16. Pirates et mendiants
p. 242-251
Texte intégral
En s’assénant sur tout le corps des coups féroces, il [Ulysse] prit l’apparence d’un serviteur.
Hélène, dans l’Odyssée
1Point de légèreté ni d’humour dans les paroles d’Ulysse lorsqu’il parle de la tyrannie qu’exercent les besoins du corps. L’opposition entre l’ascétisme douleureux d’Achille et l’attitude grossièrement terre-à-terre d’Ulysse est traitée sérieusement dans l’Iliade, en dépit des manquements d’Ulysse aux formes codifiées de l'héroïsme. Gomme nous l’annonce la grande confrontation qui oppose Ulysse à Achille au chant XIX de l’Iliade, l’Ulysse de l’Odyssée méditera sur cette tyrannie implacable du gastēr dont il aura parfois à souffrir. Redisons-le : la position d’Ulysse, dans l’Odyssée, est tout à fait sérieuse, même si l’intérêt qu’il porte à des choses si éloignées du contexte héroïque a choqué les lecteurs tout au long de l’histoire1.
2J’ai pris garde de ne pas comparer Achille et Ulysse sur le plan moral ou psychologique : ils représentent simplement deux économies de vie totalement opposées, deux extrêmes exemplaires lorsqu’on en vient à considérer la relation entre la vie et la mort, et donc deux façons différentes d’écrire et de déjouer notre propre anxiété face à la mort.
3Il est donc possible de prendre sérieusement en considération, sans pour autant se laisser aller à des commentaires ironiques ou indignés, les méditations d’Ulysse sur les besoins implacables du gastēr qui nous rappellent l’importance de la nourriture. Une première méditation de ce type intervient dans la réponse qu’Ulysse fait à Alcinoos au chant VII de l’Odyssée. Ulysse est apparu presque miraculeusement à Arété, à Alcinoos et à leurs serviteurs, et il les supplie de lui garantir son retour. Le roi accède à sa demande, puis pose à son invité, dont il ignore encore l’identité, une question énigmatique autant qu’élogieuse : est-il un dieu déguisé ou un homme ? L’Odyssée provoque l’auditoire en lui laissant croire que les dieux peuvent apparaître aisément aux hommes, en pleine lumière (enargeis), tout comme au temps de l’Âge d’or.
4C’est sur ce fond d’idéologie utopique et imaginaire qu’Ulysse donne une réponse prosaïque, créant ainsi un violent contraste. La ressemblance entre Ulysse et un dieu a déjà été évoquée dans le texte et, tout comme son apparition miraculeuse, il la doit à un concours divin. Donc, supposer qu’Ulysse soit un dieu déguisé, comme le fait Alcinoos, autorise l’auditoire à s’attendre à un spectacle véritablement et hautement héroïque. Mais Ulysse nie toute ressemblance avec un dieu ; il assure Alcinoos qu’il ne possède aucun des traits distinctifs de la divinité (VII, 208-12) et se présente comme un homme qui a grandement souffert. Puis, il ajoute de façon inattendue (v. 215-21) :
« Mais laissez-moi souper, quels que soient mes soucis : ce chien2 [kunteron] de ventre [gasteri], est-il rien qui soit plus haïssable ?3 Il se rappelle toujours à vous par la force, quand bien même on serait épuisé ou affligé. Ainsi je suis dans l’affliction ; mais il m’ordonne tout le temps de dévorer et de boire, et que de la sorte j’oublie tout ce que j’ai souffert ; il veut être rempli4 ! »
5Le gastēr est présenté comme une sorte de thumos inférieur, un principe vital qui impose aux hommes ses besoins implacables. Comme une entité vivante, bestiale, il habite l’homme, avec ses propres exigences : il faut être attentif à lui, le nourrir et l’écouter5. Il impose à l’homme l’oubli de ses souffrances et lui rappelle seulement le boire et le manger.
6L’opposition thématique et textuelle avec le deuil ascétique d’Achille ou de Priam est explicite6. La souffrance fait oublier à ces héros la nourriture et les oblige à nourrir leur cœur de cette même souffrance ; le ventre fait oublier à Ulysse ses souffrances et le force à nourrir ce même ventre. En fait, Ulysse se remémore et raconte ses kēdea, ses algea, son penthos, noms de ses souffrances, mais ce n’est qu’après un bon dîner dont il loue longuement au début de son récit la générosité en nourriture et en vin (Odyssée IX, 3 ss.). Certes, la convention épique veut que l’invité mange avant d’être interrogé, mais les louanges qu’Ulysse fait de la générosité de la table ont pour fonction de souligner que, dans le registre du gastēr, on ne peut se souvenir de ses souffrances qu’après avoir pleinement satisfait sa faim.
7Deux poétiques sont ici en opposition : celle des cœurs qui se souviennent de la souffrance — le thumos étant au centre de la dynamique qui pousse les héros de l’Iliade à immortaliser leur vie par une mort glorieuse ; et celle des ventres qui oublient les souffrances, car le ventre est le principe énergétique d’aventures toujours ouvertes. Comme le dit Ulysse en Odyssée XVII, 286-89, après avoir mentionné pour la première fois son cœur résigné :
« Il est impossible d’étouffer la fureur [memauian] de ce ventre, de ce ventre maudit qui nous procure tant de maux ! C’est à cause de lui que s’arment aussi les solides navires, qui, sur la mer stérile, portent la ruine aux ennemis. »
8Il faut noter que les vers 286 s. reprennent la syntaxe et les termes essentiels des premiers vers de l’Iliade :
mēnin. [..] / oulomenēn, hē muria... alge’ ethēke
la colère [...]/maudite qui valut d’innombrables souffrances
9et
gastera […] / oulomenēn, hē polla kak’ didōs7
le ventre [...]/maudit qui procure tant de maux.
10La reprise est incontestable. À travers cette allusion, l’Odyssée cite l’Iliade et désigne la force secrète qui est sous-jacente aux aventures d’Ulysse, son gastēr memauia8 : comme la minis (colère) d’Achille, le gastēr est maudit car il est à l’origine du malheur des hommes.
11Le texte ouvre une série de rapports inquiétants : le gastēr pousse l’homme à combattre loin de sa patrie et l’envoie, tel un pirate, détruire les rivages éloignés9. Le texte se réfère explicitement aux attaques des pirates, mais l’expédition contre Troie dans son ensemble n’est pas exclue. Le gastēr incite à l’activité et aiguise le courage des hommes, les poussant ainsi à leur perte. De nombreux compagnons d’Ulysse périrent à Troie, et plus encore lors des coups de main que l’Odyssée raconte au chant IX ; quant aux derniers, ils moururent parce qu’à la différence d’Ulysse ils ne purent supporter la faim et mangèrent les bœufs du Soleil.
12Ainsi, l’Odyssée ouvre brutalement une perspective nouvelle qui dessine une nouvelle interprétation des aventures de l’Iliade et de l’Odyssée : l’agitation qui est à l’origine de tous ces exploits a pour nom gastēr. L’Iliade, quant à elle, la nomme mēnis, la colère de son héros, Achille10. En Odyssée XVII, 288 s. :
« C’est à cause de lui [ce ventre] que s’arment aussi les solides navires qui, sur la mer stérile, portent la ruine aux ennemis »,
13le texte permet de penser que le gastēr est à l’origine de la navigation elle-même. On retrouve un passage parallèle en Odyssée XV, 343-45, quand Ulysse dit à Eumée :
« Rien n’est pire pour les mortels que ce vagabondage [planktosunē] : et c’est ce maudit ventre qui leur donne ces soucis, ces errances, cette peine [pēma] et cette souffrance [algos]. »
14Il est frappant qu’ici Ulysse attribue aux effets du gastēr précisément les maux qu’il sait si bien endurer ; les errances sans fin et l’algos, la souffrance qu’il doit si souvent affronter au cours de ses voyages. Et pourtant, ce même gastēr pousse les hommes à oublier leurs souffrances (ek ... lēthanei hoss’ epathon, Odyssée VII, 220 s.) et à passer à une nouvelle aventure afin de remplir de nouveau un ventre qui, selon un cycle perpétuel, se retrouvera vide et exigeant (VII, 217).
15Pour les pirates, un thumos agēnōr, un « cœur valeureux », est le complice inséparable de leur gastēr. Ceux qui en sont dépourvus deviennent les esclaves des ordres pressants que leur adresse leur ventre. C’est le cas des mendiants ou, plus généralement, des parasites de la société11, uniquement capables de penser au ventre et de le satisfaire en ingurgitant ce que d’autres produisent ou récoltent. Par exemple, le mendiant quête par la ville pour nourrir son insatiable (analton) gastēr (Odyssée XVII, 228, voir le passage analogue en XVIII, 364). Pour décrire cette manière de se nourrir, le texte utilise le verbe boskō, qui vaut spécifiquement pour l’alimentation végétale des animaux qui broutent12. Cette analogie suggère que le gastēr est une créature vivante, dévorante, tout comme les vaches ou les moutons13. Il ne fait donc pas oublier seulement les souffrances mais aussi le travail et toute forme d’activité14.
16Iros est un mendiant de ce type, connu pour son « ventre avide » (gasteri margēi, XVIII, 2), son appétit (phagemen) et sa soif insatiables (XVIII, 3)15. Il n’a ni force (XVIII, 15), ni puissance (biē)16 ; à la vue du puissant Ulysse, son « thumos se trouble », il ne cesse de trembler (XVIII, 75, 88). Iros est l’antithèse du héros de l’Iliade.
17Les prétendants correspondent eux aussi à la description de l’homme dont le gastēr se nourrit sans fin d’aliments produits par les autres ; pourtant, le texte ne les appelle jamais gasteres, ni ne les met en rapport direct avec le gastēr. Bien sûr, noblesse oblige, et les jeunes aristocrates d’Ithaque ne sauraient être identifiés avec le ventre, cela ôterait toute valeur à la lutte qu’Ulysse engage contre eux. Il y a cependant une affinité certaine entre le mendiant (ptōkhos) et les prétendants (mnēstēres), dans la mesure où tous mangent les biens de la maison. Cette affinité est renforcée par les similitudes lexicales que présentent leurs descriptions respectives (XVII, 378 s., et I, 160 ; XI, 116, etc.)17. Les prétendants ne sont pas caractérisés par un manque de thumos ou par le terme gastēr, mais le texte suggère indirectement qu’ils agissent plus sous les exigences du gastēr que sous celles du thumos agēnōr.
18Enfin, Ulysse sert lui-même d’exemple pour le gastēr du mendiant. Il est à la fois le héros au cœur endurant (thumos), l’expert en mētis et l’homme au gastēr actif et (lorsqu’il est déguisé) passif. Nous le voyons motivé tant par son thumos que par son gastēr dans la scène avec Iros (XVII, 50-60). Au cours de ses aventures « héroïques », il est à la fois le modèle par excellence du gastēr actif — qui pousse les hommes à partir sur la mer et à piller les rivages étrangers — et, lorsqu’il attaque les Cicones (IX, 45-56) ou qu’il souhaite rencontrer les Cyclopes, du cœur endurant : il y est poussé par les besoins d’un ventre qui l’incite à piller, manger et boire, à se faire offrir des cadeaux, mais il est alors simultanément sous l’empire du talapenthēs thumos, et même du thumos agēnōr18. Lorsque Ulysse vient à la rencontre de Nausicaa, on le représente comme un lion que son gastēr oblige à chercher de la nourriture ; la « nécessité » (khreiō) est devenue sa règle (VI, 130 ss.). Cette contrainte (khreiō, anankē) l’engage dans de nouvelles aventures (voir X, 273, 490 ; XI, 164, etc.). Et que dire d’un Ulysse qui charme les Phéaciens pour accroître sa richesse et qui est prêt pour cela à prolonger ses récits ?
19Devenu mendiant dans sa propre maison, il est soumis à la force humiliante du gastēr passif19, par exemple lorsqu’il parle à Antinoos qui vient de le frapper :
« Il n’est pas de peine [akhos] dans l’esprit [en phresi], ni de chagrin [penthos] quand un homme est frappé alors qu’il lutte pour ses propres richesses, pour ses bœufs ou ses blanches brebis ; mais si Antinoos m’a frappé, c’est pour ce maudit et triste ventre qui porte aux hommes tant de mal » (XVII, 470-74).
20En fait, Ulysse se bat littéralement pour ses possessions, et dans ce combat il doit avoir du thumos et résister, voire être inaccessible à l’akhos et au penthos ; face à Antinoos il joue le rôle d’un mendiant, et comme le rôle l’exige, il souffre comme souffre un homme que gouverne son ventre. S’il était un vrai mendiant, et rien que gastēr, il oublierait vite ses souffrances et penserait à manger. Mais il est Ulysse et non Iros.
21Les lecteurs peuvent être étonnés de ce que je décrive ici Ulysse comme un être caractérisé par le gastēr, un terme frappé de tant de connotations négatives. Gastēr est, en effet, toujours accompagné d’épithètes qui blâment ; « malfaisant » (kakoergos), « maudit » (oulomenē), « insatiable » (analtos), « misérable » (lugrē), « avide » (margē). Ces qualificatifs marquent le gastēr et le différencient du terme non marqué qu’est limos, la « faim ».
22Précisément parce que l’Odyssée a cette conception si négative du gastēr, le terme n’apparaît jamais quand il s’agit du désir de savoir ou d’accroître ses richesses ; le terme n’intervient que lorsque Ulysse parle en termes généraux de l’acharnement humain et notamment lorsqu’il est déguisé en mendiant : il peut alors recourir à un mot qui connote un monde très éloigné des conventions épiques. La stratégie de l’Odyssée est donc étrange ; d’une part, gastēr nomme la source instinctive de toutes les activités humaines dont le poème rend compte ; mais, de l’autre, le texte n’utilise ce terme qu’avec prudence et circonspection. Ces précautions renvoient selon moi à la position morale de l’Odyssée, plus précisément au caractère métaphysique de la représentation qu’elle propose de l’activité humaine : la satisfaction des désirs y est réalisée sur un mode idéal, par la sagesse, l’astuce et l’endurance, de manière que les aspects les plus grossiers du gastēr soient maîtrisés et sublimés. Tout au long de cette infinie errance, Ulysse est toujours conduit par le désir d’augmenter sa richesse, sauf quand il est contraint de lutter ou de mendier sa nourriture ou d’autres biens matériels. Grâce à sa mētis il échappe aux difficultés et grâce à son cœur endurant (talapenthēs thumos) il résiste aux exigences désastreuses, voire suicidaires, du gastēr.
Notes de bas de page
1 En opposition radicale avec cette tradition, voir la défense indignée que W. B. Stanford fait d’Ulysse contre « les critiques de salon qui censurent la conduite vorace d’un marin naufragé parce qu’il ne suit pas l’étiquette d’Alexandrie ou de Versailles » et contre « les moralistes qui voudraient voir observés dans les propos des banquets les scrupules du confessionnal » (The Ulysses Theme, Oxford, 1954, p. 69 s.). Parmi les anciens critiques qui ont reproché à Ulysse sa gloutonnerie ou son laisser-aller aux plaisirs du ventre, on trouve Platon, République, 390b, Athénée, Deipnosophistes, 412b-d et 513 a-d, et Lucien, Tragodopodagra, V, 261-62.
2 Il est difficile de traduire kunteron. Il est possible que la traduction des anciens scholiastes par « honteux » soit teintée de préoccupations morales qui ne sont pas de mise ici. « Brutal » ou « effrayant » serait peut-être plus adapté. Notons qu’en Odyssée XX, 18 (voir chapitre 5, n. 28), le même adjectif qualifie l’anthropophagie du Cyclope et — implicitement — la débauche des servantes.
3 Voir Iliade XXIII, 23, 48, où Achille parle du stugere dais, « de l’odieux banquet » auquel il prend part. Il n’a pas encore accepté la mort de Patrocle.
4 Ce passage a été condamné par plusieurs philologues pour de simples raisons de décence (voir van Leeuwen, 1890, qui change d’opinion en 1917) ; on l’a aussi considéré comme un ajout plus récent, par exemple Pierre Chantraine, Grammaire homérique, vol. 1, p. 315.
5 Autant que je sache, c’est Jesper Svenbro qui a le premier tenté de regrouper dans une structure signifiante des termes dérivant de gastēr, dans La Parole et le marbre, Lund, 1976, p. 54 ss. Mon approche diffère assez radicalement de la sienne, mais je reconnais que le système qu’il construit est très suggestif. Marylin B. Arthur, « The Dream of a World without Women : Poetics and the Circles of Order in the Theogony Prooemium », Arethusa 16, 1983, p. 97-116, offre une révision du schéma de Svenbro. Elle note à juste titre que le thème du gastēr « n’est pas entièrement compris quand on ne considère que ses applications dans l’ordre social » (p. 103), et affirme, contre Svenbro, que gastēr ne connote pas simplement les marginaux qui vivent hors de la structure sociale (p. 103 s.).
6 Voir Arthur, « Dream of a World without Women », p. 103 : « Comme preuve de sa nature mortelle et par contraste avec Achille [...] Ulysse fait état des urgences du gastēr. »
7 On retrouve ce vers en Odyssée XVII, 474.
8 Cette épithète se retrouve quatre fois dans l’Odyssée. Dans les trois autres cas, elle s’applique à Athéna (XIII, 389 ; XVI, 171 ; XXIV, 487) et qualifie son furieux désir de combattre. Je retiens également le sens de furieux comme adapté au gastēr.
9 En Odyssée III, 103, Nestor distingue les attaques côtières de la guerre contre Troie elle-même. Sur les actes de piraterie vus comme une activité habituelle, voir par exemple Odyssée III, 71 ss. ; IX, 252-55 ; XVII, 425 ss.
10 Sur la colère entendue comme une attitude conventionnelle des guerriers homériques, voir Fausto Codino, Introduzione a Ornero, Turin, 1965, p. 136 ss. Sur mēnis, voir Pietro Pucci, « The Proem of the Odyssey », Arethusa 15, 1982, p. 39-62.
11 On trouve chez Hésiode l’équivalent du mendiant constamment occupé à nourrir son gastēr dans la figure du bourdon, qui, dans la comparaison de Théogonie, 594-602, représente la femme. Il faut noter dans ce passage l’usage du verbe bosko (v. 595), la répétition en 596 d’un vers de l’Odyssée (= Od. IX, 161, 556 ; X, 183 ; etc. ; cf. Iliade XIX, 162) et la comparaison de l’animal. Ceux qui se contentent de nourrir leur ventre avec des aliments produits par d’autres sont semblables à des animaux.
12 Boskō correspond au latin pascere (Jacob Wackernagel, Sprachliche Untersuchungen zu Homer, Gottingen, 1916, p. 245) ; voir aussi Gregory Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore, 1979, p. 185.
13 Il y a une relation de plus entre gastēr et les animaux qui broutent : le grec grastis, qui dérive de grab, « dévorer », signifie « herbe », « fourrage », tout comme son équivalent latin gramen (voir Dictionnaire étymologique, s. v. grab).
14 Gastêr est ici sujet de verbes que l’on trouve souvent avec thumos : le thumos keleuei « exige » (Iliade VII, 68 ; Odyssée VII 187 ; etc), keletai, « exige » (Iliade XII, 300), et anōgei, « ordonne » (Iliade IV, 263, etc.), comme le fait le gaster (Odyssée VI, 133 ; VII, 217, 221).
15 Tout comme en Odyssée XVII, 404, phagein (aoriste de esthiō) implique le plaisir du glouton et son avidité à l’égard de la nourriture. Esthiō est le verbe souvent utilisé quand on invite des amis à partager et à apprécier un bon repas : Odyssée XIV, 80 ; X, 460 ; XII, 23, 302 ; XVII, 479. Pour ce qui est du qualificatif azēkhēs, « incessant », voir des adverbes analogues dans Iliade III, 25, mala, « beaucoup », dans la comparaison avec le lion ; Iliade XXI, 26, dans la comparaison avec un dauphin ; et Odyssée XIV, 109 où trois adverbes (endukeōs, harpaleōs, akeōn) qualifient la façon de manger d’Ulysse.
16 Sur le terme biē comme attribut d’Achille, voir Nagy, The Best of the Achaeans, p. 48 s. et 89 s., où l’auteur montre que is est synonyme de biē (cf. p. 317 ss.). Sur Iros lui-même, voir p. 229 s.
17 L’activité des prétendants qui dévorent sans cesse les biens de la maison d’Ulysse est représentée par une série d’expressions formulaires : manger le bien de l’autre (bioton [kat]edō), Odyssée I, 160 ; XI, 116 ; XIII, 396 = 428, 419 ; XIV, 377 ; XV, 32 ; XVII, 378 ; XVIII, 280 ; XIX, 159 ; manger la maison (oikon esthiō, edō), I, 250 ; II, 237 ; XVI, 127, 431 ; XXI, 332 (voir dōma dans XXI, 69 et la forme passive de esthiō dans IV, 318) ; manger les possessions (ktēmata edō), I, 375 = II, 140 ; XIX, 534 (ktēsis) ; XXIII, 9 ; également (ktēmata phagein), III, 315 = XV, 12 ; manger les biens et les possessions (bioton kai ktēmata), II, 123 : manger (keimelia te probasin te), II, 75-76 ; manger (khrēmata), XVI, 389 ; manger (kamaton), XIV, 417 : manger (siton), XVI, 110 ; manger les porcs, le bétail, XIV, 17, 41, 81 ; XX,214 ; finalement voir Odyssée XXII, 56 : ossa ekpepotai kai ededotai. Un tel usage légèrement figuratif de edō esthiō, lorsqu’il s’agit de la maison et de biens, ne se trouve jamais utilisé dans l’Iliade. Cela ne signifie pas que ces verbes ne sont pas utilisés métaphoriquement d’une autre façon ; comme nous l’avons vu, on peut manger son propre cœur sous l’effet de la souffrance : Iliade XXIV, 129 ; Odyssée IX, 75.
18 Comme Ulysse est initialement motivé par le gastēr, il se conduit souvent avec imprudence, contrairement à sa mētis proverbiale : voir chapitre 5, p. 110. Voir aussi Odyssée XVIII, 375-80, où Ulysse s’exprime tout d’abord comme un héros iliadique (en particulier XVIII, 379 ; comparer avec Iliade IV, 354), puis, passant au registre odysséen, parle du gastēr.
19 Pour ce qui est de savoir si Ulysse « joue » simplement le rôle du mendiant, et supporte les humiliations et les souffrances sans être véritablement affecté, ou s’il a conscience d’une dégradation, voir plus haut, p. 124-33.
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