7. Déguisement et reconnaissance
p. 124-143
Texte intégral
Cyrnos, que ces vers [epē, « mots poétiques, vers »] où je parle sagesse portent un sceau [sphrēgis] : on ne les dérobera jamais sans trahir, et personne n’en altérera la bonne substance. Ainsi chacun dira : « Ce sont les vers [epē] de Théognis le Mégarien, d’universel renom. »
Théognis, 19-23
1Le déguisement est d’une nature tellement mystérieuse qu’on ne le perçoit comme tel qu’au moment où il est découvert, c’est-à-dire précisément quand il n’opère plus comme déguisement. Lorsqu’il se montre pour ce qu’il est, il ne produit plus les effets qui l’avaient fait adopter. Dans l’Odyssée, les déguisements d’Ulysse sont toujours connus du lecteur, mais les personnages qu’il rencontre ne devinent rien tant qu’il n’y a pas de scène de reconnaissance.
2Parfois, le texte nous permet de voir le double statut du déguisement, tel qu’il est vécu subjectivement par Ulysse lui-même. En XVII, 356 ss., on nous décrit Ulysse en train de manger la nourriture que lui a fait porter Télémaque :
Il prit la nourriture dans ses mains et la plaça devant lui, à ses pieds, dans l’affreuse besace1 et commença à manger, tandis que dans la salle l’aède chantait. Quand il eut fini son repas et l’aède terminé son chant, les prétendants commencèrent une conversation forte et animée dans la salle. Alors Athéna s’approcha de l’illustre fils de Laërte, l’invita2 à mendier du pain auprès des prétendants pour qu’il pût distinguer les justes des injustes, mais aucun cependant n’en devait réchapper. Il alla donc quêter auprès de chacun, vers la droite, tendant la main à tous comme s’il eût toujours mendié (XVII, 357-66).
3Dans cette inoubliable scène d’humiliation, Ulysse semble se comporter comme un acteur (v. 366)3. Les signes sont tous là : la misérable besace, le maigre pain, la main tendue, mais le « sens », avec la série des signifiés qui accompagne le fait d’être un mendiant, n’y est pas ; Ulysse, en fait, espionne ses ennemis et, guidé par la déesse, organise sa revanche (v. 363 s.). Cependant, lorsque l’Ulysse mendiant est confronté à Antinoos et humilié par ses sarcasmes (XVII, 4484) et ses coups, il subit le déshonneur, la douleur et la moquerie, non plus comme un acteur mais comme une victime, comme un vrai mendiant.
4L’attitude d’Athéna souligne parfaitement la distinction, car elle veut qu’Ulysse soit humilié (XVIII 346-48 = XX 284-86) :
Athéna ne laissait pas les prétendants superbes se lasser d’insulter, afin que le dépit [akhos] pénétrât plus profond encore au cœur d’Ulysse, fils de Laërte.
5Ici, Athéna ne se fait pas voir ni entendre d’Ulysse afin de mettre en valeur la stature héroïque de son protégé. Elle ne l’encourage pas à connaître l’attitude des prétendants, au contraire, elle encourage les prétendants à l’insulter comme s’il était un vrai mendiant. Ses raisons stratégiques lui appartiennent ; elle ne les révèle pas à Ulysse, qui devient alors la victime involontaire de ses desseins. Bien qu’il sache et que nous sachions qu’il est toujours le « vrai » Ulysse, le héros de la mētis, le guerrier qui détruisit Troie, et que le mendiant n’est qu’un déguisement superficiel, un simple signe ajouté à son être « vrai », nous le voyons néanmoins marqué dans son corps et dans son âme par ce signe pourtant adventice5.
6La nature inquiétante du déguisement provient de son pouvoir apparent de s’intégrer parfaitement au système des « signes ». Le déguisement semble impliquer que les signes qui « représentent » une entité peuvent, en fait, être détachés d’elle ; lorsque le déguisement est reconnu pour ce qu’il est, c’est-à-dire une simulation, les signes qui déguisent paraissent « artificiels », « ajoutés », et « contrôlables ». En fait, ils sont simplement simulés. Mais la simulation ne peut pas être lue dans les signes ; elle ne devient donc pas un trait constitutif du signe. Parce que les signes qui déguisent sont « artificiels », « ajoutés » et « contrôlables », on en infère qu’en l’absence de déguisement les signes sont « naturels », « inhérents » à l’entité et « nécessaires ». Un tel raisonnement est à la fois réconfortant et source de plaisir.
7Ulysse utilise le déguisement comme une stratégie de persuasion qui doit lui assurer la survie et la victoire. C’est une arme de sa mētis. Cependant, le rôle des constants déguisements d’Ulysse (et d’autres personnages, Athéna par exemple) n’est pas purement pratique. La possibilité qu’a le personnage de se cacher et de simuler son « soi » grâce à des signifiants « artificiels » et « ajoutés » implique, comme nous l’avons vu pour XVII 283-85, la notion d’un soi « réel », « authentique », dont la voix est alors le signe « naturel », « inhérent ». De même, la cicatrice d’Ulysse est le signe naturel, inhérent, grâce auquel Euryclée peut détecter les signes « artificiels », « ajoutés » du déguisement. Dans l’Odyssée, les nombreuses scènes de déguisement et de reconnaissance mettent ces deux séries de signes en opposition, les tiennent nettement séparées, et incitent à croire, avec tout le réconfort que cela procure, que des signes « naturels », « inhérents » existent et sont donc identifiables comme tels.
8Une telle stratégie permet au texte d’inventer sans cesse des impostures et des simulations qui leurrent les personnages. Dans la mesure où le déguisement n’est pas reconnu par les autres, les signes qui déguisent semblent « vraiment » représenter le personnage. Les signes opèrent alors comme des marques simulatrices, indépendantes et détachables. De ce point de vue, les signes de la vérité ne sont pas distinguables de ceux de la simulation. C’est pourquoi le texte peut affirmer que lorsqu’Ulysse « dit de nombreux mensonges, ils les rend semblables à des choses vraies » (XIX, 203). Et, bien sûr, ses mensonges restent cachés. C’est le principe sur lequel se fonde la fiction de l’Odyssée. Le texte suggère donc simultanément que les signes sont naturels et artificiels, inhérents et ajoutés, vrais et faux. Les « guenilles » d’Ulysse sont ainsi à la fois des signes naturels et vrais pour les personnages qui le prennent pour un mendiant et des signes artificiels et faux pour nous, lecteurs. Chaque fois, le texte montre l’un ou l’autre selon le destinataire ; une seule obligation s’impose à lui : essayer de garder le contrôle des deux paradigmes.
9Mais malgré toute son astuce (mētis), le texte ne peut maîtriser les deux types de signe que j’ai définis. En effet, le « déguisement » comme simulation suppose que le signe a une apparence de vérité tout en n’étant pas vrai et que les signes qui simulent ne peuvent être lus comme tels qu’après-coup, par effet de rétroactivation. La rétroactivation (pour reprendre un concept freudien, Nachträglichkeit) désigne le processus par lequel une expérience passée n’est connue et ne prend de sens que lorsqu’une expérience postérieure déclenche une lecture rétroactive de la première. De la même façon, un « déguisement » n’est reconnu comme tel que lorsque les signes précédents, ceux de la simulation, sont perçus comme tels grâce à l’apparition de nouveaux signes, qui donnent aux premiers un autre sens. Ces nouveaux signes font voir une différence dans le référent, une différence que les signes précédents prétendaient dissimuler ou avaient réellement suspendue. Les deux séries de signes entrent dès lors en lutte au sujet de cette prétention ou de ces suspensions effectives de la différence. Lorsque le déguisement est découvert, les premiers signes acquièrent un sens à travers des signes autres qu’eux mêmes, et inversement. Cette altérité qui produit la signification fait du « déguisement » une figure complexe de différence et de supplémentarité, où il est impossible de séparer les deux séries de signes, puisque nous ne pouvons pas dériver la signification de l’une sans l’autre, et que souvent il est impossible de décider quelle série détermine le sens de l’autre6. Ainsi, les deux types de signes (artificiels, ajoutés d’un côté, naturels, inhérents de l’autre) ne prennent ces attributs que sur un mode hypothétique et discutable : en fait, tous deux tendent à adhérer au personnage qui les utilise à la fois comme signes ajoutés et inhérents, artificiels et naturels. Plusieurs scènes de déguisement et de reconnaissance montrent comment Ulysse entre dans cette logique de la signification. Pour éclairer notre propos, il faut distinguer trois moments dans l’interaction entre les deux séries de signes :
Les signes « artificiels » du déguisement marquent encore le personnage après que le déguisement a été découvert, c’est-à-dire lorsqu’on sait que le déguisement est une simulation. Cela vaut évidemment en général — Ulysse, par exemple ne serait pas Ulysse s’il n’était pas l’homme des déguisements —, mais également dans le détail des scènes de reconnaissance. Nous pouvons appeler ce moment « la permanence du déguisement » au sein de la reconnaissance.
La lecture rétroactive est inévitable tant pour les personnages que pour le lecteur. Les personnages ont affaire à un groupe relativement simple de signes de déguisement et de dé-déguisements — les guenilles d’un mendiant et une cicatrice, par exemple — et ils connaissent et voient le référent. Pour nous lecteurs, il semble qu’il n’y ait pas besoin de lecture rétroactive puisque nous sommes toujours informés de l’identité du personnage qui se cache derrière un déguisement. Cependant, nous faisons l’expérience de la reconnaissance de la même façon, soit avec les autres personnages, soit par nous mêmes, à travers les signes du texte. Par exemple, nous re-connaissons en même temps qu’Euryclée l’Ulysse qu’elle reconnaît, c’est-à-dire le parent d’Autolycos, et cette nouvelle information donne un nouvel éclairage à ce que nous savions déjà de la ruse d’Ulysse. D’autre part, la répétition des paroles d’Ulysse en XVII 283-85 devrait, par une lecture rétroactive, révéler à nous seuls l’identité à soi du héros sous les accessoires de son déguisement. Pour nous lecteurs, déguisement et reconnaissance opèrent toujours comme des outils rhétoriques qu’utilise le texte pour nous convaincre de l’identité à soi du héros.
Cependant, la reconnaissance est ce qui fait qu’un déguisement en est un. Par conséquent, les signes qui par leur apparition révèlent les signes de déguisement (de simulation) et permettent la reconnaissance sont aussi ceux qui à la fois découvrent et constituent le déguisement et la simulation. Le processus de re-connaissance, comme les autres composés en re-, implique une connaissance qui tout à la fois retourne aux premiers signes et progresse vers de nouveaux, à travers un constant mouvement de déplacement et de (dé)figuration7. Cette force « supplémentaire » du déguisement-reconnaissance bouscule l’identité à soi du héros.
10Les analyses détaillées que j’expose plus loin approfondiront et éclaireront ces définitions.
11La force de la marque, du signifiant lui-même, est le thème de « La lettre volée », l’essai de Jacques Lacan sur une histoire de Poe. Lacan montre comment le signifiant (la lettre) prend possession de la personne qui la détient, bien que la nature du signifié ne soit jamais mentionnée. On pressent, bien sûr, qu’il est embarrassant, mais rien ne le prouve. L’histoire tout entière tourne autour de la possession de la lettre et du pouvoir qu’en reçoit le possesseur.
12Le pouvoir et la permanence du déguisement des différents travestissements d’Ulysse sont analogues au pouvoir qu’exerce la lettre en tant que signifiant. Plus précisément, les accessoires du déguisement sont en quelque sorte tellement possessifs et dissimulants, que leur force n’est jamais complètement dissipée, même lorsque Ulysse révèle des signes de son moi « réel ». Quand, par exemple, Euryclée reconnaît Ulysse grâce à la cicatrice qu’il porte à la cuisse, le texte ne mentionne aucun changement dans l’apparence physique d’Ulysse. Quel aspect de lui fait par là l’objet de la reconnaissance ? Il est certain qu’Ulysse lui-même, le vrai Ulysse, ne ressemble pas au vieux mendiant qu’Athéna a façonné, et pourtant Euryclée regarde ce vieux visage frippé et misérable en se disant que c’est Ulysse. Le déguisement survit à la reconnaissance, comme une curieuse défiguration de l’identité. La tendre jeunesse d’Ulysse et le vieil âge sont l’un et l’autre évoqués par la simultanéité des signes du déguisement et de ceux de la reconnaissance, qui adhèrent tous à son corps. De la même façon, les gens de la maison d’Ulysse et les prétendants qui le connaissaient avant son départ pour Troie gardent probablement l’image du mendiant alors même qu’Ulysse a révélé son identité « réelle ». Se bat-il et tue-t-il tous les prétendants sous le déguisement de mendiant ou bien sous l’apparence un peu moins indécente (aeikēs) qu’il avait prise pour lutter contre Iros8 ? Ici également, la persistance d’un déguisement totalement inapproprié tend à déranger et à brouiller la satisfaction et le plaisir que procure la reconnaissance.
13La cicatrice révèle à Euryclée la ruse du mendiant. Elle signifie littéralement une blessure et Euryclée sait qu’Ulysse, dans sa jeunesse, a été blessé à la cuisse par un sanglier. Son émotion, le fait qu’elle accepte que ce vieil homme misérable soit, contre toute vraisemblance, Ulysse, nous disent que sa re-connaissance est, dans tous les sens du mot, une re-découverte9.
14Nous aussi, nous apprenons quelque chose sur Ulysse, car la cicatrice sert de prétexte à la présentation de tout le côté maternel de la famille d’Ulysse. Nous découvrons Autolycos, son grand-père maternel, et les liens qui existent entre les deux hommes, puisque ce dernier nomma son petit-fils Ulysse à la suite de circonstances qui affectèrent sa propre vie (XIX, 405 ss.). Le lien entre Ulysse et Autolycos transcende le niveau littéral de la parenté ; il indique figurativement leur dieu patron commun, Hermès, et donc la qualité intellectuelle qu’ils partagent. La cicatrice prend donc pour nous un sens figuratif, tant comme marque de ce lien avec Autolycos laissée sur le corps d’Ulysse, que comme une marque, déposée dans le nom d’Ulysse, de sa similitude avec Hermès. Le portrait d’Ulysse s’agrandit, devient plus imposant. Il serait cependant erroné de croire que le texte suspende ici l’intrigue et fasse une digression, comme une analyse classique nous a habitués à le penser10. Au contraire, il enracine le nom et le destin du héros dans un événement et dans une relation11. D’une façon contradictoire cependant, au moment même où ses pouvoirs intellectuels sont mieux identifiés, Ulysse semble montrer une étrange faiblesse et une surprenante indécision. Ce n’est en effet qu’au dernier moment qu’il se souvient de la cicatrice et qu’il mesure le danger qu’il court à être reconnu par Euryclée. Sa dernière invention, s’asseoir dans l’ombre, échoue (XIX, 388-93a). Il semble qu’Ulysse porte si bien son déguisement qu’il lui ait fait oublier son être réel. Figurativement — et comment éviter cette sorte d’interprétation quand toute la scène nous y invite ? —, le texte suggère qu’Ulysse perd quelque chose de lui-même lorsque de nouveaux traits sont ajoutés à son portrait. Les signes du déguisement et de la reconnaissance interagissent dans un mouvement de déstabilisation.
Pénélope et Ulysse
15Au chant XXIII, le texte raconte la scène difficile et émouvante de la reconnaissance d’Ulysse par Pénélope (v. 1-230). D’abord, Euryclée essaye en vain de persuader Pénélope que le vieux mendiant est en fait Ulysse et qu’il a tué les prétendants. Aucun argument, aucune preuve avancée par la nourrice ne parviennent à convaincre Pénélope. Que Télémaque ait appris l’identité réelle du mendiant (v. 29) ne l’émeut pas davantage ; qu’Euryclée ait vu elle-même les cadavres des prétendants lui fait seulement penser qu’un dieu a accompli l’exploit (v. 63 ss.) ; qu’Euryclée ait reconnu la fameuse cicatrice d’Ulysse ne signifie rien pour Pénélope (v. 80 ss.). Les signes ou les indices de reconnaissance sont codés ; leur sens diffère selon les personnages. Ce trait prouve l’« artificialité » des signes qui révèlent, tout en confirmant le sens figuré que ces signes de reconnaissance revêtent pour le lecteur. Chaque indice implique donc un accès privé, personnel, à Ulysse. Cependant, au niveau littéral, tel signe ou tel indice a, d’une façon générale, une signification limitée et incertaine. C’est vrai, la nourrice était présente quand Ulysse enfant revint de la maison de son grand-père avec une blessure nouvelle sur la jambe, mais une cicatrice est un signe trop répandu pour permettre une reconnaissance certaine après de nombreuses années. C’est au sens figuré que le signe qu’est la « cicatrice » prend un sens plus riche et évoque pour nous lecteurs, la relation entre la nourrice et l’enfant, différente de celle qui lie Pénélope à Ulysse et pour laquelle un indice érotique est figurativement plus convaincant. Pour le profit des auditeurs, le texte réduit la valeur littérale du signe comme indice de l’identité de manière à augmenter la valeur symbolique de chaque signe.
16Le processus figuratif déplace constamment pour le lecteur les caractéristiques d’Ulysse, puisque chaque indice témoigne, non pas de son identité, mais d’une relation subjective et figurative aux autres personnages12. C’est pour cette raison que tous les indices sont codés d’une façon relativement arbitraire au niveau littéral, et d’une façon profondément symbolique si on considère l’aspect figuratif du texte. Tout ceci devient évident quand on suit la manière dont se déroule la scène entre Pénélope et Ulysse.
17Pénélope descend dans la salle où Ulysse, éclaboussé de sang, est assis en face du feu (v. 89). Il porte encore son habit de mendiant13. Le regard échangé entre les deux époux ne convainc pas Pénélope. Le texte est obscur aux vers 93-95, et les corrections suggérées ne parviennent qu’à rendre plus trivial cet instant délicat14. Télémaque s’impatiente (v. 97-103), mais Pénélope répond qu’elle est incapable de parler et de regarder Ulysse (v. 106 s.). Elle va mettre à l’épreuve l’« étranger » au moyen d’indices (sēmata) que seuls Ulysse et elle connaissent.
18Ulysse comprend la situation et rassure Télémaque. Il lui demande ensuite d’organiser une danse de manière à dissimuler la mort des prétendants qui, si elle venait à être découverte, mettrait sérieusement en danger le père et le fils. Ce nouveau travestissement issu de l’esprit fertile d’Ulysse aurait déjà dû révéler son identité à Pénélope ; mais, pour notre profit, elle a besoin d’indices plus intimes.
19Cette curieuse et quelque peu sinistre dissimulation de la mort des prétendants est troublante. Elle ne sert d’abord qu’à détourner l’attention des gens du dehors qui, au son de la joyeuse musique, penseront que Pénélope a finalement décidé d’épouser l’un des prétendants (v. 149 ss.). Mais elle apporte aussi un accompagnement musical à la cour qu’Ulysse fait à sa femme et à leurs nouvelles épousailles ; on assiste en effet à une nouvelle scène érotique et à un échange spirituel d’indices (où Pénélope se montre plus habile que son époux), qui permettent finalement la reconnaissance15. Le ton de cet accompagnement est cependant celui de la lamentation (cf. peristenakhizeto au vers 146)16, puisqu’il couvre ou déguise la mort des prétendants qui espéraient épouser Pénélope. La reconnaissance a donc lieu dans une atmosphère de bonheur feint et déguisé.
20Après avoir demandé que l’on danse, Ulysse est lavé par une esclave et embelli par Athéna (XXIII, 153 ss.). La plupart des éditeurs suppriment le passage (v. 157-62) qui décrit la beauté virile et érotique d’Ulysse dans les mots mêmes qui avaient servi pour la transfiguration d’Ulysse lors de sa rencontre avec Nausicaa (VI, 230-35). Il est inapproprié, à notre goût, qu’au moment le plus sérieux, au but même du voyage d’Ulysse, nous soit rappelé le charme érotique dans lequel il tint la princesse des Phéaciens. Mais la suppression n’est qu’une réaction puritaine. Le fait est que, même si l’on rejette les vers 157-62, l’embellissement d’Ulysse par Athéna demeure (v. 156). Ulysse entreprend la reconquête de son épouse, et s’il recourt pour cette réappropriation érotique au mode de séduction qui avait attiré Nausicaa, ce recours est ici aussi conforme à son rôle ; dans les deux cas, Athéna est responsable de son embellissement. Mais ici, contre toute attente, le pouvoir de séduction n’opère pas. Pénélope refuse toujours de le reconnaître.
21Là où Athéna échoue, le texte réussit de manière magistrale. Que la beauté d’Ulysse, qui avait tant attiré Nausicaa, laisse Pénélope indifférente indique que la reconnaissance érotique doit ici se faire au moyen d’un autre indice que la séduction sexuelle habituellement exercée par Ulysse, un indice qui exprime plutôt leur relation conjugale. Caché aux autres personnages, l’échec de cette première reconnaissance nous conduit à l’intimité délicate et drôle que l’indice privé choisi par Pénélope va créer métaphoriquement pour le lecteur.
22La répétition des vers pourrait aussi inviter le lecteur à reconsidérer la nature des caractères propres de Pénélope et d’Ulysse. Ulysse pense-t-il vraiment qu’une fois débarrassé de son aspect misérable il sera immédiatement reconnu par Pénélope ? Si c’est le cas, il est ou bien trop suffisant et sûr de lui ou trop simple d’esprit. Il ne mesure pas la méfiance de sa femme. Au niveau littéral de la reconnaissance, il est vrai qu’Ulysse essaye explicitement de se faire accepter pour ce qu’il est vraiment et que Pénélope s’obstine à ne pas reconnaître les signes qui le distinguent (XXIII, 94-95, 166-170, 174-76). Si la répétition des vers qui détaillent la beauté d’Ulysse (VI, 230-35 = XXIII, 157-62) rassure le lecteur sur l’identité d’Ulysse, elle met également en relief la résistance de Pénélope qui, seule parmi tous, ne le reconnaît toujours pas. Mais ces qualités « identiques » d’Ulysse sont-elles ses « vraies » qualités ? Ce n’est pas certain. De mendiant qu’il était (un déguisement), il est soudain transformé en un homme séduisant (un nouveau masque). Les caractéristiques d’Ulysse changent et se déplacent constamment. Et que penser de la réaction de Pénélope ? Croit-t-elle vraiment avoir un dieu en face d’elle ? Ou commence-t-elle à soupçonner la vérité, tout en exigeant la preuve qui soit pour elle vraiment décisive ? Il est difficile de le dire. Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’après l’épreuve du lit qu’elle reconnaîtra les traits embellis par Athéna et qui jusque-là ne signifiaient rien pour elle.
23Pour le moment, Pénélope refuse donc de reconnaître les traits beaux et séduisants d’Ulysse. Ou bien elle joue le rôle hyberbolique de l’épouse fidèle méfiante que nous avons l’habitude de rencontrer dans les contes de fées ou dans les fables populaires, ou bien elle a de sérieuses raisons de vouloir exclure toute équivoque : dans les deux cas, elle rend la beauté d’Ulysse inutile. L’échec de ce nouveau masque émousse son pouvoir érotique, et pour nous lecteurs, Ulysse perd une part de son identité antérieure.
24Ulysse s’impatiente et répète les paroles que Télémaque exaspéré avait adressées à sa mère (v. 168-70 = v. 100-102)17. La répétition nous laisse penser que sa réaction offensée est typiquement « masculine » et qu’il n’y a rien de personnel ou d’intime dans le reproche qu’il fait à Pénélope. Ironiquement, Ulysse qui veut être reconnu, ne présente à Pénélope aucun indice, aucun signe distinctif.
25Pénélope prend l’avantage et piège son rusé mari. Elle le provoque en donnant à Euryclée l’ordre de déplacer le lit, en fait inamovible, d’Ulysse. Ici sens littéral et sens figuré convergent. Ulysse est en effet littéralement le constructeur de leur lit, mais Pénélope en sous-entendant que leur lit pourrait maintenant être bougé, laisse ouverte l’hypothèse qu’elle ait pu le tromper avec un dieu (v. 184-86). Tout en obligeant Ulysse à déclarer qu’il est le constructeur du lit, et donc à prouver qu’il est Ulysse, cette provocation met momentanément en péril sa possession du lit et de Pénélope. La reconnaissance passe donc par la représentation d’un Ulysse dépossédé de ce qui détermine son identité comme mari et maître de la maison18. La dépossession ne dure que quelques instants ; il est tout de suite rassuré, puisque son lit n’a jamais été déplacé. Les délicates insinuations symboliques de cette scène n’ont pas besoin d’être soulignées : le mystère du lit est le secret de leur intimité, son inamovibilité le signe de la fidélité.
26Mais qui a été reconnu ? Il est clair que Pénélope vient au premier plan, puisqu’elle bat son mari sur son propre terrain. C’est elle que nous voyons, plutôt que lui. Et d’autres touches délicates vont dans ce sens. Par exemple, face à la résistance de sa femme, Ulysse perd l’assurance et l’adresse masculines que le texte a si souvent mises en valeur. C’est un autre Ulysse, différent du séducteur de Nausicaa, et pour nous cette différence ajoute un nouvel élément à ce qu’il est maintenant devenu difficile d’appeler « l’identité d’Ulysse ». Les nouveaux indices ne prouvent pas que les anciens signifiaient par la simulation ; ils les contredisent simplement, et les anciens comme les nouveaux signes impriment sur son image les marques d’un jeu de déplacement.
27Ces observations nous mènent à deux conclusions différentes. Sur le plan symbolique, l’auto-révélation d’Ulysse, à la fois jeune séducteur embarrassé et unique témoin des expériences érotiques et sexuelles de Pénélope, est magistralement représentée ; mais au plan plus littéral, où ni cour ni épousailles nouvelles n’ont lieu et où Pénélope affirme simplement que le vieux mendiant est Ulysse (anagnōrismos), la reconnaissance annule bien des portraits d’Ulysse et en présente un nouveau, qui nous est totalement inconnu.
28Et que penser des sentiments de Pénélope ? Elle reconnaît en Ulysse celui qui a construit le lit, mais la simplicité d’esprit qu’il montre en cet instant fait-elle partie des qualités qu’elle reconnaît ? Le seul fait que nous puissions nous poser une telle question montre combien la reconnaissance produit une sorte de représentation défigurée du personnage19.
Télémaque et Ulysse
29Les mêmes traits se retrouvent dans l’imposante et très élaborée scène de reconnaissance qui met face à face Ulysse et son fils Télémaque (XVI, 155 ss.). Rappelons qu’Athéna apparaît à Ulysse seul, sous la forme qu’elle avait déjà prise lors de son arrivée à Ithaque (XIII, 288 s. = XVI, 156 s.), quand après une première épiphanie trompeuse, elle s’était montrée à lui sous son véritable aspect : « une grande et belle femme, experte en splendides ouvrages » (XIII, 289 = XVI, 157). Elle apparaît (phaneisa, XVI, 159) à Ulysse dans une atmosphère surnaturelle, accentuée par le fait qu’elle reste invisible à Télémaque et par la fuite précipitée des chiens. Elle invite Ulysse à sortir ; Télémaque ne réagit pas, et grâce à sa baguette magique, elle dissipe ou annule le déguisement de vieux mendiant qu’Ulysse avait précédemment revêtu. On pouvait imaginer qu’après cette opération Ulysse aurait repris son aspect naturel ; il en ressort en fait sous un autre déguisement, qui est nouveau même pour le lecteur. Le texte lui attribue une barbe noire (XVI, 176) alors qu’elle était toujours rousse ou blonde (xanthos, XIII, 399, 431)20. Quoi qu’il en soit, lorsque Ulysse retourne à la hutte, Télémaque ne peut que croire ce que voient ses yeux : la transformation miraculeuse du vieux mendiant en un homme jeune et imposant. Et cette transformation lui fait dire qu’il a devant lui un dieu (XVI, 179 ss.).
30Ironiquement, Télémaque n’a pas vu le dieu qui s’est manifesté (phaneisa) et croit maintenant voir un dieu là où il n’y en a pas. Bien sûr, sur le plan symbolique ou figuré, cette erreur prend son sens. Ulysse est le héros et le père. En tant que héros, il a droit à un rapport privilégié avec les dieux, et le fait qu’Athéna n’apparaisse qu’à lui correspond bien à la relation conventionnelle qui lie un héros à son dieu protecteur. Télémaque regarde son père glorieux comme s’il était un dieu : par cette erreur, le fils voit en fait son père selon le rapport réel que celui-ci entretient avec le divin, comme si la présence d’Athéna, qui échappe à Télémaque, se reflétait dans la figure d’un Ulysse assimilé à un dieu. Ici, comme dans toute la Télémachie, le jeune homme est privé de tout rapport direct et identifiable avec le divin.
31C’est là, bien sûr, une interprétation édifiante et gratifiante de la scène. Mais une autre lecture, plus troublante, ressort du texte. Télémaque est totalement perdu. Parce qu’il ne conserve aucun souvenir de son père, il ne peut pas distinguer entre l’« apparence » d’Ulysse et l’« être ». Et les apparences sont trompeuses. Ulysse doit persuader Télémaque que les anciens et les nouveaux signes de son apparence ont le sens qu’il leur donne, et non celui qu’ils semblent avoir. Un vieux mendiant soudain se transforme en un homme noble et jeune ; Télémaque ne peut qu’attribuer ce miracle à un dieu. Il dit donc à son père : « Tu es (essi) un dieu » (v. 183). Ulysse proteste (v. 187) : « Je ne suis pas (eimi) un dieu. Pourquoi me crois-tu semblable (eiskeis) à l’un d’entre eux ? » Ulysse seul sait qu’il n’est pas un dieu bien qu’il en ait l’apparence, et peu à peu il en persuade Télémaque ; d’abord, il lui fait accepter qu’il ressemble (eoikas, v. 200) seulement à un dieu, puis que seule sa transformation dépend d’un agent surnaturel (v. 207-213). Cette transformation et ce qui l’a provoquée ne sont pas si simples à expliquer ; Télémaque doit accepter ce fait inquiétant, à savoir que son père a une forme changeante et inconstante. Comme le dit Ulysse lui-même, Athéna fait ce qu’elle veut et le rend « parfois semblable à un mendiant, parfois tel un homme jeune ayant sur lui de beaux habits » (XVI, 209 s.). Tout ceci est loin de constituer un signe aisément lisible de son être. La suppression d’un déguisement ne révèle pas pour autant l’aspect réel et littéral d’Ulysse tel qu’il existe sous ce déguisement, mais montre au contraire sa possibilité permanente d’être déguisé. Comme Athéna dans son épiphanie au chant XIII et Ulysse au chant XXIII, le héros est ici révélé à son fils comme étant changeable, déguisable. Et c’est la façon littéraire de définir l’effet rétroactif du déguisement : lorsque l’entité déguisée est reconnue comme déguisée, elle devient « déguisable ». Aucune identité à soi n’est jamais sûre.
32Si Télémaque reconnaît finalement son père, c’est parce qu’il se laisse persuader par la voix d’Ulysse. Confronté à des signes extérieurs contradictoires, miraculeux, et à la voix, Télémaque choisit de croire la voix. Si nous transportons cette opposition entre les signes au niveau du texte et de son auteur, nous trouvons une indication du lieu où, dans les nombreux replis du texte, la vérité est censée se trouver. Nous pouvons en effet lire allégoriquement la scène de la façon suivante : le texte (= Ulysse) nous dit à nous lecteurs (= Télémaque qui lit [anagignōskei] les signes de son père), « Ne lis pas les signes dans leur référence aux aspects externes de l’histoire — tranformations miraculeuses, voyages et autres merveilleux récits — que les Muses (= la tradition) connaissent et me transmettent ; non, crois à la voix intérieure du texte (d’Ulysse), car je suis la voix de la vérité (je suis Ulysse). » La reconnaissance de la voix d’un Ulysse qui prend la place du texte est importante à trois titres. Elle affirme d’abord, une fois de plus, la prééminence décisive de la voix sur tous les autres signes de la tradition épique ; ensuite, elle révèle que, cachée dans les détours des merveilleux récits ou dans les miraculeuses apparitions d’Ulysse, il y a une vérité simple, la voix allégorique du texte. Et finalement, elle prouve que la voix allégorique amoindrit la solide réalité concrète des récits, puisque l’allégorie dissipe et parfois discrédite le référent et porte au premier plan la textualité. Lorsque la voix textuelle se présente elle-même, elle emprunte un chemin indécidable. Elle dit ou bien : « Je suis la vérité séparée de la fiction (ou même opposée à la fiction) », ou bien : « Je suis la vérité dans la fiction. » Cela revient à déclarer que la voix qui dit « Je suis la vérité » est elle-même fiction21.
33Comme Ulysse lui-même peut être ou un mendiant ou un jeune homme noble, la voix du texte n’est jamais univoque. Lorsqu’Ulysse dans son dernier argument dit à Télémaque :
ou men gar toi et’allos eleusetai enthad’ Odusseus, all’hod’ egō toiosde.
« Il ne viendra pas d’autre Ulysse que moi, tel que tu me vois » (XVI, 204 s.),
34il implique que, d’une certaine façon, deux Ulysse ou plus pourraient éventuellement venir à Ithaque et proclamer ou paraître être Ulysse. Le fait qu’Ulysse soit déguisable nous prépare à la méfiance de Pénélope et détruit pour toujours chez le lecteur toute certitude à propos de son apparence réelle. Quel Ulysse est devant Télémaque ? L’homme noble et jeune ou le vieux mendiant sous les traits duquel Athéna va de nouveau le changer ? De même, la voix d’Ulysse disant à Télémaque « Je suis la vérité » ne nous dit pas de quelle vérité il s’agit, la vérité allégorique à la fois séparée et provenant de la fiction ou la vérité dans la fiction. L’ambivalence de ces deux affirmations de la voix narrative résonne fortement dans les derniers mots de l’argument d’Ulysse : « Il est facile aux dieux qui possèdent le ciel immense de glorifier (kudēnai) ou d’humilier (kakōsai) un mortel » (XVI, 211 s.). Puisque ces mots closent l’explication d’Ulysse, ils notent sans doute la glorification littérale d’Ulysse comme figure royale et son humiliation littérale comme mendiant. Il est clair cependant que les deux verbes sont utilisés métaphoriquement et Les Travaux et les jours d’Hésiode, aux vers 3-8, renforcent pour nous lecteurs, le sens métaphorique de ce passage.
35C’est donc dans l’intervalle qui sépare un mendiant d’un héros, la figure humiliée de son père de sa forme magnifiée, que s’opère la reconnaissance d’Ulysse par Télémaque. Le fils rencontre une figure paternelle en constant auto-déplacement. Pour nous lecteurs, intervient un déplacement supplémentaire, avec notre incapacité à décider si la scène tout entière doit être lue métaphoriquement ou littéralement. Nous ne pouvons pas mener ces deux lectures à la fois car, comme nous l’avons vu, le sens métaphorique réduit inévitablement le référent, l’histoire littérale.
36De manière analogue, la voix propre d’Ulysse résonne d’échos différents à différents moments. En XVII, 283-85, le texte ne parvient pas à rétablir l’identité authentique de la voix d’Ulysse. Mais pourquoi devrait-il répéter presque mot pour mot les vers 222-24 du chant V s’il n’en avait l’intention ? Au lieu de la voix authentique du héros, nous entendons seulement le désir de cette authenticité. La voix de l’auteur qui, du sein de la fiction qu’elle établit, promet de nous dire la vérité, pourrait aussi n’exprimer que le désir d’une vraie vérité d’auteur.
Notes de bas de page
1 Aeikeliēs epi pires. Cet adjectif odysséen (aeikelios) est utilisée ici dans la première description d’Ulysse en train de mendier ; il qualifie la besace sordide et affreuse du mendiant. L’adjectif a la même valeur qu’aeikēs, l’épithète de la besace en XIII, 437, XVII, 197 et XVIII, 108. Cette besace est l’accessoire symbolique du nouveau statut d’Ulysse. Les adjectifs aeikes, aeikelios, signifient ici et dans plusieurs autres passages à la fois l’« indécence » objective du mendiant, du point de vue des prétendants, et son aspect « inconvenant » qui appelle la pitié chez certains personnages, et en particulier chez le lecteur. Il est donc futile d’essayer de distinguer les deux sens de l’adjectif sans prendre en considération les deux perspectives. Ce mot exprime précisément l’ambivalence du déguisement d’Ulysse ; pour les prétendants, la pauvre mise d’Ulysse n’est que pure indécence, alors que pour nous, qui connaissons son identité réelle et ressentons de la pitié, c’est la mesure de sa détresse. Si ces différences de point de vue avaient été prises en compte également dans d’autres contextes, une grande partie des discussions sur cet adjectif aurait été évitée : voir par exemple, aeikes dans Lucio Bertelli et Italo Lana (éds.), Lessico politico dell’epica greca arcaica, volume 2, Turin, 1978, où l’on touve un résumé de la discussion entre W. H. Adkins et A. A. Long.
2 Selon Ameis-Hentze, Athéna n’est visible que pour Ulysse. Si cela est vrai, Ulysse traverserait cette expérience en sachant qu’il est protégé par la déesse. Mais il n’est pas certain qu’Athéna lui apparaisse vraiment ; elle peut l’inspirer sans pour autant se manifester. Quoi qu’il en soit, sa présence ou son inspiration confirment la qualité du héros. De même, l’épithète du vers 361 met en évidence son être « réel ».
3 Joseph Russo décrit joliment l’habileté d’Ulysse à jouer son rôle ; voir Odissea, V, p. 180.
4 « Antinoos menace Ulysse autant qu’il se moque de son histoire », Standford, II, p. 294. Le texte ne peut éviter de représenter Ulysse comme ridicule, affublé des guenilles et des manières d’un mendiant : voir XVII, 448 et également XVIII, 26 s.
5 Russo analyse avec finesse les raisons qu’a Athéna d’exciter les prétendants contre Ulysse : 1. la douleur de son protégé contribue à motiver sa vengeance monstrueuse ; 2. le nom d’Ulysse est compris par le poète comme signifiant « recevant (et donnant) des offenses » (Odissea, V, p. 216).
6 Les romans policiers et les procédures judiciaires montrent combien comparer différentes preuves se révèle difficile et parfois non convaincant.
7 À propos de la reconnaissance comme re-connaissance voir Samuel Weber, « It. » dans Glyph 4, 1978, p. 1-31. Sur les signes (sēmata) et anagignoskein, « reconnaître », voir Gregory Nagy, « Sêma and Noesis : Some Illustrations », Arethusa 16, 1983, p. 36 (article repris sous une forme un peu différente dans Greek Mythoogy and Poetics, Ithaca/Londres, 1990, p. 202-22). Nagy montre avec une précision admirable que la reconnaissance du sema « requiert un acte d’interprétation ».
8 En Odyssée XXII, 1, on nous dit qu’Ulysse se débarrasse de ses guenilles (rhakea). Elles sont trop encombrantes pour l’archer.
9 Sur le rapport entre ce moment crucial et le caractère secret de l’identité d’Ulysse, voir Bernard Fenik, Studies in the Odyssey, Wiesbaden, 1974, p. 39 : « Dès le commencement du poème, [le poète] a joué avec le potentiel ironique et émotionnel de ces scènes de secret et d’incognito... La nécessité absolue pour Ulysse de rester méconnaissable n’explique pas la longueur de cette rencontre, ni la passion véhémente qui la traverse. L’intention du poète se concentre sur ces ironies et sur l’impact émotionnel. »
10 Je me réfère à l’essai d’Erich Auerbach, « La cicatrice d’Ulysse », dans Mimesis, trad. fr., Paris, 1968. On ne peut pas lire l’épisode de la cicatrice comme une ekphrasis ou un ornement. La reconnaissance d’Euryclée implique qu’elle déchiffre correctement les indices qui révèlent le nom d’Ulysse et le côté maternel de sa famille. Voir aussi Norman Austin, « The Function of Digressions in the Iliad », Greek, Roman and Byzantine Studies 7, 1966, p. 310, et fenny Clay, The Wrath of Athena, Princeton, 1983, p. 53 ss.
11 Même la scène pathétique avec Argos est une scène de reconnaissance : le chien reconnaît le maître en dépit du déguisement. Voir aussi Aristote, Poétique, ch. 16 et fragment 177 Rose (= F 400 Gigon).
12 Non seulement chaque personnage ou chaque groupe de personnages reconnaît un certain indice, mais le sens et les conséquences de cet indice se limitent au contexte de cette reconnaissance spécifique. En conséquence, Autolycos n’est mentionné dans l’Odyssée qu’en rapport avec la cicatrice, sauf en une occasion, lorsque la mère d’Ulysse est définie par référence à son père (XI, 85).
13 Odyssée XXIII, 115 s., malgré Odyssée XXII, 1.
14 La plupart des manuscrits indiquent esidesken au vers 94, et quelques éditeurs suivent cette lecture, ce qui rend le sens difficile. D’autres manuscrits et d’autres éditeurs (par exemple, Ameis-Hentze et Stanford) lisent eisken, ce qui fait sens, mais banalise la scène.
15 Sur ce point, voir la discussion pénétrante d’Helene Foley dans « ‘Reverse Similes’ and Sex Roles in the Odyssey », Arethusa 11, 1978, p. 7-26.
16 Peristenakhizomai signifie ici « résonner alentour », mais comment oublier la suggestion de « lamentation », puisque le verbe est composé de (stenō) stenakho, « gémir », « se lamenter », et de peri ?
17 Une partie de ce texte appartient à Ulysse lui-même : voir 102 = 170 et Odyssée XVI, 206, XIX, 484, XXI, 322.
18 Remarquer XXIII, 183, où Ulysse qualifie l’excuse de Pénélope de thumalges epos, « paroles meurtrissant le cœur ».
19 Le texte force Pénélope à devenir consciente de l’audace qu’il y a à vouloir prendre Ulysse au piège : en XXIII, 209 ss., elle supplie Ulysse de n’être pas fâché contre elle — il est si intelligent (pepnuso) — et de ne pas lui en vouloir d’avoir si longtemps refusé de le reconnaître. Elle sait que les dieux, comme dans le cas d’Hélène, ou les hommes peuvent facilement confondre l’honnête comportement d’une femme ; elle s’est donc montrée l’alliée la plus loyale de son mari lorsqu’elle a mis toute son ingéniosité et sa méfiance à échapper à ce qu’elle prenait pour un danger d’adultère, un danger et un déshonneur dont Hélène est encore une fois l’exemple puisque son mari a dû entraîner avec lui tous les Grecs pour la reprendre. Pour un point de vue différent, voir Leslie L. Collins, NEIKEOΣ APXH : Helen and Heroic Ethics, thèse de Ph. D., Cornell University, 1982, p. 177 ss.
20 Dans deux passages, (Odyssée VI, 231 = XXIII, 158), les cheveux d’Ulysse sont comparés à la jacinthe. Si le rapprochement concerne la couleur plutôt que la frisure des cheveux, comme on l’entend généralement, ces deux passages iraient dans le sens de XVI, 176.
21 Cette lecture met l’accent sur une structure qui montre que le récit est d’abord un discours sur le récit, donc sans que la référence y soit essentielle. Elle correspond exactement à ce que dit Paul de Man dans Allégories de la lecture, trad. fr., Paris, 1989, p. 162 : « Mais la présence nécessaire du moment de la parole et du moment interprétatif de la compréhension n’a rien à voir avec la situation empirique naïvement représentée dans la scène : les notions de public et de narrateur qui font partie de toute narration ne sont que les figurations trompeuses d’une structure linguistique. »
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