22. Arte allusiva
p. 324-336
Texte intégral
L’ambiguïté elle-même peut signifier une indécision quant au sens voulu, l’intention de signifier plusieurs choses, le fait qu’on a probablement voulu dire l’une ou l’autre de deux choses ou bien les deux à la fois, et le fait qu’une assertion a plusieurs sens.
William Empson, Seven Types of Ambiguity.
1La fonction et le statut de l’allusion1 n’ont été étudiés que récemment par les sémiologues. Oswald Ducrot a analysé l’allusion en tant que forme spécifique de l’énonciation, c’est-à-dire de cette parole qui agit tout en communiquant2. Le sens créé par l’allusion se lie ou se superpose au sens « littéral ». Le sens allusif, dit Ducrot, est quelque peu énigmatique ou implicite, ce que nous avons parfois qualifié de « déguisement », en suivant l’un des thèmes majeurs de l’Odyssée : le déguisement est en fait proposé par le sens allusif lui-même et l’intentionnalité de l’allusion ne peut jamais être complètement prouvée.
2Le sens « littéral » communique des informations sur les événements du poème ; le sens allusif (Ducrot distingue entre le « sens » de la phrase et le « sens » de « l’énonciation ») introduit une relation entre l’Odyssée et l’Iliade et construit ainsi un sens intertextuel qui doit à son tour être déterminé.
3Ce qui est alors typique de l’allusion, c’est qu’elle offre la possibilité d’un sens qui n’émerge que comme un acte de décodage et non d’encodage, comme s’il n’était pas inscrit dans le langage, ou pour reprendre notre métaphore, un sens qui apparaît dans la reconnaissance d’un certain déguisement textuel, le texte se cachant et s’exposant comme autre que ce qu’il est3.
4Notons que le sens littéral ne semble jamais comporter des manques qui l’empêcheraient d’être compris comme tel. Le sens allusif n’est qu’additionnel et non nécessaire. Quelle autorité nous permet donc d’ajouter un sens additionnel au sens littéral, dont la signification est suffisante ? L’autorité vient de ce que la notion de sens « littéral » comme signification suffisante est artificielle et arbitraire : toute expression de l’Odyssée n’aurait qu’un sens limité, ou pas de sens du tout, si elle était soumise à un Grec moyen appartenant à un groupe linguistique spécifique du Ville siècle avant J.-G. Ce n’est que parce que cette expression fait partie d’un poème, à cause d’un langage traditionnel qui lui est propre, de ses conventions, de sa textualité, qu’elle a du sens4.
5L’expression allusive est marquée par la répétition d’un autre texte et la différence qui l’en sépare. L’allusion invite donc le lecteur à sauter hors du texte présent dans un autre texte. L’allusion apparaît dans l’acte de lecture et elle est imposée par le langage littéraire, car ce langage est un système clos, indéfiniment auto-référentiel. Aucun philologue n’hésite à comparer plusieurs occurrences des mêmes mots dans deux poèmes afin de mieux en définir le sens. Cependant, lorsque le même philologue refuse d’appliquer l’opération au niveau de ce que le langage dit de ce qu’il fait, quand il se répète, il refuse de considérer le texte comme un acte de parole, c’est-à-dire comme un événement vivant, et ne le prend que comme un spécimen grammatical avec son sens « littéral », « mort ». Seuls les dictionnaires peuvent présenter un sens « littéral ».
6Finalement, la décision qui consiste à refuser ou à inclure le sens allusif reste une décision interprétative. Les savants qui hésitent devant le sens allusif, en restant sur des bases plus empiriques que ceux qui admettent le sens allusif, n’évitent pas pour autant la décision critique. Eux aussi interprètent, et d’une façon radicalement réductrice.
7Pourtant, comment ne pas hésiter à l’idée de prendre toutes les répétitions homériques pour des allusions ? Il y a des expressions de liaison qui sont constamment répétées (ton ou tēn d’apameibomenos prosephē, « lui répondant [...] il/elle dit »), des formules substantif-épithète pour toutes sortes d’animaux, de lieux, d’objets (navires, armes, vêtements, etc.), de gestes, et ainsi de suite, que l’on retrouve invariablement quel que soit le contexte ; doit-on les comparer et les considérer comme allusives ? Oui, sans aucun doute ; d’ailleurs, nous le faisons constamment quand, par exemple, suivant l’explication de Milman Parry, nous les considérons comme la marque du style et de l’éthos héroïque. Mais ici se révèle l’utilité de la première des méthodes de classification des allusions, telle que la décrit Ducrot, ou sa version légèrement modifiée. D’après cet auteur, il est possible d’organiser la classification des allusions d’après le degré d’engagement du locuteur à l’égard du sens implicite (allusif). En d’autres termes, c’est une question de degré d’explicite et d’implicite dans l’allusion : à une extrémité, l’implicite serait absolu et le sens allusif serait superposé arbitrairement à la volonté du locuteur ; à l’autre extrémité, le sens allusif serait soutenu par un nombre d’indices tel que l’intention allusive emporterait la conviction.
8L’analyse concrète du sens allusif d’une formule nous amènerait à décrire les indices et les caractéristiques spécifiques qui appellent un sens allusif pour une formule donnée. Nous pourrions donc classer toutes ces caractéristiques selon une échelle progressive allant de celles qui suggèrent un sens allusif minimal à celles qui suggèrent fortement l’allusion. Prenons un exemple : il est clair que la répétition constante de la même expression dans un contexte connectif, c’est-à-dire non marqué et non spécifique, constitue un trait relevant du degré minimal de l’allusion : pour que le lecteur y voie une allusion, il lui faudrait construire un sens à partir d’un quasi-silence allusif. À l’autre pôle, nous avons des cas comme Odyssée XIII, 254-55 et Iliade IV, 357, 339 (ou Odyssée V, 222, ekhōn talapenthea thumon ; Iliade V, 670, tlēmona thumon ekhōn), où les répétitions sont plusieurs fois marquées : 1. parce qu’elles sont uniques ou très rares ; 2. parce qu’elles contiennent des différences de sens, et, dans Odyssée V, 222, de forme ; 3. parce qu’elles se trouvent dans des contextes spécifiques, et qualifient donc exclusivement un thème spécifique, dans ce cas les vertus d’Ulysse ; enfin, 4. parce qu’elles mettent un texte dans une relation textuellement signifiante avec un autre texte grâce à l’éventail infini des interprétations possibles des sens allusifs. En d’autres termes, l’allusion a un caractère littéraire particulier : elle a pour effet de défaire un autre texte. Ces quatres caractéristiques de la répétition, 1. rareté, 2. répétition marquée, 3. spécificité du contexte, exclusivité du thème, et 4. motivation textuelle de l’allusion, imposent au lecteur la conviction qu’une allusion est soit intentionnelle soit introduite par hasard.
9Chacune de ces caractéristiques peut contenir une signification qu’il est difficile de circonscrire. Par exemple, dans un contexte exclusif (3), les termes de la seconde caractéristique, c’est-à-dire la répétition et la différence, peuvent varier énormément de telle sorte que la différence peut inclure les allomorphes d’une formule : Michael Nagler a montré que deux chiens aux côtés d’un jeune homme constituent la répétition allomorphique du motif formulaire qui fait accompagner une jeune maîtresse par deux servantes6 ; j’ai moi-même montré l’existence de la synonymie formulaire qui se construit parfois autour de gastēr et thumos. Lorsque le système formulaire fonctionne légitimement avec des allomorphes, des synonymes, et autres, l’extension des différentes formes et des expressions de remplacement dans le procédé de répétition devient difficile à limiter.
10Ces considérations nous permettent de suggérer qu’il faudrait pouvoir compter sur une définition de la « formule » plus flexible que celle initialement donnée par Parry. Je m’empresse d’ajouter qu’en choisissant d’inclure les allomorphes dans l’économie de la formule homérique, Parry suggère un fonctionnement plus flexible de la formule que ne l’implique sa définition7.
11On ne saurait concevoir ni décrire la formule homérique comme une entité linguistique précise dotée d’un sens spécifique. Il s’agit en fait d’un outil de la critique moderne qui nous permet de comprendre, grâce à une sorte de rétroactivation, le fonctionnement des chaînes de motifs de la diction homérique. Mais ni le sens spécifique, ni les motifs fixes ou la position métrique ne peuvent être l’élément constituant de la formule si chaque contexte différent affecte, aussi peu que ce soit, le sens de chaque occurrence de la formule ; si l’énonciation peut ajouter à chaque occurrence de la formule un sens différent ; si enfin, même les allomorphes font partie du système formulaire.
12Cette formule dont nous avons fait notre modèle est un objet extrapolé à partir de la diction, qui ne la distinguait pas comme l’un de ses composants, mais qui créait et répétait constamment des motifs dont la variété, la composition et la structure sont innombrables. Quand, aujourd’hui, nous définissons et délimitons la formule de façon rigide, nous le faisons grâce à un processus de décontextualisation et de simplification, par un procédé qui déforme la diction homérique vivante.
13Mais comment éviter ce piège ? Toute reconstruction scientifique d’un phénomène — dans notre cas les caractéristiques particulières de la diction homérique —, dans le temps même où elle le rend visible, opère sur lui un déplacement. Nous le reconstruisons après coup dans un environnement différent, et les effets de cet après-coup sont inévitables. Nous reconnaissons les caractéristiques de la diction homérique après une longue période d’oubli complet : nous les supposons, c’est-à-dire nous les présumons par anticipation et par remplacement à travers notre dé-couverte et notre récupération. Or les effets déplaçants et défigurants de la reconnaissance ou de la découverte nous sont bien connus.
14La formule garde cependant, pour la critique, sa valeur d’outil heuristique tendant à délimiter une forme ou un modèle spécifique de la répétition, qui est la force génératrice de la diction homérique. La description des traits spécifiques de la formule doit rester le but constant de toute recherche critique : toute définition doit prouver sa validité par son succès opérationnel. Seul le succès de son fonctionnement saura fournir la garantie de sa légitimité. Les savants devraient se donner pour tâche sans cesse renouvelée à la fois d’élargir et de réduire leur vision de la formule, en ébauchant les définitions et les modes de fonctionnement de cette forme particulière de la répétition génératrice dans la diction homérique. C’est à cela que tend ce livre.
15Le langage homérique tout entier est allusif : à des degrés divers, tout le langage épique joue constamment avec les références dans un déploiement de signes, de clins d’oeil et de gestes intertextuels, et ce faisant, se met en scène et interprète ses propres particularités et préférences en une sorte d’exubérance narcissique, dans le même temps qu’il dit ce qu’il dit. Ce niveau de signification, celui du sens allusif, inconnu des personnages, peut aussi échapper totalement ou partiellement à l’intention du poète, et constitue un ajout implicite offert au décodage du lecteur qui interprète le texte. Ce que nous appelons littérature n’est rien d’autre que cela.
16Dans mon étude de l’intertextualité homérique, j’ai constamment appliqué le principe selon lequel la détermination des intentions textuelles, et donc du sens allusif, relève de la conjecture. Ducrot, dans son analyse du sens allusif, confirme ce point. Ses arguments relatifs à l’« implicite » de l’allusion et au caractère mythique ou artificiel du sens « littéral », « explicite », l’amènent à affirmer qu’en principe, les interprétations de l’allusion sont infinies8.
17De la notion d’implicite liée à l’allusion dérive un point important, que Ducrot définit clairement lorsqu’il affirme que décrire les différents niveaux de l’allusion revient à décrire les différents modes selon lesquels un individu « est constitué » par les autres, sa « réalité » ne prenant forme qu’à travers les perceptions que les autres en ont9. Si l’on applique ce principe aux allusions littéraires une fois collectées et décrites, cela signifie que l’Odyssée est constituée par les lectures que l’Odyssée permet à travers les lectures que l’Iliade donne de l’Odyssée, et que l’Iliade, à son tour, est constituée par un procédé symétrique. L’Iliade écrit l’Odyssée et en dessine les contours, et vice versa.
18Cependant, puisque ces lectures constitutives se déroulent dans un espace relativement implicite (l’implicite du sens de la répétition), elles sont le produit d’un certain vide, ou vague, du texte que le lecteur désire remplir. Je dirais que ces lectures constitutives fonctionnent comme s’il s’agissait de soupçonner ou de découvrir un déguisement afin d’atteindre une source, un texte original, un texte-père. Là encore, par conséquent, les lectures constitutives sont le produit d’un certain désir de plénitude que le texte provoque lui-même, à travers ses trous et l’implicite de son intertextualité, c’est-à-dire à travers ses répétitions qui pointent vers un sens additionnel plutôt qu’elles ne le disent, le simulent plutôt qu’elles ne le révèlent. Bien entendu, le lecteur est le premier affecté par ce désir dans sa recherche constante d’un surcroît de sens et d’un lieu pour l’ancrer. Il s’ensuit que l’opération critique de recherche de l’allusion est extrêmement ambivalente. Car l’analyse intertextuelle peut être poussée par le désir critique d’effacer les incohérences du texte, de remplir les trous, et de viser à un texte-père source de toute la signification potentielle des textes. L’analyse intertextuelle peut aussi, au contraire, produire une vision déconstructive du texte, comme je tente de le faire ici, en révélant la surface iridescente du texte et la dissémination de ses sens et de ses connotations.
19Mais le désir d’une appropriation complète du sens et des sens des autres textes affecte aussi le poète. En cela, les allusions dont j’ai suivi la piste révèlent le désir qu’a l’Odyssée de s’approprier pleinement l’Iliade, et inversement.
20Puisque le désir du lecteur et du texte provient de l’implicite du texte, il n’y a pas de repos possible, car cette inquiétante structure de dit/non-dit ne cesse jamais de vibrer. Une telle structure est en fait éminemment différentielle et, à la limite, inextricable. Je dirais que la lecture démasquante se révèle comme un nouveau masque, et l’allusion découverte n’identifie ni l’original, ni le générateur, ni l’adversaire, ni le vainqueur.
21Giorgio Pasquali n’aurait sans doute pas cru possible de parler d’« allusion » dans des textes qu’il n’aurait pas définis comme étant « savants » (dotti), en tout cas pas d’une façon aussi systématique que je l’ai fait ici. Pourtant, mon analyse a montré que l’allusion domine dans le texte homérique. La raison en est que l’allusion, dans un langage hautement conventionnel et stylisé comme le langage homérique, est une modalité de la citation. La répétition formulaire, qui, souvent, a fait que les savants ont hésité à parler d’allusion délibérée, se trouve être la base même d’une intertextualité continuelle, tissée de citations, d’incorporations, d’échanges de vues ou d’arguments polémiques entre les textes.
22Il en résulte que les textes épiques entretiennent un dialogue et une conversation sans fin sur tous les thèmes de la pensée grecque archaïque. Et tout d’abord, s’agissant de la notion de vérité dans son rapport avec le langage poétique, l’Iliade, l’Odyssée et Hésiode se prêtent mutuellement une oreille indiscrète ; l’Odyssée joue ironiquement avec la notion de kleos telle qu’on la trouve dans l’Iliade et sert de faire-valoir à l’attaque d’Hésiode contre les poètes comme gasteres oion, « simples ventres ». A l’ère de la littérature écrite, un homme aussi sage que Xénophane ne se contente pas d’attaquer d’auteur à auteur, en la nommant, la poésie hexamétrique d’Homère et d’Hésiode : il recourt à la citation, par le biais d’une allusion à un vers du poète qu’il condamne. Le fragment 35 de Xénophane, tauta dedoxasthō men eoikota fois etumoisin, « que ces choses soient considérées comme étant semblables à la vérité », ne peut pas être séparé de Théogonie, 27 ou d’Odyssée XIX, 20310. Les parallèles textuels entre Parménide et l’Odyssée, comme l’écrit Alexander Mourelatos, « sont depuis près d’un siècle un lieu commun », et on a mis en évidence, au cours de ces dernières années, un certain nombre d’interactions allusives dans plusieurs incorporations que le texte de Parménide a fait d’expressions de l’Odyssée11.
23Tous ces textes révèlent la relation difficile et problématique qu’entretient le langage poétique avec la vérité ; mais l’économie de cette relation, et les stratégies mises en place pour sauver la notion de vérité dans sa contiguïté avec le mensonge, sont aussi différentes que le sont les textes.
24La notion de vérité (alētheia) en relation avec l’être (to on) et avec le langage (logos) demeure fondamentale. Heidegger a élaboré ces questions dans le contexte grec en commençant avec Iliade I, 70, ta t’eonta ta t’essomenapro t’eonta, dans un essai fameux12, où il définit l’essence de l’être comme présentification et fait un lien entre ta eonta dans l’Iliade et la même expression chez Anaximandre.
25Dans le domaine de l’« éthique », un dialogue infini se développe entre nos textes, de nouveau à travers des « citations » qui nous sont rendues perceptibles ou audibles grâce à des répétitions marquées. L’Odyssée et l’Iliade ne cessent jamais de s’affronter par l’intermédiaire de leurs héros typiques ou de leurs personnages, Achille et Ulysse ; et les ramifications de ces visions polémiques vont bien au-delà de la poésie lyrique ou épique13, du théâtre ou de la philosophie14. Car l’intuition qu’avaient les savants grecs du Vème siècle quant à ces deux personnages était essentiellement correcte — Achille étant l’homme de l’haplous muthos, du « discours univoque », Ulysse celui de la polytropie15. Comme je l’ai souligné, à travers la polytropie d’Ulysse, ce que l’Odyssée nous laisse entrevoir, c’est l’exaltation d’une vie passée à accroître son savoir et sa sagesse. Ulysse est le premier homme « socratique », au sens nietzschéen du terme. Le Vème siècle n’a pas vu les stratégies qui, dans l’Iliade aussi, exposent et cachent la notion de vérité comme étant proche de celle de mensonge — à moins qu’ici les sources ne nous fassent simplement défaut.
26L’ensemble des notions qui s’articulent sur la mētis, « ruse », « intelligence pratique », « pensée retorse », ne trouve pas de terrain favorable dans la pensée grecque après l’Odyssée, si ce n’est, comme on pouvait s’y attendre, dans la comédie, où l’intrigue dépend pour une large part de machinations, de tromperies, de pièges (doloi)16. Contre toute attente, le mot métis se rencontre rarement dans les œuvres d’Eschyle et de Sophocle qui nous sont parvenues, et jamais dans celles d’Euripide, bien que les notions d’intrigue et de stratagème (doloi, mēkhanē, etc.) apparaissent souvent.
27Comme l’écrivent Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant dans la conclusion de leur étude sur la mētis17, cette dernière reste exclue de la pensée philosophique. L’exclusion est particulièrement remarquable chez Platon, qui, au nom de la vérité, bannit la pensée déviante et retorse de la mētis. Conclusion « irréfutable », comme l’écrit Sarah Kofman18, et pourtant la métis continue à jouer, même chez Platon, un rôle malicieux et (bien sûr) caché. Kofman nous rappelle qu’Éros, dans le mythe platonicien du Banquet, est le fils de Poros et que Poros est fils de Métis : puisqu’Éros représente le philosophe, la mētis opère toujours. De plus, les notions de ruse et d’ingéniosité sont implicites dans certaines procédures sophistiques et donc dans les procédures parallèles que suit parfois Socrate, bien que dans son cas, elles soient utilisées in bonam partem, et pour sortir des aporiai.
28L’Odyssée prend position sur un point important de la croyance religieuse lorsqu’elle nous montre Athénaphaneisa, « apparaissant » (XVI, 159, Odussēiphaneisa), et que le texte (XVI, 160) fait simultanément allusion à Iliade XX, 131. Athéna, au chant XIII, apparaît sous les traits d’une déesse de la mētis. Ce type d’apparition ne se rencontre jamais dans l’Iliade : la différence est significative. La question de savoir si l’Odyssée est ou non ironique dans cette représentation de la ligure d’Athéna n’est pas sans importance (elle est de celles qui engagent l’attitude du lecteur) ; mais elle n’est pas cruciale. A coup sûr, l’Odyssée souligne le caractère arbitraire de cette figure divine lorsqu’elle dit qu’Athéna peut prendre l’apparence qu’elle veut. Cependant, en contraste avec l’Iliade, l’Odyssée maintient ou favorise l’illusion ou la croyance contrôlée en une image visible et descriptible de la déesse. L’imaginaire est rendu visible, et les temples et les théâtres vont bien vite utiliser le mécanisme d’un eidolon du dieu apparaissant dans l’enceinte sacrée ou sur la scène19.
29Dans ce cas encore, nous ne saurions dire en toute certitude si l’Odyssée représente les attitudes modernes du rationalisme ionien, le point de vue sceptique et ironique selon lequel, dans toute apparition divine, la forme revêtue comporte toujours une part d’arbitraire, ou si l’on a affaire à une croyance ancienne et plus respectueuse. Il serait donc impossible de voir dans ce trait, ou dans d’autres caractéristiques que nous avons dégagées, la preuve d’un développement intellectuel postérieur à l’Iliade. Tout lecteur qui choisirait cette interprétation le ferait à ses risques et périls : bien sûr, il est gratifiant d’enchâsser l’Odyssée dans un mouvement historique déterminé par un telos, une « finalité », spécifique, et d’utiliser le texte comme preuve de ce telos. Mais la prudence exige qu’on tienne compte des positions odysséennes avec leur scintillement irisé et leur oscillation rythmique (ironique/non ironique, etc.) comme autant de modes caractérisés par leur permanence et leur insistance. En d’autres termes, ces positions traversent l’histoire comme un ensemble ou une structure spécifique de thèmes et d’idées (la survie du héros, l’identité à soi du héros, l’accumulation de connaissances, le retour au familier, au plaisir). L’insistance est le fruit de la répétition, durant la phase de l’émergence du texte et de sa composition comme durant celle de sa transmission et de sa lecture. Chaque lecture, pénétrante et aveugle à la fois, reproduit cette insistance et la développe en continuité et en différence, sans jamais produire purement et simplement une complète altérité, sans jamais sortir de cette oscillation. Ainsi, toute la diversité des lectures de l’Odyssée, qu’elles soient apologétiques ou polémiques, est depuis le début partie intégrante de son insistance.
30Ces quelques suggestions ne prétendent pas constituer, ni même ébaucher, une analyse de la pensée grecque archaïque. Elles visent à montrer la fécondité d’un certain type de lecture, qui active la force énonciative, allusive et citationnelle de la répétition. Sans doute les matériaux que cette lecture propose à notre attention sont-ils, pour une large part, d’un maniement difficile et délicat. D’une part, ils appartiennent au domaine de l’implicite, du moins en partie ; d’autre part, ils soulèvent les questions épineuses de l’intertextualité, de l’originalité et de la passivité, de l’ancien et du nouveau, de l’histoire et de la structure, du changement et de la continuité. Mais la difficulté n’est-elle pas la plus sûre incitation à poursuivre l’analyse ?
Notes de bas de page
6 Michael Nagler, Spontaneity and Tradition, Berkeley, 1974.
7 Voir Milman Parry, « The Traditional Epithet in Homer », dans The Making of Homeric Verse, Oxford, 1971. Page 72, Parry décrit la formation de nouvelles formules dans des cas où « les sons d’une expression en ont suggéré une autre de sens tout à fait différent ». Cela me paraît incompatible avec la définition qu’il donne de la formule, à savoir « une expression régulièrement utilisée, dans les mêmes conditions métriques, pour exprimer une idée essentielle » (p. 31).
8 « Presupposizione », p. 1103. Ducrot implique en fait que les interprétations possibles correspondent aux situations infinies et contradictoires dans lesquelles se trouve le locuteur lorsqu’il parle : les interprétations vont de pair avec chacune des situations à laquelle l’interprète décide de se référer. Ce n’est que dans ce sens, me semble-t-il, c’est-à-dire en liaison avec une décision de l’interprète, que l’on peut postuler pour l’allusion un sens précis.
9 Ibid., p. 1103.
10 La ressemblance entre le fragment 35 de Xénophane et Théogonie, 27 d’Hésiode est évidente pour certains critiques : voir André Rivier, « Remarques sur les fragments 34 et 35 de Xénophane », Revue de Philologie 30, 1956, p. 37-61.
11 Voir Eric A. Havelock, « Parmenides and Odysseus », Harvard Studies in Classical Philology 63, 1958, p. 133-43 ; et Alexander P. D. Mourelatos, The Route of Parmenides, New Haven, 1970, p. 17-34.
12 Martin Heidegger, « La parole d’Anaximandre » (1946), trad. fr. dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, 1962.
13 Sur la relation entre le personnage odysséen et le personnage lyrique, voir l’article stimulant de Joseph Russo : « The Inner Man in Archilochus and in the Odyssey », Greek, Roman and Byzantine Studies 15, 1974, p. 139-52 ; Bernd Seidensticker, « Archilochus and Odysseus », Greek, Roman and Byzantine Studies 9, 1978, p. 5-22 ; et à propos de plusieurs caractéristiques qui rapprochent Solon et Ulysse, voir l’ouvrage savant d’Onofrio Vox, Solone autoritratto, Padoue, 1984, passim.
14 Voir Hermann Fränkel, Dichtung und Philosophie des frühen Griechentums, 2ème éd., Munich, 1962, p. 94 ss. ; et Bruno Snell, Die Entdeckung des Geistes, Hambourg, 1948, trad. fr., La Découverte de l’esprit, Combas, 1994.
15 Voir Pietro Pucci, The Violence of Pity in Euripides’« Medea », Ithaca, 1980, p. 80 s. et p. 204, n. 22-25 ; et A. Patzer, Antisthenes der Sokratiker, Diss. Heidelberg, 1970.
16 Voir la thèse superbe de Seamus MacMathuna, Trickery in Aristophanes, Cornell University, 1971.
17 Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, 1974.
18 Comment s’en sortir, Paris, 1983.
19 On rencontre la mention de la statue d’Athéna en Iliade VI, 273 ss.
Notes de fin
1 Giorgio Pasquali, « Arte allusiva » dans Stavaganze quarte e supreme, Venise, 1951, p. 11-20. Selon Pasquali, tous les arts (littérature, peinture, etc.) sont marqués par l’allusion, qui réside pour lui dans le fait qu’un texte donne à reconnaître en son sein un écho ou une citation de la tradition. En un sens — et Pasquali en avait probablement eu l’intuition —, toute la littérature est allusive, puisque son langage n’est « littéraire » que dans la mesure où il se réfère à un langage particulier.
2 Voir l’article de Ducrot « Presupposizione e allusione » dans Enciclopedia Einaudi, X, Turin, 1980, p. 1083 ss. L’allusion constitue donc un « performatif », pour reprendre la terminologie de J. L. Austin dans How to Do Things with Words (trad. fr., Quand dire c’est faire, Paris, 1975).
3 La question de savoir si l’allusion est un phénomène linguistique ou rhétorique inquiète encore les linguistes : voir Ducrot, « Presupposizione », p. 1104-05.
4 Sur le caractère artificiel du sens « littéral », voir également Oswald Ducrot, Les Mots du discours, Paris, 1980, p. 11 ss..
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