Instruire Persès
Notes sur l’ouverture des Travaux d’Hésiode
p. 93-167
Note de l’auteur
On trouvera dans les Actes du colloque de Pise sur l’autobiographie (voir G. Arrighetti-F. Montanari [éds.], La Componente autobiografica nella poesia greca e latina, Pise, 1993, p. 40-72), sous le titre « Un héritage disputé », une interprétation de la fonction du motif de la querelle entre Persès et Hésiode et des grandes lignes de l’argumentation dans les vers 1 à 41 des Travaux. Les notes qui suivent supposent cette explication d’ensemble, dont elles précisent l’argumentation.
Texte intégral
§1. Le texte s’articule en trois grandes unités : un proème de dix vers construit autour d’un hymne à la gloire de Zeus et nommant dans son envoi le destinataire des instructions qui forment le corps du poème ; puis l’éloge en seize vers d’une figure d’Eris, « Lutte », que le poète prend soin de distinguer de sa sœur funeste et blâmable ; une admonestation adressée à un certain Persès enfin, où l’on trouve la mention du neikos qui oppose l’un à l’autre deux personnages : le « Je » qui parle et ce Persès (« tu ») auquel il s’adresse implicitement ou explicitement à partir du vers 11. Les notes qui suivent ont notamment pour objet d’étudier l’enchaînement thématique de ces parties, et de montrer qu’il est plus serré qu’on ne l’admet généralement.
1Les interprètes ont fréquemment souligné le lien général entre la célébration de la puissance et de la justice de Zeus dans les dix premiers vers et des thèmes essentiels de la suite des Travaux. Ils ont été moins convaincus en revanche qu’il existât une relation conceptuelle forte entre le proème d’une part et la distinction des deux Erides et l’éloge de la Lutte bonne pour les hommes de l’autre1. Et il est arrivé assez souvent qu’ils doutent de la rigueur logique de la transition entre cet éloge et le développement qui suit2.
Μοῦσαι Πιερίηθεν ἀοιδῇσι κλείουσαι
δεῦτε, Δί’ ἐννέπετε, σφέτερον πατέρ’ ὑμνείουσαι,
ὅν τε διὰ βροτοὶ ἄνδρες ὁμῶς ἄφατοι τε φατοί τε
ῥητοί τ’ ἄρρητοί τε Διòς μεγάλοιο ἕκητι.
[5] ‛Ρέα μὲν γὰρ βριάει, ῥέα δὲ βριάοντα χαλέπτει,
ῥεῖα δ’ ἀρίζηλον μινύθει καὶ ἂδηλον ἀέξει,
ῥεῖα δέ τ’ ἰθύνει σκολιòν καὶ ἀγήνορα κάρφει
Ζεὺς ὑψιβρεμέτης ὃς ὑπέρτατα δώματα ναίει.
Κλῦθι ἰδὼν ἀιών τε, δίκῃ δ’ ἴθυνε θέμιστας
[10] τύνη ἐγὼ δέ κε Πέρσῃ ἐτήτυμα μυθησαίμην.
Muses, de Piérie, venez, répandant la gloire de vos chants,
Venez ici ! Dites Zeus ! Célébrez votre père
À qui les hommes mortels doivent pareillement que la rumeur publique les ignore ou les distingue,
Qu’on fasse bruit de leur nom ou qu’on ne le fasse pas, au gré du grand Zeus.
Car il donne aisément la force, mais accable aisément le fort,
Amoindrit aisément l’homme en vue et fait croître l’obscur ;
Aisément aussi rend droit l’homme tors et flétrit l’arrogant,
Zeus grondant dans l’altitude, qui habite les plus hautes demeures.
Écoute ma prière ! Regarde ! Prête l’oreille ! Dans ta justice rends, toi, les sentences droites !
J’entends pour ma part tenir à Persès des propos vrais.
§2. Le proème3 commence par une invocation aux Muses que le deuxième vers invite à venir chanter ici (δεῦτε) Zeus, leur père.
2Conformément à cet appel initial les six vers suivants (3-8) célèbrent la puissance du dieu en un hymne ramassé. L’ensemble s’achève par une prière à Zeus4 et l’annonce du propos de celui qui n’avait d’abord fait qu’élever la voix pour interpeller les Muses et apparaît alors explicitement sur la scène, mais en ne se désignant que par le pronom « je » (ἐγώ) qu’il oppose au « tu » divin, au moment même où il nomme la personne à laquelle il entend adresser la suite de ses paroles, Persès5.
§3. Μοῦσαι Πιερίηθεν.
3De quelque manière que l’on construise l’adverbe Πιερίηθεν il paraît difficile d’écarter l’idée qu’il remplit ici la fonction d’un index et désigne le proème — et les généalogies — de la Théogonie hésiodique comme le point de référence à partir duquel le dessein du nouveau poème peut être compris.
4West et Verdenius s’accordent, sans en tirer toutes les conséquences, pour penser que la forme à désinence adverbiale implique que le mot dise plus que ne ferait l’adjectif Πιερίδες, c’est-à-dire la simple indication du lieu mythique de la naissance des Muses6 : l’adverbe induirait dans l’esprit de l’auditeur l’idée d’un « mouvement » parti de Piérie. Ils refusent néanmoins de construire Πιερίηθεν avec l’une ou l’autre des formes verbales ou quasi verbales, κλείουσαι ou δεῦτε, auxquelles on pourrait le rattacher. Leurs arguments contre la construction adoptée par Hermann et Wilamowitz (rattachant l’adverbe à κλείουσαι) sont solides : il n’y a guère de sens à faire de la Piérie le lieu de la profération actuelle ou habituelle du chant. Mais rien n’empêche en revanche de soutenir que Πιερίηθεν et ἀοιδῇσι κλείουσαι complètent l’un et l’autre δεῦτε.
5Au déplacement qui, au début de la Théogonie (ἔνθεν ἀπορνύμεναι, v. 9), entraîne les Muses loin de l’Hélicon, vers un ailleurs spatial et temporel où s’inscrivent, dans leur proximité mutuelle, l’Olympe et la Piérie, lieux conjoints du chant originel et paradigmatique, répond au début des Travaux une procession inverse conduisant les Muses de la Piérie vers le présent et l’ici de la récitation du poème. On voyait dans le proème de la Théogonie les Muses s’éloigner en chantant7 de leur point de départ ; on les voit ici s’approcher en chantant8 du lieu où l’aède élève la voix. Mais les chants sont autres. Dans le premier cas ils figurent symboliquement, par leur disposition régressive, la remontée vers le principe et l’origine de la tradition poétique (et théogonique) qui constitue le thème du proème de la Théogonie. Ils désignent au début du second poème le contenu de la tradition que les hommes connaissent et entendent. Le mouvement auquel Hésiode convie les Muses doit alors être compris comme une sorte de redescente, un retour de la tradition poétique depuis le lieu originel des grandes régularités intelligibles, des « vérités » (ἀληθέα) qui la soutiennent9 jusqu’à cet ici du monde des hommes où elle exerce sa fonction constante de dispensatrice du kleos. Les Muses qu’Hésiode appelle à venir ainsi de Piérie pour l’assister incarnent assurément les puissances de l’épopée, et plus généralement de la poésie héroïque et mythique aussi bien que de la lyrique encomiastique, auxquelles il emprunte son mètre, ses thèmes et sa diction, mais dans la mesure où ces ressources traditionnelles sont passées par l’épreuve fondatrice, la réflexion sur le dire poétique, que suppose la Théogonie.
§4. ἀοιδῇσι κλείουσαι... ἐννέπετε... ὑμνείουσαι.
6Contrairement à l’interprétation commune des deux premiers vers je doute que l’expression ἀοιδῇσι κλείουσαι serve à définir une compétence générale que le rhapsode, au début de son poème, inviterait les Muses à exercer en célébrant Zeus, désigné comme leur père par une allusion purement ornementale à la Théogonie. La suite du proème incite à comprendre autrement la relation entre le premier et le deuxième vers. Les Muses que la voix de l’aède invite à s’approcher, dispensant la gloire de leurs chants, incarnent la tradition (ou le genre) poétique qu’Hésiode mobilise, pour des raisons que nous analyserons plus loin, au seuil de son « chant ». Le proème de la Théogonie a repéré la place qui leur revient en droit dans l’ordre cosmique dont le gouvernement de Zeus est le symbole et montré en quel sens tous les chants qu’elles inspirent se rattachent à leur paradigme divin. Au début d’un poème qui s’intéresse à la sphère des activités humaines et s’inscrit donc, fût-ce paradoxalement, dans le fil d’une tradition qui prend ces activités pour thèmes de ses chants, elles sont convoquées par le rhapsode pour célébrer, Δί’ ἐννέπετε... ὑμνείουσαι, le dieu qui accorde à un homme d’être ou d’accomplir ce qui fera de lui l’objet, le « héros », de l’un de ces chants qui confèrent la gloire. L’hymne à Zeus n’est donc pas simplement une occasion que l’aède offrirait aux Muses pour exercer une fonction générale qui ne serait elle-même rappelée au vers 1 que pour préparer et justifier la prière formulée dans le vers suivant. La variation stylistique des expressions qui désignent le chant dans les vers 1 (ἀοιδῇσι κλείουσαι) et 2 (ἐννέπετε... ὑμνείουσαι) suggère, même si l’on ne peut pas la rattacher à une opposition de sens constante dans la poésie archaïque10, qu’Hésiode entend distinguer dans ce passage l’hymne qu’il demande aux Muses de chanter à Zeus (vers 2) des chants dont il est question dans le premier. L’action du dieu produit le sujet ou la matière, c’est-à-dire la condition de possibilité, de ces chants. C’est elle qui constitue le thème de l’« hymne » qu’Hésiode, au vers 2, appelle les Muses à chanter.
7L’invocation aux Muses n’est donc pas seulement dans ce proème le geste conventionnel par lequel un aède place son chant sous l’autorité de la tradition. En priant les Muses de célébrer dans leur hymne le dieu qui en suscitant les héros et les faits glorifiés dans l’épopée fonde la possibilité des formes poétiques qui confèrent un kleos aux hommes dont elles rapportent les exploits, le rhapsode les invite à revenir sur le sens et la valeur de la tradition poétique qu’elles incarnent au moment où il s’apprête à mobiliser cette tradition pour proférer un chant nouveau : les Travaux.
§5. δεῦτε.
8L’ici où le rhapsode convoque les Muses ne reçoit d’abord qu’une simple définition pragmatique. C’est le hic et nunc de la récitation du poème. Mais il est, par convention, identique à l’ici et au maintenant de la composition du « chant »11. Cette définition pragmatique et l’équivalence conventionnelle qui lui est inhérente sont essentielles, comme nous aurons encore l’occasion de le noter, au projet des Travaux. Elles garantissent que l’enseignement de l’aède sera valable pour un maintenant qui se confondra nécessairement avec les présents de chacune des récitations successives. Mais cet ici abstrait où se rencontrent l’aède (le couple, indissociable dans le poème, du poète impliqué et du rhapsode) et son auditoire se charge dès qu’il est nommé d’une première détermination sémantique par son opposition à la Piérie, lieu d’origine et point de départ des Muses. Il se remplit ensuite, à mesure que se construit et se précise la situation de parole dans laquelle « Je » livre à son interlocuteur (Persès/« Tu ») les « vérités » qu’il tire de son expérience, d’un contenu dramatique qui lui permet de représenter symboliquement, comme nous le verrons, la condition présente du genre humain.
9Les Muses sont convoquées au lieu de la récitation du poème pour une double tâche. C’est à leur voix, celle de la tradition ressaisie dans son essence par la Théogonie, que la voix du poète emprunte son autorité à l’instant où il s’apprête à faire entendre ses admonestations, et c’est donc leur voix qui se mêle à la sienne tout au long des Travaux12. Mais c’est aussi leur voix qui, dans un premier temps, célèbre le dieu dont l’action assure la légitimité et la pertinence des discours que « Je » adresse à Persès en se couvrant de leur autorité. La voix de l’aède ne peut s’affirmer qu’après qu’elle a d’abord laissé la place à celle des Muses pour se confondre ensuite avec elle.
§6. ἄφατοί τε φατοί τε ῥητοί τ’ ἄρρητοί τε.
10C’est l’action de Zeus parmi les hommes qui intéresse l’aède. D’où la formule insistante pour désigner les mortels : βροτοὶ ἄνδρες. Le propos des Travaux est ainsi clairement défini par opposition à celui de l’autre poème, en même temps qu’il peut être rattaché à l’un des grands genres du répertoire paradigmatique des Muses de l’Olympe (Théogonie, v. 52).
11L’indétermination relative de la voix qui profère les vers 3 et 4 est intéressante. Malgré la richesse des figures empruntées au style hymnique c’est l’aède qui définit le programme de l’hymne qu’il demande aux Muses de chanter, et qui justifie du même coup sa demande. L’action réelle du dieu n’est directement décrite que dans les quatre vers qui suivent. Elle est d’abord envisagée dans les vers 3 et 4 par ses effets indirects sur le dire des hommes. Si le kleos que dispensent les Muses est le privilège des héros auxquels Zeus accorde la valeur et les exploits par lesquels ils se distinguent, la renommée, le bruit que l’on fait autour d’un nom sont le medium par lequel la grandeur d’un individu peut devenir l’objet ou la matière d’un chant. Je ne suis donc pas certain que Verdenius ait raison d’opposer comme il le fait la position d’Hésiode à celle d’Homère13. Il faut en effet distinguer trois moments principaux dans le processus par lequel un homme devient l’objet du chant des Muses : 1) l’action de Zeus, décrite dans les vers 5 à 7, qui accorde ou retire à un homme puissance, richesse ou éclat ; 2) le bruit que les hommes font, en bien ou en mal, autour de celui à qui Zeus a assigné cette condition ; 3) la « gloire », le kleos que les Muses dispensent à celui dont parlent les hommes, en faisant de lui l’objet de leur chant.
12Le carré des adjectifs verbaux14 analyse, en un chiasme qui n’est pas seulement ornemental, deux niveaux d’élaboration de ce matériau « pré-poétique ». On peut s’interroger sur la valeur propre de la distinction entre les couples de contraires formés sur les radicaux φα- et ῥη-(wrè-). Dans les poèmes homériques la φάτις, des gens du pays15 ou des hommes en général16, est une puissance que l’on craint comme la νέμεσις dont elle est en quelque sorte le medium17. Il en va de même de la (φήμη dans les Travaux18. Mais le seul fait qu’Hésiode qualifie de κακή) la φήμη dont il invite Persès à se garder prouve que cette rumeur publique n’est pas nécessairement négative, et les dangers qu’elle recèle pour ceux qui transgressent les normes du bien agir (ὧδ’ ἔρδειν, v. 760) attestent seulement que dans le monde et le temps pour lesquels valent les instructions du poème la Nemesis n’a pas quitté la société des hommes pour rejoindre les immortels en compagnie d’Aidôs19. La relation entre les couples ἄφατοι / φατοί d’une part, ῥητοί / ἄρρητοι de l’autre n’est donc pas celle d’une face négative et d’une face positive de la renommée. Elle ne se réduit pas non plus à la répétition, caractéristique du style hymnique, d’expressions synonymes20. Les deux couples de contraires désignent sans doute des étapes successives, des degrés, dans l’élaboration du renom d’un homme : la rumeur multiforme que dénotent les adjectifs verbaux apparentés au substantif φάτις21 s’ordonne en récits et en évaluations structurées22 avant de pouvoir fournir leur matière aux chants des aèdes et des Muses23.
§7. Vers 5 à 8.
13Ces quatre vers célèbrent l’action de Zeus et constituent le cœur de l’hymne proprement dit. La voix du poète y capte la parole des Muses. La différence de leur statut par rapport aux deux vers précédents se marque par le changement du sujet grammatical des six verbes qui décrivent cette action. C’est maintenant Zeus, nommé à la fin de cette célébration dans un vers qui condense magnifiquement l’expression de sa puissance souveraine.
14West, suivi sur ce point par Verdenius, a noté à juste titre, contre l’interprétation traditionnelle, que si les vers 5 et 6 célébraient la toute-puissance du dieu, le vers 7 introduisait un correctif important à l’arbitraire que l’on incline à reconnaître dans l’exercice de cette puissance. Zeus produit, si l’on veut bien nous passer cette expression, le substrat réel du « héros » épique. Ce que chantent les aèdes, c’est en effet la force et l’éclat d’un personnage dont le renom et les exploits circulent de bouche en bouche avant d’être recueillis dans un poème qui rende sa gloire impérissable. Que le héros soit vaincu pour finir et qu’il meure selon le destin commun des mortels, sa gloire et son nom n’en sont pas nécessairement affectés. Ce ne sont pas ces vicissitudes du sort que décrivent les expressions polaires dont le chiasme, dans les vers 5 et 6, dessine le champ de l’action de Zeus telle que la tradition épique la connaît. Il dépend de Zeus, assurément, que la condition d’un homme soit tissue de misères sans mélange : celui-là ne peut pas espérer que l’on fasse bruit de son nom24. On pourrait penser que c’est l’opposition entre cet état d’obscurité misérable et l’éclat de celui que distinguent sa richesse ou sa puissance que décriraient, avec une inexactitude maladroite que l’on imputerait à un goût marqué de la diction hésiodique pour les formules antithétiques, les balancements soigneusement contrastés des vers 5 et 6. Mais les termes dont se sert Hésiode peuvent être pris à la lettre. Zeus a le pouvoir de faire périr misérablement, en le privant de son nom et de la gloire que lui auraient octroyée les Muses, celui même que sa puissance ou sa notoriété promettaient à un destin glorieux. C’est bien le sort que craignent les chefs achéens, Agamemnon le premier, lorsqu’ils se sentent menacés par une défaite ignominieuse25. Et Télémaque déplore que la disparition ignominieuse de son père ait privé ce héros du kleos que ses travaux lui avaient mérité et que sa mort, connue et consacrée par les rites de l’ensevelissement, n’eût pas entamé26. Dans les Travaux eux-mêmes cette mort obscure est le destin des hommes de la race de bronze, si grands guerriers qu’ils fussent.
15Les mortels dont la valeur, et par conséquent la renommée et la gloire, sont à la merci de Zeus, se définissent par les mêmes qualités que les héros de la tradition épique. Ils se distinguent, si le dieu le leur accorde, par leur force et l’éclat de leur vie. Ces deux premiers vers de l’hymne des Muses, introduits, comme nous l’avons vu, par deux vers qui attribuent au bon plaisir de Zeus le principe de la renommée ou de l’obscurité des hommes, célèbrent en quelque sorte le pourvoyeur de ce que nous pourrions appeller aujourd’hui, après Gérard Genette, la diégèse de l’épopée, le producteur du référent des récits et des éloges de la « praise-poetry ». Le type héroïque qu’ils dessinent dans le cadre bien clos de leur disposition en chiasme27 est conforme à celui qui est au cœur de l’épopée et de la lyrique encomiastique traditionnelles.
16Mais le troisième vers de l’hymne des Muses introduit une variation essentielle dans la célébration de la toute-puissance de l’action de Zeus. Discrète, puisque la structure du vers semble se modeler sur le schéma métrique et syntaxique du vers précédent auquel le lient répétitions de mots (ῥεῖα δ’ / ῥεῖα δέ), échos paragrammatiques (μινύθει / ἰθύνει), parallélismes rythmiques et phoniques entre kôla (καὶ ἄδηλον ἀέξει / καὶ ἀγήνορα κάρφει) et antithèses sémantiques (ἀέξει/κάρφει). Mais décisive. L’action de Zeus se règle sur un principe moral dont la pertinence et la légitimité sont intelligibles aux mortels. Si la répartition des conditions physiques de la gloire semble obéir à l’arbitraire tout-puissant de la divinité, une analyse plus attentive révèle que la force et le prestige social d’un homme ne suffisent pas à lui assurer le renom durable qui lui vaudra d’être glorifié par le chant des Muses. Le puissant ne peut devenir un héros que si sa conduite le préserve de l’action punitive du dieu qui redresse, ou corrige, le σκολιός, — c’est-à-dire le fourbe qui tord le droit —, et flétrit l’ἀγήνωρ, l’« arrogant » qui abuse de sa force pour faire violence à ceux qui l’entourent.
17Cette modification de la figure du héros dans le cadre d’un hymne des Muses au dieu qui procure leur matière aux chants et fonde ainsi la possibilité et la légitimité de l’activité des aèdes, peut se lire en deux sens à la fois complémentaires et opposés. Du côté de ce que l’on pourrait appeler la « production » poétique il présente une sorte d’autoréflexion critique des Muses sur la tradition qu’elles incarnent et dont l’aède entend mobiliser les ressources à son profit dans les Travaux. Mais si on l’envisage du côté de la réception de l’œuvre poétique, on peut y voir aussi bien une révision de l’idéal héroïque et, par conséquent, des normes de comportement social que les chants patronnés par les Muses ont pour mission de célébrer et d’illustrer.
§8. Vers 9-10.
18L’envoi du proème lie, en les contrastant plus fortement par la disposition en chiasme des termes opposés (κλῦθι... τύνη ἐγὼ δέ κε... μυθησαίμην), une prière adressée par l’aède à la divinité dont les vers précédents ont célébré la puissance, désignée par une forme emphatique du pronom de la deuxième personne, et l’annonce, soulignée par l’emploi du pronom personnel de la première personne au nominatif, du propos des Travaux. L’organisation formelle et thématique de ces deux vers présente, on l’a noté, des ressemblances précises avec la disposition de l’envoi dans bon nombre des Hymnes homériques (passage de la troisième à la deuxième personne pour désigner le dieu auquel l’hymne est consacré, apostrophe à l’impératif, ouverture du chant sur l’après ou l’ailleurs, mise en opposition de la conduite requise de la divinité et de celle que l’aède entend suivre pour sa part). Néanmoins des écarts sensibles avec le schéma conventionnel suggèrent que la forme traditionnelle se plie ici à un projet différent.
19κλῦθι. Verdenius relève à bon droit, contre les affirmations de West et de Janko, que l’impératif κλῦθι ne remplit pas la même fonction que l’impératif χαῖρε dans l’envoi des Hymnes, et que l’on ne peut donc pas dire qu’Hésiode a simplement substitué le premier au second à l’intérieur du schéma traditionnel. De fait, κλῦθι n’appartient pas au formulaire des Hymnes homériques, où on ne le trouve attesté qu’une fois, dans l’Hymne à Arès, dont les commentateurs ont souligné le caractère « atypique »28. Il n’est jamais employé dans l’épopée que pour introduire une prière, dont il constitue le premier mot. Le destinataire est toujours un dieu, mais Forant est toujours un homme, ou un être dont la situation à l’égard des dieux est largement assimilable à celle des hommes29.
20L’impératif laisse identifier sans ambiguïté l’acte de parole qu’il symbolise. 11 transforme en une prière l’invocation typique par laquelle les poètes prennent ailleurs congé de la divinité qu’ils viennent de chanter en lui demandant de favoriser leurs ambitions poétiques. La situation de parole stylisée qui constitue le présupposé contextuel implicite du χαῖρε des Hymnes est elle aussi transformée. Les emplois épiques montrent en effet que le fidèle n’interpelle le dieu dont il implore l’intervention en lui demandant de prêter l’oreille à sa prière (κλῦθι), que lorsqu’il se trouve en situation de besoin pressant ou de détresse : Chrysès après qu’Agamemnon l’a outragé, Diomède et Glaucos blessés, Ulysse à l’instant de partir pour une reconnaissance nocturne avec Diomède, Télémaque insulté et menacé par les Prétendants, Pénélope quand elle apprend le complot contre la vie de son fils, Polyphème aveuglé par Ulysse, etc.30 On est conduit à supposer une situation de détresse ou de besoin analogue lorsqu’Hésiode s’adresse à Zeus, dont les Muses viennent par sa voix d’exalter la puissance et l’action, pour lui demander de l’écouter. J’aurai l’occasion de revenir plus loin sur le contenu de la prière et les liens qui la rattachent à l’hymne qui précède, aussi bien que sur la signification de l’urgence qu’on devine dans le choix des mots. Mais il est important pour la suite de la discussion de noter dès maintenant que la « substitution » de κλῦθι à χαῖρε produit un déplacement décisif des références génériques de la forme poétique traditionnelle empruntée par le proème. Ce que nous entendons soudainement est une prière adressée par un homme dans une situation de détresse ou de besoin urgent, pour obtenir d’une divinité qu’elle vienne au secours de son fidèle. La situation « réelle » de l’énonciation, le concours rhapsodique, subit ainsi une modification essentielle dans ce que l’on pourrait appeler, en pastichant Wayne Booth, sa forme impliquée. À la joie de la fête, à la charis traditionnellement associée à la production et à la réception du chant, au χαῖρε de l’envoi des Hymnes homériques, se substitue discrètement l’image d’une parole angoissée.
21ἰδὼν ἀιών τε. La fonction des deux participes n’est pas immédiatement claire. L’essentiel de la discussion savante a porté sur la différence de sens que l’on pouvait introduire entre l’« entendre » dénoté par le radical de κλῦθι et celui dénoté par ἀιών. West, par exemple, d’un côté, pour qui le verbe ne signifie pas simplement « entendre » ou « écouter », mais « agréer » ; Verdenius de l’autre, pour qui le verbe signifie toujours « prêter l’oreille à »31. On postule, semble-t-il, que les trois verbes ont pour même complément d’objet direct implicite la prière elle-même. La difficulté est alors de donner une signification satisfaisante à ἰδών. West met à profit la distinction entre « entendre » et « agréer » pour justifier la précision qu’apporte ἀιών, et rend compte de l’emploi de ἰδών par le double rapprochement des vers 267-9 des Travaux et du vers 77 des Suppliantes d’Eschyle32. Verdenius en revanche refuse le secours que d’autres cherchent dans une extension du champ des perceptions couvertes par κλύω et estime que les deux participes forment « a complementary expression one of the components of which does not have factual relevance, but serves to round off the phrase »33. Mais les commentaires des deux savants suggèrent aussi une explication différente34. Si κλῦθι veut dire sans conteste « prête l’oreille à ma voix ! », comme le complément n’est pas exprimé, rien n’oblige à croire qu’ἰδών ἀιών τε doive décrire les modalités selon lesquelles le dieu perçoit les paroles de celui qui s’adresse à lui35. L’expression a une portée plus large et fait référence à la fonction régulatrice du dieu qui veille en permanence sur tout ce qui se passe dans le monde et, plus précisément, parmi les hommes. On peut hésiter sur la manière la plus exacte de traduire la valeur circonstancielle des participes : « prête [moi] l’oreille, toi qui vois et entends [ce qui se passe] » ou « prête [moi] l’oreille ! Vois et entends [ce qui se passe] ! ». C’est au rôle de contrôleur universel qui incombe à Zeus qu’Hésiode fait appel pour demander au dieu d’exercer sa dikè.
§9. δίκῃ δ’ ἴθυνε θέμιστας.
22La formule, ramassée, a été diversement expliquée. Il ne peut être question de résumer ici la discussion. On s’efforcera plutôt, conformément au projet de ces remarques, de tirer tout le parti possible de l’organisation thématique du discours d’Hésiode, en supposant provisoirement, comme une hypothèse de travail dont les résultats seuls montreront la validité et la fécondité, que l’enchaînement des idées n’est pas réglé par un jeu aléatoire d’associations de mots et de schèmes compositionnels hérités, mais par la cohérence d’une véritable réflexion.
23Quel lien peut-on discerner entre les thèmes développés dans le corps de l’« hymne à Zeus » (les vers 5 à 8) et l’envoi du proème ? Le fait seulement que la puissance du dieu met celui-ci à même de répondre aisément à la prière qui lui est faite, s’il en a le désir ? L’articulation me semble plus serrée. Hésiode a pris soin lui-même de signaler qu’il y avait une continuité entre la célébration de l’action de Zeus et la demande qu’il lui adresse en reprenant au vers 9 un verbe dont il avait fait usage au vers 7, ἰθύνω. La densité du réseau des connexions formulaires qui lient entre eux, dans la tradition hésiodique mais aussi, déjà, dans l’Iliade, des termes comme δίκη, ἰθύς (ἰθεῖα), ἰθύντατα, ἰθύνω, ἰθυδίκης, σκολιός (-ιή, -ιῶς), θέμιστες, κρίνω, διακρίνω, assure que la relation entre ἰθύνει σκολιόν au vers 7 et δίκῃ δ’ ἴθυνε θέμιστας au vers 9 ne se réduit pas à une simple association entre des idées distinctes, mais qu’il y a une cohérence interne de la pensée et une organisation du discours plus solides, plus systématiques même, si l’on veut bien nous passer un adjectif brandi trop souvent aujourd’hui comme un épouvantail, que des savants comme Van Groningen, Verdenius ou West n’inclinent à croire.
24Le vers 7 introduit dans la célébration de l’action de Zeus ce que l’on peut caractériser comme un écart signifiant par rapport à la représentation commune ou traditionnelle de la manière dont le dieu exerce sa puissance. Là où l’on se contentait d’enregistrer les effets — inexpliqués — de l’arbitraire divin, les Muses révèlent que les renversements de la fortune présentent un trait constant et que l’on peut y discerner une tendance suggérant que la puissance et les motivations du dieu sont guidées par un principe.
25Ce trait, il faut tout de suite le signaler, est négatif. Du double mouvement que décrivaient les vers précédents la réflexion ne retient, en s’approfondissant, que le côté funeste, les coups qui accablent la prospérité de l’homme en vue, pour en faire deviner par le choix des mots la signification corrective ou punitive. L’opulence et la distinction d’un homme, lorsqu’il tombe, dévoilent l’arrogance et les tromperies que la poésie ordinaire ne savait ou ne voulait pas voir. Mais rien ne dit que la réciproque soit vraie. Le principe qui gouverne l’action du dieu ne se manifeste, négativement, que par le châtiment dont il accable l’injuste et l’oppresseur.
26Ce dernier point est essentiel. Il permet, je crois, de rendre compte de la forme particulière que prend, au vers 9, la prière adressée par la personne qui se désignera explicitement au vers suivant comme « je » par opposition au « tu » qui assigne à la divinité sa place et son rôle dans la situation de parole construite par le proème.
27Le verbe ἰθύνω a, dans les épopées homériques, deux types principaux d’emplois. Avec pour sujet un dieu et pour complément d’objet une ou des armes, de jet notamment, il signifie « diriger », « conduire droit au but ». La tirade d’Ajax qui s’achève par la célèbre prière à Zeus pour qu’il dissipe la brume du champ de bataille, au XVIIème chant de l’Iliade en fournit un bon exemple (vers 631 s. : il n’est pas difficile de reconnaître que Zeus lui-même prête son concours aux Troyens, τῶν μὲν γὰρ πάντων βέλε’ ἅπτεται, ὅς τις ἀφήῃ, ἢ κακός ἢ ἀγαθός Ζεὺς δ’ ἔμπης πάντ’ ἰθύνει)36. L’autre emploi, plus fréquemment attesté dans l’Odyssée37, a généralement pour sujet un mortel et il sert à décrire l’activité d’un homme, de métier notamment, qui plane et dresse une planche (la quille d’un navire ou le montant d’un lit) ou aligne des objets au cordeau38.
28Il n’est pas absurde d’imaginer que le premier sens convienne ici. Hésiode demanderait à Zeus de diriger comme des traits les themistes, ces sentences divines dont les rois sont les dépositaires, bien droit sur leur objectif, en exerçant ainsi positivement l’action de sa « justice ». L’image, cependant, paraît forcée et le sens de δίκη très incertain. Et la procédure s’éloigne considérablement de ce que les vers précédents annonçaient. Une dikè est l’acte par lequel un juge choisit et désigne, parmi le trésor des themistes, la sentence qu’il convient d’appliquer à un cas donné pour le résoudre convenablement. Si l’expression ἴθυνε θέμιστας décrit une manière recommandable de prononcer les décisions de justice, on a le choix entre deux interprétations possibles. Ou bien ces décrets sont ceux que prononce Zeus lui-même : on doit alors s’interroger sur la signification concrète de cette procédure et la possibilité que le dieu ne rende pas en toutes circonstances une justice droite, et Ton voit mal d’autre part, puisque chaque jugement est une dikè, la raison qui ferait que δίκῃ doive être au singulier alors que θέμιστας est au pluriel. Ou bien ces arrêts sont ceux des rois. Il faut admettre alors que l’aède demande à Zeus d’agir par le moyen de sa Justice, une qualité divine39, dans le processus même par lequel les juges rendent leurs verdicts. Cette explication crée plus de difficultés qu’elle n’en éclaire. Selon quel mécanisme Zeus agira-t-il pour diriger au but par le moyen de sa justice40 les sentences que les rois appliquent, dans leurs dikai, aux litiges qu’ils ont pour mission d’apaiser ? Est-il judicieux de vouloir que l’instrumental δίκῃ désigne dans ce vers une qualité générale du dieu, et non un mode d’action ou une procédure ? Et faut-il considérer qu’Hésiode demande au dieu de guider de l’intérieur, en mettant en œuvre son propre pouvoir divin de prononcer le droit, les décisions de justice des rois ? De se substituer secrètement à ces derniers dans l’exercice de leur fonction ? Quel besoin l’aède aurait-il alors de proposer à Persès et aux rois eux-mêmes les instructions qui font la matière du poème ? Je doute donc que l’expression ἴθυνε θέμιστας puisse s’expliquer par le rapprochement des passages de l’épopée dans lesquels on voit un dieu guider la trajectoire d’une arme vers le but qu’il lui assigne.
29Reste donc l’autre signification du verbe ἰθύνω, celle qu’on lui reconnaît au vers 7 : « rendre droit, redresser ». C’est, à mon sens, la bonne interprétation, mais elle ne va pas de soi. Le syntagme ἴθυνε θέμιστας n’a de sens que si Ton y décèle un raccourci d’expression. On n’a besoin de « redresser » que ce qui n’est pas droit, ἰθύς, mais tors, σκολιός. Les themistes, ces « sentences » qui valent comme des lois divines et que les rois invoquent dans leurs jugements, ne peuvent être « tordues » que par catachrèse. L’usage d’Hésiode et celui d’Homère sont en accord sur ce point : ce qui est susceptible d’être « droit » ou « tordu », c’est l’acte même du jugement, le geste (ou le dire) par lequel le juge ou le roi indiquent parmi les themistes celle dont l’application permettra de trancher le litige et de rétablir la paix dans la communauté, la dikè ou les dikai41. Mais il existe néanmoins un passage de l’Iliade (XVI, v. 384-388) dans lequel l’adjectif σκολιός est accordé au substantif θέμιστας. Dans des vers célèbres et souvent condamnés par les critiques à cause de leur caractère « hésiodique », la fuite éperdue des Troyens devant Patrocle est comparée à la crue tumultueuse de torrents gonflés par les trombes d’eau que Zeus fait pleuvoir ὅτε δή ῥ’ ἄνδρεσσι κοτεσσάμενος χαλεπήνη, οἳ βίῃ εἰν ἀγορῇ σκολιάς κρίνωσι θέμιστας, ἐκ δέ δίκην ἐλάσωσι, θεών ὄπιν οὐκ ἀλέγοντες (« lorsque son courroux l’anime contre des hommes qui usant de violence choisissent dans l’assemblée des sentences torses et détournent le droit42 sans craindre la colère des dieux »). L’adjectif σκολιάς qualifie le substantif θέμιστας par hypallage. Pour le sens, il faut le rattacher à κρίνωσι. Il se substitue soit à l’adverbe σκολιῶς, que l’on trouve par exemple dans l’expression δίκας σκολιῶς ἐνέποντες (Travaux, v. 262), soit au datif instrumental σκολιῇς δίκῃς dans σκολιῇς δίκῃς κρίνωσι θέμιστας. En d’autres termes, cette « scoliose » n’est pas une propriété des sentences mais du jugement qui les distingue et les applique à un litige particulier. L’expression de l'Iliade, bien qu’elle soit celle qui est le plus anciennement attestée, présuppose logiquement, dans la tradition poétique elle-même, des façons de dire qui ne sont historiquement attestées que dans des œuvres ultérieures ; elle a la force d’une expression rare et figurée. C’est, à mon sens, cette expression qu’il faut supposer derrière celle qu’emploie Hésiode au vers 9 des Travaux, et avec elle, sans doute, tout le passage du chant XVI de l’Iliade où elle nous est conservée43.
30Le propre du bon roi qu’inspirent les Muses est de savoir faire approuver par le peuple, grâce à la douceur persuasive de son éloquence, les jugements droits qu’il prononce διακρίνοντα θέμιστας ἰθείῃσι δίκῃσιν (Théogonie, v. 85 s.). Les mauvais juges à l’inverse sont ceux qui, faussant l’exercice de la justice, choisissent les sentences qu’ils appliquent par des jugements tordus, σκολίῃς δέ δίκῃς κρίνωσι θέμιστας (Travaux, v. 221). Ce qu’Hésiode demande à Zeus, c’est, par l’action de sa dikè, de « redresser » les jugements tordus des juges iniques comme il exhorte les rois, instruits par le châtiment que Zeus inflige aux hommes dont les jugements sont biaisés (οἳ... παρκλίνωσι δίκας σκολιῶς ἐνέποντες, Travaux, v. 261 s.), à « redresser » leurs discours (ταῦτα φυλασσόμενοι βασιλής ἰθύνετε μύθους δωροφάγοι, σκολιῶν δὲ δικῶν έπὶ πάγχυ λάθεσθε, Travaux, v. 263 s.)44. Le rapprochement de ce dernier passage et de la comparaison du XVIème chant de l’Iliade avec le vers 9 des Travaux permet de comprendre comment Hésiode conçoit ici l’action de la dikè de Zeus. Elle est essentiellement punitive et, par le relais du médium poétique, exemplaire. ’Ιθύνω est donc employé au vers 9 avec le même sens et les mêmes implications qu’au vers 7. Zeus frappe l’homme inique et l’arrogant, et sa puissance, en les châtiant et en châtiant leurs peuples avec eux, les précipite de la position glorieuse qu’ils occupaient dans l’obscurité et l’ignominie. La manière dont s’exerce la justice divine ne rend donc pas inutile la parole de l’aède ; elle en fonde au contraire le sens et la nécessité.
31Nous avons noté plus haut que la prière adressée à Zeus pour qu’il regarde et écoute indiquait, chez l’aède, le sentiment d’une urgence particulière dans la situation où il faisait entendre son appel. Les critiques ont souvent été tentés de lier le contenu de cette prière aux circonstances « historiques » du litige dont il est question plus loin dans les vers 35 à4145. J’aurai l’occasion de revenir plus longuement sur la signification de ce qu’il me paraît impossible de ne pas prendre pour une fiction « autobiographique ». Mais qu’on la tienne pour réelle ou fictive, il est indéniable que la situation dans laquelle l’aède projette ou représente, à l’intérieur de son poème, sa propre prise de parole se charge dès l’envoi du proème d’une tension dramatique en rapport avec le propos qu’il annonce.
§10. ἐγὼ δέ κε Πέρσῃ ἐτήτυμα μυθησαίμην.
32ἐγώ. La première personne qui se désigne emphatiquement comme « Je » par opposition au « Tu » divin conserve des conventions de la poésie hymnique la figure traditionnelle de l’aède46. Mais elle réinvestit aussitôt son statut emphatique de sujet énoncé de l’énonciation poétique dans le rôle d’un « Je » qui ne se réduit pas à la posture conventionnelle, textuelle et gestuelle, adoptée par le rhapsode pour présenter son chant à son auditoire. Ce « Je » qui annonce si solennellement le mode et le destinataire de son dire assume le rôle d’un personnage dans la mise en scène de la situation de parole47 introduite précisément par la désignation à la troisième personne d’un énonciataire interne au poème, Persès, auquel les propos de cet Ego sont censés s’adresser, et l’annonce que le corps du poème sera constitué des discours que ce « Je »-personnage destine à l’édification de son interlocuteur. Mais ἐγώ n’est évidemment pas seulement un personnage intérieur à la fiction hésiodique. Il est d’abord la voix sans identité déclarée dont la première manifestation instituait le hic et nunc où elle pouvait ensuite inviter, dans un ici énoncé et défini comme tel, les Muses à faire retour sur la source de leur chant en célébrant leur père, Zeus ; dans cette présentation stylisée du temps et du lieu de la récitation poétique, cette voix, prenant les traits et la posture d’un aède traditionnel, se désigne elle-même à la première personne comme le sujet autorisé par la venue des Muses et peut enfin, investie de cette autorité, se projeter dans le rôle et la figure du personnage qui entreprend d’instruire Persès. Le personnage qui parle à la première personne dans le poème est un aède. Sa parole est forte des puissances de la tradition qu’incarnent ou patronnent les Muses, et de la réflexion sur cette tradition que formulent la Théogonie et l’hymne à Zeus contenu dans le corps du proème. Elle s’inscrit dans un ici et un maintenant où se superposent le hic et nunc de la récitation du poème et celui du drame qui sert de cadre, dans le poème, aux instructions d’« Hésiode » à son/ses interlocuteur/s désigné/s et tire sa force de cette superposition, comme nous le verrons plus loin.
33Πέρσῃ. Son interlocuteur n’est interpellé qu’à la deuxième personne dans la suite du poème, mais est introduit à la troisième dans le dernier vers du proème, comme destinataire des enseignements d’Ego. Ses titres à remplir cette fonction ne sont pas énoncés. On ignore encore, à ce moment des Travaux, qu’il est le « frère » de l’aède et que ses relations avec ce dernier sont essentiellement conflictuelles. Ces « informations » viendront plus tard. Une part considérable des travaux de la critique, depuis bientôt deux siècles, a porté sur la reconstitution des « faits » auxquels le poème était censé faire allusion. La querelle des deux frères, qui offre son cadre au début de la parénèse, a tenu une place de choix dans ce débat. On a rarement douté de l’existence réelle, c’est-à-dire historique, des deux personnages et de la réalité de leur conflit, malgré les difficultés dans lesquelles on s’empêtrait sitôt que l’on essayait de reconstruire les étapes de la procédure ou de mettre de la cohérence dans les informations que le poème dispense sporadiquement sur le caractère de Persès et les vicissitudes de ses relations avec Hésiode. Nous avons vu précédemment ce que le « Je » du vers 10, « Hésiode » selon la tradition, comportait d’élaboration poétique. Assez en tout cas pour que l’on ne puisse pas conclure avec certitude à la vérité factuelle des énoncés qui concernent sa « biographie » ni remonter sans risque de son existence poétique à la vie réelle de son auteur. Le doute est d’autant plus légitime que les énoncés « biographiques » se prêtent davantage au propos général du discours où ils figurent.
34Cette observation n’est pas sans conséquences pour la question de l’existence réelle de l’interlocuteur d’Hésiode et celle du sens et de la fonction de l’histoire qui sert apparemment de cadre à la parénèse des Travaux. Contre l’école, très minoritaire, des critiques qui ont soutenu que cette histoire était une fiction analogue à celles qui servent de prétexte à nombre de compositions de la littérature sapientielle, on a avancé essentiellement deux arguments forts : d’une part, que le récit des démêlés d’Hésiode avec son frère aussi bien que l’insistance sur l’urgence de leur trouver une solution montraient des particularités qui éloignaient trop la mise en situation du poème des formes habituelles de présentation de la parole des sages ; et d’autre part que le fait, jugé incontestable, de l’existence d’Hésiode et l’impression de vérité que dégagent les renseignements qu’on lit aux vers 633-640 sur la vie de leur père garantissaient la réalité « historique » de l’existence et du nom du frère du poète. Persès, le destinataire des parénèses contenues dans le poème, serait et ne pourrait être qu’un individu réel, le frère du poète des Travaux, dont la mauvaise conduite aurait effectivement donné à son frère l’occasion et la raison d’exercer un talent déjà reconnu et consacré par le prix que lui avaient valu une ou des compositions plus anciennes. Est-ce sûr ?
35Nous verrons plus loin quel sens il pouvait y avoir pour le poète des Travaux, compte tenu précisément de son projet, à ne pas placer ses enseignements dans la bouche d’un personnage fictif, d’un sage ou d’un maître des temps héroïques par exemple. Le « je » est lié à l’ici et au maintenant ; si la prédication vaut pour le temps présent et est portée par un sentiment d’urgence, la décision de ne pas éloigner dans un passé mythique la personne qui la prononce mais, tout au contraire, de la confondre avec la voix même qui profère le chant ici et maintenant est un choix poétique au même titre que celui qui place l’enseignement de la Sagesse dans la bouche de Salomon, ou les préceptes traditionnels de la morale commune des Grecs dans celle du centaure Chiron, le précepteur légendaire d’Achille. Dans cette construction le « Je » qui s’adresse à Persès n’est pas moins fictif que les personnages dont la Sagesse emprunte ailleurs la voix. Son existence ne saurait suffire à prouver l’existence réelle du personnage qu’il présente plus loin comme son frère et qu’il choisit ici pour être l’auditeur privilégié de ses discours.
36De ce personnage dont l’auditoire du rhapsode n’était supposé connaître l’identité et les liens avec le poète que si le poème avait été réellement composé pour n’être récité qu’à Askra ou, à la rigueur, à Thespies, le nom, signifiant comme l’a montré Gregory Nagy, suggérait aussitôt à qui l’entendait pourquoi l’aède le désignait pour être le destinataire exemplaire de son enseignement. Il condense en effet l’essentiel de la définition de l’entreprise héroïque dans la tradition épique. Persès est un « destructeur de ville », comme Achille, Ulysse, Agamemnon, les Sept et les Épigones, etc.48. Son nom fait de lui virtuellement le héros d’une épopée du temps passé49. Or c’est dans le présent, institué comme nous l’avons vu par le proème, qu’Ego, l’aède, s’adresse à lui, après avoir prié Zeus d’y garantir par son action le règne du droit. Et c’est en fonction des besoins de ce présent dont l’essence ne sera définie que beaucoup plus loin dans le poème, aux vers 174-178, qu’est composée toute la parénèse. Si celle-ci n’est pas placée dans la bouche d’un Phénix ou d’un Chiron, c’est qu’elle ne vise pas à faire de Persès l’Achille auquel ces pédagogues avaient dispensé leur savoir dans une époque de légende mais, en dépit des inclinations naturelles symbolisées par son nom, le « héros », objet possible d’un de ces chants par lesquels les Muses consacrent le kleos des hommes, dans un temps qui n’est plus le temps des Héros.
37ἐτήτυμα μυθησαίμην. L’expression a certainement été choisie par Hésiode pour rappeler, en l’en distinguant, celle qu’utilisaient les Muses dans le proème de la Théogonie pour définir le chant dont elles faisaient don au poète. La formule employée par les poètes épiques à cette place dans le vers est en effet, à l’infinitif, ἀληθέα μυθήσασθαι50, dans des contextes pragmatiques divers. La Théogonie la conserve mais en substituant l’infinitif γηρύσασθαι à la forme attendue pour désigner une modalité particulière de la parole divine, distinguée par le choix de ce verbe de la parole des mortels51. Les Travaux reviennent au verbe qui sert dans la formule traditionnelle, éclairée a contrario par la variation introduite dans la Théogonie, à désigner la parole humaine, mais ils substituent à l’adjectif substantivé ἀληθέα l’équivalent métrique ἐτήτυμα, dans une expression conjuguée dont la forme infinitive est attestée dans l’Hymne à Déméter. La stricte équivalence métrique entre les trois expressions, la formule fondamentale et ses deux « variantes », rend plus sensibles les différences de sens induites par la variation dans le choix des termes. Le changement du verbe, dans la Théogonie, signale une réinterprétation de la formule homérique qui déplace l’opposition traditionnelle, incontrôlable à vue d’homme, entre la parole vraie et la parole fallacieuse par une réflexion, divine dans son principe52, sur le sens et les conditions de possibilité de toute fiction53. Dans l’Hymne à Déméter, l’emploi à quelques dizaines de vers de distance, à l’infinitif dans les deux cas, d’ἐτήτυμα μυθήσασθαι (la « variante ») et d’ἀληθέα μυθήσασθαι (la « forme fondamentale ») suggère d’autant plus que cette variation est consciemment utilisée par le poète que la seconde figure, au début d’un discours de Déméter, dans une déclaration d’intention qui introduit précisément un « mensonge » de la déesse alors que la première appartient au récit de l’aède, affectée de la négation (οὔ τις ἐτήτυμα μυθήσασθαι ἤθελεν οὔτε θεῶν oὔτε θνητῶν άνθρώπων). La différence qu’on note dans l’emploi des deux expressions correspond bien à la distinction de sens que T. Krischer a marquée entre le groupe d’ἔτυμoς et ἀληθής. Le Narrateur, qui vient de raconter les faits tels qu’ils se sont passés, est bien placé pour constater de l’extérieur que Déméter, dans sa quête, ne reçoit pas de réponse adéquate aux questions qu’elle pose sur le sort de sa fille ; la mesure de la vérité, de son point de vue, n’est pas l’expérience des interlocuteurs divins ou humains auxquels la déesse s’adresse, mais la conformité entre les réponses que ceux-là donnent (ou ne donnent pas) aux interrogations de Déméter et ce qu’il sait lui-même s’être produit. Dans le deuxième passage la prétention de la déesse à être crue se fonde sur le fait que c’est son identité et son histoire qu’elle expose et s’autorise donc de ce que c’est son expérience qu’elle feint de rapporter sans en rien cacher54. L’opposition sémantique des adjectifs dans l’Hymne permet-elle d’éclairer l’expression ἐτήτυμα μυθησαίμην dans le vers 10 des Travaux ? Partiellement seulement. Verdenius55 écarte avec raison l’interprétation faible de West56, mais sa propre explication, qui s’appuie directement sur les analyses de la signification d’ἐτήτυμος proposées par Luther et Krischer sans distinguer, lorsqu’il les rapproche, la prétention à la vérité élevée dans la Théogonie de celle que formulent les Travaux, n’est pas non plus entièrement satisfaisante. Hésiode choisirait le terme ἐτήτυμος qui exprime une notion factuelle de la vérité parce qu’il entend répondre aux intrigues de Persès, un homme enclin à plier la vérité à sa guise, en se fondant sur des faits vrais ; mais comme le propos du poème excède selon lui la querelle qui oppose le poète à son frère et porte sur les questions plus larges de la bonne et de la mauvaise vies, Verdenius est conduit à rappeller que « the revelation of these truths was a task imposed on Hes. by the Muses, as appears from Th. 27-8 ». La différence des problématiques de la vérité propres à chacun des deux poèmes et la différenciation sémantique des adjectifs ἀληθής et ἐτήτυμος qui servait précisément à établir le sens du second s’estompent immédiatement. Plus qu’aux mensonges que peut proférer Persès c’est à sa fausseté congénitale, celle que signale son nom, qu’Hésiode va s’en prendre. Les vérités de fait qu’il annonce ne sont pas des démentis opposés, devant un juge ou un jury, aux allégations de la partie adverse, mais le rappel à la réalité d’un esprit égaré par les coquecigrues. Les alèthea que proclament les Muses de la Théogonie condensent les grandes régularités que la réflexion dégage après coup de la tradition poétique dans laquelle elles étaient enfouies. Elles relèvent d’une pratique discursive analogue à ce que nous appellerions la pensée spéculative si le mot et la chose n’étaient pas tombés dans le discrédit que l’on sait, et elles gardent un lien étroit avec le monde poétique d’où elles ont été extraites par la décision arbitraire des déesses. L’expérience de la Théogonie, nous l’avons noté en étudiant le début du proème, est présuposée par l’Hésiode des Travaux. Mais au dixième vers du second poème les Muses dont la voix de l’aède a désormais recueilli le savoir et l’autorité ont procédé, en se fondant sur l’acquis de la réflexion déployée dans les récits théogoniques, à une deuxième réflexion sur la tradition qu’elles incarnent et protègent, déplaçant du vers 5 au vers 8 le paradigme traditionnel de la condition héroïque. Le projet qui donne sa raison d’être à cette critique implicite des modèles épiques n’est pas encore perceptible. Mais on en devine déjà quelque chose, malgré la forme énigmatique, ou plus exactement retenue, de l’exposition du sujet. Cette réappropriation critique du sens de l’épopée est fonction du temps et du lieu pour lesquels le chant nouveau est composé. Il suffit de comparer le proème des Travaux avec celui de la Théogonie pour constater que les modalités spatiales et temporelles de l’ouverture des deux poèmes s’opposent. L’instruction de Persès est une affaire qui intéresse le présent, hic et nunc, δεῦτε. Le pouvoir de Zeus n’est plus l’objet d’une récollection (voir Théogonie, v. 68-75), mais d’un appel à s’exercer dans ce monde (ἰδὼν ᾶιών τε) en conformité avec la loi de son essence (ἰθύνει/ἴθυνε). Et la finalité affichée du chant n’est plus, comme c’était le cas de la Théogonie (v. 104, δότε δ’ ἱμερόεσσαν ἀοιδήν), le plaisir qui répond au désir, mais quelque chose de beaucoup plus âpre et plus urgent. La substitution d’ἐτήτυμα à ἀληθέα dans la formule héritée de la diction homérique souligne que la parole qui s’annonce dira ce qu’il en est réellement du monde où nous vivons à un homme, un mortel, dont le nom peut déjà laisser penser qu’il n’en est pas conscient, prisonnier, pour le plus grand danger de ses contemporains57, d’un idéal héroïque qui n’est bon que pour la délectation équivoque des consommateurs d’épopées. Ce dire n’est pas théorique et son espace de référence n’est pas le monde évanoui des héros. Il est pratique, et ordonné à la réalité effective, celle des hommes ou des mortels d’à présent (οἷοι νῦν βροτοί εἰσι selon la formule de l’Iliade) que les poèmes homériques « ignorent » délibérément et dont l’aède hésiodique se propose de décrire les « lois » internes pour y enraciner les principes de vie qui lui sont accordés.
Οὐκ ἄρα μoῦvov ἔην ’Ερίδων γένος, ἀλλ’ ἐπὶ γαῖαν
εἰσὶ δύω τὴν μέν κεν ἐπαινήσειε νοήσας,
ἡ δ’ ἐπιμωμητή διὰ δ’ ἄνδιχα θυμòν ἔχουσιν.
‘H μὲν γὰρ πόλεμόν τε κακòν καὶ δῆριν ὀφέλλει,
[15] σχετλίη oὔ τις τήν γε φιλεῖ βροτός, ἀλλ’ ὑπ’ ἀνάγκης
ἀθανάτων βουλῇσιν ῎Eριν τιμῶσι βαρεῖαν.
Τήν δ’ ἑτέρην προτέρην μὲν ἐγείνατο Νὺξ, ἐρεβεννή
θῆκε δέ μιν Κρονίδης ὑψίζυγος αἰθέρι ναίων
γαίης τ’ ἐν ῥίζῃσι καὶ ἀνδράσι πολλòν ἀμείνω
[20] ἥ τε καὶ ἀπάλαμόν περ ὅμως ἐπὶ ἔργον ἔγειρεν
εἰς ἕτερον γάρ τίς τε ἰδῶν ἔργοιο χατίζων
πλούσιον ὃς σπεύδει μὲν ἀρώμεναι ἠδὲ φυτεύειν
οἶκόν τ’ εὖ θέσθαι ζηλοῖ δέ τε γείτονα γείτων
εἰς ἄφενός σπεύδοντ’ ἀγαθὴ δ’ ’Έρις ἥδε βροτοῖσιν
[25] καὶ κεραμεὺς κεραμεῖ κοτέει καὶ τέκτονι τέκτων,
καὶ πτωχòς πτωχῷ φθονέει καὶ ἀοιδòς ἀοιδῷ.
En vérité il n’y avait pas qu’une seule lignée de Luttes. Mais sur l’étendue de la terre
Il en existe deux. De l’une, ferait l’éloge qui l’aurait connue.
L’autre mérite le blâme. Elles sont de cœur entièrement opposées.
L’une alimente la guerre mauvaise et les batailles,
La cruelle ; aucun mortel ne l’aime, celle-là, mais c’est sous la contrainte,
Par la volonté des immortels, que l’on rend un culte à Lutte la pesante.
L’autre, la Nuit ténébreuse l’a mise au monde la première
Et le Cronide au trône élevé, l’habitant de l’éther, l’a placée
Aux racines de la terre, bien meilleure pour les hommes.
Elle éveille au travail en dépit de lui-même jusqu’à l’homme indolent.
Car un chacun sent le besoin de travailler lorsqu’il en voit un autre,
Un riche, qui s’applique à labourer et planter
Et à faire prospérer son domaine ; et le voisin jalouse son voisin
Qui s’applique à s’enrichir. Cette Lutte-là est bonne pour les mortels.
Le potier est plein d’animosité pour le potier, le charpentier pour le charpentier,
Le gueux d’envie envers le gueux, le trouvère envers le trouvère.
§11. Eris contre Eris, aède contre aède (vers 11 à 26).
38L’attaque de la parénèse annoncée a surpris. Comme on la prenait, en raison de l’idée que l’on se faisait de la fonction du proème, pour un commencement absolu du discours d’Hésiode, on s’est moins interrogé sur le lien de ce premier développement avec ce qui précédait que sur la raison qui avait dicté au poète d’aborder sa matière par l’affirmation soudaine qu’il n’existe pas une mais deux figures d’Eris, et l’expression dans ces mots d’une sorte de repentir à l’égard d’une indication de la Théogonie. Suivant l’opinion que l’on avait de la manière de travailler d’Hésiode la réponse à cette question a varié58. Mazon, qui est justement sensible à la cohérence d’ensemble du poème, croit qu’« au moment même de développer » les deux préceptes majeurs de sa parénèse (« Travaille, et reste juste ») le poète « s’aperçoit » que ces principes sont susceptibles de formulations contradictoires et que « la tradition, qui ne connaît qu’une Éris, est dans l’erreur ». West à l’inverse, suivant la ligne d’argumentation développée par Verdenius dans les Entretiens de la Fondation Hardt59, rejette l’idée que le discours d’Hésiode obéisse à un plan et estime que le choix de commencer par ce thème résulte d’une combinaison accidentelle de facteurs : un procédé de composition répandu dans la poésie archaïque d’une part, et le fait que le poète a eu la révélation de cette doctrine depuis la Théogonie60. Pour Verdenius c’est le motif même de la « vérité » (des ἐτήτυμα) qui amène Hésiode, par association mais opportunément, à entamer son propos par la rectification de la demi-vérité contenue dans la Théogonie61. La solution de West revient à faire de nécessité vertu en prêtant à Hésiode et aux procédés de la composition archaïque ce que l’ancienne critique expliquait par la pluralité des auteurs. La relation construite par Verdenius entre le proème et la distinction des Erides est aussi ténue que celle qui lie les vers 11-26 à la suite. L’explication de Mazon, malgré le crédit qu’elle fait à la cohérence du projet d’Hésiode, n’est pas non plus satisfaisante, pour des raisons dont certaines valent aussi contre les tentatives plus récentes d’articuler étroitement ce passage avec son contexte immédiat et avec la thématique générale du poème. Si le travail constitue bien un, pour ne pas dire le thème majeur de la parénèse, et s’il est vrai que la bonne Eris est présentée dans les vers 17 à 26 comme « un bienfait pour l’homme, puisqu’elle l’excite au travail », il faut néanmoins reconnaître que la figure de la mauvaise Eris n’apparaît guère, sous les traits du moins qui la décrivent dans les vers 14 à 16, dans la suite des recommandations d’Hésiode à Persès. L’appel à travailler s’appuie ailleurs sur d’autres considérations que la motivation éristique62. Et s’il n’est pas douteux que l’ordre de Zeus constitue un terme de référence dans tout le poème et qu’il n’est pas indifférent qu’il en soit fait mention dans le premier développement qui suit l’hymne du proème, comme l’a noté Lenz, cette récurrence thématique ne peut suffire à expliquer qu’Hésiode commence son discours par la distinction des deux Erides, à moins de soutenir avec Livrea la thèse excessive selon laquelle la dualité intrinsèque d’Eris serait « la » vérité qu’apporte la prédication des Travaux et d’y ajouter l’affirmation que cette dualité forme en quelque sorte la clef de voûte de la conception hésiodique de la condition humaine sous le règne de Zeus. Ces explications souffrent toutes de ce qu’elles s’efforcent de rendre compte de l’enchaînement des idées sans prendre en considération la place que la réflexion sur la poésie tient dans le proème.
39C’est au contraire en suivant le fil conducteur de cette réflexion que je me propose d’éclairer le sens de la distinction entre les figures opposées d’Eris et le rôle qu’Hésiode lui assigne dans l’économie de sa parénèse. Et ce que j’espère parvenir à montrer c’est que le poème use de ce thème pour ouvrir un nouvel espace de chant à la poésie « épique » et fonder la légitimité de son propre projet en renversant le paradigme traditionnel du héros.
40Le plan du passage est clair. Trois vers (11-13), redressant un théologème admis, affirment qu’il n’existe pas une, mais deux Erides, et énoncent la loi formelle de leur opposition ; trois vers (14-16) décrivent l’action de l’Eris guerrière et l’attitude des mortels à son égard ; dix vers enfin (17-26) présentent l’autre Eris et célèbrent ses bienfaits.
§12. Les deux Erides (vers 11-13).
41οὐκ ἄρα µοῦνον ἔην ’Ερίδων γένος. On a lu dans ces mots à juste titre, me semble-t-il, une allusion critique à la généalogie d’Eris dans la Théogonie (v. 225 à 232). Mais quelle que soit la manière dont on entend cette « correction » il faut encore expliquer pourquoi Hésiode commence l’instruction de Persès par un retour sur son premier poème — et pourquoi il avait « ignoré » dans celui-là une vérité aussi importante. Si l’on accepte l’idée que Persès est un homme que son caractère incline à régler sa conduite sur les modèles inadaptés que lui offrent les récits épiques et qu’il incarne ainsi ou une forme « naïve » d’écoute de la poésie ou l’effet prévisible du chant des aèdes traditionnels, on dispose à mon avis d’une clef utile pour comprendre que son mentor s’en prenne d’abord pour le corriger à la figure mythique d’Eris. Elle est en effet au cœur de l’univers épique et au principe des événements auxquels les héros du temps passé doivent leur illustration63. Or la Théogonie, comme l’ont montré, dans des perspectives différentes, P. Pucci et H. Wismann, expose en empruntant la langue, les procédés de composition et la forme narrative de l’épopée les « vérités » immergées dans les fictions des poètes, au premier chef sans doute dans l’Iliade et l’Odyssée. En revenant sur la généalogie d’Eris dès les premiers mots de son discours Hésiode renvoie aussi implicitement, pour accuser la différence des propos, au projet qui commandait son premier poème. La rectification porte ainsi, directement et indirectement, sur les principes du genre épique et plus précisément, compte tenu du thème central du proème, les normes de l’agir héroïque et les modèles d’héroïsation que celles-ci supposent64.
42μοῦνον... ’Ερίδων γένος. Aucune des explications proposées pour l’expression n’est entièrement satisfaisante. Verdenius critique avec de bons arguments les traductions qui, comme celle de Mazon, donnent à γένος une signification logique que le mot ne semble pas avoir dans la poésie archaïque et à traiter les erides, malgré la majuscule, comme les manifestations concrètes d’une Eris abstraite65. Mais je ne suis pas sûr que l’on puisse écrire comme lui que l’expression ’Ερίδων γένος est à strictement parler illogique « for in the Th. Hes. did not yet think of a ‘race’ of ῎Eριδες ». La Théogonie donne à Eris une postérité assez considérable : Ponos, Lèthè, Limos, les Algea, les Husminai, les Machai, les Phonoi, les Androktasiai, les Neikea, les Pseudea, les Logoi et les Amphilogiai, Dusnomiè, Atè et pour finir Horkos, une large famille à laquelle le terme de genos peut très bien s’appliquer. La signification du génitif pluriel est assurément ambiguë : Ponos, Lèthè, etc. ne me semblent pas pouvoir être aisément désignés par le pluriel Erides qui doit plutôt s’appliquer aux deux figures dont il est question dans notre passage66. Mais la référence à la généalogie d’Eris dans la Théogonie, soulignée comme West le note à juste titre par l’emploi de genos, implique que la bonne Eris doit avoir elle aussi une descendance dont les épopées nouvelles conteront l’action.
43ἐπὶ γαῖαν : l’expression, en fin de vers, est soulignée, comme l’a noté Verdenius (contre West). La terre désigne ici spécifiquement le lieu où s’exerce l’activité des hommes, par opposition avec le monde des dieux (dont la Théogonie rapporte les guerres et les conflits). Le « lieu » donc où la distinction entre les deux Erides a un sens.
44ἐπαινήσειε... ἐπιμωμητή. Avant de décrire le contenu de l’opposition entre les deux figures divines, Hésiode détermine la forme de leur contrariété en recourant à la polarité catégorielle de l’éloge et du blâme67. Ce n’est sûrement pas un accident si la dissociation des deux Erides, dans notre passage, prend pour point de départ une opposition qui occupe une place centrale dans la réflexion des poètes archaïques sur leur art. Ces vers traitent d’abord de poétique.
45νοήσας. La rupture et l’innovation qu’implique la « découverte » d’une Eris bienfaisante aux hommes sont signalées par le tour à l’optatif potentiel accompagné du participe νοήσας, conditionnel, qui souligne la signification de cette invention pour la poétique des Travaux. Hésiode, maître et dispensateur du kleos (v. 1), a su discerner68, à côté de la puissance que l’on blâme pour le mal qu’elle fait mais dont la présence et l’action créent les conditions qui permettent aux héros de se distinguer, une divinité semblable et autre à la fois, permettant elle aussi à des « héros » de se distinguer, et dont on chanterait l’éloge si l’on était au fait de son existence et de son action.
46διὰ δ’ ἄνδιχα θυμòν ἔχουσιν. L’opposition des deux entités est exprimée dans une formule qui condense plusieurs expressions de l’Iliade sans en reproduire aucune exactement69. Elle implique, par son sens comme par ses connotations, que leur antagonisme est luimême une forme plus profonde d’Eris. Ce qui s’exprime dans ce conflit, c’est l’opposition des conceptions antagonistes de l’exploit héroïque dont se réclament Hésiode et les maîtres à penser de Perses. S’y manifeste donc le rapport conscient que le projet poétique des Travaux entretient avec ce que nous avons appelé jusqu’ici la tradition, c’est-à-dire les chants des poètes épiques, notamment les épopées des cycles de Thèbes ou de Troie, et l’Iliade au premier chef. On notera que la rivalité hargneuse des aèdes dont il est question au dernier vers de cette section des Travaux (vers 26) exprime sans doute dans une image concrète, bien avant les jeux savants ou populaires du Certamen et des Vies d’Homère et d’Hésiode, l’hostilité particulière qui anime l’une contre l’autre les figures antithétiques de la Lutte, c’est-à-dire les idéaux poétiques qu’elles incarnent l’une et l’autre. Mais on observera aussi que cet agôn des poètes est placé sous le patronage de la bonne Eris dont l’autre, plus jeune, n’est plus représentée que comme une forme dérivée.
§13. Lutte la cruelle.
47Les habitudes formelles de la disposition archaïque se conjuguent avec les exigences de la construction intellectuelle. Si le texte revient d’abord sur celle des deux Luttes qui mérite le blâme, c’est moins parce qu’il s’intéresse avant tout à l’autre, comme le croit West, que parce qu’il doit construire la figure de la bonne Eris à la fois contre et à partir de celle qui nourrit les guerres et les bagarres, l’Eris de la tradition épique dont la Théogonie a déjà présenté la naissance et les descendants, une puissance trop bien connue de l’auditoire des aèdes, et notamment de Persès, pour qu’il soit nécessaire de s’attarder sur elle. Son essence et sa fonction sont définies en quelques formules ramassées où les échos de l'Iliade permettent de reconnaître, résumées, la reprise et la critique de la dénonciation paradoxale des maux produits par la guerre que l’on peut tirer de l’épopée elle-même.
48ἡ μὲν γὰρ πόλεμόν τε κακòν καὶ δῆριν ὀφέλλει. Le vers, on l’a noté70, est modelé sur un vers de l’Iliade (IV, v. 15, et, avec une variation déterminée par le contexte, 82) : ἤ ῥ’ αὖτις πόλεμόν τε κακòν καὶ φύλοπιν αἰνὴν ὄρσομεν (ou, 82 : ἤ ῥ’ αὖτις πόλεμός τε κακòς καὶ φύλοπις αἰνή ἔσσεται). Cet écho n’est pas dû aux hasards de la diction formulaire. Il s’agit d’une citation dans laquelle les répétitions littérales ne prennent leur sens que par référence à l’épisode où le vers matriciel figure deux fois71. L’issue du duel entre Ménélas et Pâris, de quelque manière qu’on l’entende, laisse les dieux apparemment maîtres de décider de la guerre ou de la paix entre des hommes qui ont cru pouvoir s’accorder et régler leur conflit par une procédure parajudiciaire. Zeus propose donc ironiquement à Héra de délibérer à nouveau du destin de Troie, en lui offrant de réveiller entre les deux armées « la guerre mauvaise et la terrible mêlée » ou d’établir entre elles des liens d’amitié. Et lorsque le débat des dieux a abouti à la décision d’inciter le parti des Troyens à rompre le pacte par une trahison, les signes qui accompagnent la descente d’Athéna laissent les hommes interdits et les amènent à s’interroger sur ce qui les attend dans les termes mêmes dont Zeus s’était servi devant les dieux. Cette scène divine est au principe des combats que raconte l’Iliade et peut prétendre en résumer le sens ; or les vers 14 à 16 des Travaux semblent en offrir un commentaire : le souverain des dieux lui-même présente la guerre comme un « mal »72, et les hommes font exactement écho à son jugement ; c’est une délibération des immortels (ἀθανάτων βουλῇσιν73) qui provoque la reprise de la bataille contre le vœu manifeste des mortels ; la tentative que ces derniers ont faite pour conclure la paix et échapper ainsi à leur destin prouve bien que la guerre leur est en définitive imposée par les dieux comme une contrainte.
49οὔ τις τήν γε φιλεῖ βροτός. L’attitude des héros de l’épopée à l’égard de la guerre est double. S’il est vrai qu’ils n’ignorent ni l’horreur ni la lassitude du combat, l’Iliade les montre aussi en proie au regret, au désir ou à la joie de la bataille. On trouvera dans le commentaire de West74 quelques citations significatives auxquelles on pourrait ajouter XVI, v. 207 s., dans la harangue d’Achille aux Myrmidons : νῦν δὲ πέφανται φυλόπιδος μέγα ἔργον, ἓης τò πρίν γ’ ἐράασθε, et surtout, à cause de l’intervention d’Eris, XI, v. 13 s. : τοῖσι δ’ ἄφαρ πόλεμος γλυκίων γένετ’ ἠὲ νέεσθαι... φίλην ἐς πατρίδα γαῖαν. L’affirmation est incompréhensible si on la prend au premier degré. Hésiode n’ignore pas ces passages de l’Iliade ni tout ce qui dans le reste de la tradition épique dément apparemment sa proposition. Mais il prend appui sur ce que la présentation qu’Homère fait de la guerre comporte déjà de réflexion critique pour en radicaliser les implications. Le monde des héros, dans son ambiguïté poétique, ne doit pas constituer un modèle pour les mortels d’à présent. Le temps des verbes φιλεῖ et τιμῶσι est essentiel en raison même de son ambivalence : une vérité générale assurément qui, lorsqu’on sait entendre, trouve sa confirmation jusque dans les récits de l’épopée, mais aussi une vérité qui concerne le présent. Dans ce présent il est mystificateur et dangereux de glisser du plaisir que l’on prend à écouter un aède chanter les faits d’arme du passé à l’illusion que c’est au combat même que l’on prend plaisir, à confondre, en d’autres mots, le réel et la littérature. Or les usages sociaux de la poésie épique impliquent au moins la possibilité de ce glissement, comme l’indique le nom si inquiétant de Persès. D’où sans doute la brutalité paradoxale de la dénégation, et de la rectification, contenues dans le vers 15.
50ὑπ’ ἀνάγκης. Verdenius commente pertinemment ce tour que l’Iliade n’emploie pas mais que l’Odyssée applique trois fois, dans des vers pratiquement identiques, à Pénélope, contrainte par les Prétendants d’achever son tissage contre son gré (καὶ οὐκ ἐθέλουσ’)75. Le substantif dans son emploi quasi verbal exprime une fois dans l’Iliade l’idée que la guerre s’impose aux hommes par une contrainte qui leur est extérieure ; dans le XXIVème chant Priam indique à Achille la durée de la trêve qui serait nécessaire aux Troyens pour célébrer les funérailles d’Hector : neuf jours de lamentations, un dixième jour consacré aux obsèques et au banquet funèbre, le onzième à l’édification du tertre, τῇ δὲ δυωδεκάτῃ πολεμίξομεν, εἴ περ ἀνάγκη (v. 667). Le mot est mis en relief par le fait qu’il est le dernier que Priam adresse à Achille.
51Ἒριν... βαρεῖαν. West cite à juste titre Iliade XX, v. 55. La référence, dans le vers d’Hésiode, ne se limite pas à la reprise d’une expression d’Homère. Elle implique sans doute une allusion à l’épisode qui forme le contexte de l’expression citée : le prélude de la Théomachie76. Descendus de l’Olympe pour obéir à Zeus les dieux mettent aux prises les deux armées et font éclater dans leurs propres rangs un conflit écrasant, ὣς τοὺς ἀμφοτέρους μάκαρες θεοὶ ὀτρύνοντες σύμβαλον, ἐν δ’ αὐτοῖς ἔριδα ῥήγνυντο βαρεῖαν. Hésiode déplace l’expression d’Homère des dieux « bienheureux » aux mortels qui portent le « poids » du conflit.
52τιμῶσι. Le choix de ce verbe suggère que le vers dit plus que ce que les commentateurs admettent ordinairement (West : « by their actions » ; Verdenius : « not ‘honour’but ‘cultivate’ », qui est sûrement trop réducteur). Les hommes ne rendent pas seulement un culte à l’Eris pesante « par leurs actions », c’est-à-dire en guerroyant sous la pression de la nécessité que leur ont imposée les dieux77. Ils le font aussi par la célébration trompeuse de la guerre à laquelle se complaisent leurs poètes lors même que leur langage en dit l’horreur. Le verbe τιμῶσι rend manifeste cette contradiction entre l’expérience des mortels et les chants qui la travertissent. La démystification des modèles de la poésie traditionnelle prend appui sur le réel (ἐτήτυμα, v. 10).
§ 14. Une Lutte bonne pour les mortels (vers 17-26).
53Si la dénonciation de l’Eris funeste est dans son fond une critique du paradigme héroïque qui voue l’épopée traditionnelle — fût-ce à son corps défendant — à célébrer la puissance destructrice de la guerre, la mise au jour d’une autre Eris opposée à celle-là a la signification d’une révolution dans les normes sociales qui régissent la production et la réception des chants. Dix vers esquissent le nouveau paradigme héroïque qu’Hésiode présente à Persès pour le détourner des modèles de conduite empruntés aux héros des guerres de Thèbes et de Troie.
54La disposition thématique de cette unité est intéressante :
A. | la naissance d’Eris (17) |
B. | a) sa valeur pour les hommes : ἀμείνω (19 b) |
C. | animosité mutuelle des artisans (25) |
55Au centre, une amande dont le noyau est constitué par le tableau de l’homme riche qui s’applique avec ardeur à sa tâche, et la couronne externe par l’affirmation de la valeur positive de cette Eris pour les hommes. Entre les deux, maillon essentiel du discours, un anneau dont la substance thématique tourne autour de l’ardeur et du zèle suscités par l’émulation.
56Cette partie forme le cœur du message. Elle est construite autour de l’image du « héros » de l’épopée nouvelle que promettent les Travaux, l’homme riche que sa prospérité distingue aux yeux de ses voisins et dont l’activité aussi bien que les succès répondent au dessein de Zeus et peuvent être donnés en modèle à la communauté. Il n’a pas à craindre que son opulence, fruit légitime de son travail, lui vaille d’être corrigé ni flétri78. La considération qui l’entoure et l’émulation qu’il suscite offrent aux Muses prétexte et matière pour leurs chants.
57À dire vrai les exploits de cet Achille nouveau forment déjà, sous l’aspect programmatique d’une parénèse, le sujet principal du poème à partir du vers 383. Il n’y a plus à les chercher du côté des πολεμήϊα ἔργα de la tradition épique ; ils s’accomplissent dans les travaux des champs, labour, plantation, mise en valeur du domaine : ἀρώμεναι, φυτεύειν, οἶκον εὖ θέσθαι.
58ἐπὶ ἔργoν ἔγειρεν. L’expression n’est pas attestée par ailleurs mais on y repère néanmoins les traces d’une reprise consciente, polémique, de la langue des aèdes. Elle permet en effet d’étudier, comme l’a vu Broccia79, le renversement de sens qu’Hésiode impose à l’idiome et aux valeurs de l’épopée guerrière. Dans l’Iliade ἐγείρω a pour complément des termes qui relèvent du vocabulaire de la guerre : πόνον (V, v. 517 s., avec comme sujet Apollon, Arès et Eris), φύλοπιν αἰνήν, πόλεμον ἀλίαστον, μένος μέγα, ὀξὺν Ἄρηα, νεῖκος, ou des personnes que le sujet, souvent divin, anime au combat. La substitution d’ἔργoν à ces mots ou à ces expressions annonce, mais sans l’expliciter encore, la refonte de la poétique traditionnelle. Le domaine de référence du substantif n’est pas défini lorsque ce dernier est introduit au vers 20, et il ne l’est pas non plus au vers suivant, lorsque la reprise d’ἔργον au génitif souligne d’avance l’importance thématique du mot. La construction en anneaux des vers 19 b à 24 confère après coup à ἔργoν son sens spécifique et son champ d’application dans le reste du poème80. Par lui-même, on le sait, il ne désigne pas dans la tradition poétique81 le travail ni la forme privilégiée du travail qu’est le travail agricole. Il peut s’appliquer à tous les « travaux » ou exploits, notamment aux « travaux guerriers » (les πολεμήϊα ἔργα de l’Iliade82), 'qui sont le thème constant des épopées. C’est ainsi que Phénix, dans l’Iliade, désigne simplement comme un ἔργoν la matière de son récit paradigmatique83 et que Pénélope, dans l’Odyssée84, définit le chant des aèdes par l’enchantement qu’il produit sur ceux qui l’entendent (θελκτήρια) et par sa matière, les erga des dieux et des hommes (ἔργ’ ἀνδρῶν τε θεῶν τε, τά τε κλείουσιν ἀοιδοί). Ces « travaux » ne sont pas ceux qu’Hésiode propose à l’imitation de Persès. Mais le terme générique définit la forme de ce qui peut faire dans l’épopée l’objet ou la matière d’un chant.
59Dans notre passage la première moitié de l’anneau « b » (v. 20 s.) joue de cette indétermination du contenu de l’ergon que suscite la bonne Eris. Ce labeur se présente encore initialement comme celui de l’épopée, une tâche dont l’accomplissement offre matière à un récit éventuel.
60On a rapproché à juste titre, malgré la différence de leurs dérivations, le mot avec lequel il est mis en opposition dans le vers d’Hésiode, άπάλαμος85, de l’adjectif ἀπάλαμνος employé une fois par le poète de l’Iliade, dans une comparaison du cinquième chant (v. 597-600 : Diomède frissonne [596] et recule devant Arès comme un homme, frappé d’impuissance, s’arrête et bat en retraite devant les remous d’un fleuve en crue : ὡς δ’ ὅτ’ ἀνὴρ ἀπάλαμνος... στήῃ ἐπ’ ὠκυρόῳ..., ἀφρῷ μορμύροντα ἰδών, ἀνά τ’ ἔδραμ’ ὀπίσσω, ὣς τότε Τυδεΐδης ἀνεχάζετο86) Il est assurément tentant de lire dans l’emploi par Hésiode de cet adjectif repris quelquefois par la suite chez les poètes une allusion à ce passage d’Homère ou, à tout le moins, une référence à la langue et aux thèmes de l’épopée homérique.
61L’action d’Eris est encore définie ici d’une manière très générale : l’étendue de sa puissance se mesure aux changements qu’elle produit, semblable à celle d’Athéna qui permet à Diomède de surmonter même l’impuissance inévitable du mortel devant le dieu de la guerre, et de le pousser à l’action là où en droit aucune action n’est possible. Elle est le principe qui suscite l’« exploit », sans qu’il soit possible de dire en quoi ce dernier consiste, sinon qu’il doit s’opposer à celui que suscite sa sœur sinistre.
62ἔργοιο χατίζων. Le vers 21 prolonge l’énigme, mais il décrit néanmoins la modalité selon laquelle la déesse exerce sa puissance : par le regard que les hommes portent les uns sur les autres, ou plutôt, que l’un porte sur un autre dont nous ne savons pas encore qui il est ni ce qu’il fait, et le besoin d’ergon que cette vue fait naître chez le premier. Solmsen, West et Verdenius éditent ou recommandent la leçon χατίζων en s’appuyant sur des arguments de critique textuelle et d’interprétation. Comme l’indicatif que retient Mazon se construit plus aisément West est justifié de soutenir qu’il constitue la lectio facilior. Mais pour que le participe fournisse un sens satisfaisant à son gré West réduit l’expression ἔργοιο χατίζων à n’être que le substitut métriquement utile de l’adjectif άεργóς, et affirme, appuyé par Verdenius, que χατίζω ne peut pas signifier « éprouver le besoin » d’une chose que le sujet peut se procurer librement87. C’est aller trop loin. Le verbe implique toujours, dans l’Iliade comme dans l’Odyssée, que la privation d’où naît le besoin est perçue comme telle par celui qui en est affecté. Le participe ne peut donc pas être simplement l’équivalent de l’α- privatif d’ἀεργός. Il faut dissocier la question du choix de la leçon transmise de celle du sens du verbe χατίζω. Bâtie sur le même modèle que la formule odysséenne νόστοιο χατίζων88 l’expression ἔργοιο χατίζων doit signifier « manquant », c’est-à-dire « sentant le manque » ou « éprouvant le besoin d’ergon ». La traduction de Mazon, dans son élégance, force sans doute un peu le sens, mais elle a le mérite de conserver la valeur subjective et dynamique de l’expression hésiodique.
63La préférence pour la lectio difficilior favorise le participe. On adopte alors la construction proposée par Hoekstra et défendue par West. La phrase, suspendue après χατίζων, trouve sa résolution avec le verbe principal, ζηλοῖ, au vers 23 : « car un chacun, sentant le manque d’ergon quand il en voit un autre, un riche qui s’applique à labourer, planter et faire prospérer son domaine, jalouse, voisin, son voisin qui s’applique à s’enrichir ».
64La correspondance entre la première et la deuxième moitiés de l’anneau « b » donne son contenu à l’ergon indéterminé des vers 20 et 21. Le sentiment de manque qu’exprime χατίζων trouve son corrélat dans l’émulation jalouse qu’exprime ζηλοῖ. L’ergon de l’autre, dont la vue suscite la conscience d’un manque chez celui qui l’observe, se révèle être l’application à s’enrichir qui provoque la jalousie positive, c’est-à-dire motivante, de voisin à voisin. Or cette application même, qui constitue le terme corrélatif dans b’ de l’ ἔργοιο de b, se traduit par des actes concrets qu’énoncent les vers 22 et 23 a (ἀρώμεναι ἠδέ φυτεύειν οἶκόν τ’ εὖ θέσθαι), comme les πολεμήϊα ἔργα du héros de l’Illiade sont faits d’un ensemble d’actes précis qui forment sa compétence propre de guerrier. Il suffit de voir ce qu’Hector répond aux paroles de défi d’Ajax (VII, v. 234-241) :
Αἶαν διογενὲς.../μή τί μευ ἠΰτε παιδòς... πειρήτιζε,
ἠὲ γυναικός, ἣ οὐκ οἶδεν πολεμήϊα ἔργα.
αὐτὰρ ἐγὼν εὖ οἶδα μάχας τ’ ἀνδροκτασίας τε
οἶδ’ ἐπὶ δεξιά, οἶδ’ ἐπ’ ἀριστερὰ νωμῆσαι βῶν
ἀζαλέην, τό μοι ἔστι ταλαύρινον πολεμίζειν.
οἶδα δ’ έπαΐξαι μόθον ἵππων ὠκειάων.
οἶδα δ’ ἐνὶ σταδίῃ δηΐῳ μέλπεσθαι Ἄρηϊ.
65Cette compétence et ces travaux valent au héros iliadique, lorsque les dieux le lui accordent, la suprématie et la victoire qui nourrissent son kleos89. Ils définissent sa valeur et justifient le récit que l’on fait de ses exploits. Sous la domination de l’autre Eris le principe de la distinction du « héros » demeure formellement le même, mais le contenu des ἔργα qui fondent la réputation de l’homme valeureux s’inverse. L’équivalent de la victoire sur le champ de bataille, c’est la richesse acquise dans le travail des champs. Le verbe qui exprime l’application à s’enrichir sert d’ailleurs plusieurs fois dans l’Iliade à exprimer l’ardeur avec laquelle des guerriers s’appliquent au combat, σπεύδειν.
66Le contenu « nouveau » de l’ergon dont les Travaux se proposent de chanter la valeur en rivalisant avec les bardes de la tradition homérique (et des traditions épiques pré-homériques ou épichoriques90,) défini dans son principe par les vers que nous venons d’examiner, est pris en compte dès le début de la parénèse proprement dite, aux vers 27 s. : ὦ Πέρση, σὺ δὲ..., μηδέ σ’ ’Έρις κακόχαρτος ἀπ’ ἔργου θυμòν ἐρύκοι κτλ. Nous reviendrons plus loin sur ces vers.
67J’ajouterai encore deux remarques.
l’argument invoqué par Verdenius pour soutenir que χατίζω ne doit pas avoir le sens d’« éprouver le besoin de », à savoir qu’on ne voit pas le verbe employé en ce sens ailleurs lorsque la satisfaction du désir ou du besoin dépend du sujet, ne demeure pas tout à fait sans réponse dans notre interprétation du passage. Il est bien clair, en premier lieu, que ce « besoin » n’est pas naturel et spontané mais qu’il est suscité par l’action de la bonne Eris qui le satisfait en l’éveillant ; et si, d’autre part, la signification de ce motif est essentiellement « poétique », comme je crois qu’elle l’est, on doit penser au parallèle qu’offrent, dans l’Iliade, les scènes qui montrent des héros pleins du désir d’agir qu’un dieu a fait naître en eux : on songera notamment au dialogue du grand et du petit Ajax au début du XIIème chant (vers 66 à 82).
Les implications de ce renversement ne sont pas tout de suite développées. Hésiode y revient plus loin, dans la parénèse qui précède et introduit la description des « travaux » auxquels Persès doit se consacrer s’il veut s’enrichir91. L’homme juste qui fait le choix d’écouter la voix de bon conseil et d’acquérir sa richesse non par le pillage — comme les héros de l’épopée — mais par son travail verra son excellence reconnue et célébrée parmi les hommes comme parmi les dieux. C’est que le travail, ce travail, n’est pas objet de blâme, mais de louange (v. 311 ss.) :
ἔργον δ’ οὐδὲν ὄνειδος, ἀεργίη δέ τ’ ὄνειδος
εἰ δέ κεν ἐργάζῃ, τάχα σε ζηλώσει ἀεργóς
πλουτέοντα πλούτῳ δ’ ἀρετὴ καί κῦδος ὀπηδεῖ.
68On voit aussitôt ce qui oppose consciemment le système de valeurs, le modèle d’excellence et le projet poétique, des Travaux, à celui des héros de l’Iliade dont les labeurs sont suscités par l’Eris « blâmable » (v. 13). Lorsqu’Achille justifie, devant les ambassadeurs d’Agamemnon, sa décision de se retirer du combat, il observe qu’aucune charis ne le paie des peines qu’il a prises à combattre sans cesse et il précise sa pensée (IX, v. 318-321) :
ἴση μοῖρα μένοντι, καὶ εί μάλα τις πολεμίζοι
ἐν δὲ ἰῇ τιμῇ ἠμὲν κακòς ἠδὲ καὶ ἐσθλός,
κάτθαν’ ὁμῶς ὅ τ’ ἀεργòς ἀνὴρ ὅ τε πολλὰ ἐοργώς.
Οὐδέ τί μοι περίκειται, κτλ.
69L’indistinction que la politique d’Agamemenon introduit entre le kakos et l’esthlos ôte toute justification à l’ergon, puisque seule la consécration sociale de la valeur distingue des mortels que leur condition voue également à la mort. Les propos d’Achille montrent que le lien qui doit unir la valeur d’un homme à son ergon est formellement identique à ce qu’il est dans le poème d’Hésiode. Mais le contenu en est inversé. Pour le héros de l’épopée « traditionnelle » l’ergon méritoire est de combattre et l’aergos est celui qui ne participe pas ou qui ne vaut rien au combat92. Pour Hésiode, c’est l’inverse. L’aergiè de l’Iliade devient l’ergon des Travaux et réciproquement. On comprend qu’Hésiode ait besoin d’affirmer que l’ergon au sens qu’il donne désormais à ce mot n’est pas un sujet d’opprobre, mais d’éloge : il y va de la possibilité même de son épopée du travail, et des modes de valorisation sociale qui lui sont associés. Et tout naturellement le statut héroïque d’un homme ne se définit plus par l’imminence d’une mort choisie, mais par la capacité à ne pas être la victime du sort qui est inévitablement promis au fainéant : la faim et la mort qu’elle entraîne. La mort n’est plus également promise à l’aergos et au poll’ eorgôs.
§15. Genèse de la bonne Eris (vers 17-19).
70Avant et après la présentation du nouveau paradigme de l’ergon héroïque, deux unités : l’une, pour l’introduire, recourt au langage et aux tours de la Théogonie (vers 17 à 19) ; la deuxième en développe le sens et les implications (vers 25 et 26).
71Commentant la notice généalogique de la nouvelle divinité, West observe que la mauvaise Eris étant connue comme une fille de Nuit et la bonne étant supposée être sa sœur « there was no other reason to make her too a daughter of Night ». L’explication laisse le lecteur sur sa faim. La bonne Eris est tirée conceptuellement de la mauvaise, parce que la poésie dont elle figure le projet et la possibilité se définit à partir de, et contre, celle que représente la mauvaise Eris. D’où, pour l’introduire, l’emploi dans ces trois vers d’adjectifs à suffixe différentiel (ἑτέρην et προτέρην) et du comparatif ἀμείνω. La relation fraternelle implicite, à l’image de celle qui unit et oppose l’aède au destinataire affiché de sa prédication, permet d’exprimer l’appartenance des contraires à un même axe sémantique — ou de construire l’altérité par différentiation interne du même. S’il est vrai qu’Hésiode entend changer le paradigme thématique qui gouverne la tradition épique, les Muses qui lui prêtent leur voix sont celles de cette tradition même.
72Le lien qui noue la poésie épique à la figure d’Eris est, nous l’avons noté plus haut, étroit. Mais il se peut que, dans les Travaux, la filiation nocturne des deux Erides n’ait pas seulement pour explication l’aspect sinistre de la personnification du conflit à l’œuvre dans les récits de la tradition. Si c’est bien de poésie qu’il est d’abord question dans ces vers, on ne manquera pas de songer qu’il existe une sorte de lien thématique, dans l’épopée homérique aussi bien que dans la Théogonie, entre le jeu poétique et la nuit93. Cette association doit peut-être quelque chose aux circonstances de la production des chants. Il fait nuit quand les envoyés d’Agamemnon trouvent Achille occupé à jouer de la lyre en chantant les klea andrôn. C’est dans la nuit que nous entendons les Muses s’éloigner de l’Hélicon en célébrant les dieux. Et, comme on le sait, c’est au cours d’une veille nocturne prolongée qu’Ulysse conte aux Phéaciens ses aventures94.
73De quelque manière que l’on comprenne cette corrélation, on est frappé par la dissociation — certainement significative, si l’on en juge par les exemples de la Théogonie — entre la genèse nocturne de la bonne Eris et la fonction diurne que lui assigne le fils de Cronos dans le monde sur lequel il règne95. Si nous avons raison de penser que la distinction des deux Erides a pour propos de substituer, par une reprise critique de la tradition, un nouveau paradigme au paradigme héroïque de l’épopée, la communauté d’origine des deux divinités souligne l’identité de la forme poétique héritée tandis que la dissociation introduite entre la naissance et la fonction signale le domaine de validité du critère utilisé pour poser la supériorité de la « nouvelle » Eris sur sa cadette mieux connue : c’est la sphère, diurne, du monde où l’on travaille. La réflexion porte sur les effets sociaux de la poésie et des modèles de conduite qu’elle promeut.
§16. Artisans, mendiants et poètes (vers 25 s.).
74Deux vers prolongent la célébration des vertus de la bonne Eris et du héros de l’épopée nouvelle. Il faut surtout se garder de les condamner, avec Bona Quaglia, au motif que le ressentiment et l’envie auraient mal leur place dans le monde de la bonne Eris96. Ils sont intéressants à plus d’un titre pour notre interprétation, et je doute qu’on puisse réduire leur substance à la pure reproduction de proverbes traditionnels.
75Les activités (erga) d’abord dont ils traitent. Potier, menuisier, barde et mendiant se trouvent tous associés, d’une manière ou de l’autre, dans la représentation de la société qu’offrent les poèmes homériques. Les trois premiers appartiennent à la classe de ces dèmioergoi dont le savoir-faire sert aux « rois » maîtres des oikoi. De ceux-là l’Odyssée dit qu’on s’empresse à les chercher97. Le quatrième vient de son propre chef. Ils vivent autour de l’oikos et leur activité dépend de la prospérité du domaine, ou plutôt des domaines, qu’ils visitent. À ce titre l’influence bénéfique d’Eris se fait sentir dans leur ergon propre98 par une sorte de rayonnement à partir de l’activité centrale de l’agriculteur acharné à s’enrichir. On peut donc supposer que c’est à leur situation socio-économique qu’ils doivent d’abord d’être tous les quatre nommés ici.
76Mais ces deux vers ne servent pas qu’à prolonger, par une sorte d’extension de son champ d’action, la célébration de la puissance d’Eris. Ils en précisent la signification par leur forme aussi bien que par leur thème, étroitement ajustés. Les allitérations et les assonances ont été trop souvent relevées pour qu’il soit nécessaire de les recenser ici une nouvelle fois. Il n’est pas inutile en revanche de s’arrêter un instant sur la façon du couplet pour comprendre le propos de l’aède.
77Les deux verbes entretiennent assurément des rapports phoniques avec leur environnement, mais leur répartition entre les deux vers n’est pas due qu’à la recherche de ces effets. (φθονέω est plus fréquemment attesté dans l’Odyssée que dans l’Iliade tandis que l’inverse est vrai de κοτέω. Et surtout les formes sous lesquelles le phthonos se manifeste dans l’épopée comportent en général une expression verbale (y compris, sans doute, dans les vers 55 et 56 du IVème chant de l’Iliade) tandis que les manifestations du kotos ne semblent pas normalement inclure de discours. Potiers et menuisiers agissent en silence, mendiants et poètes parlent pour vivre.
78Mais le jeu ne se borne pas là. Rüdiger Schmitt99 a montré que le lien sémantique entre l’activité du tektôn et celle de l’aède, manifeste dans l’expression pindarique ἐπέων τέκτονες, prolongeait une tradition ancienne de la poétique indo-européenne. On construit un chant comme on construit un char ou un navire100. L’association dans le passage de l'Odyssée précédemment cité101 du charpentier/menuisier et du poète n’est pas, on l’a déjà noté, accidentelle. L’image est particulièrement pertinente dans des vers dont la facture est aussi recherchée.
79Le potier n’a pas apparemment les mêmes titres poétiques. Il est possible néanmoins que la comparaison de son travail avec la production des chants ou l’invention des récits ne soit pas non plus sans appuis dans la tradition. Il est question de lui une fois dans l’épopée (Iliade XVIII, v. 599 ss.). Pour décrire l’une des deux formations de danse que les jeunes gens adoptent dans la dernière scène figurée sur le bouclier d’Achille, le poète la compare au geste d’un potier qui lance son tour à vide pour en essayer le fonctionnement. L’image prend un sens plus fort si l’on conserve la phrase qu’Aristarque, selon Athénée, a fait disparaître des éditions102. L’artisan est alors l’analogue de l’aède dont le chant et l’accompagnement instrumental (ἐμέλπετο... φορμίζων) entraînent les danseurs. Son outil, le tour, est « bien ajusté dans ses mains » (ἄρμενον ἐν παλάμῃσιν). L’expression est appliquée dans l’Odyssée à la hache que Calypso donne à Ulysse pour couper les madriers qu’il ajointe dans son esquif103. Son utilisation dans les deux contextes signale une contiguïté de sens intéressante entre des artisans, charpentiers et potiers, dont la qualité de l’outillage garantit l’exactitude de l’ouvrage. La poterie peut aussi, comme la menuiserie, offrir des points de comparaison avec le travail des poètes, mais en en éclairant un aspect différent. Le modelage des récits, à la différence de la construction du poème ou de l’ajustage des mots, offre sa métaphore, dans la poétique archaïque, à l’invention du narrateur, et tend à se colorer d’une nuance péjorative. Le verbe πλάσσω et ses composés peuvent en effet s’appliquer au travail de la langue aussi bien qu’au modelage de l’argile104. Ces proximités sémantiques sont-elles attestées avec une constance suffisante dans la tradition archaïque pour qu’on puisse y reconnaître un thème et être sûr qu’Hésiode entendait, par exemple, suggérer par l’évocation des potiers cette part ambiguë de l’activité poétique qui fait de l’aède un fabricateur d’histoires ? Je suis tenté de le croire. Si le kerameus est le représentant de l’activité fictionnelle du poète (par opposition au τέκτων qui désigne l’autre pôle du travail poétique), le jeu des correspondances et des allusions, dans les vers 25 et 26, en est singulièrement éclairé. D’une part la polarité certaine, j’y reviendrai dans un instant, des deux métiers artisanaux fait alors écho à ce que les Muses, dans la Théogonie (v. 27 s.), disent à Hésiode de leurs pouvoirs. D’autre part les deux vers trahissent dans leur dessin un parallélisme dont les références poétiques donnent la clef : le potier a l’art de modeler des figures trompeuses105 qui ressemblent à la réalité comme le mendiant, selon l'Odyssée, sait contrefaire la vérité pour plaire à son auditoire lorsque le besoin le presse. Dans le carré des dèmioergoi le potier a des affinités avec le mendiant comme le menuisier en a avec l’aède.
80Le choix des métiers d’artisans mentionnés dans le vers 25 est très certainement commandé par la volonté de réunir les arts opposés, et complémentaires, que patronnent Héphaïstos d’une part, Athéna de l’autre106. Or, parmi les arts qui font usage du feu, il est notable que ce soit le potier, et non le forgeron (qui se prêtait aussi bien à l’hexamètre), qu’Hésiode a retenu : le chalkeus est plus noble que le kerameus, et il a le défaut grave pour notre passage d’être surtout connu dans la tradition épique pour son habileté à forger les armes et de s’y être illustré au moins une fois par la fabrication du Bouclier d’Achille, emblème de la capacité qu’a l’art — et sans doute la poésie107 — de créer l’illusion du réel. Du côté d’Athéna, ce ne sont pas les travaux de la toile, affaires de femmes, que le poète compare implicitement avec l’activité du poète, mais ceux du charpentier, une tâche d’hommes à laquelle les héros ne dédaignent pas de s’appliquer et dont les connotations poétiques sont anciennes108. La structure du vers 25 est ainsi plus complexe qu’il n’y paraissait à première lecture. On doit, pour la déchiffrer, prendre en compte quatre termes, et non point deux : métallurgie vs. poterie (ou si l’on préfère « bronze » vs. « terre ») du côté d’Héphaïstos ; menuiserie vs. tissage du côté d’Athéna. Dans le premier hémistiche, le choix favorise le terme le moins valorisé socialement du point de vue de l’épopée guerrière pour symboliser la face négative, trompeuse, des arts du langage, tandis qu’il se porte sur le terme noble (c’est-à-dire masculin109) dans le second pour figurer la face positive de l’activité du poète.
81Restent les jalousies du dernier vers. L’Odyssée tourne trop autour des contiguïtés ambiguës entre aèdes et mendiants pour qu’il soit besoin de s’étonner de leur rapprochement ici110. Les aèdes ne s’y démarquent qu’imparfaitement des vagabonds qui tirent leur subsistance de l’habileté avec laquelle ils savent faire usage de leur langue — sans s’embarrasser de scrupules intempestifs lorsque leur nourriture ou leur vêtement dépendent du plaisir que leurs récits sont susceptibles de procurer à ceux qui en disposent111.
82Les uns et les autres y sont concernés par le phthonos, qu’ils en soient le sujet ou l’objet. Ce thème tient, on le sait, une place notable dans la scène qui oppose Ulysse à Iros au début du dix-huitième chant112. Mais il affleure aussi dans celle qui met aux prises Pénélope et Télémaque dans le premier chant du poème. À sa mère, qui reproche à l’aède d’avoir choisi dans son répertoire un chant douloureux pour elle, Télémaque demande (I, 346 s.) : τί τ’ ἄρα φθονέεις ἐρίηρον ἀοιδòν τέρπειν ὅππῃ οἱ νόος ὄρνυται ; La protestation de Pénélope peut être comprise comme une manifestation de phthonos poétique à l’égard d’une tradition épique concurrente. Au chant de Phémios la reine oppose implicitement un autre chant qui illustrerait le kleos d’Ulysse au lieu de le ternir ; à la nouveauté qui enchante l’auditoire (pervers) du palais, la tradition autorisée par toute la Grèce (disons par exemple l’Iliou persis ou la Petite Iliade). Son intervention peut être décrite par son fils dans des termes identiques à ceux qu’Ulysse applique à l’attitude d’Iros, le mendiant attitré du canton, envers lui, le « nouveau venu ». Ces ressemblances entre les comportements des uns et des autres trouvent leurs racines, comme l’a bien vu Svenbro, dans la dépendance où sont les aèdes à l’égard de ceux qui les emploient. Elles sont assez inquiétantes pour que l’Odyssée s’efforce d’en circonscrire les effets sans y parvenir tout à fait113. Or l’un de ces effets pervers est précisément de rendre incertaine la frontière qui sépare les « vérités » du poète des inventions intéressées de l’errant, faute de pouvoir dissocier l’émerveillement que produit le savoir-faire du « charpentier » des sortilèges de la fiction. Pour départager Phémios et Pénélope, le poète de l’Odyssée fait conter au héros ses aventures, incroyables lorsqu’elles sont « vraies », mensongères lorsqu’elles sont probables. L’auditoire poétique de la Phéacie consent à faire coïncider enchantement et persuasion. Mais ses auditeurs « réels », Eumée et Pénélope, refusent de croire la « vérité » qui justifie les fictions dont ils s’émerveillent. Et lorsque le héros a finalement fait place nette pour qu’on le re-connaisse, le chant que lui promet Phémios n’a pas la garantie d’être plus vrai que celui qu’il chantait au gré des Prétendants, et Pénélope ne le reconnaît pas.
83Hésiode tire d’une certaine façon les conséquences de cet échec. La rivalité des aèdes est le médium et la condition de leur activité, c’est-à-dire de leur survie, en même temps que de la renommée de ceux qui les entretiennent et qu’ils entretiennent en retour de leurs talents. Dans ce médium la vérité de leur parole est aléatoire comme celle des mendiants dont ils partagent — dans l’âge de fer — la précarité et la dépendance à l’égard des puissants. Il est vrai sans doute qu’on les recherche pour le plaisir qu’ils dispensent114 tandis qu’on redoute de voir les autres venir gâcher la joie du festin dont ils sont l’ornement115. Mais les conditions ne sont pas si nettement tranchées, comme le rappelle dans les Travaux la fable du rossignol et de l’épervier (v. 201 - 211). L’aède qui enseigne à son héros, Persès, la manière d’échapper au destin du mendiant appartient à une corporation où l’on chante sous l’empire de la force et du besoin.
84La dissociation des deux Erides s’achève sur l’image de l’envie qui anime les poètes les uns contre les autres pour le plus grand plaisir sans doute d’un auditoire avide de nouveautés116. Se confirme ainsi que c’est bien d’une réflexion sur les thèmes et les enjeux de la poésie qu’il est question dans ces vers. Mais qui sont ces aèdes ? Proches des mendiants auxquels le vers les associe, dans un poème qui fait de la condition du πτωχός le pire destin pour un homme, doit-on penser qu’Hésiode se compte parmi eux ? L’ainos du rossignol (v. 208) semble le suggérer. Mais quel sens donner alors à l’utilisation, pour décrire la compétition des poètes, d’un terme qui se teinte dans la poésie archaïque des nuances péjoratives qu’a étudiées G. Nagy ? S’il ne s’agissait que des autres, Hésiode dirait que les dispensateurs de kleos que sont les poètes épiques de la tradition ont entre eux des rapports de mendiants qui rendent incertaine la vérité de leurs éloges, ou que les discours qu’ils tiennent les uns sur les autres sont en contradiction avec la fonction dont ils se réclament dans l’exercice de leur art117. Mais comment voir en cela une œuvre de la bonne Eris ? En considérant que l’emploi de φθονέω est un simple trait d’humour dont il vaut mieux ne pas presser la signification118 ? L’exact ajustement des sons et des représentations dans les vers 25 et 26 rend cette position difficilement acceptable. Le phthonos doit avoir dans ce passage la valeur négative qu’il a ailleurs dans la poétique archaïque.
85Peut-on échapper entièrement à ce dilemme ? Ce n’est pas certain, car le dilemme de l’interprète a quelque chose à voir avec une difficulté centrale du projet poétique d’Hésiode. On observera cependant que le monde dont il est ici question n’est pas l’âge d’or, mais l’âge de fer, et que la compétition pour les parts de viande est vive parmi les xeinoi dont la vie dépend de la libéralité des convives, puisqu’ils ne disposent pas eux-mêmes d’un bios qu’ils ne produisent pas mais doivent à leur façon « travailler » à obtenir de ceux qui le détiennent119. D’autre part le médium privilégié du phthonos est la parole, qui est aussi l’instrument de l’ergon des poètes aussi bien que des mendiants. Un ergon paradoxal, compte tenu de l’opposition polaire entre l’acte et la parole inscrite dans les formules qui lient ἔπος et ἔργον. Lorsque la « bonne » Eris incite ces « êtres de parole » que sont les aèdes à accomplir leur ergon, la forme sous laquelle elle se manifeste et les conduites langagières qu’elle induit peuvent être décrites ironiquement, et par métonymie, dans les termes de l’« envie » — comme les courroux de clochards. On note aussi que la première partie du vers prend le contre-pied du précepte que le noble déguisé oppose au malotru qui veut le chasser de son seuil en présentant comme un état de fait ce que la morale héroïque rejette comme une inconvenance120.
86Il se peut enfin que la proximité du mendiant et de l’aède permette à Hésiode d’éclairer ironiquement un aspect essentiel du fonctionnement de la tradition poétique. Le kotos que le potier nourrit à l’endroit de son confrère se manifeste par la fabrication d’un vase ou d’une figurine comme celui du charpentier par la construction d’un char ou d’un navire. Le phthonos produit dans l’ordre de la parole des effets analogues à ceux que le kotos produit parmi les artisans. La vue des bons morceaux offerts à un concurrent chagrine la gloutonnerie d’un mendiant et stimule son activité langagière, pour quémander sa part ou injurier son rival. Quand il s’agit des aèdes, il se passe quelque chose d’analogue. Pour des raisons socio-économiques sans doute, mais pas seulement. Le phthonos s’inscrit au cœur de la poésie qui le dénonce le plus vivement, celle qui prend pour thème l’éloge des héros du passé (ou de leurs émules du temps présent). Il ne s’agit pas là d’une remarque psychologique sur l’état d’esprit des individus, mais d’une réflexion sur l’exercice du métier de poète. Le chant nouveau nourrit en secret sa nouveauté de la critique de ceux qui l’ont précédé et avec lesquels il se mesure. La tradition est entièrement portée et animée par ce processus raffiné d’inter-voration polémique. Dans la langue des dispensateurs du kleos que sont les aèdes chaque innovation peut être décrite, du point de vue de ce dont elle se détache et qu’elle rejette par là-même, comme l’effet du chagrin que le succès de la forme plus ancienne suscite chez ceux qui en sont les témoins. Et réciproquement, comme le montre l’exemple de Pénélope dans le premier chant de l’Odyssée. Le vers 26 dit — ou dirait — ainsi que dans tout aède se dissimule l’estomac d’un mendiant et dans tout Homère un Archiloque.
87Mais que dire d’Hésiode lui-même lorsqu’il emprunte la voix des Muses — de la tradition — pour dénoncer les ressorts de l’activité poétique de ses prédécesseurs et proposer un nouveau paradigme héroïque à l’admiration et à l’imitation de son frère ? La bonne Eris peut bien passer pour l’aînée de sa sœur mieux connue, puisqu’elle est le principe d’où naissent constamment les chants que leur nouveauté recommande au choix des auditeurs121. Mais leurs noms sont identiques et le poète se garde de dire quelle est celle des deux qui régit leur conflit mutuel. Où l’auditoire trouvera-t-il la garantie que le geste qui découvre dans la nouvelle divinité une figure plus ancienne est fondé ? Eris contre Eris ? Hésiode contre Homère ? ἀοιδòς ἀοιδῷ : la dissymétrie n’a que la force du polyptote qui l’exprime et les rôles sont réversibles. La révolution poétique demeure prisonnière de la tradition qu’elle prétend réformer et n’a de justification ultime — mais autoproclamée — que dans le don originel et fondateur que les Muses ont fait un jour à Hésiode, sur l’Hélicon, de pouvoir proclamer les vérités théoriques (ἀληθέα) de la Théogonie, dont les vérités pratiques (ἐτήτυμα) des Travaux ne sont que les conséquences.
Ὦ Πέρση, σὺ δὲ ταῦτα τεῷ ἐνικάτθεο θυμῷ,
μηδέ σ’ Ἔρις κακόχαρτος ἀπ’ ἔργου θυμòν ἐρύκοι
νείκε’ ὀπιπεύοντ’ ἀγορῆς ἐπακουόν ἐόντα
[30] ὤρη γάρ τ’ ὀλίγη πέλεται νεικέων τ’ ἀγορέων τε,
ᾧ τινι μὴ βίος ἔνδον ἐπηετανòς κατάκειται
ὡραῖος, τòν γαῖα φέρει, Δημήτερος ἀκτήν.
κτήμασ’ ἐπ’ ἀλλοτρίοις σοὶ δ’ οὐκέτν δεύτερον ἔσται
Toῦ κε κoρεσσάμενος νείκεα καὶ δῆριν ὀφέλλoiς
[35] ὧδ’ ἔρδειν. Άλλ’ αὖθι διακρινώμεθα νεῖκος
ἰθείῃσι δίκῃς, αἵ τ’ ἐκ Διός εἰσιν ἄρισται.
’Ήδη μέν γὰρ κλῆρον έδασσάμεθ’, ἄλλὰ τε πολλὰ
ἁρπάζων ἐφόρεις, μέγα κυδαίνων βασιλῆας
δωροφάγους, οἳ τήνδε δίκην ἐθέλουσι δικάσσαι,
[40] νήπιοι, οὐδὲ ἴσασιν ὅσῳ πλέον ἤμισυ παντός,
οὐδ’ ὃσον ἐν μαλάχῃ τε καί ἀσφοδέλῳ μέγ’ ὄνειαρ.
Toi, Persès, enfonce-toi bien cette leçon dans le cœur !
Évite que Lutte la maligne ne détourne ton cœur du travail,
À épier les querelles de l’assemblée, l’oreille tendue !
Car il n’a guère l’esprit aux querelles ni aux assemblées
Celui qui n’a pas chez lui, engrangée au temps voulu, abondance de vivres pour l’année,
Du fruit que produit le sol, du blé de Déméter !
Pour t’en être gorgé peut-être irais-tu alimenter querelles et batailles
À propos du bien d’autrui ; dis-toi que tu ne pourras pas, toi,
Refaire le coup une deuxième fois ! Allons ! réglons sur le champ notre querelle
Par des jugements droits : issus de Zeus, ce sont les meilleurs.
Une fois déjà nous partageâmes notre patrimoine et toi, tu emportais alors bien plus que ton dû,
En le volant, et en payant grand hommage aux rois
Mangeurs de dons qui sont tout disposés à prononcer ce jugement-là,
Les sots ! Ils ne savent pas combien la moitié est plus que le tout,
Ni quelle grande jouissance réservent la mauve et l’asphodèle !
§17. ῶ Πέρση, où σὺ δέ ταῦτα...
88L’apostrophe explicite la relation de parole — annoncée au vers 10, mais demeurée implicite à dessein dans les vers 11 à 26 — entre l’aède et le personnage auquel sont destinées ses exhortations. Persès est invité à assimiler l’enseignement, ταῦτα, qu’il vient d’entendre pour en mettre les leçons en pratique122. Le démonstratif ne renvoie pas seulement à l’éloge de la bonne Eris comme le suggère West, mais à tout ce qui précède depuis le vers 11, c’est à dire à la distinction entre les deux figures de la Lutte et au changement qu’elle impose au paradigme régissant la production et la réception de la poésie dans la société. La critique de la tradition épique présuppose une réflexion sur le rôle social des aèdes qui va au-delà de celui que leur assignent apparemment les vers 94 à 103 de la Théogonie123 : faire oublier aux hommes les soucis du présent en leur chantant les exploits des hommes du temps passé. La reprise du même mot θυμός dans les vers 27 et 28 souligne au passage, à la faveur du changement de la personne grammaticale, l’articulation de la réflexion poétique (ταῦτα τεῷ ἐνικάτθεο θυμῷ) et de la vie pratique (ἀπ’ ἔργου θυμòν ἐρύκοι).
89L’unité constituée par les vers 27 à 46 introduit l’énoncé d’une thèse fondamentale dont les récits de la fabrication de Pandore et de la succession des cinq races humaines éclaireront ensuite le sens et les implications : les dieux ont « un jour » caché aux hommes leur bios et les ont ainsi condamnés au travail (vers 42 à 46). Cette proposition est introduite comme une explication de ce qui la précède immédiatement, un jugement critique sur l’attitude des basilees, les rois-juges de la communauté à laquelle appartiennent Hésiode et Persès, accroché lui-même au motif « autobiographique » de l’héritage partagé et disputé entre les deux frères.
§18. Vers 28-31.
90μηδέ σ’ ’Έρις κακόχαρτος. West124 formule la difficulté à laquelle on est confronté lorsque l’on se méprend sur le sens de la distinction entre les deux Erides : l’Eris « qui prend plaisir au mal » doit être la figure sinistre des vers 14 à 16 ; or elle n’est pas dénoncée au vers 28 comme fautrice de guerres, mais comme principe d’inaction. La difficulté disparaît lorsque l’on reconnaît dans l’opposition de la bonne et de la mauvaise Eris celle des deux paradigmes poétiques que nous avons décrits plus haut. Le renversement d’une Eris à l’autre entraîne, nous l’avons noté, l’inversion des référents de l’action et de l’inaction. Les « travaux » de la guerre ne sont que paresse pour le paysan qui sait ce que travailler veut dire. Si l’on envisage les choses en se plaçant au point de vue de la bonne Eris, les sollicitations de la mauvaise ne sont qu’autant d’appels à se détourner du seul ergon qui compte désormais, le travail agricole, défini comme nous l’avons vu dans les vers 20 à 24. Le vers 28 ne transpose donc pas en une injonction négative la leçon des vers 11 à 26, il en développe la signification en radicalisant l’opposition des deux systèmes poétiques dont l’antagonisme des Erides exprime sous une forme imagée la contradiction absolue. L’expression d’῎Eρις κακόχαρτος résume l’essence perverse du paradigme poétique de l’épopée guerrière. Le danger que celle-ci recèle pour la communauté vient de ce qu’elle attire et retient ses auditeurs par la représentation de l’« excitation joyeuse » du combat, une joie dont l’histoire — et le nom de Persès — attestent qu’elle est trop aisément contagieuse125.
91La raison de la conversion à laquelle Hésiode engage Persès reste néanmoins cachée, et l’injonction négative apparemment arbitraire. Si l’aède prescrit ou interdit avec autorité, il ne dévoile pas encore le fond de son argumentation. La réserve et l’énigme forment en effet une part essentielle de sa stratégie parénétique. L’effort de persuasion s’engage in médias res et progresse à rebours.
92ἀπ’ ἔργου θυμòν ἐρύκοι. La mise en garde, pour définir l’action de l’Eris kakochartos, retourne l’expression qui introduisait l’éloge de l’autre Eris : ἐπὶ ἔργον ἔγειρεν (v. 20). Mais la correspondance entre les énoncés souligne une différence notable. L’ergon est désormais défini dans son contenu : proche de ce que nous appelons aujourd’hui le travail, et notamment de celui du cultivateur, il s’oppose à l’ergon du guerrier, réduit à n’être que paresse et inaction (ἀεργίη).
93La phrase est souvent entendue dans un sens matériel. Un conflit « réel » dont l’auditeur ne saurait rien encore126 et le goût de la chicane détourneraient Persès du soin de ses champs. L’expression θυμòν ἐρύκοι a plus de force si elle décrit l’influence morale d’un système de valeurs (représenté par l’῎Eρις de l’épopée) qui retient les hommes de s’appliquer à l’activité tenue pour « méprisable » du paysan127.
94ὀπιπεύοντ<α>...... ἐπακουòν ἐόντα. La conjonction insistante de la vue et de l’ouïe évoque, en en inversant la signification morale, la prière du vers 9 : ἰδὼν ἀϊών τε. Zeus, par son intervention correctrice, doit permettre aux hommes de s’appliquer au travail productif auquel il les a assujettis (cf. v. 42 et 47). En le singeant Persès agirait au contraire des buts poursuivis par l’action divine.
95Le sens et la construction du vers 29 ne sont pas clairs. Faut-il rattacher ἀγορῆς à νείκε<α>, comme Verdenius le recommande, ou à ἐπακουόν ἐόντα ? Si l’on choisit la première solution, qui semble en effet préférable, quel objet doit-on supposer à ἐπακουòν ἐόντα ? Et quelle relation syntaxique admettre entre les deux participes ? West emploie le mot « co-ordination » mais renvoie pour plus de détail à son commentaire de la Théogonie (v. 202 s.) où il cite notre vers 29, à côté de plusieurs passages de l’Iliade, comme exemple de subordination entre deux participes juxtaposés. ὀπιπεύοντ<α> et ἐπακουòν ἐόντα ne sont pas au même niveau syntaxique, le second décrivant la situation générale à l’intérieur de laquelle l’action exprimée par le premier prend place128. Les modèles de conduite qu’incarne l’Eris des épopées guerrières faussent l’écoute de Persès en l’incitant à se conduire comme le peuple qui assiste au débat entre les parties dans le procès représenté sur le bouclier d’Achille (Iliade XVIII, v. 502), à l’affût d’un conflit129.
96νείκε’... ἀγορῆς. Alors que la description de la puissance mauvaise, dans les vers 14 ss., est dominée par l’image de la guerre il n’est question dans le vers 29 que des querelles « de la place » ou de l’assemblée130, de litiges, semble-t-il, et de chicanes au lieu de combats. Ce «glissement » ne résulte pas d’une incohérence ou d’une association confuse entre des représentations hétéroclites liées entre elles par la tradition. Il ne révèle pas nécessairement les limites du contrôle que le poète exerce sur son discours. À l’origine des guerres que chantent les aèdes il y a toujours un neikos qui n’a pas trouvé son juste règlement. À Thèbes comme à Troie131. West cite à bon escient le procès figuré sur le bouclier d’Achille132. Tout neikos porte en lui le risque de se transformer en guerre si la mauvaise Eris prévaut sur le principe opposé. Ou si, dans l’idiome des Travaux, Perses ne résiste pas à la séduction des aventures héroïques de l’épopée.
§19. Vers 30 à 32.
97On a tort d’entendre dans ces vers un précepte dissuasif133, et d’en conclure que Perses était un pauvre gueux à qui il ne convenait pas de chercher pouilles et querelles à ses semblables.
98ὤρη ὀλίγη πέλεται n’a pas le sens d’ὀλιγωρεῖν χρή. L’indicatif a sa valeur normale. Le vers 30 n’énonce pas le précepte qu’on ne doit pas se soucier des querelles de l’assemblée tant qu’on n’a pas des ressources en abondance, mais la constatation que l’homme qui n’a pas engrangé sa récolte en temps voulu a d’autres chats à fouetter que les querelles de l’assemblée. Les vers 31 à 32 renvoient Persès à la réalité sans dire ce qu’il en est de cet état de fait et de ses causes. L’explication ne viendra qu’au vers 42. L’argumentation — car c’en est une — avance à reculons vers elle. La disette n’est pas la cause actuelle qui doit détourner Persès de s’intéresser — pour la raison que veut Verdenius134 ou pour une autre — aux affrontements de l’assemblée, mais la conséquence inévitable du choix de la guerre et de ses valeurs au lieu du travail qui suppose la paix et apporte la prospérité.
99νεικέων τ’ άγορέων τε. L’hendyadis aussi bien que le pluriel signalent le sarcasme. Je ne crois pas qu’on puisse déduire de ce passage qu’Hésiode invite Persès à se tenir à l’écart des assemblées : ce sont les querelles de l’assemblée qui le concernent ici, et ce qu’elles entraînent après elles.
100ἐπηετανός. L’insistance sur ὡραῖος en rejet au début du vers suivant, et le lien thématique de ces vers avec l’argument des vers 43 à 46 (voir κεἰς ἐνιαυτόν) invitent, malgré les arguments pertinents de West et Verdenius, à entendre ici dans l’adjectif le sens que suggère l’étymologie la plus probable : « pour la durée d’un an » (Chantraine, Dictionnaire, s. v.). La loi divine (v. 42) assujettit l’existence de l’homme au retour annuel des saisons. Ce n’était pas le cas dans l’âge d’or.
101Δημήτερος ἀκτήν. La traduction proposée par Verdenius (« food consisting of corn ») suppose que le génitif a, dans cette formule iliadique (XIII, v. 322, et XXI, v. 76, dans des discours), la même fonction que dans l’expression ἀλφίτου ίεροῦ άκτήν (Iliade XI, v. 631, dans le récit ; ἀλφίτου ἀκτῇ/ῆς, Odyssée II, v. 355 [discours], et XIV, v. 429 [récit]). Cette explication ne s’impose pas. Déméter est la dispensatrice de la nourriture, aktè, qui constitue la subsistance de l’homme, le bios que produit la terre. La thèse du vers 42 s’annonce ici discrètement135.
§20. Vers 33 à 35 a.
102Hésiode, raisonnant hypothétiquement en prenant pour prémisse la situation exactement inverse de celle qu’il décrivait dans les vers précédents, envisage maintenant que Persès, rassasié des aliments que dispense Déméter, suscite conflits et bagarres pour mettre la main sur les possessions d’autrui. Cette hypothèse à l’optatif potentiel (κε... νείκεα καὶ δῆριν ὀφέλλοις) est elle-même suspendue à une condition énoncée au participe aoriste (τοῦ κε κορεσσάμενος). L’aède lui oppose aussitôt, à l’indicatif futur (οὐκέτι... ἔσται), l’affirmation forte de ce qui s’ensuivra immanquablement. La phrase σοὶ δ’... ώδ’ ἔρδειν tient la place de l’apodose dans un système hypothétique136. Cette conséquence inéluctable, c’est que Persès n’aura pas une deuxième fois la chance, ou la possibilité, d’agir « ainsi », ὧδ’ ἔρδειν. Le vers 33 n’a pas la tonalité cynique qu’on lui a prêtée. Il n’envisage l’idée que Persès, tirant argument pour ainsi dire des vers précédents, décide de profiter d’un moment de prospérité pour agir comme il est impossible de le faire lorsqu’on est dans le besoin que pour en affirmer aussitôt l’égale impossibilité.
103Il faut modifier la ponctuation adoptée par Mazon, Solmsen et West, pour que le lien logique entre les deux propositions τοῦ κε κορεσσάμενος... ἐπ’ ἀλλοτρίοις et σοὶ δ’... ἔρδειν apparaisse bien clairement. Nous avons affaire sous une forme paratactique à la relation entre la protase et l’apodose d’un système conditionnel. Il n’y a pas lieu d’indiquer une pause majeure devant σoὶ δ’. Un point en haut suffit : « Peut-être, soûlé de ces vivres, susciterais-tu conflits et bagarres pour t’emparer du bien d’autrui : tu n’auras pas, toi, l’occasion de le faire une deuxième fois ». Pourquoi ? La logique de l’hypothèse impose de chercher la cause de l’impossibilité dans la condition à laquelle la possibilité d’« agir ainsi » était suspendue, la satiété. Mais le poète ne livre pas sur le champ les raisons de sa mise en garde. Il les retient pour introduire une pièce essentielle de sa construction, le motif « autobiographique », vers lequel pointe l’insistant σoί du vers 34.
104τoῦ. Le pronom au génitif souligne le terme nodal introduit dans les vers précédents, bios, et marque une étape nouvelle dans le raisonnement. Les vers 30 à 32 justifiaient la recommandation du vers 28 par l’évocation anticipée de l’état auquel Persès serait réduit s’il s’abandonnait à l’appel de l’Eris des querelles et des conflits. Le vers 33 comble rétrospectivement le fossé que la pensée avait franchi d’un bond entre la cause et ses effets annoncés.
105κορεσσάμενος. C’est la condition à laquelle l’argument est suspendu. Les poètes de l’époque archaïque savent que la misère ne met pas un homme en position de provoquer des guerres ou des querelles pour s’emparer du bien d’autrui137. Lorsqu’Hésiode envisage l’hypothèse que son interlocuteur puisse ne pas obéir à son admonestation, il n’explique pas cette attitude « hubristique » par le dénuement, comme le XIXème siècle, hanté par le spectre que l’on sait, a voulu le croire, mais par la satiété138.
106ὧδε. L’adverbe, comme l’a vu Verdenius, se rapporte à l’action décrite, dans la phrase précédente, par l’expression hypothétique νείκεα καὶ δῆριν ὀφέλλοις κτήμασ’ ἐπ’ ἀλλοτρίοις. Ce n’est pas le seul cas dans les Travaux où ce démonstratif renvoie apparemment à un énoncé antérieur (voir par exemple le vers 760, où l’adverbe signifie « comme je viens de te le dire » et résume, en conclusion, la partie du poème consacrée au cycle annuel des travaux et aux prescriptions qui s’y attachent ; au vers 382, l’emploi de l’adverbe demanderait une discussion plus longue, mais il est certainement possible de soutenir que la description méthodique des travaux de l’année, qui commence au vers suivant, applique les principes formulés dans la parénèse des vers 286 à 382139). Les Travaux font un usage particulier du démonstratif ὅδε, notamment lorsqu’ils se réfèrent aux conditions et aux comportements propres à l’âge dans lequel « nous » vivons140. Il serait tentant de supposer qu’ὧδε signifie ici « de la manière que je viens de dire et qui est conforme à ce que nous avons sous les yeux » ou, ce qui revient au même quant au fond, « comme tu songes, ou t’apprêtes, à le faire ». Mais on peut juger plus naturelle l’interprétation « comme je viens tout juste de le dire » (voir Chantraine, Grammaire homérique, II, § 251, p. 168).
§21. Notre querelle (vers 35 b à 36).
107On attendait un argument à l’appui de l’affirmation précédente. Au lieu de cela l’aède/personnage, « Hésiode », invite brusquement la personne à laquelle il s’adresse, Persès, à règler par un jugement juste le neikos qui les oppose et dont il n’avait pas été question jusque-là. L’introduction de ce motif entraîne à son tour un retour sur le passé pour rendre compte a posteriori de cette querelle inattendue, et la mise en cause abrupte de l’instance juridique, les rois, à qui il incombe de prononcer sur le cas.
108ἀλλ’. L’interjection interrompt brusquement l’argumentation. Le mouvement de l’expression traduit un sentiment d’urgence qu’on a voulu expliquer par des événements de la biographie supposée réelle des deux personnages. Si l’interprétation que nous avons proposée des vers 33 ss. est fondée, il n’y a pas à tirer de l’adverbe δεύτερον l’indication qu’un premier procès a déjà mis aux prises les deux frères ni l’affirmation péremptoire et arbitraire que Persès ne pourrait pas espérer bénéficier d’une autre chance de règler de manière juste le contentieux qui l’oppose à son frère s’il laissait passer celle-là. L’inquiétude d’Hésiode, son ton pressant, ne s’expliquent pas par la « réalité » conjecturale d’une situation comprise comme la biographie extra-textuelle des deux interlocuteurs du poème, mais par une situation critique d’ensemble sur laquelle le poème réfléchit et dont les vicissitudes du neikos fraternel projettent la représentation symbolique déchiffrable par l’analyse interne du texte.
109Ce neikos a été préfiguré dans une certaine mesure par la haine que se vouent la bonne et la mauvaise Erides (v. 13 : διὰ δ’ ἄνδιχα θυμòν ἔχουσιν). Le conflit des deux protagonistes du drame qui sert de cadre à la parénèse transpose celui des paradigmes poétiques et éthiques dont chacun d’eux s’inspire. Mais cette transposition allégorique ne suffit pas à rendre compte de la construction du texte, de son mouvement dramatique, ni de sa charge symbolique.
110Hésiode fait l’éloge de l’Eris qui pousse les hommes à travailler, tandis que le nom de Persès indique qu’il penche vers l’Eris qui suscite guerres et querelles pour le malheur des mortels. L’appel que le premier adresse au second à renoncer aux voies de la mauvaise Eris est un appel à la conversion auquel le neikos des deux héros procure un contexte dramatique et symbolique approprié. Le renversement qui fait passer la société de la valorisation héroïque de la guerre et de la rapine à celle du travail est rendu plus sensible par la situation fictive du conflit qui met aux prises le destinateur et le destinataire des leçons consignées dans le poème. Le neikos manifeste sous la forme d’un drame personnel l’enjeu et la difficulté d’une entreprise dont le poème ne dévoile la signification qu’avec la description du destin encore incertain de la race de fer : arracher ces hommes à la ruine qui les menace. Le neikos de Persès et d’Hésiode impose sa « réalité » avec d’autant plus de force que la phrase dans laquelle il est mentionné semble en présupposer la connaissance chez les auditeurs. L’explicitation vient ensuite (v. 37 ss.), introduite à l’appui d’une invitation à apporter au différend un règlement juste. L’effet stylistique de la présupposition n’est donc pas atténué. Le conflit est « réel », mais sa réalité relève de la fiction d’exposition du poème et fait partie intégrante du discours des Travaux.
111αὖθι. L’adverbe a la signification indiquée par West (« without further ado ») et Verdenius (« at once ») dans leurs commentaires. On doit écarter une interprétation locale qui opposerait l'ici de l’entretien avec Persès où le neikos des frères devrait trouver sa résolution à un autre lieu, public celui-là, où il appartiendrait aux rois de se prononcer. L’αὖθι de la décision a quelque chose à voir avec l’ici du chant, mais on ne peut pas tirer du vers 35 que le chant devrait se substituer au lieu légitime et normal du procès, la place publique où les rois sont appelés à rendre la justice. La fonction poétique ne déplace pas le lieu du politique, qui est, ou devrait être, celui du droit : elle peut l’éclairer et l’appeler à se réformer, elle ne le remplace pas141. Cet αὖθι s’appuie sur le hic et nunc de l’exécution du chant142 mais il transpose le présent de l’énonciation poétique auquel il emprunte sa force d’actualisation dans la situation de parole qui sert de cadre fictif à l’enseignement des Travaux. Un « sur-le-champ » dont l’urgence est liée à la crise figurée symboliquement par le drame de l’héritage disputé.
112διαρινώμεθα. La forme moyenne implique, selon Gregory Nagy, qu’Hésiode proposerait à Persès de mettre fin eux-mêmes à leur conflit sans passer par l’arbitrage biaisé des rois : seul à seul, par un jugement droit (ἰθείῃσι δίκῃς) dont l’origine divine (ἐκ Διός) contredirait la justice des rois et dans une procédure qui se confondrait avec la récitation du poème143. Cette interprétation est séduisante et il est vrai que « what ultimately settles the quarrel of Hesiod and Perses is not any king, but the Works and Days itself » : le poème a la conversion de Persès pour enjeu. Mais cette vérité n’implique pas que le neikos de la fiction autobiographique puisse être tranché autrement que par une décision qui engage les représentants autorisés de la communauté. La dikè de Zeus, comme nous l’avons noté dans les vers 7 et 9, ne se substitue pas au jeu des procédures établies et des institutions politiques et juridiques, quelles qu’elles soient144. L’explication de Nagy tient trop peu compte de la portée politique de la prédication d’Hésiode. Si le vers 35 avait cette signification, pourquoi — si les Travaux ne sont pas seulement une rhapsodie d’élégies liées entre elles par le jeu d’associations de mots — l’aède appellerait-il ensuite les rois à se réformer en renonçant à tordre leurs jugements145 ? Le destin de la communauté dépend du comportement de ces basilees dont Hésiode n’envisage pas la suppression (je laisse évidemment de côté la question de la nature réelle des institutions que les Travaux désignent poétiquement peut-être par le mot βασιλῆς). Le rôle qui incombe aux rois dans la vie de leur communauté est représenté symboliquement par la part qui devrait leur revenir dans le règlement juste du différend qui oppose Persès et Hésiode146. Il ne me semble pas possible de l’effacer du texte en supposant que le poème envisage ici une transaction à l’amiable, « réelle » suivant les interprétations de Mazon et de Wilamowitz, ou symbolique comme le propose Nagy147.
§22. Un héritage disputé (vers 37-41).
113ἤδη μὲν γὰρ κλῆρον ἐδασσάμεθ’. L’ouverture des Travaux orchestre les thèmes d’une réflexion critique sur la tradition épique. Il est donc normal que le neikos dont le scénario fournit son cadre au poème ait pour origine une histoire de partage acquis mais contesté, de rapines et d’abus du droit148. Un fragment de la Thébaïde du Cycle conservé par Athénée place à l’origine des combats que racontait l’épopée perdue une malédiction d’Œdipe contre ses fils prévoyant qu’ils ne se partageraient pas (ὡς οὔ οί... δάσσαιντο) l’héritage de leur père (πατρώϊα) en respectant la confiance et l’amitié qui sont la règle entre des frères (ἐν ἠθείῃ φιλότητι), mais en se livrant des guerres sans fin (ἀμφοτέροισι δ’ ἀεὶ πόλεμοί τε μάχαι τε)149. L’Iliade commence de même par une querelle qui tourne autour de la remise en cause indue d’un partage acquis (I, v. 125 s. :... τά μὲν πολίων ἐξεπράθομεν, τὰ δέδασται, λαοὺς δ’ οὐκ ἐπέοικε παλίλλογα ταῦτ’ ἐπαγείρειν). Et Poséidon se réclame, pour dénoncer le despotisme de son frère, du partage du cosmos entre les trois fils de Cronos (Iliade, XV, v. 189 : τριχθὰ δὲ πάντα δέδασται, ἕκαστος δ’ ἔμμορε τιμῆς150) : la mise en cause des parts assignées mène le monde divin au bord d’une catastrophe comparable à celle qui avait précédé le dasmos originel (XV, v. 224 s.).
114Le neikos qui oppose les deux frères évoque ces transgressions, funestes par leurs conséquences, des droits du partage acquis. Il offre la représentation symbolique d’un moment critique — au sens strict du mot (διακρινώμεθα) — où les hommes se trouvent à la croisée du destin. Si Persès, sourd aux objurgations d’Hésiode, suit la pente que lui indique son nom et envenime le conflit à la faveur d’un jugement frauduleux des rois qui nierait la valeur fondatrice du partage faute de connaître la loi qui régit la condition humaine, il court à la ruine et, avec lui, toute sa communauté. Mais s’il prête l’oreille aux ἐτήτυμα qu’Hésiode s’applique à lui faire entendre, sa cité, ou l’espèce humaine dans son ensemble, échappent au désastre qui les menace151.
115ἄλλα τε πολλὰ... ἐφόρεις. Le neikos des deux frères a une histoire tissue des rapines de Persès, sans qu’on ait à décider si celles-ci sont ou non contemporaines du partage. Il n’y a pas à mettre en rapport ces vols répétés avec l’acte hypothétique du vers 33 et l’on ne peut pas conclure du vers 34 — avec Verdenius — que l’imparfait ἐφόρεις n’a pas une valeur itérative. Les agissements de Persès ont « nourri » dans la durée le neikos, symptôme de la crise152 dont le développement risque de mener à la catastrophe contre laquelle Hésiode met en garde et son frère et les rois. L’effort pour déterminer en quoi consistaient les biens dont Persès s’est emparé est vain si toute cette affaire est une fiction. Le verbe indique en revanche quel est leur « statut » : il s’agit d’un butin. Ce présent (v. 176 : νῦν) est un temps d’injustices et de violences continuelles153 où le pillard jouit de l’assentiment des hommes dont la tâche devrait être de maintenir le droit.
116ἁρπάζων. Le terme caractériserait bien le mode d’enrichissement des temps héroïques par opposition à celui qui convient aujourd’hui (Travaux, v. 320 : χρήματα δ’ οὐχ ἁρπακτά, θεόσδοτα πολλòν ἀμείνχω). Il marque ce qui distingue le partage — improductif — du butin154 de l’efficacité productive du travail dans un monde où règnerait le droit, représenté symboliquement par le juste partage du klèros.
117μέγα κυδαίνων βασιλῆας. L’intention sarcastique est sensible, comme l’a noté Verdenius, mais elle tient moins au fait qu’une accusation de corruption se déguiserait sous une formule de la langue épique qu’à la contradiction, mise en lumière dans les vers suivants, entre le prestige que les rois croient tirer de l’hommage que Persès leur rend par ses dons, ses discours ou son service et le désastre qu’ils attirent sur leur propre tête en même temps que sur la communauté dont ils ont la charge par l’appui qu’ils sont disposés à apporter à ses méfaits. Les deux exemples homériques du verbe κυδαίνω avec un sujet humain ont une connotation parodique prononcée155.
118δωροφάγους. Placé en rejet au début du vers suivant, le mot sert de pivot à l’argumentation. Au lieu d’y lire une dénonciation sans doute anachronique de la corruption des juges156, il faut l’interpréter dans le sens proposé par Hirzel et Detienne157. Les rois ont pour fonction, en rendant une justice exacte, de maintenir la cohésion du corps social et la paix pour que les hommes produisent par leur travail les aliments et les biens nécessaires à la vie et au bonheur de la communauté. Les présents qu’ils reçoivent sont la contre-partie de cette obligation. On peut dire, en un sens figuré, qu’ils ne mangent que ce que leur donnent les hommes au profit desquels ils exercent cette fonction régulatrice.
119τήνδε δίκην... δικάσσαι. Le sens de l’expression a fait l’objet d’une discussion que les commentaires de West et de Verdenius résument clairement, δίκην δικάσαι signifie « prononcer un jugement » (West : « to pronounce a verdict », avec les exemples ; la construction du verbe avec δίκην comme objet interne est supposée par les vers XXIII, 579 s. de l'Iliade). Le démonstratif a sa valeur déictique forte, pointant vers un objet que celui qui parle et ses auditeurs sont censés avoir sous les yeux. « Ce » jugement imminent — que tout le monde peut voir parce que le texte le désigne emphatiquement en pointant le doigt vers le « dehors » qui lui sert de contexte de référence — annonce la catastrophe dont il est gros. Il condense symboliquement l’essence perverse du présent, ce νῦν (v. 176 et plus encore 270) qui s’actualise dans le hic et minc de la récitation des Travaux et dont le conflit d’Hésiode et Persès, dans la cité indéterminée qui lui sert ici de cadre, offre l’image emblématique. Ce n’est exactement ni ce jugement que Ton connaît (« known ») de West, ni « l’espèce de jugement (‘the kind of’) que l’on connaît ici » de Verdenius. Le même emploi du démonstratif se lit aux vers 249 (τήνδε δίκην), 268 (τάδε), 269 (τήνδε δίκην)158. Sa force démonstrative ne contraint pas à croire à la réalité de la fiction qui supporte la parénèse, mais elle incite néanmoins à y lire plus qu’une simple convention d’exposition de la poésie gnomique. Il y a crise grave et le poème veut y répondre. Mais l’urgence n’est pas individuelle, elle est sociale.
120ἐθέλουσι. Verdenius écarte les significations que l’on attribue habituellement au verbe et retient un sens attesté ailleurs pour des sujets inanimés (LSJ, s. v., II, 2 : « to be naturally disposed », « to be wont or accustomed ») qu’il rend par « use to ». Cette interprétation forcée n’est pas nécessaire. L’urgence du danger tient à l’intention manifeste (τήνδε) des rois de légitimer par leur jugement les exactions de Persès. Dans la fiction dramatique des Travaux Hésiode entreprend à la fois de convertir son frère et de dissuader les rois d’agir contre le droit au moment où la situation pourrait sembler désespérée (voir les vers 270-273). Il me paraît indispensable de conserver l’ouverture temporelle de ce vouloir que le poème travaille précisément à changer.
121νήπιοι, οὐδέ ἴσασιν. La « sottise » des rois, comme celle de Persès (v. 286, 397 et 633), tient à ce qu’ils se méprennent sur leur intérêt véritable faute de connaître un principe fondamental que les dieux ont inscrit dans la condition des hommes. L’adjectif νήπιος, dans l’Iliade, signale des méprises dont les conséquences sont graves pour ceux qui les commettent : Agamemnon, induit par un songe à croire qu’il est à l’instant de prendre Troie (II, v. 38), ou les Troyens acclamant un plan qui va causer leur perte (XVIII, v. 311). Les Travaux formulent plus loin la leçon de cet égarement : παθὼν δέ τε νήπιος ἕγνω (ν. 218).
122ὅσῳ πλέον ἥμισυ παντός. Avant de formuler le principe auquel toute l’argumentation est suspendue (v. 42) Hésiode, procédant à reculons selon le mode d’exposition qu’il a adopté depuis le vers 27, en énonce deux conséquences dont l’ignorance est grave pour les rois. Si la vie de leur communauté dépend de la manière dont ils s’entendent à y maintenir la paix en empêchant, par une administration exacte de la justice, que des conflits incessants ne détournent les gens du travail et ne dégénèrent en guerres civiles, et s’ils vivent eux-mêmes des présents qu’on leur accorde pour remplir cette tâche, les rois ont un intérêt vital à ce que leurs concitoyens prospèrent, et donc à exercer une justice droite. C’est cet intérêt qu’Hésiode formule dans les aphorismes énigmatiques des vers 40 et 41.
123Le premier dit plus que les maximes rapprochées par West, et autre chose que l’interprétation négative qu’en propose Verdenius (« a man who unlawfully tries to get more than his due runs a risk of losing all he has [or all he has in view] »)159. Il suppose pour être entendu qu’on y lise en creux la loi qui détermine la vie des hommes. Le travail par lequel ceux-là produisent leur subsistance a deux faces. Condition de la survie des hommes, il est aussi moyen d’enrichissement. Il multiplie les ressources investies.
124Faute d’appréhender dans son abstraction le raisonnement qui sous-tend le paradoxe, on ne peut rendre compte de la force explicative du vers 42. Dans le sens où Verdenius le prend, l’argument pourrait en droit s’appliquer à tous les modes d’acquisition, notamment au pillage d’une ville et au partage du butin qui s’ensuit. Que les dieux aient caché et retiennent le bios des hommes ne lui ajouterait rien. Et l’on ne voit pas non plus pourquoi sa connaissance ou son ignorance concerneraient les rois. C’est à Persès qu’il devrait s’adresser. L’enchaînement des idées s’éclaire en revanche lorsque l’on aperçoit que les rois raisonnent, en couvrant les exactions de Persès, comme si le patrimoine foncier des deux frères formait une somme de biens fixe. Ils peuvent alors escompter que le kudos — quelle qu’en soit la nature — que leur accordera Persès pour prix de leur connivence excédera les dons qu’ils recevraient des deux frères si chacun d’eux conservait la moitié à laquelle il a droit. Mais le klèros est un bien-fonds qu’un travail véritable ferait prospérer si les conditions sociales de la production étaient réunies. Si les rois protègent dans leurs jugements la loi du partage, symbole du droit, la communauté, représentée en l’espèce par Hésiode et son frère, ne s’épuisera pas en dissensions ruineuses mais travaillera à mettre en valeur son bien. Sa capacité productive s’accroîtra, et chaque moitié rapportera plus que la totalité — celle des actifs visibles, des biens actuellement engrangés — sur laquelle leur avarice bornée fondait ses calculs. Mais s’ils croient, comme le montre leur attitude présente (τήνδε), tirer plus de profits de leur complaisance à l’égard des accaparements de Persès, l’expérience leur apprendra vite que le tout de la rapine rapporte moins que la division du travail, ainsi que l’enseigne l’aphorisme du vers 41.
125ὅσον ἐν μαλάχῃ τε καὶ ἀσφοδέλῳ μέγ’ ὄνειαρ. Le vers 41 énonce de manière tout aussi provocante les conséquences d’une politique conforme au deuxième terme de l’alternative formulée à la fin de l’alinéa précédent. Les rois de justice (ceux dont il est question dans le proème de la Théogonie) montrent qu’ils sont conscients des enjeux de la paix sociale et de ce qu’implique le fait que le travail produit des richesses. En s’obstinant en revanche à couvrir de leurs arrêts tordus les pratiques injurieuses de Persès les autres, qui sont prêts à prononcer cette dikè, témoignent par leur conduite qu’ils ignorent le bénéfice qu’ils tireraient de la politique opposée, mais aussi le désastre qu’ils vont s’attirer. Les deux aphorismes ne se recouvrent pas, ils définissent les deux termes d’une opposition polaire : croissance et prospérité d’un côté, disette de l’autre. Le premier adage n’a donc pas la signification négative que lui prête Verdenius160, et le deuxième n’affirme pas qu’il y a une jouissance dans la limitation des besoins, comme le suggère après d’autres la paraphrase de West161.
126La mauve et l’asphodèle sont des plantes qu’on ne cultivait pas, mais dont peut-être on se nourrissait dans les périodes de famine : un aliment, au mieux, de l’indigence extrême162. Elles ne font pas partie du bios que les dieux tiennent cachés pour que les hommes l’arrachent à la terre par leur travail. Le sol les produit spontanément comme les fruits dont se nourrissaient les hommes de l’âge d’or (v. 117 ss.), mais dans un âge du monde où la nourriture est « cachée » la cueillette des plantes sauvages ne permet plus de vivre. La formule, comme le dit West, est paradoxale et vise par sa brutalité à souligner, en leur donnant une expression extrême, les conséquence de la politique poursuivie par les rois. Elle fonctionne donc comme un sarcasme et μέγ’ ὄνειαρ est dit par antiphrase, comme le signale discrètement la redondance ὄσον... μέγ’ ὄνειαρ. Alors que dans une communauté où règne le droit les hommes peuvent, à l’abri de la famine, jouir grâce à leur travail d’un bonheur comparable à celui que connaissait l’âge d’or163, la cité où triomphe l’injustice est vouée à périr par la famine, la peste ou la guerre164. C’est ce destin que symbolisent la mauve et l’asphodèle, image dérisoire de ce qu’était le bios d’une humanité disparue. Lorsque les rois, qui mangent les dons que leur apportent les gens qui tirent de la terre, par leur travail, les vivres qu’elle recèle, en sont réduits par l’anéantissement de leur peuple à se nourrir comme on le faisait à l’âge où le sol livrait spontanément ses biens, ils trouvent dans la mauve et l’asphodèle en guise d’aliments le contraire de ce qu’on obtenait sans peine de la terre à l’âge d’or, et que les hommes produisent à présent par leur travail dans les cités bien gouvernées : un non-bios, une alimentation qui n’en est justement pas une. La « grande jouissance »165 dont ils font l’expérience est en vérité le contraire de la jouissance — c’est la faim et c’est la mort, fruits du soutien qu’ils ont accordé contre tout droit et toute raison au représentant d’une économie fondée sur le pillage et la guerre166.
127J’ajouterai à cette explication trois remarques :
dans l’âge présent du monde les rois qui ne vivent pas de leur travail mais des fruits du travail d’autrui conservent dans leur mode de vie une affinité essentielle avec l’âge d’or. Ils jouissent de ce privilège en contre-partie d’un service identique à celui que le mythe attribue aux démons issus, après leur mort, des hommes de la première race — dont Jean-Pierre Vernant a souligné les caractères royaux dans son analyse du mythe167. Le vers 41 joue sans doute de cette proximité thématique ; mais la sottise des rois les dénonce pour ce qu’ils sont : des souverains de la race d’argent, voués par leur folie à une disparition prochaine168.
Verdenius a probablement raison de douter que le ton des vers 40 et 41 s’apparente à l’agressivité de Thersite ou traduise l’hostilité naturelle d’un paysan à l’égard de l’aristocratie. Le sarcasme, comme l’énigme, ont une fonction pédagogique.
Les rois ne sont pas les destinataires de la prédication : elle s’adresse à Persès. Le choix des rôles et/ou le jeu des personnes sont importants. La parénèse prend pour point de départ la détermination du statut ontologique et anthropologique du travail, et non la définition des règles sociales qui en permettent l’exercice. La question de la justice n’est pas logiquement première, mais seconde. Il est donc normal que ce soit au personnage à qui se pose la question du choix de son ergon que le discours s’adresse. Mais c’est l’attitude des rois, et l’ignorance qu’elle révèle, qui sert d’introduction aux deux mythes dans lesquels Hésiode présente les principes de son enseignement sur le travail et la justice. Ce détour n’est pas l’effet d’une maladresse ou d’une négligence de composition. Il est au contraire chargé de sens. Les rois sont en effet l’instance dont les décisions donnent sa légitimité à la conduite de Persès. Leur fonction politique et judiciaire les investit d’une autorité que nous dirions aujourd’hui idéologique. Si Persès peut se laisser fasciner par les modèles de conduite des héros de l’épopée c’est que les dirigeants de la communauté donnent leur sanction morale à des agissements qui se conforment — à leur manière — à ces exemples. La critique de la politique des rois rejoint celle de la poétique des aèdes.
Κρύψαντες γὰρ ἔχουσι θεοὶ βίον ἀνθρώποισιν
ῥηιδίως γάρ κεν καὶ έπ’ ἤματι ἐργάσσαιο
ὥστε σε κεἰς ἐνιαυτòν ἔχειν καὶ ἀεργòν ἐόντα
[45] αἶψά κε πηδάλιον μὲν ὑπέρ καπνοῦ καταθεῖο,
ἔργα βοῶν δ’ ἀπόλοιτο καὶ ἡμιόνων ταλαεργῶν.
Les dieux retiennent en effet, cachés, les vivres des hommes.
Sinon tu pourrais facilement ne travailler qu’un jour
Et avoir assez pour toute une année en restant oisif ;
Tu aurais vite alors remisé ton gouvernail dans la fumée
Et c’en serait fini du travail des bœufs et des mules laborieuses.
§23. Le travail et la condition de l’homme.
128La thèse vers laquelle la prédication tend depuis le vers 27 n’est formulée qu’au vers 42. Et elle est aussitôt étayée par un argument a contrario qui en éclaire la signification pratique pour les hommes.
129κρύψαντες... ἔχουσι... ἀνθρώποισιν. La construction du vers 42 mérite discussion. West et Verdenius écartent avec raison l’interprétation de κρύψαντες ἔχουσι comme une forme périphrastique du parfait169. Les deux verbes conservent leur sens propre et décrivent des actions distinctes mais coordonnées des dieux. Le sens littéral du premier ne pose pas de difficulté : les dieux ont caché le bios. Suivi du datif ἀνθρώποισιν, ἔχουσι peut prendre en revanche deux significations opposées : ou bien les dieux retiennent le bios qu’ils ont caché en empêchant les hommes d’y accéder (LSJ, s. v. ἔχω, A, II, 11 : « keep back, withold », citant à l’appui Odyssée XV, v. 231 ; cf. Verdenius, p. 42, « away from men170), » ou bien ils le gardent pour les mortels (à leur service ou à leur disposition, LSJ, A, II, 1 : « to hold it for him, as his helper », avec citation de deux passages de l'Iliade IX, v. 209, et XIII, v. 600). Les vers 43 à 46 excluent l’interprétation optimiste qu’impose le deuxième sens. Mais la première explication, bien qu’elle soit plus probable, présente aussi certaines difficultés. Les dieux ne tiennent pas le bios à la disposition des mortels, mais ils ne leur en interdisent pas non plus l’accès. Ils ne leur barrent même pas la route de la prospérité ; ils la rendent malaisée, mais ne la ferment qu’aux paresseux qui vivent comme si les dieux n’avaient pas caché le bios et prennent aisément, ῥηιδίως, le chemin uni qui mène à la misère (voir les échos des vers 43-46 dans les vers 287-292, 303 s., etc.).
130On peut essayer de résoudre cette difficulté de deux manières. En posant que le vers 41 éclaire exclusivement l’aspect négatif de l’action divine (la soustraction du bios) et en admettant que pour des raisons pédagogiques — et polémiques — il n’énonce qu’une vérité partielle171 ; la différence relevée entre la construction périphrastique de κρύψαντες ἔχουσι et celle que recommandent West et Verdenius n’est alors que de peu de conséquence pour l’établissement du sens de la proposition — si utile qu’elle soit pour les linguistes. Et surtout le travail, thème de la parénèse depuis le vers 28 et clé de l’argumentation des vers 43 à 46, n’a pas de place repérable dans l’énoncé de la structure fondamentale de la condition humaine au vers 42.
131Ou en soutenant que la formulation, tout en insistant sur le manque ou la disparition du bios, signale la possibilité de son acquisition. Cette deuxième solution me paraît plus satisfaisante. La disposition du vers la supporte : deux hémistiches, le premier constitué des verbes κρύψαντες et ἔχουσι, le second de trois noms, le sujet θεοί et les compléments βίον et ἀνθρώποισιν172 suggérant que le bios sert ici de médiation entre les dieux et les hommes. Accolé à βίος le datif se colore, comme par contact, de la nuance « possessive » que Chantraine décèle dans certains emplois du datif d’intérêt173. Ce qu’après l’avoir caché les dieux retiennent (au présent), c’est ce qui dans notre monde même fait vivre les hommes. Le vers laisse entendre que l’acte divin a une double face : la privation est la condition de la vie, et le principe du mode de vie, des hommes. L’espace du travail est inscrit dans cette contradiction.
132βίον. West et Verdenius rappellent justement (ad 31) qu’Homère n’emploie que βίοτος pour « les moyens de vivre »174. Bien que βίος ait aussi fréquemment ce sens dans la langue ultérieure, il est raisonnable d’imaginer qu’Hésiode l’a choisi ici, et dans les passages thématiquement proches de celui-ci (v. 232, 316), en fonction de la signification que l’épopée lui accorde, la vie que l’on mène, la manière de vivre175. La vie, c’est-à-dire le mode de vie, des hommes dont — et pour lesquels — parle Hésiode est déterminée par les conditions dans lesquelles ils sont contraints de se procurer les moyens de leur subsistance, leurs vivres, par le travail que les dieux leur ont imposé en cachant et en retenant le bios. Les hommes de la race d’or — pour qui la terre produisait spontanément les fruits qu’ils consommaient — ne connaissaient ni le travail ni la souffrance ni même, au sens où nous la connaissons, la mort.
133γάρ. On peut hésiter, pour déterminer la valeur exacte de la particule dans le vers 42, entre la signification « normale » (Greek Particles, p. 58, I : « confirmatory and causal, giving the ground for belief, or the motive for action ») et une nuance de celle, proche de la précédente, que Denniston définit comme « explanatory » (voir les exemples cités dans GP, p. 60, II, 5). Mazon retient la première et suppose que γάρ ne rapporte pas la thèse à ce qui précède immédiatement, mais au raisonnement suspendu à la fin de 34 a, où il admet une coupure forte du mouvement de la pensée176. Le vers 42 énonce en effet, comme nous l’avons noté plus haut, la thèse vers laquelle pointent les exhortations des vers 27 à 35a (plutôt que 34a). Mais le motif « autobiographique » et son appendice sur la naïveté des rois sont alors traités comme une sorte de parenthèse — quelle que soit la manière dont on se représente l’importance de cette explosion de passion dans l’esprit de l’« Auteur ». Si l’on accepte la reconstruction que nous avons proposée de l’ordre des idées et de la fonction du différend entre les deux frères, le vers 42 doit se rattacher beaucoup plus étroitement à ce qui précède, et formuler le principe théologique et anthropologique qui fonde les deux maximes ignorées par les rois. Verdenius rend compte de l’emploi de la particule en rattachant trop exclusivement le vers 42 au vers 41, ce qui le contraint à suppléer une suite de trois idées entre la maxime concernant la mauve et l’asphodèle, telle qu’il l’entend, et celle qu’introduit γάρ177.
134La particule rattache le vers 42 aux deux vers qui précèdent. Les rois « mangeurs de présents » manifestent par leur administration de la justice qu’ils ignorent également la prospérité dont ils pourraient jouir et la disette à laquelle ils se condamnent parce qu’ils ignorent, plus fondamentalement, le principe qui est à la racine de leur subsistance aussi bien que de celle des hommes qui pourvoient abondamment à celle-là par leur travail lorsque la communauté est bien gouvernée. Bien qu’il soit tentant d’expliquer ce γάρ comme un exemple du type « explanatory » en en justifiant l’emploi par la forme énigmatique des deux propositions précédentes, il me paraît plus conforme au sens du discours d’Hésiode de lui reconnaître la valeur objective d’un γάρ « confirmatory and causal ». Le vers 42 explicite moins une idée implicite ou présupposée dans les vers 40 et 41 qu’il n’énonce la cause des vérités formulées dans ces deux vers.
135Les critiques qui ont argué de la mauvaise adaptation du discours à ses destinataires ne sont pas justifiées. Le principe théologique énoncé par Hésiode fournit assurément son fondement à l’exhortation au travail que le poète adresse à Persès, mais ce n’est pas par l’effet maladroit d’une association d’idées qu’il surgit de la réflexion sur l’ignorance que le comportement des rois trahit. Le type d’ergon que le nom de Persès fait attendre est celui que les rois — et la société qu’ils ont la charge de régler — recommandent quotidiennement (voir τήνδε δίκην) dans leurs verdicts, comme les aèdes l’illustrent dans leurs poèmes. Il n’est pas approprié à notre humanité et débouche sur la mort, non sur la vie. À cet ergon du passé s’oppose l’ergon nouveau, dont les actes ont été définis à grands traits dans les vers 22 s. (ἀρώμεναι ἠδὲ φυτεύειν οἶκόν τ’ εὖ θέσθαι) et seront décrits en détail à partir du vers 383. Ramener Persès de la logique — héroïque — du pillage à celle du travail implique le renversement des idéaux spirituels (inculqués par les aèdes) et des normes politiques (consacrées par les rois) qui régissent ou légitiment le fonctionnement de la communauté. La conversion fraternelle qu’entreprennent les Travaux prend ainsi le sens d’un appel à une révolution culturelle de la société entière.
§24. L’argument (vers 43-46).
136ῥηιδίως γάρ κεν. La thèse est à son tour démontrée à l’aide d’une preuve par le contraire178. Si les dieux ne retenaient pas le bios qu’ils ont caché, tu obtiendrais sans peine en une journée de travail de quoi vivre toute une année dans l’oisiveté, etc. On a souligné à juste titre que l’état décrit dans les vers 43 à 46 est un état purement hypothétique, et non une description de l’âge d’or179. Il est construit en prenant implicitement pour principe la contradictoire de la thèse du vers 42, et parce qu’il est en tout point contraire à l’état réel des choses, il démontre la fausseté de la prémisse sur laquelle il repose.
137Or l’élément décisif, le cœur de la preuve, c’est qu’on ne peut pas gagner de quoi vivre sans travailler. L’argument révèle a posteriori ce qui se dissimulait dans l’énoncé de la thèse, la nécessité et la fécondité du travail. Il porte l’accent, comme la thèse qu’il soutient, sur le moment négatif de la condition humaine, la privation qui est inhérente à celle-ci, et la nécessité de travailler qui en est le corrélat, mais il pointe lui aussi vers l’aspect positif — c’est à dire la fécondité — du travail, non seulement en présupposant que ce dernier est capable de produire le bios dont les hommes ont besoin, mais en signalant — par la tension interne à l’énoncé de la disproportion entre le travail d’un jour et la jouissance d’une année (καὶ ἐπ’ ἤματι... κεἰς ἐνιαυτόν) — que dans le monde réel ce qui caractérise le travail, c’est sa capacité à produire plus de biens qu’il ne consomme de force.
138Mais cet état hypothétique est encore intéressant à d’autres titres. D’une part parce qu’il décrit une condition qui correspond dans le monde réel au choix de vie des paresseux ou des frelons180 — parmi lesquels on peut encore, à ce point du poème, compter Persès. Or à ceux-là les dieux réservent la faim (λιμός) pour prix de leur oisiveté181. Les caractérise en effet la croyance, inscrite dans leur pratique, que le bios est là, offert aux hommes qui n’ont qu’à le cueillir avec l’aisance qui signale l’action des dieux. Comme ce n’est pas le cas ils vivent du travail d’autrui : la rapine violente ou sournoise quand l’ordre social le leur permet pour le plus grand dommage du genre humain182, ou cette autre forme de rapine — pitoyable celle-là — qu’est la mendicité, et la faim qui l’accompagne183. Au terme, dans un cas comme dans l’autre, l’expérience que ce qu’il est aisé de cueillir en abondance, dans le monde où nous vivons, c’est la misère184 dont la mauve et l’asphodèle offrent aux mauvais rois l’image cruelle. Ce contre-monde hypothétique entretient donc avec le monde réel un rapport plus ambigu qu’il ne semblait de prime abord. Il devrait prouver par son absurdité que la condition des hommes est constituée par une privation qui leur impose de travailler, mais il dénonce en fait l’illusion mortelle qui habite la conduite bien réelle des hommes de la race de fer.
139Les deux derniers vers annoncent à leur manière, en jouant de l’hysteron proteron, les deux thèmes de la description des travaux : la navigation, dont il sera question dans les vers 618 à 694, et les travaux agricoles, traités dans les vers 393 à 617. Si l’on accepte l’idée que le projet d’Hésiode est de définir un nouveau type d’épopée en reprenant à la tradition panhellénique (ou homérique) ses formes d’expression, il est possible d’imaginer que les vers 45 et 46 font allusion respectivement aux motifs caractéristiques de l’Odyssée et de l’Iliade. Au char du guerrier et à son attelage de chevaux l’épopée du travail substitue les travaux des bœufs et des mules. Quant à l’Odyssée des Travaux, les motifs du poème homérique semblent hanter ironiquement les vers 618 à 694 (le gouvernail, la fumée, le voyage du père d’Éolide en Grèce, les performances poétiques, la narration à la première personne d’une escapade maritime de moins de cent brasses, etc.).
Appendice : ce « présent » dont il est question...
140Lorsque l’on suppose que les poèmes hésiodiques relèvent seulement d’une tradition panhellénique comme celle d’Homère, mais en compétition avec celle-là, et que les Travaux ne se distinguent des épopées de la tradition concurrente que par leur genre « didactique » ou « sapientiel », tout aussi traditionnel dans son mode de présentation et ses thèmes que les chants auxquels le poème agricole d’Hésiode s’oppose synchroniquement, on a de la difficulté à rendre compte des traits qui caractérisent la profération de ce poème comme un événement singulier dont les circonstances expliquent la nouveauté radicale du discours qu’elles appellent. Cette lecture « poétique » a l’avantage assurément sur celles qui ont eu la faveur des philologues, et sont encore le plus répandues dans la littérature savante, de ne pas se laisser berner par l’affabulation autobiographique qui sert de prétexte à l’urgence du propos d’Hésiode. Le fonctionnalisme de ses prémisses la rend néanmoins aveugle aux indices qui suggérent que cette parénèse n’est pas aussi intemporelle que l’étaient, peut-être, le Livre des Proverbes ou les Préceptes de Chiron, mais qu’elle est motivée par la situation critique d’un « présent » dont l’insistance structure en profondeur les propos de l’aède. L’orientation du poème vers ce présent — dont il offre une image chiffrée — est au cœur du projet poétique et ne peut certainement pas être traitée comme un prétexte ou une simple convention du genre. Elle libère dans une certaine mesure les enseignements destinés à la conversion de Persès du risque de rester englués dans la tradition ou, quoi qu’on pense de l’anachronisme de cette appellation, les « genres » poétiques contre lesquels, mais aussi à l’intérieur desquels, le projet des Travaux s’est défini dans le proème d’abord, puis dans la présentation de la bonne Eris. L’autoréflexion de la forme épique n’aurait pas assez de force en effet, au jugement même d’Hésiode (voir le νοήσας du vers 12), pour distinguer la bonne de la mauvaise Lutte et déplacer le paradigme socio-éthique que cette dernière incarne. Si dans le jeu continuel de la rivalité des aèdes le chant le plus nouveau est celui qui capte l’attention des auditeurs, comme l’épopée le fait dire à un de ses héros185, la nouveauté devient indiscernable comme telle. Elle ne peut se signaler dans le champ poétique traditionnel à l’intérieur duquel elle intervient que par un effet d’extériorité qu’elle doit néanmoins réinscrire pour être entendue dans le champ même — c’est à dire dans le réseau des formes et des normes — qu’elle prétend transformer. Ce geste du texte atteint-il pleinement son objectif ? On peut en douter. Les deux Erides ont même nom et même lignage, et la meilleure n’est telle que par une décision de Zeus qui lui assigne dans le monde où il exerce sa puissance un rôle dont le poème qui l’annonce est par définition le seul témoin et le seul garant. L’innovation critique à l’intérieur de la tradition à laquelle elle emprunte l’autorité qui lui permet de se faire entendre court inévitablement le risque d’être à son tour entendue et déchiffrée comme un avatar de cette tradition même.
141Cette stratégie indissociablement textuelle et extra-textuelle de la présentation des Travaux produit les conditions du double malentendu dans lequel s’est enfermée la critique, lecture « réaliste » de la querelle entre Persès et Hésiode d’une part, réduction conventionnaliste des motifs autobiographiques de l’autre. La première réifie dans l’extériorité d’une histoire individuelle inaccessible par d’autres voies que l’analyse interne du texte la configuration poétique du présent. Elle se condamne par là même à toujours manquer la cohérence d’un discours qui assied la légitimité de son projet parénétique sur une interprétation du présent.
142La seconde cependant, dans son effort pour reconquérir le sens poétique que la première fige en le transformant en un fait historique, n’est pas assez sensible à l’insistance avec laquelle le poème autorise et justifie sa prétention à la nouveauté en se référant aux singularités de l’époque qu’il désigne par l’adverbe « maintenant » (νῦν). Les adversaires de l’explication conventionnaliste soulignent à juste titre que la mise en scène de la situation didactique, dans les Travaux, comporte beaucoup de traits « atypiques ». Ils en tirent trop vite la conclusion que l’on tiendrait là une preuve de la vérité factuelle des « informations » qu’Hésiode « donne » sur sa vie, le nom et la personnalité de son frère, le conflit qui l’oppose à Persès, l’histoire de leur père, etc. Mais il demeure que même si l’on a affaire à une élaboration dramatique dont les éléments font sens et demandent d’être déchiffrés, l’originalité, la complexité et le « réalisme » de cette fiction excluent à mon avis que son auteur ait simplement voulu utiliser en les adaptant aux goûts du jour les conventions d’exposition de la poésie sapientielle. D’une part parce que je ne crois pas que ce soit un hasard si le mètre choisi pour cette parénèse est le mètre de l’épopée. Et d’autre part, si l’on peut montrer que le poème énonce des préceptes dont on trouve l’équivalent dans d’autres traditions culturelles ou à d’autres époques — et, pour les travaux agricoles et la navigation, que ses leçons ne paraissent pas à première vue déterminées par les exigences d’une situation particulière —, on perçoit, à l’insistance avec laquelle il inscrit constamment son enseignement dans une réflexion sur les circonstances — fictives — de son énonciation, que l’affabulation dramatique n’est pas seulement un artifice d’exposition mais la représentation symbolique d’une situation réelle que l’aède analyse et sur laquelle il veut agir. Une situation de crise que le poème ne nous permet pas de reconstruire dans sa contingence historique, mais dont l’urgence suscite la parole du poète. La prédication suppose une interprétation d’un temps dont les vers 27 à 41 des Travaux esquissent la configuration symbolique avec une telle force persuasive que leurs lecteurs — sinon le public auquel ils étaient originellement destinés — s’y sont trompés.
143Est-il possible de remonter du poème que nous lisons aujourd’hui aux circonstances ou aux conditions historiques qui en ont déterminé la composition ? De repérer en quelque sorte de l’extérieur, en se plaçant au point de vue de l’historien de la Grèce archaïque, l’environnement politique ou social que le poète, ou le groupe auquel celui-ci appartenait, a décrit comme une période critique où se jouait le destin du genre humain, et de définir avec une certaine probabilité la situation sociale du discours d’Hésiode ? Les divergences entre historiens suffisent à prouver la difficulté de la tâche. Le philologue ne peut, de l’intérieur d’un texte dont il ignore et le temps et le lieu de la composition, dont il n’est même pas certain de tenir le nom « réel » de l’auteur — pour autant que cette notion ait un sens dans ce cas, et c’est la matière d’un débat qui n’est pas encore tranché —, que relever des indices fragiles et tous ambigus.
144Le genre de vie dont Hésiode cherche à écarter Persès est celui que le héros du deuxième mensonge crétois d’Ulysse se glorifie d’avoir choisi parce qu’il lui était aussi cher qu’il peut sembler odieux au reste des hommes (Odyssée XIV, v. 216-228). Castor l’Hylacide définit sa propre valeur dans des termes qui le désignent sans ambiguïté comme un guerrier (εἵνεκ’ ἐμῆς ἀρετῆς, ἐπεὶ οὐκ ἀποφώλιος ἦα οὐδὲ φυγοπτόλεμος, ν. 212 s. ; cf. v. 216 s. : θάρσος μοι Ἄρης τ’ ἔδοσαν καὶ Άθήνη καὶ ῥηξηνορίην, et 222 : τοῖος ἔα ἐν πολέμῳ) et il oppose expressément les erga qui lui sont chers (φίλαι, v. 224, φίλ’ <α>, v. 227) à un ergon où la suite de la phrase permet de reconnaître celui que prône Hésiode (v. 222 s. : ἔργον δέ μοι οὐ φίλον ἔσκεν οὐδ’ οἰκωφελίη, ἥ τε τρέφει ἀγλαὰ τέκνα, cf. Travaux, v. 23 : οἶκόν τ’ εὖ θέσθαι) ; son récit peut laisser penser que sa misère présente (ἦ γάρ με δύη ἔχει ἤλιθα πολλή, ν. 215) est la sanction de son choix de vie, mais il ne le dit pas, se contentant d’invoquer la diversité des inclinations en la rapportant aux dispositions que les dieux accordent à chacun (v. 228 : άλλος γάρ τ’ ἄλλοισιν άνὴρ ἐπιτέρπεται ἔργοις ; cf. ν. 216 et 227), et Eumée, à l’entendre, est charmé comme il le serait par le récit d’un aède (XVII, v. 514-521). Les Travaux sont une exhortation pressante à faire précisément le choix contraire, celui qui apporte la prospérité à des hommes qui ne se soucient pas de compter au combat (voir ce que dit Ulysse aux hommes du dèmos dans l'Iliade II, v. 201 s.) et dont la poésie ne s’est pas souciée jusque-là de célébrer les exploits pour enchanter ses auditeurs.
145Il se peut que nous tenions, dans la relation entre les deux poèmes, un indice non seulement de l’existence d’une polémique entre les traditions homérique (odysséenne) et hésiodique, mais aussi de la différence de leurs positions respectives face aux références idéologiques des groupes sociaux auxquels ils s’adressent. O. Murray note que ce qui distingue à l’époque archaïque les nobles des roturiers est plus affaire de valeurs et de mode de vie que de situation économique. C’est de cette manière que l’on peut essayer de rendre compte de la position paradoxale des Travaux, lorsqu’on s’efforce de les mesurer à une opposition trop simple entre aristocratie riche et paysannerie pauvre. Si l’idéal aristocratique est informé par l’héroïsme guerrier de la tradition épique le poème d’Hésiode peut dénoncer dans cet idéal même, et les comportements qu’il induit ou légitime, la source d’une crise sociale qui menace d’engloutir la communauté sans que cette dénonciation implique pour autant que le poète se soit fait l’interprète d’une classe de petits paysans exploités et opprimés. Le vers 37 (ἤδη μὲν γὰρ κλῆρον ἐδασσάμεθ’) exprime une norme de droit, le partage acquis, qui pourrait être invoquée contradictoirement aussi bien par un aristocrate aux prises avec les empiètements despotiques d’un tyran ou des revendications de partageux186 que par des paysans dépossédés de leurs terres ancestrales par une aristocratie de rapaces, encore que la première lecture semble plus vraisemblable. Mais le déplacement que le texte impose à la définition du mérite, de la naissance ou de la bravoure à la richesse acquise par le travail, se comprend aussi bien dans la bouche d’un groupe d’aristocrates réformateurs que dans celle de paysans enrichis las d’être soumis à la domination et aux exactions des nobles. Il signale ainsi le lieu théorique possible d’un compromis social capable d’empêcher que la communauté ne sombre dans l’anarchie ou ne devienne la proie d’une tyrannie soutenue par le dèmos. Si tel était le cas, la reprise par Solon de thèmes hésiodiques n’impliquerait ni malentendu ni appropriation arbitraire. Les projets du poète et du sage seraient convergents sur le fond.
146Il n’y a assurément guère de conclusions certaines à tirer dans l’état présent de nos connaissances de l’histoire de la Grèce archaïque. Peut-être pourra-t-on traiter comme un indice le fait, noté par A. Snodgrass, que l’on voit reculer les représentations tirées du monde héroïque à une époque où l’on situe, avec une certaine vraisemblance, la composition des Travaux.
Notes de bas de page
1 Verdenius (« Aufbau und Absicht », p. 119 s.) réduit cette liaison à une association d’idées suscitée par le mot ἐτήτυμα : « Das Wort ἐτήτυμα bildet nun den Anknüpfungspunkt für eine weitere Assoziation. Der allgemeine Wahrheitsanspruch, der in dem Ausdruck ἐτήτυμά KS μυθησαίμην liegt, führt den Dichter zu einer Selbstberichtung : in der Theogonie (225-6) hatte er nicht die ganze Wahrheit gesagt, insofern er nur eine schlechte Eris anerkannt hatte. Bei näherer Betrachtung erweist sich aber die gute Eris als von grösserer, d. h. mehr positiver Bedeutung. Diese fördert die Arbeit, jene halt die Menschen von der Arbeit ab und verführt sie zu ungerechter Besitzergreifung ». Voir encore les critiques qu’il adresse dans son commentaire (p. 14 s.) à la reconstruction — assez arbitraire assurément — de la réflexion du poète proposée par West (p. 142, ad 11-46 : « Hesiod had the idea of saying ‘There is such a goddess as Emulation’... But he realized that this was a different Eris from the one he had spoken of in the Theogony [225 f.], the ῍Eρις καρτερόθυμος, στυγερή, who was mother to pain and grief, battles, quarrels, lies, and lawlessness. He begins, therefore, by repeating the discovery aloud... »), et la correction qu’il apporte dans la même note à l’interprétation, pourtant trop lâche à mon sens, suggérée par Lenz de l’enchaînement thématique entre la célébration de la puissance de Zeus et le développement sur les deux Erides (Proöm, p. 221 : « Die Berichtigung der Aussage über die Eris gehört unmittelbar zur Darstellung der bestehenden Zeusordnung, unterliegt somit der Intention der Erga, wie das Proöm sie zum Ausdruck bringt »).
2 Voir par exemple West, p. 36 s.
3 Il ne me semble pas nécessaire de défendre à nouveau l’authenticité du proème. Fr. Léo avait montré dans une étude de 1894 la faiblesse des arguments élevés sur le témoignage des anciens et le commentaire de Mazon donnait déjà de bonnes raisons de considérer que ces vers servaient bien d’introduction au reste du poème. C’est une autre question de savoir si les rhapsodes qui mettaient les Travaux à leur programme commençaient leur récital par l’invocation aux Muses que nous lisons ou s’ils y ajoutaient en préface une prière adressée à la divinité dont la fête offrait l’occasion du concours : le proème que nous lisons utilise la forme stylisée de l’hymne (du proème au sens que Thucydide et Pindare donnent à ce mot) pour introduire un poème dont il ne peut être détaché. Je renvoie pour un état de la discussion récente aux pages consacrées par G. Arrighetti aux relations entre la Théogonie et les Travaux dans ses Poeti, eruditi e biografi, Pise, 1987, p. 37 à 52, notamment p. 44, n. 21.
4 West, p. 141, ad loc. : « The προοίμιον typically ends with a direct address to the god... the normal scheme is χαῖρε... κλῦθι takes the place of the typical χαῖρε ». Voir les remarques judicieuses de Verdenius dans son commentaire, p. 9.
5 Je renvoie pour l’analyse sémiotique du jeu des personnes dans le proème et de la représentation de l’énonciation dans l’énoncé, aux développements de Claude Calame dans Le Récit en Grèce ancienne, Paris, 1986, et à sa contribution au présent volume, p. 169-189.
6 La forme suggère que Πιερίηθεν n’a pas exactement le même sens que Πιερίδες (Solon, 13, v. 2 West). West signale à juste titre que les démotiques du type Σωκράτης Άλωπεκῆθεν appartiennent à un état de langue plus tardif. L’homérique ’Oθρυονῆα Καβησόθεν figure dans un vers (Iliade XIII, v. 363) qui faisait déjà difficulté dans l’Antiquité, πέφνε (sc. Idoménée) yὰρ ’Oθρυονῆα Καβησόθεν ἔνδον ἐόντα, à cause notamment de l’emploi inattendu de la formule ἔνδον ἐόντα (d’où la variante ‛Εκάβης νόθον υἱòν ἐόντα de l’édition d’Argos, qui ferait de Cassandre, si on l’adoptait, la soeur utérine de l’homme à qui elle a été conditionnellement promise) ; le vers 364 (ὅς ῥα νέον... εἰληλούθει) doit expliquer l’indication obscure du vers précédent ; l’expression verbale ἔνδον ἐόντα a un sens plus acceptable dans ce passage si Καβησόθεν s’y attache : « Othryonée qui était dans le pays (ἔνδον !), venu de Cabèsos » (je ne vois pas quel sens raisonnable lui prêter si on la construit absolument).
7 Théogonie, v. 9 ss. : ἔνθεν ἀπορνύμεναι... στεῖχον περικαλλέα ὄσσαν ἱεῖσαι, ὑμνεῦσαι κτλ.
8 Travaux, v. 1 s. : κλείουσαι δεῦτε.
9 Voir dans ce même volume l’étude de Heinz Wismann, p. 15-22. Les Muses qui, sur l’Hélicon, enseignent à Hésiode à chanter après lui avoir affirmé qu’elles savent, lorsqu’elles le veulent, ἀληθέα γηρύσασθαι, sont désignées comme ’Ολυμπιάδες (Théogonie, v. 25).
10 West, p. 138, affirme que le verbe (ὑμνείουσαι) « means no more than ‘sing’ ». Nagy, Pindar’s Homer, p. 21, parvient à la même conclusion en ce qui concerne ἐννέπετε.
11 n’importe guère, lorsqu’on s’efforce de saisir le sens de ce passage des Travaux, de savoir si Hésiode a ou n’a pas réellement composé son poème oralement, et s’il l’a fait ou non dans les conditions effectives de la « composition in performance », ce dont on peut éventuellement douter. Ce qui est sûr en revanche, c’est qu’il a construit la situation de parole qui sert de cadre à l’affabulation dramatique dans laquelle il développe son enseignement selon le modèle stylisé de la composition/récitation traditionnelle.
12 La fonction de l’invocation aux Muses dans la poésie archaïque a été trop bien étudiée dans les travaux de Vernant, Detienne, Pucci, Nagy et Calante pour qu’il soit nécessaire de développer ce point plus longuement. Dans une note suggestive de son commentaire, p. 2 s., Verdenius avance que l’hymne à Zeus est placé dans la bouche des Muses parce que « the poet intuitively felt that his ascription of absolute powers to Zeus required a divine sanction ». Ce thème s’accorderait bien avec l’esprit de la Théogonie. Il me semble néanmoins que les Muses font plus ici qu’apporter leur sanction divine à une célébration qui n’aurait rien d’impropre dans la bouche d’un mortel. L’hymne reprend, dans l’ordre des affaires humaines, un thème qui était présent dans l’épopée et, pour autant que nous pouvons en juger, dans la lyrique traditionnelle. Mais il lui fait subir une variation significative qui aboutit à déplacer le système des normes sur lesquelles étaient fondées la production et la réception de la poésie héroïque. Les Muses, d’une certaine façon, redéfinissent leur champ d’action.
13 Commentaire, p. 5 : « Hes. expresses the omnipotence of Zeus in a very drastic way : in contra-distinction to the common, and especially Homeric, view, according to which it depends on men whether somebody is spoken of,... Hes. solemnly declares that in reality this depends on Zeus ». Le savant hollandais atténue du reste lui-même immédiatement la netteté de cette opposition, mais je ne suis pas certain que ses correctifs touchent à l’essentiel.
14 On trouvera dans le commentaire de West, p. 139, un résumé des informations dont nous disposons sur ces adjectifs auxquels Hésiode donne manifestement ici un sens qui s’écarte de celui qu’ils prennent dans leurs emplois ultérieurs. Seul ῥητός est attesté ailleurs dans l’épopée (Iliade XXI, v. 445, pour qualifier le salaire « fixé » pour lequel Apollon et Poséidon s’étaient mis au service de Laomédon). Le sens des quatre termes doit être induit de leur rapprochement avec les mots auxquels ils sont apparentés formellement et thématiquement.
15 Iliade IX, v. 459 ss. (il s’agit de vers qui ne figurent pas dans les manuscrits mais que Plutarque cite dans le De aud. Poet. où il signale qu’Aristarque les avait rejetés de son texte parce qu’il ne convenait pas que le futur précepteur d’Achille eût même songé à commettre un parricide) : ἀλλά τις, ἀθανάτων παῦσεν χόλον, ὅς ῥ’ ἐνὶ θυμῷ δήμου θῆκε φάτιν καὶ ὀνείδεα πόλλ’ ἀνθρώπων, ὡς μὴ πατροφόνος μετ’ ’Aχαιοῖσιν καλεοίμην. La φάτις apparaît bien clairement dans ce passage comme une instance d’évaluation de la conduite des individus comme le prouvent dans ce qui suit les expressions ὀνείδεα.. ἀνθρώπων (« les propos injurieux des hommes ») et ὡς μὴ πατροφόνος... καλεοίμην (« qu’on ne me donnât pas le nom de parricide »).
16 Odyssée XXI, v. 323.
17 Comme le suggère entre autres indices le rapprochement des passages d’Homère cités dans les deux notes précédentes avec ce qu’Hélène dit à la charge de Paris dans son entretien avec Hector, Iliade VI, v. 350 ss. : ἀνδρòς ἔπειτ’ ὤφελλον ἀμείνονος εἶναι ἄκοιτις, ὅς ᾔδη νέμεσίν τε καὶ αἴσχεα πόλλ’ ἀνθρώπων τούτῳ (sc. Pâris) δ’οὔτ’ ἂρ νῦν φρένες ἔμπεδοι κτλ.
18 Vers 760-4 : δεινὴν δὲ βροτῶν ὑπαλεύεο φήμην φήμη γάρ τε κακὴ πέλεται, κούφη μὲν ἀεῖραι ῥεῖα μάλ’, ἀργαλέη δὲ φέρειν, χαλεπὴ δ’ ἀποθέσθαι φήμη δ’ οὔ τις πάμπαν ἀπόλλυται, ἥντινα πολλοὶ λαοὶ φημίξουσι θεός νύ τίς ἐστι καὶ αὐτή. Ces vers, on le sait, servent de conclusion aux Travaux proprement dits.
19 Vers 198-201. Voir dans ce volume l’analyse du mythe des races proposée par Michel Crubellier, p. 431-463.
20 Comme l’affirme Verdenius, à la suite de Norden.
21 Les emplois du mot φάτις suggèrent en effet qu’il désigne un dire sans sujet déterminé, la parole plurielle et anonyme d’une collectivité (ἄνδρες ou δῆμος).
22 Cf. παράρρητοι ἐπέεσσι dans l’Iliade IX, v. 526 (dans l’introduction au paradigme de Méléagre). Les « énoncés » que désignent les mots ῥητός ou ῥῆσις dans l’Iliade et l’Odyssée peuvent toujours être rapportés à un ou plusieurs sujets déterminés : les parties contractantes (les deux dieux et le roi Laomédon) dans le premier exemple, les prétendants, et plus particulièrement leur porte-parole autorisé, Antinoos, dans le second (Odyssée XXI, v. 291). L’usage qu’en fait Pindare dans la première Néméenne, v. 89, va dans le même sens (il s’agit du « récit » des messagers).
23 Voir par exemple Odyssée III, v. 203 s. : καί οί ’Αχαιοὶ οἴσουσι κλέος εὐρὺ καὶ ἐσσομένοισιν ἀοιδήν. Le renom d’un homme et par conséquent, me semble-t-il, le kleos que lui accordent les chants des poètes ne sont pas nécessairement élogieux (« glorieux » au sens que nous donnons ordinairement à ce mot) : Iliade VI, v. 357 s., οἶσιν (sc. Hélène et Pâris) ἐπὶ Ζεὺς θῆκε κακòν μόρον, ὡς καὶ ὀπίσσω ἀνθρώποισι πελώμεθ’ ἀοίδιμοι ἐσσομένοισι (le degré intermédiaire entre le lot assigné par Zeus et le chant des poètes est, comme nous l’avons vu plus haut, explicitement mentionné par Hélène dans la même tirade, v. 351 : νέμεσίν τε καὶ αἴσχεα πόλλ’ ἀνθρώπων).
24 Iliade XXIV, v. 531-3 : ᾧ δέ κε τῶν λυγρῶν δώη, λωβητòν ἔθηκε, καί έ κακὴ βούβρωστις ἐπὶ χθόνα δῖαν ἐλαύνει, (φοιτᾷ δ’ οὔτε θεοῖσι τετιμένος οὔτε βροτοῖσιν.
25 Voir par exemple Iliade XIV, v. 69 s. : οὕτω... Διὶ μέλλει... φίλον εἶναι, νωνύμνους ἀπολέσθαι...ἐνθάδ’ ’Αχαιούς.
26 Odyssée I, v. 234-243, notamment 234 ss. (θεοὶ... κεῖνον... ἄϊστον έποίησαν περὶ πάντων ἀνθρώπων) et 241 ss. (νῦν δέ μιν ἀκλειῶς ἅρπυιαι άνηρείψαντο οἴχετ’ἄϊστος ἄπυστος, έμοὶ δ’ὀδύνας τε γόους τε κάλλιπεν). Cette disparition prive Ulysse du kleos que dispensent les poètes et rend possible à Phémios de chanter aux Prétendants, pour leurs délices et au scandale de Pénélope, le retour sans gloire des Achéens (voir les analyses de P. Pucci, Odysseus Polutropos, Ithaca/Londres 1987, p. 195-208).
27 On pourrait déceler dans cette disposition, comme dans l’organisation des vers 3 et 4, une analyse de l’action divine distinguant le niveau de la « force » pure, ou de la valeur dans sa pure réalité substantielle, de celui de la « visibilité » du personnage auquel la renommée, puis la poésie s’intéresseront. Ce deuxième niveau se trouverait mis tout particulièrement en valeur si ἄδηλον était, comme on l’a supposé, une création ad hoc du poète.
28 Quoi qu’on pense des hypothèses avancées sur son origine (orphique ?) et la date (tardive ?) de sa composition, un fait demeure : cet hymne n’est pas un proème au sens que Pindare et Thucydide donnent à ce mot, à la différence des autres poèmes du recueil, mais une prière dont l’envoi ne revient pas sur l’activité du poète, mais demande au dieu de maintenir la paix et de protéger l’orant de l’assaut des ennemis et de la mort. κλῦθι n’en constitue pas le premier mot, contrairement aux habitudes de l’épopée, mais les huit vers qui précèdent sont emplis d’une suite d’épiclèses au vocatif. L’impératif, au début du neuvième, introduit en fait la prière.
29 Polyphème par exemple, lorsqu’il invoque Poséidon.
30 L’emploi ironique de cette formule de prière dans l’épisode comique de la course à pied, au chant XXIII de l’Iliade, confirme cette analyse.
31 West (ad loc., s.v. κλῦθι) : « it implies not just hearing, but accepting ; hence it can be combined with ἀιών ». Verdenius (ad loc., s. v. ἰδών) : « [Sinclair] concludes that κλύω is not restricted to the sphere of hearing. But κλῦθι always means ‘give ear to’ ».
32 Travaux, v. 267-269 : πάντα ἰδὼν Διòς ὀφθαλμòς καὶ πάντα νοήσας καί νυ τάδ’ αἴ κ’ ἐθέλῃσ’ ἐπιδέρκεται, οὐδέ ἑ λήθει οἵην δὴ καὶ τήνδε δίκην πόλις ἐντòς ἐέργει ; Eschyle, Suppliantes, v. 77 : ἀλλὰ θεοὶ γενέται, κλύετ’ εὖ τò δίκαιον ἰδόντες. Le premier rapprochement est excellent pour le sens, mais il ne soutient pas l’interprétation que West recommande apparemment pour l’expression du vers 9 (si ἰδών et ἀιών n’ont pas le même complément d’objet que κλῦθι, il n’y a plus lieu de s’interroger sur la redondance κλῦθι/ἀιών ni sur la discordance κλῦθι / ἰδών). Le rapprochement avec le vers d’Eschyle me paraît mériter la même critique (plus que celle que lui adresse Verdenius, n. 30) : κλύετ’ a pour complément d’objet implicite quelque chose comme la prière, ou la voix ou l’appel du chœur (« prêtez l’oreille à ma voix ») alors qu’ἰδόντες a pour complément τò δίκαιον.
33 P. 9, s.v. ἰδών. Il cite comme exemple de ce type d’expressions Iliade III, v. 277, à tort à mon sens. Le soleil est invoqué parce que son parcours quotidien lui permet de tout voir et de tout entendre, et donc d’observer la manière dont est appliqué le pacte.
34 Celui de West, lorsqu’il renvoie aux vers 267-269 des Travaux, aussi bien que celui de Verdenius lorsqu’il estime qu’ἰδών peut avoir une certaine pertinence malgré tout « so far as it expresses a subordinate idea : in order to give ear to the poet’s call for justice Zeus will first have to notice the evil practices of men ».
35 Verdenius fait ici encore une partie du chemin, puisqu’il note à propos d’ἀιών que le verbe — auquel il prête par ailleurs un sens originel arbitrairement restreint (« to hear something that implies an appeal to action ») en s’appuyant sur une interprétation forcée d’Iliade XV, v. 378 et XXIII, v. 199 — renvoie « to the poet’s call for justice » (ce que je conteste), mais ajoute aussitôt que « this object, however, has not been expressed, so that from a grammatical point of view both participles are used absolutely ».
36 Voir encore IV, v. 132 s. : αὐτὴ (sc. Athènè) δ’ αὖτ’ ἴθυνεν ὅθι ζωστῆρος ὀχῆες χρύσειοι σύνεχον κτλ.
37 Sans être pour autant étranger à la langue de l’Iliade ; voir par exemple, avec le composé ἐξιθύνω, XV, v. 410 s. : ἀλλ’ ὥς τε στάθμη δόρυ νήϊον ἐξιθύνει τέκτονος ἐν παλάμῃσι δαήμονος κτλ.
38 Dans la formule ἐπὶ στάθμην ἴθυνεν/α (V, v. 245 ; XXI, v. 121 ; XXIII, v. 197).
39 C’est l’interprétation que recommande Verdenius, p. 10, s. v. δίκῃ.
40 Verdenius rejette à juste titre les explications qui donnent au datif une valeur adverbiale ou modale et insiste pour qu’on lui conserve sa force d’instrumental : « by means of righteousness ». Mais les passages des Travaux qu’il cite à l’appui de son interprétation (220-4 et 256-60) donnent une image beaucoup plus précise du mode d’action de la puissance divine que son interprétation du vers 9 ne l’admet.
41 Voir dans ce volume l’explication proposée par André Laks des vers 79-103 de la Théogonie (notamment les pages 84-86, avec les références bibliographiques de la note 18).
42 Le sens de δίκη dans ce vers a suscité trop de débats pour qu’il me soit possible d’en discuter ici avec la précision souhaitable. Bien que l’on puisse soutenir avec de bons arguments que dikè est personnifiée dans ce vers, à l’instar de Travaux, v. 220, la question n’en est pas fondamentalement éclaircie pour autant : la puissance divine que nous désignons vite dans nos traductions par le nom de Justice donne figure à l’activité que nomme chacune des dikai de l’usage courant. La dikè est une procédure qui ne remplit son office que si elle n’est pas faussée par l’usage abusif de ceux qui ont pour devoir de la mettre en œuvre. Qu’on la personnifie ou non, cette procédure de désignation du principe de droit, de la sentence (themis) qui s’applique dans un cas donné ne change pas essentiellement de sens. Je ne vois pas de raison de retenir une autre signification pour le mot que celle-là. En ce qui concerne le verbe, le contexte dans lequel il est employé, ici et dans le vers 224 des Travaux, avec δίκην comme objet (représenté par l'anaphorique μιν chez Hésiode), permet peut-être d’en préciser le sens. L’expression δίκην ἐξελαύνειν est mise en parallèle, dans les deux passages, avec des expressions qui décrivent la procédure du jugement comme biaisée : σκολιὰς κρίνωσι θέμιστας dans l’Iliade, οὐκ ἰθεῖαν ἔνειμαν (précédé d’un καὶ à valeur explicative) dans les Travaux. Plutôt donc que l’image d’une Justice que l’on expulse il me semble que le verbe suggère celle d’une procédure que l’on force hors du droit chemin. Ménélas fournit une bonne indication sur la manière dont la biè (la force, mais aussi d’autres formes plus sournoises de la violence) peut fausser le fonctionnement d’une procédure d’arbitrage lorsqu’il recommande aux Achéens de se prononcer sur sa cause sans se laisser influencer par son rang ni par sa force (Iliade XXIII, v. 573-578 : δικάσσατε, μηδ’ ἐπ’ ἀρωγῇ... ψεύδεσσι βιησάμενος... κρείσσων ἀρετῇ τε βίῃ τε).
43 Il va sans dire que l’« authenticité » des vers d’Homère peut être défendue par d’autres arguments que cette remarque sur la chronologie relative des formules employées par les deux poèmes.
44 Sur l’usage de la parole dans l’exercice de la justice, voir le passage de la Théogonie cité ci-dessus et la discussion du passage par André Laks dans ce volume, p. 83-91. Sur les valeurs qui font de muthos une forme marquée de la parole, voir les analyses de Richard Martin, The Language of Heroes, Ithaca, 1989, et de Gregory Nagy, Pindar’s Homer, Baltimore/Londres, 1990, p. 31-33.
45 C’est, entre autres, le cas de Meyer dans son essai des Mélanges Carl Robert (« Die Entscheidung des Prozesses überlasse ich im Vertrauen auf mein Recht dem Zeus »), de Mazon dans son Commentaire de 1914, p. 35-41 (« Hésiode a besoin d’un vengeur... C’est entre les mains de Zeus qu’il remet sa cause... »), de Wilamowitz (p. 42 : « Was hierin liegt, kann der Hörer noch nicht verstehen ; er erfährt nur, daβ es sich um ein Rechtshandel dreht, dessen Erfolg noch unsicher ist »), de Nicolai en 1964 (p. 14 : « Zeus moge seiner Bitte Gehör schenken und mit seinem Recht eingreifen in die Sprüche der Richter [die offenbar mit dem Sprecher etwas zu tun haben], Cf., p. 16, la paraphrase des vers 9 s. : « Du, Zeus,...hilf, daβ mir mein Recht wird. Ich meinerseits will mein Möglichstes tun,... »). Nagy (Greek Mythology), qui tient le neikos des deux frères pour une situation fictive, n’en considère pas moins que ce vers est à mettre directement en relation avec le règlement du litige, même si les modalités de ce règlement sont différentes de celles qu’admettent les partisans de l’interprétation biographique (p. 65 : « This action of Zeus... is coefficient with the words of Hesiod to Perses [10], in the context of a neikos ‘quarrel’ that the two of them must ‘sort out’for themselves [... 35] »). Contra, Verdenius, ad loc. : « The exhortation implied in ἴθυνε does not refer to an impending process ».
46 Le « je »-personnage qui se désigne plusieurs fois dans le poème par le pronom de la première personne du singulier projette explicitement son identité conventionnelle de rhapsode à l’intérieur de sa fiction lorsqu’il fait à Persès le récit de son voyage à Chalcis (vers 650-662).
47 Wilamowitz déjà notait que la récitation du poème impliquait que les destinataires réels de l’enseignement des Travaux ne fussent pas Persès ou les rois, mais l’auditoire du poème.
48 On observera que l’âge des héros est symbolisé, dans les Travaux, par les guerres qui se livrent autour des deux villes de Thèbes et de Troie (v. 160-165).
49 L’identité héroïque, préodysséenne, d’Ulysse est rappelée, au deuxième vers de l’Odyssée, par la formule ἐπεὶ Τροίης ἰερòν πτολίεθρον ἔπερσε.
50 Iliade VI, v. 382 ; Odyssée XIV, v. 125, XVII, v. 15, XVIII, v. 342 ; Hymne à Déméter, v. 121 (où l’expression sert à introduire le « mensonge crétois » de la déesse).
51 Le rapprochement de l’emploi hésiodique avec Odyssée XIV, v. 125, suggère que l’adaptation de la formule est délibérée (les errants, sous l’empire du besoin, fabulent et ne consentent pas à dire la vérité ψεύδοντ’, οὐδ’ ἐθέλουσιν [Th. 28 : εὖτ’ ἐθέλωμεν] ἀληθέα μυθήσασθαι). Le vers 121 de l’Hymne à Déméter n’invalide pas cette remarque : la déesse ne dévoile pas sa divinité aux mortelles auxquelles elle s’adresse.
52 Voir, sur l’ambiguïté de cette revendication du poète, les remarques pénétrantes de Pietro Pucci, Hesiod and the Language of Poetry, Baltimore/Londres, 1977, p. 8 à 44, et notamment ce qu’il écrit à la page 33.
53 Voir, dans ce volume, p. 17-20, l’explication de la déclaration des Muses proposée par H. Wismann.
54 Voir T. Krischer, « ΕΤΥΜΟΣ und ΑΛΗΘΗΣ », Philologus 109, 1965, p. 163, 166 s., 172-174.
55 Ad he., p. 12.
56 Ad loc., p. 142 : « Hesiod uses a vague, catch-all expression for the content of the coming poem ».
57 Gregory Nagy souligne justement, dans l’analyse qu’il propose du nom de Persès, que ce nom fait de lui potentiellement le destructeur de sa propre cité. Mais il me semble que le texte gagne en profondeur et en cohérence si l’on reconnaît dans ce nom la formule abrégée de l’exploit héroïque traditionnel.
58 Pour ne pas allonger la discussion je ne reviens pas ici sur l’argumentation, sérieuse et fouillée quoi qu’on en dise aujourd’hui, des critiques qui concluaient du désordre apparent de la composition des Travaux que l’on avait affaire dans cette œuvre à une compilation secondaire de poèmes indépendants à l’origine, entrecoupée de surcroît d’interpolations diverses.
59 « Aufbau », p. 112, critiquant Mazon : « Das Schema Mazons ist insofern irreführend, dass es einen rigorösen und fast wissenschaftlichen Aufbau suggeriert, den das Gedicht gar nicht besitzt ». Verdenius, au demeurant, reproche à tort à Mazon de soutenir que « die beiden Themen, Arbeit und Gerechtigkeit, in den Versen 11-26 exponiert werden ». Le commentaire de 1914 interprète la distinction des deux Luttes comme un préalable au développement des deux préceptes fondamentaux et la notice d’introduction à l’édition de la CUF embrasse dans un même regard l’unité des vers 11 à 41.
60 Voir l’introduction de l’édition commentée, p. 48.
61 « Aufbau », p. 119. Commentaire, ad loc., p. 14 s. : « Hes. daims to tell the truth, but in the Th. he had told a half-truth ».
62 Voir, par exemple, les vers 298, etc. L’explication donnée par Bona Quaglia, p. 38 et note 10, des raisons qui ont déterminé Hésiode à commencer son poème par la distinction des deux Erides laisse finalement la question sans réponse : elle constate simplement qu’Hésiode entre in médias res dans son propos par une « réaction » dont les motivations ne sont pas véritablement explicitées.
63 Voir G. Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore/Londres, 1979, p. 309 ss. Dans les Chants Chypriens l’intervention d’Éris aux noces de Thétis et de Pelée est le premier acte dans l’exécution du plan conçu par Zeus et Thémis pour soulager la Terre.
64 Certains critiques (cf. W. Fuss, Versuch einer Analyse von Hesiods ῎Εργα καὶ ‘Hμέραι, Leipzig, 1910, p. 25) ont voulu que le « mythologème » visé par le vers 11 des Travaux ne soit pas celui que nous lisons dans la Théogonie mais la communis opinio des Hellènes, c’est-à-dire une représentation répandue dans l’auditoire des rhapsodes. La différence, pour ce qui nous concerne, serait minime, puisque c’est de toute façon cette communis opinio que la Théogonie recueille pour lui donner un sens.
65 À dire vrai, « Lutte » dans la traduction de Mazon est au singulier.
66 Peut-être faut-il admettre qu’Hésiode superpose ici délibérément deux tours ? Celui qui ferait des Erides les membres du genos et celui qui ferait d’elles l’origine de leurs genè.
67 Je me réfère ici aux analyses de G. Nagy, 1979, p. 222 à 242.
68 La traduction d’Evelyn-White : « when he came to understand her », est recommandée par Verdenius qui la préfère à celle de West dans son commentaire : « seeing her at work ». J’avoue n’être tout à fait satisfait ni par l’une ni par l’autre explications, νοήσας indique à la fois que l’on s’avise d’une chose ou d’un événement et que l’on en perçoit la nature ou la portée. La découverte d’Hésiode ne consiste pas tant à comprendre la vraie nature d’une puissance dont on connaissait déjà l’existence qu’à saisir à ses effets l’existence et la nature d’une divinité dont personne ne s’était avisé jusque-là. Cette découverte est une condition nécessaire de l’éloge que l’on peut faire de la déesse.
69 L’adverbe διάνδιχα exprime, dans le premier chant de l’Iliade (v. 189), la contradiction des deux résolutions extrêmes entre lesquelles balance le cœur (ἦτορ) d’Achille : tuer Agamemnon ou réfréner sa colère (ἦτορ... διάνδιχα μερμήριξεν ἢ... Άτρεΐδην ἐναρίζοι, ἦε χόλον παύσειεν κτλ.). Marquée par le simple δίχα l’opposition des deux partis qui se disputent sur le sort de la ville assiégée est sans doute moins forte (XVIII, v. 510 : δίχα δέ σφισιν ἥνδανε βουλή, ἠὲ διαπραθέειν ἢ ἄνδιχα πάντα δάσασθαι). Mais à côté de ces emplois psychologiques des adverbes διάνδιχα et δίχα on trouve dans l’Iliade le second dans un contexte très proche de celui du vers 13 des Travaux. L’expression δίχα θυμòν ἔχοντες signale l’antagonisme des camps divins que Zeus envoie s’affronter sur le champ de bataille dans les vers qui annoncent la Théomachie, (XX, v. 32 : βὰν δ’ ἴμεναι πόλεμόνδε θεοί, δίχα θυμòν ἔχοντες). L’opposition des « cœurs » (voir les remarques de Verdenius sur ce point) est même explicitement mise en relation avec le motif et le nom de l’Eris au début de la Théomachie (cf. XXI, v. 385 s. : Έν δ’ ἄλλοισι θεοῖσιν ἔρις πέσε. βεβριθυῖα ἀργαλέη, δίχα δέ σφιν ἐνὶ φρεσὶ θυμòς ἄητο).
70 West, ad 161 ; Verdenius, ad 14, s. v. κακόν.
71 Hésiode enferme la définition de l’action d’Eris dans l’espace d’un seul vers en substituant δῆριν, que l’Iliade utilise une fois à cette place dans l’expression πόνον καὶ δῆριν ἔθεντο (XVII, v. 158 ; peut-être faut-il lire aussi δῆριν θήτην en XVI, v. 756, cf. Janko, ad loc.), à (φύλοπιν αἰνήν, et en retenant un verbe auquel l’Iliade donne deux fois πόνον comme objet et Zeus comme sujet (XVI, v. 651, et, en fin de vers, à l’imparfait, II, v. 420 ; on trouve aussi, à cette place dans le vers, le présent de l’indicatif dans une comparaison pertinente pour notre passage : XV, v. 383), mais qu’elle applique à Eris, au participe présent avec pour complément d’objet στόνον ἀνδρῶν, dans le dernier vers du passage qui décrit la présence sinistre de la divinité parmi les combattants, à l’instant où la première bataille du poème va s’engager (IV, v. 444 s. : ἣ σφιν καὶ τότε νεῖκος ὁμοίϊον ἔμβαλε μέσσῳ ἐρχομένη καθ’ ὅμιλov, ὀφέλλουσα στόνον ἀνδρῶν).
72 Verdenius, ad loc., restreint arbitrairement à mon sens la valeur de l’adjectif κακός et veut trop tirer de l’« objectivité » d’Homère. S’il ne fait aucun doute que la brutalité avec laquelle la guerre est peinte dans l’Iliade et l’insistance manifeste dans les épithètes qui la qualifient sur l’horreur qui lui est inhérente servent à rehausser le « pathétique » du destin des héros, comme l’a suggéré Griffin dans une étude pénétrante et informée (« Homeric Pathos and Objectivity », Classical Quarterly, n.s. 26, 1976, p. 161-187 ; cf. Homer on Life and Death, p. 103-143), on ne peut conclure de cet usage esthétique des adjectifs qui décrivent la guerre comme un mal qu’ils n’ont pas pour le poète le sens qu’ils ont pour ses personnages divins ou humains. Reste, et c’est là qu’Hésiode s’oppose de manière décidée à la tradition homérique, que les aèdes font de ce mal le principe du plaisir que leurs chants procurent à leur auditoire en même temps que le champ d’expérience qui permet aux meilleurs de se distinguer : le destin tragique des héros offre à ceux qui ne savent pas en lire les leçons un modèle de conduite aussi fascinant que dangereux.
73 On songe évidemment à la Διòς βουλή du cinquième vers de l’Iliade et aux références que l’expression implique aux traditions diverses des Cycles de Thèbes et de Troie. Mais ce n’est évidemment pas par le seul hasard des contraintes métriques, quoi qu’en pense West, qu’Hésiode a évité ici le nom de Zeus. Les divergences d’opinion entre Bona Quaglia, West et Verdenius montrent pourquoi cette expression chargée de résonnances épiques a embarrasé les commentateurs. Le choix des termes s’éclaire si Ton observe qu’Hésiode s’intéresse moins au cours des choses qu’à la représentation contestable qu’en donnent les aèdes de la tradition épique.
74 P. 144, ad loc.
75 Le fragment des Chants Chypriens qui racontait la naissance d’Hélène, fille de Zeus et de Némésis, fait un usage semblable de la formule (Cypria, fr. VII Allen, v. 2 ss. : τήν ποτε καλλίκομος Νέμεσις φιλότητι μιγεῖσα Ζηνὶ θεῶν βασιλῆϊ τέκε κρατερῆς ὑπ’ ἀνάγκης φεῦγε γὰρ, οὐδ’ ἔθελεν μιχθήμεναι κτλ.)
76 Nous avons noté plus haut un écho possible du même épisode dans le deuxième hémistiche du vers 13, διὰ δ’ ἄνδιχα θυμòν ἔχουσιν, évoquant le vers XX, 32 de l’Iliade, βὰν δ’ ἴμεναι πόλεμόνδε θεοί, δίχα θυμòν ἔχοντες, c’est-à-dire la description du départ des Olympiens pour le combat, origine de la Théomachie, que reprennent à distance les deux vers qui introduisent le récit de la bataille des dieux au XXIème chant : ἐν δ’ ἄλλοισι θεοῖσιν ἔρις πέσε βεβριθυῖα ἀργαλέη (cf. XX, v. 55 : ἐν δ’ αὐτοῖς ἔριδα ῥήγνυντο βαρεῖαν), δίχα δέ σφιν ἐνί φρεσί θυμòς ἄητο (v. 385 s.).
77 Dans le vers de Solon que West cite à l’appui de son interprétation (13 W., v. 11) le verbe ne signifie pas non plus seulement que les hommes « cultivent » la richesse en s’enrichissant par des moyens violents ; il implique aussi que cette richesse vaut à son détenteur un statut social et une considération. La même remarque s’applique, comme le montre l’élégie où il figure, au vers 189 de Théognis (des nobles n’hésitent pas à s’allier avec des vilains pour l’argent que leurs mariages leur rapportent, subvertissant ainsi la hiérarchie des timai).
78 Vers 7 ; cf. encore les vers 321 à 326.
79 Tradizione ed esegesi, Brescia, 1969, p. 26-28. Verdenius (p. 23, note 92) objecte qu’on ne trouve pas ἐγείρειν τινὰ ἐπὶ τι chez Homère, mais cet argument ne me paraît pas décisif. L’explication qu’il propose pour le tour, à partir d’un emploi métaphorique d’ἐπεγείρειν (attesté au sens propre dans l’Odyssée XXII, v. 431), est intéressante, mais on peut aussi songer, pour ἐπὶ ἔργον à la formule ἔργον ἐποίχεσθαι dépendant d’un verbe d’ordre (κέλευε, Iliade VI, v. 491 s. = Odyssée I, v. 357 s., et XXI, v. 351 s.) ou de volonté (οὐκ ἐθελήσει[ς], Odyssée XVII, v. 227, et XVIII, v. 363).
80 D. Lohmann a étudié le fonctionnement de cette complémentarité thématique dans les discours de l’Iliade ; voir Die Komposition der Reden in der Ilias, Berlin, 1970, p. 25.
81 Voir le relevé des emplois dans Lexikon des frühgriechischen Epos, s. v., ἔργον. Dans une formule comme celle qui conclut l’appel de Sarpédon à ses Lyciens (πλεόνων δέ τε ἔργον ἄμεινον, Iliade XII, v. 412), ἔργον désigne le labeur du combat, mais il se pourrait qu’on ait affaire là à un dicton d’application plus large.
82 L’expression est utilisée une fois par le poète de l’Odyssée dans un contexte éclairant (XII, v. 116). À Ulysse qui songe encore malgré ses expériences passées à affronter Scylla pour défendre ses compagnons Circé reproche de n’avoir la tête qu’aux travaux guerriers et au combat : καὶ δὴ αὖ τοι πολεμήϊα ἔργα μέμηλε καὶ πόνος. C’est le héros du cycle épique que la magicienne critique ironiquement ici en le rappelant au sentiment de sa condition mortelle.
83 IX, v. 527 : μέμνημαι τόδε ἔργον ἐγὼ πάλαι... ώς ἦν. Noter dans le même contexte la référence aux κλέα ἀνδρῶν (οῦτω καὶ τῶν πρόσθεν ἐπευθόμεθα κλέα άνδρῶν ἡρώων, v. 524 s.).
84 Odyssée I, v. 337 s. : Φήμιε, πολλὰ γὰρ ἄλλα βροτῶν θελκτήρια οἶδας, ἔργ’ ἀνδρῶν τε θεῶν τε, τά τε κλείουσιν ἀοιδοί. On lira une interprétation séduisante de ce passage dans P. Pucci, Odysseus Polutropos, Ithaca/Londres, 1987, p. 198-201.
85 Verdenius, p. 23, n. 90, apporte des corrections pertinentes à l’explication de Denys Page (Sappho and Alcaeus, Oxford, 1955, p. 315, dans une note au fragment 360 d’Alcée). Sa critique de la traduction de Mazon (« l’indolent ») n’est peut-être pas injustifiée, mais la traduction littérale qu’il propose pour l’adjectif (« who is unable to use his hands ») n’autorise pas à conclure que celui-ci désigne l’inefficacité ou la maladresse comme une qualité permanente d’un individu. Le rapprochement avec ἀπάλαμνος dans l’Iliade (V, v. 597) inviterait plutôt à penser le contraire : à la vue d’Arès Diomède se sent réduit à l’impuissance comme le voyageur devant un torrent en crue ; c’est la violence du courant qui lui montre l’inutilité d’essayer de traverser, non une incapacité qui lui serait propre ; ou pour le dire autrement tout homme est ἀπάλαμνος devant le déchaînement des forces naturelles comme devant l’action des dieux (il faut lier étroitement l’adjectif avec le verbe στήῃ au début du vers suivant). Les deux formes ἀπάλαμος et ἀπάλαμνος, peuvent être considérées comme des variantes métriques d’un même mot (Chantraine, Dictionnaire étymologique, s. v. παλάμη).
86 Dans l’Iliade cette comparaison annonce discrètement à l’intérieur de l’aristie de Diomède l’exploit que constitue le combat d’Achille contre le fleuve au chant XXI (cf. v. 325, μορμύρων ἀφρῷ). L’« impuissance » de Diomède est surmontée grâce à l’intervention d’Athéna qui pousse son protégé contre Arès dans le Vème chant (v. 793-863), comme le désarroi d’Achille (XXI, v. 272-283) cesse lorsque Poséidon et Athéna viennent à l’aide du héros (la relation des deux épisodes est soulignée par l’écho réciproque des vers V, 828 s., et XXI, 289 s., τοίη... ἐγὼν ἐπιτάρροθός εἰμι / τοίω νῶϊ ἐπιταρρόθω εἰμέν ; voir aussi XXI, v. 304, pour le rôle d’Athéna). Le combat contre le fleuve amorce la bataille des dieux ; cf. XXI, v. 385 s., cités ci-dessus, note 65, pour un emploi significatif du mot ἔρις.
87 West, ad loc. : « it is doubtful whether χατίζει can mean ‘feels desire’ for something freely available ». Verdenius, ad χατίζων : « χατίζω and χατέω used in the sense of ‘to desire’always refer to a desire the fulfilment of which does not depend on the subject himself ».
88 VIII, v. 156, et XI, v. 350. Ces deux exemples confirment l’observation de Verdenius : la satisfaction du besoin dépend d’une instance extérieure au sujet.
89 Le même épisode du VIIème chant montre de manière exemplaire l’articulation des motifs de la force et de la compétence (v. 197 s. : οὐ γάρ τίς με βίῃ γε... δίηται, οὐδέ τι ἰδρείῃ, ἐπεὶ οὐδ’ ἐμὲ νήϊδά γ’... ἔλπομαι... γενέσθαι, cf. XVI, v. 359 s.), de la suprématie conférée par les dieux (v. 205 : ἴσην... βίην καὶ κῦδος ὄπασσον), de la victoire qui en résulte (vers 81 : εἰ δέ κε... δώῃ... μοι eὖxoς ’Απόλλων ; v. 203 : δòς νίκην Αἴαντι καὶ... εὖχος ἀρέσθαι), et de la gloire qui en est le produit (v. 91 : τò δ’ ἐμòν κλέος οὔ ποτ’ ὀλεῖται).
90 Voir, sur les rapports entre les épopées « panhelléniques » d’Homère ou d’Hésiode et les traditions locales contre lesquelles elles se construisent, les analyses stimulantes de Gregory Nagy dans The Best of the Achaeans, l’essai sur « Hesiod » et Pindar’s Homer.
91 Voir les vers 381 s., qui concluent cette unité : σοὶ δ’ εἰ πλούτου θυμòς ἐέλδεται ἐν φρεσίν ᾖσιν, ὦδ’ ἔρδειν, καὶ ἔργον ἐπ’ ἔργῳ ἐργάζεσθαι.
92 Voir aussi ce qu’Ulysse dit aux gens du commun dans le IIème chant de l’Iliade, v. 221 s.
93 Le proème de la Théogonie conserve peut-être la trace d’une réflexion sur la face nocturne de l’acte poétique dans l’indication que Zeus s’unit neuf nuits durant à Mnémosyne pour engendrer les Muses (v. 56). Il est significatif que le catalogue des accouplements de Zeus, à partir du vers 886, ne donne pas d’indications sur le moment choisi pour les autres unions du dieu.
94 Odyssée XI, v. 373 s. (νὺξ, δ’ ἥδε μὰλα μακρὴ ἀθέσφατος... σὺ δέ μοι λέγε θέσκελα ἔργα), répondant à 328-332. L’exemple des sociétés où des formes de poésie héroïque sont encore vivantes, ou l’étaient récemment, a d’ailleurs conduit des savants à supposer que la récitation des grandes compositions épiques de la Grèce archaïque avait lieu pendant la nuit (voir, entre autres, O. Taplin, Homeric Soundings, Oxford, 1992, p. 29 s.).
95 Zeus est « Cronide » par référence au processus théogonique. L’usage de θῆκε dans la Théogonie est lié au thème du gouvernement de Zeus, et notamment à l’acte fondateur de l’ordre cosmique après la victoire sur les Titans, la répartition des timai entre les immortels (v. 881-885 : θεοὶ... ὤτρυνον βασιλευέμεν ἠδὲ ἀνάσσειν... Ζῆν ἀθανάτων ὅ δὲ τοῖσιν ἐὺ διεδάσσατο τιμάς). L’épithète ὑψίζυγος nomme la souveraineté universelle du dieu. Par contraste avec νὺξ ἐρεβεννή la formule αἰθέρι ναίων désigne le pouvoir de Zeus comme diurne dans son essence, et l’on doit supposer que la distribution entre les aspects nocturnes d’Eris, liés à sa naissance, et ses aspects diurnes, liés à sa fonction, n’est pas simplement produite par les aléas de la versification hexamétrique.
96 Voir aussi la note de West : « κότος and φθόνος are not in the spirit of the good Eris ». Je renvoie sur ce point au commentaire de Verdenius, p. 27 et note 114.
97 XVII, v. 382-387 (menuisier, aède et mendiant sont cités dans ce contexte : τίς γὰρ δὴ ξεῖνον καλεῖ ἄλλοθεν αύτòς ἐπελθὼν ἄλλον γ’, εἰ μὴ τῶν oἳ δημιοεργοὶ ἔασι, μάντιν ἢ ίητῆρα κακῶν ἢ τέκτονα δούρων, ἢ καὶ θέσπιν ἀοιδόν, ὅ κεν τέρπησιν ἀείδων ; οὖτοι γὰρ κλητοί γε βροτῶν έπ’ ἀπείρονα γαῖαν πτωχòν δ’ οὐκ ἄν τις καλέοι τρύξοντα ἓ αὐτόν. Le potier n’est pas nommé, mais un passage de l’Iliade [XVIII, v. 599-606] l’associait aux danseurs et, si l’on en croit le témoignage d’Athénée, à l’aède).
98 Le mendiant a aussi son ergon que l’on peut tourner en dérision en le traitant de « mauvais » (kakon) par opposition à l'ergon « véritable », celui des champs, qu’Hésiode décrit avec éloge dans les Travaux. C’est ce que font Mélanthios et Eurymaque dans l’Odyssée. Le travail des champs est lié de manière insultante, dans la bouche du second, à la condition sociale du thète. Eurymaque fait d’abord rire les Prétendants aux dépens d’Ulysse (sa plaisanterie évoque — sans que ni lui ni ses auditeurs le sachent — la réapparition d’Achille sur le chant de bataille dans le XVIIIème chant de l’Iliade) ; puis se tournant vers Ulysse il lui offre dans le même esprit de servir chez lui comme journalier agricole en lui promettant un bon salaire, mais il ajoute aussitôt (Odyssée XVIII, v. 362-364) : ἀλλ’ ἐπεὶ οὖν δὴ ἔργα κάκ’ ἔμμαθες, οὐκ ἐθελήσεις ἔργον ἐποίχεσθαι, ἀλλὰ πτώσσειν κατὰ δῆμον βούλεαι, ὄφρ’ ἂν ἔχῃς βόσκειν σὴν γαστέρ’ ἄναλτον (ces insultes ont été déjà proférées par l’esclave Mélanthios dans le chant XVII, v. 226-228).
99 Dichtung und Dichtersprache in indogermanischer Zeit, Wiesbaden, 1967, § 600-3, p. 296 s. Je renvoie pour ce qui suit aux développements de J. Svenbro sur les relations entre l’activité de l’artisan et celle du poète dans : La Parole et le marbre, Lund, 1976, p. 186-193, à propos de Pindare, ainsi qu’à l’analyse du nom d’Homère proposée par Gregory Nagy dans : The Best of the Achaeans, p. 297 à 300. Les observations des comparatistes rendent incertaine la césure sémantique et chronologique introduite par Svenbro entre « aède » et « poète ».
100 ἅρμα, sur la même racine verbale qu’ἀραρίσκω (Chantraine, Dictionnaire étymologique, s. v.), dont Nagy signale les usages poétiques dans la tradition grecque (συνάρηρεν ἀοιδή, Hymne à Apollon, v. 164, ou έπέων... τέκτονες οῖα σοφοὶ ἅρμοσαν, Pindare, Pythiques, III, v. 113 s.), résumés dans le nom d’Homère (Best of the Achaeans, p. 297-300 : « he who fits [the song] together »). Voir aussi ἀρτιέπειαι, épithète des Muses dans la Théogonie, v. 29, dont le premier terme se rattache à la même racine (Dictionnaire étymologique, p. 117 s. ; G. Nagy, p. 297 : « having words... fitted together »). Les verbes dérivés ἁρμόζω et τεκταίνομαι sont tous deux employés dans l’épopée pour la construction des navires (Iliade V, v. 62 ; Odyssée V, v. 162). La description dans l’Odyssée (V, v. 228-261) de la construction de l’esquif (σχεδίη) qui permet à Ulysse de franchir l’abîme qui sépare l’île de Calypso du pays des Phéaciens, l’effacement et l’oubli (οὔ τις μέμνηται Όδυσσῆος) du retour à la mémoire et à la présence à la faveur d’un chant, pourrait être ainsi pour cette tradition poétique une métaphore consciente de la construction du poème qui rétablit dans sa vérité l’identité « perdue » du héros. Ulysse construit lui-même sa barque (ou son radeau) avec un art égal à celui qu’il montre lorsqu’il fait, lui-même, le récit de ses voyages (« vrais » ou « feints »).
101 XVII, v. 382-387.
102 Vers 604/5 (= Odyssée IV, 17/8) : μετὰ δέ σφιν ἐμέλπετο θεῖος ἀοιδòς φορμίζων. Le sens de μέλπομαι fait l’objet de discussion. Dans le contexte du chant IV de l’Odyssée il semble que le verbe veuille dire simplement « chanter », en s’accompagnant, en l’occurrence, sur la lyre. Peut-être, plus spécifiquement, « chanter et danser ». Mais rien n’oblige à penser que le chanteur danse ou se meuve pendant qu’il chante et joue de son instrument. Il se peut qu’il soit assis. On note le même contraste, dans la scène du Bouclier, entre l’immobilité de l’artisan « assis » (v. 601) et le mouvement qu’il imprime à son outil.
103 Comparer le programme que dessinent les instructions de Calypsô à Ulysse, V, v. 162 s., άλλ’ ἄγε δούρατα μακρὰ ταμὼν ἀρμόζεο χαλκῷ εὐρεῖαν σχεδίην, avec la réalisation que décrit le narrateur, v. 228-261, notamment 234 : δῶκέν οἱ πέλεκυν μέγαν, ἄρμενον ἐν παλάμῃσι, χάλκεον κτλ, 238 et 241 : ὅθι δένδρεα μακρὰ πεφύκει, 243 : ὁ τάμνετο δοῦρα, 244 : πελέκκησεν δ’ ἄρα χαλκῷ, 247 s. ; τέτρηνεν δ’ ἄρα πάντα καὶ ἥρμοσεν ἀλλήλοισι, γόμφοισιν δ’ ἄρα τήν γε καὶ ἁρμονίῃσιν ἄρασσεν, 250 ; εὖ εἰδὼς τεκτοσυνάων, 251 : εὐρεῖαν σχεδίην ποιήσατ’ ’Oδυσσεύς.
104 Dans les poèmes hésiodiques le verbe est notamment appliqué au modelage de Pandore par Héphaïstos (πλαστὴν γυναῖκα, Théogonie, v. 513, γαίης σύμπλασσε v. 571, ἐκ γαίης πλάσσε, Travaux, v. 70). La perfection du travail se mesure à l’effet de « ressemblance » qu’il produit. Cette apparence « feinte » est trompeuse de ce fait même (voir, dans ce volume, l’analyse de Pierre Judet de La Combe, p. 296-299). Appliqué au modelage des « histoires » : Xénophane, fr. 1, v. 22 West, appelle πλάσματα les inventions des poètes de Titanomachies, de Gigantomachies et de Centauromachies. πλάσσω est bien attesté avec une valeur péjorative chez Hérodote, I, 68 : ἐκ λόγου πλαστοῦ (le récit forgé à Lacédémone pour justifier l’exil feint de Lichas) ; IV, 77 : ὁ λόγος... πέπλασται ὑπ’ αὐτῶν ‘Ελλήνων (une anecdote concernant Anacharsis) ; VIII, 80 : ἢν... ἐγὼ αὐτὰ λέγω, δόξω πλάσας, λέγειν καὶ où πείσω (Thémistocle demande à Aristide de communiquer lui-même au conseil la nouvelle que la flotte grecque est encerclée ; le rapport entre πλάσσω et πείθω est notable dans ce contexte). L’Odyssée s’inquiète et joue de la similitude trompeuse entre le mensonge et la réalité, et des analogies entre les fictions séduisantes du mendiant et le chant des poètes (cf. P. Pucci, 1987, p. 191-208). Il n’y a pas de contradiction entre l’exact ajustement des mots et le caractère trompeur des fictions qu’ils accréditent (Iliade XXII, v. 281 s. : ἀλλά τις ἀρτιεπὴς καὶ ἐπίκλοπος ἒπλεο μύθων, ὄφρα σ’ ὑποδείσας μένεος ἀλκῆς τε λάθωμαι).
105 Comme Pandore, δόλον αἰπὺν ἀμήχανον (Travaux, v. 83).
106 Les deux divinités techniciennes qui, selon les poètes, patronnent les savoirs de l’artisan et les enseignent aux hommes sont associées dans une comparaison répétée de l’Odyssée (VI, v. 232-235 = XXIII, v. 159-162), dans l’Hymne homérique à Héphaïstos, v. 2, dans l’Élégie aux Muses de Solon (13, v. 49 W. ; on notera que dans l’énumération des professions auxquelles s’appliquent les hommes, les artisans précèdent immédiatement les aèdes). Elles collaborent, dans la Théogonie et les Travaux, à la fabrication de Pandore. Leur association dans le culte est bien attestée à Athènes (mais la définition de leurs rapports fait l’objet de débats entre historiens). Leurs attributions sont distinctes mais complémentaires (cf. Françoise Frontisi-Ducroux, Dédale. Mythologie de l’artisan en Grèce ancienne, Paris, 1975, p. 52-63). Héphaïstos est maître des arts du feu, forgeron et orfèvre bien sûr, comme le montre l’Iliade, mais aussi potier : c’est lui qui façonne Pandore. Athéna joint au tissage (et aux savoir-faire qui lui sont liés) les arts du charpentier et du menuisier, qu’il s’agisse du cheval de bois (Odyssée VIII, v. 492 s. : ἵππου κόσμον ἄεισον δουρατέου, τòν ’Eπενιòς ἐποίησεν σὺν ’Aθήνῃ), ou des nefs de Pâris (Iliade V, v. 59-63 : τέκτονος υἱόν ’Αρμονίδεω, ὃς χερσίν ἐπίστατο δαίδαλα πάντα τεύχειν ἔξοχα γάρ μιν έφίλατο Παλλὰς ’Aθήνη ὃς καὶ ’Aλεξάνδρῳ τεκτήνατο νῆας έΐσας ἀρχεκάκους, κτλ.).
107 Cf. W. Marg, Homer über die Dichtung, 2ème éd., Munster, 1971.
108 Le tissage peut assurément, dans l’épopée, offrir sa métaphore au travail du poète : Hélène, à son métier, tisse dans sa toile les épreuves que sa présence à Troie impose aux deux peuples (Iliade III, v. 126). Mais les femmes et leurs ouvrages sont associés, dans les Travaux, à Pandore (pour le tissage, v. 63 s.). Il est du reste intéressant, lorsque l’on réfléchit à la figure de l’Athéna Erganè dans la tradition poétique, d’observer que le latin texo, sur la racine verbale qui a donné en grec τέκτων, s’est spécialisé dans le sens de « tisser ».
109 Si, comme je le crois, Hésiode a l’Iliade présente à la mémoire sous une forme au moins très proche de celle sous laquelle le poème nous est parvenu, le tissage d’Hélène est à sa façon aussi emblématique de l’épopée homérique (ou des épopées guerrières du cycle troyen) que le bouclier d’Achille. On notera que les tisseuses de l’Odyssée ne sont pas neutres elles non plus : Circé et Calypsô, qui chantent à leur métier et s’appliquent, comme la poésie, à charmer (cf. θέλγειν I, v. 57, et X, v. 213 et 291) qui tombe en leur pouvoir pour lui faire perdre la mémoire (I, v. 57, et X, v. 236), et Pénélope qui résiste à l’enchantement de l’aède et dé-tisse chaque nuit son ouvrage pour empêcher que le kleos d’Ulysse ne sombre dans l’oubli.
110 Sur la signification du phthonos dans la poétique de la Grèce archaïque, et la scène d’Iros, voir G. Nagy, 1979, p. 224-232. Sur les rapports indécis entre aèdes et mendiants dans l’Odyssée et chez Hésiode, voir P. Pucci, 1987, notamment p. 30, n. 34, et p. 196, n. 14.
111 Pour les vagabonds (ἀλῆται), voir Odyssée XIV, v. 124-132 et notamment les vers 124 s. et 131 s. (ἀλλ’ ἄλλως κομιδῆς κεχρημένοι ἄνδρες ἀλῆται ψεύδοντ’, οὐδ’ ἐθέλουσιν ἀληθέα μυθήσασθαι... αἶψά κε καὶ σύ, γεραιέ, ἔπος παρατεκτήναιο, εἴ τίς τοι χλαῖνάν τε χιτώνά τε εἵματα δoίη). En ce qui concerne la nécessité à laquelle obéissent les poètes, voir les analyses de P. Pucci, 1987, p. 191-208 et 228-235. Sur l’apostrophe des Muses à Hésiode (Théogonie, v. 26), je renvoie à l’interprétation proposée par H. Wismann, dans ce volume, p. 17-20.
112 Vers 16 : οὔτε τινὰ φθονέω δόμεναι ; 17 s. : οὐδέ τί σε χρὴ ἀλλοτρίων φθονέειν. Cf. G. Nagy, 1979, p. 228-232.
113 P. Pucci, cité n. 111.
114 Odyssée XVII, v. 382-385 : τίς γὰρ δή ξεῖνον καλεῖ... ἄλλον γ’, εἰ μὴ... καὶ θέσπιν ἀοιδόν, ὅ κεν τέρπῃσιν ἀείδων.
115 Odyssée XVII, v. 377 : πτωχοὶ ἀνιηροί, δαιτῶν ἀπολυμαντῆρες, et la réponse d’Eumée, v. 387 : πτωχòν δ’ oὐκ ἄν τις καλέοι τρύξοντα ἓ αὐτόν.
116 La jalousie des poètes et leurs affrontements sont source de réjouissance pour ceux qui y assistent comme la querelle d’Ulysse et Iros l’est pour les Prétendants (Odyssée, v. XVIII, v. 37 : οἵην τερπωλὴν θεòς ἤγαγεν ἐς τόδε δῶμα).
117 G. Nagy, 1979, p. 229, définit phthonos « as a traditional negative foil of praise poetry within praise poetry ». Verdenius souligne fortement que le verbe φθονέω ne signifie pas que l’on désire ce qu’a un autre mais, très négativement, que l’on est chagriné que l’autre ait ce qu’il a. Mais la manière dont il rend compte de l’emploi de ce verbe ici ne me satisfait pas vraiment. Si vif que soit le goût de la compétition parmi les Grecs, je doute qu’Hésiode décrive les rivalités entre aèdes dans les termes du phthonos sans avoir une autre idée derrière la tête que d’exprimer l’acharnement à l’emporter dans les concours de chant.
118 Il ne me paraît pas douteux en revanche qu’il y ait de l’ironie dans l’emploi de κοτέει pour les rivalités des artisans et de l’humour dans l’application de φθονέει aux poètes.
119 Je renvoie sur ce point à mon article : « Un héritage disputé », dans : G. Arrighetti-F. Montanari (éds.), La Componente autobiografica, Pise, 1993, p. 41-72, et ci-dessous à la discussion des vers 37-42 et 41-46.
120 οὐδέ τί σε χρὴ ἀλλοτρίων φθονέειν, Odyssée XVIII, v. 17 s. Dans la situation embarrassante où l’a placé son costume Ulysse s’adresse à Iros dans des termes qui font écho à ceux que Télémaque a employés pour reprocher à Antinoos la grossièreté de sa conduite. Mais au mendiant l’aidôs ne convient guère, comme son fils et sa femme le rappellent avec insistance au héros grimé (XVII, v. 345-347 = 350-352 ; XVII, v. 576-578).
121 Odyssée I, v. 351 s. : τὴν γὰρ ἀοιδὴν μᾶλλον ἐπικλείουσ’ ἄνθρωποι, ἥ τις ἀκουόντεσσι νεωτάτη ἀμφιπέληται.
122 Voir les remarques de Verdenius sur ἐνικάτθεο et θυμῷ dans son commentaire, p. 30 : « θυμός... is used in situations (like the present one) where consideration is, or should be, followed by prompt action ».
123 Mais le véritable propos du parallèle introduit entre le roi et le poète, dans le proème de la Théogonie, suppose une perception de la fonction sociale du poète beaucoup plus complexe qu’il ne semble à s’en tenir à la surface du texte. Je renvoie sur ce point à la contribution d’André Laks, « Le double du roi », p. 83-91.
124 Dans l’introduction de l’édition commentée, p. 36 : « the next line brings something unexpected : ‘And may the bad Eris not keep you from work’. Now the bad Eris ought to be the cause of war and fighting..., not of idleness ». La difficulté n’est pas vraiment levée lorsqu’on suppose, avec Verdenius, que l’Eris du vers 28 est un principe de chicane. Comment rendre compte de la substitution abrupte de l’« inaction » à la guerre ?
125 Pour cette interprétation du sens de χαίρω voir J. Latacz, Zum Wortfeld « Freude » in der Sprache Homers, Heidelberg, 1966. Le plaisir propre de la poésie (qu’expriment les mots de la famille de τέρπομαι) est le medium, théoriquement neutre, qui rend efficaces dans les conditions présentes les modèles de conduite inscrits dans la geste des héros. Tout l’effort, peut-être utopique, d’Hésiode vise à séparer le medium poétique, qu’il entend conserver, du paradigme éthique et narratif de l’épopée.
126 Verdenius p. 30, s.v. ῎Epiç : « Hes. does not tell us what the quarrel was about ». Il résume la reconstruction hypothétique, et arbitraire, de Mazon. Ces acrobaties sont inutiles. Le texte contient les clefs de son déchiffrement.
127 D’où, nous l’avons vu, le besoin de rappeler que le travail n’est pas source de déshonneur (v. 311 : ἔργον... οὐδέν ὄνειδος).
128 La relation inverse qui ferait du second participe l’expression d’une modalité de l’action exprimée par le premier est improbable, compte tenu de la force expressive d’ὀπιπεύω, à moins qu’on ne fasse de l’Eris même le complément implicite d’ἐπακουóν. Cette dernière hypothèse me semble, à la réflexion, assez peu satisfaisante pour le sens et difficile pour la grammaire : « puisse Lutte qui prend plaisir au mal ne pas détourner ton cœur du travail tandis que tu épies les querelles de l’assemblée en lui prêtant l’oreille ». Les deux participes lieraient de manière intéressante la fonction sociale de la poésie (symbolisée par l’écoute d’Eris) et les conduites que l’imitation des héros induit dans le monde actuel. Mais l’expression de la pensée semble alors mal assurée dans la mesure où l’acte même d’épier les querelles, avec la valeur intensive du verbe, doit être déjà le résultat de l’influence d’Eris.
129 On songera aussi à la manière dont Thersite a observé la scène de la Querelle, et à l’usage qu’il en fait dans l’assemblée du IIème chant.
130 Le sens d’ἀγορῆς a fait l’objet de discussions : place ou assemblée. L’alternative n’a guère d’importance si le vers 29 interprète à l’aide de représentations de l’épopée le hic et nunc de la fiction des Travaux.
131 La matière de ces deux cycles suffit à Hésiode, on le sait, pour définir l’âge des héros.
132 Iliade XVIII, v. 497 s. : λαοὶ δ’ εἰν ἁγορῇ ἔσαν ἀθρόοι. ἔνθα δὲ νεῖκος ὠρώρει, δύο δ’ ἄνδρες ἐνείκεον κτλ Le tableau qui suit présente la cité de la guerre. On notera aussi l’emploi dans l’Odyssée de la formule νεῖκος ὁμοιΐου πολέμοιο qui lie étroitement le neikos la guerre (XVIII, v. 264, où il s’agit de la guerre de Troie, et XXIV, v. 543, dans une scène — intéressante pour la thématique des Travaux — qui traite du rétablissement incertain de la paix civile à Ithaque [cf. en outre XXIV, v. 475 s., 482-486, 531 s.]).
133 Wilamowitz, p. 45 : « Aber um solche Händel und solches Gerede kann sich nicht kümmern, (muβ sie vielmehr ὀλιγωρεῖν), wer nicht etc. ». West, ad loc., avec un prudent « perhaps » que démentent partiellement ses notes aux vers 320 et 572, d’une part, et la manière dont il commente le passage dans son introduction, p. 37, d’autre part : « We gather that Perses’resources are slender ; otherwise these lines appear to have brought nothing new ». Verdenius, p. 32, avec des remarques critiques sur l’explication proposée par West (ad 320) de la dérivation du sens dissuasif à partir de la constatation négative.
134 Commentaire, p. 31 : « Not out of curiosity or to fill his leisure, but obviously to get acquainted with the tricks of legal action with a view of using them against his brother ». Cette évidence ne m’apparaît pas aussi clairement.
135 La note de Verdenius paraît difficilement compatible avec celle, critique à l’égard de West, qui la précède immédiatement.
136 Sur les systèmes hypothétiques dont la protase est à l’optatif et l’apodose au futur de l’indicatif, voir KG, II, p. 478 (pour Iliade XX, v. 100 ss., la valeur de l’exemple est rendue incertaine par la difficulté de trancher au vers 102 entre l’interprétation de νικήσει comme un optatif aoriste ou comme un futur de l’indicatif). Sur la forme paratactique sous laquelle peut se présenter un système hypothétique, voir Chantraine, Grammaire homérique, II, § 405, p. 275 s.
137 La formule νείκεα καὶ δῆριν ὀφέλλοις rappelle à dessein, en la modifiant, celle qui définissait l’action de la mauvaise Eris au vers 14 : πόλεμόν τε κακòν καὶ δῆριν ὀφέλλει. Les neikea suscités par Persès, s’il suivait la pente de son nom, trahiraient l’influence de la divinité qui préside au déchaînement de la bataille et impliqueraient au moins symboliquement le risque ou la possibilité de la guerre, du polemos kakos, auquel ils se substituent dans le vers 33. On notera le rapprochement entre l’empoignade de deux paysans à propos d’une affaire de bornage et l’acharnement du combat dans une comparaison du XIIème chant de l’Iliade (v. 421-426) où l’on trouve précisément dans le même contexte des formes appartenant aux familles de δῆρις et d’ἔρις : ὥς τ’ ἀμφ’ οὔροισι δύ’ ἀνέρε δηριάασθον... ἐπιξύνῳ ἐν ἀρούρῃ, ὥ τ’... ἐρίζητον περὶ ἵσης, ὥς ἄρα κτλ.
138 Solon 6, v. 3 s. West (= Théognis 1, v. 153 s.) : τίκτει γὰρ κόρος ὕβριν, ὅταν πολύς (Thgn. : κακῷ) ὄλβος ἕπηται ἀνθρώποις ὁπόσοις (Thgn. : ἀνθρώπῳ καὶ ὅτῳ) μὴ νόος ἄρτιος ᾖ. Cf. Solon 4, ν. 9 s. West : οὐ γὰρ ἐπίστανται κατέχειν κόρον.
139 Voir la note de Verdenius, p. 182, s. v. ὧδε.
140 Voir l’emploi de τήνδε au vers 39.
141 Sur la fonction politique des Muses, dont il faut rappeler qu’elle est subordonnée à celle de Zeus, voir dans ce volume les commentaires du proème de la Théogonie proposés par Heinz Wismann, p. 15-23, et André Laks, p. 83-91.
142 Cf. v. 2 : δεῦτε ; voir ci-dessus p. 97 s., et l’article de Claude Calame, p. 169-189.
143 Hesiod, p. 64 s.
144 L’Iliade décrit par deux fois des procédures quasi judiciaires qui se passent de la sentence d’un juge (contrairement à la scène paradigmatique du bouclier d’Achille) : le duel ordalique du IIIème chant d’une part (διακρίνω est employé à deux reprises, au passif, par Ménélas avec pour sujet les Troyens et les Achéens, v. 98 et 102), et le serment que Ménélas exige d’Antiloque au XXIIIème chant. Mais d’une part on peut dire que la détermination même de ces procédures a la signification d’un jugement (Iliade XXIII, v. 579 s. : αὐτòς δικάσω... ἰθεῖα [sc. δίκη] γὰῥ ἔσται) et d’autre part il s’agit de procédures qui impliquent la communauté entière (ἐν µέσσῳ, III, v. 69 et 90, ἐς µέσσν, XXIII, v. 574) et ses institutions « juridiques » (voir mon article sur « Le deuxième Atride » dans le cinquième volume des Mélanges offerts à Pierre Lévêque, Besançon, 1991, p. 325-354).
145 Vers 263 s. : ταῦτα φυλασσόμενοι βασιλῆς ἰθύνετε μύθους δωροφάγοι, σκολιῶν δὲ δικέων ἐπὶ πάγχυ λάθεσθε. Les échos du vers 39 sont précis dans les vers 247 s., 263 s. et 269.
146 Le moyen διαρινώμεθα peut signifier « faisons trancher notre querelle » (voir la note de Verdenius dans son commentaire, p. 35).
147 Voir les remarques de Verdenius dans son commentaire, p. 35. Il faut noter cependant que l’argument fondé sur la signification procédurale de l’expression ἰθείῃσι δίκῃς, malgré sa force, n’est pas décisif si l’on admet avec Wilamowitz et Nagy que la relative αἵ τ’ ἐκ Διός εἰσιν ἄρισται a pour fonction de distinguer la « procédure » recommandée par le poète de celles qui ont cours parmi les hommes. Il me paraît plus convaincant de souligner que la cohérence du poème s’effrite si l’on fait l’impasse sur la fonction des « rois » dans la vie et la survie de chaque communauté et du genre humain dans son ensemble. Mais c’est un argument dont Verdenius, compte tenu de ses positions sur la composition des Travaux, ne peut pas user aisément.
148 Vers 37 ss. : ἤδη μὲν γὰρ κλῆρον ἐδασσάμεθ’, ἅλλα τε πολλὰ ἀρπάζων ἐφόρεις, μέγα κυδαίνων βασιλῆας δωροφάγους κτλ.
149 Fr. II Allen (Athénée, 465 E), v. 7-10 : αἶψα δὲ παισὶν ἑοῖσι μετ’ ἀμφοτέροισιν ἐπαρὰς ἀργαλέας ἠρᾶτο... ὡς οὔ οί πατρώϊ’ ἐν ήθείῃ φιλότητι δάσσαιντ’, ἀμφοτέροισι δ’ ἀεί πόλεμοί τε μάχαι τε... (voir la méditation du chœur sur les imprécations d’Œdipe dans les Sept, v. 720-791). La Thébaïde offre une image exemplaire des maux qu’Hésiode veut conjurer en détournant Persès de la fascination funeste du monde héroïque.
150 Cf. Théogonie, v. 885 : διεδάσσατο τιμάς.
151 C’est-à-dire au destin de la race de fer que décrivent les vers 180 à 201 des Travaux (voir « Un héritage disputé », p. 69, et, dans ce volume, Michel Crubellier, p. 431-463). Les haines fraternelles sont un des symptômes du mal qui détermine Zeus à faire périr à leur tour les hommes de fer (v. 184 : οὐδὲ κασίγνητος φίλος ἔσσεται).
152 J’emprunte à dessein ce terme à l’étude de Marcel Detienne (Crise agraire et attitude religieuse chez Hésiode, Bruxelles, 1963), même si la crise que perçoit Hésiode ne se limite pas à une crise agraire.
153 Il faut tenir compte non seulement de la valeur propre de l’imparfait, mais aussi de celle du verbe φορέω (« verbe itératif-intensif à vocalisme o » selon les auteurs du Dictionnaire étymologique, IV, 2, p. 1190). Les vols successifs de Persès sont considérés comme les éléments d’un unique conflit parvenu maintenant à son moment critique. Répétons une fois encore que les vers 33-35a ne se réfèrent pas à une phase antérieure de la procédure ou du conflit, mais décrivent sur le mode hypothétique, en réservant l’explication de la conséquence entre la protase et l’apodose, ce qu’on pourrait appeler le modèle théorique dont la querelle des deux frères illustre la validité en en explicitant le sens et les implications.
154 Quand tout le butin a été partagé il ne reste plus de quoi prélever une compensation pour le roi, et il faut attendre le sac d’une autre ville pour donner satisfaction à ce dernier, à moins de revenir sur le partage lui-même, avec les risques que cela comporte pour l’harmonie et la sécurité de la communauté concernée : c’est le sens de la réponse d’Achille à Agamemnon (Iliade I, v. 122-129).
155 Iliade XXIII, v. 793 : Antiloque flatte Achille dans la chute de l’éloge ironique du vainqueur de la course à pieds, Ulysse (un homme d’un autre âge), en affirmant la supériorité du Péléide dans cette épreuve, et il obtient en récompense un demi-talent d’or. Dans l’Odyssée XIV, v. 438, l’expression forgée (voir Hoekstra, ad loc.) κύδαινε δὲ θυμòν ἄνακτος commente un geste d’Eumée (le présent honorifique d’un morceau de choix à Ulysse déguisé en mendiant) décrit dans un vers (436 = Iliade VII, v. 321) qui servait au poète de l’Iliade à décrire la part d’honneur accordée par Agamemnon à Ajax après son combat contre Hector.
156 La corruption, très réelle, des rois ne tient pas à ce qu’ils se nourrissent des présents que le peuple leur apporte, mais à ce qu’ils prononcent des sentences torses.
157 R. Hirzel, Themis, Dike und Verwandtes, Leipzig, 1907, p. 419 ss. ; M. Detienne, p. 27.
158 West comprend à juste titre τάδε comme désignant « the situation in this town » et explique correctement τήνδε δίκην aux vers 249 et 269 par le rapprochement du vers 39. Il n’y a pas de raison de donner à δίκη le sens de « justice » dans les deux autres passages, comme le veut Verdenius (ad 39). La parénèse n’a qu’un objet, conjurer une dikè, une sentence, imminente apparemment qui vouerait la communauté à une ruine sans remède.
159 L’usage que fait Platon, dans la République, 466 b-c, de la formule d’Hésiode ne conforte pas l’interprétation de Verdenius.
160 Il ne l’aurait à la rigueur que dans un monde où l’on serait assez prospère si l’on parvenait à ne pas mourir de faim. C’est une interprétation que Verdenius rejette à juste titre, mais sans en tirer les conséquences, dans son commentaire du deuxième adage. Il se peut que l’ascétisme de Platon traite la sobriété des gardiens comme un équivalent de la richesse. Hésiode a, Dieu merci !, une idée plus saine du bonheur !
161 Après avoir noté justement qu’il s’agit d’une formule volontairement paradoxale West en trouve la clef dans le complément « better these than a loaded table that depends on dishonesty », qui convient mal, comme il le reconnaît lui-même, aux rois. L’interprétation de l’aphorisme par Verdenius, qui critique pertinemment l’explication de West, ne se dégage pas suffisamment de la position qu’elle écarte (« poor food is a boon compared with no food at all »).
162 Les poètes donnent à la mauve cette signification symbolique, qu’il s’agisse d’Aristophane, Plutus, v. 544, dans une dénonciation forcenée des malheurs que la pauvreté apporte avec elle (« une vie de mendiants », v. 548), ou d’Horace, dans les rêves de frugalité rustique de l’usurier Alfius (Épodes, 2, v. 57 s.).
163 Voir, vers 225 à 237, la description de la cité des justes et les échos qui en rattachent la prospérité au tableau de la vie à l’âge d’or, tout en marquant nettement les différences.
164 Voir notamment les vers 242 s. : τοῖσιν... ἐπήγαγε... Κρονίων λιμòν... ἀποφθινύθουσι δὲ λαοί.
165 Le pluriel d’ὄνειαῥ désigne dans les poèmes homériques les aliments et les présents.
166 Pierre Judet de La Combe et Alain Lernould proposent dans ce volume (« Sur la Pandore des Travaux. Esquisses », p. 301-313) une interprétation suggestive de ces vers. Sur plusieurs points leur lecture rencontre la mienne, mais elle s’en écarte notablement sur deux points : la portée exacte du premier adage et la tonalité ironique du second. Leur argumentation présente clairement les points en discussion. Je me contenterai pour répondre à leurs objections de quelques remarques indicatives. 1) Comme celle de Verdenius, leur explication du tout et de la moitié met l’accent sur le versant négatif de l’aphorisme (à tout vouloir on se condamne à tout perdre, et donc à posséder moins en fin de compte que si l’on s’était contenté de la moitié) et confond les rôles des rois et de Persès (l’exemple d’Agamemnon est révélateur). Or si la moitié est plus que le tout, c’est que le travail produit de la richesse (on perçoit dans ὅσῳ πλέον un dynamisme dont leur explication ne tire pas profit) ; les rois que la communauté « nourrit de ses présents » ignorent le bénéfice qu’ils retireraient d’une justice attentive à maintenir les droits du partage établi. C’est en revanche le deuxième aphorisme, dont P. Judet de La Combe et A. Lernould soulignent qu’il approfondit l’analyse en la radicalisant, qui porte à mon avis l’accent sur les implications négatives, infiniment plus graves, du mauvais choix (ce qui explique assez, me semble-t-il, le γάρ du vers 42). 2) La dissymétrie gênante que mon explication introduit selon eux entre les deux « ignorances » des rois (vérité d’un côté, illusion de l’autre) est un trait de l’expression en accord avec l’approfondissement noté du vers 40 au vers 41 (le paradoxe qui démystifie l’illusion liée aux concepts du tout et de la moitié prend une forme plus radicale dans la désignation ironique et démystificatrice des symboles de la disette comme moyens de la jouissance). 3) J’ai noté plus haut que le ὅσον... μέγ’ ὄνειαρ pouvait être un indice discret, dans sa redondance, de l’intention sarcastique. 4) Leur explication de la formule soulève à mes yeux deux difficultés : le « profit économique » qu’ils lisent dans ὄνειαρ correspond mal au sens que le mot a dans l’épopée (où il signifie plutôt l’usage ou la jouissance que l’on tire d’une chose ou d’un homme) et convient moins bien aux rois qu’à Persès — dont il est essentiel de bien distinguer les rôles ; et les plantes sauvages me semblent peu propres à suggérer aux rois la valeur du travail si elles ne sont pas le symbole de ce qui se passe quand les conditions nécessaires à l’exercice du travail ne sont plus remplies. Je suis en revanche convaincu comme eux qu’il ne faut pas renoncer, quoi que dise West, à prendre en compte les usages symboliques qui attachent les deux plantes à la représentation du monde des morts pour comprendre leur utilisation par Hésiode, même si j’hésite à les suivre jusqu’au bout dans leur interprétation de la référence à l’asphodèle, et l’analyse de P. Lieutaghi citée dans la note 4 de leur étude rend compte astucieusement de l’association de la mauve et de l’asphodèle, avec cette précision toutefois que « les deux pôles de l’ancienne vie rurale sont évoqués » pour représenter allégoriquement la négation de l’activité productive, ces plantes du champ ou de la pâture épuisés ou abandonnés signalant la disparition du travail agricole au lieu même où il devait s’exercer.
167 Voir « Le mythe hésiodique des races, Essai d’analyse structurale » (RHR 1960, p. 21-54) et la réponse aux critiques de J. Defradas (RPh 1966, p. 247-276) dans : Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, 1971, I, p. 13-79.
168 On notera l’emploi de νήπιος pour les hommes d’argent, au vers 131. Sur les relations entre les deux premières races, voir dans ce volume l’étude de Michel Crubellier, p. 455-458.
169 West cite comme parallèle pour la construction hésiodique le vers I, 356 de l’Iliade : ἑλὼν γὰρ ἔχει γέρας, αὐτòς άπούρας, dans lequel il est préférable de maintenir l’autonomie des deux verbes (de même que dans le vers de Nestor qui lui fait écho, IX, v. 111 ; cf. IX, v. 335 s. : ἐμεῦ δ’... εἵλετ’, ἔχει δ’ ἄλοχον). Mais les renvois à KG, II, p. 61, et, chez Verdenius, à Schwyzer (I, p. 812) sont trompeurs. KG estime que le tour périphrastique ἔχω + participe n’est pas homérique, mais cite le vers 42 des Travaux comme sa première occurrence. Schwyzer utilise une formule ambiguë présentant les emplois d’Iliade I, v. 356, et Travaux, v. 42, comme l’origine à partir de laquelle le tour s’est développé. Les deux manuels soulignent en revanche qu’une différence demeure perceptible entre le sens de la périphrase et celui du parfait. Seule l’interprétation des passages permet de décider du sens de la construction, dans les exemples les plus anciens. Le vers de l’Iliade décrit deux actions également scandaleuses aux yeux d’Achille (et de Nestor) : ἑλών et ἔχει. Dans le vers d’Hésiode κρύψαντες explique ἔχουσι et annonce le récit qui commence au vers 47.
170 Sur le dativus invidendi, voir les remarques de J. Humbert, Syntaxe Grecque, 3ème éd., Paris, 1960, p. 284 ss.
171 Que les hommes vivent peut suffire à prouver que les dieux ne leur en ont pas totalement ôté les moyens.
172 L’Iliade et l’Odyssée présentent chacune une occurrence du schéma θεοὶ... ἀνθρώποισιν. Iliade IV, v. 320 : άλλ’ oὕ πως ἄμα πάντα θεοὶ δόσαν ἀνθρώποισιν (Nestor observe que les hommes ne peuvent avoir en même temps les avantages de l’âge, le savoir tactique et la parole, qu’Agamemnon méconnaît grossièrement, et la force de la jeunesse ; le jugement d’Aristarque prouve qu’il n’avait pas compris l’argument). Odyssée XI, v. 274 : ἄφαρ δ’ ἀνάπυστα θεοὶ θέσαν άνθρώποισιν (les dieux ne tardent pas à faire connaître aux hommes les crimes d’Œdipe et d’Épicaste).
173 Grammaire homérique, II, §92, p. 71.
174 Le biotos emplit les granges de celui qui s’applique à son travail : Travaux, v. 301 et 307.
175 Deux attestations dans l’Odyssée : XV, v. 491 (Ulysse observe que Zeus a ajouté un bien aux maux qu’il a infligés à Eumée, en le conduisant chez un homme bon qui lui donne en abondance nourriture et boisson, et il remarque ζώεις δ’ ἀγαθòν βίον) ; XVIII, v. 254 (Pénélope répond aux compliments d’Eurymaque que les dieux ont fait périr sa valeur lorsqu’Ulysse est parti à Troie avec les Argiens ; mais que si son époux revenait pour prendre soin de sa vie, εἰ κεῖνός γ’ ἐλθὼν τòν ἐμόν βίον ἀμφιπολεύοι, sa gloire à elle en serait plus belle ; les mêmes vers introduisent ironiquement la réponse de Pénélope aux compliments d’Ulysse déguisé dans le chant XIX). βίος ne peut avoir que cette signification au vers 634 des Travaux (ὥς περ έμός τε πατὴρ καὶ σòς μέγα νήπιε Πέρση πλωίζεσκ’ ἐν νηυσὶ βίου κεχρημένος ἐσθλοῦ : le βίος έσθλός fait songer à l’ἀγαθòς βίος de l’Odyssée XV, v. 491 ; on notera les affinités thématiques et littérales entre le vers 45, dans notre passage, et les vers 627-629).
176 Sur cet emploi homérique et hérodotien de la particule, voir Denniston, Greek Particles, s.v. γάρ, III, 4, p. 63.
177 P. 42 : « apart from its proverbial function, viz. the recommendation of prudence, v. 41 evokes an association : mallow and asphodel are a real boon for the poor ; yet the food itself is poor, too ; if you want something better (viz. corn), you have to work for it, for... ». Voir déjà Wilamowitz, p. 46 s.
178 Sur cet emploi de γάρ pour introduire un argument a contrario avec la valeur de « car, s’il n’en était pas ainsi », voir Denniston, Greek Particles, s. v. γάρ, III, 3, p. 62 s.
179 Les hommes de la race d’or semblent d’ailleurs ignorer même cette forme paradoxale du travail que décrivent les vers 43 s. L’hypothèse, il est vrai, est construite à partir de son contraire, l’état réel, pour rendre manifeste la conséquence immédiate de la prémisse sous-entendue : si les dieux n’ont pas caché le bios, alors le travail n’est pas nécessaire pour produire ce dernier. Mais il est caractéristique qu’elle ne dise pas simplement que l’on n’aurait plus besoin de travailler pour vivre dans l’abondance. La formulation choisie par Hésiode a certainement pour fin d’empêcher que l’on confonde l’état hypothétique qu’il construit ici avec l’état « mythique » qu’il décrit plus loin. Les félicités et les vertus de l’âge d’or ne se limitent pas à l’absence du travail, qui n’en est qu’une détermination négative.
180 V. 303 s. : ὅς κεν ἀεργòς ζώῃ, κηφήνεσσι κοθούροις εἲκελος ὀργήν.
181 V. 302 : λιμòς γάρ τοι πάμπαν ἀεργῷ σύμφορος ἀνδρί (cf. ν. 303 s. : τῷ δὲ θεοὶ νεμεσῶσι... ὅς κεν ἀεργòς ζώῃ).
182 J’ai analysé abondamment ce thème dans ce qui précède. On notera seulement ici que la race de bronze et celle des héros s’anéantissent dans les guerres où elles sont engagées, et que de la première Hésiode dit qu’elle « travaillait avec le bronze » (v. 151 : χαλκῷ δ’ εἰργάζοντο, voir le commentaire de Michel Crubellier, p. 458 s.).
183 Ce thème est traité dans l’introduction à l’exposé détaillé des travaux de l’année, notamment dans les vers 394 à 403.
184 V. 287 s. : τὴν μέν τοι κακότητα καί ἰλαδόν ἐστιν ἑλέσθαι ῥηιδίως. Le verbe, ἑλέσθαι, est approprié à un genre de vie qui repose sur la cueillette ou son équivalent réel, la rapine (voir v. 359 : ὅς δέ κεν αὐτòς ἕληται ἀναιδείηφι πιθήσας). De cette dernière, personnifiée sous le nom d’Harpax, Hésiode dit qu’elle est « mauvaise, donneuse de mort » (v. 356).
185 Odyssée I, v. 351 s.
186 Ce thème, associé à l’analyse des aspects complémentaires de la fonction souveraine, est sans doute enraciné dans la tradition poétique et idéologique des Indoeuropéens (voir G. Dumézil, Mitra-Varuna 2, Paris, 1948, p. 148-162 et, avec plus de prudence dans la formulation, Les Dieux souverains des Indo-européens, Paris, 1977, p. 102-109 et 200-202). J’en ai signalé la persistance dans l’Iliade (« Le deuxième Atride », p. 352).
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