12. Polémique entre l’Iliade et l’Odyssée. La victoire d’Ulysse
p. 201-208
Texte intégral
Le soleil donne sans jamais recevoir : les hommes en eurent le sentiment bien avant que l’astrophysique ait mesuré cette incessante prodigalité : ils voyaient mûrir les moissons et liaient la splendeur qui lui appartient au geste de qui donne sans recevoir.
Georges Bataille, La Part maudite
1Lorsque Athéna déguisée en Mentor s’approche d’Ulysse et le réprimande :
« Tu n’as plus, Ulysse, la ferme vaillance [menas empedon] ni la force [oude tis alkē] que tu avais lorsque tu te battis sans relâche, neuf années durant, contre les Troyens » (Odyssée XXII, 226-28),
2le lecteur familier de l’Iliade peut se demander si elle contient vraiment un tel portrait d’Ulysse et se rappellera vite que ce n’est pas le cas. Les paroles d’Athéna soulèvent donc de sérieuses questions : si le texte auquel il est fait allusion ici est bien l’Iliade, l’Odyssée ou bien renverrait à une lecture improbable de l’Iliade, ou bien en présenterait une réfutation et une correction. Certes, l’Odyssée pourrait faire allusion à d’autres épopées, mais en l’absence des autres poèmes du Cycle, nous sommes contraints de suivre la première hypothèse et de rechercher le sens manifeste de l’affirmation d’Athéna : Ulysse fut un héros plus grand sur le champ de bataille de Troie. Si nous tenons compte de cette affirmation d’Athéna et des reprises dans l’Odyssée de la scène de l’action guerrière epistrophadēn et du thème de la supplication, nous n’avons le choix qu’entre deux possibilités : ou bien la scène est une allusion à l’Iliade, ou bien elle ne contient strictement aucune allusion à ce texte.
3Je suis bien conscient que ma lecture suppose ici que le texte, dans un geste bien visible, réalise une intention, alors qu’une telle intention, même macroscopique, pourrait facilement être questionnée et détruite. Par exemple, Ulysse reprend le thème du combat epistrophadēn, qui est généralement associé à un héros luttant seul contre des hordes d’ennemis, alors qu’il s’agit ici du combat de quatre hommes, dont trois sont novices en la matière. On peut interpréter cette adaptation quelque peu maladroite de différentes façons : comme la décision sotte d’un poète débutant, comme le trait magistral d’un génie de 1a parodie, comme le geste puissant d’un poète méprisant qui change la tradition selon ses besoins. Il est impossible de décider quelle est la lecture « correcte » ; ce qui ouvre la possibilité d’un nombre indéterminé d’interprétations. L’intention macroscopique se dissout, et en adaptant ainsi le thème de l’epistrophadēn, le texte ne fait qu’afficher l’illisibilité du sens que revêt sa propre allusion1.
4En dépit de cette illisibilité, je choisis néanmoins de poursuivre la lecture que le texte paraît soutenir le plus fortement. Il me semble en effet qu’il engendre à la fois le découragement, avec cette dérive des intentions vers un nombre illimité de sens, et le plaisir, par ce geste polémique qu’il faut prendre comme l’affirmation du contrôle auquel il est soumis. La contestation par l’Odyssée de la représentation iliadique d’Ulysse peut donc donner une orientation définie à ma lecture2.
5Le commentaire que j’ai fait d’Odyssée V, 203 ss., a déjà montré que si nous mettons côte à côte l’Iliade et l’Odyssée là où les poèmes semblent renvoyer l’un à l’autre, nous pouvons entendre des échos signifiants venant de part et d’autre. Lus par transparence à travers ce texte de l’Odyssée, les passages de l’autre poème pourraient suggérer que ce n’est que dans l’Iliade qu’Ulysse utilise sa métis à bon escient, tandis que dans l’Odyssée, la métis du héros n’est somme toute que l’intelligence d’un bon raconteur. Le reste de l’Iliade n’offre pas une représentation beaucoup plus positive d’Ulysse. Bien qu’il soit respecté par tous les autres grands héros, ses exploits sont bien pauvres et souvent marqués par une ombre de ruse, de sorte que le portrait qui ressort de l’Iliade est en fait moins splendide qu’il n’y paraît. Je laisse ici de côté la ruse manifeste d’Ulysse pendant les jeux (Iliade XXIII, 725 ss.), son intervention maladroite et malheureuse en IX, 222-24, et le refus d’Achille en IX, 307 ss.3, et préfère analyser la manière d’être prosaïque, bien qu’inoffensive, qu’Ulysse fait sienne en l’opposant au deuil ascétique d’Achille au chant XIX (voir le chapitre 15) ; mais je m’attacherai tout d’abord aux épisodes militaires auxquels Ulysse prend part, en particulier au massacre des Thraces par Diomède (chant X) et à son aristeia dans le chant XI.
6Dans le chant X, en dépit de l’attirail épique d’éloges généreux qui font d’Ulysse l’équivalent de Diomède (avec le choix flatteur d’Ulysse par Diomède, l’amour égal qu’Athéna voue aux deux héros, la description de l’armure d’Ulysse, etc.), c’est indéniablement Diomède qui réalise les sombres exploits de la bataille, la contribution d’Ulysse venant uniquement de son célèbre noos (X, 147) : il assure le succès de l’expédition en découvrant Dolon, en le faisant parler, et en s’assurant que la route sera libre pour un retour sans encombre. Au chant XI, cependant, Ulysse remporte sa plus grande victoire militaire ; et pourtant l’image qu’il laisse en abandonnant le champ de bataille vibre de toute une série de sous-entendus amusants. L’attirail épique de l’éloge apparaît de nouveau ; même Sôque, l’ennemi d’Ulysse, reconnaît ses vertus, en parlant de ses « fatigues » et de ses « ruses » (Iliade XI, 430). Mais il ne s’agit pas de mérites proprement iliadiques.
7Après avoir tué Sôque (XI, 441 ss.), Ulysse se trouve soudainement entouré de Troyens et doit demander de l’aide (XI, 459 ss.). Ménélas et Ajax viennent à son secours (XI, 473-88) :
Ils découvrent bientôt Ulysse, cher à Zeus4 : les Troyens le suivent et l’entourent comme des chacals fauves qui, dans la montagne, entourent un cerf ramé qu’un homme a atteint d’une flèche jaillie de son arc. Le cerf lui avait échappé en courant sur ses pieds tout le temps que son sang restait tiède et que ses jarrets le portaient. Mais dès qu’il succombe à la flèche rapide, les chacals carnassiers le dévorent, sur la montagne, au fond d’une forêt ombreuse. Mais que le ciel amène un lion meurtrier, les chacals alors prennent peur et c’est le lion qui le [le cerf]5 mange. Ainsi, de nombreux et vaillants Troyens assaillent le brave et ingénieux Ulysse6, tandis que le héros chargeant lance au poing repousse le jour implacable. Ajax alors s’approche, portant son bouclier pareil à une tour et reste à ses côtés, et les Troyens s’enfuient de tous côtés. Le vaillant Menélas mène alors Ulysse hors de la foule, le tenant par la main jusqu’à ce que son écuyer ait avancé les chevaux.
8La comparaison est une figure littéraire dont l’interprétation est difficile puisque la correspondance entre le terme comparé et le terme comparant est souvent vague et imprécise ; mais dans ce passage il est clair qu’Ulysse est comparé à un cerf de manière cohérente. C’est en soi une assimilation peu flatteuse, rendue plus négative encore si on la rapproche de la comparaison utilisée pour Ajax — le lion envoyé par les dieux, l’animal royal7, selon l’image généralement utilisée pour qualifier un guerrier héroïque8. Ulysse perd davantage encore de sa valeur si on voit que dans la comparaison, le lion (Ajax) commence à dévorer le cerf (Ulysse). En fait, le cerf est attaqué par trois prédateurs différents : le chasseur qui le blesse de loin avec une flèche, les chacals qui commencent à le dévorer et, enfin, le lion qui ne le sauve des chacals que pour le dévorer seul. Si nous mettons en parallèle la comparaison et la situation réelle9, Ajax, le lion, consomme Ulysse, métaphoriquement, en prenant sa place et en le faisant disparaître du champ de bataille ; une disparition presque définitive puisque après cet incident Ulysse ne participe pratiquement plus à la bataille.
9Si nous gardons à l’esprit qu’Ajax est essentiellement présenté comme un second Achille et qu’il sera vaincu par Ulysse dans le conflit que suscitera l’attribution de l’armure d’Achille — victoire assez douteuse comme l’Iliade le fait peut-être sentir en XXIII, 725 ss. —, il semble alors évident que le texte présente la mauvaise situation d’Ulysse sur le ton de l’amusement hautain et de l’ironie condescendante. Le lion envoyé des dieux arrive comme un champion grandiose, pareil à une tour, qui met immédiatement en fuite tous les Troyens et laisse au roi le soin de secourir Ulysse : et lui, pris par la main, disparaît de la scène de bataille. Ce n’est probablement pas par hasard que l’Odyssée, dans sa description iliadique de la victoire qu’Ulysse remporte sur les prétendants, utilise à deux reprises la comparaison du lion pour son héros (XXII, 401-510 ; XXIII, 45-46).
10Lorsque le chant de l’Iliade recourt à cette double harmonie, à la fois sérieuse et comique, nous soupçonnons qu’en dépit de son merveilleux aplomb le texte ne prend pas les actions militaires et les prouesses d’Ulysse trop au sérieux. Notre lecture est bien entendu influencée par l’affirmation vigoureuse d’Athéna selon laquelle Ulysse montra « vaillance et force lorsqu’il se battit sans relâche, neuf années durant » contre les Troyens, affirmation où nous lisons la correction que l’Odyssée apporte au traitement infligé à Ulysse par l’Iliade.
11Héros du retour, malin et raconteur, soit : mais aussi champion de la force, premier en tout, c’est là la merveilleuse histoire que nous raconte l’Odyssée en déguisant son Ulysse en Achille et en Diomède grâce aux allusions textuelles et aux affirmations d’Athéna. Une merveilleuse histoire en vérité à savourer comme une narration passionnante et agréable, comme une sorte de muthologeuein, car en dépit de son courage achilléen et de son combat epistrophadēn, Ulysse n’obtiendra ni « renommée », ni « gloire » (kleos) pour son formidable exploit. Il retournera chez lui, et ce retour lui ôte tout kleos achilléen.
Notes de bas de page
1 De la même façon, les formes spécifiques que j’ai analysées suggèrent que le fait que l’Odyssée se réfère plus volontiers à Achille, pour les combats epistrophadēn, qu’à Diomède n’a pas vraiment l’importance qu’il semble avoir en surface. Les poètes, même dans la tradition écrite, récitent souvent de mémoire, et dans la tradition orale ceci doit avoir été la règle. Par conséquent, il est difficile de faire du choix du verbe tupton plutôt que celui de son synonyme kteinon une preuve.
2 La grande poésie doit souvent sa force à une situation difficile et indécidable : d’une part, elle sait que son propre texte dérive nécessairement vers une série d’indéfinitions ; d’autre part, elle essaye rigoureusement de dire exactement ce qu’elle veut. Cette inextricable situation est annoncée clairement dans l’invocation aux Muses que fait l’Iliade II, 489 ss. Voir mon article « The Language of the Muses », dans Wendell M. Aycock et Theodore M. Klein (éds.), Classical Mythology in Twentieth-Century Thought and Literature, Lubbock, 1980, p. 163-86.
3 L’épisode de l’ambassade d’Ulysse mérite d’être étudié dans son ensemble du point de vue de la révision ou de la ré-écriture que l’Odyssée fait de ces vers. Je ne mentionnerai ici que deux révisions. La première se trouve dans Odyssée XVI, lors de l’arrivée inopinée de Télémaque dans la hutte d’Eumée, arrivée qui permet au poète de représenter la surprise de ce dernier (Odyssée XVI, 12) dans une ré-écriture parodique d’Iliade IX, 193, où Achille est surpris par l’arrivée de l’ambassade. Dans le second exemple (XI, 507), l’Odyssée semble répondre aux fameux vers d’Achille en Iliade IX, 312-13, en faisant promettre à Ulysse de dire toute la vérité à Achille (« Je te dirai toute la vérité, comme tu me le demandes »), alors qu’en fait, dans ce cas, Achille n’a pas demandé à savoir la vérité. C’est dans l’Iliade qu’il l’a fait. J’ai déjà parlé des insultes d’Agamemnon contre Ulysse dans le chapitre 8, p. 152.
4 Heuron epeit’ Odusēa (v. 473) est formulaire (Iliade II, 169 ; Odyssée XXII, 401 ; XXIII, 45). L’épithète « cher à Zeus » anoblit le héros dans Iliade II, 169 et XI, 473 ; dans l’Odyssée (XXII, 401 ss.), Ulysse est « trouvé » plus héroïquement, éclaboussé de sang, comme un lion au milieu de ceux qu’il a tués. Ici au contraire, Ulysse, cher à Zeus, est comparé à un cerf blessé, perdant son sang.
5 Bien que l’objet du verbe daptei, « dévorer », ne soit pas mentionné, on peut affirmer que c’est le cerf et non les chacals que le lion commence à dévorer. Sur autar signifiant « pendant », voir Lexikon des frühgriechischen Epos, Göttingen, 1955, col. 1573, II, 52 ss. Le verbe dapto, qui a une longue et intéressante histoire étymologique (voir dapane, lat. daps, damnum, etc., et Emile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, 1969, vol 1, p. 75-77, vol 2, p. 226-29), est utilisé par Homère essentiellement pour dénoter un animal en train de dévorer.
6 Amph’ Odusēa daiphrona poikilomētēn est un hapax dans l’Iliade : la combinaison des deux épithètes rend cette expression spécifique à Ulysse, alors que daiphrōn seul peut s’appliquer à d’autres héros ; Ajax, Achille, etc. À propos du sens des deux adjectifs, voir p. 93 ss.
7 Voir Pietro Pucci, « Banter and Banquets for Heroic Death », dans Post-Structuralist Classics, Londres/New York, 1988.
8 À propos de l’usage peu flatteur de la comparaison avec le cerf, voir Iliade I, 225, où Achille l’utilise pour insulter Agamemnon. La bibliographie sur les comparaisons avec le lion chez Homère est si vaste que je ne citerai ici que les textes les plus récents et les plus stimulants : Annie Schnapp-Gourbeillon, Lions, héros, masques : les représentations de l’animal chez Homère, Paris, 1981 ; Christian Wolff, « A Note on Lions and Sophocles’ Philoctetes », dans Arktouros : Hellenic Studies Presented to B. M. W. Knox, Berlin, 1979 ; Rainer Friedrich, « On the Compositional Use of Similes in the Odyssey », American Journal of Philology 102, 1981, p. 120-27.
9 Le chasseur correspond à Sôque qui a blessé Ulysse, les chacals sont les Troyens (il faut noter la similarité de son entre Tries et thōes) et le lion envoyé des dieux correspond à Ajax, qui sauve Ulysse. À la différence du cerf sans défense, Ulysse a tué son attaquant (Sôque) et a résisté à l’agression des Troyens.
10 Cette comparaison est l’une des meilleures comparaisons héroïques chez Homère, et bien qu’elle participe pleinement du type de comparaison avec le lion dans la tradition iliadique, on ne peut pas y voir la preuve d’une simple imitation de l’Iliade. La comparaison dans le passage odysséen nous représente un lion qui a tué et mangé sa proie : point de rescapés qui pourraient le menacer. Ceux-ci apparaissent souvent dans l’Iliade, voir par exemple, V, 161 ss. ; XI, 113 ss. ; XV, 323 ss. ; XVI, 887 ss. ; XVII, 541 ss. Les ré-adaptations que l’Odyssée fait de l’Iliade sont rares : voir Odyssée XXII, 401a et Iliade XI, 473a. Odyssée XXII, 402 rappelle aussi Hector éclaboussé de sang (Iliade VI, 268), mais pas dans une comparaison. Odyssée XXII, 402 (boos [...] agrauloid) est formulaire dans l’Iliade et dans l’Odyssée. Odyssée XXII, 40 s., correspond dans l’Iliade à quelques comparaisons : voir par exemple la comparaison avec les loups (Iliade XVI, 159) et celle du lion (XVII, 541). Par ailleurs, Odyssée XXII, 801b, meta ktamenoisi nekussi, n’est pas iliadique : de la même façon, Odyssée XXII, 405 b n’est pas iliadique non plus. Odyssée XXII, 406 n’a pas de correspondant iliadique précis (voir par exemple Iliade XI, 169). L’image d’Ulysse qui, tel un lion, attaque les prétendants est annoncée par celle de Ménélas dans Odyssée IV, 333 ss. ; voir aussi Odyssée XVII, 124 ss.
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