4. Souffrance et ruse
p. 88-97
Texte intégral
Le Texte est pluriel. Ceci ne veut pas dire seulement qu’il a plusieurs sens, mais qu’il accomplit le pluriel même du sens ; un pluriel irréductible... Le pluriel du Texte tient, en effet, non à l’ambiguïté de ses contenus, mais à ce que l’on pourrait appeler la pluralité stéréographique des signifiants qui le tissent ; étymologiquement, le texte est un tissu.
Roland Barthes, « De l’œuvre au texte »
1Ulysse reconnaît avec tact que si la beauté de Calypso l’emporte sur toute autre, il n’en désire pas moins sa maison, dont il se languit « tout le temps » — il inclut Pénélope dans l’idée de maison (V, 215 ss.). Il est vrai que le texte a déjà eu l’occasion de représenter dans les termes les plus pathétiques le désir d’Ulysse pour Pénélope et son chez soi. Quand Athéna décrit sa misère (I, 55-59)1, le ton de son discours correspond tout à fait à la définition d’Ulysse par Zeus comme « le plus affligé des hommes ». La description de la détresse d’Ulysse sur le rivage en V, 151 ss. va dans le même sens :
(Calypso) le trouva sur le promontoire : ses larmes n’avaient pas séché et toute la douceur de la vie [glukus aiōn] s’écoulait2 en lamentations pour son retour ; la nymphe ne lui plaisait plus (V, 151-53).
2Cela rappelle fortement le comportement et la souffrance d’Achille sur le rivage lorsqu’il pleure la mort de Patrocle3. Cependant, sous ce pathos et cet aspect héroïques, Ulysse est ici le personnage d’une histoire d’amour : il désire si fortement rentrer chez lui qu’il est prêt à mourir (Odyssée I, 57-59). Une vision idyllique de la vie perce dans le commentaire qu’ajoute l’auteur : « toute la douceur de sa vie s’écoulait » ; la vie d’Ulysse ne peut être douce que s’il retourne chez lui. Dans l’Iliade, la vie n’est jamais douce ; au contraire, « la bataille est plus douce que le retour » (Iliade II, 453 s. et XI, 13 s.)4. Mais dans l’Odyssée, la vie est désirable, car elle est une source inépuisable de plaisirs dont le détail nous est raconté par le poème.
3Le plaisir, cependant, prend ici l’aspect d’un but pour lequel le héros doit risquer la mort : il n’apparaît donc qu’indirectement, à travers le chagrin et la douleur. La douceur de la vie et les larmes de la douleur forment un chiasme (V, 151 s.) : la phrase « ses larmes n’avaient pas séché » est semblable en substance aux mots qui suivent immédiatement : « et s’écoulait la douceur de la vie » (v. 152)5. Bien que je fasse du plaisir le but que se donne Ulysse, il n’y a pas de doute que l’Odyssée présente Ulysse comme l’homme qui est continuellement menacé, assailli par la mort, dont la vie est marquée par la douleur et soumise à un destin néfaste6.
4Les traits qui font d’Ulysse l’homme qui souffre sont bien connus : il suffit de mentionner quelques-unes des expressions formulaires qui lui sont associées dans l’Odyssée et qui le définissent comme persécuté par « un destin fatal ». Il est un homme qui polla... algea pathen hon kata thumon, « a souffert beaucoup d’angoisses dans son cœur » (I, 4, XIII, 90) : et le participe paskhōn, « souffrant », est employé d’innombrables fois avec polla mogēsas, « ayant souffert tant d’épreuves douloureuses »7. Certaines de ces expressions formulaires ne sont employées que pour lui dans l’Odyssée, tout comme elles ne le sont que pour Achille dans l’Iliade, et établissent ainsi un parallèle formel entre les deux héros8. De plus, tout comme Achille, le héros de l’Odyssée est le seul personnage qui, dans l’épopée qui le concerne, reçoive le qualificatif oizuros, « lamentable », « se lamentant » comme nous l’avons déjà noté. Deux autres expressions utilisées par l’Odyssée exclusivement pour Ulysse sont kammoros (souvent au vocatif), « marqué par la fatalité »9, et dustēnos, « misérable »10.
5Ces quelques indications nous montrent à quel point le projet de l’Odyssée est ambitieux quand elle prétend faire de son héros le personnage le plus affligé de l’epos et établit pour cela des parallèles formels avec la cour fatale qu’Achille fait à la mort et le présente comme un frère spirituel d’Héraclès ; en Odyssée XI, 617 ss., Héraclès fait en effet ce commentaire : « ingénieux Ulysse, pauvre ami, tu trames donc une vie aussi pénible que celle que j’ai endurée (okheeskon) sous les feux du soleil ». Il n’est donc pas surprenant que les Stoïciens et les Cyniques aient choisi Ulysse comme le symbole de l’homme qui endure la condition humaine avec une inébranlable fermeté.
6Et pourtant, notre héros est aussi « ingénieux », comme le souligne Héraclès en s’adressant à lui avec l’expression formulaire polumēchane11 : il est le champion de la mētis, de la « ruse », de l’« intelligence pratique », et l’Odyssée n’a aucun mal à le sortir des pires situations et des pires dangers12. Cette image d’Ulysse est explicitement donnée au chant XIII, quand Athéna lui apparaît alors qu’il est enfin chez lui et fait l’éloge de ses astuces et de ses ruses :
« Il serait fourbe [kerdaleos] et astucieux celui qui te vaincrait en quelque ruse [doloisi] que ce soit, fût-il un dieu. Ô malin, ô subtil, ô jamais rassasié de ruses ! Même dans ton pays ne vas-tu pas abandonner cette passion si chère à ton cœur pour le mensonge et les fourbes discours [muthōn... klopiōn] ? Allons, n’en parlons plus, puisque toi et moi savons mentir [kerde(a)]13, toi de loin le premier des hommes [aristos] en conseils et en discours [boulēi kai muthoisin], et moi, fameuse entre tous les dieux pour ma ruse [mēti] et mon esprit [kerdesin]. Ainsi tu n’as pas su reconnaître en moi Pallas Athéna, la fille de Zeus » (XIII, 291-300).
7Le vocabulaire grec de la filouterie, de la simulation et de la tromperie est concentré dans ces quelques vers ; pourtant, leur véritable intérêt vient de la qualité formulaire de ces expressions, qui se réfèrent à des caractéristiques permanentes d’Ulysse dans les deux épopées. Par exemple, chaque élément du vers :
skhetlie, poikilomēta, dolōn at’
« Ô malin [skhetlie], ô subtil [poikilomēta], ô jamais rassasié de ruses [dolōn at’] » (XIII, 293),
8est traditionnel. Poikilomētēs, « à l’intelligence subtile et versatile »14, est une épithète réservée à Ulysse dans le vers
amph’ / eis Odusēa daiphrona poikilomētēn15
9qu’on lit en Iliade XI. 482, Odyssée III, 163, VII, 168, XXII, 115, 202, 282. Mais ce n’est qu’en Odyssée XIII, 293 que l’adjectif se trouve seul, et au vocatif ; en d’autres termes, c’est le seul emploi du mot dans les deux épopées comme élément d’une formule nom-épithète au vocatif. Ce trait empirique a plusieurs explications possibles : il pourrait s’agir d’un développement odysséen, indépendant, d’une formule iliadique ou, ce qui semble plus probable, du résidu d’une épithète traditionnelle d’Ulysse plus largement utilisée lors de récitations ou de compositions antérieures. Il nous sera plus aisé de préciser notre démonstration si nous prenons en considération la seconde partie formulaire du vers 293 : dolōn at(e), « jamais rassasié de ruses ». On retrouve cette expression en Iliade XI, 420, lorsque Sôque s’adresse à Ulysse :
ō Oduseu poluaine, dolōn at’ ēde ponoio
« Ô Ulysse, homme aux nombreux discours, jamais rassasié de ruses ou de peines ».
10Le vers contient des épithètes spécifiques et réservées à Ulysse. Poluainos implique qu’il connaît et utilise de nombreux discours, de nombreuses histoires pour se protéger et vaincre. Il les utilise comme des « ressources » ou des « ruses »16 ; l’épithète élabore donc le même concept que la seconde partie du vers, « jamais rassasié de ruses ». Poluainos apparaît dans l’Odyssée une seule fois : lors de l’invitation que les Sirènes font à Ulysse, dans un texte qui, comme je l’ai montré17, mime très précisément la diction formulaire iliadique.
11L’épithète dolōn at’ēde ponoio18 apparaît, comme il se doit, plus complete que dans le fragment qu’en donne Odyssée XIII, 292. On a, depuis l’Antiquité, utilisé Iliade XI, 430 comme preuve de l’unité de l’Iliade et de l’Odyssée et de l’identité de leurs auteurs. Les savants modernes ont tendance à croire qu’Iliade XI, 430 présuppose le portrait d’Ulysse tel que nous le peint l’Odyssée19. Les traits empiriques relatifs à poikilomētēs vont dans le même sens. Dans ce cas, l’Odyssée rénove (et corrige) les données de l’Iliade20, à moins qu’elle ne dépende d’une tradition qui précède la composition des deux poèmes. Cette dernière hypothèse n’exclut pas qu’au moment où les deux épopées furent composées dans leur forme monumentale, elles aient eu l’œil fixé sur les traditions qui les avaient précédées tout en se regardant mutuellement.
12Le terme aatos appartient à la série très limitée aatos polemoio ou makhēs aatos, « jamais rassasié de guerre » ou « de bataille » ; il suggère donc que les ruses (doloi) caractérisent en propre l’habileté militaire d’Ulysse. De même que l’épithète aatos polemoio qualifie exclusivement Arès et Achille et makhēs aatos exclusivement Hector, l’épithète doloio at’ (ēde ponoio) élève Ulysse au rang des principaux héros de l’épopée, tout en spécifiant le champ précis de son insatiabilité.
13Le terme dolos recouvre de nombreuses connotations ; il est donc utilisé pour de nombreux personnages. Le dolos est, d’une manière générale une « ruse », et dans la mesure où une ruse peut être considérée comme une arme ou un instrument servant à se défendre ou à se grandir aux yeux des ennemis, ce mot n’a en soi aucun sens péjoratif21. Ulysse utilise le dolos dans une compétition contre Ajax (Iliade XXIII, 275)22 ; c’est ainsi qu’il appelle le cheval de bois dont il se servit pour entrer dans Troie (Odyssée VIII, 494) ; et il cache ses larmes grâce à un dolos lors de sa première rencontre avec Pénélope (Odyssée XIX, 212)23. C’est là une liste bien réduite de doloi compte tenu des nombreux tours d’adresse d’Ulysse dans l’Odyssée. Mais dans ces autres contextes, on lui préfère un autre mot, mētis, qui indique l’intelligence et la ruse24. Lorsque le texte fait d’Ulysse un portrait formulaire, les doloi du héros deviennent sa caractéristique la plus importante ; le mot est utilisé au pluriel avec pantoioi, « de toutes sortes », ou pantes, « tous », comme en Iliade III, 202, Odyssée III, 119, 122 et peut-être Odyssée IX, 1925. Dans quelques passages (Odyssée IX, 422 entre autres), on attribue des doloi à Ulysse dans un cas particulier, et là aussi le sens semble aller au-delà de l’idée de stratagème militaire ou d’embuscade, signification que dolos prend souvent, et suggère des ruses et des simulations de toutes sortes. Ce sens de doloi est aussi présent au moment où Athéna fait l’éloge d’Ulysse qui a essayé de déguiser son identité (XIII, 291-92), tout comme dans un autre passage, IX, 19, où Ulysse révèle finalement son identité aux Phéaciens26. Dans tous ces passages, le pluriel doloi qualifie génériquement Ulysse comme étant l’homme des ruses.
14Que ce « trickster », ce malin, puisse en même temps être représenté comme le héros le plus affligé, le plus éprouvé, reste un problème fascinant et difficile pour la compréhension de l’Odyssée. Et pourtant, le poème s’attaque à cet exploit : faire d’un malin et d’un malheureux une seule et même personne. Il en résulte une étrange économie où Ulysse, tout en côtoyant la mort et en se frottant à l’angoisse et à la douleur, parvient à survivre et à tirer de la vie ses plaisirs. Cette économie paradoxale marque l’attitude d’endurance d’Ulysse (tlēnai), comme je le montrerai. Au lieu de le faire seulement musarder avec la mort, la mētis et le motif du tlēnai introduisent Ulysse dans un univers sémantique où l’Odyssée commence par renouveler les thèmes et les situations textuelles qui servent traditionnellement à la représentation de ce jeu-là, pour parvenir en fin de compte à tromper la mort elle-même. Le frère spirituel d’Héraclès, le champion des futurs Stoïciens, dispose de trop de ressources et d’expédients pour accepter un sacrifice sur le mont Œta.
Notes de bas de page
1 Voir l’ironie avec laquelle Benedetto Marzullo traite le pathos chargé de ce passage : Il Problema omerico, 2ème édition revue, Milan/Naples, 1970.
2 Les larmes et la vie coulent de la même façon : le verbe kateibeto « couler » est souvent utilisé pour les larmes. Voir Iliade XXIV, 794, par exemple.
3 Voir Iliade XXIII, 59-61, 125-26. Dans ce dernier passage, nous trouvons le seul exemple dans l’Iliade de ep’aktēs. Le commentaire de Nitzsch suggère cette comparaison. Voir aussi Albin Lesky, Thalatta : Der Weg der Griechen zum Meer, Vienne, 1947, p. 182 ss.
4 Dans un passage (Iliade XXII, 58), la vie est appelée philē, « chère » ou « propre ». Notons que la « douce vie » dans le passage de l’Odyssée l’emporte sur l’immortalité que Calypso promet à Ulysse.
5 C’est l’une des façons imaginées par l’Odyssée pour représenter la contiguïté du plaisir et de la douleur. Une autre expression, plus originale et plus puissante, sera le gastēr.
6 Michael Nagler commente : « Toutes les aventures sont à un certain niveau thématiquement similaires car elles sont des rencontres victorieuses avec la mort, qui qualifient Ulysse comme le héros du retour » ; voir ses « Entretiens avec Tirésias », Classical World 74, 1984, p. 97.
7 Cette formule apparaît une fois dans l’Iliade (II, 690) à propos d’Achille, et onze fois dans l’Odyssée.
8 Dans « The Proem of the Odyssey », Arethusa 15, 1982, p. 39-62, j’ai montré comment quelques-unes de ces formules sont communes aux deux héros. Le parallélisme est formellement identique, très explicite, et il met donc l’accent sur la différence qui gouverne leurs vies : la douleur d’Achille, la souffrance et la peine dans la guerre le soumettent à une mort prématurée : les souffrances et les peines d’Ulysse sont les conséquences des efforts qu’il fait pour préserver la vie, la sienne et celle de ses compagnons. Cette opposition accrue par le parallélisme formel, dessine l’essentiel des différences qui séparent les deux héros : « L’Iliade est l’épopée de la vie faite pour être dépensée, alors que l’Odyssée est l’épopée d’une économie contrôlé de la vie. »
9 Kammoros, par apocope de katasmoros (sur la racine *smer) ; voir P. Chantraine, Dictionnaire étymologique, p. 378. L’adjectif ne se trouve que dans l’Odyssée, et Télémaque l’utilise une fois, en parlant d’Ulysse à la nourrice (II, 351). L’adjectif apparaît quatre fois, toujours directement adressé à Ulysse : d’abord par Calypso (V, 60), puis par Ino (V, 339), par la mère d’Ulysse (XI, 216) et par Athéna (XX, 33). Notons que ce terme exprime la pitié que ressent celui qui l’emploie, et que dans les quatre cas, ce sont des femmes. La souffrance paye : dans deux de ces cas, la femme apitoyée console Ulysse ou vient à son secours.
10 Dustenos, « misérable, malheureux », se trouve quinze fois dans l’Odyssée, quand le poète ou des personnages apitoyés définissent le sort d’Ulysse (I, 55 ss.), et deux fois (XI, 76, 80) pour Elpénor mort ; dans ce dernier cas, dustēnos reprend l’usage typiquement iliadique des éloges funèbres. Quelques expressions iliadiques pleines de pathos se retrouvent dans les chants V, VI et XIII où nous sommes les témoins immédiats des dernières difficultés qu’Ulysse rencontre dans son voyage. Par exemple, les exclamations de douleur : ō moi ou ō moi egō, « pauvre de moi », ne sont prononcées par Ulysse que dans ces chants (V, 299, 356, 408, 465, VI, 119, XIII, 200), alors que dans les cinq autres cas, les expressions pathétiques sont distribuées parmi les différents personnages. De même, le vers pathétique au ton iliadique qui précède le ō moi ne se trouve qu’au chant V (298, 355, 407, 464) ; voir plus loin chapitre 5, n. 9.
11 Odyssée XI 617. À propos de l’ingéniosité d’Ulysse, voir Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, 1974, p. 30 s. À propos de la caractérisation d’Ulysse comme héros étranger aux idéaux « de l’aristocratie guerrière de l’Iliade » et de l’origine égéo-anatolienne de son nom et des thèmes qui lui sont propres, voir le livre de Marcello Durante, Sulla preistoria della tradizione poetica greca, 2 volumes, Rome, 1971-76, I, p. 149 s.
12 À propos du rapport entre la mētis d’Ulysse et son aptitude à retourner chez lui, voir Douglas Frame, The Myth of Return in Early Greek Epic, New Haven, 1978, qui développe ce thème autour de l’étymologie de noos, « esprit » et nostos, « retour ».
13 Chez Homère, le pluriel kerdea signifie « artifices », « ruses », « tromperies » (Iliade XXIII, 515 ss.), mais le singulier, kerdos, signifie « gain », « avantage » (voir Iliade XX, 225 ; Odyssée XVI, 311, XXIII, 140). Il est donc possible d’interpréter kerdaleos comme « rusé » ou comme « qui calcule ». En Odyssée VI 148, par exemple, le kerdaleon muthon d’Ulysse est compris comme « discours calculé » par Ameis-Hentze. En Iliade IV, 339, il est difficile de décider si Agamemnon utilise le « calcul » ou la « ruse » (kerdaleophron). Odyssée XIII, 255 est l’unique exemple dans Homère de polukerdēs, un mot qui insiste sur la pluralité des ruses d’Ulysse. Polukerdeiē, « ruses de toutes sortes », est rattaché deux fois à Ulysse (Odyssée XXIII, 77, XXIV, 167). (Quelques-unes des épithètes utilisées pour Ulysse, en particulier celles qui qualifient son art, sont aussi utilisées pour Pénélope et indiquent qu’elle partage les mêmes vertus : à propos de ce jeu de miroir, d’identité entre Ulysse et Pénélope, voir Helene Foley « ‘Reverse Similes’ and Sex Roles in the Odyssey », Arethusa 11, 1978, p. 7-26).
14 Chantraine pense qu’Homère n’exprime le sens métaphorique (« rusé ») de poikilos que dans cette épithète (Dictionnaire étymologique, p. 923), mais que ce sens est peut-être déjà présent en Odyssée VIII, 448. Le littéral et le métaphorique semblent se chevaucher en Iliade XVIII, 590, où poikillō signifie « modeler » et/ou « rendre (une scène) artistique, intelligente ».
15 « Ainsi le brave et ingénieux Ulysse ». Le sens de daiphrōn est discuté et ici le mot peut présenter un changement de sens tout à fait indentique à celui que connaissent les formes en tle-. Selon Chantraine (Dictionnaire étymologique), daiphrōn signifie « courageux », « brave » dans tous les passages de l’Iliade, même en XI, 482, pour Ulysse et en XXIV, 325, pour les cochers de Priam ; cependant dans l’Odyssée, ce ternie semble signifier « intelligent ». Durante, dans sa Preistoria, II, p. 40 s., nie la relation entre daiphron et dais, « bataille », et affirme qu’il y a une relation avec le dasra du Rig Veda, « doté d’une grande intelligence ». Par conséquent, le mot devrait avoir le même sens dans l’Iliade et dans l’Odyssée : « intelligent ». Les poètes, cependant, peuvent avoir compris daiphron comme « brave », car l’épithète apparaît dans le contexte d’une bataille tant dans l’Iliade que dans l’Odyssée. Ce nom-épithète attira l’attention de Milman Parry : voir « The Traditional Epithet in Homer », dans The Making of Homeric Verse, Oxford, 1971, p. 106 s.
16 Pour ce sens, voir Karl Meuli, « Herkunft und Wesen der Fabel », Schweizerisches Archiv für Volkskunde 50, 1954, p. 54-88 = Thomas Gelzer (éd.), Gesammelte Schriften, 2 volumes, Bâle, 1975, II, p. 742.
17 Voir mon texte « The Song of the Sirens », Arethusa 12, 1979, p. 121-132.
18 À propos de cette épithète, voir Lexikon des frühgriechischen Epos, s.v. aatos. L’adjectif aatos (avec un a- privatif, et amenai, « rassasier ») est utilisé par Homère seulement lorsqu’il accompagne polemoio ou makhēs, « guerre » ou « bataille », ou dolbn et dolbn ede ponoio, « ruses » et « ruses et peines ». Il est réservé à Ulysse et on ne le trouve que dans les passages que nous analysons, Odyssée XIII, 293 et Iliade XI, 430. Sur le ponos d’Ulysse, qui est l’un des nombreux sens attachés à tlēnai, voir Nicole Loraux, « Ponos », dans Annali del Seminario di Studi del Mondo Classico. Sezione di Archeologia e Storia Antica 4, Naples, 1982, p. 171-92.
19 Voir Lexikon des frühgriechischen Epos, s.v. aatos. En fait, le vers épithétique qu’est Iliade XI, 430 caractérise Ulysse tel que nous le connaissons dans l’Odyssée, comme l’homme aux nombreuses ressources, histoires, ruses et à l’infinie endurance (tlēnai). Parce qu’Iliade XI, 430 présente une épithète plus complète (dolōn at’éde ponoio) qu’Odyssée XIII, 293 (dolōn at’), il est possible de penser qu’ici l’Odyssée abrège l’épithète qu’elle connaît de l’Iliade ou bien que les deux épopées font toutes deux dériver cet usage d’une tradition concernant Ulysse qui précède la composition monumentale de ces deux poèmes telle que nous la connaissons.
20 Dans l’Iliade, poikilomētēs apparaît dans le contexte d’événements militaires et, à moins que l’épithète ne dénote spécifiquement l’intelligence stratégique, le mot peut être utilisé avec une certaine indifférence à l’égard du contexte. En Odyssée XIII, 293, cependant, l’usage de l’épithète est tout à fait approprié. Voir Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, 1974, p. 25 s. où est décrite la poikilia (l’élaboration ou la variété) de la mētis et l’ambiguïté qu’une telle notion implique.
21 Voir W. S. Stanford, The Ulysses Themes, Oxford, 1954, p. 13 et n. 17. Quand Zeus est trompé par Héra, il qualifie son dolos (la ruse d’Hypnos et sa séduction érotique) négativement avec l’épithète kakotekhnos, « ruse qui fabrique le mal » (Iliade XV, 14). Cependant l’usage de toute épithète avec dolos reste très rare chez Homère : pukinos, « solide », « habile », apparaît en Iliade VI, 187, et kakos, « méchant » en Iliade IV, 229. Dans l’Odyssée, les épithètes qualifient exclusivement la variété (pantoios) et la totalité (pas) des ruses d’Ulysse : voir par exemple Odyssée III, 119, 122 (ainsi qu’Iliade III, 202) et Odyssée IX, 422.
22 Antiloque aussi a recours au dolos, lorsqu’il double Ménélas dans la course des chars du chant XXIII de l’Iliade (v. 515, 585) ; la fraude elle-même est décrite aux vers 422 ss.
23 C’est la seule situation où dolos n’a rien à voir avec le combat, mais il est tout à fait approprié qu’Ulysse conserve son déguisement grâce à ce dolos.
24 Voir, par exemple, Odyssée IX, 414, XX 20, II, 279 et les épithètes poikilomētis, polumētis.
25 A propos d’Odyssée IX, 19, voir plus loin chapitre 20.
26 En Odyssée XI, 363 ss., on trouve un éloge extrêment intéressant de l’éloquence d’Ulysse. Alcinoos chante la beauté des paroles d’Ulysse et de son noble esprit ; néanmoins, il fait précéder ses louanges d’une série de définitions négatives : « Tu n’as pas l’air d'un charlatan ou d’un simulateur (epiklopos). » Le mot epiklopos et ses synonymes, muthoi klopioi, sont utilisés par Athéna lorsqu’elle fait les louanges d’Ulysse en Odyssée XIII, 291 et 295.
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