14. Cœur (thumos) de lion dans l’Iliade et ventre (gastēr) de lion dans l’Odyssée
p. 221-231
Texte intégral
L’ancien se répète avec des accents nouveaux. C’est évidemment à l’inventivité du poète qu’il appartient d’opérer les iridescents transferts de tours tragiques en tours non tragiques, ironiques, alors que ces transferts réussissent moins au poète de l’Odyssée, bien que lui non plus ne soit pas étranger à l’ironie.
Karl Reinhardt, Die Ilias und ihr Dichter
1L’indécidable ligne de partage qui fait émerger, à la fois semblables et opposées, les « écritures » de l’Iliade et de l’Odyssée traverse toutes sortes de figures et de traits grammaticaux. Les signifiants tlē-, tolma-, etc., avec leurs différents sens métaphoriques, la répétition de certains vers, de certaines comparaisons, de certains topoi et de quelques scènes, avec toutes les différences qu’elles impliquent, sont quelques-unes de ces figures, quelques-uns de ces traits. Les deux textes semblent se rappeler l’un à l’autre au moyen de déguisements et l’Odyssée, qui paraît afficher plus ouvertement sa textualité, pratique avec insouciance ou avec humour, les deux parfois, ces jeux intertextuels.
2J’en viens maintenant, au sujet de deux mots, à une forme d’interaction lexicale qui ne relève pas de la logique précise de la « figure » rhétorique, même si, dans certains cas, l’Odyssée utilise l’un de ces mots comme le « synonyme » de l’autre. Il s’agit de thumos (que l’on peut traduire par « cœur ») et de gastēr1 (« ventre », métaphoriquement « faim »). Je ne m’attarderai pas sur le jeu allusif d’action réciproque qui lie ces deux mots dans les deux poèmes si gastēr ne jouait pas un rôle éminent dans l’Odyssée comme notion renvoyant aux principes de mort et de vie, d’instinct et de culture, de privation et de plénitude, de nécessité (la mort) et de plaisir. Commençons par tracer le parallèle entre le thumos dans l’Iliade et le gastēr dans l’Odyssée.
3Sarpédon, sur le point d’attaquer le mur des Achéens, est comparé à un lion qui s’approche d’un troupeau de moutons, protégés pourtant par l’enclos de leur étable (Iliade XII, 299 ss.).
Il part comme un lion nourri dans la montagne, depuis longtemps privé de viande, et son vaillant cœur l’incite [keletai de he thumos agēnōr] à goûter aux troupeaux de moutons, voire à pénétrer dans la bergerie bien close.
4Comme le roi Sarpédon, le lion se nourrit de viande (grasse), mais en échange de sa nourriture le prédateur doit risquer sa vie. Il est vrai que le portrait idéal du roi (Iliade XII, 310-28) associe les deux aspects, puisque si les banquets somptueux sont bien l’une des prérogatives de Sarpédon, risquer sa vie est l’un des traits de sa noblesse d’esprit.
5Quand l’Odyssée recourt à propos d’Ulysse à la même comparaison du lion, le contexte est tout autre. Nu et affamé, Ulysse est sur le point de se présenter à Nausicaa et ses servantes (VI, 130-36) :
Il part comme le lion nourri dans la montagne, assuré de sa force, qui marche dans la pluie et dans le vent, les yeux flamboyants : il fond sur les vaches et les moutons ou sur les biches sauvages et son ventre l’incite [keletai de he gastēr] à goûter aux troupeaux de moutons, voire à pénétrer dans la bergerie bien close.
6Dans ce passage, l’Odyssée s’approprie clairement tant le langage que les thèmes de la tradition iliadique, et de nouveau, bien que l’on ne puisse rien dire de définitif quant au moment de cet emprunt, il n’y a aucun doute que le passage de l’Odyssée ré-écrit ce qui pour nous est un passage de l’Iliade1.
7Le passage le plus révélateur de la lecture que l’Odyssée fait de ces vers concerne le développement du motif du lion : bien que le fauve de l’Iliade ait été longtemps privé de viande, c’est bien son cœur valeureux qui l’incite (keletai de he thumos agēnōr)2 à attaquer les troupeaux, alors que le lion de l’Odyssée est poussé par l’appel de son ventre (keletai de he gastēr).
8Le remplacement de thumos (cœur) par gastēr (ventre) répond à une pluralité d’intentions. Dans l’Iliade, le geste de défi qu’est l’attaque de l’étable reste une question d’héroïsme. On nous dit qu’en dépit de sa faim, le lion est poussé par son thumos agēnōr ; son geste fait donc partie intégrante du code du héros et de sa noblesse d’esprit. Dans l’Odyssée, en revanche, le même geste est dicté par la faim — nécessité toute corporelle, préoccupation subjective et éphémère. Ce déplacement est encore accentué par le parallèle qu’introduisent les vers 135 s. :
Ainsi Ulysse allait aborder, quoique nu, les jeunes filles aux beaux cheveux, le besoin l’y forçait [khreiō gar hikane].
9Khreiō signifie « besoin » dans le sens de « tendance subjective et occasionnelle à s’approprier quelque chose »3.
10Avec cet usage de gastēr et de khreiō, qui ramène la noblesse d’esprit du lion de l’Iliade à une dimension plus prosaïque, mais aussi plus naturelle, l’Odyssée se moque du code héroïque tout en le rappelant. Le texte de l’Odyssée se juxtapose à celui de l’Iliade et en conserve les contours généraux, créant ainsi une tension d’où la comparaison tire sa force ironique4. Dans les deux poèmes, le lion reste une image ou un symbole du roi (basileus), mais, alors que dans l’Iliade il symbolise une attitude héroïque et véhicule de ce fait une représentation culturelle du roi, dans l’Odyssée il est naturalisé, et l’accent porte sur sa sauvagerie. Sourire ironique du texte qui utilise la tradition iliadique à ses propres fins : dissimuler cette malencontreuse situation élégiaque d’un héros qui doit se présenter nu au regard de jeunes filles nobles. L’image du lion affamé traduit la sauvagerie du manquement aux règles de bienséance dont le héros doit se rendre coupable5.
11Bien qu’il soit gouverné par les exigences subjectives et éphémères de son ventre, le lion odysséen ne manque pas de noblesse, car il est « assuré de sa force » (alki pepoithōs, v. 130). Cette formule intègre le lion odysséen au code héroïque de l’Iliade, qui utilise l’expression une fois pour Hector (XVIII, 158) et plusieurs fois pour des animaux dans des comparaisons héroïques6. En d’autres termes, nous sommes invités à reconnaître le même animal dans les deux passages, comme si la divergence des deux descriptions n’était que l’effet de la différence de contextes7. Nous pouvons donc lire la lecture que fait l’Odyssée comme une forme de déguisement (son lion, poussé par la nécessité, est revêtu des ornements de son homologue de l’Iliade), trouvant son plaisir dans la nouveauté textuelle qu’une telle ruse produit (la synonymie)8.
12Et pourtant cette lecture vient buter contre une indéchiffrable opacité. L’allusion est là sans aucun doute, et se laisse lire ; mais quel sens devons-nous lui donner ? Faut-il attribuer à l’Odyssée une intention amusée, dans l’idée qu’elle se moque du lion de l’Iliade et de sa noblesse ? Le texte est-il au contraire timide et, par tradition, un roi est-il toujours comparable à un lion ? Les deux réponses sont probablement correctes dans la mesure où l’allusion odysséenne peut signifier à la fois que le poète est contraint de suivre le modèle de la tradition et qu’il cherche à s’en éloigner.
Thumos et gastēr chez les combattants
13La synonymie de « cœur » et de « ventre » est mise en lumière d’une façon curieuse dans un passage de l’Odyssée. En XVIII, 1 ss., l’arrogant Iros force Ulysse à se battre. Les prétendants interviennent soudain pour arbitrer le combat et ils proposent un trophée ridicule au vainqueur : des panses farcies. Ulysse, déguisé en mendiant, justifie alors sa décision, apparemment insensée, d’accepter le défi :
Ingénieux [polumētis], Ulysse le rusé [dolophroneōn]9 leur dit, « Amis, il est impossible pour un vieillard, accablé par l’infortune de se battre contre un homme jeune. Mais le ventre malfaisant me pousse [alla me gastēr / otrunei kakoergos] à être roué de coups [par Iros] » (XVIII, 51-54).
14Il poursuit en demandant aux prétendants de faire serment d’impartialité pour toute la durée du combat ; les prétendants ayant juré, Télémaque s’adresse à lui en ces termes :
« Étranger, si ton âme et ton cœur superbe te poussent [ei s’otrunei kradie kai thumos agēnōr] à chasser cet homme, ne crains aucun des autres Achéens » (XVIII, 61-63).
15Télémaque semble reprendre les paroles de son père comme s’il le citait : « si — comme tu le dis — ta kradiē et ton thumos agēnor te poussent » ; en fait, il a changé le sujet de la phrase. Ulysse avait parlé de son « ventre malfaisant », et non de « son âme et son cœur superbe »10.
16Dans cet échange, le texte suggère habilement la multiplicité de ses objectifs en produisant une multiplicité d’effets. Au fond, ces vers servent à masquer et à démasquer Ulysse, confirmant ainsi et nous rappelant que sa personnalité est double au moment où il joue le rôle d’un mendiant. Quand il parle, c’est comme mendiant, et il justifie son audace en invoquant sa faim. (Son adversaire Iros est lui-même célèbre pour sa faim et son « ventre insatiable », gasteri margēi, XVIII, 2.) Mais lorsque Télémaque parle, semblant citer son père, il annonce au lecteur qu’en réalité Ulysse se bat comme un héros de l’Iliade poussé par son « âme et son cœur superbe ». Le texte semble se livrer à une sorte de clin d’œil, de communication sotto voce entre père et fils, qui échappe aux prétendants, mais pas aux lecteurs. À moins que la remarque de Télémaque ne doive être tenue pour synonyme de celle d’Ulysse. Mais cette lecture semble insoutenable ; en effet, la substitution, qui contient des expressions formulaires rares, est tellement précise qu’elle pourrait donner raison à la généralisation de D. B. Monro : « dans l’histoire d’Iros, l’Odyssée empreinte le langage de l’Iliade tout en le parodiant. »11 L’idée de parodie expliquerait comment « ventre » et « cœur » s’échangent dans le passage comme s’ils étaient synonymes, bien que ces deux termes appartiennent à des codes différents : à travers la parodie, l’Odyssée tourne peut-être en ridicule la grandeur du héros iliadique. L’Odyssée énonce en souriant que les héros de l’Iliade, bien conscients des avantages énormes qu’ils tirent des combats (en particulier l’abondance et la richesse de la nourriture)12, semblent néanmoins les oublier quand ils en appellent à leur férocité (menos) et à leur cœur superbe. En mettant en parallèle le ventre et le cœur iliadique, l’Odyssée semble nous rappeler ce fait on ne peut plus pratique et terre-à-terre que les banquets, avec leurs débordements de vins et de viandes, contribuent à décider le héros de l’Iliade à aller se battre. Bref, de l’humour à la manière d’Aristophane. La parodie est un peu lourde, mais cela correspond au combat où Ulysse s’est engagé : quand la scène épique est occupée par des ventres insatiables, il n’y a plus de place pour les subtilités.
17Ces conclusions doivent cependant être reconsidérées à la lumière des très pertinentes suggestions de Gregory Nagy sur l’histoire d’Iros et sa signification. Partant des analyses de Marcel Detienne13, Nagy reconstruit et élabore les caractéristiques du langage de l’éloge (à savoir la poésie épique, le kleos, etc.) ; elles le différencient de son opposé, le langage du blâme (où interviennent phthonos, eris, gastër, etc.)14. Le poète du blâme, qui punit injustement les personnages nobles, est décrit par celui de l’éloge comme « se nourrissant de l’envie », son langage est « un moyen d’obtenir un repas » ou, plus radicalement encore, de dévorer sa victime. En appliquant ces conclusions à l’épisode d’Iros dans l’Odyssée, Nagy montre que ce combat peut être lu comme une parodie du langage du blâme : « Comme les pervers tenants du discours du blâme qui sont blâmés à juste titre par la poésie de l’éloge, Iros entre en eris (en « conflit ») avec un brave homme (XVIII, 13, 38 s.) et commence à se quereller avec lui (XVIII, 9). Comme les dénigreurs, il est margos, « gourmand » (cf. XVIII, 2) et plein de phthonos, d’« envie », pour l’olbos, la « prospérité », qu’un brave homme reçoit des dieux (XVIII, 17-19) [...] Mais nous voyons qu’Ulysse se montre généreux même face à un Iros provocateur » ([...] XVIII, 16). »15
18Du portrait que fait Nagy il ressort que le ventre glouton d’Iros est un trait distinctif qu’il partage avec la poésie du blâme injustifié et avec ses auteurs ; il s’ensuit donc qu’Iros et Ulysse occupent des positions contraires, qui se reflètent dans leurs utilisations antagonistes du langage.
19Si nous appliquons cette analyse au dialogue entre Ulysse et Télémaque (XVIII, 53, 61), nous sommes amenés à conclure que la façon dont Télémaque corrige l’expression d’Ulysse est à la fois pleine de tact et motivée par la nature du public auquel s’adresse le poème. Lorsqu’Ulysse est contraint de se battre contre le mendiant-praticien du discours du blâme qu’est Iros, son langage ressemble à celui de son adversaire. Les prétendants arrangent le combat de telle sorte que même Ulysse tient à se battre pour de la panse farcie : lorsqu’un homme de bien devient l’image de son opposant, les différences disparaissent. Nous serions bien incapables de distinguer la voix d’Ulysse s’il n’y avait les remarques de Télémaque.
20L’Odyssée utilise donc Iros comme un repoussoir pour l’Ulysse mendiant et, bien que les paroles de Télémaque nous invitent à voir Ulysse sous un éclairage différent, les deux personnages font subir à la noblesse des héros de l’Iliade (même si c’est sous le registre de la parodie) l’épreuve du discours du blâme. Pendant un instant, l’Odyssée adopte elle-même le point de vue de la poésie négative et Télémaque sauve la face du héros, son père, grâce à cette intervention opportune. Le « sauvetage » n’est peut-être que partiel, car en adaptant le modèle héroïque du thumos à celui du gastēr, le premier s’en trouve diminué. Par conséquent, la distinction précise entre les termes qui définissent et séparent la poésie du blâme de celle de l’éloge s’effondre. L’une peut toujours revenir à l’autre, et inversement. C’est évidemment le cas ici : la poésie de l’éloge, en décrivant le blâme en des termes offensants, se retrouve dans la même position que la poésie qu’elle condamne.
21Notre analyse montre que le contraste entre le ventre et le cœur produit les mêmes tensions que la modification que l’Odyssée fait subir à la comparaison du lion telle qu’on la trouve dans l’Iliade. Dans les deux cas, une synonymie alléchante et ironique nous est offerte, suggérée, imposée presque, au moment même où l’opération rhétorique de la substitution précise et tropique réaffirme la différence traditionnelle.
Notes de bas de page
1 Bien que la comparaison avec le lion soit courante dans l’Iliade, elle est rare dans l’’Odyssée, où on ne la retrouve que cinq fois (IV, 333-40 = XVII, 126-31 ; VI, 130-36 ; XXII, 402-6 ; XXIII, 23-48). Dans tous ces passages, à l’exception de VI, 130-36, la comparaison est une image qui sert à décrire la lutte d’Ulysse contre les prétendants. Dans notre passage, VI, 130-36, le texte adopte la comparaison iliadique en y apportant plusieurs changements, dont je veux étudier dans les pages suivantes le plus révélateur. Je note ici que : a. la comparaison de l’Odyssée ne suit celle de l’Iliade que jusqu’à XII, 301, laissant ainsi de côté la description de la détermination héroïque du lion qui s’acharne à continuer, au risque de tomber parmi les premiers ; b. que l’Odyssée ajoute les yeux brillants, détail que nous retrouvons dans la comparaison du sanglier en Iliade XIII, 474 (voir aussi Odyssée XIX, 446), et dans la comparaison du lion en Iliade XX, 172, et qui est un trait du code héroïque (voir Iliade XIX, 16 ss., une description d’Achille, dont les yeux brillent lorsqu’il regarde des armes) ; c. que la comparaison de l’Odyssée décrit le lion comme huomenos et aëmenos, « dans la pluie et dans le vent », description plus appropriée à la situation d’Ulysse qu’à celle du lion, surtout s’il s’agit d’un lion nourri dans la montagne qui peut bien entendu être exposé aux intempéries sans que cela ne donne lieu à aucun pathos ; d. la comparaison de l’Odyssée implique que le lion a plusieurs possibilités : il s’approche (meterkhetai) des vaches, des moutons ou des biches ; on le voit donc chasser des animaux qui broutent librement avant de s’attaquer à l’étable bien protégée. Ici, la comparaison fait comprendre qu’Ulysse, contraint de faire face à ces femmes qui se trouvent loin de leur cité, est réduit à un tel désespoir qu’il est prêt à se présenter devant elles tout nu.
2 À propos de la formule thumos agenor, voir Lexikon des frühgriechischen Epos, s.v. agenor. Le mot implique la notion de « meneur d’hommes » à partir du thème verbal age-, mais d’autres explications étymologiques ont été proposées tant par les savants anciens que modernes. Le mot est interprété dans le sens de « courageux », « audacieux », et ce sens entre fréquemment dans la formule thumos agēnōr.
3 Voir Georges Redard, Recherches sur XPH, XPHΣΘAI. Étude sémantique, Paris, 1953, p. 67. Voir aussi p. 68.
4 Voir Benedetto Marzullo, Il problema omerico, 2e édition, Milan/Naples, 1970, p. 281 ss. En attribuant la comparaison odysséenne à un épigone épique, Marzullo met avec raison l’accent sur ce point : « persino i leoni si immeseriscono [...] hanno da fare anch’essi con le petulanti necessità della quotidiana esistenza (même les lions deviennent misérables [...] et doivent faire face aux dures nécessités de la vie quotidienne). ».
5 La comparaison opère comme un commentaire éditorial du poète ; elle est là pour protéger le héros contre le mépris. Ainsi comprise, elle est comparable, dans son intention, au geste d’Ulysse se couvrant de branchages. Ulysse y est encore présenté comme un roi et sa nudité en retire la qualité d’un spectacle terrible ou d’une situation insupportable. Il en coûte à Ulysse d’exposer sa nudité, et ce n’est que sous la contrainte du ventre et des nécessités vitales qu’il le fait. Objectivement, la nudité d’Ulysse permet aux femmes de le prendre pour un animal sauvage, comme Nitzsch l’a déjà noté (II, p. 106 s.) et comme le développe Rainer Friedrich dans « On the Compositional Use of Similes in the Odyssey », American Journal of Philology 102, 1981, p. 123. En fin de compte, toutes les jeunes filles s’enfuient, seule reste Nausicaa. La comparaison dramatise donc la nécessité dans laquelle se trouve Ulysse de violer les règles de bienséance et les mœurs de sa propre culture. Mais en même temps, l’image du lion transmet un sens radicalement différent. En faisant d’Ulysse un lion au milieu du troupeau, elle traduit la simplicité de la tâche, une victoire probable, et rappelle au lecteur le succès qu’Ulysse a généralement avec les femmes. Les « étables bien défendues » ne renvoient pas ici au mur qu’il faudrait franchir, comme dans le cas de Sarpédon, mais à la « pruderie », à la bienséance et aux codes sociaux incarnés par Nausicaa et ses amies. C’est une barrière qu’Ulysse affronte et dépasse aisément, grâce à la comparaison. En lui donnant les traits d’un lion féroce et affamé, le commentaire amusé de l’Odyssée le défend contre ce qui pourrait sinon apparaître comme une mauvaise élégie et le protège derrière l’humour de cette amusante perversion de la formule iliadique.
6 Dans les quatre ou cinq exemples de l’Iliade où la tournure alki pepoithos, « assuré de sa force », s’applique à un animal (un lion ou un sanglier) dans une comparaison héroïque, celui-ci est décrit dans une position défensive, de résistance : Iliade V, 299 ; XIII, 471 ; XVII, 61 ; XVIII, 158 (dans ce dernier cas, c’est Hector qui est qualifié ainsi, et la comparaison qui suit l’assimile à un animal sur la défensive). Dans un seul passage, Iliade XVII, 728, la situation est ambivalente, car bien que le sanglier soit décrit comme étant blessé et poursuivi par les chiens, alki pepoithōs, il tourne, se débat et met la meute en fuite. Si alki pepoithos évoque, dans le code formulaire, le thème de l’animal résistant, blessé, il semble que son emploi dans ce passage de l’Odyssée tende à estomper l’aspect agressif de l’attitude d’Ulysse ou à mettre l’accent sur sa vulnérabilité — à moins que l’expression n’ait été utilisée hors propos.
7 Même le lion auquel Achille est comparé, de façon désobligeante, par Apollon (Iliade XXIV, 41-43), « vient se jeter sur les brebis des hommes pour s’en faire un festin (daita) », en dépit de son thumos. Voir Gregory Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore, 1979, p. 135 ss.
8 Les analystes ont généralement attribué cette comparaison à un épigone ou à un poète plus tardif : voir Marzullo, Il Problema omenco. W. C. Scott met par ailleurs l’accent sur le caractère non traditionnel de la comparaison : The Oral Nature of the Homeric Simile (Mnemosyne, supplément 28), Leyde, 1974, p. 62. Voir également Carrol Moulton, Similes in the Homeric Poems, Gottingen, 1977, p. 140 ; et Hermann Frankel, Die homerischen Gleichnisse, Gottingen, 1921, p. 70. Enfin, comme nous l’avons déjà mentionné, Nitzsch, II, p. 106 s., insiste sur les difficultés auxquelles se heurtent les interprètes anciens et modernes et cite, pour la critiquer, la position de Lessing, semblable à celle de Thémistius, selon laquelle le lion représente la confiance qu’Ulysse a en sa propre intelligence, et suggère que le héros se sent honteux devant les jeunes filles. Nitzsch va jusqu’à dire que l’auditoire est obligé d’imaginer qu’Ulysse apparaît aux jeunes filles smerdaleos, « effrayant » comme un lion. Friedrich, « On the Compositional Use of Similes », p. 123, développe ce point avec finesse.
9 Ce vers répète Odyssée XXI, 274, qui a toujours surpris les savants parce qu’ils ne voyaient pas en quoi consistaient la ruse et l’intelligence d’Ulysse dans le passage. Voir, par exemple, Karl Sittl, Die Wiederholungen in der Odyssee, Munich, 1882, p. 132.
10 Thumos agēnōr est aussi le cœur du lion dans la comparaison de l’Iliade XII, 299 ss. L’expression tout entière, otrunei kradie kai thumos agēnōr, dans Odyssée XVIII, 61, montre pleinement le sens original de agēnōr (Lexikon des frühgriechischen Epos, s. v. agēnōr). L’expression entière se retrouve trois fois chez Homère : Iliade X, 220 (à propos de Diomède) ; X, 319 (à propos de Dolon) ; et Odyssée XVIII, 61.
11 David B. Monro, Homer’s Odyssey, Books XIII-XXIV, Oxford, 1901, « Appendix », p. 331.
12 Voir Iliade XII, 312 ss. ; IV, 261 ss. ; IV 341 ss. ; VIII 161 ss.
13 Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1967, rééd. 1995.
14 The Best of the Achaeans, p. 222 ss., en particulier p. 225 s.
15 Ibid., p. 231.
Notes de fin
1 Note du traducteur : gastēr est féminin en grec. Mais le terme, qui se réfère au ventre, à l’estomac semble bien appeler un masculin en français.
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