20. Ulysse lecteur de l’Iliade
p. 294-312
Texte intégral
Les conventions qui régissent la production et l’interprétation du personnage, la structure de l’intrigue, la synthèse thématique, la condensation symbolique et le déplacement nous intéressent. Dans tous ces cas, il n’y a ni moments d’autorité, ni points d’origine, excepté ceux qui sont rétrospectivement désignés comme origines et dont on peut donc montrer qu’ils dérivent d’une série pour laquelle ils se constituent comme origine.
Jonathan Culler, The Pursuit of Signs
1La poétique odysséenne du plaisir est constamment en butte aux risques que figurent les chants des Sirènes et de Phémios : privant les hommes de leur volonté, ils les plongent dans la paralysie totale du plaisir et vont jusqu’à faire de la fausse mort du père un thème agréable aux oreilles du fils. Simultanément, elle célèbre le poète hypnotiseur et séducteur qui reçoit gloire et cadeaux.
2La réponse que donne l’Odyssée à ces exigences opposées n’est ni cohérente ni univoque. Même lorsqu’elle censure le thelgein mortel des Sirènes, l’Odyssée reste dans une certaine indétermination. Elle reconnaît la difficulté qu’il y a à contenir dans des limites précises l’enchantement et l’ivresse, la vérité fictionnelle et la vérité dans la fiction, la liberté individuelle et le désir de plaire aux puissants et aux riches. Elle admet également qu’un chant qui doit vaincre le plus fort des pouvoirs, la mort, crée inévitablement, avec le plaisir le plus grand, l’oubli le plus grand de soi, de l’essence de l’homme, et qu’il évoque un monde élégiaque et fabuleux. Mais l’Odyssée sait aussi qu’un tel chant ne peut qu’escamoter le risque de la mort, puisque celle-ci est invincible dans l’Odyssée elle-même. De plus, l’Odyssée est consciente du fait que, grâce à l’Iliade et au chant de Phémios même, le thème de la mort peut produire du plaisir. La sagesse et la distance critiques dont l’Odyssée semble capable face aux pièges de l’ivresse poétique proviennent certainement du constant exercice de lecture auquel se livre le poème : elles découlent de la production de son écriture par l’acte même de la lecture de différents modes littéraires. La confrontation la plus stimulante, et la plus difficile à comprendre pour nous, a lieu lorsque le poème lit directement la tradition épique de la guerre de Troie et prend Ulysse comme « lecteur » de cette tradition. Dans ce face-à-face, l’Odyssée mesure une fois de plus le pouvoir enivrant des textes épiques et illustre clairement la position rhétorique des lecteurs en général.
3Ulysse écoute les chants qui décrivent sa participation à la guerre de Troie dans le décor utopique de l’île des Phéaciens. Démodocos chante trois épisodes : le conflit entre Ulysse et Achille (VIII, 73-82), les amours d’Aphrodite et d’Arès (VIII, 266-369), le cheval de Troie et la défaite des Troyens (VIII, 477-532). D’aucun de ces chants il n’est dit qu’il charme ou enchante (thelgein) celui qui l’écoute, et pour les deux chants qui portent sur des thèmes héroïques (VIII, 73-82, 477-532), la Muse est explicitement désignée comme l’inspiratrice de Démodocos. Elle n’est cependant pas invoquée au début du chant sur les amours d’Arès et d’Aphrodite.
4Ces deux caractéristiques, l’absence de thelgein et l’insistance sur le rôle de la Muse, nous aident à mesurer comment l’Odyssée évalue la poétique de Démodocos. L’absence du thelgein est emphatique1 et suggère ici, comme dans les déclarations des Sirènes sur leur propre chant (XII, 184-91), que l’Odyssée n’est pas inconsciente des effets incontrôlables et inquiétants du thelgein.
5Nous devons opposer la mention insistante de l’inspiration et de l’enseignement des Muses dans les vers 72 ss. et 477 ss., juste avant que Démodocos ne chante les thèmes héroïques, à son absence aux vers 266 ss. et à la présence discrète de l’inspiration des Muses dans le poème tout entier. Car, comme nous le verrons plus en détail dans le prochain chapitre, l’Odyssée n’invoque les Muses qu’en son début (I, 1) et leur demande de raconter les histoires qui ne couvrent, approximativement, que les chants V à XII du poème. Si nous considérons que les chants IX à XII contiennent les propres souvenirs d’Ulysse, nous mesurons le peu d’influence qu’a l’inspiration des Muses sur la matière du poème. L’évocation appuyée des Muses aux vers 72 ss. et 477 ss. du chant VIII et l’absence de toute mention des Muses aux vers 266 ss. doivent être qualifiées de marquées. Démodocos est présenté dans les deux premiers cas comme un poète iliadique, donc véridique et inspiré, mais il apparaît comme un chanteur autodidacte dans le dernier. Il commence ici par jouer de la musique de danse (v. 256 ss.), puis soudain il joue et chante l’histoire de l’amour divin (v. 266) sans qu’il y ait une claire interruption, comme s’il s’agissait de la simple continuation du divertissement2.
6La voix narrative entame le premier chant épique de Démodocos par une allusion à la tradition iliadique lorsqu’elle mentionne la Muse à propos des klea andrōn (« les exploits glorieux des hommes ») :
Mous’ ar’ aoidon anēken aeidemenai klea andrōn
oimēs tēs tot’ ara kleos ouranon eurun hikane,
neikos Odusseos kai Pēleideō Akhilēos.
La Muse poussa [anēken]3 le poète à chanter les exploits glorieux [klea] des hommes, à commencer par un poème [oimēs] dont le renom [kleos] avait déjà touché le ciel, la querelle d’Ulysse et d’Achille, fils de Pélée (VIII, 73-75).
7L’expression klea andron caractérise la poésie héroïque iliadique, et non pas le genre de poésie qu’est l’Odyssée4. En fait, comme nous l’avons vu, Pénélope oppose ouvertement les erg’andrōn te (theōn te) au chant de Phémios sur le retour des héros, parce que ce sujet n’est ni glorieux ni héroïque. Le thème domestique de l’Odyssée, le retour à la maison, tout en célébrant les traditionnels mētis et doloi qui permettent à Ulysse de rentrer chez lui, ne lui accorde pas sans ambiguïté le kleos pour le succès de son retour5.
8Le seul kleos d’Ulysse que l’Odyssée célèbre sans équivoque est celui qui est traditionnellement associé à son nom et qui fait partie de son portrait royal, le kleos de sa mētis et de ses doloi, grâce auxquels il a contribué à la chute et à la destruction de Troie. En IX, 19 s., Ulysse revendique un tel kleos pour lui-même : il avait demandé plus haut à Démodocos de chanter le cheval de bois, « traquenard (dolon) qu’Ulysse conduisit à l’acropole » (VIII, 495) ; et naturellement, lorsqu’il donne son identité, en IX, 19 s., il fait mention de ses doloi. L’Odyssée célèbre ce kleos traditionnel d’Ulysse en d’autres occasions ; de façon allusive par exemple, lorsqu’elle chante le kleos qu’Athéna prétend posséder pour des vertus semblables à celles d’Ulysse (XIII, 298), ou, indirectement, lorsqu’elle exalte la mētis d’Ulysse, comme en XX, 20 s. Lorsqu’un personnage cite le kleos d’Ulysse, il fait référence à ce kleos, son portrait royal, son passé dans la guerre de Troie ; par conséquent, Télémaque définit lui aussi le kleos de son père en termes iliadiques (Odyssée XVI, 242 ; Iliade IX, 443).
9Cependant l’Odyssée refuse presque ouvertement d’appliquer la notion de kleos (c’est-à-dire la gloire et la renommée particulières à l’épopée) au retour d’Ulysse et à sa vengeance. Cela apparaît clairement à la fin du poème, lorsque les deux passages qui utilisent le terme de kleos au sujet de la victoire d’Ulysse sur les prétendants donnent des signes manifestes d’ironie et de critique6. En particulier, en XXIV, 192-202, le texte applique le mot de kleos, « gloire », « renommée » à Pénélope et, seulement par le biais d’une syntaxe équivoque, également à Ulysse7 ; mais ce kleos reste fondé sur le comportement intègre et noble de Pénélope. La faible concession faite au mari de Pénélope s’oppose à la célébration, un peu plus haut, du kleos d’Achille dans sa splendeur iliadique (XXIV, 93 s.). Le contraste est saisissant : le kleos d’Ulysse est rabaissé à une réputation générique due à la part et aux mérites qu’il a dans les vertus domestiques de Pénélope8.
10Les aventures du retour ont mauvaise presse dans l’Odyssée. Nous avons déjà commenté le passage (V, 308-12) où Ulysse, imitant Achille (ou vice versa), réprouve la mort misérable en mer (leugaleōi thanatōi). Le jugement est confirmé par le kakos oitos qui définit chez Phémios, dans la paraphrase de Télémaque, le retour malheureux (lugros nostos) des Danaens. Ulysse affronte bien sûr les aventures effroyables du retour et de la revanche avec son astuce (mētis) et ses ruses (doloi), et le poème donne certainement une illustration de ces attributs traditionnels propres au « glorieux portrait royal » d’Ulysse (kleos). Cependant, sotto voce, l’Odyssée suggère qu’elle exalterait le glorieux portrait d’Ulysse (kleos) en tant que tel, tout en montrant la mētis et les doloi du héros lors de son retour et de sa vengeance, s’il lui était possible de concevoir ce kleos de façon moins rigide que ne le fait la tradition iliadique. Mais tant que le kleos implique la mort du roi (XXIV, 93 s.), on ne peut pas l’attribuer à un homme heureux et prospère en sa demeure (olbios, XXIV, 192). Curieusement, l’Odyssée ajoute allusivement que, si le kleos était rabaissé aux vertus moins exigeantes de la fidélité et de la noblesse de caractère (XXIV, 192-98), on pourrait la désigner comme le chant du kleos réservé aussi à Ulysse9.
11La dépréciation du kleos dans l’Odyssée en général et la négligence relative qu’y subit le thème de l’inspiration des Muses s’opposent à l’évocation forte des deux thèmes dans le chant de Démodocos (VIII, 72 s.) et ne laissent aucun doute sur le fait que Démodocos suit dans son chant la tradition iliadique héroïque des klea andrōn, c’est-à-dire une tradition thématique différente de celle de l’Odyssée.
12L’épisode de la querelle entre Ulysse et Achille est-il à ce point connu qu’il ait déjà touché le ciel ou gagne-t-il cette célébrité grâce à sa présence dans l’Odyssée ? La question reste ouverte. Si l’épisode était véritablement inconnu, l’ironie n’en serait que plus forte10, mais même s’il était déjà connu11, la formule qui décrit ce kleos comme « touchant le ciel » (ouranon eurun hikane, v. 74) a tout l’air d’un clin d’œil au lecteur (un parmi tant d’autres dans ce passage). Cette formule est très rare dans la diction épique : tout en laissant supposer que cet épisode a été répété si souvent que son renom a touché le ciel, le texte suggère donc également qu’un kleos, un « renom », qui « touche le ciel » n’a pas été répété si souvent que cela dans la diction épique12.
13Cependant cette allusion ironique ne nie pas l’influence des Muses sur Démodocos. Le texte, bien entendu, ne dit pas clairement si l’épisode que l’aède chante est devenu célèbre parce que les Muses en ont inspiré chaque récitation13, ou simplement parce que les poètes l’ont très souvent chanté14. Muse ou poète, quel que soit le responsable du kleos du chant, la métaphore anēken, qui renvoie au cheval dont on a lâché la bride, suggère que le rôle des Muses est au moins de pousser Démodocos à chanter. Elles le programment, en quelque sorte, afin qu’il chante cet épisode particulier, puis « lui lâchent la bride » pour qu’il continue seul15.
14L’Odyssée résume le chant de Démodocos (v. 75-82), qui rappelle de manière thématique l’ouverture de l’Iliade dont il reprend quelques vers du proème (Odyssée VIII, 71b, et Iliade I, 1b ; Odyssée VIII, 77, et Iliade I, 7 ; Odyssée VIII, 82, et Iliade I, 5), bien que l’épisode lui-même n’apparaisse pas dans l’Iliade. À moins de suivre l’explication habituelle, selon laquelle Agamemnon s’est mépris sur le sens de l’oracle d’Apollon, qui parlait de la querelle entre Achille et Agamemnon, c’est-à-dire du thème de l’Iliade, on peut supposer que l’Odyssée rappelle l’Iliade par des reprises précises dans le seul but de rendre encore plus évidente son absence dans l’Odyssée16. Walter Marg a noté que Démodocos fait allusion au début de la guerre de Troie dans son premier chant et qu’il relate la destruction de Troie dans le dernier17. Bien qu’elle soit étonnante, on peut donc expliquer l’absence dans l’Odyssée de tout épisode de l’Iliade. Puisque l’Odyssée embrasse la guerre de Troie dans son ensemble et prend Ulysse pour héros principal tant au début qu’à la fin de la guerre, l’Iliade devient de ce point de vue un épisode dérivé18.
15Le texte de Démodocos a de toute évidence l’aspect d’une citation. A travers lui, l’Odyssée rappelle non pas la guerre de Troie, mais la tradition « littéraire » qui porte sur la guerre de Troie, les textes qui ont rendu « célèbre » cette guerre. Par conséquent, l’Odyssée fournit ici les références appropriées : d’abord aux klea andrōn, le « genre » auquel elle emprunte, en le résumant, l’épisode (oimē) de la querelle, puis aux indications textuelles, formelles, qui suggèrent la manière dont l’Odyssée veut être lue sur ce point.
16La suggestion la plus espiègle de l’Odyssée est de laisser entendre que la poésie héroïque reflète véritablement la vie. Lorsqu’Ulysse pleure en écoutant le chant de Démodocos, il confirme ce qu’il dira plus tard : la vérité du chant de Démodocos et donc son origine divine. Grâce aux Muses, le poète peut avoir connaissance d’événements lointains. Le mythe de l’origine exclusivement divine garantit celui de la vérité de la poésie. Par la même occasion, l’Odyssée notifie l’origine divine de sa propre vérité : Ulysse est donc, comme on nous invite à le croire, tel que la poésie le dépeint, et le kleos est vérité. Toutes ces indications interviennent, bien entendu, juste au moment où le texte montre clairement qu’il est une citation, précisément quand le récit — Ulysse chez les Phéaciens — devient plus que jamais fabuleux et sa vérité de plus en plus utopique.
17Si nous suivons Carlo Diano, qui propose de lire le monde phéacien comme un monde utopique, nous pouvons interpréter les indications de cette scène de lecture comme le souhait d’un retour à un passé idéal ou un geste nostalgique en sa direction. La fiction du contrôle qu’aurait le poète sur la réalité prendrait alors l’aspect d’un désir utopique. Ce serait, en effet, merveilleux si les Muses, c’est-à-dire la tradition, rendaient la connaissance universelle immédiatement accessible aux poètes : mais hélas, dans la vie réelle, comme en témoigne le chant de Phémios, les traditions vacillent et leur vérité oscille de telle sorte qu’elle n’est postulée qu’à travers une série d’actes aveugles qui supposent la complicité du poète, du discours et des lecteurs.
18Dans le monde utopique idéal des Phéaciens, le début de la guerre et sa fin pathétique dans le meurtre et la destruction (VIII, 487-520) donnent du plaisir aux Phéaciens mais arrachent à Ulysse des larmes qu’il ne peut contenir. Pourquoi une telle différence ? Les Phéaciens n’ont aucune expérience de la souffrance et, en lecteurs semblables aux dieux, ils sont à l’abri de la pitié19. Celle-ci provient soit de la peur d’être atteint par la souffrance que l’on voit supportée par les autres, soit du lien qui nous unit à celui dont la souffrance ou la mort peut nous affliger. Sans cette peur ou ce chagrin, il ne peut y avoir de pitié. Les Phéaciens peuvent donc prendre simplement du plaisir au chant de Démodocos, alors qu’Ulysse est ému aux larmes.
19Pour comprendre la nature des pleurs qu’Ulysse ne peut contenir, nous devons analyser l’étonnante analogie à laquelle recourt l’Odyssée, et non le Démodocos iliadique, en comparant les larmes du héros à celles des victimes de ses exploits héroïques passés :
Ulysse fondit en larmes, des pleurs coulaient de ses paupières sur ses joues. Comme une femme se jette en pleurs sur son cher époux, qui est tombé devant sa cité et son peuple en défendant sa ville et ses enfants du jour fatal, et, le voyant mourant et convulsé, étreint son corps et pousse des cris aigus ; mais par-derrière des lanciers lui frappent le dos et les épaules, on l’emmène en captivité subir peine et douleur et ses joues sont flétries par la plus pitoyable angoisse ; de même Ulysse avait aux cils de pitoyables larmes (VIII, 521-31).
20Comme l’a indiqué à juste titre Gregory Nagy, le héros mort est tout à fait semblable à Hector et donc « la situation générique dans la comparaison est... étonnamment parallèle à la situation particulière d’Andromaque à la fin de l’Iliou Persis »20.
21Grâce à cette comparaison, Ulysse est présenté à la fois comme l’acteur des exploits héroïques et comme le lecteur de ces exploits décrits par Démodocos dans son chant. Bien qu’il pleure pour les deux raisons, il le fait surtout en tant que lecteur. Car la comparaison reproduit une des scènes implicites dans le récit que donne Démodocos de la destruction de Troie. Elle transpose donc un thème de l’Iliou Persis, où Ulysse est un acteur, en un mode rhétorique qui le décrit comme un auditeur. La narration des exploits se change en effet rhétorique, l’expérience de l’agir en élaboration artistique et l’acteur se mue donc en un être que cette rhétorique affecte.
22De plus, Ulysse pleure de pitié, tout comme la femme dont les joues sont flétries par « la plus pitoyable des angoisses» (eleeinotatōi akhei, v. 529). Le malheur de la femme est « pitoyable » parce qu’elle a pitié d’elle-même et de son mari, mais aussi parce que manifestement son malheur est objet de pitié pour les spectateurs réels et imaginaires. Ulysse fut l’un de ces spectateurs réels ; maintenant, par le biais de la comparaison, il est, avec les Phéaciens et avec nous, l’un des spectateurs imaginaires. Bien que le texte nous dise explicitement qu’il pleure comme la malheureuse femme et non pour elle, l’adjectif « pitoyable » de la comparaison nous oblige à comprendre qu’il pleure aussi pour elle. Il n’aurait bien sûr jamais pu détruire Troie et asservir ses habitants s’il avait ressenti de la pitié quand il était l’acteur des exploits que la comparaison rappelle21. Ce n’est que maintenant, en tant que spectateur imaginaire, c’est-à-dire en tant que lecteur, qu’il ressent de la pitié, que la malheureuse femme est pitoyable à ses yeux comme aux nôtres.
23L’Odyssée nous enseigne le sens idéal que prend la lecture de la tradition iliadique. Elle nous parle tout d’abord de l’extraordinaire pouvoir de séduction qu’a le texte. Car Ulysse lui-même invite Démodocos à chanter la destruction de Troie, malgré les pleurs qu’il a versés auparavant22. Prodiguant respect et admiration au poète Démodocos, Ulysse lui demande, à l’occasion de la fête, du banquet, de chanter un autre poème épique23.
24On peut voir dans l’insistance avec laquelle Ulysse demande à entendre un autre chant épique sur lui-même une piste textuelle qui mènerait à sa reconnaissance, ou peut-être le désir qu’il a de consolider « le sens de soi-même dans l’obscurité présente »24 ; la fête du banquet, avec tout son décor, pourrait constituer le contexte de célébration approprié à cette reconnaissance et forme de toute façon le contexte spécifique d’un chant épique et héroïque25. En dépit de l’atmosphère de fête, le chant épique de la tradition iliadique, selon l’Odyssée, amène l’auditeur à des pleurs pathétiques26. Le récit de l’Iliade ne laisserait donc aucune place à un héros/lecteur : soit il cesse d’être lecteur et agit pour obtenir le kleos (un poème à sa gloire), soit il lit et porte le deuil. Telle est la leçon que nous donne l’Odyssée sur les effets de la lecture de l’Iliade.
25Cette leçon peut paraître grossière et brutale, mais la perspective de l’Odyssée ne doit pas nécessairement correspondre à celle d’un autre lecteur de l’Iliade, ou à la perception que l’Iliade a d’elle-même. Achille chante les exploits des héros (klea andrōn, Iliade IX, 189 s.), et il en tire du plaisir (terpomenon). Il est vrai qu’il chante et que ses compagnons l’écoutent lorsqu’il a décidé de renoncer à la guerre ; le chant sert alors quasiment de substitut aux exploits réels, mais il lui procure malgré tout du plaisir.
26En outre, l’Iliade montre que même lorsque les héros éprouvent de la pitié pour leurs compagnons tombés au combat, pour eux-mêmes, ou parfois, indirectement, pour leurs ennemis, ils continuent la lutte, et conservent toujours une certaine supériorité sur leurs ennemis ou sur leurs victimes. Ainsi, même lorsqu’ils comprennent, comme Achille, la perte insensée que la guerre représente pour les deux parties, les héros n’en demeurent pas moins victorieux et maîtres. Cependant, lorsque Achille pleure avec Priam devant cette constatation, sachant qu’il doit poursuivre le combat, le lecteur peut être appelé lui aussi à s’appitoyer sur le destin du guerrier. Ceci conforte la vision odysséenne du lecteur iliadique.
27La pitié iliadique se révèle également dans l’étalage des sentiments les plus brutaux et les plus féroces. Par exemple, lorsque Achille décide de tuer Hector tout en acceptant sa propre mort, il ajoute :
« Maintenant j’entends conquérir une noble gloire [kleos] et amener les Troyennes, les filles des Dardanides à la ceinture profonde, à essuyer à deux mains les larmes coulant sur leurs tendres joues et à se lamenter amèrement27 » (Iliade XVIII, 12 1b-24).
28Achille transforme son souhait de tuer beaucoup de Troyens, et Hector en particulier, en une image violente dans laquelle il contemple les pleurs et le désespoir des veuves innocentes qui étreignent les corps de leurs maris morts. Il savoure sa vengeance sous la forme concrète de la plus grande souffrance qu’il puisse infliger à ses ennemis. Cependant, le lecteur ne peut en même temps manquer de percevoir, dans cette image désolée de deuil et de pleurs, les propres pleurs d’Achille devant la perte irréparable de Patrocle. Il est clair que la revanche permet à Achille de transférer sur les veuves troyennes le désespoir qu’il ressent face à la mort de Patrocle. Ce transfert est bien sûr la source du réconfort cruel que procure la revanche. Le texte suggère donc au lecteur qu’une équation de désespoir s’établit entre le conquérant Achille et les victimes de ses exploits.
29Le texte jette ici un regard complice sur lui-même, et le lecteur est invité à lire ce regard pour découvrir la perception que l’Iliade a d’elle-même en tant que récit, et pour reconnaître le malheur pitoyable d’Achille et des Troyennes. Cependant, alors qu’Achille lit son propre désespoir dans celui des veuves de Troie, l’exaltation glorieuse des exploits héroïques est encore présente. Au contraire, lorsque l’Odyssée compare les larmes d’Ulysse à celles de la veuve et de l’esclave troyenne, elle suggère l’absence de toute splendeur ou de tout prestige.
30Le souhait d’Achille entre avec les lamentations funèbres qu’il évoque dans un rapport complexe, puisqu’il est à la source, pourrait-on dire, de ce récit funèbre. Le lecteur doit accepter ce souhait, car il fonde sa position et son rôle. Tout comme les guerriers de l’Iliade, capables de rage, de pitié, et de pitié pour eux-mêmes aussi, le lecteur de l’Iliade est appelé à admirer et à pleurer la « belle mort » du héros. Dans ce sens, l’analyse que donne l’Odyssée des effets de l’Iliade sur le lecteur n’est donc pas fausse.
31L’Odyssée conçoit pour ses personnages un type de pitié en harmonie avec le monde civilisé du plaisir : une pitié pour les marginaux de ce monde, pour les mendiants, les hôtes pauvres, les victimes. Rien de semblable à l’immense compassion de Zeus pour Sarpédon et pour le destin mortel réservé aux humains ne vient jamais troubler les pages de l’Odyssée. Cette pitié civilisée englobe cependant la pitié du lecteur, et l’Odyssée représente donc le type de pitié qu’un lecteur de la tradition iliadique peut ressentir. Elle touche donc au génie en faisant d’Ulysse, ému aux larmes, le lecteur endeuillé des poèmes iliadiques.
32En démontrant les puissants effets de cette pitié, l’Odyssée présente un discours que j’ai appelé ailleurs le discours de la pitié et dont le but est de consolider l’identité de celui qui l’éprouve. Ce n’est pas un hasard si la reconnaissance d’Ulysse passe dans le texte par une manifestation de pitié. Dans la mesure où le discours de la pitié permet une identification imaginaire du lecteur (de la personne en deuil en général) avec une autre personne qui souffre, il produit en même temps une réaction par laquelle le lecteur (ou celui qui éprouve de la pitié) se perçoit comme différent de l’autre et retrouve le sens de soi. Ici Ulysse, à travers l’identification imaginaire avec sa victime que le texte établit pour lui, retrouve le sens de sa nouvelle identité : celle d’un lecteur de l’Iliade28. Cette nouvelle identité implique une image flottante où maître et victime, acteur et lecteur se combinent dans un portrait instable.
33Le texte de l’Odyssée force constamment le lecteur à prendre conscience du fait que l’acte de lecture est un acte qui établit le sens29. Avec le chant de Démodocos, l’Odyssée nous a amenés à lire sa propre lecture (de la lecture que fait Ulysse) de l’autre tradition et à prendre conscience de la continuité et de la différence thématiques que le texte maintient continuellement à l’égard de la tradition héroïque, dont Ulysse est devenu lui aussi un lecteur : il n’est plus un héros appartenant à ce genre, désormais il est un personnage dont le pathos vise la survie et le plaisir. Cet objectif est matérialisé par sa métamorphose d’acteur de la guerre de Troie en lecteur passionné et apitoyé de l’histoire de cette guerre. La synonymie de gastēr et de thumos comble le large fossé que creuse cette transformation.
34C’est parce qu’Ulysse est un lecteur de ce type qu’il peut aussi devenir un poète, et un poète qui se chante lui-même. Alors qu’Achille, au chant IX de l’Iliade, ne pouvait chanter que les klea des héros, Ulysse devient un autobiographe pathétique, le conteur de ses aventures pitoyables (Odyssée IX, 12-15). Il parle de lui-même dans le sillage de ses lectures.
35Ulysse prend la parole, et tel un poète (XI, 363-68) il raconte l’histoire de sa survie et de son retour30. Aucune Muse ne l’inspire et pourtant il charme et ensorcelle les Phéaciens, qui avaient auparavant seulement « pris plaisir » au chant de Démodocos. Il les charme à tel point (kēlēthmōi d’eskhonto, XI, 334) qu’ils ajoutent encore aux cadeaux dont ils l’avaient déjà comblé (XI, 336 ss.). Ils veulent en entendre davantage :
« Que notre hôte souffre [tlēto] de rester, quel que soit son désir de rentrer, jusqu’à demain, jusqu’à ce que j’aie réuni tous nos présents... » (XI, 350-52).
« La nuit est très longue, interminable. Il n’est pas l’heure de dormir dans la salle. Dis-moi tes merveilleux exploits [theskela erga] » (XI, 373 s.).
36Alcinoos qualifie la nuit et les exploits du retour d’Ulysse au moyen de vieilles épithètes épiques qui signifient « divin » : ce ne sont pas les exploits (erga) qui donnent du kleos, mais le fait que les « auditeurs applaudissent davantage » (I, 351 : mallon epikleious’ anthrōpoi). Tels les hommes enchantés par les Sirènes, le public d’Ulysse tombe sous une espèce de sortilège divin et veut en entendre encore. Nul besoin d’avoir connu la souffrance pour subir l’envoûtement d’un récit qui semble toujours vaincre la menace de la mort ; les Phéaciens ne se battent pas, mais ils n’en meurent pas moins. Ulysse poursuit donc son histoire (muthologeuein, XII, 450, 453). Nous ne pouvons pas donner à muthos, dans ce mot composé, le sens moderne de « mythe », mais certainement celui d’« histoire »31. Les klea des héros que le poète, inspiré par les Muses diseuses de vérité, chante dans la tradition héroïque sont devenus muthoi (histoires) ; et leur glorieux poète chante ces histoires pour obtenir les louanges de ses auditeurs (mallon epikleious’ anthrōpoi), qu’il a enchantés. Car les Phéaciens, bien sûr, s’oublient eux-mêmes complètement. Prenant un plaisir anodin au chant vrai de Démodocos, ils sont enchantés par les muthoi d’Ulysse ; et Ulysse lui-même, le lecteur sensible qui ne pouvait pas retenir ses larmes en entendant Démodocos, pourrait maintenant poursuivre à l’infini son propre récit. Le supplément d’art, symbolisé par thelgein, ne cesse jamais d’entrelacer les termes incompatibles qui le composent.
Notes de bas de page
1 L’insistance est bien entendu déterminée par la fréquence avec laquelle est mentionné l’effet de séduction qu’a la poésie dans l’Odyssée. Voir I, 337 (le chant de Phémios), XI, 334 (la narration d’Ulysse), XII, 40-44 (le chant des Sirènes), XVII, 514-21 (le chant du poète), et l’Hymne à Apollon, 161.
2 Walter Marg, Homer über die Dichtung, Münster, 1971, p. 16, pense que le chant sur Arès et Aphrodite accompagne encore la danse. Antonino Pagliaro, Saggi di critica semantica, Messine/Florence, 1953, p. 10, distingue plus justement, selon moi, la musique à danser de la musique chantée, que les Phéaciens écoutent sans danser.
3 Le registre précis de la métaphore anëken, « poussa, lança » est probablement lié à l’action de « lancer » un cheval, la bride sur le cou : Marcello Durante, Sulla preistoria della tradizione poetica greca, Rome, 1971-76, II, p. 129, cite, entre autres, Platon, Protagoras, 338a, epheinai kai khalasai tas hēnias tois logois, « relâche et laisse aller les rênes du discours », et Ovide, Fastes, I, 25, rege vatis habenas.
4 À propos de cette expression, voir Durante, Sulla preistoria, II, p. 51, qui affirme qu’il est impossible de décider si cette expression désigne n’importe quel type de poésie héroïque ou un genre particulier, Gregory Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore, 1979, et Charles Segal, « Kleos and Its Ironies in the Odyssey », L’Antiquité Classique 52, 1983, p. 22-47.
5 Anthony T. Edwards donne une analyse claire et instructive de kleos dans Odysseus against Achilles (Beiträge zur klassischen Philologie, 171), Königstein/Ts, 1985, p. 71-93. Edwards recense (p. 74) les différentes raisons pour lesquelles on attribue du kleos aux personnages dans les deux poèmes. Par exemple, l’hospitalité généreuse donne le kleos, et Ulysse n’hésite pas à promettre le kleos à Alcinoos s’il aide son retour (VII, 331-33). J’ai montré qu’Ulysse promet le kleos à Antinoos pour la même raison, c’est-à-dire s’il se montre généreux (XVII, 417). En Odyssée I, 298-300, Oreste gagne le kleos en tuant Égisthe, et cet exploit est donné en exemple à Télémaque.
6 En Odyssée XXII, 137 s., Ulysse craint que la « rumeur » de la mort des prétendants ne se répande et n’atteigne leurs familles, ce qui entraînerait pour lui et son peuple de terribles conséquences. Il utilise l’expression formulaire kleos euru pour dire la « rumeur » et le lecteur ne peut s’empêcher de penser à la « large gloire » que cette formule évoque. Mais, en utilisant la formule élogieuse dans un contexte qui rejette la louange, l’Odyssée éveille le doute sur la stratégie employée. À mon avis, celle-ci consiste à suggérer ironiquement le kleos, puis à le nier.
7 Voir Edwards, Odysseus against Achilles, p. 88, n. 36.
8 À propos de ces traits qui se reflètent entre Ulysse et Pénélope, voir Helene Foley, « ‘Reverse Similes’ and Sex Roles in the Odyssey », Arethusa 11, 1978, p. 11 ss.
9 L’Odyssée ne constitue donc pas un poème des klea andron ; et si nous nous demandions quel mot emploie l’Odyssée pour se nommer elle-même poème, nous dirions sans doute qu’elle utilise le terme d’aoidē, de « chant ». Voir Andrew Ford, A Study of Early Greek Terms for Poetry : Aoide, Epos and Poesis. Thèse de Ph. D., Yale University, 1981. Mais nous devons aussi nous rappeler qu’Ulysse désigne le récit de ses propres histoires aux Phéaciens comme un muthologeuein (XII, 450, 453). De même que la poésie de l’Odyssée oscille entre le royaume de l’héroïque et celui du non-héroïque, dont les emblèmes sont le thumos et le gastēr, elle oscille également entre le royaume du kleos et celui des muthoi, car l’Ulysse odysséen est l’homme des ainoi et des muthoi (voir, par exemple, XIII, 297 s.).
10 Walter Marg, « Der erste Lied des Demodokos », dans Navicula Chiloniensis, Leyde, 1956, p. 20 s., considère cet épisode comme une invention de l’Odyssée qui s’appuierait sur le début de l’Iliade. Le passage de l’Odyssée fait en effet clairement allusion au proème de l’Iliade (Odyssée VIII, 75 ss. ; Iliade I, 1 ss.). Un tel point de vue suppose qu’Agamemnon s’est trompé sur le sens de la prophétie : Apollon voulait en fait parler de la querelle entre Achille et Agamemnon, c’est-à-dire du thème de l’Iliade. Voir aussi G. M. Calhoun, « Homer’s Gods : Myth and Märchen », American Journal of Philology 60, 1939, p. 11 ; et Antonino Pagliaro, Nuovi saggi di critica semantica, Messine/Florence, 1956, p. 17 s., qui défend la même théorie. Pour Jenny Clay, l’histoire de Démodocos est un « amalgame d’éléments familiers organisés dans une nouvelle configuration » (The Wrath of Athena, Princeton, 1983, p. 103).
11 Prendre un motif déjà traditionnel et l’interpréter avec un certain parti pris va bien avec la pratique normale de l’Odyssée : voir, par exemple, V, 105 ss., avec mes commentaires, chapitre 1, p. 63 s., et V, 306, et mes commentaires au chapitre 5, p. 98 s. Je suis donc d’accord avec Nagy lorsqu’il dit qu’« il y a des éléments traditionnels dans l’ouverture épique reprise par l’Odyssée VIII, 72-82, qui vont au-delà du but visé par le proème de l’Iliade I. Ces éléments ne peuvent être considérés comme « iliadiques » que dans la mesure où l’on en trouve effectivement des traces précises dans l’Iliade. Mais ils n’apparaissent pas dans le proème réel de l’Iliade I, mais ici et là dans le reste de la composition » (The Best of the Achaeans, p. 43).
12 Charles Segal, dans « Kleos and Its Ironies », rappelle que cette formule se retrouve seulement trois fois : une fois en Iliade VIII, 192, pour le kleos du bouclier de Nestor, et deux fois dans l’Odyssée : IX, 20, où Ulysse décrit son propre kleos et ses ruses (doloi), et XIX, 108, où Ulysse fait l’éloge du kleos de Pénélope. Dans ce dernier passage, l’Odyssée — et sa tradition — doit être à l’origine de ce kleos, car, dans l’Iliade, Pénélope n’a pas de kleos du tout, puisqu’elle n’est jamais mentionnée. Les doloi d’Ulysse, au contraire, sont déjà fameux : en Iliade IV, 338, Agamemnon accuse Ulysse de surpasser tout le monde en « mauvais doloi » ; voir mes commentaires du chapitre 4.
13 On trouve les données relatives à la théorie de l’inspiration par les Muses en Iliade II, 484-86, lorsque le poète évoque les Muses comme ses inspiratrices et ses maîtres : « Dites-moi maintenant, Muses, habitantes de l’Olympe ; car vous êtes des déesses, vous êtes présentes et vous savez tout (panta). Nous, les poètes, nous n’entendons que la rumeur (ou la renommée — kleos) et nous ne savons rien. » Les Muses voient et savent tout ce qui advient dans le monde (panta) parce qu’elles y sont présentes, alors que les poètes, eux, ne connaissent que le kleos (« réputation », « rumeur, « renommée »), et ne savent/voient donc rien. Dans ce passage décisif, l’Iliade place avec justesse le kleos à la source de l’ignorance des poètes (en Odyssée XVI, 461, le kleos représente les « commérages »), et, ce faisant, elle met en danger sa propre cohérence interne et donc la vérité de son récit, puisque le même kleos nomme la gloire immortelle d’Achille et les exploits des héros que les Muses (soi-disant) connaissent et enseignent aux poètes. Pour les problèmes liés à ce passage, voir Pietro Pucci, « The Language of the Muses », dans Classical Mythology in TwentiethCentury Thought and Literature, Lubbock, 1980, p. 168 ss.
14 Le dernier vers de l’épisode (VIII, 83 : taut’ ar’ aoidos aeide periklutos) contient une répétition marquée. C’est une formule odysséenne (voir Odyssée I, 325 ; VIII, 367, 521) qui, dans les deux dernières occurrences, clôt le récit de Démodocos, alors qu’au vers 325 elle ouvre celui de Phémios. Notons la figure étymologique aoidos aeide et l’insistance sur kleos produite par l’épithète periklutos, qui ne qualifie aoidos que dans ces quatre passages.
15 L’épisode de Thamyris en Iliade II, 594-600, peut nous aider à interpréter l’aveuglement de Démodocos : il pourrait être le signe d’une punition infligée pour avoir essayé d’échapper au contrôle des Muses. Cependant l’aveuglement de Démodocos est plus probablement le signe de la totale incapacité du poète à chanter sans l’inspiration initiale des Muses. Au vers 64 du chant VIII, le chiasme marqué souligne le paradoxe de l’amour des Muses (une présence inspirée) qui désavantage le poète et le rend incapable d’agir seul ; l’adjectif « doux » (hēdeia) pour le chant (aoidē) indique la valeur pour laquelle Démodocos a perdu la vue. L’adjectif souligne aussi peut-être le paradoxe d’un chant héroïque austère qui est aussi doux.
16 Voir, pour un cas analogue, Odyssée V, 309 s., et mes commentaires au chapitre 5, p. 98 s. et n. 3.
17 Homer über die Dichtung, p. 14, n. 9. L’oracle d’Apollon (Odyssée VIII, 79 ss.) est peut-être intervenu au début de la guerre. L’expression kulindeto pēmatos arche (VIII, 81), « le commencement de la souffrance déferlait sur les Troyens et les Danaens », est curieusement construite. Le verbe figure bien dans l’Iliade (XI, 237 ; XIX, 99) et dans l’Odyssée (II, 163), mais l’expression pēmatos arkhē est unique dans les deux poèmes épiques. Pēma, pēmata sont utilisés seulement comme sujet ou objet. L’Odyssée semble retravailler ici une formule, en lui donnant son « commencement », pourrait-on dire.
18 Cette perspective odysséenne est très exactement celle des Sirènes : rappelons que dans l’épisode des Sirènes aussi, alors que la diction iliadique est évoquée, l’Iliade elle-même est absente tout en étant indirectement exploitée.
19 Dans l’Iliade, les dieux prennent plaisir à voir les armées au combat et demeurent insensibles aux tueries et aux massacres.
20 Nagy, The Best of the Achaeans, p. 101. Dans ce poème, Andromaque est emmenée en esclavage par Pyrrhus. Hector est bien sûr déjà tombé, mais la comparaison renvoie à une situation générique dont Andromaque est l’emblème. Grâce au moyen le plus simple, la comparaison, l’Odyssée efface, en quelque sorte, tout le pragma d’Achille et met Ulysse en contact direct avec un héros comme Hector et avec Andromaque. L’audace et la cohérence de ce geste sont admirables.
21 Les personnages iliadiques n’éprouvent en général aucune pitié pour leurs ennemis. Si Achille, au chant XXIV de l’Iliade, ressent quelque chose comme de la pitié pour Priam, c’est au travers du souvenir de son propre père, Pélée. Sa pitié pour le vieux Pélée, dont le destin est comparable à celui de Priam, lui permet de pleurer avec ce dernier (Iliade XXIV, 507-52).
22 Voir la remarque intéressante de George B. Walsh, The Varieties of Enchantment, Chapel Hill, 1984, p. 3 : « Les Phéaciens éprouvent une curiosité sans passion pour les choses éloignées qu’ils ne connaissent pas directement, mais Ulysse a demandé au poète un chant sur lui-même afin d’entendre ce qu’il connaît déjà, sachant, semble-t-il, que le réveil de sa mémoire sera pénible. »
23 Ulysse honore Démodocos en lui offrant un morceau de la meilleure viande, le notos, « filet » (VIII, 479-83) ; l’Odyssée fait un jeu de mots sur son nom (v. 472) ; et Ulysse fait l’éloge de l’enseignement que Démodocos reçoit des Muses (edidaxe, v. 480, 488). Pour l’ordre des thèmes dans la scène de banquet, voir Odissea, Hainsworth, II, p. 287, ad v. 469-586. Ces caractéristiques contextuelles nous donnent un indice sur l’occasion — une fête propice aux célébrations — pour laquelle le poète épique chantait.
24 Walsh, Varieties of Enchantment, p. 3. Walsh cite une scène semblable dans l’Énéide de Virgile, lorsque Énée découvre les peintures murales qui représentent la chute de Troie : « à Carthage aussi [...] il y a les pleurs des choses » (lacrimae rerum, Enéide, I, 462).
25 A propos de la reconnaissance d’Ulysse par les Phéaciens au chant IX, voir Bernard Fenik, Studies in the Odyssey, Wiesbaden, 1974, p. 5-60, en particulier p. 12 et 45, et Wilhelm Matter, Odysseus bei den Phàaken, Würzburg, 1958.
26 « Les pleurs d’Ulysse représentent peut-être plus précisément la norme, pour le public d’Homère comme pour celui d’Aristote » (Walsh, Varieties of Enchantment, p. 5).
27 Adinon stonakhēsai : le terme adinon est lié à hadēn, « à satiété » : dans l’Iliade, c’est toujours une épithète ou un adverbe utilisés pour les lamentations funèbres, comme c’est le cas ici.
28 Pour la stratégie du discours de la pitié, voir Pietro Pucci, The Violence of Pity in Euripides’ « Medea », Ithaca, 1980, p. 21-50. L’analyse que l’Odyssée fait de la pitié suscitée par la guerre de Troie et par la tradition littéraire qui l’accompagne est bien présentée dans le chant IV. Là, seuls les pharmaka magiques d’Hélène permettent à Ménélas et à ses invités d’affronter sans larmes le souvenir des épisodes de cette tradition.
29 On demande au lecteur de l’Odyssée d’avoir les même dons intellectuels que le poète et le personnage du poème : s’il en était autrement, il lirait ce texte extraordinairement subtil et complexe comme une simple fable destinée à de grands enfants.
30 Dans ce passage fameux, l’. Odyssée insiste une fois de plus sur les termes de sa poétique. Alcinoos fait l’éloge de la beauté (morphē) des paroles d’Ulysse, de l’art (epistamenōs) de sa récitation, et de la vérité de son histoire (« Tu n’es ni un menteur ni un fripon », v. 363 s.). Mais Alcinoos est sous le charme (XI, 334) et, comme Télémaque, il ne perçoit pas les incompatibilités que renferment ces termes.
31 Voir Marcel Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, 1981, p. 60 s.
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