8. Déguiser la vérité : fiction
p. 144-159
Texte intégral
L’Odyssée... est le poème des facettes de l’intelligence, le poème des différentes idées et des nombreux tours d’esprit. La perspective de ce poème change de place en place, de personne en personne. Les perspectives se chevauchent, s’éloignent, convergent, se recoupent, se sous-tendent pour donner au poème une configuration d’ensemble vraiment géométrique.
Norman Austin, « Odysseus Polytropos : Man of many Minds »
1Nul passage n’illustre mieux la nature de la fiction odysséenne, comme « déguisement de la vérité », que le vers qui commente les mensonges d’Ulysse après le récit apocryphe qu’il fait à Pénélope de ses propres aventures (XIX, 165-203). Au terme de cette histoire, la voix narrative intervient et ajoute avec pertinence : iske pseudea polla legōn etumoisin homoia, « En disant tous ces mensonges, il les rendait semblables aux choses réelles » (XIX, 203)1.
2Dans les chapitres précédents, j’ai indiqué que le « déguisement » a, entre autres, pour effet de suggérer qu’il existe des signes « naturels », « réels », « inhérents » de la vérité, en opposition aux signes ajoutés et artificiels du déguisement. Le texte produit ici exactement un tel effet : en qualifiant le récit d’Ulysse de déguisement de la vérité, il suggère que le reste de l’histoire (de l’Odyssée) est pure vérité. Le poème déclare donc à ses lecteurs qu’elle contient des parties qui sont vraies (etuma, v. 203) et d’autres qui ne le sont pas (pseudea, v. 203). Le texte exploite par là un scénario qui fait intervenir l’auteur, le récit et le lecteur, dans le but de tromper le lecteur en le poussant à supposer que ce qu’il lit est vrai (c’est-à-dire à croire que le référent est réel) et par conséquent à présumer également que l’auteur a le contrôle de la narration. Mais il suffit de replacer l’assertion du poète au niveau même du scénario qu’il crée et qui implique l’auteur, le texte et le lecteur, pour que le pouvoir trompeur du logos augmente de façon exponentielle, car il nous trompe au moment même où il nous désigne comme les destinataires de la vérité.
3Une tromperie de ce genre a pour buts le plaisir ou l’intérêt. Le suborneur est ici Ulysse, et son propos est de servir son intérêt propre en maintenant son déguisement. En une autre occasion (XIII, 221 ss.), Athéna trompe Ulysse pour le simple plaisir de tromper et de séduire. Et quand Phémios chante le retour des Achéens (I, 154, 227), il le fait contre sa volonté, mais il sait charmer son auditoire : intérêt et plaisir concourent alors à produire son poème. En intégrant les mensonges de Phémios dans son propre récit, l’Odyssée accomplit le même geste qu’en XIX, 203 ; chaque fois, le texte invite le lecteur à distinguer entre vérité et mensonge, et par conséquent le trompe en lui faisant croire qu’il a le privilège de la vérité et qu’un auteur responsable dirige l’histoire. Mais, naturellement, l’histoire de Phémios constitue seulement un récit différent, qui n’est pas plus vrai. Télémaque la considère même comme une source de plaisir parfait et de vérité, comme il l’affirme fortement aux vers 345-55 ; il se trouve alors dans une situation analogue à celle de Pénélope face à Ulysse au chant XIX ; dans les deux cas, l’Odyssée nie ironiquement ce qu’est en fait sa propre « fiction » (un mélange de vérité et de mensonge, comme simulation de la réalité — à savoir des etuma) et tente d’apporter la preuve de sa véracité2.
4Ces dénégations sont pleines d’une arrogante ironie, car les déclarations emphatiques de l’Odyssée sur sa propre vérité vont de pair avec la suggestion que tout ce que le texte raconte est pure fiction3. La narration odysséenne, de part en part ironique, a ainsi comme Janus deux visages.
5Athéna montre qu’elle est maître dans l’art facétieux du travestissement quand elle apparaît à Ulysse au treizième chant de l’Odyssée. Alors que nous savons constamment qui elle est, Ulysse, dont la situation est comparable à celle de Pénélope au chant XIX, l’ignore. Tout comme Pénélope, il est trompé par un expert en falsification.
6Dans ce chant qui, de façon significative, fonctionne comme le proème de la seconde partie de l’épopée4, Ulysse est finalement arrivé à Ithaque, sans le savoir, car Athéna l’a momentanément rendu incapable de reconnaître sa propre patrie :
Et le divin Ulysse se réveilla et il ne reconnut pas sa terre natale, dont il avait si longtemps été absent5 ; en effet, la déesse Pallas Athéna, fille de Zeus, avait fait descendre une brume autour (de lui) pour le rendre incapable de reconnaître (sa patrie)6 et pour lui expliquer toutes les choses, de peur que sa femme et son peuple puissent le reconnaître avant qu’il n’ait puni les prétendants pour tous leurs excès. C’est pourquoi tout apparut au roi [anakti] sous un aspect différent [alloeidea] (XIII, 187b-94).
7Les raisons qui empêchent Ulysse de reconnaître son pays sont les vingt ans de son absence et la brume magique répandue par Athéna, qui opère comme un « artifice », comme un signe ajouté venant transformer les traits familiers de la rocheuse Ithaque.
8La première raison peut être lue selon son sens littéral ou à un niveau figuré (allégorique). Littéralement, Ulysse a oublié sa patrie tout comme Alcinoos, par exemple, a oublié l’oracle7 ; allégoriquement, cet oubli signifie (jusqu’à quel point ?) que l’on revient toujours à une terre différente, et toujours comme un étranger, car le retour est une reconnaissance, une rétroactivation d’un savoir antérieur qui devient une re-découverte.
9La seconde raison, explicitement magique, de l’incapacité d’Ulysse à reconnaître sa patrie peut être lue comme un élément de la stratégie mise au point par Athéna. La déesse de la mētis dresse le théâtre où elle sera reconnue par Ulysse et nous donne un avant-goût de ses pouvoirs de métamorphose8.
10Ce faisant, le texte se prend lui-même au jeu des déguisements. Le caractère illogique de l’enchaînement des pensées semble venir de ce qu’il se propose des buts qui s’opposent : représenter l’impossibilité pour Ulysse de reconnaître sa patrie et les raisons de cet échec, ainsi que le désir d’Athéna de le rendre, lui, méconnaissable et la nécessité qu’il le soit. Pris entre ces multiples mouvements littéraux et allégoriques, le texte est maladroitement construit et peut être lu de différentes manières.
11Malgré son intelligence et son astuce, Ulysse ne peut pas voir Ithaque : tout est étranger à ses yeux (alloeidea). Il se plaint et maudit les Phéaciens qui selon lui ne l’ont pas porté dans son île : Zeus spheas tisaito hiketēsios, « Puisse Zeus, le dieu des suppliants, les punir » (XIII, 213). Le texte nous montre un Ulysse mesquin et mystifié. Bien qu’il soit à Ithaque, il n’a pas confiance dans les Phéaciens et il commence l’inventaire insensé des cadeaux qu’ils lui ont faits :
Après ces mots, il dénombra les beaux trépieds, les chaudrons, l’or et les habits de belle étoffe. Rien ne manquait. Mais il regrettait sa patrie, traînant sur le rivage de la mer résonnante, pleurant abondamment. Athéna s’approcha sous les traits d’un jeune homme, berger d’un troupeau, d’une forme délicate comme le sont les fils des rois... En la voyant, Ulysse se réjouit (XIII, 217-23, 226).
12Comme dans un cauchemar, il compte ces objets désormais inutiles et, bien entendu, ce recensement ne fait qu’augmenter son désespoir. Ici, et c’est la seule fois dans l’Odyssée, le texte utilise la longue formule emphatique qui nous décrit un Ulysse se traînant « sur le rivage de la mer résonnante ». Le texte nous sort par là de cette scène de mauvais rêve et nous reporte au début de l’Iliade, quand le prêtre Chrysès « se traîna sur le rivage de la mer résonnante » et pleura abondamment en suppliant Apollon (Iliade I, 134)9. La répétition de cette longue formule à la fois rappelle au lecteur de l’Odyssée un contexte conventionnel de désespoir épique — avec la présence d’un décor qui « compatit » (ici, la mer) — et lui évoque une référence textuelle venant de la tradition. Ces deux conventions familières devraient nous rassurer, non seulement en elles-mêmes, mais aussi parce que la « formule » épique traditionnelle implique qu’en une telle situation un dieu va répondre à la prière ou à la lamentation du héros misérable. Et de fait, Athéna apparaît immédiatement. Mais son épiphanie semble en réalité contredire la convention et notre attente : la présence divine apporte non pas le réconfort, mais la confusion, car elle défigure la réalité d’Ithaque.
13Lorsqu’Athéna apparaît, Ulysse « se réjouit », car il a en face de lui un jeune homme auquel il peut demander de l’aide :
Une forme délicate comme les fils des rois, portant sur les épaules une double et solide cape : des sandales à ses pieds brillants et l’épieu à la main. Ulysse en la [ten] voyant se réjouit (XIII, 222-26).
14Ulysse est bien sûr trompé, car il ne se rend pas compte que le jeune homme n’est autre que le pouvoir mystérieux qui lui voile Ithaque. Mais nous, lecteurs, reconnaissons Athéna sous son déguisement, et voyons à quel point son masque est bizarre. Cet homme jeune, mince et élégant dégage en effet un certain charme érotique, comme le jeune Pâris ; mais le pronom « la » (tēn) nous autorise à voir aussi en lui une femme imposante et belle. Le propos de cette étrange transformation ne s’explique pas facilement. Peut-être ce déguisement, apparemment gratuit, représente-t-il la perfection du pouvoir magique d’Athéna (déguiser Ithaque), car en accord avec la convention épique la déesse incarne dans cette scène l’image agrandie et divine de la force et du destin du héros, de sa mētis. Métis signifie ruse, astuce, fourberie, magie, transformation, escamotage, tour de passepasse. Après avoir empêché Ulysse de reconnaître sa patrie, Athéna le trompe encore une fois en se donnant cette allure séduisante, qui imite et raille le goût qu’il a (souvent par nécessité) de se déguiser lui-même, de répéter inlassablement le même jeu : se présenter toujours sous le meilleur jour, pour cajoler et séduire ceux qu’il rencontre. Elle anticipe ainsi et redouble la nouvelle fiction et la nouvelle histoire qu’il racontera (v. 256 ss.)10, quand, à son tour, il donnera une version déguisée de son histoire et se comportera tout aussi faussement qu’Athéna. Le héros et son dieu tutélaire savent se compléter.
15Cependant, le pouvoir qu’a Athéna de se déguiser diminue par contrecoup celui d’Ulysse. Elle prend toutes les formes qu’elle veut, réunissant habilement en elle le masculin et le féminin par toutes sortes de ruses et de stratégies de séduction. Comme les divinités de la mētis, à commencer par Métis elle-même, elle sait transformer l’apparence du monde. Les pouvoirs d’Ulysse se limitent en revanche à créer des mensonges qui portent sur lui-même. Il ne peut pas séduire ou faire le magicien comme elle. Il est astucieux, mais pas divin.
16Il n’est pas poète non plus. Le texte nous oblige à percevoir une analogie entre le déguisement gratuit d’Athéna et celui de la fiction poétique. En effet, au moment même où Ulysse déclare son intention de se déguiser, le texte se pare lui-même d’un déguisement littéraire :
Il lui adressa donc ces paroles ailées, mais il ne disait pas la vérité, il retint ses mots, son esprit ayant toujours autant d’astuce [polukerdea] dans sa poitrine (XIII, 253-55).
17Parmi les nombreux aspects intéressants de ce passage11, j’insisterai sur l’expression « il retint ses mots » (palin d’ho ge lazeto muthon, v. 254b), qui bien qu’ayant le même « signifiant » qu’en Iliade IV, 357, prend ici un tout autre sens. Le passage iliadique concerne Agamemnon ; après avoir insulté Ulysse et entendu sa réplique, le roi change d’avis et retire ses accusations : palin d’ho ge lazeto muthon, « il reprit ses mots »12. L’expression n’apparaît chez Homère que dans ces deux passages ; il convient donc de les juxtaposer.
18Si on considère que le passage de l’Iliade se réfère à l’Odyssée, l’Iliade, connaissant l’habileté de l’Ulysse odysséen à retenir des paroles inappropriées, montrerait un Agamemnon suffisamment sot pour lancer des accusations contre lui. L'Iliade reconnaîtrait simplement qu’Ulysse est plus intelligent qu’Agamemnon — mais c’est un compliment qui n’a pas grande valeur dans le monde iliadique. Si, à l’inverse, l’Odyssée fait ici allusion à l’Iliade, le texte mettrait en avant les artifices d’Ulysse (polukerdēs noos)13 parce qu’ils prouvent la supériorité de son esprit. Comme Ulysse est assez intelligent pour, à la différence d’Agamemnon, se retenir de prononcer des paroles hors de propos, il n’a pas besoin de se rétracter ensuite. L’allusion provoque aussi des associations plaisantes, car elle rappelle des occasions festives, des banquets où Ulysse surpassa Agamemnon dans un concours d’intelligence14.
19L’espièglerie de l’allusion montre à quel point le texte sait camoufler les intrigues et les atmosphères narratives. Alors même qu’il dramatise la conversation entre deux personnages imposants, Ulysse et Athéna — avec tout le plaisir que procurent le pathos ironique et l’intelligence séductrice —, la voix narrative réfléchit leurs comportements en attirant l’attention sur elle-même et en cachant en elle-même une allusion ou un déguisement possibles. En d’autres mots, la voix narrative s’immisce dans sa propre dramatisation et énonce ses schémas compositionnels.
20Le texte se fait à nouveau espiègle quand Ulysse dit à celui/celle qu’il a en face de lui, Athéna déguisée en jeune homme : « Je te supplie comme on supplie un dieu » (XIII, 231). La comparaison est bien sûr à prendre comme un compliment, qui devrait le faire entrer dans les bonnes grâces d’un sauveur, d’un être supérieur (Odyssée VIII, 467, XV 81 ; Iliade XXII, 394) ; mais Ulysse ignore ici que l’expression « comme pour un dieu » s’adresse à un dieu. Le texte s’amuse à nous montrer la vacuité de la comparaison et nous rappelle que lorsqu’on utilise une telle figure, mieux vaut en connaître le référent. Une leçon à retenir, comme nous le verrons.
Illisible Mētis
21Au moment même où elle lui dit à quel point elle apprécie sa sagacité dans le choix de ses déguisements, Athéna sourit et prend l’apparence d’« une grande et belle femme, experte en splendides ouvrages » (XIII, 288 s.)15. Il semble que ce soit enfin l’épiphanie de l’Athéna authentique : les signes artificiels ajoutés pour son déguisement précédent ont disparu, et les nouveaux signes que nous et Ulysse voyons finalement semblent nous fournir la vraie preuve de la présence réelle de la déesse. En effet, Ulysse la reconnaît comme telle. Cette épiphanie ne produit cependant pas la même certitude sur nous, lecteurs. Elle soulève en fait tellement de questions, textuelles, philosophiques et théologiques que cette image initiale, claire à première vue, ou ce premier signe, en un sens se dissipe sous nos yeux, rendant Athéna illisible et finalement méconnaissable. Mais procédons lentement, pour démêler le nœud des problèmes que pose le texte : 1. les contradictions que présente l’appréciation de la ruse d’Ulysse par Athéna ; 2. l’iconographie ambiguë de la déesse ; 3. les implications théologiques de la scène de reconnaissance.
221. De même que le héros et son dieu tutélaire rivalisent en prouesses de dissimulation et de tromperie, ils font assaut d’éloges pour célébrer l’astuce de l’autre. Athéna sourit à l’histoire mensongère qu’Ulysse raconte sur lui-même et elle le félicite d’avoir su conserver l’usage de sa ruse et de son intelligence alors même qu’il a rejoint sa patrie (Odyssée XIII, 293-95, 330 ss.). Oubliant que c’est elle-même qui l’a empêché de reconnaître Ithaque, Athéna semble devenir la victime de sa propre intelligence : elle ne considère pas que le mensonge d’Ulysse relève d’un geste instinctif de préservation, ni qu’il agit comme s’il avait réellement abordé une terre inconnue, probablement hostile. Plus tard, Ulysse fait à Athéna un compliment tout aussi illogique lorsqu’il la remercie de l’avoir empêché, par son conseil, d’arriver chez lui à l’improviste, comme Agamemnon (v. 383 ss.).
23Comment savoir si Ulysse aurait agi aussi imprudemment qu’Agamemnon et s’il se trouve donc réellement redevable envers la déesse, ou bien s’il ne lui attribue pas tout simplement sa propre prudence ? Nous atteignons ici un moment assez trouble, où l’astuce de l’auteur nous rend incapables de déchiffrer correctement la ruse de ses personnages, alors même qu’ils reconnaissent de façon si éblouissante leur propre intelligence.
24Lorsque la mētis, et même la mētis divine, se prend maladroitement à son propre piège, elle révèle sa faiblesse et ses limites. Dans cette scène, la déesse de la mētis représente l’incarnation de la force et de la nature d’Ulysse. Le fait qu’elle soit prise au piège de sa propre mētis n’implique donc pas la faiblesse d’Athéna, mais illustre simplement les lacunes et les limites de la mētis.
25Tout comme le déguisement rusé d’Ulysse, qui est un produit de sa mētis, défigure sa propre image par un déplacement incontrôlable de ses traits, la mētis d’Ulysse elle-même, là où elle est à l’origine d’un discours ou d’une stratégie, a comme effet de déplacer la situation plutôt que de résoudre le problème. En dépit de son ingéniosité et de son astuce constamment en éveil, en dépit de ses ruses fameuses, Ulysse serait anéanti si le destin (moira), gui a décrété son retour, ne venait le sauver (IX, 528-35). À cet égard, Athéna est à la fois la déesse de la mētis et la divinité protectrice qui, en accord avec cette destinée, favorise le retour d’Ulysse. Sans cette décision, sans cette détermination provenant d’un pouvoir réel, la mētis d’Ulysse serait incapable de le sauver.
26La mētis du texte doit évidemment remplir le même rôle ; dans ce passage, le texte ne semble pas en mesure de contrôler sa propre richesse en personnages astucieux et intrigants. Nous verrons plus loin que même les ruses textuelles, les allusions et les jeux sur les tropoi, peuvent être maladroitement pris au piège de leur propre machination.
272. Les deux apparences d’Athéna, un jeune homme et une femme grande et belle, sont toutes deux notées par le même verbe, eioka : demas d’ēikto gunaiki (XIII, 288 : « elle ressemblait dans sa stature à une femme ») et andri demas eikuia (XIII, 222 : « ressemblant dans sa stature à un homme »), Lorsqu’Ulysse répond à Athéna qu’il est difficile pour un mortel de la reconnaître puisqu’elle ressemble à toute chose (autén panti eiskeis, Odyssée XIII, 312 s.), il fait une fois de plus appel à la notion de ressemblance et utilise un verbe de la famille de eioka (eiskō, un présent avec une valeur factitive). Même lorsqu’elle déclare qu’elle est Athéna, sa forme ressemble à celle d’une grande femme. L’insistance du texte sur ce mot suggère que la phénoménologie des dieux, leur forme épiphanique, échappe à toute ontologie. Dans ce cas plus qu’ailleurs, l’identité entre « langage » et « être » ne s’introduit pas aisément dans le texte. Lorsque nous réalisons que rien ne permet de distinguer entre identité et ressemblance à l’identité, selon les termes d’Hésiode (Théogonie, 26-28), nous sommes perdus : « tu prends la forme de toute chose » (Odyssée XIII, 313)16. Athéna est ce qu’elle veut sembler être, et ses manifestations multiples ne nous livrent aucun critère certain qui départage l’apparence et l’identité.
28La « pantotropie » d’Athéna explique bien pourquoi les savants ont longtemps été divisés 1. sur la forme réelle d’Athéna comme femme grande et belle et 2. sur sa forme iconographique spécifique. Pour ce qui est du premier point, Wilamowitz considérait que cette apparence était sa « forme naturelle »17, ce que nie Friedrich Focke, non sans quelques arguments convaincants18. Marion Müller décrète que c’est la forme réelle d’Athéna, tout comme Benedetto Marzullo, bien que ce dernier suppose que cette scène a été composée par un poète incompétent ; et Jenny Clay montre que dans cette description de la forme d’Athéna, le mot demas indique que la divinité a pris forme humaine19.
29La structure du déguisement suggère que des signes « naturels » et « inhérents » existent à côté des signes « artificiels » et « ajoutés ». Ici, le texte a donc convaincu les meilleurs philologues qu’en abandonnant son déguisement Athéna prendrait finalement sa forme « naturelle ». Il indique pourtant clairement qu’il ne connaît et ne décrit que la semblance, l’apparence, la forme externe de la déesse. L’usage du même verbe eoika pour noter les différentes formes de la déesse doit signifier qu’on ne peut poser que l’apparence seule et que tous les signes qui la composent se réfèrent à une forme en constant déplacement.
30Pour ce qui est du deuxième point, nous devons exclure l’idée selon laquelle la déesse apparaîtrait ici comme Athéna Erganè, comme le suggérait Wilamowitz20, puisque, comme le dit explicitement le texte en XIII, 298 s., Athéna veut être reconnue comme déesse de la mētis et non pas comme une ouvrière : « Moi, fameuse (kleomai) entre tous les dieux pour ma ruse (mēti) et mes astuces (kerdesin) ». Parce qu’on ne connaît pas de figures iconographiques d’Athéna déesse de la mētis, il faudrait sans doute conclure que dans cette scène Athéna est représentée de la façon la plus « générique » et probablement la plus indistincte que l’on puisse imaginer pour une déesse21. Il est même possible qu’Ulysse voit pour la première fois Athéna sous cet accoutrement22.
31Le soupçon qui nous fait supposer ici une forme particulièrement indistincte de la déesse est confirmé par le texte. Le vers où Athéna est décrite comme une kalēi te megaléi te aglaa erga iduiēi, « une belle et grande femme, experte en splendides ouvrages » (v. 289), s’applique également à une femme phénicienne, la nourrice du jeune Eumée en XV, 418. Le porcher raconte l’histoire de son enlèvement : il y avait chez son père une phénicienne kalē te megalē te aglaa erga iduiē, « belle et grande et experte en splendides ouvrages » (XV, 418), qui se laissa séduire par un phénicien sournois et devint complice du rapt.
32Devons-nous donner un sens à cette répétition formelle et prendre en considération l’irrespect qu’introduit un tel rapprochement ? Question évidemment indécidable. Pourtant, le texte pourrait bien tirer quelque gain de cette indécision ; elle laisserait le lecteur hésiter entre une image potentiellement édifiante d’Athéna (bien qu’elle soit étrangère au domaine de la maison) et une apparence irrespectueuse. Il n’y a pas d’intention blasphématoire dans le texte lorsque celui-ci produit par la comparaison des deux figures — Athéna et la femme phénicienne — le même effet d’ironie qu’Hérodote en I, 60. Car une forme extrême du propos moralisant pourrait être de montrer la vanité qu’il y a à vouloir assigner une apparence précise à la déesse, qui est ce qu’elle est partout où elle le veut, sous quelque forme qu’elle choisisse.
Notes de bas de page
1 Ce vers a suscité un long écho dans les textes grecs de l’époque archaïque ; nous le voyons cité par Hésiode (Théogonie, 27) et Xénophane (fragment 35 Diels-Kranz). Il pose de la façon la plus radicale le pouvoir honteux des mots qui peuvent simuler des etuma (choses réelles), si bien qu’aucun trait pertinent ne permet à celui qui les écoute de distinguer le vrai du faux. Les hommes sont prisonniers du pouvoir trompeur du logos. Voir mon livre, Hesiod and the Language of Poetry, Baltimore, 1977, p. 8 ss.
2 Il faut noter en passant que « vérité » (alētheia) est souvent utilisé dans l’Odyssée selon un certain biais ou avec une certaine distorsion. Par exemple, en XVII, 15, Télémaque assure Eumée qu’il aime dire la vérité (alēthea muthēsasthai), au moment même où il dresse, en toute connaissance de cause, un tableau trompeur de la situation, dans le but de faire entrer le porcher dans la stratégie d’Ulysse. Eumée dit aussi des mensonges, sans le savoir cependant, lorsqu’il répète à Télémaque l’histoire d’Ulysse et l’introduit par ces mots : « Je te dirai toute la vérité (alēthea panta) » (XVI, 60). La formule alētheiēn katalexa et ses différentes variantes s’en sortent apparemment mieux, pour la crédibilité, comme affirmation de la vérité de la vérité.
3 Les lecteurs qui ont du mal à accepter ce point ou ce que je dis des mensonges d’Ulysse (XIX, 203) se reporteront à Odyssée XIV, 462-506, où Ulysse raconte une vieille fiction odysséenne, et d’une façon générale à l’article d’Ann Bergren, « Helen’s Web : Time and Tableau in the Iliad », Helios 7 (1), 1980, p. 19-34.
4 Le proème de l’épopée (Odyssée I, 1-10) ne dit rien du succès du piège préparé par Ulysse contre les prétendants. Par ailleurs, les vers 237-440 du chant XIII présentent Ulysse comme un héros de la mētis et décrivent l’intrigue qui prépare cette embuscade. Une grande partie de mon commentaire sur l’épiphanie d’Athéna a paru, dans une première version, dans la revue Mètis (1986).
5 Edē den apeon : des critiques ont tenté récemment d’établir que cette expression n’avait pas une valeur causale (voir Hoekstra, Odissea, IV, p. 175 ; et Stanford, II, p. 205, « après une si longue absence ») ; la temporelle, cependant, doit dépendre encore de oude nin egnb et expliquer pourquoi Ulysse n’a pas reconnu sa patrie. Cette tentative vient de ce que le texte semble attribuer la responsabilité de la non-reconnaissance d’Ithaque à l’intervention d’Athéna (v. 189) : peri gar theos..., « car tout autour, la déesse... » Mais il est futile de vouloir corriger un illogisme par une acrobatie ; le texte nous dit qu’Ulysse ne reconnut pas Ithaque parce qu’il en avait été absent si longtemps et parce qu’Athéna fit descendre la brume. L’explication divine et magique ne fait que redoubler l’explication naturelle.
6 Je lis agnoston dans son sens actif, « méconnaissant », et j’interprète la syntaxe selon ce sens (auton min, « lui-même « ). On s’attendrait cependant à trouver un génitif de lieu. Voir le Lexikon des frühgriechischen Epos, s.v. agnōstos. La traduction conventionnelle prend agnōston dans le sens passif de « non reconnu », « méconnaissable ». Aristophane écrit autōi à la place de auton et comprend min, « le pays » : « rendit le pays méconnaissable pour Ulysse ». D’autres : « le rendit lui-même méconnaissable » ; mais cette dernière possibilité est plus difficile à accepter, car Athéna rend Ulysse incapable de reconnaître son pays et non pas méconnaissable ; ce n’est qu’un peu plus loin qu’elle va le transformer lui (XIII, 397 ss. : all’age s’agnoston teuxō). Même dans ma traduction, la succession des idées reste illogique : comment expliquer, par exemple, qu’Athéna doive l’entourer de brume afin de tout lui dire ?
7 Le récit qui précède immédiatement le réveil d'Ulysse à Ithaque dit comment Poséidon a puni les Phéaciens d’avoir rendu possible le retour d’Ulysse. Comme dans un cauchemar, Alcinoos oublia l’ancienne prophétie. Même le monde utopique, lorsqu’il entre en contact avec le monde réel, se brise sous les effets de la tromperie, de l’oubli et de l’ignorance. Il est pourtant légitime de se demander la raison de cet oubli. Est-ce à cause de la volonté divine, ou de la sotte négligence d’Alcinoos, ou parce que la voix narrative l’exigeait ? Cette dernière possibilité révèle le piège qui tient la voix du récit : elle a besoin de l’aide magique des Phéaciens, mais elle punit l’auditoire d’avoir cru en cette magie.
8 À propos de la mētis comme pouvoir de métamorphose et d’autotransformation, voir Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mētis des Grecs, Paris, 1974.
9 Voir Johannes Th. Kakridis, Homer Revisited, Lund, 1971, p. 132 : « Ce tableau remarquablement ciselé, bē d’akeōn para thina poluphloisboio thalassēs (Iliade I, 34), présente l’isolement de Chrysès dans la nature, face à la mer sonore. Notons encore la force que prend l’épithète à la place qui lui est donnée dans le vers pour qualifier l’élément naturel et combien son mouvement bruyant (poluphloisboio) contraste avec l’insignifiant monosyllabe (bē) qui note le mouvement silencieux de l’homme. »
10 À propos de la qualité de la parole feinte, voir Tzvetan Todorov, La Poétique de la prose, Paris, 1971, p. 71 ss. Dans ce type de discours, la référence et le référent sont décalés : la parole feinte appartient au discours constatif, et pourtant elle est aussi performative, car parler dans le but de mentir revient à parler non pas pour constater (vérité ou mensonge), mais pour agir.
11 Noter combien l’épithète pteroenta, « ailés », est pleine de malice, car si elle implique une adresse directe (voir Marcello Durante, Sulla preistoria della tradizione poetica greca, 2 vol., Rome, 1971-76), elle tranche avec les mensonges qu’Ulysse va dire. La position de alēthea eipe est unique dans Homère, et c’est aussi le seul cas où les mots appartiennent à la voix du poète. Ailleurs, ils sont prononcés par un personnage.
12 Dans la scholie à Odyssée XIII, 254, le mot palin est, pour ce passage, compris comme signifiant « contre » ; Ulysse, dans l’Odyssée, « saisit le mot contre la vérité » et Agamemnon, dans l’Iliade, « saisit le mot dans le sens opposé ». Un passage (Iliade IX, 56) conforte cette lecture ; palin y signifie « contre ». Hans Ramersdorfer soutient cette interprétation ; voir Singuläre Iterata der Ilias (Beiträge zur klassischen Philologie, 137), Königstein/Ts, 1981, p. 61-63. Mais ce n’est probablement que dans ce passage que palin prend ce sens. Les commentateurs et les interprètes donnent à palin en Odyssée XIII, 254 et en Iliade IV, 357 le sens d’« en arrière » (« il retint ce qu’il était sur le point de dire », pour le passage de l’Odyssée et « il retira ce qu’il avait dit » pour l’Iliade). Voir Leaf, Ameis-Hentze, Stanford et Hoekstra.
13 Sur polukerdēs, voir le chapitre 4, n. 13.
14 Cependant l’Iliade se moque d’Ulysse en l’appelant « père de Télémaque » (IV, 354), c’est-à-dire père de celui qui « se bat de loin ». Puisque les enfants portent en général un nom qui est dérivé des qualités du père, ici l’Iliade prend Ulysse au piège et l’oblige à dire qu’il est connu comme l’homme de l’embuscade alors même qu’il se vante d’être un combattant de première ligne. L’Iliade devient ainsi un texte plus ironique et plus amusant que l’Odyssée dans ce miroitement espiègle des deux textes. Voir mon article « Banters and Banquets for Heroic Death », dans Post-Structuralist Classics, Londres/New York, 1988. La rivalité entre les deux textes repose aussi sur les deux sens du mot kerdos : « gain » et « ruse ». Dans l’Iliade, Agamemnon appelle Ulysse kerdaleophrōn (IV, 339), « calculateur », « intéressé », mais l’Odyssée fait l’éloge d’Ulysse (XIII, 255) comme noon polukerdea nōmōn, « pesant des idées intelligentes ».
15 Voir Franco Ferruci, The Poetics of Disguise, trad. Ann Dunnigan, Ithaca, 1980, p. 53 : « en racontant son histoire, le héros a gagné le droit de reconnaître Ithaque » (italiques de l’auteur).
16 Notons que lorsqu’Athéna se moque d’Ulysse, qui ne la reconnaît pas (Odyssée XIII, 299b s. : oude su g’egnōs / Pallad’ Athēnaiēn), le texte mime (ou ressemble à) Iliade XXII, 9b s., où Apollon, le dieu antagoniste d’Achille, se moque du héros incapable de le reconnaître sous son déguisement. (Sur l’opposition d’Achille et d’Apollon, voir Gregory Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore, 1979, p. 59 ss.) Le texte de l’Odyssée se déguise-t-il lui-même en se donnant un ton iliadique ? Nous ne le saurons jamais ; certaines marques montrent que les sens des deux textes s’enrichissent si on les juxtapose. Comme Athéna est la déesse protectrice d’Ulysse, elle n’a pas besoin de l’avantage que lui donnerait un travestissement. Apollon, d’autre part, dieu adversaire d’Achille, exploite l’avantage que lui donne le déguisement pour le tromper, puis se moque de lui pour l’insulter. Cette comparaison rapproche autant qu’elle éloigne ces deux épiphanies ; ce qui les rapproche, c’est que chaque dieu est présenté comme l’alter ego du héros, le representamen de sa force et de sa faiblesse (voir Karl Reinhardt, Die Ilias und ihr Dichter, 1961, p. 320) ; ce qui les distingue, c’est que la tromperie divine revêt un sérieux tout différent dans les deux passages. Dans l’Odyssée, la tromperie d’Athéna reproduit la propre inclination d’Ulysse à recourir aux ruses et aux astuces, et en fait héros et déesse se trompent mutuellement. (Bien entendu, la déesse, tout comme le poète, trompe aussi pour son propre plaisir, alors qu’Ulysse, également comme le poète, le fait pour se défendre.)
17 « In ihrer natürlicher Gestalt », Die Heimkehr des Odysseus, Berlin, 1927, p. 9.
18 Comme l’intention d’Athéna est d’inspirer à Ulysse une colère martiale, son apparition sous la forme d’Athéna Erganè, experte en ouvrages splendides, serait, selon Focke, inappropriée (Die Odyssee, Stuttgart, 1943, p. 275 s.).
19 Marion Müller, Athene als göttliche Helferin in der Odyssee, Heidelberg, 1966, p. 90 ; Benedetto Marzullo, Il Problema omerico, 2ème édition, Milan/Naples, 1970, p. 161 ; Jenny Clay, « Demas and Aude : The Nature of Divine Transformation in Homer », Hermes 102, 1974, p. 130.
20 Die Heimkehr des Odysseus, p. 9. Athéna Erganè nous est connue à travers plusieurs descriptions mais elle est rare dans les représentations iconographiques. Le Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae réunit environ vingt exemples iconographiques d’Athéna Ouvrière (N. 30-58), voir II (1), s.v. Athéna, en particulier p. 961-64.
21 N’importe quelle grande et belle femme vêtue comme il faut pourrait aux yeux d’un public naïf, ressembler à Athéna. Dans Hérodote (I, 60), une grande femme bien vêtue berne les Athéniens ; de même, chez Homère, un héros à l’imposante figure est parfois pris pour un dieu (Iliade VI, 128 s. ; Odyssée XVI, 181 ss.).
22 Selon l’iconographie relative à l’Odyssée, Athéna est toujours représentée avec l’équipement d’une déesse guerrière ; voir Odette Touchefeu-Meynier, Thèmes odysséens dans l’art antique, Paris, 1968. Voir les représentations d’Athéna comme Athéna Promakhos (portant casque et/ou lance) : no 5 (avec Ulysse et les Cyclopes) ; n° 364 (sur le rivage avec Nausicaa) ; n° 366, n° 367.
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