Annexe 4. Vico
p. 276-279
Texte intégral
1Le fragment intitulé « Vico », inédit à ce jour, est conservé à la Bibliothèque de l'Université de Bonn, dans le Nachlass de J. Bernays, sous la cote S 943. Le feuillet n'est pas daté. J'en ai pris connaissance en Juin 1982, en même temps que des « Aphorismen über den gegenwärtigen Zustand der griechisch-römischen Philologie in Deutschland » découverts indépendamment par Bernhard Kytzler, et qu'il publie ici-même.
2Par ce dialogue sur les mérites respectifs de la nouvelle philologie, éminemment représentée par Wolf et Niebuhr, et ceux de la « nouvelle science » de Vico, Bernays réagit à un topos.
3La similitude entre les théories de Wolf sur Homère (dans ses Prolegomena ad Homerum parus en 1795), puis celles de Niebuhr sur les origines de Rome (dans sa Römische Geschichte parue en 1811/12), avec les idées développées par Vico dans la Scienza Nuova (1744) avait très tôt été relevée1.
4Le rapprochement devait vite être exploité par le sentiment national. Chez les historiens français, soucieux de se démarquer de l’école allemande, la Science Nouvelle est revendiquée contre la jeune science historique, à la fois, et de manière parfois contradictoire, parce que la perspective est autre, et parce qu'elle en est l'ancêtre. Ainsi Michelet reproche à Niebuhr, outre son absence d'esprit philosophique, de passer sous silence le nom du « pauvre Vico, que l'Allemagne semble commenter depuis un demi-siècle, le plus souvent sans le nommer » (Le Temps, 15 Juin 1830). Selon l'Avant-propos à l'Histoire romaine (1831), « tous les géants de la critique » – ce sont Wolf et Niebuhr, mais aussi Creuzer et Goerres – « tiennent déjà, et à l'aise, dans ce petit pandémonium de la Scienza Nuova »2. Mais c'est naturellement en Italie que le nom de Vico (dont la popularité ne cessera de croître dans la première moitié du XIXe siècle, en partie grâce à Michelet) se charge de la plus grande force symbolique3. Caractéristique à cet égard est la manière dont Leopardi souligne en 1828, dans son Zibaldone, la dette de Wolf à l'égard de Vico : « Il Wolf conosce e cita…, oltre Giuseppe ebreo, il Wood (inglese), il Rousseau e il Mairan ; …conosce e cita Casaubono, il Bentley e l'abate Hedelin d’Aubignac… Ma non nomina punto mai il nostro Vico… »4.
5La campagne franco-italienne fut d'une incontestable efficacité. Quand K. Marx, dans une célèbre lettre, recommande en 1862 à Lassalle la lecture de Vico, ce n'est pas lui qui parle, mais la vision qu'elle a imposée : « Vico enthält dem Keim nach Wolf (Homer), Niebuhr (‘Römische Königsgeschichte’), die Grundlagen der vergleichenden Sprachforschung (wenn auch phantastisch) und noch viel Schock Genialität in sich »5.
6Remise en perspective, la sotie de Bernays se lit comme un acte d'équité, cherchant à rétablir, entre les parties, un équilibre que l'ignorance délibérée de Vico, côté allemand, ne rompt pas moins que l'utilisation qui en est faite chez les Italiens. Le génie de Vico ne fait pas de doute : la philologie allemande est priée de reconnaître qu'il en faut bien deux comme Niebuhr et Wolf pour lui faire contrepoids6. Ironiquement, l'image de la balance est reprise Wolf, qui écrivait en 1807 : « Doch alles dies zu vergleichen…wird das Geschäft des nächsten Menschenalters sein, oder vielleicht eines noch spätern, wann bloss die grossen und kleinen Bücher auf die Wagschale kommen werden, keine Namen noch Anekdoten noch Persönlichkeiten… »7. Bernays aurait-il pour autant fait de Vico, comme Michelet ou Leopardi, un précurseur ? On peut en douter : la méthode « allemande » avait certainement d'autres vertus à ses yeux qu'aux leurs. Mais les premières lignes du texte, les seules où Bernays parle en son nom, remet le débat à sa place. La bataille n'est si vive que parce qu'elle oppose deux nations politiquement impuissantes, dont l'hégémonie ne peut s'exercer que dans le champ de la culture et de la science. Par cette remarque liminaire – qui laisse délibérément la France de côté –, Bernays suggère que la question de savoir si Wolf et Niebuhr doivent quelque chose à Vico est secondaire, et peut-être pas même pertinente.
[A. L.]
Jacob Bernays
Vico
7Wenn die beiden Völker der Neuzeit, die durch ihre politische Zersplitterung u. daraus folgende politische Ohnmacht bisher darauf angewiesen waren, ihren nationalen Ruhm in wissenschaftliche Thaten zu setzen, wenn Deutsche u. Italiener ihre Ansprüche u. Leistungen gegeneinander messen wollten, so musste, wenn auf Alterthumswissenschaft, das Gebiet, auf dem die Deutschen der Neuzeit die meisten Lorbeeren errungen, die Rede kommen sollte, der Italiener wahrscheinlich ungefähr folgender Worte sich bedienen : Ihr vortrefflichen Deutschen ! Nehmt den Geist eures F. A. Wolf, der Euch einst von dem Namen Homers befreit und euch die Philologie zur Wissenschaft geadelt hat, nehmt den Geist Eures Bart. G. Niebuhr, der Euch Licht geschafft in den Verfassungen der alten Völker und die historische Philologie gegründet, nehmt diese beiden Geister und legt sie in die eine Schaale der Wage, werfet dann, wenn ihr wollt, noch ein volles Dutzend Eurer Philosophen zweiten Ranges dazu : dann wollten wir den Genius des einen J. B. Vico bitten, dass er den Ruhm seines lieben Italien zu bewahren in die andere Schaale der Wage hinabschweben wollte u. dann wollen wir sehen welche Schaale steigt u. welche sinkt.
8Auf solche metaphorische Rede des südlichen Mannes wurde der bedächtige Fürsprecher der Deutschen noch folgendermaassen entgegnen können : Gemach ! mein guter Italiener ! Von Steigen der einen u. Fallen der anderen Seite werden wir wohl nichts sagen. Ich gebe dir das Dutzend Philosophen zurück und wenn's hoch kommt kann ich mir dann denken, dass das Zünglein der Waage zwischen beiden Schaalen die Mitte halt. Und ferner begreife ich nicht wie Ihr Euch Vico’s Auftreten in eurent Lande zu Eurent Ruhm rechnen. Je bedeutender er war, desto weniger kann es zum Preiss eures Volkes gereichen, dass solch gewaltige Kraft so ganz ohne Einwirkung auf ihre nächste Umgebung d. h. auf Euch selbst geblieben u. dadurch auch auf die übrige wissenschaftliche Welt keinen Einfluss geäussert hat.
Notes de bas de page
1 Wolf semble n'avoir pris connaissance de l'ouvrage qu'en 1802, par l'intermédiaire de l'homérisant italien Melchior Cesarotti. Voir la correspondance entre Wolf et Cesarotti reproduite dans M. Cesarotti, Prose edite e inedite, ed. G. Manzoni, Bologne 1882, p. 391-400. Il prend position en 1807, dans le premier volume du Museum für Alterthumswissenschaft (« Giovan Battista Vico über den Homer »). Tout en suggérant que la vision inspirée, mais cavalière de Vico n'est pas à la hauteur des critères de l'érudition scientifique, Wolf y résume le contenu du troisième livre de la Scienza nuova, « sans y mêler son propre jugement », afin de laisser au lecteur le soin de décider « dans quelle mesure il y a convergence ou divergence » entre ses propres conceptions et celles de Vico (p. 557 = Kleine Schriften, II, Halle 1869, p. 1158). Pour Niebuhr, voir le compte rendu de la Römische Geschichte par le philologue et épigraphiste suisse Johann Kaspar Orelli, « Vico und Niebuhr », Schweizerisches Museum, 1, 1816, p. 184-192.
2 Michelet, Œuvres complètes, publié par P. Viallaneix, Paris 1972, p. 340s. Les citations pourraient être multipliées. Voir également l'éloge dont Michelet fait précéder sa traduction de Vico en 1827 (texte reproduit dans le recueil Philosophies des Sciences historiques édité par M. Gauchet, Lille 1986, p. 165ss.).
3 Sur ce point, et en particulier sur le rôle joué par V. Cuoco dans ce contexte, cf. Croce, vol. I, p. 407ss. ; vol. II, p. 586s.
4 Zibaldone di pensieri, 4394-96 (26 Septembre 1828). L'édition critique du Zibaldone par G. Pacella, Garzanti 1991, reproduit la note que Luigi de Sinner (à qui Leopardi avait fait lire le manuscrit du Zibaldone) avait ajouté à cette page (en français) : « Wolf ayant fait la connaissance de Vico depuis ses Prolegomena fit insérer un morceau important : Vico und Homer (si je ne me trompe) dans son Museum der Alterthumwissenschaft, T. 1, Berlin 1807, in 8 » – une remarque qui, manifestement, entendait disculper Wolf (vol. III, p. 1081). Paul Heyse, l'ami intime de Bernays, traduisit le Zibaldone en 1878.
5 K. Marx, F. Engels, Werke (MEGA Ausgabe) vol. 30, Berlin 1964, p. 623.
6 Bernays, on le sait par une lettre à Mark Pattison du 23 Juin 1865, ne surestimait pas les mérites de Wolf. Il espère que son correspondant, dont la biographie de Wolf est en cours de rédaction, aura reconnu que « c'était plutôt un homme d'une grande efficacité qu'à proprement parler un grand homme ». La lettre est publiée par A. Momigliano dans l'Appendice A de son étude « Jacob Bernays », p. 26 (= 174).
7 « Giovan Battista Vico... », p. 558 (= p. 1158). Comme me le fait remarquer Glenn W. Most, la source commune ultime de l’image est Aristophane, dans les Grenouilles.
Auteur
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