11. Retour, mort et immortalité
p. 196-200
Texte intégral
Après les Retours vient l’Odyssée d’Homère, puis la Télégonie en deux livres d’Eugammon de Cyrène qui contient les thèmes suivants. Les prétendants de Pénélope sont enterrés par les membres de leurs familles et Ulysse, après un sacrifice aux Nymphes, fait route vers Élis pour inspecter ses troupeaux. Il est reçu par Polyxenos qui lui offre un bol en cadeau [...] Puis il vogue de nouveau vers Ithaque [...] et va en Thesprotie où il épouse Callidice, reine des Thesprotiens.
Proclus, Chrestomathie
1Le pathos de la narration et le sarcasme qui affleurent dans les commentaires d’Achille sur le retour de Lycaon sont conformes à ce que nous pouvons attendre de l’Iliade, car Achille savait qu’il avait le choix entre rentrer chez soi pour mener une longue vie sans gloire, ou rester à Troie et y mourir jeune, obtenant ainsi une gloire immortelle (aphthiton kleos)1. L’Iliade n’est pas simplement un instrument destiné à la seule gloire d’Achille, elle est elle-même l’incarnation de cette gloire (kleos)2. Par conséquent, toute la force du texte se concentre sur ce kleos, c’est-à-dire sur la mort du jeune héros et s’oppose à la notion même de retour. Lorsqu’Achille décide de se battre contre Hector et de mourir, il annonce sa résolution tout en prédisant à sa mère « une douleur sans fin pour ton fils mort, que tu ne pourras pas accueillir de retour chez toi » (oikade nostēsant’, XVIII, 88-90). Le pathos de ce vers est certainement plus prenant que le fameux « Que je meure tout de suite » quelques vers plus loin (v. 98)3. Dans la grande scène du retour de Lycaon, la voix narrative commente avec un pathos moqueur l’absurdité de ce retour :
Là, il [Achille] rencontra le fils de Priam le Dardanide, qui s’échappait du fleuve, Lycaon, qu’il avait déjà pris lui-même une fois et emmené contre sa volonté hors du verger de son père, au cours d’une attaque nocturne [...] Oui, il [Achille] le vendit dans Lemnos la bien peuplée [...] et de là fuyant secrètement, il [Lycaon] rejoignit la maison de son père. Pendant onze jours, il goûtait le plaisir d’être avec les siens, mais le douzième jour, une fois de plus, le ciel le jeta dans les mains d’Achille qui devait l’envoyer, de force, dans la maison d’Hadès (XXI, 34-37, 40, 44-48).
2Le retour de Lycaon chez lui après de nombreuses épreuves (polla pathōn, XXI, 82) est marqué par onze jours de joyeuse célébration, comme si ce retour signifiait un retour au Même, à la douce vie dans la maison du père. Mais aucun retour n’est vraiment un retour à l’identique. Le paradoxe de cette scène est sans fin, car Lycaon, en retournant chez lui, retourne à une identité qui se répète avec une exactitude presque étrange : le douzième jour, au lendemain de la fête, il tombe de nouveau aux mains d’Achille. L’Iliade se moque ainsi clairement et cruellement de la notion de retour au Même comme expression utopique d’une volonté de maîtrise4. Le texte embrasse dans sa farce horrible et paradoxale la tragédie du « Même » qui n’est pas totalement le « Même ». En se moquant ainsi, l’Iliade questionne et illustre à la fois le fameux enchaînement hégélien qui fait se répéter le même épisode sur un mode tragique puis sur un mode comique.
3Le pathos de la voix narrative est remplacé par la sarcasme d’Achille découvrant soudainement Lycaon :
« Ah ! Le singulier prodige que je vois là de mes yeux. Sûrement les magnanimes Troyens que j’ai abattus vont ressusciter de l’ombre brumeuse puisque cet homme a réchappé au jour impitoyable, alors qu’il était vendu dans la divine Lemnos » (XXI, 54-58).
4Ici le texte établit une équation paradoxale entre le retour et l’immortalité : Achille se demande si le retour de Lycaon annonce que les Troyens vont revenir de la mort et, pour s’assurer que ce n’est pas le cas, il fait en sorte que Lycaon ne revienne plus jamais :
« Allons : il va tâter de la pointe de ma lance car il faut que je voie et que je sache dans mon cœur s’il s’en reviendra aussi de là-bas, ou si la terre, source de vie (gē phusizoos) saura le retenir, elle qui retient les plus forts » (XXI, 60-63).
5Il faut noter le sarcasme calculé qu’il y a à prétendre que revenir chez soi et revenir à la vie puissent être identiques, et à dire de la terre source de vie (gē phusizoos) qu’elle tient les cadavres telle une tombe. C’est l’un des trois emplois de phusizoos chez Homère et, tout comme en Iliade III, 243, il s’agit ici d’un oxymore — comme l’ont déjà remarqué les scholiastes de l’Antiquité.
6L’Iliade rejette brutalement la notion selon laquelle la terre, source de vie, puisse jamais donner la vie à un mort. Lorsqu’on lit ce passage en relation avec Odyssée XI, 301, où la même expression phusizoos (aia) se réfère à « la terre source de vie » qui maintient Castor et Pollux vivants, on perçoit un écho entre les deux textes5.
7Sur le thème précis du retour chez soi, les deux textes s’opposent dans les scènes de Lycaon et de Léiôdès ; les similitudes structurelles et les reprises renvoient à une confrontation réelle6. Achille se moque, puis tue Lycaon qui avait voulu rentrer chez lui et qui, après de nombreuses épreuves, célèbra les joies du retour. Ulysse tue l’innocent Léiôdès qui priait pour qu’il ne rentre pas, ne connaisse pas le nostoio telos glukeroio, « le doux terme du retour »7. Qu’en punissant les prétendants Ulysse imite Achille montre à quel point l’Odyssée s’oppose complètement à l’attitude pathétique et sarcastique d’Achille à l’égard du retour. Ulysse, sous les traits d’Achille, revendique la valeur du retour, de la vie et de ses plaisirs8.
8Seule la joie du retour peut justifier le massacre d’Ulysse : l’horreur du meurtre est à peine atténuée par le plaisir qu’il produit. Au contraire, lorsque dans l’Iliade Achille tue Lycaon, il est lui-même à deux doigts de la mort et il évoque la destinée de mort qu’ils ont en commun :
« Pourquoi gémir ainsi ? Patrocle est bien mort qui valait cent fois plus que toi [...] La mort et l’impérieux destin sont sur moi » (XXI, 106 ss.).
9Vie et mort, mort et vie sont dans ces deux scènes liées selon la figure du chiasme, mais l’Iliade s’élève plus haut, et atteint une grandeur sublime, tandis que le texte de l’Odyssée cherche à tirer profit d’effets « littéraires » explicites. Si nous acceptons l’idée que chaque texte renvoie l’écho de l’assaut polémique que lui porte l’autre, l’Odyssée est sans nul doute celui des deux qui exploite le mieux les effets de l’allusion.
10En d’autres termes, la répétition de la scène, en tant qu’elle permet une révision de l’autre texte, est plus sérieusement et plus profondément pertinente dans l’Odyssée.
Notes de bas de page
1 Sur ce point, voir les brillantes observations de Gregory Nagy dans The Best of the Achaeans, Baltimore, 1979, p. 35 ss. Sur aphthiton kleos, voir aussi E. D. Floyd, « Kleos Aphthiton : An Indo-European Perspective on Early Greek Poetry », Glotta 58, 1980, p. 133-57, et la réponse de Gregory Nagy : « Another Look at Kleos Aphthiton », Würzburger Jahrbücher fiir die Altertumwissenchaft, n.s. 7, 1981, p. 113-16.
2 Sur kleos, voir aussi Floyd, « Kleos Aphthiton », p. 134.
3 Lucrèce, De rerum natura, III, 894 ss., fait assaut d’ironie devant l’incontrôlable pathos du deuil pour ceux qui ne rentreront pas.
4 Le texte insiste sur la naïveté du désir de Lycaon de rentrer chez lui en le comparant avec l’attitude prudente de son hôte, car l’ami de la famille qui libéra Lycaon devint son gardien, sans doute pour sa propre sauvegarde. Lycaon, cependant, veut rentrer chez lui et « s’échappe secrètement » (hupekprophugōn, v. 44).
5 Voir plus loin p. 215-17 pour de plus amples commentaires sur ce vers.
6 Nagy a déjà défini de manière lapidaire les différences, qui forment la structure profonde du texte, entre le pragma d’Achille et celui d’Ulysse : le kleos pour l’un et le nostos, « retour », pour l’autre. Voir sa formulation dans The Best of the Achaeans, p. 35 ss.
7 L’expression est rendue plus emphatique par l’emploi de telos et par la rime interne du groupe nostoio [...] glukeroio, qui est elle-même une répétition, un retour au même que l’on a plaisir à entendre.
8 La représentation que l’Odyssée donne d’Achille dans l’Hadès va de pair avec ces prémisses revendiquant la vie. Le texte fait dire à Achille qu’il « préférerait être le domestique d’un étranger [...] que de régner sur les morts et les trépassés » (Odyssée XI, 489 ss.). À propos de l’extraordinaire réinterprétation que l’Odyssée propose d’Achille, et qui lui fait préférer le retour à la mort et au kleos, voir Anthony T. Edwards, Odysseus against Achilles, Königstein/Ts., 1985, p. 43-68.
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