Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1Peut-on encore parler d’Hésiode ? Le nom s’ouvre immédiatement sur un conflit d’interprétation. Non seulement plusieurs disciplines scientifiques se partagent ou se disputent la lecture des textes auxquels la tradition a donné sa signature mais, plus profondément, à travers les aléas des innovations et des réticences qui leur répondent, se mettent en place et parfois se figent des points de vue définis et contradictoires sur ce qui constitue la réalité de textes comme la Théogonie ou les Travaux et les jours. Au-delà des découvertes et des discussions que suscite sur tel ou tel passage ou aspect d’Hésiode l’utilisation de concepts issus de la réflexion anthropologique, de l’histoire sociale, de la science des religions, de la poétique comparée des traditions indoeuropéennes, de la sémiologie ou d’une philologie plus critique à l’égard d’elle-même que par le passé, des lignes de partage se creusent et séparent avec force des conceptions de ce qu’est en propre « Hésiode » et, par là même, des critères qui définissent la légitimité d’une interprétation.
2Ainsi, pour reprendre les questions les plus marquantes, est-il raisonnable de considérer les œuvres transmises d’Hésiode comme des textes, c’est-à-dire comme des ensembles sémantiques dotés d’une logique homogène — simple ou complexe — quand on sait que leur composition est ouverte au mouvement incessant de la tradition orale ? La nature formulaire de leur diction, de l’élaboration de leurs thèmes et de la construction de leurs épisodes, où se reconnaissent les conventions caractéristiques des formes poétiques traditionnelles, laisse-t-elle encore la place à la liberté d’une intention, d’une subjectivité individuelle développant un projet ?
3Indépendamment des conditions historiques de la composition hésiodique (l’appartenance à une poésie orale), est-il même possible de prétendre rapporter à une intention autonome et organisatrice l’ensemble des manifestations signifiantes d’une œuvre quand on sait que le langage, que les grands codes sémantiques qui président à toute expression ne peuvent être eux-mêmes totalement objectivés et donc mis au service d’un projet puisqu’ils le rendent possible — et par là — même précaire, dépossédé de sa propre maîtrise ?
4Inversement, le simple souci de comprendre, de s’assurer d’une lecture contrôlée de la lettre des passages avant qu’ils ne soient emportés dans les oscillations contradictoires des grandes interprétations suppose, par méthode, que soit au moins pour un temps prise en considération l’organisation interne, autonome, c’est-à-dire sémantiquement et syntaxiquement déterminée, d’un texte ou d’un fragment de texte tel qu’il se donne à lire dans son opacité propre. Pour un temps les grandes options théoriques sur les conditions de la signification, sur la signifiance, doivent donc être comme suspendues au profit de l’analyse de la lettre. Mais quel statut donner à ce moment philologique du déchiffrement que toutes les interprétations partagent ? Est-il légitime d’en faire, par un transfert de la méthode à l’objet, le modèle de ce qu’est véritablement le texte d’Hésiode, qui deviendrait ainsi une totalité signifiante donnée une fois pour toutes et intelligible par elle-même ? Si on se refuse à un tel saut, que la philologie, trop assurée de son objet, effectue souvent sans penser devoir s’en justifier, comment concilier la dimension toujours nécessaire de la compréhension du sens avec le travail critique qui s’interroge sur la manière dont les œuvres peuvent devenir signifiantes en raison de leur hétéronomie constitutive, c’est-a-dire de leur insertion dans le langage, dans une culture et dans l’histoire ? D’un autre côté, quelle lecture du texte peut, au nom de cette hétéronomie, éluder la question de la validité des hypothèses de sens élaborées par le travail herméneutique et se débarrasser radicalement — à quel prix ? — du postulat de l’unicité du sens recherché : il reste en effet toujours que des hypothèses sont plus pertinentes que d’autres. Formuler la question oblige déjà à s’interroger sur les relations complexes qu’entretiennent les dimensions conflictuelles de l’autonomie des textes, en tant qu’ils sont porteurs d’une signification définie, et de leur hétéronomie comme appartenance à l’histoire, et interdit de constituer a priori l’un ou l’autre de ces pôles comme principe déterminant la réalité de ces œuvres.
5Le débat n’affecte pas seulement les poèmes d’Hésiode comme texte ; les catégories générales qui sous-tendent les lectures quant au « contenu de vérité » de ces œuvres, et notamment celle de mythe, ont également été l’objet d’une réévaluation critique. S’il y a depuis peu un certain accord entre les interprètes pour ne plus hypostasier le mythique comme forme de pensée propre à certaines époques de l’esprit humain et ne plus le dissocier de ses expressions singulières, poétiques, figurées ou cultuelles, il reste à définir le sens et le statut des « schèmes » généraux de la représentation — comme la généalogie — communs à ces différentes formes « mythiques » d’expression, auxquels un texte comme la Théogonie emprunte le principe de sa structuration : relèvent-ils de formes de symbolisation conventionnelles propres à la poésie ou renvoient-ils à une conception générale et effective de la réalité ou encore à des expériences religieuses définies ? L’immense gain en précision qu’a apporté l’intérêt pour les actualisations chaque fois singulières de l’expression « mythique » ne peut écarter ces questions : de quelle nature, en effet, est cette spécificité des genres ou des œuvres ? Si la pensée mythique ne peut plus être un cadre général, le mythe devient pour les auteurs qui y ont recours l’objet d’une pratique. De manières différentes ils l’interrogent et l’utilisent en fonction des possibilités qu’il laisse ouvertes. C’est alors la raison de ces différences qu’il convient de reconstruire.
6Tout texte est l’objet d’un conflit. Le mouvement moderne vers la différenciation des savoirs, que renforce la tendance à transformer les options interprétatives en déterminations réelles des objets abordés, contribue à structurer les positions en thèses antinomiques, souvent récurrentes et parfois prévisibles. En reprenant ainsi, sous forme de questions, les arguments qui sont parfois utilisés sans appel pour disqualifier d’autres approches, nous avons voulu nous opposer à cette tendance et suggérer que la rationalité d’une interprétation, à savoir sa qualité d’interprétation discutable, se mesure non pas à sa seule efficacité heuristique, mais à sa capacité, par un retour critique sur elle-même, à prendre en compte sur un mode argumenté l’existence d’autres points de vue.
7Pour la poésie grecque, Hésiode a vu plus que d’autres s’accélérer ce processus de diversification et de contradiction. La lecture de son œuvre a de fait été à plusieurs reprises l’occasion de crises marquantes : au début du siècle dernier en Allemagne, avec la querelle sur le mythe, qui opposait une histoire générale des religions à une démarche philologique prétendant s’en tenir à la lettre du texte, et, pour nous, à partir des années 60, avec les analyses structurales des mythes de Prométhée et des cinq races. La victoire, à l’issue de la première de ces crises, de la lettre contre l’allégorie, de la philologie contre la mythologie générale a été lourdement payée. Plus proche qu’Homère de formes archaïques de discours, avec le recours systématique à la généalogie mythique, plus lié au monde prosaïque de la vie réelle et donc aux idéologies qui l’organisent, Hésiode résistait en effet davantage aux analyses textuelles. Renonçant à ses principes herméneutiques, la philologie historique s’est alors le plus souvent résignée à n’y lire qu’une collection désorganisée d’éléments factuels de la tradition religieuse ou morale dont on se contentait d’établir méthodiquement la provenance (cela apparaît clairement dans des commentaires récents des deux poèmes, qui y recensent des faits sans poser la question de leur organisation à l’intérieur des œuvres et font de l’association le principe affirmé ou tacite de leur lecture et de la composition de l’œuvre). À partir du moment où l’on risquait malgré tout l’hypothèse herméneutique du sens et que l’on déplorait la faiblesse de la réflexion philologique traditionnelle sur les conditions générales du discours, il fallait chercher des modèles en dehors des strictes sciences de l’Antiquité et même en conflit avec elles. La comparaison, au cours de ces dernières décennies, avec d’autres cultures, de manière à établir des configurations sémantiques communes et non de simples influences historiques, le recours aux sciences systématiques et non pas seulement historiques que sont la linguistique et l’anthropologie changeaient la donne. Ces crises imposent des états de fait irréversibles. Non qu’elles créent de nouveaux « paradigmes » scientifiques, puisqu’il y a toujours conflit, mais elles modifient en profondeur les termes de la discussion.
8Le propos de ce livre est de clarifier les enjeux et les logiques de ces débats. Il rassemble des interventions qui ont en commun de développer une herméneutique définie et se refusent donc à limiter la lecture à la seule précision de l’observation méthodique de faits adéquatement établis (même si chacune fait évidemment sien le moment critique de la reconstruction des faits). Les perspectives interprétatives choisies renvoient à des horizons de sens différents : le champ de la production poétique archaïque, les structures profondes des récits, la littéralité des œuvres, les formes de l’énonciation épique, les mentalités, les ambiguïtés du langage, l’émergence de la Cité-État, l’expérience religieuse, etc. Le livre voudrait être une sorte de séminaire écrit, où les interprétations du détail des textes s’argumentent contre d’autres et où les points de vue explicitent et légitiment leurs divergences.
9La « lecture à plusieurs » qui est proposée ici a eu son histoire. Elle a commencé en 1986, sur un mode d’abord restreint, par un séminaire du Centre de Recherche Philologique de Lille qui, reprenant les perspectives ouvertes par Jean Bollack1 et Heinz Wismann2, s’imposait de lire les textes essentiels de la Théogonie et des Travaux. Le but était, selon le point de vue d’une philologie critique, de définir la manière dont la réflexion hésiodique tente de construire son autonomie par un travail interne à la tradition poétique. Des premières rédactions issues de ce séminaire3 ont été envoyées aux savants français et étrangers que nous avions invités à venir discuter à Lille, en octobre 1989, des problèmes que soulevait la lecture. Ces propositions ont suscité plusieurs réactions écrites de la part de nos invités. La rencontre était exclusivement consacrée à la discussion d’un nombre limité de textes (proème de la Théogonie, mythes de Pandore, mythe des races, théomachies) et des thèses proposées4. Le débat produisit de nouvelles prises de position, nombreuses, au cours d’un dialogue qui s’est prolongé plusieurs années au fil d’échanges et de rencontres5. Pour donner une forme régulière à cette confrontation à la fois rigoureuse et singulièrement amicale, nous avons en effet, avec Pietro Pucci de Cornell University et Gregory Nagy de Harvard, créé un séminaire « tournant », réunissant chaque année, à partir de 1991, des étudiants et des chercheurs plus avancés sur la poésie grecque archaïque, tour à tour dans les Universités de Cornell, de Harvard et de Lille (séminaire CorHaLi)6. Lausanne et Princeton se sont joints plusieurs fois à l’entreprise. Graziano Arrighetti recevait les chercheurs de notre Centre à Pise en mai 1991 pour un colloque sur l’autobiographie poétique7.
10La rencontre de 1989 à Lille est ainsi à l’origine du livre ; nous lui avions donné le titre Hésiode. Philologie. Anthropologie. Philosophie en sachant que la triade des disciplines ne juxtaposait pas des entités aux contours définis. La coexistence des deux premières est maintenant chose admise ; deux intérêts théoriques différents s’y expriment : science des œuvres d’un côté, science des systèmes culturels de l’autre ; mais la frontière ne peut être stricte et la coexistence devient mise en question : l’idée d’œuvre individuelle est-elle compatible avec ce que l’on sait de la culture archaïque ? Sans cette idée, comment comprendre les ruptures, les passages irréversibles entre les formes de symbolisation ? Quant au troisième terme, plus inhabituel dans cette configuration, il ne venait pas une fois encore rappeler que la généalogie mythique est à l’origine de la systématisation philosophique, mais plutôt que les options prises par les interprètes sur la nature du récit mythique, sur ses relations avec les conceptions du droit, de la religion, de l’économie qui sont à l’œuvre dans la poésie d’Hésiode renvoient à des modèles théoriques articulant entre elles les différentes activités organisatrices du monde symbolique et, puisqu’il s’agit d’histoire, posent la question des conditions d’émergence des formes signifiantes. Si la philosophie assume la tâche d’une théorie générale de la raison, prise dans ses différentes dimensions réelles, elle est à la fois bénéficiaire et éclairante dans le débat des philologues et des anthropologues.
11Le titre du volume, Le Métier du mythe. Lectures d’Hésiode, fait ressortir de manière plus circonscrite la préoccupation commune aux textes rassemblés : le mythe, quelle que soit la définition qu’on en donne (parole autoritaire : mûthos ; forme de récit ; ensemble de schèmes ouvrant à une représentation de la réalité), y est pris comme l’objet d’une activité et non comme un donné. Les écarts viennent de la manière dont est chaque fois conçue la singularité de la performance poétique d’Hésiode au regard de la tradition qu’elle suppose.
12De nombreux aspects de la Théogonie et des Travaux sont laissés dans l’ombre. Il était urgent de se concentrer d’abord sur les passages qui permettent de mesurer la spécificité de ces œuvres : l’autoreprésentation qu’elles donnent dans leurs proèmes ; les mythes de Prométhée et de Pandore, où une œuvre discute avec l’autre ; le mythe des races, avec la fameuse question de la raison de la race « ajoutée », celle des Héros, et de la relation à la trifonctionnalité indo-européenne ; les combats entre Olympiens et Titans et le « doublet » qu’est le combat de Zeus contre Typhée, avec les problèmes de l’existence d’un modèle unique, traditionnel, pour ces épisodes et de la relation définie à l’Iliade, reprise et déplacée dans le récit hésiodique.
Notes de bas de page
1 Voir notamment, en plus de nombreux cours à Lille, les études « Styx et serments », Revue des Études Grecques 71, 1958, p. 1-35, et « Mythische Deutung und Deutung des Muthos », dans : M. Fuhrmann (éd.), Terror und Spiel (Poetik und Hermeneutik, 4), Munich, 1971, p. 67-119.
2 Dans une série de séminaires au Centre de Recherche Philologique, au cours des années 70 et 80.
3 Elles sont à l’origine des contributions à ce livre de Fabienne Biaise, Michel Crubellier, Pierre Judet de La Combe, André Laks, Alain Lernould, Philippe Rousseau, Heinz Wismann. Fabienne Blaise a publié l’étude sur Typhée qu’elle avait présentée lors de la rencontre (« L’épisode de Typhée dans la Théogonie d’Hésiode [v. 820-885] : la stabilisation du monde ») dans la Revue des Études Grecques 105, 1992, p. 349-370.
4 En plus des auteurs publiés dans ce livre, étaient présents à côté de l’ensemble des membres du séminaire : Jean et Mayotte Bollack, Philippe Borgeaud, Benedetto Bravo, Alain Deremetz, Marcel Detienne, Marie-Christine Leclerc, Claude Meillier, Glenn W. Most, Georges Pinault, Didier Pralon, Renate Schlesier, Gérard Simon, Giulia Sissa. Marcel Detienne a récemment pris position sur la manière dont Heinz Wismann interprète la déclaration des Muses au début de la Théogonie dans « Retour sur la bouche de la Vérité », en ouverture à la réédition en livre de poche (Agora) de Les Maîtres de vérité dans ta Grèce archaïque, Paris, 1994, p. 5-31. Claude Meillier a déjà publié son texte « Nώνυμνοι dans le mythe hésiodique des races (Travaux, v. 106-201) » dans : M. Woronoff (éd.). L’Univers épique (Publication de l’Institut Félix Gaffiot, 9) Besançon, 1991, p. 105-128.
5 Il ne s’agit pas à proprement parler d’Actes : les textes ont été réélaborés après les discussions ou, dans de nombreux cas, suscités par elles. Jean-Pierre Vernant, dont les interprétations étaient au centre de nos débats, nous a fait le plaisir de nous envoyer son texte après avoir lu le dossier regroupant l’ensemble des contributions issues de la rencontre. Il fait une large place à la discussion de certaines des thèses qu’il y a trouvées.
6 Cornell : 1991, Harvard : 1992 ; Lille : 1993 ; Cornell : 1994. Le texte de Pietro Pucci a été discuté lors du séminaire CorHali de Lille en mai 1993.
7 Les Actes de cette rencontre rassemblent parmi de nombreuses études des textes sur Hésiode de Glenn W. Most, Pierre Judet de La Combe et Philippe Rousseau (G. Arrighetti-F. Montanari [éds.], La Componente autobiografica nella poesia greca e latina fra realtà e artificio letterario, Pise, 1993).
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