Postface
p. 337-350
Texte intégral
1Depuis la parution du livre en 1987, de nouvelles orientations se sont fait jour dans la critique homérique, notamment au sujet de la formule et de la répétition. La forteresse d’un Parrysme strict s’est trouvée soumise à des attaques qui s’en prenaient d’abord à la plus rebutante de ses murailles, à savoir le principe de l’économie formulaire. Ces critiques admettaient l’existence de procédés assurant au « Chanteur » une plus grande maîtrise et un plus grand choix dans l’élaboration de ses vers. E. Visser a essayé de reconstruire les techniques qui permettaient à Homère d’improviser à l’occasion d’une performance1. On lit ainsi chez deux représentants de ce type d’analyse2 :
« Un vers d’Homère est la combinaison d’un matériau « déterminant » dont la forme métrique joue une rôle actif dans la localisation des éléments, et d’un matériau « réactif » qui dépend dans sa forme métrique et dans sa localisation du matériau déterminant. »
2L’identification de la portion « déterminante » du vers (ou du passage) — ce qu’on peut appeler le « noyau » — et du matériau réactif — la « périphérie » — suppose que l’on prenne en compte des conditions métriques et stylistiques qui font intervenir dans l’économie de la formule selon le système de Parry à la fois des déterminations objectives et des décisions subjectives imputables au Chanteur. La composition du vers et du passage dépend ainsi d’un jeu complexe de variables qui ne se laisse pas figer en un code systématique.
3Je ne souhaite pas analyser ici ce jeu et ces décisions, mais il suffit de dire que, si l’on met de côté certaines des conclusions radicales de Visser (à savoir, par exemple, qu’un noyau sémantique donné voit sa position fixée dans le vers par sa forme métrique abstraite), son interprétation accorde au poète un certain contrôle dans le choix des mots et des noms et lui ouvre des alternatives stylistiques. Cela, ajouté à la variété des formes métriques des mots individuels, confère aux noyaux sémantiques une flexibilité considérable.
4L’étude par Bakker et Fabricotti de douri phaeinōi, « avec une épée brillante », un syntagme périphérique souvent employé par Homère pour finir un vers, va dans ce sens. Leur conclusion est que même si l’on doit demeurer très prudent quand on attribue à un tel syntagme une « signification intentionnelle », il reste que « non seulement un élément périphérique peut être utilisé de manière créative, mais [que] même s’il n’est pas utilisé de manière créative, son emploi montre que la poésie homérique ne se réduit pas à l’utilisation automatique de blocs de construction formulaires » (p. 83)3. Les auteurs relèvent dans leur conclusion que leur nouvelle approche met l’accent sur la qualité littéraire de la poésie homérique :
« ...cette manière de lire laisse expressément sa place à la « libre volonté » sans toutefois nier l’existence d’un style et d’une méthode de versification qui diffèrent singulièrement d’autres formes, univoquement littéraires, de poésie » (p. 83).
5Je doute que l’on ait ainsi découvert une nouvelle technique de composition et non pas plutôt un principe de mise en forme pour des motifs « typiques » (comme les androktasiai, les « massacres de guerriers ») qui met en évidence l’interaction entre les contraintes métriques et sémantiques et les manières dont sont remplies les options ainsi ouvertes.
6Le travail de Kahane se situe à un niveau à la fois différent et voisin4. Son étude des répétitions en une position donnée dans le vers et à un cas grammatical donné est une contribution importante à l’intelligence de la composition stylistique, littéraire des textes homériques. En particulier, son analyse des exemples de deixis (à savoir de répétitions à l’intérieur d’un système de références croisées) servent à montrer comment la position métrique peut être l’index de répétitions signifiantes du point de vue de l’interprétation du texte5.
7Cependant, la question du contrôle que le poète exerce ou non sur son texte ne devrait pas nous conduire à négliger le caractère traditionnel de nombreuses formules, ni leur fonction thématique. Nagy a donné en 1990 une version révisée de son essai de 1976, « Formula and Meter : the Oral Poetics of Homer »6. Il y développe une analyse des « formules » et de leur fixation dans l’espace du vers. L’exemple particulier de polutropos met en évidence la manière dont un thème homérique, concernant Ulysse, conditionne la formule, qui à son tour conditionne le mètre, à savoir « la présence d’une articulation entre kôla en C2 aux vers I, 1 et X, 330 de l’Odyssée » (p. 34).
8L’enseignement que l’on doit tirer des analyses de Nagy est qu’il existe une relation étroite entre une épithète et un thème particulier et, en second lieu, que la position métrique est essentielle. L’épithète répétée est donc comme le clone d’un thème traditionnel entier ; comme tel, elle n’est jamais sans pertinence dans son contexte, où qu’elle apparaisse. Certes, il reste à définir précisément ce qu’est un contexte, comme le montre l’exemple de la formule podas ōkus Akhilleus, « Achille aux pieds rapides ». Cette épithète est dans l’Iliade toujours pertinente par rapport au contexte puisqu’elle caractérise Achille comme guerrier. Mais sa motivation contextuelle devient plus précise encore au chant XXII, avec la poursuite d’Hector, ou différente, mais toujours aussi précise, lors de la querelle qui oppose Achille à l’anax andrbn Agamemnon (« le maître des hommes, Agamemnon »), au herds Atreides euru kreiōn Agamemnon (« le héros fils d’Atrée, Agamemnon au large pouvoir ») : Agamemnon y tient le rôle du chef des peuples et donc du souverain politique et non du guerrier. Le contraste entre les épithètes fait comprendre pourquoi il a le pouvoir de priver Achille du « présent » qu’il avait reçu et de le déshonorer. L’épithète guerrière d’Achille (« aux pieds rapides », podas ōkus) est motivée autrement encore quand elle apparaît quelques vers avant que Thétis n’appelle son fils ōkumoros, « au destin rapide » (I, 417). L’image poignante d’un Achille courant à sa mort ne peut être effacée ici7, même si la proximité des deux épithètes est due au hasard. Mais comment décider ? Le sens qui correspond à une multiplicité de contextes occasionnels dérive en même temps qu’eux et gagne par là une extension excessive ou une sorte de valeur ornementale générale. Comment, dès lors, définir un contexte ? La totalité du poème, l’épisode, ou le passage précis ? Ou ces différents contextes forment-ils des cercles concentriques dont la netteté et la force varient à mesure qu’ils s’éloignent du centre, comme les ondes de l’eau troublée par la chute d’un corps ? Dans la perspective qui est la mienne, l’explication par Nagy de l’épithète polutropos confirme qu’il était légitime de lui accorder l’importance que lui donne mon livre : bien qu’elle ne soit attestée que deux fois dans le poème, elle fonctionne dans mon discours comme la figure, le clone de l’ethos et du style odysséens tout entiers.
9Le livre de Richard Martin8 a montré que chaque héros parle avec un style qui lui est propre et a par là contribué à identifier le sens individuel des formules, dans la perspective d’une ēthopoiia (d’une « constitution des caractères ») :
« Seule une culture de l’imprimé, avec le déracinement qui la caractérise, considérera les formules homériques comme des instruments aidant à la composition de poèmes. Elles relèvent plutôt, s’il est permis de parler ainsi, de la « composition » d’identités personnelles au sein d’un monde traditionnel » (p. 92).
10Martin a su montrer comment l’ēthopoiia de chaque locuteur interfère avec la diction formulaire9.
11Aucun de ces savants n’a tenu compte du fait que les répétitions peuvent produire les effets intertextuels à partir desquels j’ai échafaudé mon travail. Leurs analyses et leurs résultats apportent cependant un soutien solide à quelques-unes des orientations que j’ai suivies. Tout d’abord, la nature traditionnelle de certaines des épithètes individuelles est traitée dans mon livre en relation constante avec les aspects fondamentaux du mode d’être d’Ulysse. Ensuite, en mettant un certain accent sur le contrôle que le Chanteur exerce sur sa composition, ces études renforcent les prémisses de ma lecture, à savoir que la répétition de vers et d’expressions peut faire sens par les effets intertextuels qu’elle produit. Dans la mesure où le Chanteur a une certaine maîtrise de sa composition et conscience de ses effets, il est en effet légitime de penser que certaines répétitions sont des allusions « voulues » à d’autres textes. Travaillant avec cette prémisse, j’ai montré comment ces répétitions tissent un réseau complexe de références croisées et instaurent ainsi un dialogue intense et polémique entre différents textes.
12Naturellement, mon analyse critique — et cela est vrai des interprètes qui développent leur lecture d’Homère sur les mêmes bases10 — suppose l’existence d’une grammaire des formules ; mais elle ne fétichise pas la formule. Ainsi, pour comprendre l’opposition de gastēr et de thumos, sur laquelle j’ai construit une part de mon interprétation de la poétique de l’Odyssée, je suis parti de deux vers (Iliade XII, 300 et Odyssée VI, 133) qui renvoient l’un à l’autre par l’identité des contextes, la synonymie des dictions, la similarité dans l’expression verbale et qui pourtant ne suivent pas le même schéma métrique. A strictement parler, nous n’avons donc pas affaire à des expressions formulaires ; cependant, la répétition, la synonymie et la différence sont si clairement marquées qu’elles sont indéniables11. Le cas est plus net encore avec ekhōn talapenthea thumon (Odyssée V, 222) : bien qu’il faille rattacher l’expression à la série des épithètes fixées que sont polutlas, demon, etc., il s’agit d’un unicum.
13Comme je l’ai écrit dans ce livre (p. 51 ss.), la « formule » est un outil heuristique qui nous sert à analyser des répétitions spécifiques chez Homère. Mais Homère n’aurait probablement pas reconnu l’existence d’un tel instrument, qui est en réalité le produit d’une tradition thématique et d’une disposition métrique et qui s’est développé au moyen d’adaptations multiples — non seulement des adaptations et des corruptions phonétiques et grammaticales, comme Hoekstra et Hainsworth l’ont magistralement montré, mais des extensions thématiques12 et des raffinements dus à l’ēthopoiia13, à la recherche d’effets poétiques14 ou d’assonances15, au rôle du corps dans le langage16, etc. Il s’est doté de facettes expressives différentes dans le flux incessant de la composition, avec ses phases de devenir, de fixation, d’expansion et d’adaptation.
14J’ai essayé de combiner l’analyse attentive des particularités du langage homérique et le recours aux instruments critiques de la lecture littéraire moderne. Cela m’a conduit à adopter pour des notions comme « sens », « intentionnalité », « texte », « allusion », etc., des hypothèses de travail plus subtiles et plus efficaces que celles que le positivisme de la tradition philologique retient d’habitude. Une analyse de ces notions serait ici trop longue. Il suffit peut-être de dire, avec Jean Bollack, que le sens est une « hypothèse », construite au moyen des codes de la grammaire et de la syntaxe, mais sans que la grammaire et la syntaxe puissent être conçues comme des ensembles de règles fermées : elles sont elles-mêmes en train de se faire, toujours inventées et toujours inventant du sens17 :
« La démarche herméneutique reproduit le mouvement de la production poétique. Lorsque le cas est difficile, si elle trouve, c’est que la grammaire était trouvée. Elle invente une invention. »
15J’ajouterais que le critère de l’« intentionnalité » n’est pas la simple jauge qu’en font les critiques qui, confrontés à une allusion, réclament la preuve qu’il y a bien intention de la part du poète. L’intentionnalité n’incise pas le texte, son sens, ses allusions des traits qu’aimerait y lire le lecteur positiviste. Elle laisse évidemment des marques dans le texte, mais leur identification est toujours entravée par le jeu des différences dont les traces dessinent le signe linguistique et par l’itérabilité et la surdétermination du langage poétique.
16Au lieu de dispenser une série de principes critiques, j’ai préféré mettre les textes en contact, les laisser dire et produire les sens qu’ils ont pu viser ou non, et prêter l’oreille aux indécidables orientations de leurs dérives. Rarement — et seulement quand je cédais à la pression d’une contrainte textuelle particulière — ai-je arrêté cette dérive des significations et pris une décision, comme l’a remarqué l’un de mes plus créatifs et rigoureux lecteurs18.
17J’ai donc examiné le langage d’Homère en m’aidant des instruments disponibles qui m’aidaient le mieux à capturer dans mes pages quelque chose de sa puissance et de sa sophistication infinies, tout en tournant le dos aux innombrables tentatives conventionnelles qui lisent cet art consommé, ce produit de générations de virtuoses comme s’il s’agissait simplement d’un grand livre parmi tant d’autres.
18Un récit, une certaine intrigue émergeaient alors de ces références croisées entre les textes. Celle-ci s’est, d’une certaine manière, imposée, et j’ai pu la diriger moi-même, tout en restant guidé par la force des textes. Cette intrigue est l’histoire d’un conflit entre deux conceptions de l’être et de l’existence. D’un côté le projet héroïque qui, dans l’Iliade, mène à la gloire immortelle ; de l’autre, avec l’Odyssée, l’habileté à survivre. La thèse la plus radicale de mon livre est que ce conflit commence déjà au niveau textuel, avec la manière dont le texte de l’Odyssée se constitue en mimant, cachant, produisant, réinventant la matrice héroïque de son langage. Pour nous, cette matrice se laisse lire dans l’Iliade, qui est un pôle privilégié — et diachroniquement contemporain — de la polémique et du dialogue odysséens.
19L’intrigue se fait obsession dans le texte : il s’y agit toujours de travestir et de dé-travestir Ulysse, de le dissimuler de manière que son identité ne cesse de se révéler, dans une sorte de déviance permanente quant à son vrai contenu (identité héroïque/non héroïque, ancienne/nouvelle). Dans ce questionnement obsessionnel de l’identité de son personnage, le poème traduit sa propre obsession concernant son identité épique : son incessante réécriture des poèmes épiques l’éloigne à jamais de son propre genre et fait de lui un poème seulement à moitié épique, une épopée perverse, bâtarde et même une épopée non épique.
20Les écarts et les similitudes entre l’Ulysse de l’Odyssée et celui de l’Iliade reproduisent les écarts et les fidélités du langage de l’Odyssée vis-à-vis du langage héroïque tel que l’Iliade nous en donne l’image.
21Un moment particulièrement spectaculaire dans ce processus de déviance est le neuvième chant de l’Odyssée. Il nous est rendu lisible par un acte du texte. Ulysse y cède finalement à Alcinoos qui l’a supplié de dire son nom et de raconter ses voyages. Il commente cette demande (IX, 12 s.) :
soi d’ema kēdea thumos epetrapeto stonoenta
eiresth’, ophr’eti mallon oduromenos stenakhizō.
22Ulysse comprend que le thumos d’Alcinoos l’a poussé « à l’interroger sur [ses] souffrances qui font gémir, de manière qu’[il] gémisse et se lamente encore davantage ». En fait, Ulysse avait déjà pleuré pendant que Démodocos, à sa demande, chantait la chute de Troie ; il est donc possible qu’il prévoit ici les pleurs plus pénibles encore que feront naître chez lui ses souvenirs et son récit. Le fait que cela ne se produise pas, du moins sous cette forme, rend le vers plus intriguant et plus lourd de sens. Entre temps, Ulysse a célébré la joie du banquet (IX, 3-11), mais il s’agissait d’un compliment adressé à Alcinoos et à son hospitalité et d’une réflexion générale sur les plaisirs de la convivialité ; cet éloge accentue en fait le contraste qu’introduit le vers « afin que je gémisse et me lamente davantage ».
23Cette phrase revient en XI, 214 et en XVI, 195. La première fois, Ulysse essaie à trois reprises d’étreindre la psukhē de sa mère, toujours en vain. Il lui demande sur le ton du reproche : « Ceci n’est-il qu’un fantôme (eidolon) suscité par la noble Perséphone afin que je gémisse et me lamente davantage ? » Ulysse attend évidemment de sa mère qu’elle ait une certaine forme et une certaine présence ; frustré de la voir remplacée par une ombre obscure et vide, il exprime sa déception en prononçant ce vers. Dans le second passage, Télémaque reste interdit et sceptique devant la métamorphose miraculeuse et soudaine d’Ulysse. Il s’écrie (XVI, 194 s.) :
ou su g’Odusseus essi patēr emos, alla me daimōn thelgei ophr’eti mallon oduromenos stenakhizō.
24Il ne peut croire que la personne qui vient si subitement de changer d’aspect soit son père : « Tu n’es pas Ulysse, mon père : un démon me charme afin que je gémisse et me lamente davantage. » Encore une fois, le vers standard ophr’eti malion oduromenos stenakhizō indique un changement et une métamorphose pénibles et inattendus plutôt qu’un supplément de pleurs, qui en fait ne viendra pas.
25Si l’on rapporte ce contexte thématique, tel que la formule l’évoque, à notre passage du chant IX, il ne nous est pas difficile de comprendre ce qu’Homère fait dire à Ulysse ; la phrase « en racontant mes souffrances passées et mes voyages, je me lamenterai plus que je ne le faisais auparavant » signifie : « je vais découvrir en moi une autre personne, qui sera nouvelle même pour moi. » Ulysse se réfère évidemment à l’écart qui l’éloignera de l’identité héroïque que Démodocos vient de célébrer dans son chant sur la guerre de Troie et qui a fait verser à Ulysse des larmes innombrables. Il ressent la douleur de la métamorphose, car son histoire transformera le héros en naufragé et l’homme actif en conteur.
26L’orientation sémantique puissante de ce passage apporte un élément nouveau quant à la spécificité de l’Odyssée dans sa relation à l’Iliade et rend manifeste la nature polémique de la confrontation des deux poèmes, telle que l’analyse intertextuelle m’a permis de la définir.
27Ce n’est donc pas un hasard si les recensions et les analyses de mon livre ont mis ces points au centre de leurs remarques. S. Godhill se demande s’il est légitime d’employer le terme d’« intertextualité » avec des implications purement esthétiques19 ; il rappelle que la définition du mot chez J. Kristeva s’appuie sur des postulats plus larges. Mais s’il est vrai que j’ai, comme il le dit, confondu « allusion » et « intertextualité », j’ai donné à « intertextualité » un sens proche de celui que l’on trouve chez R. Barthes20, comme caractère allusif total, comme textualité. En en faisant un instrument de déconstruction, j’ai donc profondément modifié le concept traditionnel d’« allusion ». Dans l’entretien amical qu’il eut avec moi21, Marcel Detienne se demande dans quelle mesure la polytropie, ou la mētis d’Ulysse coïncide avec la mētis du texte, c’est-à-dire avec sa fausse candeur, sa puissance mimétique, etc. La polytropie du personnage pourrait voir le jour avec les qualités que lui confère le poème sans qu’elle ait besoin de cette forme particulière de rhétorique et d’intelligence que j’appelle mētis ou polytropie textuelles. Certes, la textualité est généralement le produit de l’écriture ; mais, comme l’a montré Paul de Man22, les thèmes narratifs reflètent et ne cessent de reproduire les postulats du texte. C’est à coup sûr le cas dans l’Odyssée : la polytropie du héros se déploie comme l’image et le reflet de celle du texte, c’est-à-dire de son incessant balancement entre une simulation textuelle et une autre, entre une mimēsis et une autre, à la recherche de sa propre identité de texte.
28Cela ne signifie pas que l’écriture de l’Odyssée ait inventé la polytropie ou la mētis du personnage, qui appartient déjà à la tradition du héros, comme on le voit dans l’Iliade, mais le thème peut être traité de manières différentes par différents textes. En réalité, l’Iliade ne sait pas quoi faire de ce joueur de tours, sinon jeter de temps à autres sur lui un regard moqueur et plein d’humour, quand elle lui confie le sale travail d’Agamemnon et le traite en tâcheron23. L’écriture de l’Odyssée élargit et magnifie le rôle du joueur, elle en fait l’artiste des tromperies, le « virtuose » des simulations, et cela parce que, parallèlement, elle se constitue au moyen de l’art et de la virtuosité textuels.
29Detienne relève un point important quand il rappelle que Mētis peut difficilement contrôler les situations qu’elle produit : Zeus finit, en effet, par l’engloutir. De même, la mētis textuelle de l’Odyssée ne parvient pas à maîtriser les perpétuelles astuces de la composition qui permettent au texte de se former et de chercher son identité : l’illisibilité, l’opacité, la sur-ou l’indétermination sont autant de menaces pour le succès de l’entreprise24. L’énergie déconstructive que libèrent dans mon livre les thèmes du déguisement et du retour a été bien comprise et mise en lumière par V. Pedrick25. Les déguisements signifient des différences et le retour signifie revenir à ce qui ne sera pas identique : la différence interdit qu’aucune signification ne se fixe, « à moins que nous n’imposions un sens par désir de sens » (p. 87)26. Le retour s’ouvre sur le thème de la mort. Sur ce sujet, Pedrick entame une discussion exigeante avec moi. Elle résume ma position sur ce point précis : comment les deux poèmes se lisent-ils l’un l’autre quant à leur attitude vis-à-vis de la mort ? Puis elle ajoute (p. 89) :
« Le désarroi de l’Odyssée face à la célébration de la mort par l’Iliade ébranle fortement Pucci. Pour une fois, il laisse tomber l’un des deux côtés de la rivalité autoproductrice des deux poèmes. Nous nous trouvons alors face à l’Iliade et à la manière dont elle répond au défi de l’Odyssée. Mais est-elle aussi indifférente et éloignée de cette question que l’Odyssée est passionnée ? »
30Ma réponse serait incomplète, car s’il est juste d’admettre comme je le fais que la mort, comme entité, et la rhétorique qui en accompagne le récit sont des éléments inhérents au sublime de l’Iliade, cette rhétorique est à son tour une ruse de l’Iliade que je n’analyse pas comme telle. Or elle doit recouvrir une forme d’angoisse, car non seulement il est difficile de persuader un auditoire qu’il est bon de mourir jeune, mais la perception grecque d’une telle mort y voyait une perte (p. 90). Elle a certainement raison. Un pas dans la direction qu’elle indique serait peut-être déjà de questionner la notion même de kleos, à savoir la « gloire » que le héros mourant reçoit sous la forme d’un chant épique. Le mot kleos est aussi employé dans l’Iliade pour dire la totale ignorance des poètes quand ils ne sont pas inspirés par les Muses (II, 484 ss.), et, en d’autres endroits, note la simple « rumeur ». Le kleos qui fait mourir les jeunes héros est sans cesse menacé de n’être qu’une rumeur ignorante. Un degré supplémentaire d’angoisse est donc certainement provoqué par ces emplois parallèles de kleos, surtout quand l’écoute et la répétition volatiles de la gloire (kleos) sont opposées aux avantages solides que l’honneur royal (timē) procure aux héros. Cette time n’est pas seulement à l’origine des splendides privilèges matériels et spirituels dont jouissent les rois, elle est aussi une raison suffisante pour inciter le poète à chanter la gloire (kleos) de ces rois. Si c’est le cas, comme quelques passages de l’Iliade le confirment (voir par exemple XII, 310 ss.), la gloire immortelle est également l’apanage du roi qui retourne sain et sauf chez lui, et victorieux. Mais pourquoi le texte refuse-t-il un tel destin à Achille (IX, 411-16) et ne lui accorde-t-il la gloire que s’il meurt ? J’ai esquissé ailleurs une réponse à ces questions ; un autre texte viendra la développer.
Ithaca, octobre 1994
Notes de bas de page
1 Homerische Versijikationstechnik. Versuch einer Rekonstruktion, Francfort/Main, 1987.
2 E. Bakker-F. Fabricotti, « Peripheral and Nuclear Semantics in Homeric Diction : The Case of Dative Expression for ‘Spear’ », Mnemosyne 44, 1991, p. 63-84 ; p. 65.
3 Cette idée que les formules ont été considérées par plusieurs savants comme des matériaux de construction revient une autre fois chez eux : « Les formules d’Homère ne sont pas des blocs de construction ‘positifs’ et déjà prêts à l’emploi qui imposeraient une contrainte pesante aux possibilités expressives du poète. Ce sont plutôt des réactions ‘négatives’, des adaptations conventionnalisées d’expressions signifiantes à des contextes métriques » (p. 83). Les auteurs semblent dénoncer un Parrysme rigide qu’il est difficile de rencontrer aujourd’hui. Au contraire, leur définition de la formule serait acceptée par de nombreux interprètes appartenant à l’école de Parry, à condition toutefois que l’on maintienne bien la relation entre épithètes et thèmes traditionnels. Parmi les potentialités expressives des formules, il faudrait aussi inclure la « patine héroïque » - pour reprendre l’expression de N. Austin (« The Wedding Test in Homer’s Odyssey », Arion 1, 1991, p. 227-43 ; p. 239) - que Parry nous a appris à reconnaître même dans la plus incongrue des épithètes, ainsi que les effets musicaux de la répétition. Car la reprise d’une même effet de familiarité, de plaisir et de détente, tout autant que la rime (voir mon texte « Antiphonal Lament Between Achilles and Briseis », Colby Quaterly 29 (3), 1993, p. 258-72). Nous devons aussi garder à l’esprit que les répétitions visant à produire des effets intertextuels tendent à affaiblir la différence entre noyau et périphérie, puisque la signification de ce type d’effet vient de la répétition de l’expression tout entière.
4 The Interpretation of Order, Oxford, 1994.
5 Voir également l’essai ingénieux de G. Machacek, « The Occasional Contextual Appropriateness of Formulaic Diction in the Homeric Poems », American Journal of Philology 115, 1994, p. 321-35.
6 Dans Greek Mythology and Poetics, Ithaca/Londres, 1990, p. 18-35.
7 Le même pathos revient en Iliade XVIII, 95 ss. Thétis y répète l’expression : ôkumoros de moi, tekos, esseai (« Ta fin est proche, mon enfant ») ; juste après, Achille podas ōkus (v. 97) répond : autika teihnaiēn... (« que je meure donc tout de suite... »).
8 The Language of Heroes. Speech and Performance in the Iliad, Ithaca/Londres, 1989.
9 Voir par exemple sa description des déviances qui affectent les modèles de discours employés par Achille (p. 161 ss.) et d’autres cas du même type, tels qu’Iliade III, 171 (p. 88), etc.
10 La liste de ces critiques est longue. Je n’en mentionne ici que quelques-uns : J. Peradotto (Man in the Middle Voice. Name and Narration in the Odyssey, Princeton, 1990), S. Goldhill (The Poet’s Voice, Cambridge, 1991), V. Pedrick (« The Muse Corrects : the Opening of the Odyssey », dans F. Dunn-T. Cole (éds.), Beginnings in Classical Literature, Yale Classical Studies 29, 1992, p. 39-62), A.M. Katz (Penelope’s Renown, Princeton, 1991).
11 Voir Nagy (cf. supra, n. 6), p. 23 : d’un point de vue diachronique, « l’élément régulateur pour l’épithète homérique en particulier et pour la formule en général est d’abord le thème traditionnel, plutôt que le mètre en usage. »
12 Voir l’analyse de certains de ces développements chez Nagy (cf. supra, n. 6), p. 23.
13 Voir supra, la n. 7.
14 H. Bannert, Formen des Wiederholens bei Homer. Beispiele für eine Poetik des Epos, Vienne, 1988. Ce livre montre comment la répétition de certaines « scènes typiques » permet à l’auditoire d’anticiper la suite du récit ; ce sont autant de poteaux indicateurs dans l’élaboration de la structure poétique.
15 Le phénomène est tout à fait clair pour de nombreuses formules : apereisi’ apoina (« immense rançon »), Priamos Priamoio te paides (« Priam et les fils de Priam« ), etc.
16 Voir par exemple H. Meschonnic, « Qu’entendez-vous par oralité ? », Langue Française 56, 1982, p. 6-23 : la répétition d’expressions ou de passages peut être due au projet de souligner la différence entre des actes de parole en recourant à tous les moyens dont dispose l’oralité. En d’autres termes, le corps écrit la répétition et devient par là l’un des outils créatifs de l’oralité et le texte porte en lui cette inscription orale du corps.
17 L’Oedipe roi de Sophocle, Lille, 1990, vol. 1, p. XXIII.
18 V. Pedrick, « Reading in the Middle Voice : the Homeric Intertextuality of Pietro Pucci and John Peradotto », Helios 21, 1994, p. 75-96. Cependant, après la mise en balance scrupuleuse des termes indécidables, la « décision » peut intervenir en raison de certains types de nécessité. Ainsi, bien que je neutralise l’opposition entre la lecture qui fait d’Ulysse un joueur de tours et celle qui y voit un héros « humaniste », il est clair que ma préférence va au joueur, à l’homme du gaster. V. Papageorgiou a bien noté le point (« Odysseus Polytropos », Journal of the Hellenic Diaspora 14, 1987, p. 126-28).
19 « Classical Allusions », Times Higher Education Supplement, 3 juillet 1987.
20 « La théorie du texte », 1973 ; repris dans Œuvres complètes, vol. 2, Paris, 1994, p. 1677-89.
21 « Autour du Polytrope », L’Infini 23, 1988, p. 57-71.
22 Allegories of Reading, New Haven, 1979 ; trad. fr., Allégories de la lecture, Paris, 1989.
23 Cf. P. Pucci, « Strategia epifanica e intertestualità nel secondo libro dell’Iliade », Studi Italiani di Filologia Classica, 3e s. 6, 1988, p. 5-24.
24 Voir ci-dessus, p. 153-55, 170-75 et « Les figures de la Mètis dans l’Odyssée », Mètis 1, 1986, p. 7-28.
25 Cf. n. 18, p. 85 s.
26 Démasquer les travestisements, dévoiler les simulations et reconnaître ce qui sous la différence est familier sont aussi des sources de plaisir. Le plaisir de la lecture. Papageorgiou a bien saisi ce sentiment : « ... un plaisir de lire toujours croissant. Un mot que le livre de Pietro Pucci répète souvent est « plaisir ». Et ce plaisir que Pucci essaie de déceler et de laisser s’épanouir dans le texte d’Homère est dans son livre associé à l’Ulysse polytrope » (p. 128 s.). Voir également C.W. Scott, « Homer, Text, Context and Tradition », American Journal of Philology 110, 1989, p. 339-56 ; cf. p. 349.
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2013
Commenter et philosopher à la Renaissance
Tradition universitaire, tradition humaniste
Laurence Boulègue (dir.)
2014
Diego Lanza, lecteur des œuvres de l'Antiquité
Poésie, philosophie, histoire de la philologie
Rossella Saetta Cottone et Philippe Rousseau (dir.)
2013
Figures tragiques du savoir
Les dangers de la connaissance dans les tragédies grecques et leur postérité
Hélène Vial et Anne de Cremoux (dir.)
2015
La représentation du « couple » Virgile-Ovide dans la tradition culturelle de l'Antiquité à nos jours
Séverine Clément-Tarantino et Florence Klein (dir.)
2015
Hédonismes
Penser et dire le plaisir dans l'Antiquité et à la Renaissance
Laurence Boulègue et Carlos Lévy (dir.)
2007
De l’Art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace
Pour une redéfinition du statut de l’œuvre
Robin Glinatsis
2018
Qu'est-ce que la philosophie présocratique ?
What is presocratic philosophy ?
André Laks et Claire Louguet (dir.)
2002