15. Soucieux de la nourriture : oublieux des souffrances
p. 232-241
Texte intégral
Chez Homère, la question de la nourriture n’est jamais traitée à la légère.
Faustino Codino, Introduzione a Omero
1Le cœur (thumos) et le ventre (gastēr) ne sont pas synonymes bien qu’ils soient tous deux utilisés figurativement par Homère pour désigner le « désir » ou l’« impulsion » de l’homme. Thumos peut aussi être l’« appétit » comme dans les expressions : « rassasiant son thumos de nourriture et de boisson » (Odyssée XVII, 603) ou « lorsque le thumos pousse à boire » (Iliade IV, 263). Mais les deux termes ne sauraient être littéralement, figurativement et stylistiquement synonymes, car thumos a un sens plus abstrait, celui de « cœur comme principe vital », et on le rencontre en général dans un contexte guerrier, alors que gastēr désigne le « ventre » et son besoin physiologique, la « faim ». De plus, gastēr au sens « d’appétit » ou de « faim » ne semble pas cadrer avec le style héroïque : on ne le trouve qu’une seule fois dans l’Iliade et, ce qui ne devrait pas nous surprendre, dans la bouche d’Ulysse (XIX, 225)1. Le contexte de cet emploi est la scène de réconciliation (XIX, 40 ss.)2 et plus précisément l’affrontement violent et incisif qui oppose Ulysse à Achille.
2L’échange se déroule devant l’assemblée qu’Achille a convoquée pour résoudre le différend qui l’oppose à Agamemnon (XIX, 56 ss.) ; Achille presse les Achéens de se lancer immédiatement à l’attaque contre Troie. Gagnant l’approbation de tous, Agamemnon accepte aussi de faire la paix et se déclare prêt à donner à Achille les cadeaux qui, comme nous le savons, lui ont déjà été promis par l’intermédiaire d’Ulysse au chant IX. La réponse d’Achille tient en quelques mots :
« Les présents, donne-les comme il sied, ou garde-les chez toi, à ta guise3. Pour l’instant, pensons seulement à combattre sur-le-champ [mnēsōmetha kharmes] [...] Une grande tâche reste à accomplir » (XIX, 147-49a, 150).
3Tout semble décidé lorsque Ulysse intervient, de façon totalement inattendue, pour tenter (sans succès) de calmer l’ardeur guerrière d’Achille et proposer que les hommes mangent avant la bataille :
« Non, pour brave que tu sois, Achille pareil aux dieux4, n’incite pas les fils des Achéens à marcher sur Ilion pour se battre avec les Troyens avant qu’ils aient mangé5. La bataille ne durera pas peu de temps une fois que les bataillons seront entrés en contact et que les dieux auront insufflé la fougue au cœur des deux partis. Donne donc l’ordre aux Achéens de manger nourriture et vin6 près des navires rapides. De là viennent fougue et vaillance7. Car aucun guerrier, s’il n’a goûté à la nourriture, ne peut affronter le combat tout un jour durant, jusqu’au coucher du soleil8. Son cœur [thumos] a beau brûler du désir de se battre, ses genoux, à son insu, s’alourdissent, la soif et la faim l’assaillent et ses genoux ne le soutiennent plus quand il marche9. Au contraire, l’homme rassasié de nourriture et de boisson10 se bat tout le jour contre l’ennemi d’un cœur [ētor] intrépide et ses genoux ne se fatiguent pas11 avant la fin de la bataille. Allons, fais rompre les rangs et donne l’ordre qu’on prépare le repas » (XIX, 155-72).
4Le message et le ton ne laissent aucun doute : Ulysse donne un conseil pratique (dans un cadre qui, comme le note Fausto Codino, rappelle Hésiode12) ; le thumos et l’ētor ne suffisent pas à soutenir l’effort que requiert la bataille : il faut manger. En opposition avec les mots d’Achille : « pensons seulement à la bataille, imminente », Ulysse rappelle les nécessités triviales du corps. Il fera d’autres remarques d’ordre pratique : les cadeaux doivent être présentés à l’assemblée pour que tous les voient ; Agamemnon doit jurer qu’il n’a jamais eu de rapports sexuels avec Briséis et il doit offrir un banquet (dais) aux basileis (v. 172-83).
5Agamemnon est heureux de satisfaire les demandes d’Ulysse, mais Achille, encore une fois, ne pense qu’à en découdre. Sans tenir compte d’Ulysse13, il demande à Agamemnon de remettre à plus tard tout ce qui touche aux cadeaux et à la nourriture, et ajoute (XIX, 205-14) :
« Je veux mener les fils des Achéens au combat le ventre vide [nēstias], sans manger, et lorsque le soleil se couchera, préparez un grand repas, notre honte une fois vengée. Jusque là, ni nourriture ni boisson ne passera ma gorge, alors que mon ami est mort, qu’il gît dans ma baraque, déchiré par le bronze aigu, les pieds tournés vers le seuil ; autour de lui, tous les nôtres pleurent. Dès lors rien n’intéresse mon cœur ; il ne songe qu’au meurtre, au sang, aux douleureux sanglots des hommes. »
6Achille ne veut pas de la nourriture, mais du sang ; il exprime ici le même désir anthropophage qu’en XXII, 346 s., où il espère que sa colère le poussera à découper et à manger la chair crue d’Hector14.
7En opposition à cette soif de sang, le texte présente un Ulysse terre-à-terre, solide, plein de bon sens, faisant preuve de plus de jugement qu’Achille (v. 216-19)15 ; il argumente ainsi :
« Ce n’est pas avec leur faim [gasteri] que les Achéens peuvent faire le deuil d’un homme mort (v. 225). Beaucoup trop tombent chaque jour, trop rapidement : quand pourra-t-on se reposer un peu de la peine (= de ce deuil que tu proposes) ? Au contraire, il faut ensevelir celui qui meurt, d’un cœur égal, après l’avoir pleuré tout un jour. Mais tous ceux qui survivent à la guerre affreuse doivent songer à boire et à manger (memnēsthai posios kai edētuos) afin d’être en mesure de continuer à se battre » (XIX, 225-31).
8Rien ne pourrait s’opposer davantage, tant par le ton que par le contenu, à l’ascétisme sanguinaire d’Achille. Gastēr, au vers 225, est l’unique occurrence dans l’Iliade de ce terme pour désigner la « faim » humaine ; employé dans le contexte du deuil comme il l’est ici, le terme devient cassant, irrespectueux et vulgaire16. Les morts « trop nombreux » chaque jour (v. 226 ss.) font offense à la sensibilité d’Achille et au sens des convenances : Patrocle ne saurait être comparé à la foule anonyme des soldats morts. Enfin, il est clair qu’Ulysse n’a cure de l’ascétisme morbide d’Achille ; au nom des besoins élémentaires de l’armée, il écarte le ton douloureux sur lequel Achille rejette la nourriture ; en fait, ce geste repousse toute l’étiquette héroïque. Achille bien sûr, pleurant la mort de Patrocle, submergé de douleur, se conforme à la convention épique quand il rejette l’idée de nourriture. L’oubli de la nourriture va de pair avec la présence de la mort, quelle que soit la forme sous laquelle elle s’annonce, deuil, désir de tuer ou désespoir profond. Le deuil, par exemple, mime la mort et ses effets ; c’est pourquoi la personne endeuillée refuse la nourriture, source et soutien de la vie. Ainsi Achille ne touchera aucune nourriture jusqu’à ce qu’Hector périsse. Ce n’est qu’au vers 48 du chant XXIII qu’il participera au « repas haïssable » (stugerēi peithōmetha daiti), bien qu’il se conforme encore à certains rites du deuil (XXIII, 43-47). Lorsqu’à son cœur défendant il accepte finalement le haïssable repas, il est envahi par le sommeil ; tous les besoins organiques reprennent leur place. Mais cette négligence vis-à-vis du deuil est remarquée et critiquée. La psukhē de Patrocle apparaît à Achille et lui reproche doucement d’avoir déjà oublié l’ami tombé au champ d’honneur (XXIII, 69-70). Le deuil radical qu’Achille s’impose mime la mort de si près qu’il entre en communion avec elle de telle sorte que toute nourriture doit être bannie ; et ce n’est que parce qu’il est humain qu’il doit finalement partager le repas odieux.
9Dans cette confrontation entre l’homme du gastēr et l’homme du thumos, l’Iliade dépeint le personnage d’Ulysse avec une précision diabolique, comme il sera représenté dans l’Odyssée. Ici, l’Iliade répond directement à l’Odyssée. Achille mime la mort de son ami Patrocle et porte la mort à ses ennemis, pendant qu’Ulysse pleure quelques heures seulement, alors même qu’il a perdu tous ses amis, puis mange et reprend pied dans la vie. Achille sait que la mort de Patrocle lui interdit de rester parmi les vivants ; dans la mort de Patrocle il découvre sa propre mort et s’y précipite avec une lucidité désespérée. Ulysse peut tout prendre sur lui (tlēnai), en ajournant la mort au-delà du prochain voyage ou des prochaines aventures, en mettant en œuvre toutes sortes de doloi pour sortir victorieux de toutes les épreuves qu’il rencontre et en oubliant l’inévitable fin de la vie. Mais, naturellement, Ulysse prend soin de ses hommes, ici (Iliade XIX, 226 ss.) comme dans l’Odyssée (I, 5 s.), et il prend soin d’Achille, pour qui il fait transporter les cadeaux devant l’assemblée, prononcer le serment par Agamemnon et distribuer la nourriture aux soldats. Achille, cependant, ne relève pas cette sollicitude. Dans cette confrontation féroce des deux héros, les deux poèmes opposent clairement et radicalement leurs points de vue : l’Iliade met en relief l’ascétisme sublime de l’un et dévalorise les préoccupations mesquines de l’autre, incapable, tout comme l’Odyssée, de comprendre la poésie héroïque du kleos et de la mort17.
10Bien que le ton et les paroles d’Ulysse soient une offense pour l’ascétisme désespéré d’Achille et révèlent une bonne dose d’insensibilité, le conseil qu’il donne de se garder d’une douleur excessive est parfaitement raisonnable, si on ne se place pas du point de vue du code moral de l’épopée. Lorsqu’un héros sombre sans réserve dans un deuil qui imite la mort elle-même, il reçoit régulièrement le conseil de se souvenir des nécessités et des plaisirs de la vie. L’ascétisme devrait jouer le rôle de ce que Freud nomme travail du deuil, de manière à permettre le retour à une vie normale. Achille lui-même enjoint à Priam de suivre ce conseil au chant XXIV de l’Iliade. Quelle élégance et quelle sensibilité dans les paroles d’Achille au vieux roi qui, comme lui, connaît la douleur désespérée et le deuil ascétique ! Car Priam refuse lui aussi de manger et de boire depuis qu’Achille a tué Hector :
« Mes paupières sur mes yeux ne se sont pas encore closes depuis le jour où mon fils a perdu la vie par ton bras. Sans cesse, je gémis et rumine mille chagrins ; je me roule dans la fange au milieu de l’enclos de ma cour » (XXIV, 635-640).
11Pleurant la mort d’Hector, Priam ne peut manger ; mais par une sorte d’inversion figurative, son esprit s’alimente de sa souffrance et de son désespoir18. De la même façon, lorsque Achille pleure Patrocle, il s’astreint à un jeûne et à un deuil rigoureux qui ne s’achèvent qu’avec la mort d’Hector. Ce n’est qu’alors qu’il cède au besoin de nourriture ; mais même au début du chant XXIV, Thétis, la mère d’Achille, le supplie de se laisser fléchir :
teknon emon, teo mekhris oduromenos kai akheuōn
sen edeai kradiēn, memnēmenos oute te sitou
out’ eunes ?
« Mon fils, jusqu’à quand mangeras-tu ton cœur à gémir, oublieux de la table et du lit ? » (XXIV, 128-30).
12Achille, tout comme Priam, se consume dans la douleur et laisse la peine dévorer son cœur, sans prêter attention aux besoins de son corps.
13Achille, après avoir soulevé le cadavre d’Hector et l’avoir étendu sur le char de Priam, dit à ce dernier :
« Ton fils t’est rendu, vieillard, ainsi que tu me le demandes. Il est étendu sur un lit. Quand luira l’aube, tu le verras, en l’emmenant19. À cette heure souvenons-nous du repas du soir [nun de mnēsōmetha dorpou, v. 601]. Niobé elle-même, Niobé aux beaux cheveux, s’est souvenue de manger, elle qui en sa maison avait vu périr douze enfants, six filles, six fils en pleine jeunesse » (XXIV, 599 ss.).
14Achille peut inviter Priam à manger parce que le corps d’Hector lui a été rendu : la coutume nous enseigne que Priam peut enfin s’apaiser. Niobé ne mangea-t-elle pas une fois que les dieux eurent enterré ses douze enfants20 ?
15Selon le code héroïque, la rupture du jeûne après le deuil signale le besoin de rejeter l’identification mimétique avec le défunt, de renoncer à la communion désespérée avec le mort21. En général, le retour à la nourriture signifie le retour à une économie contrôlée de la vie, à la sexualité, aux plaisirs (voir Iliade XXIV, 128-32), et à l’acceptation de sa propre mortalité22.
16En nous présentant ainsi l’ascétisme du deuil chez Achille et Priam, avec ses gestes cérémoniels, la fange, l’abstinence, l’Iliade nous indique que l’étiquette héroïque, toute sublime qu’elle est, excède dangereusement la condition humaine. Est ainsi suggérée la contiguïté du héros avec la mort d’une part, avec le divin d’autre part. Le voisinage avec la mort, qui se manifeste dans la mise en suspens des besoins du corps, dessèche le corps humain et le fait ressembler à un cadavre. Les deux héros reçoivent une aide divine. Zeus envoie Athéna soutenir Achille avec du nectar et de l’ambroisie (XIX, 342 ss.) pour qu’il échappe à la faim. Cette intervention divine nous montre qu’en poussant l’ascétisme à ce point, Achille transgresse les possibilités humaines. Zeus lui permet de satisfaire son désir de privation, mais seulement pour un temps, car cette satisfaction met Achille en contact avec le divin ; or il ne saurait continuer à manger la nourriture qui est le privilège des dieux (Iliade V, 341 ; Odyssée V, 196-99), car les hommes sont par définition des « mangeurs de pain » — ce qui les distingue des animaux et des dieux23.
Notes de bas de page
1 Le terme gastēr, qui est probablement lié au verbe graō, « dévorer » (voir le Dictionnaire étymologique de Pierre Chantraine, p. 211 s.), se retrouve trente fois chez Homère, onze fois pour indiquer le ventre, au sens anatomique, notamment comme partie du corps où les héros sont blessés. Le terme est une fois utilisé pour l’utérus (Iliade VI, 58), trois fois dans le sens de « saucisses », et quinze fois pour l’estomac comme siège de la faim, et, par métaphore, pour la faim. De ces quinze exemples, treize se retrouvent dans l’Odyssée et deux seulement dans l’Iliade : en XVI, 163, pour l’estomac des loups dans une comparaison héroïque, et XIX, 225, où Ulysse utilise gastēr pour parler de la faim des Achéens. À propos de gastēr comme synecdoque de la « condition humaine », voir Jean-Pierre Vernant, « À la table des hommes », dans Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne, La Cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, 1979 ; et Marylin B. Arthur, « Cultural Strategies in Hesiod’s Theogony : Law, Family, Society », Arethusa 15, 1982, p. 75. De plus, le terme limos, « faim », se retrouve une fois dans le discours que fait Ulysse dans l’Iliade (XIX, 166) et deux fois dans l’épisode au cours duquel Zeus et Athéna aident Achille ; on le trouve aussi au chant XIX (v. 348, 354). Dans l’Odyssée, il intervient cinq fois. Curieusement, limos, « la faim », vient parfois épuiser le gastēr, « le ventre ». (Odyssée IV, 369). Dans ce cas, gastēr est utilisé presque littéralement.
2 Les philologues considèrent la scène de la réconciliation comme une partie « récente » de l’Iliade et déjà consciente, par conséquent, de l’existence de l’Odyssée. Voir les remarques de Leaf et celles de Jacob Wackernagel, lorsqu’il commente les formes récentes de cette scène dans Akzentstudien 2, 1914, p. 35, n. 1 (Kleine Schriften, vol. 2, Göttingen, 1953, p. 1137, n. 1) ; Émile Benveniste, « Renouvellement lexical et dérivation en grec ancien », Bulletin de la Société Linguistique de Paris 59, 1964, p. 36. À propos d’autres caractéristiques, voir Denys Page, History and the Homeric Iliad, Berkeley, 1959, p. 332-34, et G. P. Shipp, Studies in the Language of Homer, 2e édition, Cambridge, 1972, p. 300 s. Fausto Codino offre un intéressant commentaire historique sur cette scène dans son Introduzione a Omero, Turin, 1965, p. 98, 114. J’accepte volontiers de considérer que cette scène présuppose l’Odyssée. En fait, toute mon analyse suppose que les deux textes ont eu connaissance l’un de l’autre et se sont mutuellement écoutés tout au long du processus de composition monumentale, et même avant. Cependant, lorsqu’on spécule sur la tradition, il est extrêmement difficile de déterminer quels sont les passages qui contiennent des nouveautés linguistiques que l’on pourrait qualifier de « récentes », car une telle approche risque de mettre en question la continuité des thèmes dans la tradition et de prendre pour quelque chose de totalement nouveau ce qui pourrait être la formulation plus récente d’un thème ancien.
3 La distance spirituelle qu’Achille montre à l’égard des cadeaux d’Agamemnon ne trahit aucun manque de respect ; son indifférence vis-à-vis des biens matériels est accentuée pour souligner l’ardeur de son envie de combattre — en effet, sa mère avait déjà déterminé ses inclinations (Iliade XIX, 34-37) —, rien d’autre ne compte pour lui que de tuer Hector. Achille est du côté d’une économie de la dépense, de la perte sans reste.
4 Theoeikel’ Akhileu. Bien que le vers 155 répète Iliade I, 131, l’épithète elle-même n’est utilisée que dans ces deux passages dans l’Iliade, mais se retrouve trois fois dans l’Odyssée ; on en trouve aussi un exemple dans l’Hymne à Athéna (XXVIII), 15.
5 Nēstias, « sans manger », est composé du préfixe négatif nē- et de la racine du verbe edō, « manger » {Iliade XIX, 156, 207 ; Odyssée XVIII, 370).
6 Pasasthai [...] /sitou kai oinoio. Le verbe pateomai, « manger » (étymologie : cf. got.fodjan « nourrir », anglais moderne food, « nourriture », latin pasco, etc.) est utilisé ici par zeugma tant avec la « nourriture » qu’avec le « vin », mais l’ajout du « vin » (oinoio) est sans précédent, car lorsqu’il s’agit de boisson, l’expression habituelle est potētos (Odyssée IX, 87 = X, 58) ; voir plus bas, n. 7. Ici le verbe se réfère au repas habituel des soldats. Les basileis auront droit à un dais, « banquet » (v. 179).
7 Ce vers (161) répète Iliade IX, 706, où Diomède exprime le même type de préoccupation qui occupe ici Ulysse. Notons que, dans les comparaisons héroïques, les lions et les loups sont souvent décrits comme affamés ou se nourrissant de leur proie.
8 Le vers 162 est typiquement odysséen ; Ulysse l’utilise lui-même cinq fois lorsqu’il raconte ses voyages (Odyssée IX, 161, 556 ; X, 183, 476 ; XII, 29) et la voix narrative de l’Odyssée l’emploie une fois (XIX, 424). Dans l’Iliade, l’expression n’apparaît dans son intégralité qu’en I, 601, et ici, XIX, 162 (voir la même distribution de vers dans Iliade XIX, 155 = I, 131) ; ailleurs, on ne trouve que des parties de l’expression complète.
9 Cette expression, blabetai de tegounat’ionti (166), se retrouve dans Odyssée XIII, 34, dans une comparaison.
10 Pour l’expression oinoio koressamenos, voir Odyssée XIV, 46. Edōdē, et ses formes déclinées, se retrouvent huit fois dans l’Odyssée et quatre fois dans l’Iliade, toujours en fin de vers, utilisées par plusieurs héros.
11 L’expression des vers 169-70, oude ti guia / prin kamnei, correspond à Odyssée XII, 279 s., oude ti guia / kamneis.
12 Fausto Codino, Introduzione a Omero, p. 112. Dans les notes sur le passage, j’ai montré certaines consonnances avec le style odysséen.
13 Achille, pendant toute la durée de cette scène, fait comme si Ulysse n’existait pas. Il ne lui répond pas, pas même après le vers 237, alors que les remarques qu’il fait aux vers 199 ss. s’appliquent évidemment aussi à Ulysse.
14 Apollon met l’accent sur le côté bestial de la colère d’Achille dans la comparaison avec le lion de l’Iliade XXIX, 41-43, où le lion/Achille poursuit les moutons/hommes pour s’en faire un festin, proprement appelé dais ; voir Gregory Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore, 1979, p. 135-37.
15 Pour ces vers, voir mon commentaire dans « The Song of the Sirens », Arethusa 12, 1979, p. 122. Ce sont des vers parfaitement iliadiques.
16 Le commentaire de Leaf sur gasteri est révélateur : « gasteri est évidemment employé pour rendre l’idée ridicule. » Johannes Th. Kakridis note qu’« Ulysse parle dans le même esprit qu’Alcinoos en Odyssée VII, 215 ss. », Homeric Researches, Lund, 1949, p. 104, n. 16. Pour mon commentaire sur ce passage, voir chapitre 16, p. 242-44.
17 Voir « The Song of the Sirens », p. 121-32 ; et « The Proem of the Odyssey », p. 39-62.
18 Lorsque la souffrance ôte tout appétit, l’appétit attaque le cœur lui-même : voir le terme composé thumoboros, « dévorant le cœur » que l’on retrouve cinq fois dans l’Iliade. On trouve thumodakēs, « qui mord le cœur », dans l’Odyssée (VIII, 185).
19 Le retour de la lumière et celui du corps d’Hector à Ilion sont clairement marqués comme des événements parallèles. Avec l’apparition de la lumière, Priam pourra voir Hector de ses propres yeux ; le retour de la dépouille est conçu comme la dernière vision de ce corps, de cette chair et de ces traits.
20 À propos de la fonction exemplaire que joue le mythe de Niobé dans le contexte de l’Iliade, voir Kakridis, Homeric Researches, p. 96-105 et Malcolm M. Willcock, « Mythological Paradeigma in the Iliad », Classical Quarterly 14, 1964, p. 141-54.
21 Le deuil n’est pas la seule occasion dans laquelle le retour à la nourriture signifie le retour à la vie et à la gaîté : Ménélas, dans l’Odyssée, ordonne à ses invités de cesser de pleurer (ces larmes ayant été provoquées par une conversation particulièrement attristante) et ajoute : « Souvenons-nous à nouveau de manger » (IV, 212). Au chant X, Ulysse apporte un énorme cerf à ses compagnons qui depuis deux jours « avaient le cœur rongé d’angoisse et de peine » (v. 143) et dit : « Amis, malgré nos peines, nous ne descendrons pas encore aux demeures d’Hadès [...] souvenons-nous de nous nourrir » (X, 177). Lorsque les prétendants complotent la mort de Télémaque, un présage les arrête et Amphinomos leur dit : « Amis, ne comptons pas sur le succès de ce projet, la mort de Télémaque, et souvenons-nous de la nourriture » (XX, 245 s.). Enfin, en Iliade XXIV, 129, Thétis demande à Achille combien de temps il compte garder le deuil « oublieux du sommeil et du manger ». Il faut noter ce paradoxe : celui qui souffre mange son cœur, et non pas le pain : manger du pain, c’est être humain (voir par exemple Iliade VI, 142 ; XIII, 322). De tous les exemples cités, Odyssée XX, 245 s., est cependant le plus surprenant ; même dans ce cas, « se souvenir de la nourriture » indique le retour du royaume des morts (bien qu’il s’agisse d’une mort préméditée), le retour à la vie normale, à l’existence quotidienne.
22 L’Odyssée nous enseigne que les poètes chantaient les chants épiques au cours et à la fin des banquets du basileus et de sa cour : le rejet ascétique de toute nourriture par Priam ou Achille nous est donc présenté pendant que celui qui écoute le récit mange d’abondance et boit le vin à pleines coupes, assis aux places d’honneur. Lorsque le héros du poème épique se met enfin à manger, le public lui aussi est rassasié. Donc, symboliquement, ces célébrations imaginaires de la mort se font face à un auditoire qui, conformément aux croyances fondatrices de l’épopée, affirme le pouvoir de la vie sur la mort.
23 Voir Iliade VI, 142 ; XIII, 322 ; XXI, 465 ; Odyssée VIII, 222 ; IX, 89, 191.
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