Paris, 1986, p. 13-15. Dans le chapitre « Vingt ans après », je reviens sur plusieurs points de texte qui ont été discutés.
4 Beiträge zur Altertumskunde 35, Stuttgart, 1993, p. 7-9.
5 J. Pòrtulas trouve l’entreprise chargée « d’une dose notable d’idéalisme » (Emerita 55, 1987, p. 166), même s’il nous suit dans notre compréhension des contradictions théologiques qui ouvrent l’œuvre dans la parodos. A.F. Garvie, dans son compte rendu du volume Agamemnon 1, souligne l’orientation du travail philologique qui s’y déploie : « B.’s concern throughout is with the structure of the argument and the development of the ideas, and discussion of syntax and style is always subservient to that purpose », Journal of Hellenic Studies 103, 1983, p. 163.
6 Poetica 16, 1984, p. 356-360.
7 Lalies 6, 1984, p. 195-229.
8 La théorie de Solger concerne en fait un tragique moderne, qui relie l’hétéronomie des événements humains, comme souffrance, à la problématique de la transcendance, dont l’inacessibilité radicale se manifeste pour le héros tragique dans l’impossibilité toute concrète de vivre. Une telle tension est évidemment hors saison quand il s’agit de la culture greque archaïque, qui ne saurait définir le monde des actions humaines par une relation à la fois nécessaire et négative à un tel pôle lointain et irreprésentable.
9 The Passions and the Interests, Princeton, 1977, trad. fr. par P. Andler, Les Passions et les intérêts, Paris, 1980.
10 J’ai changé d’opinion sur l’interprétation de cette phrase et vois désormais dans les « maisons où la fumée est difficile » les maisons des pauvres (et ne fais donc plus de duskapnois une épithète de nature de dômasin), mais sans que cela entraîne un éloge de la pauvreté de la part d’Eschyle : dans ces maisons, l’éclat de Justice n’est concurrencé par rien (voir à la fin du livre le chapitre « Vingt ans après », où je reviens sur l’interprétation des parties lyriques).
11 Ce n’est que dans le troisième stasimon, après une scène où il a vu la richesse du palais dépensée sans retenue par Clytemnestre, qu’il doit changer de point de vue : autant les alternances entre richesse et pénurie peuvent être gérées par la prudence, autant l’enjeu réel du débat entre Agamemnon et Clytemnestre, à savoir la mort du guerrier, échappe à toute parole de réparation. D’où la « crise » lyrique.
12 Versuch über das Tragische, Francfort-sur-le-Main, 1961, repris dans : Schriften, vol. 1, Francfort-sur-le-Main, 1978, p. 149-260.
13 Cf. « Euripide et le tragique du non-tragique. À propos de l’Hippolyte », Europe 837-838, janvier-février 1999 (Les Tragiques grecs, éd. par B. Mezzadri), p. 183-200.
14 Sur la logique de ces différentes positions, voir Luc Ferry, Philosophie politique, vol. 2, Le Système des philosophies de l’histoire, Paris, 1984.
15 « Entre philosophie et philologie. Définitions et refus du Tragique », dans : C. Morenilla - B. Zimmermann (éds.), Das Tragische (Drama 9), Stuttgart/Weimar, 2000, p. 97-107.
16 Ainsi les interprétations post-structuralistes de la tragédie reprennent en fait le modèle du tragique comme rupture intraitable, avec cette différence qu’au lieu de situer la violence dans les faits elles en font l’élément essentiel du langage, qui est toujours opaque, toujours décalé par rapport à lui-même et rendant impossible toute « clôture du sens ».
17 Même si l’orientation profonde de la réflexion du chœur est opposée à ce que Benjamin définit comme le tragique ancien. Pour lui, le destin, comme condamnation à la faute par les dieux, est à comprendre comme la force que met le droit à nier les individus. Dans une perspective révolutionnaire, il situe le vrai salut dans une libération menée contre le droit, alors que pour le chœur de l’Agamemnon, le droit reste l’horizon indépassable du bien. Sur le contexte théorique et historique de l’analyse de Benjamin, voir Wolfgang Fietkau, « À la recherche de la révolution perdue. Walter Benjamin entre la théologie de l’histoire et le diagnostic social », dans : H. Wismann (éd.), Walter Benjamin et Paris, Paris, p. 285-332.
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Commenter et philosopher à la Renaissance
Tradition universitaire, tradition humaniste
Laurence Boulègue (dir.)
2014
Diego Lanza, lecteur des œuvres de l'Antiquité
Poésie, philosophie, histoire de la philologie
Rossella Saetta Cottone et Philippe Rousseau (dir.)
2013
Figures tragiques du savoir
Les dangers de la connaissance dans les tragédies grecques et leur postérité
Hélène Vial et Anne de Cremoux (dir.)
2015
La représentation du « couple » Virgile-Ovide dans la tradition culturelle de l'Antiquité à nos jours
Séverine Clément-Tarantino et Florence Klein (dir.)
2015
Hédonismes
Penser et dire le plaisir dans l'Antiquité et à la Renaissance
Laurence Boulègue et Carlos Lévy (dir.)
2007
De l’Art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace
Pour une redéfinition du statut de l’œuvre
Robin Glinatsis
2018
Qu'est-ce que la philosophie présocratique ?
What is presocratic philosophy ?
André Laks et Claire Louguet (dir.)
2002