19. Le chant des Sirènes
p. 288-293
Texte intégral
Approche, jeune être délectable, Vois le matin paraître Image de la vérité qui vient de naître. Le doute a fui avec les nuées de la raison, Les obscures disputes, les spécieuses chicanes. La sottise est un labyrinthe interminable, Des racines enchevêtrées brouillent ses voies. Combien sont tombés là ! Ils trébuchent toute la nuit sur les ossements des morts Sentant ils ne savent quoi sauf qu’ils sont en souci, Voulant conduire les autres, eux qui devraient être conduits.
William Blake, « The Voice of the Ancient Bard » (Traduction de Pierre Leyris)
1Autre chant, autre scène de lecture où nous trouvons l’un des personnages de l’Odyssée en train de mimer, ou de jouer, notre propre rôle de lecteurs de l’Odyssée. Il s’agit ici du chant des Sirènes, et le lecteur paradigmatique est Ulysse, qui, en écoutant l’invitation des Sirènes, est ensorcelé, prêt à se jeter imprudemment dans leurs bras. Depuis trois mille ans les lecteurs de l’Odyssée ont été émus par ce chant et en ont rêvé avec Ulysse.
2En fait, le premier lecteur du chant des Sirènes est peut-être Circé, elle-même experte en thelgein érotique et magicienne prompte à administrer des poisons (X, 213, 291, 318, 326). Cependant nous ne savons pas dans quelle mesure le chant des Sirènes lui est familier. Il paraît légitime de mettre en question ses connaissances en la matière, puisque certains détails de la description qu’elle fait des Sirènes ne concordent pas avec ceux qu’Ulysse donnera par la suite. Par exemple, lorsque Circé parle des Sirènes à Ulysse, elle insiste sur le danger que présentent leurs chants :
« D’abord, tu croiseras les Sirènes qui enchantent [thelgousi] tous les hommes, quiconque arrive en leurs parages. L’imprudent qui s’approche et prête l’oreille à la voix de ces Sirènes, ne reverra pas sa maison, son épouse et ses enfants ne pourront l’entourer ni fêter son retour. Car les Sirènes l’enchantent [thelgousi] d’un chant [aoidēi] clair, assises dans un pré. Et l’on voit s’entasser près d’elles les os des corps décomposés dont les chairs se réduisent » (XII, 39-46)1.
3Cependant, lorsque les Sirènes apparaissent à Ulysse et l’invitent à s’arrêter pour les écouter chanter la Guerre de Troie et tout ce qui « arriva sur la terre généreuse », le texte présente une scène bien différente : Ulysse ne voit ni os, ni preuve d’enchantement ou de sortilège ; il n’est pas lait mention du pouvoir charmeur (thelgein) du chant des Sirènes. En fait, selon leur version, leur chant se borne à être un réconfort rationnel en ce qu’il donne la connaissance (ou la vérité) et produit du plaisir :
« Viens, Ulysse, fameux pour tes histoires, immense gloire des Achéens. Arrête ton navire, écoute notre voix ! Jamais homme sur un navire noir n’est passé sans écouter de notre bouche la voix douce comme le miel, mais on prend du plaisir et on repart plus sage. Nous savons en effet tout ce qu’en la plaine de Troie les Argiens et les Troyens ont souffert par ordre des dieux, nous savons toujours tout ce qui advient sur la terre féconde » (XII, 184-91)2.
4Ces mots ont assez de pouvoir pour envahir Ulysse d’un irrépressible désir de s’arrêter et d’écouter à jamais la belle voix des Sirènes (opa kallimon, XII, 192). Ce passage révèle comme nul autre la connivence subjective qui se crée entre le poète et l’auditeur, exclusive de toute autre réalité. Nulle part ailleurs dans la littérature, l’enchantement et la malédiction de la « lecture » n’ont été aussi puissamment représentés. Platon seul, peut-être, offre un moment comparable : lorsqu’il fait le portrait d’un Alcibiade envoûté par le séduisant discours de Socrate, il évoque une possession semblable à celle que l’Odyssée décrit ici en des termes sublimes. Ulysse veut s’asseoir et rester avec les Sirènes à lire et relire (écouter et ré-écouter) à jamais les grands textes (chants) de la guerre de Troie et finir ainsi sa vie, en lecteur. La mort est le prix de la sublime soumission du lecteur. Il est sauvé cependant par le plus grand de tous les lecteurs, le(s) poète(s) de l’Odyssée, qui l’empêche de suivre les Sirènes. La sensation d’immensité et de proximité de la mort, c’est-à-dire d’une expérience qui dépasse le discours et le contrôle de la raison, imprègne la scène. De fait, trois éléments au moins produisent dans ce passage (XII, 184-91) ce sentiment merveilleux et mystérieux que, selon la définition kantienne, nous appelons le « sublime ».
5D’abord, alors que le navire d’Ulysse approche de l’île des Sirènes, un calme soudain descend sur la mer, comme si tous les éléments naturels avaient sombré dans un sommeil de mort (voir koimaō, XII, 167 ss.). Dans cette atmosphère, les compagnons d’Ulysse, devenus sourds grâce aux bouchons de cire qui leur bouchent les oreilles, rament comme des automates inconscients et mènent Ulysse à la rencontre de la voix des Sirènes.
6Ensuite, Ulysse, conquis par leur invitation, s’efforce d’y répondre. Il ordonne à ses hommes par signes de le débarrasser des cordes qui l’attachent au mât ; en réponse, ceux-ci resserrent ses liens comme il le leur avait recommandé auparavant. Pris au figuré, les efforts que déploie Ulysse pour défaire ses liens semblent figurer le conflit entre la force déroutante qui s’empare de son esprit et l’ordre naturel, c’est-à-dire, la sûreté rassurante des liens. Le saut dans la fascination d’un chant infini et la prudence qui le retient sont opposés de façon pittoresque : nous pourrions y voir la notion de blocage du sublime kantien3.
7Enfin, la nature de la promesse contenue dans le chant des Sirènes contribue au caractère sublime de la scène. La portée en est infinie : les Sirènes disent à Ulysse qu’il apprendra non seulement ce qui est arrivé à Troie mais aussi tout ce qui advient dans le monde. L’immensité de ce voyage poétique appartient à jamais au royaume de la promesse ; la réticence du texte à abandonner le chant des Sirènes au silence éternel, sans qu’il puisse jamais être connu, est justement ce qui lui donne la force du sublime.
8Cette scène suggère donc que, pour son premier lecteur et, par mimétisme, pour nous, la poésie des Sirènes produit une tension mystérieuse entre les opposés, tout en les combinant. Le plaisir côtoie l’effroi, la voix le silence, la vie la mort.
9Cette contiguïté peut être lue à la fois dans le spectre des effets du thelgein et dans la réticence de l’Odyssée, qui laisse en suspens les affirmations contradictoires de Circé et des Sirènes4. Toute la scène résonne fortement de cette indécidabilité redondante.
10Le pouvoir de l’indécidable place la poésie sous un éclairage troublant. Les Sirènes, Muses de l’Hadès5, ont le même pouvoir de thelgein6 que les Muses épiques, iliadiques ; le plaisir qu’elles créent ne peut jamais atteindre la stabilité, mais oscille entre l’excitation (innocente) et l’ivresse destructrice. Les thèmes poétiques eux-mêmes se rapprochent : puisque les Sirènes sont les Muses de l’Hadès, leur promesse de chanter tout ce qui advient à Troie ressemble à une déclaration polémique que ferait l’Odyssée pour indiquer que le cycle épique de la guerre de Troie est lié de manière obsédante à ce que nous appellerions aujourd’hui la « belle mort » des héros7. Pourtant, le pouvoir de l’indécidable que nous esquissons nous force à considérer le fait que, à travers tous ses détours, l’Odyssée permet à Ulysse d’éviter la mort, mais jamais d’y échapper complètement. Le chant de la survie fait de la « belle mort » le centre de ses préoccupations, ce qu’il faut éviter.
11Dans le texte du chant des Sirènes, l’Odyssée montre toute la force de sa conscience critique et littéraire, car ce passage suggère de manière provocante que la poésie sublime de l’Odyssée ne peut pas être inférieure à celle des Sirènes. Aucun texte ne peut intégrer en lui la promesse excitante d’un chant aussi sublime que celui des Sirènes sans supposer que ce sublime réside dans ce texte même. Odyssée remplit clairement les objectifs thématiques du chant des Sirènes, puisque le poème rappelle le long voyage d’Ulysse depuis Troie jusqu’aux horizons ultimes de la terre féconde, jusqu’à l’Hadès, et jusqu’à l’île des Sirènes elles-mêmes. En intégrant dans son propre chant le poème non chanté des Sirènes, l’Odyssée se substitue à ce poème. Le chant des Sirènes est donc le chant négatif, absent, qui permet à ce qui le remplace, l’Odyssée, de devenir ce qu’il est.
12En voyant Ulysse, le héros iliadique, ressentir si fortement le désir d’échanger son destin d’acteur pour celui de lecteur, nous devrions accueillir avec circonspection l’idée nietzschéenne selon laquelle ce fut Socrate qui enseigna aux Grecs la supériorité de la connaissance et de la contemplation. Ulysse est déjà, virtuellement, un disciple de Socrate, puisqu’il est prêt à renoncer à son retour et à mettre un terme à son voyage afin d’apprendre « tout ce qui advient sur la terre féconde ».
Notes de bas de page
1 À propos de l’interprétation controversée des deux derniers vers, voir Ameis-Hentze ad loc. ; Pierre Chantraine, Grammaire homérique, I, p. 237-237-39 ; et Stanford I, p. 407.
2 Sur les traductions possibles du vers 191 : « tout ce qui advient toujours » ou « nous savons à chaque fois tout ce qui est advenu », voir Pietro Pucci, « The Song of the Sirens », Arethusa 12, 1979, p. 131, n. 10.
3 Sur l’économie du sublime, voir Neil Hertz, « The Notion of Blockage in the Literature of the Sublime », dans Geoffrey Hartman (éd.), Psychoanalysis and the Question of the Text, Baltimore, 1978, p. 62-85, repris dans Hertz, The End of the Line, New York, 1985, p. 40 ss.
4 Circé, en XII, 29 ss., souligne exclusivement l’effet dévastateur du thelgein-, en raison de son parti pris polémique, elle interprète la force indécidable du thelgein de façon réductrice. En XII, 184-91, les Sirènes soulignent seulement les effets agréables de leur chant : quiconque l’écoute non seulement rentre chez lui, mais prend d’abord du plaisir avant de repartir plus sage et plus savant. En insistant seulement sur le plaisir, les Sirènes, elles aussi, donnent une interprétation réductrice de la force du thelgein.
5 Voir Ernst Buschor, Die Musen des Jenseits, Munich, 1944 ; John R. T. Pollard, Seers, Shrines and Sirens, Londres, 1965, p. 137-45 ; Charles Segal, « Kleos and Its Ironies in the Odyssey », L’Antiquité Classique 52, 1983, p. 38 ; Pietro Pucci, « Song of the Sirens », p. 126 ss.
6 Rappelons que Pénélope appelle « séductions » les poèmes que Phémios connaît comme des thelktēria (I, 337).
7 Dans « Song of the Sirens », je démontre que le texte d’invitation et de promesse des Sirènes (XII, 184-91) est « écrit » dans une diction strictement iliadique, et je suggère que l’Odyssée présente les Sirènes comme l’incarnation des effets paralysants de la poétique iliadique, car leur chant lie l’auditeur, de façon obsédante, à la fascination de la mort. Ce que j’ajoute ici présente un point de vue plus complexe et plus cryptique sur la relation qui existe entre cet épisode et l’Iliade, sans pour autant contredire mon analyse antérieure. Bien qu’il soit impossible d’établir tous les sens que suscite l’allusion à l’Iliade, je propose néanmoins l’un d’entre eux. La diction iliadique, qui sert de cadre à celle des Sirènes, révèle le pouvoir de séduction que le chant iliadique et ses Muses sévères exercent encore sur le texte de l’Odyssée. Ulysse, lui aussi, est séduit par le pouvoir de la poésie iliadique.
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