18. Gastēr et Thelgein
p. 263-287
Texte intégral
L’intertextuel dans lequel est pris tout autre texte, puisqu’il est lui-même l’entre-texte d’un autre texte, ne peut se confondre avec quelque « origine » du texte : rechercher les « sources », les « influences » d’une œuvre, c’est satisfaire au mythe de la filiation ; les citations dont est fait un texte sont anonymes, irrepérables et cependant déjà lues : ce sont des citations sans guillemets.
Roland Barthes, « De l’œuvre au texte »
1Selon la tradition épique, l’inspiration qui vient du gastēr ne mène pas tout droit à la vérité, mais suit plutôt les méandres et les labyrinthes du discours du profit, des paroles « adoucies » et du style flagorneur et servile. Ce rapport entre le gastēr et l’épopée est illustré par l’attitude que prend la poésie du kleos (de l’éloge) à l’égard du ventre : elle le traite comme un maître en sournoiseries, en ingéniosités, en caprices et en mensonges1. Un exemple particulièrement travaillé de cette attitude apparaît dans Hésiode, où Pandore est à la fois emblématique du gastēr et de l’esprit tortueux. Dans Les Travaux et les jours, 77 s., Hermès accorde à Pandore « mensonges, discours malins, et attitude trompeuse » ; en Théogonie, 589, elle est appelée dolos aipus, « totale tromperie »2, et, quelques vers plus loin la femme est comparée aux bourdons qui remplissent leur ventre avec ce que les abeilles ont récolté (Théogonie, 594 ss.)3.
2Les vers 26-28 de la Théogonie contiennent une déclaration violente sur les liens qui s’établissent entre les poètes et le monde psychologique du gastēr, lorsque les Muses invectivent Hésiode, qui garde son troupeau sur l’Hélicon :
« Bergers des champs, pauvres fous, simples ventres [gasteres oion] / nous savons comment dire des mensonges semblables [ou identiques] à des choses vraies, mais, si nous le voulons, nous savons chanter la vérité.4
3On peut s’interroger sur l’identité du destinataire de cette apostrophe désobligeante ; certains critiques ont pensé que les Muses pourraient désigner Hésiode lui-même, qui « a été occupé par des choses fausses »5, ou le groupe des poètes épiques qui ne pratiquent pas la poésie didactico-théologique d’Hésiode, ou encore les poètes en général, tous trop humains dans leurs pouvoirs limités et donc dépendants de l’inspiration des Muses6.
4Il est difficile de discuter de spéculations ; leur force de persuasion dépend entièrement de la cohérence qu’elles entretiennent avec l’ensemble du discours critique qui les produit. Pour rester fidèle à mes argumentations précédentes, je favorise la seconde interprétation : le vers 26 fait spécifiquement référence aux poètes de la tradition épique, et en particulier à ceux de la tradition odysséenne. Après tout, c’est dans l’Odyssée que le thème du gastēr est développé en une catégorie complexe, comprenant des caractéristiques sociales et psychologiques précises.
5Le vers 27 est tout aussi significatif :
idmen pseudea polla legein etumoisin homoia
« Nous savons dire des mensonges semblables [ou identiques] aux choses vraies... »
6qui fait écho à Odyssée XIX, 203, où, comme nous l’avons vu7, le texte commente l’habileté avec laquelle Ulysse dit des mensonges sur lui-même, semblables (ou identiques) à des vérités :
iske pseudea polla legōn etumoisin homoia.
7L’analyse que j’ai présentée nous a montré qu’une répétition aussi visible, marquée par un changement voulu (le texte hésiodique est moins répétitif et il établit un lien fort avec l’idmen du vers suivant)8, peut être une sorte de citation, une allusion délibérée et critique de la Théogonie à l’Odyssée, ou, à l’inverse, de l’Odyssée à la Théogonie. Dans le premier cas, le texte hésiodique, à travers la « révélation » des Muses, condamne les poèmes qui ont un rapport trop relâché avec le langage de la vérité et réprimande les poètes représentatifs de cette tradition, poètes qui dépendent des autres et qui, comme l’Ulysse-mendiant, sont prêts à « célébrer » le roi « dans le monde entier » (Odyssée XVII, 415-18) dans le seul but de remplir leur gastēr avec un bon repas9. À un autre niveau, le texte d’Hésiode censure le chant du gastēr parce qu’il incite à l’oubli de la vérité (etuma, Théogonie, 26-28) et de la justice10. Les préoccupations humaines, trop humaines, que symbolise le gastēr interfèrent avec l’idéologie de la poésie épique et remettent en cause la séparation nette que l’idéologie souhaite maintenir entre la poésie de la louange et la poésie du blâme. Conformément à la logique du supplément, le gastēr produit un discours poétique de la louange qui est lui-même blâmable.
8Les besoins et les pulsions organiques et génériques que représente le gastēr sont cependant trop étendus pour rendre compte précisément des effets agréables et douloureux de la poésie. Un terme plus adapté à la notation de ces effets apparaît dans le contexte de la poétique odysséenne : thelgein. Ce verbe indique les effets psychologiques produits par la poésie et les définit comme « plaisant enchantement » et « fascination dévastatrice ». L’usage de thelgein (pour les effets esthétiques) est propre à l’Odyssée et donne ainsi une connotation particulière aux autres termes épiques — tels que kharis, terpsis, « joie », « plaisir » — qui désignent traditionnellement les effets plaisants de la poésie, car thelgein suppose une structure supplémentaire où le « plaisir » produit par la poésie contient en même temps la « perte de soi »11.
9Dans l’Iliade, thelgein décrit les effets séduisants d’Éros/Aphrodite (XIV, 215) ou la paralysie psychologique qu’un dieu inflige à un héros qu’il veut détruire (XII, 255 ; XV, 322, etc.). On rencontre souvent ce terme associé à la notion de tromperie ou de magie, comme en Iliade XXI, 276, 604, par exemple. L’emblème des pouvoirs magiques de possession liés au verbe thelgein est la baguette d’Hermès (rhabdos), qui endort les hommes éveillés et les réveille lorsqu’ils sont endormis (Iliade XXIV, 343 s. = Odyssée V, 47 s. ; XXIV, 3 s.)12. Tant dans l’Iliade que dans l’Odyssée, on peut mesurer les effets plaisants et/ou destructeurs du thelgein ; ils ne sont cependant attribués à la poésie et au discours en général que dans l’Odyssée (I, 57 ; III, 264 ; XVII, 514, 521, etc.). Le spectre des sens opposés que peut prendre thelgein s’étend de la séduction innocente (ou presque) que Pénélope exerce sur les prétendants (XVIII, 212) jusqu’aux effets dangereux, meurtriers même, du chant des Sirènes, qui, à force de procurer le plaisir, paralyse l’esprit des hommes et les mène à l’oubli de soi et donc à l’autodestruction. Le premier usage n’implique aucun pouvoir magique et produit un certain plaisir ; le dernier évoque une magie irrésistible et un plaisir enivrant13.
10La présence de sens aussi incompatibles pour un même mot suppose la structure du « supplément », comme c’est le cas avec gastēr. Le « supplément » ne correspond pas à une figure rhétorique comme le « paradoxe » ou l’« oxymore ». D’une part, les effets ou les sens incompatibles se combinent en une structure complémentaire et se révèlent comme nettement opposés seulement à une lecture personnelle et autosuffisante. Ainsi, par exemple, lorsque Pénélope désigne toutes les performances poétiques du terme de thelkteria (I, 337), nous décidons d’entendre dans ses mots la « séduction » et non, par exemple, l’« ivresse ». Notre attitude est guidée par le texte, qui nous invite à cette complicité en présentant la poésie de Phémios de manière bienveillante, positive même, et en émettant sur la poésie en général un jugement implicitement favorable. Plus loin, Circé dit du thelgein des Sirènes qu’il est destructeur : avec elle, nous ne voyons que les aspects négatifs du thelgein. Dans le « supplément » cependant, cette distinction entre sens opposés est inacceptable puisqu’ils se combinent (aussi incompatibles soient-ils).
11Le « supplément » évoque, d’autre part, une addition linguistique qui minimise ou efface simultanément ce que cette addition dénote. Lorsque Pénélope appelle toutes les performances poétiques thelkteria, elle donne en réalité une définition métonymique du « poétique » en le définissant par les effets que l’on en attend.
12Les effets incompatibles et même fantasmatiques de la poésie « supplémentent » celle-ci en ce sens qu’ils en rendent compte et la représentent ; dans l’acte de représenter la poésie, les effets se placent eux-mêmes au premier plan. L’entité que l’on nomme « poésie » est « supplémentée », c’est-à-dire remplacée et déplacée par sa figure, la métonymie. Dans l’Odyssée, nous entrevoyons la poésie à travers son remplacement et son déplacement, donc à travers ce qui n’est pas exactement la poésie « elle-même ». Sous cet aspect, les notions de « même » et de « non-même », de présence et d’absence (de la poésie) semblent si inextricablement liées qu’aucune séparation ou distinction n’est légitime.
13Si l’on ajoute que les termes contenus dans thelgein constituent un champ sémantique contradictoire et fantasmatique, on saisit encore mieux la nature déconcertante du « supplément ». Car les effets/sens de thelgein n’opèrent pas seulement dans le domaine de la littérature, mais aussi dans celui de l’amour et de la sexualité. S’ils ont parfois un référent plus ou moins connu, tel que l’« enchantement » produit par l’amour, il arrive qu’ils n’aient pas de référent du tout, comme dans le cas du thelgein de la baguette magique d’Hermès. Le champ sémantique qui remplace et déplace simultanément la « poésie » est lui-même un produit linguistique qui définit l’« enchantement » au travers d’un mouvement énigmatique qui opère sur lui-même un déplacement.
14Par conséquent, les termes qui sont pris dans la spirale du « supplément » ne sont jamais isolés, autosuffisants, et il est impossible de s’en saisir totalement. Avec gastēr, le texte de l’Odyssée révèle quelques prises de position stratégiques qui ont pour but de contrôler la force labyrinthique du supplément. Mais, avec thelgein, le texte semble moins s’inquiéter du pouvoir de déplacement que possède le supplément.
Poésie de la séduction : Pénélope, une lectrice sobre
15Nous rencontrons un lecteur sobre et un lecteur pris d’ivresse dans la scène où Phémios chante « le retour malheureux des Achéens » (I, 325-59). Pénélope, la lectrice sobre, censure le poète, mais Télémaque, le lecteur ivre, l’apprécie au contraire.
16J’emploie intentionnellement les termes de « lecteur » et de « lecture », puisque, par un jeu de miroirs, c’est-à-dire de substitutions mimétiques, cette scène évoque notre position de lecteurs de l’Odyssée. Ce jeu de substitutions soulève tout d’abord la question passionnante de l’autorité du lecteur. Télémaque écarte la critique que sa mère fait de Phémios, non seulement en rejetant ses arguments, mais aussi en la priant de sortir. Cette autorité qu’a un lecteur sur les autres, et, en fin de compte, sur le poète désormais réduit au silence, met en évidence le caractère injuste, mais inévitable, de tout acte de lecture.
17Phémios semble focaliser en lui les thèmes du gastēr et du thelgein. Socialement, c’est un homme du gastēr puisqu’il dépend des autres pour se nourrir et qu’il est poussé à chanter par la nécessité (anankē)14. Chantant dans ces conditions, et pour le plus grand plaisir de son public, Phémios, qui est un Terpiadès, le « fils de Terpios » ou « Donneur de Plaisir », oublie la vérité, enchante les prétendants et paralyse leurs esprits15.
18Son nom, Phémios, pourrait au contraire faire de lui une voix ou une incarnation de la « diction poétique divine » (phēmē). Il chante dans leurs daites — leurs « banquets » — pour les princes d’Ithaque, les prétendants de Pénélope, dans le palais d’Ulysse, en l’absence d’Ulysse. Il s’accompagne à la lyre (phorminx), l’instrument « que les dieux associent à tous les banquets » (XVII, 271)16. Bien que les banquets des prétendants n’aient pas le caractère religieux qui marque si profondément les daites de sacrifices décrits dans de célèbres passages homériques17, on ne peut cependant pas les considérer comme des profanations de rituels religieux. Ils comptent en effet parmi eux Léiôdès, un prêtre sacrificateur (thuoskoos) ; en outre, s’il est une chose dont les prétendants ne sont jamais accusés, c’est bien de sacrilège. Ni profanes, ni pieux, les daites des prétendants sont essentiellement des occasions de fêtes ; la jeunesse insouciante d’Ithaque y vient pour se divertir, au point de sombrer dans une sorte de torpeur qui lui fait tout oublier, sauf son propre plaisir.
19Lui, le « très célèbre » poète (periklutos, I, 325), chante souvent (aiei, I, 341)18 un chant que les prétendants doivent aimer, le chant du « retour malheureux des Achéens, que Pallas a décrété quand ils sont revenus de Troie » (I, 326 s.). L’épithète periklutos, « très célèbre », dans sa relation à -klu et à kleos, nous informe déjà sur la nouveauté que l’Odyssée va découvrir dans la poésie des Nostoi. On ne rencontre l’épithète periklutos appliquée au poète (aoidos) que dans l’Odyssée, alors qu’elle est fréquemment appliquée à Héphaïstos dans les deux poèmes. Il semble que ce soit une épithète réservée aux artisans, puisque, à deux exceptions près, elle est utilisée pour qualifier soit Héphaïstos soit le poète. Elle caractérise donc le poète comme un homme de la tekhnē, tekhne et mētis étant de toute évidence liées aux plaisirs (gastēr)19. Mais cette épithète s’applique également au dernier discours de Télémaque, lorsque le prince affirme que le public donne le kleos (la gloire) aux poètes.
20Bien que le texte ne nous dise pas si Phémios compte Ulysse parmi ceux dont le retour au foyer se fait dans le malheur, le thème a lui-même une résonnance assez lugubre dans la maison d’Ulysse pour éveiller l’angoisse de Pénélope20 :
« Phémios, puisque tu connais beaucoup d’autres poèmes qui enchantent [thelktēria] le cœur des mortels, les exploits [erg’] des hommes ou des dieux que les poètes célèbrent [kleiousin] : chantes-en un, assis parmi les prétendants qui boivent leur vin en silence ; et interromps donc ce triste chant qui toujours me déchire le cœur dans la poitrine, car une inoubliable peine me tient. Je pleure une tête si noble, et toujours je pense à un homme dont la gloire [kleos] emplit la Grèce et l’Argolide » (I, 337-44).
21Pénélope ne nie pas le pouvoir de séduction du chant de Phémios ; elle lui demande d’en choisir un autre, parmi les poèmes enchanteurs (thelktēria) qu’il connaît, probablement un qui appartienne à la tradition iliadique ou hésiodique. En effet, les erg’andrōn ta te kleiousin aoidoi, « les exploits des hommes que les poètes célèbrent », et les (erga) theōn équivalent certainement aux klea andrōn et theōn, et ils renvoient respectivement à la tradition iliadique et à celle de la Théogonie21. La relative ta te kleiousin aoidoi, « que les poètes célèbrent », désigne ces erga comme les objets d’un kleos, et donc comme des klea. Ainsi, Pénélope demande soit un chant dans lequel le kleos d’Ulysse s’illustre dans les virils « travaux d’Arès », soit un chant qui porte sur les dieux immortels. Dans les deux cas, elle refuse le thème odysséen en général, et la version qu’en donne Phémios en particulier. En d’autres termes, elle refuse tout chant qui ne célèbre pas son mari et qui soit exclusivement régi par le principe poétique de la séduction22.
22Mais il faut souligner la callida junctura : le texte mentionne le chant de Phémios sur le retour des Achéens décrété par Athéna (v. 326 s.) au moment où celle-ci quitte la maison d’Ulysse, laissant Télémaque, qui pense avoir été visité par un dieu, tout à son étonnement (I, 319-23). Si les vers 326 s. constituent une sorte de « titre » pour le poème de Phémios, le texte remet en question (pour les lecteurs) la vérité du chant qu’a Ulysse pour objet, en montrant qu’Athéna est pleine d’attentions pour la famille du héros. Sur ce point au moins, le texte suit Pénélope lorsqu’elle refuse le chant funeste, ou ce qu’il suggère. Pourtant, en n’établissant aucun lien entre la visite d’Athéna et un dessein divin, Télémaque confirme peut-être le pouvoir enchanteur que possède le chant de Phémios.
23Pénélope refuse ce chant qui l’affecte dans sa peine inoubliable (penthos alaston), son inaltérable souvenir d’Ulysse. Un penthos alaston est « inoubliable » parce qu’il ne peut pas se transformer en « deuil », en ce travail apaisant qui mène à l’acceptation et à la résignation23. Pénélope craint probablement qu’Ulysse ne soit mort, mais elle n’en a aucune preuve : la crainte la place dans une position de deuil, mais l’incertitude empêche le travail du deuil de commencer véritablement. Par conséquent, Pénélope (ou le texte) signifie simultanément deux choses à l’aède Phémios, qui connaît bien l’usage des formules : « il n’y a aucune certitude quant à la mort d’Ulysse » et « donc la peine que son absence me fait endurer ne peut être apaisée ; je veux donc écouter un chant qui le célèbre, et non qui me séduise et me calme aux dépens de son kleos. » Dans la mesure où la vie de Pénélope se passe à ruminer ses peines, sans pouvoir manger ni dormir, dans une attitude de deuil frustré, son rapport au chant de Phémios est semblable à celui qui s’établit entre Achille et Ulysse au chant XIX de l’Iliade. Ulysse tente d’y adoucir l’ascétisme d’Achille, qui est incapable de trouver un réconfort dans le deuil tant qu’il n’a pas tué Hector ni enterré le cadavre de Patrocle. De la même façon, Phémios offre à Pénélope un poème enchanteur, dont le but est de plaire (terpein), alors qu’elle ne peut pas encore vraiment s’abandonner au « travail » réconfortant du deuil, puisque le destin d’Ulysse reste inconnu24.
24Les principes iliadiques et hésiodiques qui émergent dans le souhait de Pénélope semblent cependant contredits par le fait qu’elle omet toute référence aux Muses et emploie le terme thelktēria (I, 337) ; elle donne le nom, strictement odysséen, d’« enchantements » à tous les chants, ceux du « Retour » et les autres, chants héroïques et théogoniques. Et pourtant, si le discours de Pénélope fait ici vraiment référence aux poèmes hésiodiques, son texte lit peut-être le passage hésiodique (Théogonie, 98-103) avec beaucoup plus de précision qu’il n’y paraît :
Lorsqu’un homme est tourmenté par une angoisse nouvelle dans son cœur affligé, et qu’il est desséché au fond de lui par la souffrance, si le poète, serviteur des Muses, chante la gloire [kleia] des générations passées et les dieux bénis de l’Olympe, alors l’homme oublie [epilēthetai] rapidement ses grandes pensées et il ne se rappelle pas ses souffrances. Et les cadeaux des déesses bien vite l’en détournent [paretrape]25.
25Le dernier vers semble rappeler quelque chose comme le pouvoir magique des Muses, un certain thelktērion dans l’effet de leur chant. Bien que le mot thelktērion ne soit pas employé, la logique du supplément est la même. Pénélope, telle que l’Odyssée la présente, interprète donc « correctement » le pouvoir de la poésie. Mais, dans le même temps, l’Odyssée attribue malicieusement au poète lui-même le pouvoir d’enchantement qu’Hésiode réserve aux Muses26.
26Le texte toutefois peut prendre encore une autre dimension. Avec cette résistance que Pénélope oppose à l’enchantement produit par le chant de Phémios, Homère pourrait simplement souligner que, dans l’esprit de l’épouse d’Ulysse, celui-ci est toujours vivant, ou peut-être suggére-t-il que les pouvoirs d’enchantement de Phémios ne sont pas assez grands pour venir à bout de l’extrême subtilité de Pénélope. Phémios serait alors présenté comme un poète faible, bien inférieur à Ulysse, qui, lui, sait enchanter et fasciner les Phéaciens, et, surtout, bien inférieur à Homère lui-même.
Un lecteur ivre
27La lecture que l’Odyssée propose du chant de Phémios doit être polémique tout en gardant des affinités avec lui. D’une part, le poète de l’Odyssée doit rejeter un chant qui, en racontant la mort peu glorieuse d’Ulysse, ou en y faisant simplement allusion, ne pourrait se présenter comme inspiré et véridique. La disposition astucieuse, qui place le chant de Phémios immédiatement après le départ d’Athéna, le signifie très clairement. Le poète de l’Odyssée veut, d’autre part, que le thème des Nostoi et la poétique du plaisir soient défendus, et ce par quelqu’un qui soit aussi étroitement lié à Ulysse que Pénélope. Télémaque intervient donc pour légitimer le principe selon lequel le poète charme et donne du plaisir avec sa chanson, quel qu’en soit le thème :
« Pourquoi en vouloir, ma mère, au fidèle poète de nous plaire [terpein] selon toutes les voies que son esprit veut suivre ? Ce ne sont pas les poètes les coupables, mais Zeus, puisqu’il pourvoit les hommes mangeurs de pain [alphēstēisin] selon son gré. Il ne faut pas le blâmer s’il chante la malheureuse destinée [kakon oiton] des Danaens. Car les hommes donnent plus de gloire [epikleiousin] aux chants les plus nouveaux à leurs oreilles. Que ton cœur et ton esprit supportent [epitolmatō kradiē kai thumos] de l’écouter, car Ulysse n’est pas le seul héros qui ait perdu à Troie tout espoir de retour ; beaucoup d’autres y ont péri » (I, 346-55).
28Le pouvoir du thelgein, impuissant à charmer Pénélope, enchante complètement le fils d’Ulysse. Il entend le chant qui raconte la mort de son père et le loue pour la vérité et le plaisir qu’il apporte. Pas la moindre trace de perversion œdipienne dans cette franche candeur, pas plus que dans le personnage de Télémaque en général. Même si sa réaction de plaisir était de nature œdipienne, elle n’en resterait pas moins candide parce qu’elle est exprimée dans l’état d’ivresse (thelgein) que produit le chant poétique. Cependant, en laissant de côté toute réaction œdipienne, sa naïveté politique, au milieu de ces jeunes Ithaquiens qui n’ont d’autre souhait que de prendre sa place pour succéder à Ulysse, témoigne en soi du pouvoir enivrant qu’a le chant de Phémios. Par ailleurs, Télémaque est trop prompt à penser que Zeus est à coup sûr responsable de la situation telle qu’il l’imagine. Il oublie la récente visite d’Athéna et ses paroles rassurantes. Le charme créé par le chant de Phémios efface toute mémoire et toute conscience de soi. Cet aspect remarquable est souligné par une affirmation qui ébranle les fondements de la poétique iliadique. Conformément à celle-ci, Pénélope avait demandé à Phémios de chanter l’un des exploits héroïques « que l’aède célèbre » — littéralement, « auquel l’aède donne du kleos » (I, 338) —, mais Télémaque défend le chant plus moderne de Phémios, en rétorquant qu’à ce chant les auditeurs « accordent plus de gloire » (mallon epikleious’, I, 351). Cela suppose un retournement total : le point central du chant n’est plus le héros et son kleos, « la gloire », mais le poète et la fascination qu’il exerce sur ses auditeurs, amenés ainsi à le louer et à le célèbrer (epikleiousin). Cette représentation nouvelle et provocante que le poète de l’Odyssée introduit au tout début de l’œuvre souligne l’importance de la relation subjective entre le poète et l’auditeur, la force unique de la récitation, et le pouvoir captivant du chant. Nous saisissons donc, dans ce cadre, l’importance réduite du kleos et l’apparition d’un principe différent, en partie nouveau : celui de l’enchantement et de la séduction (thelgein). C’est cette vision passionnante qu’exhibe l’Odyssée : les exploits glorieux (kleos / klea) des héros, « leur belle mort », ne sont plus la force qui attire l’auditeur ; c’est maintenant le pouvoir qu’a l’aède de séduire son public qui rend son chant glorieux. La gloire appartient au poète, non au héros.
29Tout contribue ici au portrait « romantique » du poète, voix « originale » qui enchante ses auditeurs. En lisant le chant de Phémios à travers ses lecteurs, Homère met en évidence l’autorité du poète, sa maîtrise (« dans toutes les voies que son esprit veut suivre ») et sa sublime indépendance (comme si Télémaque avait oublié que Phémios chante un vieux thème traditionnel, le retour malheureux des héros, et qu’il chante sous la « contrainte »). Alors que le texte exalte l’originalité et l’indépendance du chant de Phémios, il efface les Muses et, avec elles, la tradition entière, c’est-à-dire le système d’intertextualité épique. Le poète chante la même chose plusieurs fois (aiei, 341), et ce chant appartient à la même tradition que l’Odyssée ; cependant, envoûté par l’autorité de cette voix, Télémaque la perçoit comme unique et originale. Cet envoûtement est un merveilleux effet de l’art que le poète de l’Odyssée tout à la fois révèle et expose à travers le chant de son confrère, Phémios. Car l’engouement de Télémaque permet à l’Odyssée de dessiner astucieusement ce portrait du poète.
30Le poète anonyme de notre Odyssée, fidèle à la tradition des aèdes, cache son propre nom tout en identifiant par son nom et son patronyme le poète Phémios27. Ce geste contradictoire est plein d’implications profondes, car il donne une identité fictionnelle au poète qu’Homère cite et au chant duquel il se réfère, tout en gardant la force de la vérité pour son propre chant anonyme. Car « donner un nom » ne signifie pas pour l’Odyssée que l’on dise la vérité, mais que l’on fasse entrer l’entité nommée dans le monde des signes et donc dans le monde de la fiction et de l’enchantement. Je rappellerai ici les trois noms d’Ulysse — Outis, Aithon et Ulysse — : ils sont la preuve du pouvoir fictionnel du nom et de sa fonction de support du déguisement.
31Il est bien évident que l’Odyssée lit le chant de Phémios en adoptant le point de vue privilégié de la vérité. Par conséquent, l’Odyssée lit le faux récit que Phémios fait des événements avec une impertinence amusée et une élégance non dénuée d’insinuations ironiques. Aucun reproche direct n’est fait quant à la véracité de son récit, mais seulement une discrète allusion à la possible ignorance par Phémios de ce qui se passe dans la demeure où il chante. La touche sublime que met l’Odyssée en donnant un nom à l’aède et en introduisant Zeus, grâce à Télémaque, pour défendre l’histoire de Phémios, ajoute grâce et astuce à la revendication implicite de vérité. Car l’Odyssée ne sait pas seulement qu’Ulysse est vivant ; elle peut aussi le chanter.
32Rien n’est plus réconfortant que cette scène où l’auteur de l’Odyssée nous invite avec grâce à lire sa vérité à travers la lecture qu’il propose du chant de Phémios. Discrètement, il ressuscite le héros que l’autre texte avait perdu !
33Les effets agréables de la lecture que donne Homère semblent n’avoir éveillé aucun soupçon quant à l’impartialité et à la vérité de cette lecture. Les savants et les critiques qui lisent cette scène ne sont guère conscients d’être charmés par le philtre de la poésie homérique ou peut-être éblouis par le jeu de miroirs et d’effets mimétiques qu’elle produit. Car ils sont invités à éprouver pour le chant homérique la même admiration que Télémaque pour celui de Phémios, puisque la réponse de Télémaque est celle qu’Homère propose comme réponse idéale du lecteur. Mais est-il possible d’échapper à cette puissante fascination mimétique ?
34La relation mimétique entre le lecteur et Télémaque inclut cependant aussi l’aveuglement de celui-ci. Il est difficile de dire si le poète de l’Odyssée, notre sublime maître de l’enchantement, prend plaisir à duper discrètement ses lecteurs — comme Phémios le fait peut-être avec Télémaque dans l’interprétation que donne Homère — ou s’il succombe lui-même à son propre charme et à son propre enchantement. Dans ce cas, l’effet subi serait le même que lorsque la stratégie de la mētis se prend à son propre piège.
35Mais essayons tout d’abord de mettre en évidence la partialité d’Homère. En premier lieu, il nous présente deux lectures du chant de Phémios, mais pas le chant de Phémios lui-même. Il nous propose le modèle idéal du lecteur passionnément admiratif, sans nous permettre d’évaluer l’à-propos de la lecture donnée par Télémaque. L’Odyssée nous met en appétit, puis nous laisse sur notre faim en nous privant de toute comparaison, comme si cela n’était pas nécessaire. Nous sommes donc liés à la lecture de Télémaque et elle prend pour nous valeur de modèle, cette lecture qui fait l’éloge du texte tout en s’y substituant.
36Alors que l’Odyssée nous invite à mesurer l’inadéquation du chant de Phémios avec la douleur inguérissable de Pénélope, nous ne savons même pas en quels termes Phémios parle d’Ulysse. S’il fallait ici poser sérieusement la question de la vérité, on devrait se demander pourquoi Pénélope parle d’« enchantements » plutôt que de l’inspiration des Muses, et pourquoi Télémaque rend Zeus responsable des événements rapportés par Phémios. Comment peut-il le savoir ? Comme nous allons le voir maintenant, le texte fait éclater son élaboration théologique.
37De plus, Homère semble embrouiller, volontairement ou non, le problème de la liberté de Phémios. En Odyssée I, 154, il affirme clairement que Phémios « chantait pour les prétendants sous la contrainte » (anankēi), ce qui est repris au chant XXII, quand Télémaque confirme lui-même la chose (voir XXII, 353, 356). Cependant, Homère fait dire ici à Télémaque : « Pourquoi en vouloir au fidèle poète de nous plaire (terpein) selon toutes les voies que son esprit veut suivre ? » (I, 346 s.). En d’autres termes, Télémaque attribue à Phémios une liberté de choix dont le poète ne jouit pas réellement. Homère mettrait-il donc l’accent délibérément, et malicieusement, sur l’aveuglement total de Télémaque, sur son profond engouement ? Si tel est le cas, il soulignerait en même temps l’aveuglement de ses lecteurs, leur incapacité à voir sa malice ou ses propres contraintes. Son désir de présenter le portrait idéal du poète et du lecteur amène-t-il Homère à se contredire, lui aussi, inconsciemment ? Ou sait-il que dès que le poète chante, même s’il le fait sous la contrainte de ses auditeurs, il jouit encore d’une certaine liberté, puisque dans les limites du thème imposé c’est lui qui choisit les voies que son esprit veut suivre.
38Le choix n’est pas facile : ces interprétations sont toutes fortes et convaincantes. Cependant, dans la mesure où nous demeurons incapables de préférer et de justifier l’une d’entre elles, il nous est aussi impossible de lire. L’excès de sens dans ce texte obscurcit notre lecture d’Homère lisant Phémios.
39Tout le passage (v. 346-50), qui porte sur la relation entre le poète, le thème de son chant et le dieu, est à la fois obscur et équivoque. Lorsque Homère présente pour la première fois le chant de Phémios, il semble suggérer que celui-ci attribue à Athéna la mort sans gloire des Achéens (v. 326 s.), suivant la tradition qui fait d’Athéna la persécutrice des Grecs28. Mais, quelques vers plus loin, Télémaque, résumant probablement le chant de Phémios, désigne Zeus comme l’agent de leur « retour malheureux » : « Ce ne sont pas les poètes les coupables, mais Zeus, puisqu’il pourvoit les hommes mangeurs-de-pain selon son gré. Il ne faut pas le [le poète] blâmer s’il chante la malheureuse destinée des Danaens » (v. 347-50). Parce que l’Odyssée elle-même chante une variation, et une variation importante, de cette intrigue, le poème homérique prête le même intérêt que Phémios à l’identification de l’agent responsable des malheurs qui accablent les Danaens. Cet agent donne la cause spécifique des événements racontés et, en tant que divinité, inscrit l’intrigue dans un horizon théologique, en instaurant ainsi une certaine familiarité entre la poésie et le divin. Bien qu’Athéna soit présentée ailleurs dans l’Odyssée comme la persécutrice des Achéens, elle est en fait la déesse protectrice d’Ulysse, du moins depuis la rencontre du héros avec Calypso29. Télémaque a sans nul doute raison lorsqu’il conclut que le poète ne doit pas être blâmé pour ce qu’il chante (ou nemesis), et sa conclusion à propos de Phémios peut être élargie et appliquée à l’intrigue de l’Odyssée elle-même30.
40La lecture que l’Odyssée propose du chant de Phémios paraît plus ou moins obscure selon l’interprétation que l’on donne de la divergence entre les deux propositions : « Athéna ordonna le retour malheureux des Achéens » et « Zeus fut responsable de celui-ci ». Est-ce l’indice d’une lecture malicieuse d’Homère ? Ou devrions-nous en déduire que, dans la bouche de Télémaque, « Zeus » renvoie en fait à tous les dieux, y compris Athéna ? Tel n’est pas toujours le cas chez Homère, comme le montre l’autonomie souvent concédée à Poséidon, à Arès et même à Athéna. De plus, le verbe epeteilato (epitellō), « commander », semble impliquer un agent réel, et non un remplaçant ou un substitut, et, dans le proème condensé du chant de Phémios (v. 326 s.), Athéna est certainement cet agent. En général, dans l’Odyssée, chaque fois qu’il est fait mention des épreuves subies durant les Nostoi, on cite également le nom d’un agent spécifique, Athéna ou Poséidon.
41Bien que nous ne puissions faire avec certitude un choix entre toutes ces lectures, cette indécision concerne uniquement la lecture que l’Odyssée propose du chant de Phémios ; on pourrait comprendre que celle-ci se moque de la théologie hâtive de l’aède ( ?), ou de Télémaque ( ?) ou des deux. En d’autres termes, l’Odyssée pourrait bien s’amuser à signaler la contradiction que je décris, et, ce faisant, à « déconstruire » le chant de Phémios à l’aide d’une lecture autoritaire et impérieuse. Après tout, la contradiction demeure dans le texte qui la révèle.
42Il y a cependant une indécision de lecture qui produit des effets bien au-delà du texte qui la suscite et qui le rend irrémédiablement obscur indécis. Les vers 347-49, généralement compris ainsi : « Ce ne sont pas les poètes les coupables, mais Zeus, puisqu’il pourvoit les hommes mangeurs de pain selon son gré », peuvent être traduits différemment : « Ce ne sont pas les poètes les coupables, mais Zeus, qui donne aux hommes mangeurs de pain (c’est-à-dire, les poètes) ce (le chant) qui lui plaît pour chacun. »31 Cette interprétation n’est possible que si l’on accorde un sens générique à l’expression hos te didōsin [...] hopos ethelēisin hekastoi. Dans ces vers, la diction traditionnelle brouille la pensée et la rend tellement vague qu’au lieu de voir en Zeus l’inspirateur des poètes, nous devrions dire que ce sont la grammaire et la rhétorique qui les inspirent — et les obnubilent. Car ici la diction traditionnelle obscurcit la lecture la plus pénétrante de toutes, celle de notre poète anonyme de l’Odyssée qui annonce, grâce au chant de Phémios, quelques-uns de ses propres thèmes, ceux qui viennent de sa nouvelle poétique et de la divergence qui l’oppose aux manières génériques et traditionnelles de traiter son thème. Mais ce poète subtil et original, qui lit la tradition des Nostoi, est incapable de clarifier la lecture que lui-même propose de la responsabilité des poètes. La nécessité qui contraint le poète à utiliser la grammaire épique marque inévitablement le texte et limite l’agréable liberté qu’il s’accorde et qu’il octroie même à Phémios : « chanter selon toutes les voies que son esprit veut suivre. » L’anankē prend la forme de la grammaire, de la tradition et de l’inévitable textualité. Homère, l’auteur tout-puissant, disparaît par conséquent, remplacé par l’intertextualité. Pendant un instant, la clarté, la liberté et la joie de lire se voilent.
43Je voudrais conclure cet exercice de lecture par quelques remarques. J’ai remis en cause à la fois le portrait « romantique » du poète et l’idée qu’un tel artiste soit donc un magnifique lecteur. Cet exercice rend le scénario de la lecture opaque et la poétique de l’Odyssée difficile à saisir, mais, malgré ces désagréments, il est stimulant. En soulignant tout d’abord les aspects positifs et négatifs du chant de Phémios, l’Odyssée semble expliciter la perspective poétique qui détermine son jugement. Cependant, en raison des déplacements, de l’ironie, des questions laissées ouvertes et des points obscurs, il ne reste de la poétique de l’Odyssée qu’une série de questions fondamentales : la vérité, le plaisir, l’enchantement, la gloire, la liberté. Il demeure pourtant difficile de déterminer la manière dont ces termes s’unissent et de délimiter leurs contours précis.
44Il suffira de prendre deux exemples. Il est impossible de savoir quel est le degré d’ivresse toléré par l’Odyssée. Bien que Pénélope définisse tous les « chants » de Phémios comme des « enchantements », elle n’est manifestement pas sous le « charme », alors que Télémaque, le lecteur favorable, est totalement séduit par le poète. Y a-t-il une bonne mesure de l’enchantement que l'Odyssée reconnaîtrait comme son juste milieu ? En refusant de répondre à cette question, l’Odyssée met peut-être en évidence son intelligence aiguë de l’enchantement propre à la poésie, car sa réticence même dit l’impossibilité de fixer une juste mesure pour la drogue poétique.
45De la même façon, il est impossible de dire si la dépendance qui lie le poète à la volonté du maître entrave sa liberté de « chanter selon toutes les voies que son esprit veut suivre ». Le poète se targue sans doute de ce droit surtout lorsqu’il doit servir la volonté de son maître — et je ne parle pas seulement de la volonté d’un autre homme, mais aussi de celle qu’exprime son gastēr, car le poète veut aussi plaire à son auditoire et recevoir des cadeaux. Le texte soulève donc des questions sérieuses et troublantes quant à la liberté du chanteur dans la société où il exerce son art, vis-à-vis de lui-même et du cadre établi par le genre poétique32.
Notes de bas de page
1 Jesper Svenbro, La Parole et le marbre, Lund, 1976, p. 50-70 ; Gregory Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore, 1979 ; et Marylin B. Arthur, « The Dream of a World without Women : Poetics and the Circles of Order in the Theogony Prooemium », Arethusa 16, 1983, p. 102, montrent qu’au niveau du discours, le gastêr produit des mensonges. Voir aussi Jean-Pierre Vernant, « À la table des hommes », dans Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne, La Cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, 1979, p. 92-98.
2 Le texte continue avec amēkhanon anthrōpoisin, une « aporie » pour les hommes. Sur l’« aporie » en territoire grec, voir les commentaires remarquables de Sarah Kofman, Comment s’en sortir, Paris, 1983.
3 Vernant note que, chez la femme hésiodique, l’appétit pour la nourriture va de pair avec l’appétit sexuel ; voir « À la table des hommes », p. 96. Cette observation nous permet de compléter les textes d’Hésiode et de suggérer que la femme est aussi une source de plaisir, conformément à la logique du gastēr.
4 Ces vers ont reçu une attention toute particulière depuis la parution de Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, de Marcel Detienne, Paris, 1967. Voir, plus récemment, Pietro Pucci, Hesiod and the Language of Poetry, Baltimore, 1977 ; Ann Bergren, « Language and the Female in Early Greek Thought », Arethusa 16, 1983, p. 69 ; et M. B. Arthur, « Dream of a World without Women », p. 97-112. Arthur a étudié attentivement l’usage que l’épopée fait des trois formes d’insultes que présente le vers 26 : poimenes agrauloi, kak’ elenkhea, gasteres oion. Voir aussi Francesco De Martino, « Eraclito e gli efesi ‘sempre ottusi’ », L’Antiquité Classique 52, 1983, p. 221-27.
5 Hesiod. Theogony, éd. M. L. West, Oxford, 1966, p. 162.
6 Arthur, « Dream of a World without Women », p. 97 ss.
7 Voir plus haut, p. 144-46.
8 Pour une discussion de ces deux vers (Odyssée XIX, 203, et Hésiode, Théogonie, 27), voir Pietro Pucci, Hesiod and the Language of Poetry, p. 35, n. 6.
9 « Kak’ elenkhea est un terme normal d’insulte dans l’Iliade, où il signifie ‘lâche’ (V, 787 ; VIII, 228) », M. B. Arthur, « Dream of a World without Women », p. 101. Hésiode utilise-t-il un terme d’insulte iliadique pour l’Odyssée ? Ou se réfère-t-il à un autre poème ? Je ne saurais répondre.
10 Comme nous le verrons, Hésiode et l’Odyssée ne s’accordent que sur le pouvoir qu’a la poésie de dissiper les peines des hommes.
11 Dans l’Iliade comme chez Hésiode, le chant de la poésie donne du plaisir, terpein (Iliade IX, 186 ; Théogonie, 37, etc.), mais ce plaisir n’est pas lié au thelgein. Pour l’étude du terme terpein en rapport avec le chant et la danse, voir Joachim Latacz, Zum Wortfeld « Freude » in der Sprache Homers, Heidelberg, 1966, p. 208 s.
12 C’est la seule expression formulaire que la tradition épique ait construite avec le terme thelgein.
13 Il existe aussi des états intermédiaires d’oubli de soi et de paralysie psychologique. Athéna dénonce la tentative que fait Calypso de séduire (thelgei) constamment Ulysse avec des mots tendres et enjôleurs, pour lui faire oublier Ithaque (Ithakes epilēsetai, I, 56 s.). Ici les mots tendres ont une intention érotique et non poétique, bien que, comme je l’ai montré, on trouve une certaine jalousie poétique dans les mots de Calypso. Ulysse échappe à l’emprise du thelgein de Calypso en adoptant l’attitude, et en fait la vie, d’un homme en deuil (I, 57 s. ; V, 151-58). Les pharmaka de Circé, ses « remèdes », ont, dit-on, le pouvoir de thelgein (X, 213, 218, 291, 326) : ils transforment les hommes en bêtes et leur apportent bien sûr l’oubli d’eux-mêmes et de leur patrie. Notons que le thelgein, en produisant l’oubli, agit tout comme le gastēr. À propos du rôle des remèdes, pharmakon, voir encore Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », dans La Dissémination, Paris, 1972, p. 71-197. À propos de la fonction du remède d’Hélène (pharmakon) en Odyssée IV, 219 ss., voir Roselyne Dupont-Roc et Alain Le Boulluec, « Le charme du récit », dans Écriture et théorie poétiques. Lectures d’Homère, Eschyle, Platon, Aristote, Paris, 1976 ; et Ann Bergren, « Helen’s Good Drug », dans Stephen Kresic (éd.), Contemporary Literary Hermeneutics and Interpretation of Classical Texts, Ottawa, 1981.
14 Chez Homère, le poète n’est jamais qualifié de gastēr ni d’un caractère relevant spécifiquement du gastēr ; au contraire, l’Odyssée tente parfois de distinguer le poète (aoidos) du mendiant (ptōkhos), caractérisé, lui, par le monde du gastēr. Ainsi, par exemple, en Odyssée XVII, 381 ss., Eumée fait une distinction très claire entre les artisans, dont l’aoidos fait partie, et les mendiants. D’autre part, comme nous l’avons vu, dépendre de la nourriture des autres et en tirer parti n’est pas (contrairement à ce que certains ont récemment affirmé) une caractéristique nécessaire des personnages marqués par les qualités du gastēr. Hésiode, en revanche, nomme les poètes gasteres et n’établit aucune distinction entre artisans, poètes et mendiants (Les Travaux et les jours, 24-26 ; voir aussi le commentaire qu’en fait West : « Il faut noter que le poète est associé au mendiant », p. 147). L’exemple d’Ulysse, le mendiant qui promet de donner du kleos à Antinoos (Odyssée XVII, 415-18), en parlant comme un aoidos au banquet des Phéaciens (voir en particulier XI, 363 ss.) et qui est comparé par Eumée à un aoidos (XVII,517-21), suggère que la ligne de démarcation entre les attributs du gastēr propres au ptokhos (mendiant) et ceux de l’aoidos n’est pas toujours nettement tracée par la tradition épique elle-même.
15 La forme Terpiadès de XXII, 330, peut être lue comme une forme patronymique, nommant le père de Phémios, Terpios, ou comme un adjectif qualifiant aoidos. Voir W. H. Roscher, Ausführliches Lexikon der griechischen und römischen Mythologie, Leipzig, 1884-1937, s.v. Terpiades. D’un autre côté, le nom Phémios est lié à phēmē, qui est soit un « discours » marqué, soit un « discours » non marqué, portant sur le futur, ou doté d’un pouvoir « divin ». Voir les remarques instructives d’Ann Bergren, « Odyssean Temporality », dans Carl A. Rubino et Cynthia W. Shelmerdine (éds.), Approaches to Homer, Austin, 1983, p. 69.
16 Voir aussi Iliade I, 602 ss., où dais et phorminx sont associés, et Odyssée VIII, 99, où la phorminx est dite suneoros, « liée », « mariée » au dais. Une analyse attentive et lucide des expressions qui lient le chant (aoidē) au banquet (dais) et des relations cérémonielles, substantielles qui existent entre les deux se trouve dans Lucio Bertelli et Italo Lana (éds.), Lessico politico dell’epica greca arcaica, Turin, 1978, p. 190 ss. Sur le dernier point, les auteurs concluent que le chant ne peut pas être considéré comme une partie institutionnalisée du banquet, mais qu’il est plutôt une coutume sociale caractéristique de la vie à la cour, une aspiration culturelle de la paideia aristocratique. Voir aussi Massimo Vetta, Poesia e simposio nella Grecia antica, Rome/Bari, 1983.
17 Voir l’analyse magistrale que donne Karl Reinhardt de ces passages dans Die Ilias und ihr Dichter, Gottingen, 1961, p. 88 ss. Voir Iliade I, 458-74 ; II, 421-33 ; Odyssée III, 447 ss., etc., où les éléments culturels et les habitudes alimentaires se combinent dans une série d’expressions formulaires extrêmement travaillées.
18 Cet aiei est important à la fois parce qu’il aide à dénoncer un Phémios constamment complice des vœux formulés par les prétendants et parce qu’il aide à expliquer la pratique du chanteur historique, qui répète souvent le même chant dès qu’il voit que le public l’a aimé. Cette répétition doit avoir produit des effets particuliers dans différents aspects de son chant, car on peut penser que le chanteur améliorait constamment les détails de son chant en répondant à des demandes spécifiques, tout en répétant au fond la même version. Estimant qu’il a trouvé la version parfaite, le poète voudra sans doute la répéter ; mais sans l’écriture, cette répétition ne pouvait bien entendu jamais être absolument identique. En tenant compte de cette perspective historique, les métaphores « lecture » et « écriture » que j’emploie prennent toute leur pertinence et leur force si on les comprend dans la spécificité des conditions que j’ai mentionnées : l’aède perçoit immédiatement la manière dont son public l’aime ou ne l’aime pas (le lit). Il compose donc pour provoquer chez le lecteur une réaction immédiate et décisive. Ses lecteurs ne rejettent pas le livre, ils chassent le poète ou le font taire.
19 Comme nous l’avons vu, le plaisir est le fruit d’une stratégie rusée (mētis) qui interfère avec la force supplémentaire du gastēr. Grâce à des déplacements, des simulations (qui produisent la différence), des retards, etc., les besoins urgents du gastēr sont dans une certaine mesure mis en suspens pour permettre à ceux du plaisir d’être satisfaits. Ulysse déclare porter « le nom fameux de Aithon » (onoma kluton Aithōn, XIX, 183). Puisqu’il n’est appelé de ce nom qu’une seule fois (XXIV, 409), nous devons interpréter cette épithète klutos, attachée au nom obscur d’Aithon, comme l’une de ces utilisations ironiques du kleos sur lesquelles Charles Segal a écrit de façon si éloquente dans « Kleos and Its Ironies in the Odyssey », L’Antiquité Classique 52, 1983, p. 22-47.
20 Pénélope et Télémaque font tous deux allusion à Ulysse (I, 343 s., 354), ce qui implique que le chant de Phémios les a contraints à penser à lui. Svenbro pose que le chant de Phémios porte sur la mort d’Ulysse (La Parole et le marbre, p. 20 s.), et, avant lui, certains scholiastes étaient parvenus à la même conclusion : voir la scholie à Odyssée I, 340. Télémaque considère que, pour Ulysse, le jour du retour est perdu (v. 354), et, au vers 350, il paraphrase ce qui constituait le motif du chant de Phémios, en utilisant l’expression kakos oitos (des Danaens), qui signifie généralement « mort » (voir Iliade VIII, 34 = 354 = 465, etc. ; Odyssée III, 134, XIII, 384, etc.). Dans l’Iliade, l’expression kakos oitos ne signifie jamais « mort glorieuse » ; elle renvoie au contraire à la mort mauvaise, puisque les dieux seuls l’emploient en parlant de la mort malheureuse des humains (« des femmes », Iliade III, 417 ; des humains en général ailleurs). Dans l’Odyssée, l’expression est utilisée ici, au chant I, et au chant III, 134, où elle renvoie également au retour des Achéens.
21 Pour l’ergon comme exploit militaire épique, voir ergon Achaion dans Iliade VIII, 444, par exemple. Pour l’identification des klea andron avec la tradition homérique, et des klea theon avec la tradition théogonique, voir Nagy, The Best of the Achaeans, p. 96. Sur ce point et pour bien d’autres thèmes, je distingue bien sûr l’Iliade de l’Odyssée. Dans l’Odyssée, les klea sont exclusivement les exploits de la tradition troyenne, iliadique.
22 La réaction de Pénélope est, dans cette mesure, inconsciemment juste et politiquement habile. Quel que soit le sort d’Ulysse, son intérêt psychologique et politique impose que la mémoire de son époux soit glorifiée dans un portrait qui le rende semblable aux dieux. De cette seule manière, elle peut conserver tous ses privilèges de reine et son équilibre psychologique. Notons que Phémios ne chante jamais ce chant de gloire que Pénélope lui réclame, car même le plus célèbre des poètes reste l’esclave du couple nécessité/plaisir (gastēr).
23 Alaston, « inoubliable », s’emploie souvent pour qualifier une peine (penthos) éprouvée par un personnage qui craint pour un autre dont le destin, bien qu’il soit encore inconnu, sera probablement sinistre (voir Odyssée IV, 108 s. ; XIV, 174 ; Iliade XXIV, 105 ; Hymne à Aphrodite, 207). La seule exception (Odyssée XXIV, 423) ne contredit pas les autres cas, puisque là nous lisons alaston penthos avec l’adjectif en position d’attribut, à valeur, par conséquent, purement intensive.
24 Sur Iliade XIX, voir plus haut, chapitre 15. Cette analogie est soulignée structurellement par la fin de l’épisode. Pénélope se retire à l’étage et commence « à pleurer Ulysse, son cher époux, jusqu’à ce qu’Athéna aux yeux répande sur ses paupières le doux sommeil » (Odyssée I, 363 s.). Cette intervention divine trouve son parallèle en Iliade XIX, 340 ss., lorsque Athéna rafraîchit Achille avec du nectar et de l’ambroisie. Il y a en outre plusieurs « remakes » frappants dans les paroles de Pénélope, qui rappellent le penthos d’Achille pour Patrocle ; voir en particulier Iliade XXIII, 16, et Odyssée I, 343, ainsi qu’Iliade XVIII, 81 s. ; voir également Iliade XXIV, 105, où penthos alaston est employé pour exprimer la peine qu’éprouve Thétis pour Achille.
25 Sur ce passage, voir parmi les travaux les plus récents, Gregory Nagy, Comparative Studies in Greek and Indic Meter, Cambridge, 1974, p. 257 s. ; Pietro Pucci, Hesiod and the Language of Poetry, et, bien sûr, Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité. Le passage définit tous les traits mythiques du chant poétique : l’inspiration des Muses, le poète comme alter ego des Muses, les effets du miel (v. 96), le jeu contradictoire de la mémoire (du passé) et de l’oubli (du présent), celui, tout ausi contradictoire, du discours direct et du discours détourné (voir ici paretrape, v. 103), et donc de la vérité et du mensonge.
26 Selon les données de la poésie épique, Pénélope pourrait s’attendre à être apaisée par un chant qui évoque le kleos héroïque, la mort et l’immortalisation des basileis. Dans ce cas, suivant le principe hésiodique, elle devrait oublier son « inoubliable » peine et s’oublier elle-même : un paradoxe, bien sûr. Voir Pucci, Hesiod and the Language of Poetry, p. 16 ss.
27 Sur la nomination du poète comme sphragis, voir Onofrio Vox, Solone autoritratto, Padoue, 1984, qui montre que la sphragis contient aussi l’adjectif ethnique. Dans le cas de Phémios, l’absence d’une telle détermination permet d’imaginer que l’attribution du nom est purement imaginaire.
28 Le nom d’Athéna fait partie du « titre » ou du « contenu » du chant de Phémios, et son rôle concorde avec d’autres affirmations de l’Odyssée selon lesquelles Athéna persécute les Grecs lors de leur retour de Troie : voir, par exemple, V, 108 ss. Avec Télémaque qui suggère que Zeus est responsable de tout ce qui arrive aux hommes, le texte évoque une théologie dans laquelle Zeus est finalement responsable de tout, y compris des intentions des autres dieux, ou suppose que Phémios, ou peut-être Télémaque seul, a tort d’attribuer le retour malheureux des Achéens à Zeus.
29 Voir Jenny Clay, The Wrath of Athena, Princeton, 1983, p. 50 ss.
30 L’expression ou nemesis — je souligne ou nemesis, et non pas, par exemple, nemesis esti ou oude tis nemesis — se retrouve une seule fois dans tout Homère, dans le passage du chant III de l’Iliade (v. 156 s.) où les vieillards disent : « Il n’y a pas lieu de blâmer (ou nemesis) les Troyens ni les Achéens aux bonnes jambières, si pour une telle femme, ils souffrent de si longs maux. » Là aussi, la proposition introduite par ou nemesis annonce le sujet ou l’intrigue générique de l’Iliade, la guerre pour Hélène, tout comme elle évoque, dans le passage odysséen, le sujet central de l’Odyssée, le retour malheureux. Nicole Loraux (à qui je suis redevable de cet exemple remarquable d’intertextualité) observe que dans les deux propositions, la formulation du sujet s’accorde avec le thème générique et traditionnel qui détermine la composition des deux poèmes, et dont l’Iliade se distingue, comme poème de la colère d’Achille, et dont l’Odyssée offre une variante. Nicole Loraux aimerait donc voir dans ce ou nemesis un indicateur de lecture qui rappellerait le thème générique, tandis que les deux poèmes inviteraient les lecteurs à saisir leur propre nouveauté. La précision et la force avec lesquelles les deux poèmes se reflètent mutuellement, dans l’acte même de refléter leur différence par rapport aux thèmes génériques dont ils émergent, révèlent leur sens littéraire, leur conscience de faire partie d’un récit traditionnel, et d’apparaître comme une nouvelle histoire tirée de ce récit. Les noms des dieux qui sont vraisemblablement à la source des événements ne représentent, dans cette mesure, rien d’autre que des marques fictionnelles qui étayent la fable de la vérité et de l’historicité de ces événements. Comment s’étonner que ces noms puissent être changés ad libitum, que, dans l’Odyssée, Athéna devienne une déesse protectrice, alors que pour Phémios, elle est la persécutrice des Danaens ?
31 À propos de ces deux interprétations, voir Nitzsch, I, p. 56 s., qui fournit des arguments convaincants mais non définitifs en faveur de la seconde. Pour ce qui est de leur vérité, les deux interprétations ne diffèrent pas beaucoup : que le retour malheureux soit un chant inspiré par Zeus ou un événement dont il est l’instigateur, ce retour reste déterminé, dans les deux cas, par l’autorité de Zeus. La différence entre les deux interprétations réside essentiellement dans le fait que la seconde suppose une relation de vérité entre le chant et la réalité, relation dont les poètes sont eux-mêmes responsables.
32 Le mot gastēr intervient de façon surprenante sous un de ses synonymes pour expliciter son activité supplémentaire dans ce que dit Télémaque à propos des « hommes mangeurs de pain ». Dans I, 349, l’expression andres alphēstai, si elle veut dire « hommes mangeurs de pain », a pour fonction de signifier le gastēr, puisque alphestai est une épithète odysséenne que l’Iliade ignore totalement et qu’Hésiode utilise dans deux textes qui renvoient à l’apparition de Pandore et aux effets qu’elle produit sur les hommes (Théogonie, 512 ; Les Travaux et les jours, 82). On trouve un troisième exemple hésiodique en Bouclier, 29. En Odyssée VI, 8, l’épithète définit les hommes en général (comme distincts des Phéaciens en particulier), et, en Odyssée XIII, 261, elle désigne les hommes dans les jeux. Il est intéressant de noter que, dans l’interprétation qui rend Zeus responsable du chant parce qu’il donne aux andres alphēstai ce qui lui plaît, les andres alphēstai seraient les poètes ! Selon cette même interprétation, la nécessité que le chant soit ce qu’il est passe du poète à Zeus, alors que le poète lui-même donne du plaisir « selon toutes les voies que son esprit veut suivre ».
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