Introduction. Variations sur des thèmes odysséens
p. 27-53
Texte intégral
Que n’ai-je des paroles inconnues
Des proverbes étranges
Des mots nouveaux, jamais employés
Purs de toute répétition
Des adages non transmis
N’ayant jamais passé les lèvres des ancêtres !
J’exprime mon corps de ce qu’il contient
En libérant tous mes mots ;
Car ce qui fut dit est répétition
Lorsque ce qui fut dit est dit,
Il n’y a pas à se vanter des mots des ancêtres,
Ils sont recueillis par ceux qui vinrent après.
Les Complaintes de Khakheperre-Sonb
1Les critiques sont depuis toujours fascinés par la présentation d’Ulysse que donnent les premiers vers de l’Odyssée et par les développements de cette image initiale. Mais quelle est cette image originelle d’Ulysse et comment évolue-t-elle au cours du poème ? Répondre à ces questions revient à faire des voyages du héros le lieu d’une expérience qui lui permet d’atteindre son telos. Deux interprétations majeures ressortent de la tradition critique : tantôt le voyage et le retour sont conçus comme une expérience douloureuse qui transforme le héros et lui permet d’atteindre la pleine mesure de son humanité, tantôt ces aventures sont considérées comme des épisodes qui répètent sans fin la même expérience jusqu’à ce que le retour suspende pour un temps les errances d’Ulysse. Dans la première interprétation, l’Odyssée devient une sorte de Bildungsroman, dans la seconde, un feuilleton qui pourrait virtuellement ne jamais finir.
2Pour la première manière de lire, le retour, conçu comme un thème archétypique, signifie la longue maturation de l’expérience, le franchissement de limites, la réparation d’une perte, et, finalement, la réappropriation d’un soi perdu. Si l’on s’en tient à cette interprétation, Ulysse aurait chez Calypso vécu dans un monde imaginaire, où il n’était qu’à demi conscient de son être propre, puisqu’il acceptait de vivre caché à ses côtés. Ce n’est qu’en décidant de s’en retourner et d’accepter sa mortalité que le héros commence à être lui-même et que l’Odyssée débute. Le retour d’Ulysse chez lui est donc un retour à l’humanité, à la conscience, à la réalité et à la responsabilité et les épisodes de son voyage constituent autant de facettes de ces réappropriations. Cette interprétation reconstitue donc le « commencement » de l’Odyssée à partir de la dynamique métaphysique qui est liée à la notion de retour, puisque des concepts tels que « réappropriation de soi » et « accomplissement de sa destinée » (telos) sont métaphysiques en ceci qu’ils dessinent les contours d’une conception parfaitement close, et utopique, de l’« humain ». En partant de cette fin, de cette conclusion et de cette clôture propre au retour on retrouve un commencement, un point de départ situé à un niveau inférieur.
3L’Odyssée séduit et captive le lecteur précisément parce qu’elle est un voyage de retour. Et nombre de pages mémorables de la tradition critique ont tiré parti de ce mouvement métaphysique, qui nous dresse ainsi le portrait édifiant d’un héros noble, souffrant, acceptant son humanité et grandi par cette acceptation.
4C’est ainsi que les savants n’ont pas hésité à se lancer dans des lectures allégoriques ou symboliques, encouragés d’ailleurs par l’aspect fictionnel ou fabuleux de certains épisodes du poème. Dans les analyses symboliques récentes de l’Odyssée, Ulysse subit diverses naissances et reçoit la protection de différentes figures maternelles tandis qu’il gravit péniblement les échelons qui l’amènent à accepter sa condition d’homme avec les limitations humiliantes qu’elle suppose.
5La seconde lecture, qui s’attache au retour comme retour au « Même » à travers la répétition d’expériences analogues, ne se propose pas de dégager un message moral ; elle ne cherche qu’à s’abandonner à un plaisir sans fin. Ulysse trompe la mort à chaque pas, compense chaque perte qu’il subit et retrouve toute l’intégrité de son être après chaque imposture ou chaque déguisement. Comment ne pas comprendre le pouvoir séduisant et gratifiant qu’un tel personnage exerce sur ses lecteurs ? D’une part, Ulysse flatte notre profond et incontrôlable désir de déjouer la mort ; de l’autre, il est une « personne » impérissable, une entité ineffaçable, à jamais identique à elle-même. On reconnaît en lui la quintessence de la fiction, plus vraie que toute réalité.
6Mais cette interprétation n’est pas moins métaphysique, puisqu’elle repose sur la notion utopique d’identité du Même. Or une lecture critique ne devrait pas rester aveugle aux incroyables contradictions, aux disparités, aux ruses que le texte exhibe à mesure même qu’il élabore ce sens du Même. De fait, Ulysse ne retourne pas au Même, car son retour ne met pas un terme à son voyage. L’homme « aux nombreux tours » (polutropos) est engagé dans un mouvement de re-tour (hupotropos, XXII, 35) qui ne s’achève pas avec son arrivée à Ithaque. Il sait qu’il devra repartir. De surcroît, son voyage est déjà une sorte de mouvement centrifuge, une dérive qui l’écarte sans fin de chez lui. Plutôt qu’un retour au Même, j’y vois une multiplication des mêmes événements, une sorte de dérive répétitive d’épisodes analogues.1 Cette troisième lecture semble elle aussi suggérer une interprétation utopique et rassurante du poème dans la mesure où la dérive continuelle ne mènerait jamais Ulysse à un point fixe, ni même, par conséquent, à la mort. Et cependant, lorsque nous opposons ce mouvement polytropique centrifuge à celui du retour (hupotropos) et que nous déchiffrons les stratégies fictionnelles qui assurent la survie du héros, nous constatons que le mouvement gratifiant et domestiqué de son retour est compromis. L’empire de la nécessité, de la mort, qu’il évite grâce à son habileté et à son astuce (mētis), le poursuit et le tient. Lors de certains épisodes cruciaux, nous le voyons entre vie et mort, par exemple lorsqu’il descend dans l’Hadès, ou lorsqu’il s’éternise sur l’île de Calypso, ou encore lorsqu’il retourne à Ithaque sur le bateau phéacien, inconscient, plongé dans un profond sommeil « très semblable à la mort » (thanatoi ankhista eoikos, XIII, 80) : le héros meurt pour renaître à Ithaque, qu’il atteint, mais sans y reconnaître sa patrie. Si dans ce cas, et dans quelques autres, Ulysse se retrouve dans une situation nouvelle après un moment d’inconscience, ou aux marges de la conscience, sa vie en tant que personnage est mise en crise ; elle reste en suspens ou devient étrangère à la succession des événements. La mort le saisit et coexiste avec la vie, la nécessité avec le plaisir.
7De manière analogue, au fur et à mesure que le héros est exposé à de nouvelles situations ou à de nouvelles conditions, son être antérieur en est profondément altéré. Ici encore, la transformation physique, la profonde modification momentanée qui affecte sa personne ne sont pas fortuites ; lorsqu’Ulysse, mendiant dans sa propre maison, est étendu sur le sol comme un chien devant le sac dégoûtant où l’on a déposé sa nourriture (XVII, 356 ss.), il est bien un autre homme. Son nom et ses attributs sont identiques et les mots qu’il prononce sont parfois les mêmes ; cependant quelque chose de l’ancien héros est mort.
8Tout cela implique que lorsqu’il trompe la nécessité de la mort, la mort à son tour le trompe, suspend sa vie, change son apparence physique, ajoutant ou ôtant sans cesse à son être précédent. Son astuce ne le protège pas contre une dissolution kaléidoscopique que l’identité du nom et les innombrables scènes de reconnaissance ne parviennent pas réellement à éviter. Ces scènes donnent légitimité et pouvoir à une interprétation édifiante de l’Odyssée, qui s’attache aux progrès du héros vers sa propre réalisation (telos). Et cependant, si ma lecture est juste, le texte semble constamment tenté de nier tout changement dans la nature profonde du héros.
9Le ligne de force de mon enquête est l’élucidation et la mise en relief de l’étrange économie qui tient Ulysse entre ces deux pôles : la vie et la mort, l’identité et la différence, le retour et l’éloignement. C’est la tension indécidable entre ces termes opposés qui force Ulysse à devenir l’homme du pluriel et de la polytropie : dans la mesure où l’habileté du héros parvient à ses fins, elle domestique (littéralement et figurativement) tous les problèmes provoqués par cette tension insoluble.
10Polytropie est synonyme de mētis, « ruse », « astuce ».2 Le thème du retour et son économie dérivante dépendent de la notion de mētis elle-même. Dans les épiphanies odysséennes d’Athéna, la mētis se manifeste comme l’art du déguisement et de l’illusion, capable de manipuler la nécessité et d’altérer la réalité chaque fois qu’il faut tromper quelqu’un ou surmonter un obstacle. Le pouvoir de cette mētis spécifique (dont la mētis d’Athéna représente la contrepartie divine) est invincible, comme le prouve le succès du plan conçu par Ulysse pour son arrivée dans sa propre maison.
11Cependant, en manipulant constamment la réalité grâce au déguisement et à l’invention de nouvelles biographies, Ulysse s’exclut de son moi « réel » et tombe dans une série d’attitudes indistinctes et sans éclat, où il est lui-même et autre, à la fois fidèle et déloyal à son caractère. Je pense que l’on ne peut que « présumer » l’existence du moi « réel » d’Ulysse derrière ses déguisements et ses récits, et que ce sont en fait les scènes de déguisement qui créent l’illusion d’un moi « réel ».
12Le paradoxe est que la tricherie doit être suffisamment astucieuse pour contrôler et manipuler sa propre stratégie de dissimulation et d’imposture sans se laisser prendre à ses propres pièges ; mais ces attitudes équivoques révèlent à mon sens qu’Ulysse et sa mētis ne parviennent pas à contrôler totalement les stratégies qui sont mises en œuvre. Ulysse semble parfois être simultanément le manipulateur et la dupe de sa propre ruse. Pour ne mentionner qu’un cas, son habit de mendiant le cache même lorsque cela n’est plus nécessaire — par exemple, la première fois qu’il révèle son identité à sa femme (cf. XXIII, 115 s.).
13Ulysse polumētis, l’homme des multiples ruses, l’homme des multiples tours, est le héros tout indiqué d’un texte qui reste sans égal pour la mētis et la polytropie de sa rhétorique. Si je préfère parler ici de la polytropie d’Ulysse plutôt que de sa mētis, c’est parce que le terme « polytropie » a l’incomparable avantage d’exprimer non seulement son caractère, mais aussi les qualités thématiques et rhétoriques du texte. Les tours et les détours de ses pérégrinations, les biais et les astuces de son esprit se reflètent dans les tours (tropoi et figures rhétoriques) de l’Odyssée elle-même. De plus, alors que la polytropie implique que la série des tours est ouverte, la mētis désigne le succès atteint par la ruse ou la tricherie. Le terme polytropie est donc légèrement plus neutre que celui de mētis, qui, parce qu’il évoque le succès de l’artifice, doit être constamment démystifié par le lecteur. La présence de notions dominantes comme celles de polytropie, de mētis et de doloi, « ruses », implique que l’empire de la nécessité est à la fois dur et intraitable. Ce que j’appelle ici de manière générale l’« empire de la nécessité », l’Odyssée le définit plus précisément à travers différentes situations. Il comprend essentiellement la mort, l’oubli, la dissémination (l’interminable dérive) et la perte de soi. Lorsque la mētis, les doloi et la polytropie parviennent à contrôler ces menaces, le plaisir survient, tant pour le personnage que pour le lecteur. Le texte de l’Odyssée fait varier à l’infini les mêmes situations fondamentales. Le principe sur lequel je m’appuie, et qui deviendra plus clair tout au long de ce livre, est que la nécessité et le plaisir sont les termes d’une structure supplémentaire, qui les tient ensemble dans une tension instable de contiguïté.
14Le retour d’Ulysse dans sa patrie et les détours qui l’en éloignèrent assurent le retour du héros à sa tradition littéraire et à son lignage. L’Odyssée relate l’aventure finale (ou presque) d’un héros dont les exploits précédents sont déjà connus et furent chantés dans tout le monde grec à l’époque même où la fiction place son retour. Cette « suite » perpétue donc thématiquement et textuellement une longue tradition de chants. Toutefois, comme je le montrerai plus loin, la relation entre l’Odyssée et la tradition où elle puise sa forme est totalement ambivalente. La tension narrative qui suspend Ulysse entre retour et détours est doublée d’une surprenante économie textuelle de l’Odyssée qui simultanément adhère à la tradition et s’en sépare.
15De la riche et vaste tradition épique sur la Guerre de Troie, nous ne connaissons malheureusement que l’Iliade. S’il nous était donné de lire le Cycle troyen dans son intégralité, et particulièrement les parties où Ulysse jouait un rôle prédominant, les interprétations que je présente ici en seraient peut-être altérées ; mais dans l’état de nos connaissances il faut s’en tenir à l’Iliade et la considérer comme le modèle représentatif de la tradition épique et comme notre seul terme de comparaison.
16L’indice le plus significatif de l’ambivalence qui traverse l’économie de l’Odyssée est son silence à propos de l’Iliade.3 À de nombreuses reprises, l’Odyssée indique incontestablement sa volonté d’ignorer l’Iliade et la tradition iliadique.4
17Cela plaide selon moi en faveur de l’hypothèse selon laquelle l’Odyssée connaissait l’Iliade. Les deux textes se sont probablement élaborés simultanément, chacun ayant conscience de l’autre, avant d’être fixés dans les compositions monumentales que nous connaissons aujourd’hui ; et on peut penser que durant la période de formation certains passages dans chacun des textes furent révisés pour être en conformité avec des passages de l’autre. Il est clair que le texte de l’Iliade et celui de l’Odyssée se présupposent l’un l’autre ; ils se jouxtent et se limitent mutuellement au point que l’un, en quelque sorte, écrit l’autre.
18Cette complémentarité ne signifie pas pour autant que les deux poèmes constituent une unité logique et harmonieuse. Au contraire. L’Odyssée, en feignant d’ignorer l’Iliade — et vice versa —, trahit une relation franchement polémique. Ainsi les deux héros, Achille et Ulysse, entretiennent d’une œuvre à l’autre un dialogue intertextuel où l’un prétend être sourd à l’autre, chacun incarnant dans son poème un mode d’être unique, radicalement opposé à celui de l’autre.
19La dépendance et, dans le même temps, le détachement que l’Odyssée entretient à l’égard de la tradition iliadique sont illustrés dans les passages des deux poèmes qui semblent clairement se répondre et donc jouer de l’allusion. Vers après vers, l’Odyssée adopte le style épique et en répète les expressions formulaires, divergeant parfois de son modèle, le renouvelant parfois avec une inquiétante subtilité. L’allusion révèle à la fois l’interdépendance des deux poèmes et le désir du texte qui y a recours de dissimuler ou, du moins, de rendre énigmatique une telle dépendance.
20L’allusion est toujours un phénomène délicat, et c’est particulièrement vrai pour nos deux épopées. Il suffit d’être un peu instruit de la notion de tradition orale telle que Milman Parry l’a élaborée et de ses relations avec le style formulaire pour reconnaître la difficulté empirique qu’il y a à déterminer la « signification » des répétitions et des variations dans les passages formulaires. Laissons de côté les principes économiques de la théorie de Parry. La question de savoir comment il faut saisir les intentions et les significations dans un texte allusif reste insoluble en théorie, car la répétition et la différenciation, qui constituent le processus même de l’allusion, obscurcissent nécessairement les intentions du texte et celles de l’auteur : le réemploi d’expressions formulaires cache totalement leur éventuelle intention allusive ; la ré-élaboration de variantes ouvre tant de possibilités allusives qu’elle annule la force de chacune en particulier.
21Les solutions que je propose ne sont, par nécessité, que des hypothèses de travail et ne donnent donc pas toujours pleinement satisfaction. J’ai cherché, d’une part, les traits empiriques qui attestent l’existence d’une « allusion », c’est-à-dire d’une reprise, d’une répétition qui ajoute du sens. D’autre part, j’ai présenté quelques-uns des nombreux sens possibles qu’une allusion pouvait offrir. Je me suis gardé, en général, de trancher sur ce qui demeure indécidable, et dans quelques cas seulement, j’ai pris le risque d’indiquer ce que je considérais être la lecture la plus enrichissante. Je me suis ainsi astreint à respecter l’idée selon laquelle un texte est finalement la somme de ses lectures, c’est-à-dire non pas une source mais une ressource ouverte de significations.
22Étant donné que le style épique se répète constamment, les « ré-élaborations » allusives espiègles, sémantiquement riches, donnent une orientation au phénomène de répétition. L’ingéniosité et la grande subtilité que déploie l’Odyssée dans sa tentative d’embrasser et de transcender par son style allusif l’ensemble de la tradition épique témoignent de la métis et de la polytropie propres à son écriture.
23Que l’Odyssée introduise une différence de sens dans un même signifiant, qu’elle déguise de vieilles formules sous de nouvelles parures ou déploie différents signifiants dans un jeu synonymique avec une notion ou une idée ancienne, la re-lecture et la ré-écriture donnent vie et éclat au langage poétique ainsi répété et ré-animent la relative passivité de ce langage poétique. La seule limite au succès que rencontre l’Odyssée dans cette pratique exquise vient de l’incontournable économie du « signe », qui ne permet pas de dépasser pleinement la passivité de la répétition.
24La répétition, qui est la matrice de la poésie épique, façonne non seulement les expressions mais aussi les conceptions poétiques et l’idéologie des poèmes. Par exemple, la renommée (kleos) — pour laquelle certains héros de l’Iliade sont prêts à mourir — implique la répétition d’une rumeur. La notion de mémoire (mnēmē) est elle-même intrinsèquement liée au processus de la répétition. La mémoire (mnēmē) des Muses est impensable sans la répétitivité et la fixité du langage épique5. Comme le dit Berkley Peabody, « l’effet de mémoire causé par la redondance du style épique » est « la vraie Muse de l’épopée »6.
25Les textes épiques mentionnent la mnēmē des Muses comme origine et source de leur chant (voir, par exemple, Iliade II, 484 ss.), élevant ainsi la mémoire (répétition et réemploi) du langage épique au rang de principe métaphysique : la qualité divine de la mnēmē. En localisant la source du chant épique dans la mémoire-voix originelle des Muses, la conception épique explique aisément le long processus de l’élaboration traditionnelle de l’épopée et réduit le phénomène infiniment complexe de la poésie à une seule et simple origine7. Cette manière d’expliquer les choses est l’essence même de l’élaboration du mythe.
26Cette idéologie poétique opère à plusieurs niveaux et dans différents épisodes des poèmes. Ainsi, Ulysse doit à un acte spécifique de mémoire divine d’être sauvé d’un oubli profond comme la mort, oubli où il tombe lorsqu’il est chez Calypso (= celle qui cache). La mnēmē d’Athéna le ramène au monde visible :
Parmi eux [les dieux], Athéna décrivait [lege] toutes les angoisses d’Ulysse car elle se souvenait (de lui) [mnēsamenē]8. Elle était inquiète de le savoir dans la maison de la nymphe (V, 5 s.).
27Tout comme Zeus, qui par un acte analogue de mnēmē (voir I, 29) avait évoqué la mémoire d’Oreste et d’Égisthe, Athéna ramène Ulysse à la vie et à la lumière grâce à un discours qui raconte ses souffrances. L’Odyssée est en partie déjà comprise dans ce discours-mémoire d’Athéna. Or la mnēmē d’Athéna est celle de la déesse de la mētis (ruse, astuce) ; la mémoire qui arrache Ulysse à l’oubli est donc bien celle de la mētis, dont l’art consiste à cacher et à révéler, à manipuler la nécessité à travers ce mélange troublant d’apparence et de réalité. L’Odyssée nomme sa propre ruse polytropique lorsque le texte mentionne l’acte de mnēmē d’Athéna.
28Le texte, bien évidemment, attribue une origine divine et simple au processus qui sort Ulysse de sa cache (= Calypso) et de son oubli et fait de lui le personnage central d’un nouveau poème ; si cette mnēmē ne l’avait pas arraché à l’oubli, Ulysse aurait terminé sa carrière littéraire sur l’île de Calypso, si ce n’est plus tôt9. Son poème n’aurait jamais été chanté, car, comme le rappelle le texte avec cohérence, les hommes dont il était le roi avaient cessé « de se souvenir de lui » (ou tis memnetai Odusseos), comme le dit Athéna (V, 11)10.
29La mnēmē d’Athéna n’est que le nom de la mémoire poétique traditionnelle. Le texte affirme qu’Athéna, mnēsamenē, racontait (lege) les nombreuses angoisses d’Ulysse (V, 5 s.) ; mais lorsque le texte rapporte les mots mêmes d’Athéna, il n’enregistre que la conclusion, ou la péroraison de sa mnēmē — c’est à dire de sa remémoration (V, 5-20). Athéna est indignée de ce que personne ne se souvienne d’Ulysse et de ce que son fils même ne soit plus en sécurité (V, 7-20).
30Entendons-nous l’éclat d’une déesse en colère qui improviserait son propre langage ? Non ! Les quatorze vers qu’elle prononce sont composés de morceaux répétés et d’expressions redondantes : les vers 8 à 12 répètent ce que Mentor dit à l’assemblée au chant II, v. 230-34 ; nous avons déjà entendu les vers 14-17 dans la bouche de Ménélas, qui lui-même répète les paroles de Protée (IV, 557-60) ; nous entendrons ces mêmes mots de nouveau lorsque Télémaque fera à sa mère le récit de son voyage en XVII, 143-46. Les trois derniers vers de la tirade indignée d’Athéna (v. 18-20) ne sont que la transposition redondante des paroles de Médon en IV, 700-702. De plus, quelques-uns de ces vers (7, 13, etc.) sont singulièrement formulaires. En bref, le passage tout entier est d’une telle complexité qu’il a été rejeté non seulement par les analystes de la vieille école, pré-parryens dans leur approche, mais aussi par Denys Page, qui qualifie de post-homérique le style « patchwork » de cette tirade enflammée11.
31La remémoration accomplie par Athéna, cette mnēmē qui, comme acte originel, ramène Ulysse à la lumière et à la narration épique, est en soi un exemple de la redondance et de la répétition épiques. Le discours qui se donne pour seule et ultime source de l’épopée est lui-même composé d’expressions épiques répétées ; il est donc déjà inscrit dans ce qu’il est supposé susciter. Rien ne saurait mieux illustrer le caractère utopique de la convention métaphysique inhérente à l’épopée qui attribue le commencement du chant épique à une mnēmē extérieure au chant.
32Ce n’est pas par hasard que le texte demande à la mémoire d’Athéna de ramener Ulysse dans le récit : Athéna, déesse de la mētis, est la protectrice d’Ulysse. C’est donc elle qui nomme le destin épique spécifique d’Ulysse et qui agit thématiquement tout au long de la narration comme la contrepartie divine du héros, le representamen de ses pouvoirs12. Au niveau de la composition textuelle, Athéna est aussi du côté du style polytropique de l’Odyssée avec ses ironies désarmantes, ses allusions espiègles, la multitude de ses facettes et de ses jeux de miroirs. Cette polytropie est le champ où s’opère un immense exercice d’interprétation et de mésinterprétation.
33Un autre dieu, Hermès, définit plus précisément le sens de la destinée épique d’Ulysse13. La figure et le rôle d’Hermès, telles qu’ils sont construits au cinquième chant, ont été l’objet d’une critique qui ne s’est pas relâchée. Occupés à mettre en question son rôle de messager — il se substitue à Iris, le messager de l’Iliade —, les savants ont trouvé quelques vers à leur sens mal venus où le texte répète l’Iliade. Aucune de ces objections n’est cependant assez sérieuse pour jeter une ombre sur l’authenticité du passage et sur le rôle d’Hermès14, et de bonnes raisons peuvent justifier l’intervention du dieu. Tout d’abord, Hermès est une figure familière dans le clan d’Ulysse : il est le dieu protecteur d’Autolycos, le grand-père d’Ulysse : « Autolycos [...], maître en vols et en parjures : le dieu Hermès lui-même lui avait fait ce don » (XIX, 395 s.). Autolycos joue un rôle important dans la définition de la destinée épique d’Ulysse car il est l’auteur du nom d’Ulysse, Odusseus (XVII, 406). Il nomma ainsi son petit-fils car il était lui-même odussamenos, c’est-à-dire, « haïssant » ou « haï ». L’Odyssée établit une relation entre le nom, Odusseus, et la destinée du héros et insiste sur ce point en jouant sur les mots15.
34Plus important encore est le fait que seuls Hermès et Ulysse aient droit à l’épithète polutropos, (« aux multiples tours »), qui note l’essence littérale et littéraire d’Ulysse puisqu’il évoque ou nomme à la fois ses multiples voyages, ses maintes ruses, et ses innombrables tours rhétoriques. Le texte jongle avec toutes ces associations grâce à la force littérale et métaphorique de tropos, qui est le nom de la métaphore. L’épithète désigne donc aussi l’impossibilité de séparer le sens littéral du sens métaphorique et signale ainsi l’ironie « hermétique » et l’astuce littéraire de l’Odyssée16.
35L’épithète polutropos n’apparaît que deux fois dans l’Odyssée, à deux moments importants. Au tout premier vers du poème : « Chante-moi, Muse, l’homme aux multiples tours (polutropos) », elle nomme la quintessence du héros et dans une sorte de devinette, prend la place de son nom, qui reste tu jusqu’au vers 21. En X, 330 ss., Circé réalise que son philtre magique est resté sans effet sur l’étranger et elle se rappelle la prophétie d’Hermès qui lui annonçait qui serait cet hôte :
« N’es-tu pas cet Ulysse aux tours multiples [polutropos] dont Argeiphontès à la baguette d’or [khrusorrapis] m’annonçait toujours qu’il viendrait ici à son retour de Troie ? » (X, 330-32).
36Hermès a l’esprit retors et ironique. Il met en garde Circé contre l’impuissance de sa magie sur Ulysse ; et lorsqu’Ulysse arrive et se dirige naïvement vers la maison de Circé, Hermès vient à son secours et lui donne un remède magique, le mōlu17 (X, 275-306), qui l’immunise contre le philtre de Circé. Hermès est véritablement polutropos lorsqu’il met en garde Circé tout en la trompant, qu’il l’éclaire tout en l’aveuglant. La magie d’Hermès est plus puissante que celle de Circé, qui est incapable de percevoir les intentions du dieu18. Mais comme il la trompe en se servant d’Ulysse, c’est le héros, et non le dieu, qui sera à ses yeux responsable de sa défaite et de son humiliation. Pour cette raison, elle appelle Ulysse polutropos, épithète qui, comme je l’ai noté plus haut, n’appartient qu’à Hermès et à son protégé.
37L’usage exceptionnel du mot dans ce passage (X, 330) — lorsqu’Hermès sauve Ulysse sur le point de tomber dans le piège de Circé — caractérise bien la qualité essentiellement « hermétique » du héros et établit entre l’homme et son protecteur une alliance qui est typique de l’univers épique. Mais le héros n’en demeure pas moins un être humain, comme le texte le précise, par exemple, au chant V, v. 195 ss. :
Et il [Ulysse] prit place dans le fauteuil que venait de quitter Hermès ; la nymphe plaça devant lui toutes sortes de nourritures et de boissons propres à nourrir un mortel. Elle s’assit face au divin [theioio] Ulysse et ses servantes lui servirent le nectar et l’ambroisie.
38Le texte insiste sur la relation privilégiée qui existe entre le héros et Hermès en mentionnant explicitement le fauteuil (thronos) sur lequel le héros s’est assis, comme le dieu l’avait fait juste avant lui, et en répétant pour Ulysse les mêmes gestes d’accueil de Calypso, qui lui offre et lui sert, comme elle l’avait fait pour Hermès19, ce que le langage poétique formulaire nous décrit comme un repas solennel20.
39Simultanément, le texte souligne avec vigueur qu’en dépit de sa protection divine et de ses attributs divins, Ulysse n’en demeure pas moins un mortel. Il mange du pain. Il est theios, « divin », et non theos, « dieu ». La différence entre l’adjectif et le nom ouvre une large faille : les qualités sont dérivées alors que la chose elle-même est une substance. Mais cette subtile différence grammaticale met en évidence une fois encore la relation spéciale qui lie le dieu et le héros.
40Conformément à des croyances profondément enracinées dans l’Odyssée et plus généralement dans l’épopée, la tension entre les qualités divines et le dieu lui-même est ici limitée au registre de la nourriture. Puisque la mort ne touchera pas Ulysse pendant toute la durée du poème, la tension entre la nature humaine et la nature divine est momentanément réduite à la différence entre les menus que Calypso offre à ses invités. Le texte ignore le pathos qui pèse sur l’ensemble de l’Iliade et qui se manifeste avec une intensité particulière dans quelques grandes scènes du poème21. Cette différence souriante entre mortel et immortel, circonscrite dans le récit par une table et un menu, est la meilleure introduction possible aux voyages, aux vicissitudes et aux frasques d’Ulysse.
Écriture / Oralité
41Maintenant que la mnēmē d’Athéna l’a sorti de l’oubli et que la polytropie d’Hermès lui a tracé le chemin de sa destinée épique, notre Ulysse polutropos peut faire son apparition. Avant de le présenter, je voudrais cependant rappeler rapidement les principes qui sous-tendent mon discours critique.
42Ce livre est une contribution à la compréhension textuelle et esthétique de l’Iliade et de l’Odyssée, du point de vue de la tradition épique et de son langage formulaire. La critique littéraire et philosophique contemporaine a éclairé la nature du signe linguistique et les processus qui permettent tant au signe oral qu’au signe écrit de fonctionner. La complexité et la difficulté de ces problèmes ne me permettent pas ici de donner un exposé même succinct du processus de signification. Je voudrais simplement indiquer les points sur lesquels il y a un certain consensus au sein de la tradition saussurienne. Nous connaissons aujourd’hui la chaîne des différences signifiantes qui permettent au signe parlé de communiquer, la nature non acoustique de ces différences et le processus homologue qui produit la signification du signe écrit22. Les signes alphabétiques, par exemple, constituent une chaîne de différences qui ne sont perçues que comme des différences de relations23. Ces processus relationnels sont les mécanismes essentiels qui produisent du sens tant pour le signe oral que pour le signe écrit. De toutes les caractéristiques techniques et contextuelles qui distinguent le signe oral du signe écrit il n’en est pas qui altère en fait la totale homologie des processus et des mécanismes producteurs de sens. Par conséquent, la signification et la capacité de signifier sont de même nature à l’oral comme à l’écrit ; le signe oral peut transmettre un sens tout aussi complexe et riche que le signe écrit.
43Si nous appliquons ces définitions à la poésie orale et à la poésie écrite, nous voyons qu’au niveau fondamental du sens, les deux media sont virtuellement capables des mêmes résultats. Ainsi, bien que les cultures qui émergent à travers les techniques de l’oralité et celles qui se développent grâce à celles de l’écriture puissent être très différentes en raison de la diversité et de la complexité de leurs systèmes de communication, le processus de la signification considéré en lui-même ne désavantage ou ne lèse aucun des deux modes de signification. La vision romantique qui, aujourd’hui encore, associe directement à la poésie écrite une plus grande sophistication se voit ainsi discréditée. Le risque est bien de voir la notion de « primitivisme », pourtant abolie par l’anthropologie moderne, revenir sous une nouvelle étiquette, apparemment plus noble, comme « simplicité », « immédiateté » ou « mythe ». Ces qualificatifs de « l’oralité », en dépit de leur valeur positive, impliquent, bien sûr, que l’écriture seule peut introduire une pensée critique, la rationalité et la sophistication.
44Quelques anthropologues contemporains se sont récemment élevés contre cette polarité simpliste : Ruth Finnegan, par exemple, a montré qu’il n’y a pas de frontière précise entre littérature orale et littérature écrite24. Sa conclusion va dans le même sens que la théorie de la nature du signe que je viens d’évoquer, et elle suggère qu’admettre une polarité entre ces deux formes de littérature revient à privilégier des hypothèses métaphysiques profondément enracinées dans notre culture25.
45C’est donc bien avec une intention polémique et dans un but précis que j’emploierai le terme d’« écriture » homérique tout au long de ce livre. Je renvoie par cette expression au mode original de composition et d’exécution des différents chants dont le développement diachronique a produit l’Iliade et l’Odyssée. J’entends ainsi inciter à repenser la nature de la poésie homérique orale comme un phénomène techniquement aussi complexe et littérairement aussi sophistiqué que l’est la poésie écrite26. Cette intention et cette stratégie n’impliquent pas, cependant, la négation ou la négligence des traits caractéristiques de la poésie homérique. Tout au contraire, ma recherche a pour but d’illustrer les aspects littéraires spécifiques et l’étonnante intelligence du langage homérique.
46Mon livre va donc à l’encontre de certains travaux récents, qui ne font pas la distinction nécessaire entre l’homologie des procès de signification du signe oral et du signe écrit et la différence de leurs techniques et qui, de ce fait, négligent généralement ce qui est propre à la poésie orale. Jasper Griffin, par exemple, rejette la « théorie orale », qu’il juge insignifiante pour une compréhension esthétique d’Homère27. Son livre et, bien sûr, les hypothèses sur lesquelles il repose sont directement liés à la pratique de l’enseignement dans les premières années du cycle universitaire : les « complexités de la phraséologie formulaire » et autres questions techniques « semblaient, dit-il, presque étouffer les poèmes »28. Cependant, le succès de ce livre parmi certains collègues des départements d’études classiques prouve combien, eux aussi, souhaitent un retour à la manière de lire des scholiastes, c’est-à-dire à une approche littéraire qui cherche des contenus humanistes dans ces poèmes oraux comme dans toute autre œuvre littéraire. Le prix dont il faut payer cette forme de lecture, c’est le renoncement à découvrir la spécificité du ton et de la sophistication d’Homère dans la texture même de ses vers, la singularité de son style et les particularités de sa composition.
47Il serait sot de prétendre que redécouvrir le fonctionnement d’une société sans écriture soit une tâche aisée. La recherche des caractéristiques propres à une société et à une littérature orales est pleine d’embûches et de difficultés, et les conclusions auxquelles nous, lecteurs modernes, immergés dans l’écrit, aboutissons doivent souvent être énoncées sur le mode de l’hypothèse. Et pourtant, reconnaître la nature homologue du signe oral et du signe écrit ne devrait pas nous cacher les traits spécifiques d’une société orale. L’économie et la technique différentes de ces deux signes affectent profondément les manières de communiquer ; les attentes suscitées sont de nature différente. Le mélange des communications écrite (peinture, signes gravés, etc.) et orale est d’une telle complexité qu’il nous serait aujourd’hui bien difficile de le reconstituer29.
48Ces difficultés, parmi d’autres, ne devraient cependant pas arrêter la recherche. Dans le cas particulier d’Homère, l’ignorance des modes spécifiques de récitation et de composition, de la formation diachronique des poèmes, de leur constitution en œuvres monumentales, ne devrait pas nous décourager ; nous pouvons en effet nous en tenir à ce qui est spécifiquement et uniquement homérique, c’est-à-dire leur style, et tenter de soulever le voile qui recouvre quelques-uns de leurs secrets.
49Comme je l’ai déjà suggéré, le langage formulaire d’Homère pose sérieusement la question de l’intertextualité ou de l’allusion30. La nature répétitive du style homérique rend l’allusion inévitable, et inévitable l’interrogation sur sa signification. Comme l’observe Milman Parry, même la formule répétée de la façon la plus mécanique (ou, dans sa terminologie, « l’épithète générique ») est porteuse d’une connotation spéciale31. Toutes les formules relèvent du langage épique et de la prétention qu’il a d’être inspiré et vrai. Elles sont donc un fragment de l’extraordinaire pouvoir qu’a ce langage de décrire, d’interpréter et d’organiser le monde en un système métaphysique d’une cohérence et d’une rationalité prodigieuses. Chaque formule répète inlassablement, dans des contextes différents, la même revendication de vérité, de cohérence et d’identité. Cependant, à cause même de la différence contextuelle, nulle formule, même la plus mécanique et la plus indifférente au contexte, ne signifie deux fois exactement la même chose. Un jeu incessant d’identité et de différence anime le langage épique de résonances et de connotations qui ont une profonde signification littéraire32.
50Je reconnais qu’une telle étude de l’allusion tend à être subjective et exige une analyse lente et détaillée. Je reconnais aussi que ma lecture devient parfois dense et difficile à suivre, puisqu’elle suppose la comparaison simultanée de plusieurs passages afin d’établir de subtiles différences textuelles et contextuelles. Cependant, les résultats sont, je crois, à la hauteur de la peine. Je soutiens que le langage formulaire a permis aux poètes de tisser une texture complexe de références, d’allusions et de citations qui couvrent tout le cycle épique.
51Cet ample réseau de références internes ajoute à chaque passage une série de dénotations et de connotations essentielles. La répétition précise d’une expression dans des contextes déterminés crée du sens à force d’insister : les épithètes spécifiques du héros, par exemple, sont des dénotations et des connotations essentielles à sa représentation littéraire (polutropos renvoie aux vertus hermétiques qui n’appartiennent qu’à Ulysse) ; la différence entre time (honneur) et kleos (gloire) est essentielle à la compréhension du fameux passage de Sarpédon dans l’Iliade, que l’on lit encore généralement sans aucun point de vue33. La répétition et la conscience qu’elle a d’elle-même forment la matrice d’importantes notions et conceptions épiques telles que le kleos et la mnēmē, qui affectent toute l’activité et toute la production poétiques, comme nous l’avons déjà vu.
52Le réseau de ces références internes donne à chaque vers, à chaque scène et à chaque épisode quelque chose comme la conscience de faire partie d’une production littéraire dans laquelle un poète entre en compétition avec un autre34. Si nous prenons cette compétition au sérieux, nous devons écouter la différence au sein même de l’identité des expressions répétées et y voir l’expression artistique de poètes qui attirent ainsi l’attention du public sur leur propre texte. Relever de telles connotations est tout à fait indispensable si l’on veut comprendre la stratégie du texte, ses pensées tendancieuses, et sa force artistique.
53Nous pouvons maintenant nous tourner vers Ulysse tel qu’il nous apparaît dans l’écriture odysséenne du chant V. Nous lisons ce texte aujourd’hui comme un livre, mais il y eut un temps où c’était un chant, un lai. Et pourtant, même lorsque c’était un chant, ce n’en était pas moins une sorte d’« écrit », car ce poème présenta toujours une forme techniquement complexe de l’oralité et donc un « texte » élaboré, composé par le jeu des systèmes différentiels du « signe », les mots et les gestes, par le jeu des vides et des décalages entre leur mouvement, et par l’allusion à d’autres « textes ».
Notes de bas de page
1 Voir mon article « The Proem of the Odyssey », Arethusa 15, 1982, p. 39-62. La métaphore du voyage et ses prémisses métaphysiques ont été analysées avec finesse par la critique récente. Voir, par exemple, l’analyse riche et exhaustive de Giuseppe Mazzotta dans Dante, Poet of the Desert (Princeton, 1979) et la brillante thèse de Georges Van Den Abbeele, The Economy of Travel in French Philosophical Literature, Ph. D. diss., Cornell University, 1981.
2 Les relations entre la tournure d’esprit habile et la mētis est un des thèmes que Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant poursuivent dans leur ouvrage Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, 1974.
3 Voir David Monro, Homer’s Odyssey, Books XIII-XXIV, Oxford, 1901, p. 325 : « L’Odyssée ne répète jamais ou ne fait jamais référence à aucun incident relaté dans l’Iliade. » Cette affirmation, qui devint vite « la loi de Monro », fut à l’origine de recherches comme celles de Denys Page : voir The Homeric Odyssey, Oxford, 1955, où il tente de prouver que l’Odyssée n’a pas connaissance de l’existence de l’Iliade. Une position plus solide est exprimée par Gregory Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore, 1979, p. 21 : « Si l’exclusion était intentionnelle, cela impliquerait que l’Odyssée montre une certaine connaissance de l’Iliade par le soin qu’elle met à s’en écarter, à moins qu’il ne s’agisse d’une question d’évolution. Peut-être appartenait-il à la tradition odysséenne de s’éloigner de la tradition iliadique. Quoi qu’il en soit, la tradition de l’Iliade et celle de l’Odyssée constituent une totalité par la distribution complémentaire de leurs récits. »
4 Voir par exemple, Od. XXIII, 310-41, où Ulysse raconte à Pénélope ses aventures depuis son départ d’Ithaque vingt ans plus tôt. Il commence son récit avec la première aventure de l’Odyssée et ne mentionne jamais la prise de Troie ! La loi de Monro n’a jamais prétendu être une loi. J’examinerai quelques passages de l’Odyssée qui font clairement référence à l’Iliade ; voir, par exemple, Od. XXII, 226-32. Dans cette même ligne de travail, voir Gôtz Beck, « Beobachtungen zur Kirke-Episode in der Odyssee », Philologus 109, 1965, p. 1-29 ; et Walter Burkert, « Das Lied von Ares und Aphrodite zum Verhältnis von Odyssee und Ilias », Rheinisches Museum 103, 1960, p. 130-84. Récemment, Seth L. Schein, The Mortal Hero : An Introduction to Homer’s « Iliad », Berkeley/Los Angeles, 1984, a bien caractérisé les types d’approche les plus riches à mon sens en les désignant comme « les ‘écoles’ les plus fécondes des études homériques contemporaines : l’étude (essentiellement anglo-américaine) d’Homère comme un poète oral traditionnel [...] et l’approche néo-analytique ouverte par Johannes Th. Kakridis et exemplifiée par les travaux de quelques [...] savants allemands. » Parmi ces savants, il mentionne Karl Reinhardt, à l’égard de qui j’ai une dette profonde.
5 Sur ces points, voir mon analyse d’Il. II, 884 ss. — où le kleos et la mnēmē des Muses sont liés — dans « The Language of the Muses », dans Wendell M. Aycock et Theodore M. Klein (éds.), Classical Mythology in Twentieth Century Thought and Literature, Lubbock, 1980, p. 163-86.
6 Berkley Peabody, The Winged Word, Albany, 1975, p. 113 : « Le langage thématiquement limité d’une tradition orale est un langage de formes régulières ; car la régularité est le symptôme d’une limitation. L’effet de mémoire causé par la redondance du style épique était la véritable Muse de l’épopée. »
7 Voir James Notopoulos, « Mnemosyne in Oral Literature », Transactions and Proceedings of the American Philological Association 69, 1938, p. 465-93, qui tente de comprendre à la fois l’aspect statique et l’aspect créatif de cette mémoire orale ; G. M. Calhoun, « The Poet and the Muses in Homer », Classical Philology 33, 1938, p. 157-66 ; et le passage cité de Peabody, dans Winged Word, p. 113.
8 Le participe n’a pas d’objet : « par un acte de remémoration ».
9 Grâce à l’acte de mnēmē d’Athéna, Ulysse revient à la vie en tant que personnage littéraire. C’est la seule possibilité ; Ulysse n’est menacé par Calypso que dans la mesure où, en le gardant en marge du monde des hommes et en voulant le rendre immortel, elle l’empêcherait de devenir le héros du nouveau poème, l’Odyssée.
10 Au risque de me voir reprocher un excès de subtilité, je ne peux m’empêcher d’attirer l’attention du lecteur sur les deux premiers vers du chant V de l’Odyssée : « Aube se leva du lit du glorieux Tithon / pour apporter la lumière aux immortels et aux mortels » (Od. V, 1 s.). On retrouve ces deux vers une seule autre fois dans la tradition épique que nous connaissons, dans Il. XI, 1 s., où, après l’arrivée de l’aube, Zeus envoie Éris (la Discorde) aux Achéens ; elle se place au-dessus du grand navire noir d’Ulysse (Il. XI, 3-5). Cette répétition précise ne saurait être pur jeu de hasard ; il est vrai que des expressions parallèles apparaissent ailleurs (Od. XIX, 1 s. ; XXIII, 348), mais avec des différences substantielles. Ici le texte odysséen semble vouloir produire trois effets. Il force le public à se souvenir de l’Ulysse de l’Iliade, et donc dans une certaine mesure, il suggère l’Iliade ; il laisse entendre que la lumière que l’aube apporte aux hommes va aussi rappeler Ulysse de l’éloignement dans lequel le tient celle qui cache (Calypso). C’est là, pour l’Odyssée, une façon inspirée de lire l’Iliade, particulièrement si l’on pense à la jalousie littéraire que montre le chant V. Finalement, ces premiers vers anticipent ce qui arrivera durant cette journée. Tithon était un mortel qu’Aube avait séduit avant d’en faire son amant ; elle lui avait donné l’immortalité, sans toutefois lui donner la jeunesse éternelle. Un de leur fils, Memnon, est le héros de l’Éthiopide, poème qui décrit l’immortalisation de Memnon et d’Achille. Ces thèmes qui tournent autour de l’immortalisation d’un être humain sont ici évoqués au début du chant où Ulysse refuse l’immortalité promise par Calypso. La relation entre le début et le contenu d’un chant reste un problème à étudier. J’offre ici quelques hypothèses de travail. Dans son commentaire sur le début du chant VIII, 1-3, Milman Parry note que le nom-épithète diogenēs-ptoliporthos Odusseus n’apparaît qu’une fois dans le poème ; voir « The Traditional Epithet in Homer », dans Adam Parry (éd.), The Making of Homeric Verse, Oxford, 1971, p. 77. Parry explique cette exceptionnelle rareté par analogie avec d’autres structures formulaires ; cependant, cette explication ne nous empêche pas d’ajouter que le texte montre son intention de nommer Ulysse ptoliporthos, « pilleur de villes », et que ce nom annonce bien entendu la description que dans le même chant Démodocos donne d’Ulysse comme destructeur de Troie (Od. VIII, 499 ss.).
11 Je cite M. J. Apthorp, « The Language of the Odyssey V, 5-20 », Classical Quarterly 27, 1977, p. 1-9. Apthorp montre que le passage respecte la technique familière de composition, que quelques adaptations sont heureuses ou « bien trouvées », d’autres vers prouvant que le poète veut jouer avec l’allusion, alors que d’autres formules sont créées de toutes pièces par le poète de l’Odyssée.
12 L’alliance d’Athéna et d’Ulysse se voit aussi dans l’Iliade : en une occasion, Il. II, 166 ss., Athéna demande à Ulysse d’arrêter la fuite des Achéens, et il semble qu’elle l’ait choisi parce qu’il est le héros de la mētis ; voir Il. II, 169 : « Elle trouva Ulysse, égal à Zeus dans la ruse (mētin), debout. » En fait, Ulysse ne s’est pas enfui (v. 170-71a) et s’est souvenu des paroles d’Agamemnon pendant le conseil (voir II, 75, 192 ss.). La formule « égal à Zeus dans la ruse » (Dii métin atalanton) apparaît de nouveau pour Ulysse dans Il. II, 406, 636, et X, 137 ; cependant ces mots ne décrivent pas exclusivement Ulysse, puisqu’ils s’appliquent aussi à Hector (Il. VII, 47 ; XI, 200). L’Odyssée n’utilise jamais cette formule. Il est inutile de spéculer sur les raisons de cette absence, à moins que cette spéculation ne soit cohérente avec l’ensemble du discours critique. Nous pouvons penser, par exemple, que c’est parce que la formule n’est pas propre à Ulysse qu’elle n’est pas reprise par l’Odyssée. Une explication plus convaincante et plus intrigante serait de penser que la prééminence d’Athéna dans l’Odyssée en tant que déesse de la mētis relègue au second plan Zeus, lui aussi dieu de la mētis. Si l’on pense à l’association de Zeus avec Mētis dans Hésiode, on peut trouver cette mise au second plan absurde. Le lien de Zeus avec la mētis est d’ailleurs exemplifié par l’épithète mētieta. Mais l’Odyssée ne nie pas les rapports entre Zeus et la mētis : le poème souligne simplement le rôle d’Athéna comme déesse de la mētis et protectrice d’Ulysse ; ce faisant, le texte rejette une formule qui pourrait présenter Ulysse en relation avec la mētis de Zeus. On pourrait prouver la prééminence d’Athéna comme déesse de la mētis en notant combien de fois l’épithète mētieta est utilisée pour Zeus (trois fois seulement) alors que l’Iliade l’utilise seize fois et Hésiode dans la Théogonie et les Travaux et les jours, cinq fois.
13 Sur Hermès, dieu de la métis qui est à la fois tromperie et grande intelligence technique, voir Carlo Diano, « La poetica dei Feaci », dans Saggezza e poetiche degli antichi, Venise, 1968, p. 199 et 205.
14 Quelles ques soient les raisons pour lesquelles l’Odyssée choisit Hermès plutôt qu’Iris, ce choix est tout au moins constant tout au long du poème, puisqu’Iris en est exclue. L’Odyssée introduit même une espèce d’iris burlesque en la personne d’iros dans le chant XVII. À propos de la description iconographique prétendument douteuse des insignes d’Hermès (V, 43-49), qui répète très exactement Il. XXIV, 339-45, une réponse convaincante est possible. Depuis l’Antiquité on a noté que la mention de la baguette d’Hermès dans l’Iliade est appropriée, puisqu’Hermès l’utilise pour endormir les gardes (Il. XXIV, 445), tandis que dans l’Odyssée, cette mention est inutile. Et ceci devrait être la preuve de la nature mécanique de la répétition du passage de l’Iliade. Cependant, on n’a pas noté que dans cette scène de l’Odyssée, Hermès est qualifié par l’épithète khrusorrapis, « avec une baguette d’or » (V, 87) : cette épithète montre que la baguette fait partie, tout au moins dans l’Odyssée, de la panoplie permanente d’Hermès. Dans ce poème, cette épithète est un élément fixe de l’iconographie du dieu : Ulysse voit Hermès sous un déguisement humain (CM. X, 277 ss.) et dit : « Hermès à la baguette d’or [Hermeias khrusorrapis] me rencontra. » L’Odyssée montre donc son intérêt pour la représentation iconographique des dieux ; en décrivant les insignes d’Hermès, le texte ne pouvait pas ne pas mentionner sa baguette d’or. Od. V, 91 a été considéré comme un vestige impropre provenant d’Il. XVIII, 387, où le vers est correctement placé. Le vers 91 semble en opposition avec le vers 87 où Calypso fait asseoir Hermès sur une chaise, mais, étant donné que nous n’avons pas une notion claire de la topographie du speos, de « la caverne » de Calypso, nous ne pouvons pas exclure ce vers. Calypso pourrait inviter Hermès à s’asseoir sur la chaise — un geste qui rappelle celui de Charis prenant les mains de Thétis dans Il. XVIII, 384 — et l’inviter ensuite à la suivre (CW. V, 91) vers une autre chaise, plus près de l’endroit où elle lui prépare de la nourriture.
15 Pour l’étymologie du nom Odusseus, voir Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, s. v. (avec bibliographie) : « l’étymologie véritable est ignorée ».
16 Voir mon article « The Proem of the Odyssey », p. 39-62. Notez qu’en tant qu’épithète pour Hermès dans l’Hymne à Hermès, 13 et 439, le mot polutropos n’a pas l’ambivalence littéral/métaphorique, car il signifie nécessairement « aux multiples arts, aux multiples ressources » ; il n’a donc qu’une connotation métaphorique. Dans Od. I, 1, cependant, le mot pourrait avoir un sens littéral et/ou métaphorique.
17 À propos du mōlu, voir Hermann Güntert, Von der Sprache der Gotter und Geister, Halle, 1921 ; et Jenny Clay, « The Planktai and Moly : Divine Naming and Knowing in Homer », Hermes 100, 1972, p. 127-131.
18 La magie d’Hermès est incarnée par la baguette d’or dont il se sert pour ouvrir et fermer les yeux des gens : Od. V, 47, et Il. XXIV, 343.
19 Elle servit Hermès (CW. V, 85-94) mais probablement ne mangea rien, puis elle servit Ulysse pendant que les servantes la servaient, elle. Autolycos est mentionné dans l’Iliade comme ancêtre d’Ulysse et comme voleur (Il. X, 267), mais il n’a aucun rapport direct avec Ulysse. Hermès non plus n’a pas de rapport direct avec Ulysse. Bien que l’Ulysse de l’Iliade et celui de l’Odyssée aient des traits en commun, il ne s’agit pas exactement du même personnage dans les deux poèmes.
20 Par repas solennel, j’entends un repas dont la description inclut les gestes de préparation de la table et du service (voir Od. VII, 175 ss. ; III, 479-80, etc.), bien que le mot daïs n’apparaisse pas et que le sacrifice impliqué par cette cérémonie n’ait pas lieu.
21 Voir, par exemple, Il. XXII, 393, 434-36.
22 Voir, par exemple, Jonathan Culler, The Pursuit of Signs, Ithaca, 1975, et On Deconstruction, Ithaca, 1982. Ces deux ouvrages font une évaluation critique des résultats obtenus par l’école de Genève et ses descendants, le structuralisme, la sémiotique et la déconstruction.
23 La lettre « t », par exemple, peut être écrite de différentes manières pour autant qu’elle reste différente de « l », « f », « i », « d », etc. Il n’y a pas de caractéristiques particulières qui doivent être préservées ; son identité n’est que relationnelle (cf. J. Culler, On Deconstruction, Ithaca, 1982, p. 101).
24 Ruth Finnegan, Oral Poetry, Cambridge, 1977, p. 2.
25 À propos de ces hypothèses, voir Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, 1967, et « La pharmacie de Platon », dans La Dissémination, Paris, 1972.
26 Je reconnais que le terme « écriture » peut induire quelques ambiguïtés comme Paul Zumthor l’écrit dans Introduction à la poésie orale, Paris, 1983, p. 27. Cependant Zumthor reconnaît que « nos voix... portent la trace de quelques ‘archécritures’ ».
27 Jasper Griffin, Homer on Life and Death, Oxford, 1980, p. xiii-xv.
28 Ibid, p. vii.
29 La bibliographie sur les aspects oraux de la société et de la culture grecques est immense. Je cite ici Marcel Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, 1981. Ce livre montre de façon exemplaire les difficultés qu’il faut affronter si l’on veut penser sérieusement le mythe et ses moyens d’expression oraux. Bruno Gentili, Poesia e pubblico nella Grecia antica, Rome/Bari, 1984, tire le plus grand profit de la « théorie orale », tout particulièrement pour l’interprétation de la poésie lyrique.
30 J’utilise le terme « intertextualité » essentiellement dans le sens d’« allusion ». Cependant « intertextualité » transmet une idée moins précise d’intentionnalité de l’auteur et de visée référentielle que ne le fait le terme « allusion ». Le problème avec le terme « intertextualité », c’est que dans son sens barthien, il évoque le réseau complet de références qui dort derrière toutes les expressions d’un texte et donc indique une recherche utopique ; voir mon texte, « Decostruzione e intertestualità », Nuova Corrente 93/94, 1984, p. 283-301. J’utilise « allusion » et « intertextualité » de façon interchangeable. Je laisse ici de côté les questions afférentes, dans la performance orale, 1° aux jeux sur les embrayeurs « toi » (Muse) et « je » (moi, le chanteur) ; 2° au rôle du « narrataire », c’est-à-dire la Muse en rapport avec le chanteur, le « narrateur » ; 3° aux embrayeurs temporels et spatiaux, « maintenant » et « ici ». L’apparition de ces embrayeurs ne peut pas être considérée comme un trait caractéristique de la transition de l’oral à l’écrit. Voir Claude Calame, « Entre oralité et écriture : énonciation et énoncé dans la poésie grecque archaïque », Semiotica 43, 1983, p. 245-73. Je concentre mon attention en général uniquement sur un trait spécifique du langage oral, à savoir la répétition formulaire avec les possibilités et les difficultés qu’elle présente pour une analyse de l’intertextualité.
31 Parry définit l’épithète générique comme « un des mots anoblissants du langage poétique » (italiques de l’auteur) ; voir « The Traditional Epithet in Homer » dans The Making of Homeric Verse, Oxford, 1971, p. 150-51.
32 J’appelle « connotation » les valeurs affectives, stylistiques et pratiques qui sont présentes dans l’expression. Un mot affecte ceux qui l’entendent par ce qu’il provoque en eux aussi bien que par le fait de donner un « sens », une « dénotation ». L’allusion ajoute une connotation spécifique puisqu’elle évoque une comparaison et donc, soit une controverse, soit un geste d’admiration.
33 Il. XII, 310-28 ; Griffin en fait la même lecture que Lord Granville en 1763 ; voir Pietro Pucci, « Banter and Banquets for Heroic Death », dans Andrew Benjamin (éd.), Post-Structuralist Classics, Londres, 1989.
34 Hésiode, Les Travaux et les jours, v. 25 s. :« le potier en veut au potier, le charpentier au charpentier, le mendiant est jaloux du mendiant et le poète du poète. » L’affirmation selon laquelle une compétition prend place entre les chantres/poètes épiques et qu’un chant (aoidē) est plus acclamé qu’un autre (Od. I, 351) suggère l’idée de ce que nous appellerions une conscience « littéraire » chez les professionnels et dans le public. Même la présence nécessaire du chantre/poète parmi ses auditeurs devient un thème littéraire important dans l’Odyssée. Les effets puissants de la voix du poète, l’arrivée soudaine de Pénélope exigeant que Phémios arrête là son chant lugubre, la supplication finale que Phémios adresse à Ulysse sont des exemples qui témoignent de l’interaction physique et spirituelle entre le poète et son public et ce sont des moments inoubliables du poème.
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