Préface
p. 7-21
Texte intégral
1Le périple où Pietro Pucci entraîne son lecteur sur la trace brouillée d’Ulysse « aux mille tours » est un voyage aussi paradoxal que passionnant. Une exploration des détours et des errances de l’« écriture odysséenne ». L’itinéraire n’en est commandé ni par la succession diégétique des aventures du héros et des étapes de son retour, ni par la séquence narrative de l’intrigue, mais par le mouvement interne d’une lecture qui, retenant son désir de se satisfaire des promesses spécieuses du texte, s’applique à décrire avec l’attention rigoureuse du philologue les gestes par lesquels ce texte donne, ou feint de donner, à « lire » les reflets irisés de sa surface.
2Au fil de ses vingt-deux chapitres P. Pucci retrace le dialogue — teinté d’un côté d’une ironie un peu aigre, sarcastique et légèrement hautain de l’autre — que l’Odyssée poursuit avec l’Iliade sur la figure héroïque qui est au centre de son récit. L’enquête porte sur des passages limités sans doute dans leur nombre et leur étendue mais que leur qualité allusive rend précieux pour l’analyse des postures littéraires du poème, reconstruisant les lectures antagonistes que les deux poèmes font de leurs motifs nodaux et éclairant par ce biais, en se plaçant pour ainsi dire à l’intérieur de la diction épique, du signifiant, la manière dont le texte de l’Odyssée s’efforce sans y réussir pleinement de poser et de définir le rapport de son style héroïque avec celui de son rival. Elle peut ainsi contourner, provisoirement, l’opposition des deux grandes interprétations entre lesquelles les préférences de la critique ont constamment oscillé : celle qui lit dans les aventures et le retour d’Ulysse le cheminement d’un homme vers le plein épanouissement de son humanité, et celle qui jubile au contraire de voir le héros se tirer d’affaire et rebondir indemne, égal à lui-même, après chacune de ses épreuves ou de ses rencontres avec la mort.
3A l’épreuve de cette « lecture à la voix moyenne », comme dit joliment Victoria Pedrick,1 l’Odyssée perd la transparence et la naïveté dont on l’affuble encore trop souvent. Les explications de texte raffinées auxquelles se livre Pucci mettent en lumière la complexité et la subtilité des jeux d’écriture du poème, l’artifice de sa rhétorique, les « jalousies » littéraires qui animent sa textualité, le tissu enchevêtré des simulacres et des ruses où il lui arrive de se prendre à ses propres pièges.
4Les analyses du Polytrope se répartissent d’abord entre les deux constituants de la formule qui énonce le thème central de l’Odyssée : « le retour d’Ulysse » (ou « Ulysse rentre chez lui »). Du côté du sujet de l’action (Ulysse), elles se développent autour des thèmes du déguisement, du dévoilement et de la reconnaissance, c’est-à-dire de l’identité problématique du héros (ou du dieu) déguisé, et des stratégies complexes par lesquelles le texte s’efforce, sans toujours y parvenir, de simuler ce qui excède son dire et de circonvenir la défiance critique de son lecteur. Du côté du prédicat, elles confrontent les attitudes antithétiques des deux épopées à l’égard du retour et de ce que son thème connote dans la tradition épique : la mort sans retour et la gloire immortelle pour le héros de l’Iliade, Achille ; le retour et la vie pour Ulysse, assortis d’une certaine hésitation de l’Odyssée à maintenir la démarcation nette que l’Iliade trace entre le lot des hommes, voués à la mort, et l’immortalité réelle dont jouissent les dieux — mais au prix d’une gloire plus incertaine pour le rescapé des batailles de Troie et de la colère de Poséidon.
5L’attention se tourne ensuite vers la description de l’acte héroïque, matière de l’éloge épique. L’« allusion » est un acte de langage dont le repérage est délicat par nature, comme Oswald Ducrot l’a montré. Il l’est tout particulièrement quand les « textes » sont les produits de traditions poétiques où les phénomènes de répétition sont la règle, comme c’est le cas de l’épopée archaïque grecque. Les « allusions » auxquelles Pucci fait un sort sont des répétitions avec variation obéissant à des conditions assez strictes de rareté des occurrences et d’affinité thématique entre les contextes. La répétition dans une comparaison avec lion de l’Odyssée (vi, 130-4) de vers qui figurent dans une comparaison semblable de l’Iliade (XII, 299-306) en offre un exemple particulièrement intéressant. Le « cœur » (thumos) qui anime le lion iliadique se change en un ventre (gastēr) affamé dans le récit de l’apparition d’Ulysse à Nausicaa. Cette substitution invite à lire dans le passage de l’Odyssée une parodie ironique du ton élevé de l’Iliade, mais elle ne suffit pas à garantir de manière univoque la justesse de cette interprétation : la parure léonine dont le texte affuble la nudité de son héros affamé pourrait aussi se lire comme un effet des contraintes génériques de la poésie héroïque, et l’impertinence se muer en soumission. La synonymie du cœur et du ventre donne certainement à l’Odyssée l’occasion de s’amuser aux dépens de sa rivale — qui la paie de retour avec une certaine hauteur dans la Réconciliation entre Achille et Agamemnon ; mais Pucci montre que le « ventre » se trouve aussitôt pris dans une structure de supplément, aspirant l’écriture odysséenne dans un tourbillon polysémique dont elle ne parvient plus à contrôler les logiques ruineuses pour ses ambitions poétiques.
6L’Odyssée assigne une place importante dans son récit à la représentation de — et à la réflexion sur — l’activité poétique. Ulysse y figure tour à tour ou simultanément comme objet, auditeur, commanditaire et poète (ou quasi-poète) de chants ou de récits dont il est le « héros », glorieux ou misérable. Les aèdes en sont aussi divers que les conditions dans lesquels ils exercent leur talent. A un pôle, le chant de gloire et de mort des Sirènes, à l’autre, l’auditoire utopique des Phéaciens, et Ulysse parmi eux ; entre les deux, les désordres du monde « réel », Ithaque, où les chants de Phémios sont eux aussi enjeu de conflit. L’effet que la poésie produit sur son auditoire est un « enchantement » (thelgein et ses dérivés), mais la supplémentarité de cet enchantement déstabilise et obscurcit jusqu’à la rendre illisible l’image que le poème voudrait offrir de lui-même. La dernière section du livre explore les recherches, les détours et les impasses de la conception odysséenne du plaisir poétique, prise dans un écheveau de configurations incompatibles et incapable de faire reconnaître les démarcations qui légitimeraient sa prétention à dire le Vrai mieux que ses rivales. Comment assurer que le charme délicieux du chant ne tournera pas à l’envoûtement délétère ? Que vaut la « gloire » que l’Odyssée, chant du retour, revendique pour elle-même à raison du plaisir qu’elle suscite, si le paradigme du chant glorieux et du plaisir poétique est fourni par le chant de mort de l’Iliade ? De quel droit enfin le récit des aventures d’Ulysse, de son retour et de sa victoire sur les prétendants peut-il prétendre à une « vérité » qu’il dénie à ses rivaux — la complainte du Retour funeste des Achéens par exemple — si le poète voit la liberté qui en est la condition irréductiblement coordonnée à la nécessité, pour vivre et survivre, de plaire à ses commanditaires ? Au terme du parcours l’écriture de l’Odyssée apparaît, dans l’incertitude de son identité déguisée, toute constituée par le dialogue qu’elle mène sans cesse en elle-même avec l’Iliade, lisant sa rivale pour s’écrire, et les lectures que sa rivale fait d’elle — prise dans la trame allusive de son texte entre la soumission aux formes et aux valeurs de la tradition héroïque et leur démarquage parodique.
7L’Iliade et l’Odyssée s’affrontent au fil de ces lectures intertextuelles comme leurs héros sous la tente d’Achille dans le premier poème (où la rencontre tourne mal), ou sur les rives des morts dans le second, au cours d’un entretien où ils ne s’accordent finalement qu’à parler de l’accessoire, c’est-à-dire des enfants. La confrontation des deux traditions épiques, celle d’Achille et celle d’Ulysse, se projette dans l’Iliade, comme l’a montré Gregory Nagy, sous la forme d’une comparaison exprimée en termes d’éloge et de blâme entre les valeurs héroïques traditionnelles de la force et de la ruse ; elle s’affiche dans l’épisode infernal de l’Odyssée comme une réflexion sur les valeurs relatives de la mort glorieuse du héros, thème épique de l’Iliade (représentée par Patrocle) et de l’Éthiopide (représentée par Antiloque), et de sa survie, si infâme qu’elle soit, qui constitue le thème de l’Odyssée. Elle tourne à l’avantage de la force dans la première, plus acerbe et hautaine. L’amertume et l’ironie prennent une tonalité plus élégiaque dans la seconde, où le guerrier mort affirme la supériorité de la vie sur une gloire dont la mort est le prix. Mais il est notable que l’évaluation décisive, si l’on se place au point de vue de chacun des deux poèmes, soit formulée par Achille dans la scène odysséenne aussi bien que dans l’Ambassade.
8Cette dissymétrie dans les discours que les deux poèmes tiennent l’un sur l’autre a certainement quelque chose d’intriguant. Mais le premier fait à considérer est l’existence même de la polémique qui les oppose. Pucci en analyse avec sagacité les incidences textuelles, recensant et recueillant toutes les lectures dont chaque allusion peut être porteuse, sans se laisser entraîner par ses préférences pour une hypothèse de chronologie littéraire à privilégier une classe d’interprétations aux dépens des autres. L’Iliade et l’Odyssée se lisent l’une l’autre à tour de rôle — une expérience aussi féconde que déroutante au premier abord. Les deux textes s’illuminent de sens lorsque l’allusion les met en contact l’un avec l’autre. L’efficacité herméneutique de cet échange fait apparaître rétrospectivement la force des préjugés inhérents aux constructions rassurantes de notre histoire littéraire.
9Mais ce va-et-vient, dont on entrevoit parfois avec une sorte de vertige qu’il pourrait se poursuivre indéfiniment et que seule la décision arbitraire de l’interprète ose y mettre un terme, n’est pas seulement une figure méthodique de la constitution du lecteur dans et par sa lecture, ou l’expression du scepticisme d’un philologue très prudent — Pucci l’est — devant les affirmations trop péremptoires de ses collègues (quel est après tout le degré de certitude des argumentations les mieux étayées en faveur de l’antériorité du texte de l’Iliade sur celui de l’Odyssée, et de l’Odyssée sur Hésiode ?). Il peut aussi refléter un processus historique réel si l’on admet que les gestes polémiques figés dans la texture des poèmes traduisent les rivalités d’aèdes, ou d’écoles rhapsodiques, en compétition pour la faveur et les commandes du public (les Travaux d’Hésiode attestent l’existence de concours de rhapsodes dans un temps qui n’est pas très éloigné de celui où l’on place la gestation des poèmes homériques) ; et si l’on suit Gregory Nagy lorsqu’il propose de concevoir les rapports mutuels des deux épopées sous la forme d’une émulation entre deux traditions panhelléniques rivales dont les textes prennent progressivement consistance et stabilité au fil des récitals.
10Les Lectures de Pucci corroborent et radicalisent cette thèse. Les deux poèmes s’engendrent l’un l’autre par les répliques qu’ils échangent incessamment sur leurs conceptions respectives du héros, des valeurs héroïques, de la poésie, etc. Et ce conflit leur confère une proximité comparable à celle que les traditions poétiques de la Grèce archaïque
11Pour expliciter les opérations critiques auxquelles il se livre Pucci utilise un ensemble de concepts et de procédures dont la pertinence peut sembler douteuse lorsqu’il s’agit d’étudier une production poétique « orale ». « Lecture », « écriture », « texte », « intertextualité », les mots déjà sont provocants — à dessein. Moins sans doute par ce qu’ils évoquent encore, peut-être, des conflits entre le poststructuralisme et ses adversaires d’hier que par la manière dont ils inscrivent l’appareil conceptuel du critique à l’intérieur du champ des recherches sur l’épopée grecque archaïque. L’application d’un vocabulaire articulé autour du concept derridien de l’écriture à l’analyse de textes oraux ne créerait pas de difficulté spécifique si la reconnaissance de la nature « orale » des poèmes homériques avait cessé d’être un enjeu dans la discussion entre philologues. Ce n’est pas le cas. Ce l’est encore moins lorsque l’on ajoute que cette reconnaissance ne doit pas se faire seulement du bout des lèvres, mais qu’elle a, ou doit avoir, des conséquences sur la manière de mener concrètement l’étude de l’Iliade et de l’Odyssée. Il y a un risque, que Pucci mesure pleinement et contre lequel il met en place ce que l’on me pardonnera d’appeler des garde-fous, que le Polytrope ne paraisse apporter de l’eau au moulin des savants qui estiment que la richesse de sens et les raffinements de construction des poèmes excluent qu’ils aient été composés oralement, ou de ceux qui proposent d’enterrer cette question comme secondaire et d’en revenir purement et simplement à des modes d’analyse antérieurs aux travaux de Parry et de ses élèves. Et la manière dont P. Pucci justifie l’usage de sa terminologie par le souci — pédagogique — de mieux souligner l’humeur compliquée, la sophistication très littéraire de l’Odyssée, peut rendre l’illusion plus tenace. L’écrit serait-il, comme le pensent tous les partisans de la thèse de la rédaction des poèmes et, malheureusement, un nombre presque aussi considérable de ses adversaires, le medium obligé d’une complexité et d’une réflexivité du travail poétique que l’on serait malavisé de demander à un produit de la tradition orale ? « Père, gardez-vous à droite ! Père, gardez-vous à gauche ! » L’« écriture », entre les mains de Pucci, présente son tranchant des deux côtés. Elle est orale. Ses manifestations odysséennes ne sont concevables — et analysables — que dans le medium de la composition orale traditionnelle, et l’Ulysse polytrope est une contribution lucide à l’élaboration de cette esthétique spécifique de la poésie orale que Milman Parry appelait de ses vœux — et dont Jasper Griffin s’est sans doute trop pressé d’annoncer l’échec. Cette « écriture » de la parole garde ses distances à l’égard de l’écriture de la littérature écrite, même s’il est clair que les formes sous lesquelles on a d’abord conçu la différence entre les pratiques poétiques propres à ces deux types de traditions étaient trop tranchées, et mal adaptées, dans leurs approximations, aux particularités observables de la composition des épopées monumentales attribuées à Homère (je pense notamment à l’opposition classique de la mémorisation et de la mémoire, ou à une conception trop indifférenciée de la tradition qui oublie que celle-ci n’existe elle-même que dans une pluralité de traditions particulières à un lieu, un groupe social, une guilde d’aèdes, une matière poétique ou l’activité d’un poète). La réciprocité des « lectures » n’est plus qu’un trope sceptique pour décourager les constructions historiques de la philologie, ou une métaphore de l’exercice herméneutique, si le mode d’« écriture » de l’épopée homérique se réduit à celui de la littérature écrite.
12Mais l’écriture dont parle Pucci offre une défense précieuse contre un certain usage des recherches de Milman Parry et Albert Lord, et des préjugés tenaces qui se sont alimentés à leurs travaux. L’idée fondamentale que l’Iliade et l’Odyssée sont les produits d’une longue tradition de poésie orale, et que le medium traditionnel de leur création se caractérise moins par la forme orale de la prestation poétique, qui n’en est qu’un aspect, que par la règle en vertu de laquelle les aèdes composent leur chant au fil de la récitation, en interaction avec, et par conséquent sous le contrôle de leur public, conduit trop de ses partisans, même aujourd’hui, à rejeter a priori des interprétations qui rendent compte des particularités de l’expression ou de la construction du récit par des recherches de sens dont la subtilité ou la virtuosité devaient selon eux être aussi inaccessibles aux poètes qu’à leurs auditeurs. Les parrystes qui adoptent cette attitude purgative se trouvent partager le même préjugé primitiviste à l’égard de la poésie orale que les partisans d’une rédaction des poèmes homériques, ou à tout le moins d’un mode de composition où l’écriture tenait une place déterminante. Ils défendent généralement l’unité des œuvres contre les prouesses chirurgicale de la Haute Critique, mais ils le font trop souvent en vertu d’une sorte de principe de tolérance et sans bénéfice réel pour la compréhension du sens de la construction ou de l’expression, qu’on pourrait croire réduites à l’insignifiance par leur inscription dans les séries parallèles du « formulaire » et du « typique ».2 Pucci montre au contraire que tout fait sens dans cette poésie, avec une subtilité et une complexité qui n’ont rien à envier aux œuvres de la littérature écrite, même si les codes dans lesquels elles s’expriment et les valeurs selon lesquelles elles se mesurent sont profondément différents de ceux auxquels nous sommes accoutumés.
13Nous n’avons pas à choisir pour lire les épopées homériques entre la simplicité rustique de la poésie traditionnelle, à qui la raideur de ses formules et de ses stéréotypes narratifs aussi bien que sa dépendance à l’égard de son auditoire interdiraient des recherches trop savantes, et une sophistication dont l’écriture seule ouvrirait la possibilité, mais à apprendre à « lire » des formes de complexité qui ne nous sont pas perceptibles parce qu’elles ne nous sont pas familières. L’idiome des aèdes n’est gauche que de notre ignorance. Un auditeur expérimenté de la Grèce archaïque entendait dans une comparaison « avec lions », « avec abeilles » ou « avec grues » tout autre chose que ce nous croyons spontanément, et sans que cette intelligence s’explique d’abord par une familiarité plus grande que la nôtre avec ces espèces animales. Le lion de l’épopée est un lion poétique, un lion de comparaison, et les Grecs ont appris à le reconnaître et à le comprendre à l’école des aèdes. Sa conduite littéraire n’est pas moins traditionnelle, quoi qu’on dise parfois, que celle du guerrier auquel il se substitue. Et les expressions qui la décrivent sont si étroitement liées dans une tradition donnée aux thèmes dont la représentation poétique est tissée que la variation d’un élément de l’expression renvoie inévitablement l’oreille attentive et exercée aux variations thématiques qui l’ont produite et à leur(s) sens. L’analyse que fait Pucci de la synonymie du cœur et du ventre est éclairante de ce point de vue pour la compréhension du mode de fonctionnement de la tradition orale à laquelle appartiennent les poèmes homériques.
14Les poètes de la Grèce archaïque avaient du reste une conscience aiguë de la complexité inhérente à leur faire et à ses œuvres. Nombre des métaphores qui leur servent à décrire le travail poétique appartiennent au registre des activités que nous définirions aujourd’hui comme artisanales, tressage, tissage, couture, modelage, menuiserie, construction. Les comparatistes ont démontré que plusieurs de ces images, et les expressions dans lesquelles elles se condensent, sont un héritage de la langue et de la spéculation poétiques des indo-européens.3 C’est notamment le cas du tissage et de la charpenterie.
15Laissons provisoirement celui-là de côté. Une « métaphore grammaticale de la langue indo-européenne » reconstruite par J. Darmesteter à partir des témoignages de l’avestique, du Rig-Veda, de Pindare et de Plaute assimile la construction du poème au travail du charpentier dans une formule qui fait de la « parole » (*wekwos) le complément d’un verbe ou d’un nom construit sur la racine *teks. Un hymne védique compare dans ces termes l’édifice du poème à la construction d’un char. Les poètes sont d’habiles charpentiers (tektones) qui s’entendent à « assembler » leurs poèmes (leurs « paroles », epea) pour Pindare (Pythiques 3, 113). Et dans l’Odyssée même (XIV, 131-2) les fictions intéressées des mendiants sont une charpenterie de parole dévoyée (epos paratektènaio).
16L’art du tekton suppose le calcul et permet les ruses de cette intelligence subtile et dangereuse, la métis, que Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant ont étudiée. Ulysse, qui a plus que sa part de cette ingéniosité, s’intéresse de près à la menuiserie. Son exploit le plus fameux, dans la tradition épique, l’associait au cheval de bois, et c’est un produit de son talent — un piège encore, mais où il se fait piéger par sa femme, le lit conjugal qu’il a jadis construit de ses mains — qui lui vaut d’être reconnu et accueilli par Pénélope au terme de son errance. Or le narrateur principal de l’Odyssée prend une fois ce savoir-faire pour thème de son récit — dans les préparatifs du voyage qui conduit le héros en Phéacie. Il construit lui-même l’esquif sur lequel il doit quitter l’île de Calypso, où il languit oublié de tous, pour retourner à Ithaque. Il est tentant de lire dans cette description minutieuse et brillante de la construction du bateau, placée à ce moment du poème, plus qu’un simple exercice de virtuosité rhapsodique : une métaphore un peu moqueuse du récit autobiographique grâce auquel Ulysse parvient à raccorder devant son auditoire phéacien le héros perdu du Sac de Troie et le naufragé qu’ils ont recueilli. Récit d’un art égal à celui d’un aède (XI, 368) ; il vaut au héros-narrateur de rentrer dans sa patrie avec plus de biens qu’il n’en avait au départ de Troie — et rend possible l’Odyssée.
17Que l’on accepte ou non cette interprétation, l’expression employée par Eumée dans le quatorzième chant suffit à prouver que l’Odyssée connaît la métaphore traditionnelle, et en joue. Or cette charpenterie poétique est intéressante, parce qu’elle trahit chez les aèdes une conscience de la textualité du poème qui en autorise la lecture sans que celle-ci soit condamnée à n’être, dans son attention à la lettre des formules, que l’après-coup infidèle d’une transcription où les conditions d’intelligibilité du chant se seraient irrémédiablement perdues. Elle pointe, de l’intérieur même de la tradition, vers cette archécriture de la poésie orale qui rend possible l’allusion. L’inscription des thèmes structurels d’un poème dans la phraséologie que la tradition, et plus précisément la tradition de ce poème, a élaborée pour les exprimer est en effet ce qui fonde la possibilité pour une autre tradition de reprendre un élément de cette phraséologie (une « formule » par exemple) pour en évoquer et, le cas échéant, en détourner la signification thématique.
18Le charpentier rejoint ici la tisseuse. Tous deux, en Grèce, sont des protégés d’Athéna. Tous deux sont impliqués, métaphoriquement, dans le travail des poètes. Il se pourrait d’ailleurs que leur complicité poétique remonte à la préhistoire des langues indo-européennes, si l’on accepte l’étymologie qui rattache le verbe latin texo (tisser, tramer), d’où vient notre texte, à la même racine *teks que le nom du charpentier en grec. En Grèce même le tissu raconte. La « voix de sa navette » permet à Philomèle, dont la langue a été coupée pour l’empêcher de parler, de dénoncer l’attentat de Térée, et Hélène tisse dans sa toile les épreuves de la guerre de Troie. Mais la tapisserie ne peut conter ses histoires que parce que la narration poétique est déjà un tissage. Elle l’est pour Pindare et Bacchylide, qui usent d’une image dont R. Schmitt montre qu’elle est connue de l’Iliade, et qu’elle est aussi attestée, avec emploi de la même racine indoeuropéenne *webh, en avestique et en védique d’une part, dans les langues germaniques de l’autre.4 La textualité qui se représente dans cette métaphore héritée suppose des modes de composition, et plus généralement une pratique poétique aussi traditionnels que la métaphore elle même. Mais elle indique aussi une réflexion très élaborée sur le travail du poète, la discontinuité entre le dire et le dit du poème, la complexité de l’entrecroisement des thèmes et des formules qui forment la trame — ou la charpente — du chant.
19On entrevoit en Grèce, à l’époque archaïque, l’existence d’un milieu sans doute très hétérogène — mais très actif dans ses rivalités et ses conflits de personnes, d’écoles, de partis, de groupes sociaux ou de communautés nationales —, où poètes, musiciens, jongleurs, artistes et intellectuels de tous statuts ont prolongé et développé prodigieusement dans les compétitions et les disputes qui les réunissaient et les opposaient au hasard d’occasions diverses, les spéculations traditionnelles sur le sens, la matière et les techniques de l’activité poétique. Il est probable que nous ne saisissons plusqu’une faible part des discours que les poèmes se tenaient mutuellement sur leurs thèmes respectifs et leur façon. Les Lectures de P. Pucci offrent, en démêlant les fils de la polémique entretenue par l’Iliade et l’Odyssée à propos la valeur d’Ulysse et de la poésie qui le choisit pour héros, un aperçu précieux de cet aspect de la fabrique épique.
20Polémique ? L’échange, à vrai dire, n’est pas symétrique de bout en bout, malgré la rigueur avec laquelle Pucci s’applique à en maintenir la réciprocité dans les trois premières parties de son étude. L’Iliade ne « lit » pas la poétique odysséenne du plaisir, de la liberté et de l’enchantement, et elle ne répond pas, comme V. Pedrick l’a noté, aux questions que l’autre poème lui adresse sur la nature du plaisir que sa glorification de la mort héroïque peut apporter à son auditoire. Plus généralement, dans le regard que les deux épopées jettent l’une sur l’autre, l’engagement est inégal. L’initiative des hostilités semble toujours revenir à l’Odyssée. Ce sont les allusions polémiques et les gestes parodiques de cette dernière qui suscitent les « réponses », mordantes souvent dans leur ironie méprisante, que sa rivale lui fait. À lire le Polytrope on gagne l’impression que ce dialogue bancal n’est pas le reflet d’une décision arbitraire du lecteur, mais qu’il exprime un aspect essentiel des rapports entre les deux œuvres. C’est l’Odyssée qui « commence » et l’Iliade qui réplique, mais ce « commencement » de la dispute est lui-même irréductiblement « secondaire », et suppose toujours un mouvement « antérieur » de l’autre poème. On pourrait imaginer que l’échange est entraîné dans un va-et-vient illimité et que les gestes polémiques de l’Iliade posent eux-aussi, de la même manière, une antériorité de l’Odyssée par rapport à laquelle ils se constituent. Or ce n’est pas le cas, et il n’y a pas à incriminer pour cela une inconsistance méthodique de Pucci. Sa lecture révèle, dans la différence du ton sur lequel les poèmes se parlent aussi bien que dans les dissymétries notées plus haut, que l’Iliade et l’Odyssée s’entendent l’une et l’autre, dans l’échange de leurs répliques, à affirmer l’antériorité de principe du discours iliadique. Si le texte de l’Iliade aussi s’écrit dans la lecture du texte de l’Odyssée, sa rhétorique prend soin de ne pas faire dépendre la construction de sa position de lecteur de celle de son inter-lecteur/scripteur. Il instaure souverainement sa norme héroïque et poétique, et l’impose comme étalon dans le débat qu’il mène avec son rival. L’Odyssée ne se construit au contraire que par sa confrontation avec l’Iliade, dont elle subit et reconnaît la loi lors même qu’elle s’efforce de lui échapper. Il faut que ce soit Achille, dont l’Iliade ne célèbre la gloire que parce qu’il y fait le choix de mourir jeune, qui vienne dire au héros plus équivoque de l’Odyssée que la vie infâme vaut encore mieux que la mort glorieuse. Paradoxe de la muse polytropique ? Au jeu de ces lectures échangées ce n’est pas la rhétorique de l’Iliade que l’analyse déconstruit, c’est celle, critique, parodique et réflexive, de l’Odyssée.
21P. Pucci refuse, nous l’avons vu, de traduire la relation logique entre les positions discursives et les attitudes des deux textes en une succession chronologique entre les œuvres. Et dans l’entretien avec Marcel Detienne publié par L’Infini5 il propose de reconnaître dans le couple synchronique que forment l’Iliade et l’Odyssée une figure constante de la pensée grecque : à l’attitude affirmative, « parménidienne », de l’Iliade répondraient les jeux et les questionnements inquiets de la polytropie odysséenne, ses ruses, et les subterfuges dans lesquels elle s’empêtre à contrefaire sa rivale — préfiguration du sophiste, qui ne s’y est pas trompé.
22Faudrait-il entendre que l’indifférence hautaine de l’Iliade devant les questions que l’Odyssée lui pose sur sa poétique de la mort héroïque n’est encore elle-même que le travestissement rhétorique — en réponse — de sa propre fragilité ? Les attitudes des deux poèmes s’opposeraient encore selon la même figure fondamentale.
23L’Odyssée offre une image curieuse de la précarité inhérente à son projet poétique, fêlé par le dédoublement originaire de son héros entre sa gloire troyenne (la tradition épique) et son retour (thème du « nouveau » poème). Lorsque le futur narrateur des récits chez Alcinoos approche de la côte phéacienne, l’ordonnateur des aventures qui forment la matière de ces récits et sont l’envers de sa disparition, Poséidon, brise l’esquif du héros et le force à se tirer d’affaire à la nage, sans autre support que le voile incertain d’une déesse inconnue...
Notes de bas de page
1 « Reading in the Middle Voice : the Homeric Intertextuality of Pietro Pucci and John Peradotto », Helios 21, 1994, p. 75-96. Le concept est décalqué sur celui d’écriture à la voix moyenne introduit par Roland Barthes et élaboré par Hayden White.
2 Je renvoie sur ce point à l’analyse critique de Jean Bollack, « Ulysse chez les philologues », Actes de la Recherche en Sciences Sociales 5/6, 1975, p. 9-35, et aux mises au point de Gregory Nagy dans Greek Mythology and Poetics, Ithaca/Londres, 1990, p. 18-35.
3 Voir Rüdiger Schmitt, Dichtung und Dichtersprache in indogermanischer Zeit, Wiesbaden, 1967, p. 295-306 et Gregory Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore/Londres, 1979, p. 297-300 (trad.fr., Le Meilleur des Achéens, Paris, 1994, p. 343-347), avec une analyse convaincante du nom d’Homère.
4 Op cit., p. 298-301. Schmitt rattache au complexe métaphorique du tissage celui de la couture dont la fortune poétique est visible dans le nom du rhapsode.
5 Numéro 23, 1988, p. 58-71.
Auteur
Centre de Recherche Philologique
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