21. Phémios et le commencement de l’Odyssée
p. 313-323
Texte intégral
Tel une sorte de pharmakos primordial, Ésope fut injustement accusé et exécuté par les Delphiens.
Gregory Nagy, The Best of the Achaeans
1Voici que je touche au port de ce long voyage, parcours polytropique à travers la poétique de l’Odyssée ; mais le lecteur et moi-même savons que ce voyage pourrait continuer : nous ne ferions alors que franchir à nouveau des frontières qui nous sont devenues à présent familières. Dans cette dernière étape, nous allons voir s’affronter, de façon violente et spectaculaire, quelques-unes des caractéristiques de la poétique odysséenne telles que les notions de vérité, de plaisir et de contrainte, à l’occasion du discours de Phémios et de sa rétractation, à la fin du poème (XXII, 344-53).
2Après le massacre des prétendants, Phémios se jette en suppliant aux genoux d’Ulysse. Ce passage, fondamental, est le seul où le texte l’appelle Terpiadès1 (XXII, 330 : Terpiadès [...] aoidos... / Phēmios), comme pour évoquer, au moment même où il est menacé de mort, le plaisir qu’il donne et qui lui coûte si cher. Ulysse vient de tuer Léiôdès, le prêtre des prétendants, et Phémios répète les gestes de supplication de ce dernier2. Les deux sont coupables de crimes analogues : l’un a prié pour qu’Ulysse ne parvienne pas à rentrer chez soi, l’autre a chanté cet échec.
3Lorsque l’Odyssée nous montre Phémios en position de suppliant devant Ulysse, son maître et en même temps le héros de son chant — il va jusqu’à citer des paroles d’Ulysse empruntées à l’Iliade —, il fait plus qu’implorer sa pitié : on le voit re-créer le personnage d’Ulysse conformément aux exigences de ce dernier ; cette opération poétique se trouve alors mise en pleine lumière comme une rétractation. Voici l’étonnant exemple d’un poète chantant pour le plaisir de son maître (et pour le nôtre), et qui va le traiter comme un personnage nouveau, sous la menace de la mort :
« J’embrasse tes genoux, Ulysse ; respecte-moi, aie pitié de moi ! Toi-même en auras du regret plus tard [autōi toi metopisth’ akhos essetai]3, si tu tues un poète qui chante4 pour les dieux et pour les hommes. Je suis autodidacte [autodidaktos], mais un dieu a implanté [enephusen] en moi toutes sortes de récits [oimas]5, et je suis prêt à chanter devant toi aussi bien que devant un dieu6. Renonce donc à m’égorger7. Et d’ailleurs, ton fils Télémaque peut le dire, ce n’est pas de bon cœur ni avec joie que je venais dans ce palais chanter pour les prétendants au cours de leurs banquets [daitas]8. Ils m’y contraignaient, étant plus nombreux et plus forts ». (XXII, 344-53)
4Les présuppositions fictionnelles et les implications sociales de ce passage sont d’une vertigineuse complexité.
51. L’Odyssée met en scène la rétractation du poète qui a chanté, à maintes reprises, une version fausse du retour d’Ulysse. Grâce à cette rétractation, le poète du gastēr va devenir poète de la louange ; la contiguïté entre la poésie du blâme et la poésie de l’éloge permet, de l’un à l’autre de ces deux types, des va-et-vient faciles et constants. Un soupçon se dégage : et si l’Odyssée, dans la tradition que nous connaissons, avait pour origine la rétractation de Phémios ? Sinon, pourquoi le poème devrait-il prendre la peine de dramatiser la scène où Phémios promet de chanter devant Ulysse comme devant un dieu ? Cette promesse semble bien être, en tout cas, l’événement fictionnel d’où naît l’Odyssée, dans la version qui triomphe sur les autres et les réduit au silence.
62. Phémios supplie Ulysse, qui est à la fois un personnage de son chant et le roi (basileus). La fiction que défend ici l’Odyssée suggère, une fois de plus, que la poésie (la fiction) raconte et reflète des événements et des personnages réels et historiques. Dans ce cas exceptionnel, on voit le poète Phémios supplier Ulysse pour sa vie et « chanter » sa rétractation.
73. De nombreux aspects, dans ce texte, sont difficiles à interpréter. Par exemple, Phémios établit un parallèle énigmatique (ou une distinction ?) entre le fait qu’il est autodidacte (autodidaktos) et le fait qu’il est inspiré par les Muses. Face à son maître qui, en d’autres occasions, a fait l’éloge du poète que les Muses guident mot à mot, Phémios semble revendiquer une certaine autonomie pour le poète. La métaphore agricole qu’il emploie suggère des limites à la responsabilité des Muses : « Le dieu planta (enephusen) dans mon esprit (en phresin) toutes sortes de récits (oimas) » (XXII, 347b-48). Le dieu opérerait ainsi un investissement initial, une sorte de programmation ; mais cela fait, c’est le poète qui prend la relève et s’apprend à lui-même à cultiver le chant. Cette affirmation fait écho à VIII, 44 s. où le texte dit de Démodocos : « Les dieux lui ont donné, à lui, plus de chants qu’aux autres, pour plaire (terpein) aussi souvent (ou lorsque [hoppēi]) son cœur le porte (epotrunēisin) à chanter », et à Odyssée VIII, 73-74, où la Muse « lance » (anēken) le chant du poète.
8Comme nous l’avons vu, cette « programmation » initiale par les Muses indique probablement la limite de leur responsabilité, ce qui s’oppose, d’une part, à une série de passages où les Muses ne sont même pas mentionnées (I, 346 ss. ; VIII, 260, 266 ss.) et de l’autre, aux indications selon lesquelles les Muses enseignent tout au poète mot à mot (par exemple, VIII, 479-81, 497-98).
94. Si cette interprétation du texte est correcte9, Phémios tiendrait le milieu entre ces deux extrêmes. Dans son premier chant, il n’est fait mention d’aucune Muse ; dans ce dernier chant, lorsque le poète se rétracte, la Muse se voit attribuer une responsabilité limitée mais décisive, originelle. L’Odyssée elle-même sait que cette position est intenable, car il n’y a pas de milieu entre la vérité (les Muses) et la fiction (muthoi), la paralysie et la séduction (thelgein), la nécessité et le plaisir (gastēr).
10Si je renvoie ici à ces notions, c’est que Phémios, par sa rétractation, produit une nouvelle version de son chant, et cela, pour le plaisir de tous. Phémios, fils du Plaisir (ou donneur-de-plaisir), a pu chanter sous la menace de la mort pour charmer les prétendants (et Télémaque) : maintenant, sous cette même menace, il promet de chanter devant Ulysse comme devant un dieu. L’enchantement que fait naître le chant chez le lecteur ne provient pas tant de la proximité gratifiante des Muses que de l’épée suspendue sur la tête du poète.
115. L’Odyssée, bien sûr, invoque les Muses au commencement du poème (I, 1) ; et pourtant, de nombreux indices dans le texte révèlent une lutte constante pour limiter l’étendue de leur responsabilité. Tout au long de cette analyse, j’ai montré que l’Odyssée ne cesse d’activer le rôle du lecteur, et la responsabilité qui lui incombe de donner du sens au texte ; que le texte attire l’attention sur sa nature dérivée, et l’usage qu’il fait de la citation ; qu’il présente des scènes où Ulysse invente ouvertement sa propre fiction (par exemple, XIV, 462 ss. ; XVIII, 138 ss.). Toutes ces caractéristiques mettent en danger la nécessité et la cohérence de la représentation mythologique du rôle et de l’importance des Muses. Cela pourrait nous conduire à penser que pour l’Odyssée les Muses, comme les Sirènes, sont les personnifications de pratiques littéraires de la tradition épique, plutôt que des inspiratrices divines et objectives. Mais là encore nous atteignons un point indécidable.
12L’évocation des Muses au commencement de l’Odyssée (I, 1) confirme cette lutte pour restreindre leur responsabilité, et brouiller les frontières entre les différentes sources du chant odysséen. Les Muses sont invitées à chanter
l’homme qui erra pendant des années après avoir détruit Troie, voyant beaucoup de villes et découvrant beaucoup d’usages, souffrant beaucoup d’angoisses dans son cœur sur la mer, luttant pour sa vie et le retour de ses compagnons, sans pouvoir pourtant sauver un seul quoiqu’il en eût. Il périrent par leur propre folie, les insensés ! qui mangèrent les troupeaux du Soleil Hypérion qui leur prit le bonheur du retour. À nous aussi, déesse, Fille de Zeus, raconte-nous ces événements en partant de l’un ou de l’autre (I, 1-10).
13La Muse est explicitement invitée à raconter au poète les événements qui sont résumés dans I, 2-10, et qui ne recoupent en effet que les chants V à XII de l’Odyssée. Qu’en est-il des seize chants restants ? Les Muses ne sont-elles pas responsables de la Télémachie (I à IV) et du récit de la vengeance d’Ulysse (XIII à XXIV) ? Même dans les huit chants pour lesquels le poète demande l’aide des Muses, une ingénieuse stratégie fictionnelle semble détrôner les Muses de leur rôle de source et d’origine du poème. Les chants IX à XII nous sont racontés par Ulysse lui-même avec l’art d’un poète, comme nous le dit Alcinoos : les Muses sont donc implicitement écartées, puisqu’aucune source ne saurait être plus proche de l’événement que l’acteur lui-même. Il faut, pour légitimer et justifier pleinement le rôle de la Muse, considérer que c’est à travers elle que le poète (ou les poètes) accède(nt) à la connaissance d’une narration autobiographique complète. Le choix réside, de nouveau, dans l’interprétation du lecteur.
14Les contradictions, ou tout au moins les inconséquences, avec lesquelles l’Odyssée représente l’activité des Muses sont néanmoins cohérentes avec le refus du poème d’exercer un contrôle total sur certaines des structures supplémentaires qu’il sait invérifiables. Il est impossible de dire dans quelle mesure la disparité de ces stratégies est consciente et délibérée : même si l’on peut trouver une explication pour justifier le silence sur le rôle inspirateur des Muses (Odyssée I, 346 ss. ; VIII, 260 ss., 266 ss.) ou la vision mythologique d’une pleine présence des Muses (Odyssée VIII, 479-81, 497-98), ces explications n’effacent pas la diversité des stratégies employées. L’Odyssée, consciemment ou non, affirme l’inspiration des Muses tout en sapant les implications métaphysiques d’une telle inspiration. On pourrait aussi retourner l’affirmation et dire que l’Odyssée, en dépit de nombreux traits ironiques qui ébranlent la croyance au mythe des Muses, maintient cette croyance et, ce faisant, y ajoute la force de son insistance10.
15L’indécision quant à la responsabilité spécifique des Muses s’exprime dans ce dernier épisode, quand le poète du plaisir s’engage à chanter en se guidant à la fois sur l’inspiration des Muses et sur l’apprentissage qu’il a fait de lui-même, devant Ulysse comme devant un dieu. Obéir à des agents et à des besoins si différents revient à conjuguer plaisir, vérité et fiction dans une impossible unité.
166. Les conditions qui président à la rétractation de Phémios sont troublantes, en particulier lorsqu’il promet de prendre Ulysse, ou pour objet, ou pour destinataire de son chant : « Je suis prêt à chanter devant toi comme devant un dieu. » Cette déclaration peut vouloir dire que Phémios s’engage à considérer le basileus comme un dieu, à le chanter comme il ferait d’un dieu. Mais on pourrait aussi lire la phrase en mettant l’accent sur eoika : « Je suis digne de chanter devant toi comme devant un dieu », impliquant l’étendue de sa propre valeur : si un dieu trouve mon chant digne de lui, tu dois t’en satisfaire aussi.
17Comme on ne saurait décider entre ces deux interprétations, le texte présente deux vues séduisantes dans une tension irritante. Suivant la première interprétation, la promesse de Phémios impliquerait un engagement qui, bien que plaisant aux oreilles d’Ulysse, serait sans doute en contradiction avec la tradition et la vérité épiques. Si nous prenons le passage sur Sarpédon en Iliade XII, 299 ss., où le portrait du roi est d’abord présenté comme celui d’un dieu, puis vire à l’image d’un homme sur le point de mourir, nous pouvons mesurer la distance concrète qui sépare la vérité de l’Iliade de celle de l’Odyssée. L’Odyssée elle-même marque explicitement la division entre hommes et dieux, division qu’Ulysse lui-même décrit à Alcinoos dans l’une des affirmations les plus frappantes de la condition mortelle (VII, 208-12). Phémios, dans ce cas, ne ferait que flatter son nouveau maître, tout comme Ulysse, poussé par les nécessités du gastēr, promet à Antinoos qu’il « chantera ses louanges dans le monde entier » (XVII, 418). En fait, si ces deux situations sont analogues, celle de Phémios est encore plus radicale, puisqu’il fait sa promesse sous la menace de l’épée d’Ulysse.
18Selon cette dernière interprétation, la valeur du poète a pour critère l’attention identique qu’Ulysse et le dieu offrent au chant de Phémios. Encore une fois, le portrait du roi offre quelques analogies avec celui du dieu : Phémios se voit chantant devant deux images, l’une humaine, l’autre divine ; on retrouverait là une situation concrète souvent décrite, dans l’Odyssée11, par un verbe composé en para- 11. Ulysse et le dieu sont donc conçus comme présents au dais du basileus, comme dans la description qu’Alcinoos fait des daites chez les Phéaciens (VII, 199 ss.).
197. Le dernier vers de Phémios, 353, : alla polu pleiones kai kreissones égon anankēi, « mais ils m’y amenèrent par contrainte, étant plus nombreux et plus forts », rappelle l’ainos (l’apologue) d’Hésiode sur l’épervier et le rossignol. Il faut se souvenir que dans cette histoire, l’épervier représente le roi (basileus) et le rossignol le poète (aoidos)12 :
L’épervier parla de la sorte au rossignol au cou coloré, tandis qu’il l’emportait haut dans les nuages et que ses serres transperçaient ses chairs. Le rossignol se lamentait pitoyablement pendant que les serres transperçaient ses chairs [...] Il [l’épervier] lui parla avec mépris : « Pauvre, pourquoi pleures-tu ? Un plus puissant que toi te tient, et tu iras là où je t’emmène, tout chanteur que tu sois : et je te mangerai ou te laisserai libre, comme bon me semble » (Hésiode, Les Travaux et les jours, 203-9).
20Outre un écho linguistique très précis13, la situation symbolique représentée dans cette fable correspond exactement à la position réelle de Phémios — jusqu’à la touche de violence dans la menace de l’épervier (manger le rossignol), qui recouvre pour nous la structure du gastēr et de ses besoins, cadre dont je me suis servi pour décrire certains aspects de la poésie de l’Odyssée.
21Laissons de côté l’insoluble question de savoir quel texte a influencé l’autre14, et parlons plutôt de l’insistance (ou de la permanence) du thème du contrôle dangereux du maître sur le poète. S’attacher à cet aspect thématique et à sa permanence, ce n’est pas nier la pression historique que les maîtres ont bien évidemment exercée sur leurs poètes. Ce que cette insistance nous fait comprendre, c’est que cette pression se manifeste dans des formes stylisées dont la permanence et la répétition pouvaient toujours être exploitées quelle que soit la structure de référence, car il est clair que ce thème n’a pu être chanté dans des situations où le poète était réellement en danger.
22Le texte affirme ici que Phémios ne pouvait pas résister à la pression des prétendants et qu’il chanta pour eux, comme nous le savons : Hésiode, au contraire, se met en scène défiant les rois (basileis) dévoreurs de présents. Mais comme Phémios se rétracte sous la même menace qui l’avait poussé à chanter pour les prétendants, comment savoir s’il chante maintenant ce que veut son cœur et/ou la Muse, ou ce qu’exige le plaisir de ses auditeurs, bref, s’il ne fait, une fois encore, que céder à la nécessité ? Télémaque intervient immédiatement pour prendre sa défense, et dit à Ulysse que le poète est anaitios, « innocent » (XXII, 356) ; Ulysse épargne Phémios sans dire un mot : agir ainsi sans commentaire est une conduite rare dans l’épopée, et en particulier chez Ulysse. Ce faisant, il épargne le poète qui inaugure une nouvelle tradition littéraire dont il est le héros : le récit de son retour heureux grâce à la mnēmē d’Athéna.
23L’Odyssée nous fait voir ici son étrange et douloureuse victoire sur les autres versions du retour d’Ulysse, car le texte explique cette victoire par la rétractation de Phémios sous la menace de l’épée d’Ulysse. Je n’affirme pas qu’un tel événement ait eu lieu : je dis simplement qu’en le représentant, l’Odyssée vise peut-être, à prouver la vérité de sa propre version, tout en laissant percevoir la répression violente de toute autre version15.
24Ce poète qui doit constamment s’effacer devant la nécessité (anankē, 353) et le besoin (car après tout, il chante « au milieu des banquets ») doit abandonner la mémoire du passé et obéir à la nécessité du présent. Les maîtres pour lesquels il chantait mangeaient littéralement et métaphoriquement la maison d’Ulysse ; pas tout à fait comme les basileis mangeurs de cadeaux qu’Hésiode présente comme les corrupteurs de dikē, de la « justice », mais les prétendants leur ressemblaient beaucoup. Ulysse a maintenant repris possession de sa propre maison, et il régnera avec dikē, « justice » ; mais cette notion ne s’applique pas ici à la pression qu’Ulysse exerce sur Phémios. L’Odyssée nous laisse sur l’impression — terrible — que le chant juste et agréable sur le retour d’Ulysse est obtenu par les mêmes pressions qui avaient produit le chant faux et agréable sur l’échec de ce même retour.
25Ainsi, dans toutes ces occurrences, le chant aux plaisirs ensorcelants évoque l’inquiétante tranquillité de l’île des Sirènes, où les voix enchanteresses équivalent au silence de la mort.
Notes de bas de page
1 À propos de Terpiadès, « fils du Plaisir » ou « donneur de plaisir », voir chapitre 18, p. 000 s. et n. 15.
2 Le texte fait répéter à Phémios les gestes mêmes que Léiôdès vient d’accomplir. Les vers sont repris verbatim : XXII, 342-44 = XXII, 310-12. Comme il y a dans ces vers un écho de l’épisode de Lycaon, Phémios lui aussi entre dans ce transfert : « et courant à Ulysse, il [Phémios] lui embrassa les genoux et, en le suppliant, lui dit ces paroles ailées : « T’embrasse tes genoux Ulysse. Respecte-moi, aie pitié de moi » (XXII, 342-44).
3 En Iliade IX, 249, Ulysse utilise la même expression lorsque, s’adressant à Achille, il tente d’apaiser sa rage et son ressentiment. Phémios, et Homère en son nom, est terriblement précis dans le choix de ses citations, car Achille, en effet, paiera cher pour n’avoir pas su se calmer à temps. Nous trouvons une autre allusion à l’Iliade dans la partie narrative, au vers 330 : aluskane kera melainan, semblable à Iliade XVI, 47 ; XIX, 66.
4 Notons la fin des vers 345, 346 : [...]aoidon / [...]aeidō. Phémios pourrait aussi chanter les poèmes théogoniques ; voir Antonino Pagliaro, Saggi di cntica semantica, Messine/Florence, 1953, p. 9.
5 Les oimai sont interprétés diversement par différents critiques, puisque ni l’étymologie ni le sens premier du mot ne sont clairs. Karl Meuli, « Scythia », Hermes 70, 1935, p. 172, explique le mot comme « la route du chant », en une représentation d’un itinéraire mystique dans le royaume de l’au-delà, sur les chemins de la mort ; Pagliaro, Saggi di cntica semantica, p. 34-40 opte pour le même sens de « route du chant » ; mais d’autres lui donnent le sens de « chant », « lai » ; voir Chantraine, Dictionnaire étymologique.
6 Je suis dans ma traduction David B. Monro, Homer’s Odyssey, Oxford, 1901, qui discute l’autre interprétation possible : « Il semble qu’en chantant pour toi, je chante pour un dieu. » La question est bien sûr de savoir si nous devons souligner la valeur de Phémios ou la ressemblance d’Ulysse avec un dieu. Il me semble impossible de décider.
7 Dans l’Iliade, le verbe deirotomeō est toujours utilisé en rapport avec Achille, et on le rencontre, entre autres, dans l’épisode de Lycaon (XXI, 89). L’Odyssée a sans doute ce texte en tête puisque, à l’exception de XXI, 555, tous les autres usages de ce verbe renvoient au massacre des victimes. Lycaon se voit comme une victime sacrificielle, tout comme Phémios ici.
8 Les interprétations de meta daitas varient : « après les banquets », ou « au cours de leurs festins ». Voir Chantraine, Grammaire homérique, vol. 2, p. 118.
9 Tous les interprètes ne lisent pas XXII, 347-48 comme je le fais, c’est-à-dire : « Je me suis appris tout seul et le dieu plante dans mon esprit toutes sortes de récits. » Ameis-Hentze lisent cette affirmation comme impliquant que Phémios ne tient son savoir d’aucune école de poètes, et donc que tout ce qu’il connaît a été planté en lui par le dieu. Selon cette lecture « autodidacte » signifie « sans la connaissance (d’une école) » et donc « exclusivement inspiré » par les Muses. Cette interprétation réduirait la collaboration que décrit Phémios à un acte uni-dimensionnel. Il semble plus logique de supposer que le poète voit son apprentissage solitaire et l’enseignement des Muses comme deux facettes, l’une humaine, l’autre divine, du même processus, car il ne doit voir aucune contradiction entre son travail et l’assistance des Muses.
10 Il faut ajouter que les motivations de l’Odyssée dans la limite mise à l’intervention des Muses ne sont pas nécessairement d’ordre extra-religieux, rationaliste ou cynique. Le poète, en reconnaissant la difficulté qu’ont tous ses pairs à situer la source de la voix divine qui résonne dans leur riche message et dans la tradition établie, pourrait bien accéder à une vision à la fois limitée et responsable de ce que peut être l’activité des Muses.
11 Voir Odyssée I, 339 ; XVII, 521 ; paremenos, dit le poète « assis devant » son public.
12 Sur ce passage voir Pietro Pucci, Hesiod and the Language of Poetry, Baltimore, 1977, p. 66 ss.
13 Jesper Svembro, La Parole et le marbre, Lund, 1976, p. 72 s., rapproche à juste titre le vers 353, alla polu pleiones kai kreissones ēgon anankei, du passage d’Hésiode dans Les Travaux et les jours, 202-10. Le langage est évidemment allusif : Travaux, 205, Odyssée XXII, 344 : eleon, eleéson ; Travaux, 208, Odyssée XXII, 345 : aoidon ; Travaux, 210, Odyssée XXII, 353 : kreissonas, kreissones.
14 Même s’il était prouvé que le texte d’Hésiode est postérieur à celui de l’Odyssée, une possibilité que je me permets de soutenir dans Hesiod and the Language of Poetry mais que certains contestent, il n’en découlerait aucune conséquence critique : historiquement et empiriquement, la tradition à l’arrière-plan des deux textes pourrait être la même, et sur le plan théorique, la question de savoir « qui est le premier » dans la tradition épique est décidément insoluble.
15 J’ai mentionné d’autres versions, ou variantes, du retour d’Ulysse, dans mon analyse du premier chant de Phémios. Voir aussi Walter Burkert, Homo necans, p. 159.
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