La démarche de la méthode
p. 19-56
Texte intégral
1La méthode d’évolution des motifs sert à découvrir l’évolution jusque là inconnue d’un art ou d’un, style ou encore à redresser une chronologie classique mais fausse.
2Dans un cas comme dans l’autre, c’est le plus souvent une certaine insatisfaction, un malaise qui incitent à la recherche. Philippe Stern, en 1927, ne pouvait comprendre comment des monuments de styles radicalement différents, Lolei en 893 et le Bayon quelques années plus tard, avaient pu être édifiés dans la même région à la même époque. La visite d’un site aussi admirable que celui d’Ajantā, au nord-ouest du Dekkan, procure au simple touriste des impressions fort mitigées : certes en présence de ces quelques vingt grottes creusées dans l’harmonieux demi-cercle de la falaise, c’est un émoi admiratif qui domine : intégration de l’architecture à la majesté du site, conflit de l’éclatante lumière et de l’ombre recueillie et un peu mystérieuse des sanctuaires et des monastères, sens des propositions, richesse et diversité de la décoration, beauté des peintures, dont le caractère mondain et discrètement voluptueux est tamisé par le voile d’une spriritualité profonde dont les Bodhisattva de la grotte 1 livrent et cèlent les ultimes secrets. Mais précisément la diversité et l’abondance des souvenirs à emmagasiner dans le temps d’une visite s’accomoderaient d’un classement a priori impossible. On aimerait comprendre l’ordonnance de l’ensemble, savoir comment se présentait le site lorsqu’y vivaient des moines, aux différentes phases de son occupation, non seulement lors de la phase terminale, où toutes les grottes que nous admirons étaient creusées et sans doute utilisées, mais au cours des siècles précédents. Or rien qu’à examiner les colonnes, on en dénombre une dizaine de types, distribués, semble-t-il au hasard, certains coexistant dans une même grotte !
3De la même manière, en parcourant au Cambodge, dans l’antique capitale Angkor ou en province, les monuments dont on sait aujourd’hui qu’ils ont été édifiés à la fin du XIIe s. et au début du XIIIe s. par le grand roi bouddhique Jayavarman VII, le visiteur s’étonne parfois de la surcharge de certains monuments, dont le plan n’apparaît plus avec clarté, il remarque des raccords maladroits : çà et là, une galerie vient buter contre un bas-relief et le masque partiellement. Autant d’énigmes que pourrait seulement élucider l’histoire de l’édification de ces temples.
4L’attention se trouve ainsi alertée, le problème plus ou moins délimité. Mais à présent, comment s’y prendre ?
5Avant toute chose, il est important de faire table rase de tout ce qui n’est pas absolument sûr. C’est un indispensable préliminaire, c’est surtout un état d’esprit presque pervers, pour reprendre l’adjectif de l’historien d’art américain Walter M. Spink1, sans lequel il n’y a guère de progrès possible en matière scientifique : remettre en question les idées couramment admises, à moins qu’on ne puisse par soi-même en vérifier le bien-fondé absolu. Les hypothèses seulement tenues pour valables, même si elles sont universellement acceptées et enseignées, doivent être rejetées ou au moins mises de côté jusqu’à ce qu’elles soient confirmées. A défaut de cette opération parfois douloureuse, qui consiste à s’amputer d’un certain nombre de fausses certitudes, le travail risque de s’engager dans une voie trompeuse, d’où il sera très difficile ensuite de s’échapper.
6Or cela exige un certain courage. Il n’est pas aisé à un étudiant encore jeune de douter de l’enseignement officiel distribué par des maîtres souvent prestigieux. En 1927, la date erronée attribuée au Bayon d’Angkor était admise par tous. Nul ne la contestait, ni l’épigraphiste Louis Finot, ni l’archéologue Henri Parmentier, et pourtant elle reposait sur une argumentation extrêmement fragile et elle faussait la chronologie de toute la seconde partie de l’art khmer.
7L’esprit ainsi rendu à un état de virginité inhabituel et de ce fait déjà pénible, il s’agit d’affronter la complexité d’un art, d’un site ou d’un style, sans désormais rien à quoi se raccrocher pour l’ordonner. C’est alors qu’on souhaiterait au moins pouvoir suivre servilement une recette précise, obéir à des règles commodes. Or la méthode n’a rien de systématique, elle n’offre pas de chemin tout tracé à la découverte. Un domaine de recherche est par définition semblable à une forêt vierge : au moment d’y pénétrer, on éprouve avec angoisse le besoin d’une carte, d’un plan directeur qui, par hypothèse, n’existe pas.
8L’approche du problème est donc différente dans chaque cas particulier. Ce qui réussit dans un cas échoue dans l’autre. Il faut se défier de toute idée préconçue et ne pas préjuger trop tôt de l’orientation à prendre. Si donc on entend par méthode un bréviaire fournissant des règles strictes et définies prescrivant l’ordre des opérations à accomplir ou l’importance relative des observations, alors, il faut se rallier à la formule paradoxale de Philippe Stern : “La meilleure méthode en commençant est sans doute de ne pas en avoir !”. Tout au plus peut-on donner quelques principes généraux à titre de boussole et faire bénéficier le jeune explorateur de l’expérience acquise par ses aînés.
9Le but à atteindre est clair : il s’agit de retrouver la succession dans le temps des oeuvres ou des différentes étapes de leur élaboration, autrement dit de discerner un certain nombre de critères qui permettent de situer par son simple examen une oeuvre d’art dans le développement chronologique, par rapport à celles qui l’ont précédée et suivie. Cet objectif théorique revient pratiquement à la rattacher à un ensemble suffisamment homogène qui constitue un style ou une période. Car, dans l’histoire des arts, des phases de renouvellement rapide alternent avec des périodes relativement stables où le changement, toujours ininterrompu, est cependant plus lent. C’est ce qui permet un découpage commode qui, loin d’être arbitraire, rend compte, à condition d’être utilisé avec souplesse, d’une des caractéristiques constantes de l’évolution.
10Le résultat du travail de recherche s’exprimera donc en trois temps :
définir des moments de l’art (styles ou périodes) caractérisés par des groupes de caractères coexistants ;
établir entre ces phases des contiguïtés grâce à la continuité dans le développement d’un motif ou encore grâce à l’enjambement de certains signes, qui, ignorant les limites fictives choisies par l’historien, se perpétuent d’une période à la suivante, puisque, même dans les phases de transformation rapide, le changement n’est jamais total ni instantané ;
retrouver l’ordre de succession, qui peut ne pas être toujours évident, mais qui apparaît lorsque l’enchaînement des contiguïtés s’étend sur une période assez longue ou qui est indiqué par les transformations irréversibles de certains motifs.
11Il va de soi d’ailleurs que ce schéma ne pouvait apparaître avec clarté dès le début de la première recherche. De même le chercheur affronté à un problème ne saurait procéder que par tâtonnements, par va-et-vient. Il ne peut pas s’attacher successivement à chacun de ces trois monuments théoriques, mais il ne doit pas les perdre de vue. Lorsqu’il les voit enfin apparaître, c’est que la recherche proprement dite est bien près de se terminer, que déjà s’annoncent les phases suivantes : d’abord une indispensable décantation et une vérification rigoureuse, puis l’exposition démonstrative des résultats.
12La première décision à prendre concerne le choix des motifs dont on va tenter de découvrir l’évolution, par exemple les colonnes à Ajantā et à Ellora, les linteaux et les colonnettes dans l’art khmer, mais non dans l’art cham. Ce choix est décisif, mais sujet à révision, après beaucoup de temps perdu, et il importe de déceler les motifs dont l’évolution est la plus nette, sans perdre de vue que toute diversité n’est pas nécessairement évolution : la diversité des linteaux khmers du style du Kulên en apporte la preuve.
13Mais précisément, parmi cette richesse décorative, quels seront les signes révélateurs ? Cette quête de critères d’évolution, avec tous les tâtonnements qu’elle suppose, est la phase la plus difficile, la plus déroutante, mais aussi la plus passionnante de la recherche. Parmi l’imbroglio des motifs en évolution, des détails innombrables qui se modifient sans cesse, en furetant de tous côtés, en poussant des reconnaissances en toutes directions, il faut rechercher des ressemblances, des oppositions, des rapports, multiplier les hypothèses comme des antennes palpant de tous côtés.
14Mais, en contre-partie, il est important de savoir renoncer aux pistes qui, après avoir paru un instant valables, se terminent en cul-de-sac, abandonner sans trop de regrets les hypothèses que les observations ultérieures révèlent ou trop frêles ou franchement inexactes. Ce n’est pas toujours aisé : si l’une d’entre elles a paru ingénieuse à son auteur, s’il en a été fier, s’il l’a utilisée pendant un certain temps, il lui est difficile de s’en déprendre. La tendance naturelle est plutôt, pour sauvegarder une habitude trop vite acquise, de redoubler d’ingéniosité, quitte à infléchir le réel, en s’employant à colmater les brèches par de nouvelles hypothèses, celles par exemple d’une école régionale ou de la simultanéité de deux styles, d’autres encore, moins grossières.
15Pourtant, et c’est là une difficulté, il ne faut pas se décourager au premier obstacle rencontré, surtout s’il s’agit d’une hypothèse importante : ce n’est pas elle nécessairement qui est erronée, ce peut-être l’élément qui est en contradiction avec elle. “A force de frapper à toutes les portes, a dit à peu près Curel, le hasard peut faire qu’on frappe à celle qu’on cherche, mais comme on n’insiste pas, elle ne s’ouvre pas”.
16Cette remarque peut s’appliquer d’ailleurs à tous les domaines de recherche. Le mathématicien Hadamard raconte qu’il faillit trouver la relativité avant Einstein, mais un obstacle le dissuada de poursuivre et c’est ainsi qu’il passa à côté de la découverte.
17Ces tâtonnements sont d’une trop grande complexité pour qu’on puisse en présenter le détail, même dans un ouvrage consacré à la méthode de recherche. Fort heureusement la mémoire est sélective et oublie ces zig-zags, ces va-et-vient trop longs, trop embrouillés. Aussi l’histoire d’une recherche, même lorsqu’on s’efforce de souligner cette démarche hasardeuse, reste-t-elle simplifiée à l’extrême et schématique.
18Le choix des “signes” est délicat, car il est indispensable qu’ils répondent à plusieurs conditions : ils doivent être nets et incontestables ; ils doivent apparaître assez fréquemment pour ne pas caractériser seulement certaines pièces ou certains monuments ; sans être trop nombreux, ils doivent être en nombre suffisant, car seule leur multiplication, par la convergence des indications qu’elle fournit, accroît la probabilité et tend vers la certitude.
19En effet, dès cette étape de la recherche, l’association des critères s’impose : c’est en constatant que deux ou plusieurs transformations sont régulièrement associées qu’on peut supposer (ce n’est encore à ce stade qu’une hypothèse) que ce faisceau simultané de changements est la conséquence d’une évolution.
20Il importe d’être attentif, aux aguets. En regardant seulement des reproductions d’une manière passive, il n’y a aucune chance d’obtenir un résultat : le nombre des détails observables est trop considérable. La découverte ne peut surgir que d’un examen des images dirigé sur des points particuliers. De même, le chasseur qui guette l’apparition du gibier ne laisse pas errer ses yeux au hasard sur l’ensemble du paysage, mais en scrute avec attention chaque parcelle, l’une après l’autre : l’observation doit être intensive et non pas extensive. Une description prétendûment exhaustive n’épuise pas, en dépit des apparences, la complexité du réel et une étude d’évolution ne peut ni ne doit en comporter. Il n’est pas possible de tout voir et encore moins de tout dire. Or les indications les plus précieuses sont souvent fournies par d’infimes détails qui risquent de passer inaperçus (et sont de fait longtemps restés inaperçus), mais qui, une fois qu’on les a remarqués, sont promus au rang d’indications d’une importance primordiale.
21Mireille Monié-Bénisti étudia, au cours d’un premier travail déjà remarquable, l’évolution des médaillons en forme de lotus dans l’art indien. La première idée qui se présente est de classer ces médaillons en fonction du nombre de pétales et de la richesse de la décoration, car c’est là ce qui frappe tout d’abord. Or des médaillons d’un même monument présentent en la matière une grande diversité : le nombre des pétales ne peut fournir aucune information chronologique. Ce sont des indices moins apparents qui ont guidé Mireille Monié-Bénisti : le perlage autour des médaillons, qui apparaît tardivement, et, moins visible encore au premier regard, la double incision cernant les pétales.
22Joseph Hackin, qui découvrit sur le site archéologique de Begram en Afghanistan une extraordinaire collection d’ivoires importés de l’Inde, sentit aussitôt qu’ils devaient être contemporains du style de Mathurā. Mais il fallait l’établir scientifiquement, ce qui se révéla assez difficile. Les premiers essais furent infructueux, puis un détail qui ne saute pas aux yeux, un gros bouffant de cheveux au-dessus du front, apporta la preuve cherchée. Tous les autres éléments de costume ou de parure ou bien sont employés irrégulièrement, ou débordent des limites du style de Mathurā. Seul le gros bouffant de cheveux est constant sur les ivoires de Begram comme dans toutes les pièces du style de Mathurā où les cheveux au-dessus du front se montrent à découvert. Un détail architectural, la superposition de deux types de chapiteaux employés jusque-là isolément, confirme cette contemporanéité des ivoires de Begram et du style de Mathurā.
23De même, alors que l’évolution de la statuaire khmère était déjà connue dans ses grandes lignes grâce à l’étude du costume et des visages, Jean Boisselier a eu l’ingénieuse idée d’observer le minuscule décor en registres des diadèmes et de le comparer à l’ornementation architecturale : il a ainsi trouvé le moyen d’assurer le synchronisme entre les temples et les statues, toujours déplacées. Au Champa, la présence de cinq petits fleurons en bas de la coiffure montre le synchronisme des sculptures trouvées à Tra-kieu et de la tour-sanctuaire A-1 de Mi-sön mieux que les autres détails qui le confirment (sourire, yeux à fleurs de visage, mains jointes tenant une fleur).
24On pourrait multiplier les exemples. Prenons-en deux, particulièrement frappants, concernant l’un et l’autre l’évolution des linteaux khmers. Henri Parmentier avait le goût des descriptions très complètes et ses livres volumineux sur l’Art Khmer Primitif et l’Art Khmer Classique sont de ce fait précieux. Pourtant il n’avait pas pensé à signaler deux détails qui ont fourni à Gilberte de Coral-Rémusat des indications chronologiques. Les linteaux khmers comportent toujours un motif central, qui est souvent une tête de monstre. Parmentier n’indique pas la position de ce motif dans la hauteur du linteau. Or c’est là un signe important : avant le Xe s. ce motif est haut placé, dans l’alignement de l’arc ou de la branche feuillue ; dans la première moitié du Xe s. on assiste à un certain flottement, mais à partir de Banteay Srei (967), le motif central descend régulièrement jusqu’à atteindre à la fin du XIIe s. le bas du linteau (fig. 19 à 22). D’autre part, des crocs apparaissent parfois au coin de la gueule des têtes de monstres. L’apparition de ces crocs est tardive. On ne les voit jamais, semble-t-il avant le XIIe s. (mais toutes ces têtes de monstres des linteaux tardifs n’ont pas ces crocs). Quelle description, pour détaillée qu’elle soit, pourrait ne pas omettre d’aussi minuscules détails ?
25On le voit par ces exemples, les critères découverts peuvent appartenir à deux types :
la présence ou l’absence d’un détail, tel que le perlage des médaillons lotiformes ou les crocs des têtes de monstres, ou encore la tête de monstre en haut des stèles Pāla (Claudine Picron, ci-dessous p. 64) ;
la forme prise par un motif, car le signe n’est pas un motif, par exemple la forme de l’arc des linteaux khmers ou celle de la stèle dans l’art Pāla.
26La multiplication des redans des socles des statues dans ce même art fournit un exemple intermédiaire : car on passe brutalement de 0 à 1, de 1 à 3, de 3 à 5, de 5 à 7, mais il se dégage de ces mutations une tendance générale d’évolution. La transformation de la petite lucarne décorative dite kūḍu dans le style d’Amarāvatῑ n’est pas une évolution, mais un changement brusque : dans la première partie du style, le kūḍu a les côtés horizontaux, au sommet une haute partie sans décor et un décor intérieur inspiré par l’architecture ; puis, ce type est remplacé par un autre totalement différent, à côtés relevés, comportant au sommet une partie retombante, alors que l’intérieur est quadrillé ou contient une fleur.
27La transformation continue d’un motif est plus riche, plus souple, plus précieuse par les renseignements nuancés qu’elle fournit, mais d’une interprétation plus délicate, du fait de tous les degrés intermédiaires, des inflexions de l’évolution. Au contraire l’apparition brusque d’un signe apporte une information plus restreinte, mais plus nette, elle établit une coupure franche entre deux périodes dont on ne peut dire a priori quelle est celle qui a précédé l’autre.
28Les deux types de signes se trouvent heureusement associés dans l’étude détaillée que Philippe Stern a consacrée au style du Bayon, c’est-à-dire à l’art de Jayavarman VII, le dernier des grands roi khmers. Ce surprenant travail, tout en finesse, n’a été possible que grâce à certains développements continus, et surtout celui de ces grandes figures féminines en relief qu’on appelle devatā ou apsaras. Or, à Angkor Vat, dans le style qui précède le style du Bayon, les devatā khmères sont bien femmes par la fantaisie de leur costume ! Celles qui ornent un même mur, qui sont donc contemporaines et sculptées par le même artiste ou les artistes d’un même atelier, portent des coiffures complètement différentes (fig. 12). Conséquence apparente : les devatā ne sauraient fournir d’indication chronologique. Pourtant à l’époque suivante (de la fin du XIIe s. aux premières années du XIIIe s.) six signes précis opposent celles du début du style du Bayon à celles de la fin (fig. 13 et 14) : coiffure en cône différente de la coiffure triangulaire, en disques et en aigrettes ; pans d’étoffe divers au lieu du large pan en triangle devant le vêtement ; absence de bijoux contrastant avec “l’écharpe-guirlande” et le “collier-ceinture” ; arcature moulurée tout autre que l’encadrement de feuillage ; main à la ceinture et non pas en général levée ; visage grave s’opposant au sourire très marqué. Entre ces deux types, existent bien entendu, des figurations de transition, qui participent de l’un et de l’autre. La juxtaposition des deux types (fig. 15) est la conséquence d’adjonctions architecturales, en général maladroites et de ce fait évidentes.
29Mais au début de ce que Philippe Stern appelle la “réforme religieuse” de Jayavarman VII, plusieurs critères à déclenchement brusque permettent de distinguer deux périodes : les fausses fenêtres “à store”, plus vite exécutées, remplacent les fausses fenêtres “à balustres” (fig. 15) ; sur la crête des galeries des niches à personnages prennent la place des “épis”. Des motifs nouveaux font leur apparition : les tours à visages ; les motifs d’angle à animaux superposés, sans doute chargés d’un symbolisme cosmique ; les titans et les dieux portant le serpent au-dessus des fossés (thème du “barattement de la mer de lait”) ; les grands Lokeśvara sculptés sur les frontons.
30Certaines évolutions sont particulièrement précieuses, car elles assurent en même temps que la contiguïté de deux périodes et la continuité de l’une à l’autre, l’ordre de succession de ces périodes : ce sont les transformations irréversibles. Un détail réaliste à l’origine se transforme, n’est plus compris, mais est reproduit par l’habitude, par tradition, comme simple élément décoratif. Il est alors en général incongru, et c’est là le plus significatif. Car on ne conçoit pas qu’on ait pu inventer à partir de rien un élément d’aspect bizarre, pour décourvrir par la suite qu’il pouvait se transformer en détail réaliste de vêtement ou de décor architectural. De la même manière, en paléontologie, pour employer une analogie chère à Philippe Stem, certaines espèces possèdent des vestiges d’organes, devenus inutiles, qui éclairent si étrangement parfois les étapes de l’évolution. Elles ne peuvent évidemment précéder celles où ces organes assurent un rôle fonctionnel !
31L’art cham en fournit plusieurs applications. Mais un des exemples les plus frappants en est assurément le drapé en poche des statues khmères, qui apparaît dès le VIIe s. et est particulièrement clair sur le Hari-hara de Prasat Andet (fig. 16).
32Une sorte de poche dessinée par l’extrémité de l’étoffe tombe sur la cuisse gauche. Elle est formée par un large pan plissé maintenu coincé entre le vêtement et la peau à hauteur de la taille. L’extrémité qui retombe prend par la suite l’aspect d’une ancre.
33Dans le style du Kulên (première moitié du IXe s.) ce drapé en poche, encore tout à fait naturaliste sur certaines statues, se stylise sur d’autres : le bord extérieur forme un bourrelet à l’origine des plis, qui dessinent une série d’anses en U : c’est encore compréhensible et déjà décoratif. Mais sur un Visnu (celui du sanctuaire de Rûp Arak, fig. 17) le bourrelet s’étend sur toute la longueur des plis, qui cessent d’être compris et sont traités comme les bords de languettes, se recouvrant les unes les autres : l’ancien drapé en poche, réduit à un rôle décoratif, se perpétuera sous cette forme pendant des siècles sur presque toutes les statues masculines (fig. 18). Cette évolution du drapé en poche s’impose comme irréversible : le passage de la copie d’un drapé réel à une incompréhension de ce drapé devenu un ornement qui se maintient par tradition est clair, presque normal. L’ordre contraire est impossible : on ne conçoit pas l’invention gratuite d’un décor étrange, dont on se serait ensuite avisé qu’il pourrait être transformé en drapé réel.
34Il va de soi que, conformément au principe même de la méthode, ces différents signes ne peuvent être examinés séparément : ce sont leurs groupements qui importent. Il ne faut pas compter sur des déductions logiques pour obtenir des certitudes : il faut se défier des raisonnements et surtout de ce qui paraît ingénieux ou subtil. Seule l’accumulation des probabilités fournies par des indices indépendants a valeur de preuve. Bien entendu si deux éléments risquent d’être dépendants l’un de l’autre, par exemple dans l’art Pâla la forme pointue de la stèle et la crête triangulaire du “masque de gloire” (kῑrtimukha) qui en occupe le sommet, il n’est pas licite de considérer qu’ils se confirment mutuellement. Mais la convergence des indications fournies par des critères autonomes détermine une probabilité croissante qui tend vers la certitude.
35Il faut d’ailleurs remarquer que la multiplicité des signes ne dépend pas nécessairement de l’abondance du matériel. L’exemple le plus net est donné par le style khmer du Kulên. Dès 1927, en proposant de changer la date alors acceptée pour le Bayon, Philippe Stem indiquait que les temples très peu nombreux encore debout sur le Phnom Kulên lui semblait, de par leur style, être ceux de Jayavarman II : cet important souverain qui, à partir de 802, restaura la puissance khmère, avait fondé sa capitale religieuse sur le “Mont du Grand Indra”, identifié avec l’actuel Phnom Kulên. On ne manqua pas alors de lui faire remarquer combien il était imprudent de constituer un style avec si peu de documents : un seul monument, avec un seul linteau, un seul type de colonnette, un seul tympan, une seule statue ! Mais ce matériel lui avait permis de réunir douze signes convergents situant l’ensemble de ces quelques pièces entre la fin du style dit alors “pré-angkorien” et le style de Prah-kô, c’est-à-dire précisément au temps de Jayavarman II (Mélanges Linossier)2. Lorsqu’il put enfin en 1936, grâce à Henri Marchai, faire des fouilles sur le Phnom Kulên, 17 temples écroulés ou sites archéologiques nouveaux furent mis au jour, 16 linteaux, 18 colonnettes, 4 statues : c’était plus qu’il n’en fallait cette fois pour établir un style en toute assurance. Or ces trouvailles confirmaient, par de nombreuses indications nouvelles, l’hypothèse de 1927 et l’article des Mélanges Linossier : il s’agissait bien de temples érigés à l’époque de Jayavarman II.
36Un aspect particulier de cette convergence des signes est “la présence simultanée sur le même bas-relief de divers motifs à un stade déterminé de leur développement”. Mireille Monié-Bénisti désigne du terme de “concomitance” cette rencontre à un même moment. Bien entendu Philippe Stern et Gilberte de Coral-Rémusat s’étaient déjà appuyés sur des concomitances : dès 1927, dans son premier livre (p. 10), Philippe Stern parlait de “signes concordants”. Mais c’est dans l’étude de l’art d’Amarâvatî que Mireille Monié-Bénisti en a souligné l’importance méthodologique en les recherchant systématiquement, comme d’ailleurs à sa suite Claudine Picron dans ce cahier même.
37Il n’est guère possible de mettre le chercheur en garde contre toutes les embûches qui le guettent au cours de cette quête des signes. Du moins faut-il souligner deux exigences contradictoires entre lesquelles sa sûreté de jugement doit lui permettre de louvoyer : c’est un peu, transposée du plan moral au plan intellectuel, la parabole du bon grain et de l’ivraie. Car l’attitude mentale de spepticisme à l’égard de tout ce qui n’est pas certain doit être maintenue tout au long du travail, non seulement en face des conclusions des autres, mais aussi de ses propres élucubrations. Mais il faut redouter qu’un excès d’esprit critique freine le mouvement en avant de la recherche, auquel participe aussi l’imagination. Plus tard, il faudra rejeter impitoyablement toute hypothèse douteuse. Provisoirement, mieux vaut se garder d’inhiber l’esprit de recherche par un désir abusif de rigueur. Momentanément, il est licite, il est nécessaire parfois, de se servir comme d’étais temporaires et branlants, d’hypothèses de travail peu sûres, en sachant que bien peu subsisteront à la fin du travail.
38Il faut donc, pour l’instant, multiplier les tentatives, en progressant à pas feutrés, à tâtons, sur un terrain incertain. C’est une sensation déplaisante. Après la remise en question des connaissances admises, si rassurantes, le chercheur se trouve en présence d’un chantier de démolition, encombré de matériaux épars. Sur sa table, des centaines de photos, qu’il s’efforce de grouper sans y parvenir. Les suppositions s’entrecroisent. Si l’une est exacte il faut renoncer à l’autre. Peut-être faudrait-il en émettre une troisième ? Mais les deux premières alors s’effondrent ! Ces tâtonnements, ces incertitudes, ces essais avortés provoquent en lui un malaise intense. Plus ou moins diffus tout au long du travail, ce malaise peut devenir à certain moment si désagréable que, désorienté, en proie à l’incertitude, saisi à la limite d’écoeurement physique, le chercheur risque de se décourager et de renoncer. Il est saisi de vertige, comme l’enfant jouant à colin-maillard, qu’on a fait pivoter sur place les yeux bandés de plus en plus vite jusqu’à ce qu’il ait perdu tous sens de l’orientation. Le découragement s’empare de lui, surtout lorsque s’effondre brusquement un ensemble d’hypothèses sur quoi il s’est un certain temps appuyé. De même, parfois, dans le cours d’une existence, afflue l’angoisse, lorsque quelque certitude que l’on croyait donner son sens profond à la vie et au monde, lentement minée, s’effondre soudainement.
39Or cette phase pénible et quasiment inéluctable prélude à une lente reconstruction, où l’exaltation des découvertes successives alterne avec des rechutes. Peu à peu les morceaux du puzzle vont s’agencer. Mais, comme le savent bien tous les amateurs de ce jeu de patience, vouloir reconstituer la totalité de l’image en partant d’un angle et en avançant progressivement est de mauvaise méthode : il ne faut pas s’obstiner lorsqu’une difficulté oppose une résistance excessive. Mieux vaut abandonner dans son état incomplet le fragment sur lequel on achoppe pour se transporter ailleurs : peu à peu les différents fragments s’attirent d’eux-mêmes et se soudent. Il en va ainsi dans la recherche. On aurait tort de vouloir progresser de proche en proche, de s’acharner sur un détail ou même sur une période déterminée, lorsqu’il s’agit de reconstituer la chronologie de tout un art comme l’art khmer ou l’art cham. Ce serait courir le risque de perdre de vue l’ensemble. Or il est primordial, pour peser les preuves, pour dégager la ligne générale d’évolution même lorsqu’elle risque d’être masquée par une certaine fantaisie, de garder une vision générale, sans cesser d’examiner minutieusement les détails. C’est aussi un des secrets de la réussite, valable assurément en d’autres domaines que l’histoire de l’art : se situer à la bonne distance, ni trop près ni trop loin, ou encore mieux, en s’éloignant et en se rapprochant, jauger le champ de la recherche, porter une attention tour à tour sur sa totalité et sur les détails et les confronter.
40Au lieu de se laisser entièrement absorber par une difficulté qui apparaît insurmontable, mieux vaut donc chercher ailleurs, sans cesse de guetter les rapprochements, les analogies qui peuvent apparaître et aider à contourner l’obstacle, à résoudre la difficulté par un biais tout différent. Il en résulte des zig-zags, des va-et-vient nombreux, qui semblent tout le contraire d’une méthode. “Je n’oserais pas, avouait un inventeur, dire les démarches de ma pensée, lorsque je tente de découvrir quelque chose : j’aurais l’air d’un fou”.
41Dans ce délicat travail de reconstruction, le chercheur est guidé par quelques hypothèses qui s’imposent à lui et bientôt vont se confirmant. Elles lui apportent, dans la nuit où il se débat, une lumière diffuse d’abord, hésitante, puis très vite s’intensifie quand on est sur la bonne voie. C’est ce que Philippe Stem appelle les “fils d’Ariane”. Il s’agit parfois d’une observation nouvelle, parfois au contraire d’un élément connu depuis longtemps, mais dont on n’avait pas jusque-là saisi la valeur de clef. Ces idées directrices peuvent être très différentes selon l’étude entreprise : une évolution caractéristique, l’explication d’une anomalie, un emprunt à un art étranger ou à une technique différente. Un exemple développé permettra de le mieux comprendre.
42Il arrive que le chercheur ne dispose que d’un matériel très réduit : c’était le cas pour le style du Kulên avant 1936. Parfois au contraire c’est l’abondance même de la documentation qui est déroutante, comme sur le site d’Ajantā, dont Philippe Stern entreprit l’étude après la visite qu’il y fit en se rendant au Cambodge. L’attention s’était jusque-là surtout fixée sur les peintures, chef-d’oeuvre de l’art mondial, secondairement sur les sculptures. Le décor architectural avait été négligé.
43Le motif principal s’imposait de lui-même : c’était la colonne. Mais quelle multiplicité de types ! Quel désarroi tout d’abord ! Dès la caverne 1, on peut distinguer au moins deux types de chapiteaux et les fûts sont soit lisses, soit en cannelures droites, soit en cannelures torsadées. A une identique diversité s’ajoute dans la véranda de la caverne 2 un autre type de colonne. Un autre type plus simple se présente à la caverne 4, deux autres à la caverne 6. Deux des types employés à la caverne 7 ont déjà été rencontrés, mais le troisième paraît bien nouveau et bien bizarre. On arrive alors, au centre du cirque, à des cavernes beaucoup plus anciennes que les cavernes d’époque Gupta, objet de l’étude, puis, au-delà, les mêmes types si divers de colonnes Gupta se rencontrent à nouveau avec au moins un type supplémentaire. On peut donc à Ajantā, dès une première et rapide visite, dénombrer un minimum de huit types de colonnes d’époque Gupta, sans compter les nombreuses variantes. Devant une telle complexité, il y a lieu d’être désemparé ! Aucune évolution n’apparaît. Seule se manifeste, semble-t-il une fantaisie effrénée. Les tentatives pour rattacher ces colonnes Gupta à celles de l’époque précédente furent vaines. Aucune influence étrangère ne pouvait expliquer les innovations, non plus qu’un emprunt, remis au goût du jour, à une phase plus ancienne, comme cela se produit à différentes reprises dans l’art khmer. Après plusieurs essais infructueux, Philippe Stem avoue qu’il était près d’abandonner, lorsque lui apparurent deux “fils d’Ariane”.
44C’est d’abord l’imitation en pierre de l’architecture de bois, grâce à laquelle s’expliquent deux types de colonnes, employés l’un et l’autre dès la caverne 7, une des plus proches du groupe primitif, donc vraisemblablement une des plus anciennes d’époque Gupta. Une colonne étrange et disgracieuse (fig. 2) déconcerte tout d’abord, mais se comprend quand on s’aperçoit que son chapiteau copie exactement ceux des colonnettes des édifices légers en bois, figurées en peinture à Ajantā même (fig. 1) : même bourrelet en coussin ou turban, surmonté d’un évasement et placé au-dessus d’une forme en jarre. Mais cet ensemble, élancé et svelte sur les fines colonnettes de bois, devient grotesque et lourd lorsqu’il surmonte une colonne massive, censée soutenir la montagne : les trois éléments de ce chapiteau descendent alors jusqu’à mi-hauteur de la colonne, ce qui frise le ridicule.
45Et voici que la même idée explique deux autres types de colonnes. Car la disposition est bien la même sur les fines colonnettes des chapelles, qui gardent des proportions voisines de celles des colonnettes de bois (fig. 6). Seule la différence des proportions empêche de s’en apercevoir au premier coup d’oeil. Ainsi surgit la deuxième idée directrice, qui est la différence entre colonnes fortes et colonnes faibles. En effet, ce type de chapiteau va subsister dans les colonnettes fines, alors qu’après l’expérience fâcheuse de la caverne 7 il est abandonné pour les colonnes fortes.
46Mais revenons à la caverne 7. La copie en pierre de l’architecture de bois explique un autre des types qu’on y rencontre (fig. 2, au seond plan). Une simple colonne octogonale est supportée par une partie allongée dans le sens de l’architrave, qui remplace le chapiteau et que Philippe Stern nomme “soutien d’entablement”. Cet élément constant de l’architecture de bois est également figuré en peinture à Ajantā et il caractérise le type de colonne Gupta le plus fréquent. Cette même caverne 7 offre encore un autre type de colonne, le cinquième : la partie supérieure répète la partie inférieure, les éléments en sont seulement moins élevés, si bien qu’aux extrémités deux parallélépipèdes de section carrée faisant fonction de tailloir et de base, encadrent des parties octogonales, puis, par subdivision en deux, des cannelures larges à seize pans, puis des cannelures fines à trente-deux pans (fig. 9). Ce type de colonne est ensuite utilisé avec des variantes dans d’autres cavernes (4, 1, 2 etc...).
47Un nouveau type, qui se rencontre dans des grottes plus éloignées du centre du site, s’explique lorsqu’on comprend qu’il est l’union de deux des types précédents. Du chapiteau en trois parties, copié de l’architecture de bois, on n’a conservé que la partie centrale en forme de turban, à laquelle a été ajouté le soutien d’entablement des autres types de colonnes (fig. 4).
48Enfin un dernier type n’apparaît que dans les cavernes qui, d’après leur décor comme d’après leur situation à l’extrémité gauche de la falaise, semblent les plus tardives. Cette colonne a un chapiteau à vase jaillissant issu de la transformation d’un type ancien, avec influence, d’après Jouveau-Dubreuil, du pilastre sculpté (fig. 10).
49Ainsi se trouvent expliqués les différents types de colonnes. Mais pourquoi plusieurs types se rencontrent-ils donc dans un même sanctuaire ? C’est là qu’une nouvelle idée directrice s’impose, celle de la hiérarchie des colonnes. Dans les cavernes qui servaient de monastère, telles les cavernes 1 et 2, les colonnes qui, au fond de la salle, encadrent l’entrée de la chapelle, sont plus richement décorées ; puis viennent celles qui à l’intérieur se dressent de part et d’autre de l’entrée de la salle, puis celles du milieu des côtés, puis celles des quatre coins.
50Tout désormais s’explique, s’ordonne, d’autant que la position même des cavernes confirme les résultats de l’étude d’évolution. On s’aperçoit en effet que les grottes ont été creusées à gauche et à droite du noyau antérieur à l’époque Gupta en s’éloignant du centre et qu’elles peuvent commodément se répartir en quatre périodes : tâtonnement, formation du style, épanouissement et (du côté gauche seulement, car il ne restait plus de place dans la partie droite de la falaise) prolongation.
51Il en va de même au cours de chaque recherche, l’exemple le plus frappant étant peut-être celui de l’art khmer. Lorsqu’on est sur la bonne voie, les progrès s’accélèrent, font boule de neige. Les hésitations disparaissent. Longtemps deux hypothèses ont pu paraître également probables, le travail semblant favoriser tantôt l’une, tantôt l’autre. Désormais le fléau de la balance brusquement déséquilibré entraîne le plateau d’un côté. Les groupes de caractères deviennent plus solides, les contiguïtés se révèlent. Tout apparaît à la fois plus clair et plus simple qu’on ne pensait. Le signes que Mireille Monié-Bénisti nomme “déterminatifs” assurent groupements, contiguïté, ordre de succession ; les signes “secondaires” consolident seulement l’édifice. Les grandes lignes du développement s’imposent avec évidence, même si, dans les détails, elles gardent une souplesse un peu déroutante : car la création artistique appartient au domaine du vivant, et la vie n’a jamais la rigueur un peu mécanique que l’on attend des sciences exactes.
52Déjà donc un travail de clarification s’opère presque de lui-même. Cette besogne de déblayage, il convient à présent de la poursuivre systématiquement. Il faut “faire le ménage”. Tout ce qui est peu net, peu sûr, peu précis, qui ne pourrait qu’affaiblir la présentation des résultats doit être rejeté, au moins mis au second plan, afin que l’essentiel surgisse dans toute sa netteté. Toutes les béquilles sur lesquelles s’est un instant appuyé le boitillement de la recherche doivent disparaître à ce stade de maturation du travail. De même qu’après la construction d’un pont ou d’une voûte on retire l’échafaudage qui a permis de l’édifier, il est temps de rejeter l’échafaudage irrégulier d’essais et d’hypothèses sur lequel s’est appuyée la recherche. Il en va d’ailleurs de même de toute recherche, qu’on ne saurait décemment présenter qu’après avoir impitoyablement éliminé tout ce qui est adventice ou inutile.
53Ensuite viennent, selon l’expression de Philippe Stern, “les épreuves de résistance”, qui préparent immédiatement la présentation des résultats. A l’indulgence relative dont il a mieux valu faire preuve à l’égard de soi-même tout au long de la phase de recherche, succède désormais une impitoyable sévérité.
54La première vérification relève de la méthode d’évolution des motifs elle-même : elle est d’ordre interne. Elle consiste à parcourir l’ensemble de l’évolution découverte en jaugeant la solidité des arguments et, pour cela, à s’attacher successivement aux trois “moments” : la définition de périodes par des signes associés ; la contiguïté entre ces périodes ; leur ordre de succession.
55L’attention se porte d’abord sur les signes et leurs groupements. A chaque étape de l’évolution, les signes convergents sont-ils assez nombreux pour que leur faisceau entraîne une probabilité proche de la certitude ? Sont-ils vraiment assez forts, assez précis ? Mieux vaut éliminer à ce stade ceux qui, plus ou moins douteux, ne feraient qu’affaiblir l’argumentation. Il faut en particulier se défier des éléments géométriques, tels que rosaces, quadrillages, grecques, etc..., aisés à réinventer : exactement de la même manière qu’en architecture la pyramide à gradins est une forme qui s’impose presque au moment où se rencontrent des conditions techniques déterminées et un symbolisme naturel, explicite ou implicite (pyramide de Saqqarah, ziggurat, pyramides de l’Amérique moyenne, stupa à étages, temple-montagne khmer).
56Les premières questions à se poser une fois de plus au sujet des signes lors de la vérification, sont bien sûr celles qui justifient leur raison d’être même : chacun se rencontre-t-il toujours dans la période qu’il contribue à caractériser, ou du moins assez souvent ? N’existe-t-il vraiment pas en dehors de cette période ?
57Or la complexité de l’évolution des arts est telle que la réponse, évidente pour la plupart des signes, ne l’est pas nécessairement pour tous, et c’est ici que le premier moment achemine vers le second.
58Car la contiguïté entre les périodes est indiquée à la fois par la continuité du changement (en particulier des “évolutions irréversibles”) et par l’enjambement de signes d’une période sur l’autre : par ailleurs, les formes intermédiaires prises par les motifs et le léger décalage dans le temps de diverses évolutions ou mutations presque contemporaines assurent des transitions, qu’il est tout aussi important d’examiner et de décrire que les “périodes” ou les “styles” eux-mêmes. Remarquons d’ailleurs que ce ne sont pas nécessairement les mêmes signes qui servent pour ce deuxième moment et pour le premier : l’unité du style du Kulên est prouvée par les colonnettes, mais c’est la statuaire qui établit le mieux la contiguïté avec les styles précédent et suivant (évolution du “drapé en poche”), alors que les linteaux, fort divers et fort riches, montrent la vitalité du style, sa fantaisie, son désir de renouvellement, qui porte à s’évader des formules héritées, et ils empruntent des thèmes à l’art javanais comme au style plus ancien de Sambor Prei-kuk.
59Parmi les signes qui s’étendent sur plus d’une période, les plus clairs seraient ceux qui dureraient exactement pendant deux périodes : indices nets d’une contiguïté probable, en réservant l’hypothèse d’un emprunt au passé, en général d’ailleurs facile à déceler. Dans la réalité, cet enjambement couvrant exactement deux périodes est rare : il dure parfois plus, souvent moins. C’est ainsi que la croisée d’ogive assure la contiguïté de périodes assez différentes, réunies sous le nom de style gothique.
60Plus fréquent est l’enjambement qui, ignorant des frontières fictives attribuées aux styles, franchit de peu les limites assignées à leur début ou à leur fin. L’échelonnement dans le temps des différents signes et les formes intermédiaires prises par les motifs à évolution continue déterminent des phases de transition, sur lesquelles, au cours de ce second “moment”, doit se porter l’attention, et parfois laissent entrevoir, comme en filigrane, une évolution à l’intérieur des différents styles. L’examen de la documentation devient, à ce niveau, plus fin encore, mais il est considérablement aidé par les certitudes déjà acquises, qu’il s’agit seulement de nuancer. En somme, lorsqu’un signe est constant à une période, les pièces où il se retrouve en dehors de cette période ont toute chance d’appartenir à la fin de la période précédente ou au début de la suivante ; si un signe ne se rencontre qu’occasionnellement à l’intérieur d’une période, c’est peut-être qu’il caractérise une phase de cette période. Mais ce ne sont là que des hypothèses, qui deviendront probabilités plus ou moins fortes lorsqu’elles seront confirmées par d’autres indices.
61Il ne faut pas confondre avec les enjambements les emprunts à une phase antérieure du même art : c’est ainsi que les makaras convergents qui ornent les deux extrémités des linteaux du style de Sambor Prei-kuk (au début du VIIe s.) (fig. 19) réapparaissent occasionnellement sur certains linteaux du style du Kulên (fig. 20), près de deux siècles plus tard, après avoir été abandonnés dans les styles intermédiaires de Prei Kmeng et de Kompong Prah. Plus tardivement encore, le même thème est repris à Banteay Srei (967) (fig. 21). Mais la confusion n’est pas possible, car le thème est à chaque fois remis au goût du jour. Il n’est pas servilement copié par les artistes qui se renouvellent en s’inspirant de la tradition nationale, comme l’a bien montré Gilberte de Coral-Rémusat au cours d’une communication à la Société Asiatique, de même qu’ils le feraient en adoptant et en adaptant un motif étranger.
62Ainsi se trouve bienheureusement rétablie la continuité de l’évolution, que risque de dissimuler la segmentation en styles. Mais cette souplesse n’est pas faite pour satisfaire tous les esprits. Philippe Stern a coutume de rappeler à ce propos un fragment d’une conversation qu’il échangea un jour avec un archéologue, plus amoureux de netteté tranchante que de nuances.
– “Mais enfin, ce détail appartient-il à la fin du premier style ? demandait-il.
– Si vous voulez
– J’avais d’abord cru comprendre que c’était au début du second !
– Si vous voulez.
– Mais voyons, est-ce dans l’un ou dans l’autre ?
– C’est exactement à la charnière, c’est un des détails qui assurent la transition entre le premier et le second style et que nous pourrons placer selon le choix que nous ferons de la limite, soit à la fin du premier, soit au début du second.
– Mais comment ? Je ne comprend pas votre position ! C’est plutôt dans le premier ou dans second ?”.
63Après cette deuxième étape, le travail peut être en général considéré comme terminé : la succession des styles est solidement établie et il est rare, lorsque cet enchaînement s’étend sur une longue période, qu’on hésite sur le sens dans lequel il se déroule, sur l'“avant” et sur F “après”. Cela arrive pourtant, lorsqu’il s’agit d’arts aussi méconnus que l’étaient, il y a un demi-siècle, l’art khmer et l’art cham, mais ici interviennent les “évolutions irréversibles”, qui ont déjà joué un rôle déterminant au cours de la recherche.
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64Ainsi se trouve dessinée une chronologie relative : la méthode, employée seule, ne saurait aller au-delà. L’évolution, pour user de la comparaison familière à Philippe Stern, se présente comme une “guirlande flottante”, qui pourra s’accrocher, comme à des clous, aux dates sûres que fourniront – peut-être – des inscriptions à l’interprétation irréfutable.
65Car c’est à présent la minute de vérité. Il était indispensable, pour bien des raisons, de maintenir l’indépendance des méthodes de recherche, ne serait-ce que pour pouvoir confronter les résultats obtenus par des procédés différents. Mais une fois que l’examen des motifs a permis d’établir cette chronologie relative, il est essentiel de la comparer aux indications fournies par d’autre disciplines. Cette confrontation se traduit par un accord ou par un désaccord : il s’agit donc en fait, d’un nouveau type de vérification.
66Si les résultats obtenus par l’étude de l’évolution sont corroborés par des éléments étrangers à la méthode, leur probabilité s’en trouve accrue.
67Si au lieu d’une confirmation, c’est une opposition qui éclate, il devient indispensable de vérifier les résultats fournis par les deux méthodes en désaccord, soit que l’historien d’art possède la compétence voulue dans l’autre discipline, par exemple épigraphie ou paléographie, soit qu’il fasse appel à un spécialiste. C’est ici que le travail en équipe risque d’être indispensable, quelle que soit d’ailleurs la manière dont s’organise cette équipe : grâce à une amitié et à une confiance réciproque Philippe Stern et Georges Coedès se sont ainsi, d’après leur propre expression, “renvoyé la balle” pendant près d’un demi-siècle, afin de corriger d’abord, puis de préciser la chronologie de l’art khmer. C’est une histoire exemplaire qui vaut qu’on la rappelle. Laissons la parole à l’épigraphiste. Georges Coedès, après avoir montré “les obstacles et les difficultés de toute nature qui barrent souvent aux archéologues la route de la vérité” poursuit : “Cette vérité, chacun s’efforce de l’atteindre par sa propre méthode. L’historien de l’art, grâce à une analyse patiente des formes, fixe peu à peu une chronologie relative, en suivant d’un monument à l’autre l’évolution des motifs décoratifs et des procédés de construction. L’épigraphiste trouve dans les inscriptions des dates qui lui permettent d’accrocher cette trame à des repères sûrs et de fixer ainsi une chronologie absolue. L’histoire des études d’archéologie khmère est remarquable par le mutuel concours que n’on cessé de s’apporter des chercheurs pratiquant des méthodes différentes, mais toujours soucieux de faire converger leurs efforts vers un but commun”.
68Il est en tout cas très dangereux de se borner à escamoter le désaccord constaté sur un point de détail par quelque hypothèse compensatrice, le plus souvent trop ingénieuse, c’est-à-dire artificielle. C’est au contraire très largement qu’il faut examiner le problème, en ne considérant le désaccord que comme une sonnette d’alarme qui attire l’attention sur une erreur qui a toute chance d’être beaucoup plus vaste.
69Les qualités caractérielles du chercheur entrent alors en jeu, car il lui sera difficile d’être objectif : il risque soit, victime de sa modestie, de supposer a priori que l’erreur vient de lui, soit, trop présomptueux, d’accuser systématiquement les travaux des autres. Lorsque Philippe Stern commença à s’intéresser à la chronologie de l’art khmer, un certain nombre de signes convergents, dont “le drapé en poche”, éveillèrent progressivement en lui la conviction que le style du Bayon et celui d’Angkor Vat étaient contigus et devaient appartenir à la dernière phase de l’art khmer. Or cette conviction était en opposition absolue avec l’une des certitudes alors les mieux ancrées : la ville d’Angkor et le Bayon, qui en occupe le centre, devaient dater des environs de l’an 900 et précédaient de plus de deux siècles Angkor Vat ! Philippe Stem était alors très jeune, plutôt modeste, impressionné par l’érudition de maîtres avec lesquels il ne prétendait pas rivaliser. Or précisément, à cette époque, une nouvelle étude du grand épigraphiste Louis Finot, tout en confirmant la date du Bayon, accentuait encore le désaccord. Laissons la parole à Philippe Stern : “Par deux fois j’ai failli abandonner au moment de réussir. Dans ces deux circonstances, je dois à Joseph Hackin d’avoir poursuivi. De l’air froid et cordial qui lui était particulier, il me pria de continuer, de m’assurer que ce n’était pas les autres qui avaient tort, de vérifier si la date du Bayon était sûre”.
70C’est alors que Philippe Stern s’est demandé sur quoi reposait la chronologie khmère, telle qu’on l’enseignait. Stupéfaction ! Elle s’ordonnait autour de cette date du Bayon, les édifices de même style se groupant autour de lui, alors que ceux qui étaient différents mais situés dans la ville ne pouvait être, prétendait-on, que postérieurs. Et la date du Bayon lui-même ? On s’appuyait pour la fixer sur une seule inscription trouvée à Sdok Kak Thom, et nous apprenant que le fondateur de la ville, attesté à la fin du IXe s., avait érigé le “linga royal”, emblème et palladium de la royauté, sur le “Mont Central”, c’est-à-dire sur un temple-montagne situé au centre de la cité nouvelle. Or la ville est enclose de murailles percées de portes aux points cardinaux, le Bayon en occupe le centre et de toute évidence le style du Bayon et le style de ces portes sont identiques. Le Bayon était donc le Mont Central de l’inscription et datait des environs de 900 ! On en était venu à admettre comme une évidence une certitude aussi fragilement acquise, en perdant de vue le cheminement qui avait conduit jusque là. Mais une ville peut avoir successivement plusieurs centres et le dernier seul apparaît au regard des visiteurs. Le Bayon et l’enceinte, manifestement contemporains, ne représentaient peut-être pas la ville primitive. Dès lors, il devenait possible de suggérer une nouvelle chronologie.
71La méthode la plus sûre pour dater un monument semble bien pourtant le recours aux textes et surtout aux inscriptions. Effectivement, lorsqu’une inscription est clairement lisible, datée dans une ère connue, l’ère étant mentionnée et attribuable sans équivoque à un moment déterminé, aucune erreur n’est possible. Mais il est rare que ces conditions soient simultanément réunies.
72La cause d’erreur la plus fréquente est la fausse attribution : l’inscription a été correctement lue, elle donne des renseignements précis, mais elle ne s’applique pas au monument auquel on l’attribuait. Le contenu même de l’inscription de Sdok Kak Thom est incontestable : le fondateur d’Angkor a bien érigé vers 900 un temple-montagne au centre de la cité nouvelle. Mais c’était assurément une interprétation hâtive que d’assimiler la première ville d’Angkor à celle dont subsistent encore les murailles et le Mont Central au Bayon ! De même toute la chronologie de l’Art Cham était faussée par l’attribution d’une inscription à la tour sanctuaire A 1 de Mi-sön, simplement parce que ce monument est le plus important qui s’élève à l’intérieur de l’enceinte où a été retrouvée l’inscription. Les recherches de Philippe Stern ont montré qu’à l’époque de l’inscription ni cette tour sanctuaire ni l’enceinte n’existaient. Peut-être même n’existait-il alors qu’une architecture légère en matériaux périssables.
73Le danger consiste donc à abuser des inscriptions, à essayer à force d’ingéniosité d’en tirer plus qu’elles ne disent explicitement. C’est d’ailleurs un principe très général et très méconnu : mieux vaut s’abstenir en matière scientifique de faire preuve d’une excessive subtilité.
74Ces réserves faites, c’est grâce aux documents écrits et grâce à eux seuls qu’il est possible d’insérer dans l’histoire la séquence évolutive obtenue par l’historien d’art et de transformer en chronologie absolue cette chronologie relative. C’est ainsi que pour les grotte d’Ajantā et d’Ellora quelques inscriptions procurent des points de repère. On sait de longue date que la caverne 16 d’Ajantā date du roi Vākāṭaka Hariṣena qui régna dans le dernier quart du Ve s. de notre ère. Cette caverne 16 appartient à la deuxième des quatre périodes que Philippe Stern distingue à Ajantā. La dernière de ces périodes enchaîne avec la première période d’Ellora. La grotte 3 de Badami, site plus méridional qui appartient stylistiquement à la fin de cette première période d’Ellora, est datée par une inscription de 500 de l’ère Śaka, soit 578 de notre ère. C’est donc que l’ensemble des trois dernières périodes d’Ajantā et de la première période d’Ellora couvre approximativement le dernier quart du Ve s. et les trois premiers quarts du VIe. De même les ratha de Mahābalipuram ont été sculptés extérieurement et creusés intérieurement dans des blocs erratiques sous le règne de Narasimhawarman, souverain Pallava qui régna autour de 625-645. Or un certain nombre de caractères rapprochent ces curieux petits temples monolithiques de la deuxième période d’Ellora, autrement dit de la grotte des Dix Avatars. Quand au célèbre Kailāsa d’Ellora, qui constitue à lui seul la troisième période distinguée par Philippe Stern sur ce site, il fut sculpté dans le roc par le roi Rāṣṭrakūṭa Kṛṣṇarāja 1er Pṛthivīvallabha, dont les dates connues s’échelonnent de 758 à 772. Ainsi s’élabore un schéma d’ensemble qui, pour sommaire qu’il paraisse, représente un énorme progrès par rapport aux dates encore admises aujourd’hui par de grands historiens d’art.
75Sans doute est-il permis de vouloir aller au-delà, mais dès lors les risques d’erreurs augmentent, s’il devient nécessaire, pour obtenir une plus grande précision, d’interpréter les inscriptions. Il suffit de prendre un exemple, celui de la caverne 16 d’Ajantā. Il apparaît dès le premier regard que le Bouddha du sanctuaire de cette grotte est plus tardif que l’ensemble de la véranda et de la salle de réunion qui précèdent ce sanctuaire et où se trouvent les colonnes étudiées par Philippe Stern. L’examen des motifs confirme cette impression sommaire. Mais alors, une question se pose : l’inscription qui date cette caverne 16 du règne de Harisena s’applique-t-elle au premier état de la caverne ou bien à l’état actuel ? Autrement dit est-elle contemporaine du Bouddha relativement tardif du sanctuaire ? C’est cette deuxième hypothèse que Walter M. Spink, l’érudit professeur de l’Université de Michigan, croit pouvoir adopter, ce qui l’amène à réduire considérablement le laps de temps sur lequel s’étendent les trois dernières périodes d’Ajantā. Il élabore ainsi une chronologie assurément beaucoup plus fine, mais aussi plus aléatoire3.
76Ainsi les recherches sur la chronologie de l’ensemble de l’art Gupta et Post-Gupta se poursuivent et il est bien certain que les progrès ne s’accompliront pas sans quelques vicissitudes. Les grandes lignes en sont désormais connues, mais il reste à fouiller plus encore les inflexions de l’évolution.
77C’est qu’il est de bonne méthode de procéder par approches successives : il est logique au début de constater une opposition entre deux grands groupes, voire entre deux pôles aux extrémités de la période étudiée, pour n’examiner qu’ensuite les inflexions variées qui les relient.
78Or à ces cheminements vers une connaissance plus détaillée et plus sûre diverses techniques peuvent contribuer.
79En particulier, parmi les autres méthodes de datation, il en est une qui se fonde sur l’examen des inscriptions, mais au lieu de s’intérresser à leur contenu, s’attache à la forme des caractères. Elle s’apparente de ce fait à la méthode d’évolution des motifs. C’est la méthode paléographique que, par exemple R. D. Banerji s’est efforcé d’appliquer, avec des résultats contestables, à l’art Pila du Magadha et du Bengale4.
80Vérifications et précisions peuvent aussi venir de la comparaison avec d’autres arts. Il arrive en effet que le même motif apparaisse sous des formes proches dans des arts géographiquement voisins. Lorsque les ressemblances sont assez caractéristiques pour exclure la possibilité d’une réinvention, elles apportent la preuve d’une influence de l’un de ces arts sur l’autre. Les influences sont essentielles dans la vie des arts comme dans celle des individus. Elles traduisent la vitalité de l’art qui les transmet et le désir de renouvellement de celui qui les reçoit. Elles suscitent parfois des mutations brutales, en permettant des réactions contre l’époque antérieure. Mais, de plus, elles fournissent des synchronismes. La comparaison des moments de l’évolution où les motifs apparentés figurent dans les deux arts permet donc une vérification. Si la concordance approximative n’est pas suffisante, c’est peut-être une fois encore la preuve d’une erreur. Il faut pourtant ici tenir compte du véhicule de l’influence, comme le souligne Mireille Monié-Bénisti, qui a consacré une remarquable étude aux contacts entre l’art indien et l’art khmer primitif. La concordance chronologique est en gros satisfaisante, puisque l’art de Sambor Prei-kuk, dû à un roi attesté en 616 et en 627, marque une influence indienne qui remonte à la première période d’Ellora : or, on vient de le voir, une inscription fournit pour une phase avancée de cette période la date de 578, alors que des monuments contemporains de la seconde période d’Ellora en pays tamoul appartiennent aux environs de 640. Mais, dans le détail, certains motifs, telle “la bande à chatons”, réservent des surprises : ils ont été transmis par les arts mineurs, joaillerie etc...5. Les applications de ces rapprochements divers sont fréquentes dans les arts de l’Asie du Sud-Est : Inde, Indonésie, Birmanie, Cambodge, Champa ont développé des arts indépendants, mais des échanges sont intervenus tout au long de leur histoire, et c’est sans doute pour le Champa que les recherches d’influences se sont révélées les plus fécondes et les plus précieuses.
81Un certain nombre de considérations d’ordre archéologique ou topographique fournissent enfin des vérifications complémentaires. C’est le cas sur le site d’Ajantā, à un moindre titre sur celui d’Ellora, où les données topographiques sont plus complexes et d’une interprétation délicate.
82Les adjonctions architecturales apportent parfois des informations précieuses : lorsqu’un élément vient buter contre un autre en le masquant partiellement, par exemple une galerie contre un mur, il est nécessairement postérieur. Parfois, il n’y a pas entre les deux états du monuments de différence de style nette. C’est malheuresement le cas d’un monument javanais daté, le Tjandi Kalasan. Mais parfois la différence de style est suffisante pour permettre la confrontation avec les résultats de l’étude stylistique. L’exemple typique est celui des adjonctions apportées dans la deuxième partie de son règne par Jayavarman VII aux monuments qu’il avait lui-même fondés (fig. 15) : l’ouvrage de Philippe Stern sur Les Monuments du style du Bayon fait l’historique de ces adjonctions6. Un exemple suffira ici : le temple de Banteay Kdei est sans doute le premier qu’ait fondé Jayavarman VII, quatre ans après son couronnement. Il était alors de dimensions réduites. Les additions (à la partie centrale du temple) appartiennent à la troisième période du style du Bayon, et elles tranchent nettement : il suffit de comparer sur la figure les apsaras de la partie surajoutée à celles du temple primitif, l’opposition éclate (arcature, attitude, coiffure, pan du vêtement, bijoux, sourire). Les fausses fenêtres, à balustres dans la première période, “à store” dans la troisième période, apportent une confirmation. Or la suture entre les deux parties de l’édifice est maladroite et nettement visible. Grâce à ces observations, il est possible de retrouver le plan primitif de ce monument, qui, actuellement confus et encombré de sanctuaires annexes, était dans sa conception primitive d’une belle et sobre clarté. L’étude des autres monuments du même style le confirme : du début à la fin du règne de Jayavarman VII, l’esprit a changé, la foi ardente qui a produit à la même époque en sculpture de si profonds chefs d’oeuvre se traduit en architecture par une surenchère, un foisonnement déroutant qui a eu raison de la clarté khmère : le surprenant Bayon en est la paradoxale confirmation.
Un exemple privilegie : l’art du Champa. (Viêt Nam central ancien)
83Le royaume du Champa (Campā), attesté par les sources chinoises dès le deuxième siècle de notre ère, était implanté dans l’étroite bande côtière qui s’étire au Viêt Nam central entre la montagne et la mer. Sa période de grandeur dura jusqu’au XIIIe s. avec des vicissitudes diverses, marquées par des guerres contre le Dai-co-viêt au Nord et contre le Cambodge au Sud. A partir de l’an Mille, les Chams reculent devant la poussée Viêtnamienne. Ils perdent la région de Hué au début du XIVe s., mais, cernés de toutes parts, les Chams n’en ont pas moins continué à ériger des monuments jusqu’au XVIIe s.
84L’étude de l’art du Champa est particulièrement représentative des différents aspects de la méthode. Avant les travaux de Philippe Stern, la chronologie admise était celle d’Henri Parmentier, élaborée autour de la date attribuée à Mi-sön A-1. Ce monument était daté par une stèle déplacée qui ne se trouvait même pas dans le sanctuaire, mais non loin de là, dans l’enceinte qui l’entourait. Or les recherches ultérieures ont prouvé que cette tour A-1 de Mi-sön est beaucoup plus récente : à l’époque de l’inscription, les architectes chams ne construisaient peut-être encore qu’en bois. Il en résultait une évolution incompréhensible de l’art cham : deux écoles contemporaines étaient censées édifier en un même lieu des monuments de styles entièrement différents, sans aucune communication entre elles. A l’art primitif succédait une période secondaire qui “commencera avec le XIe s. pour finir avec l’art cham et enfermera l’art classique, l’art dérivé, suite directe de l’art primitif’. Henri Parmentier d’ailleurs sentait bien la bizarrerie de cette chronologie et ne manquait pas de la souligner : il eut le tort de la proposer en dépit de son invraisemblance radicale. Il s’imposait donc de renoncer à s’appuyer sur les fausses certitudes de la science d’alors et d’aborder le problème par des moyens entièrement nouveaux.
85C’est ce qu’entreprit de faire Philippe Stern peu avant la seconde guerre mondiale, à la suite de sa mission de 1935-1936.
86Il était normal qu’il eût d’abord recours aux motifs qui avaient si bien résussi pour l’art khmer, les linteaux et les colonnettes. Mais, au Champa, les linteaux sont rares et aucune évolution ne s’en dégage. Les colonnettes permettent d’établir certaines contiguïtés, mais ne fournissent pas comme au Cambodge un ordre de succession et une direction générale d’évolution. Il fallait chercher ailleurs.
87La seconde approche fut tout aussi malheureuse et fort instructive. Philippe Stem pensa un instant que les oeuvres les plus classiques, les plus harmonieuses, étaient les plus proches de l’origine indienne de l’art cham : elles auraient constitué une première période, alors que les oeuvres d’aspect plus barbare du style de Dong-düöng, caractérisées par une décoration exubérante en architecture, un dynamisme violent et un type ethnique plus marqué, auraient témoigné du triomphe du tempérament indigène et auraient été plus tardives. C’était faire appel à des considérations de goût et de sensibilité parfaitement étrangères à la méthode et très dangereuses. De la même manière, abordant l’art Pāla-Sena, Claudine Picron constate, après la simplicité des oeuvres post-gupta, un enrichissement de la décoration, un foisonnement du feuillage, une multiplication des personnages les aternances de tendances qui rythment l’histoire de la sensibilité. Si, pour retrouver la chronologie supposée inconnue de l’art français, on rapprochait les styles amoureux des lignes courbes, on serait amené à considérer comme contigus le gothique flamboyant, les alternances de tendance qui rythment l’histoire de la sensibilité. Si pour retrouver la chronologie supposée inconnue de l’art français on rapprochait les styles des lignes courbes, on serait amené à considérer comme contigus le gothique flamboyant, le Louis XV et le style 1900. Or dans chaque cas une réaction réhabilite la ligne droite : la Renaissance après le gothique, le Louis XVI après le Louis XV et le cubisme après le style 1900. A la fin de l’art Pāla, un certain dessèchement, un appauvrissement rapprochent, par l’esprit, certaines oeuvres de celles du début du style, mais c’est l’observation minutieuse des motifs qui le montre, en révélant la chronologie relative des oeuvres. De même des détails de la décoration du style Mi-sön A-1 se rencontrent dans ce qu’on savait déjà, à l’époque, être la fin de l’art cham, bien qu’il soit d’un esprit plus indien que l’art un peu barbare de Dông-düöng, qui lui est antérieur : c’était la preuve qu’il fallait renoncer à cette idée et chercher ailleurs.
88La recherche ne devint féconde qu’après ces deux tentatives infructueuses, mais non sans hésitations ni repentirs. Il n’est pas possible d’entrer dans les détails de ces essais, de ces incertitudes, de ces faux pas, de ces retours en arrière, ne serait-ce que parce que l’auteur lui-même de la recherche les a oubliés : il serait très instructif, du point de vue méthodologique, de tenir un journal – mais la simple obligation de rédiger ce journal risquerait d’inhiber la liberté de la recherche.
89Philippe Stern garde encore un désagréable souvenir de cette phase. L’abondance de la documentation et l’absence d’idée directrice permettant de l’organiser engendrait une confusion, un “tournis”, dit-il, allant jusqu’à l’écoeurement physique.
90C’est alors qu’apparut d’abord la contiguïté du style de Dong-düöng et du style de Mi-sön A-1, avec passage irréversible de l’un à l’autre. Cette fois, c’est l’arcature ornementale qui fournit cette indication précieuse. Dans les deux styles existent de “petites arcatures” qui, si l’on fait abstraction du décor, ont rigoureusement le même dessin : mêmes fleurons superposés, mêmes bords relevés. Mais les “petites arcatures” du style de Dong-düöng sont constituées par un encadrement de feuillage qui explique cette forme : deux crosses végétales, se redressant de part et d’autre, déterminent le contour de la partie intérieure et l’ensemble est couronné par deux fleurons superposés (fig. 25). Au contraire la “petite arcature” du style de Mi-sön A-1 (fig. 27) semble seulement épannelée, ce qui correspond bien au goût de sobriété qui se manifeste alors. Mais le contour intérieur ne s’explique que par la copie du style de Dong-duöng, Khüöng-my (fig. 26) faisant transition. De même, le sommet de l’arcature comporte souvent deux cernes concentriques en forme de coeur ayant chacun une petite pointe en bas : c’est la copie simplifiée des deux fleurons et de leur pédoncule. L’évolution inverse, l’invention gratuite d’une telle forme et la découverte postérieure d’un décor et de pédoncules qui s’y insèrent exactement est tout à fait invraisemblable.
91Ainsi le style de Dong-düöng ne suivait pas, mais précédait celui de Mi-sön A-l. A partir de cette certitude solidement établie, il n’y avait plus qu’à gagner de proche en proche dans les deux sens. Le plus difficile était de remonter le cours du temps : rien n’apparaissaient bien clairement.
92Le rapport entre Hoa-laï et Dong-düöng avait été signalé par Henri Parmentier. Philippe Stern remarqua ensuite que le petit temple de Po-dam formait en quelque sorte charnière entre les deux styles : la disposition des pilastres était encore celle de Hoa-laï et le décor vermiculé celui de Dong-düöng. Les deux styles sont donc contigus et comme Mi-sön A-1 succède à Dongdüöng, Hoa-laï doit se situer avant. D’autres éléments le confirmeront.
93Et avant Hoa-laï ? Philippe Stern fut alors frappé par la superstructure d’un monument situé en pays khmer, mais cham par le style, le Prasat Damrei Krap. La grande arcature de Hoa-laï (fig. 28) présente un aspect assez bizarre, en corps de violon, et la ligne extérieure est rompue par une profusion d’enroulements qui ne s’expliquent guère. L’arcature de Damrei Krap au contraire (fig. 24) a un dessin tout à fait compréhensible, car à chaque ondulation intérieure répond à l’extérieur un enroulement. En rapprochant ces deux types d’arcatures, on comprend bien que celle de Hoa-laï dérive de celle de Damrei Krap ; le tracé intérieur, en se refermant, aboutit à la forme en corps de violon, alors que les enroulements extérieurs se maintiennent par tradition, malgré la disparition des ondulations qui étaient leur raison d’être, l’extérieur et l’intérieur, séparés par une décoration dense, se trouvant dissociés. On ne saurait expliquer par contre l’ordre contraire de succession, la création de cette forme bizarre et ces enroulements multipliés à l’extérieur, puis la découverte que les enroulements pouvaient se justifier par des ondulations de toute l’arcature. Voici donc à nouveau un ordre de succession imposé par une évolution irréversible.
94Or à Damrei Krap existe un autre type d’arcature : l’arcature surbaissée caractéristique du piédestal de Mi-sön E-1 (fig. 23). C’est donc – puisque Hoa-laï succède à Damrei Krap – juste avant que doit être placée l’arcature surbaissée, plus simple, du style que, faute de meilleur terme, on peut appeler ancien, car rien ne nous est parvenu qui puisse être antérieur.
95Redescendre le cours du temps après le style de Mi-sön A-1 était tâche plus aisée, car les édifices tardifs ont des caractères qui les distinguent immédiatement. L’ordre de succession apparut grâce à l’évolution de l’arcature : une ligne de feuillage passant derrière aboutit à une forme en fer de lance qui plus tard se simplifie et s’abâtardit. Ainsi peut être caractérisé un prolongement du style de Mi-sön A-1, puis un style du Binh-dinh, avec diverses inflexions, enfin un style tardif. D’autres éléments (pilastres, entrepilastres, etc...) vinrent bien sûr, confirmer par la suite cette évolution : comme toujours, à partir du moment où le chercheur fut dans la bonne voie, les preuves se multiplièrent.
96L’art cham offre aussi quelques exemples d’un motif enjambant d’un style sur l’autre, prouvant la continuité entre ces deux styles. L’arcature surbaissée et aussi un petit tapis à étoile, rare d’ailleurs, rapprochent le style ancien et le style de Hoa-laï. La forme octogonale de la colonnette est commune au style de Hoa-laï et au style de Dong-düong et, comme elle ne se rencontre pas ailleurs, c’est une présomption de contiguïté. D’autres enjambements s’étendent sur une période plus longue : un pan du vêtement tombant devant le corps est commun à toute la première partie de l’art du Champa (style ancien, Hoa-laï, Dong-düong). Certains indices au contraire assurent seulement la continuité entre deux ou plusieurs styles : le pilastre à fente centrale apparaît à la fin du style du Dong-düong, dont il conserve le décor, en présentant déjà presque l’aspect général du style de Mi-sön A-1. La même transition entre les deux styles est assurée par Khüöng-my, qui semble le premier monument du style de Mi-sön A-l, et où des traces du décor vermiculé et en lyre de Dong-düong subsistent, ainsi que la branche ondulante, qui va disparaître parmi la prolifération des motifs nouveaux.
97La fin de la sculpture chame enfin donne lieu à un curieux développement irréversible : les jambes de la statue, d’abord, ne forment plus qu’un bloc arrondi, puis elles disparaissent tout à fait et le tronc semble sortir de la pierre, puis le tronc, les bras, la tête s’évanouissent à leur tour, absorbés par la stèle (fig. 29 et 30). Seuls subsistent, mais à leur place respective, la coiffure, un ornement en forme de flamme qui surmontait les épaules et enfin la ceinture. Sans doute, à cette époque de décadence, la figuration du visage humain apparaissait-elle trop difficile à exécuter. On se contente désormais d’éléments décoratifs et symboliques. Il va de soi que l’évolution contraire est impossible.
98Ainsi se constituent les groupements d’indices qui caractérisent les différents styles : on les trouve présentés dans les pages 45 à 57 de la publication, qui reprennent les informations fournies par les motifs dont les évolutions ont été présentées d’abord (pp. 13-42) : l’arcature, le pilastre et le décor d’“entre-pilastres”, la colonnette, la corniche, les pièces d’accent, les amortissements d’angle.
99L’ordre de succession des monuments est à présent solidement établi. Mais n’est-il pas possible d’aller au-delà sans avoir recours aux inscriptions, d’une interprétation particulièrement délicate au Champa ? L’art cham a été en rapport constant avec l’art khmer, ses origines se rattachent à l’art de l’Inde, occasionnellement même il a pu subir l’influence de Java. Ces échanges doivent permettre, par ricochet, de connaître la date approximative de quelques monuments parmi les plus importants.
100La tour sanctuaire sud de Hoa-laï, qui, semble-t-il, est la plus ancienne du groupe, présente une arcature formée de branches sortant d’une gueule de monstre (kῑrtimukha ou siṃhamukha) qui s’insère dans l’évolution de l’arcature ornementale indienne (kūḍu ou gavākṣa), et ne peut être ni antérieure au VIIIe s. ni postérieure au IXe s.
101Cet indice est, il faut le reconnaître, de valeur médiocre, mais les influences khmères permettent des comparaisons plus précises et sûres.
102La période la plus belle peut-être de l’art cham se situe au moment où le style de Mi-sön A-1 réagit contre la surcharge du style précédent, celui de Dong-düöng. La suppression du décor vermiculé crée un vide ornemental et oblige les artistes à un effort d’imagination. Or, à cette période, apparaissent des motifs nouveaux dans cet art, mais habituels dans l’art khmer : il ne peut guère s’agir que d’emprunts.
103C’est à Khüöng-my, qui semble le premier monument du style de Mi-sön A-1, puisque des traces du style précédent s’y voient encore, que ces emprunts se décèlent. Il suffit de comparer dans l’art khmer et dans l’art du Champa le motif en feuilles de face, surchargées d’un arc polylobé contenant une seconde feuille et séparées par de lourds pendentifs de lotus sur fond de feuillage ou cet autre motif en losanges avec quatre éléments entre lesquels s’intercalent de petits lotus ou l’arc polylobé attaché par des crosses à une barre transversale ; les similitudes sont frappantes.
104Or tous ces motifs ramènent, dans l’art khmer, aux trois derniers quarts du IXe siècle, les plus précis à Prah Kô (879) ou même au Phnom Bakheng (fin du règne de Yaśovarman, juste avant 900). On est conduit à supposer que le style de Mi-son A-1 est du début du Xe siècle : c’est ce que confirment l’inscription de Dong-düöng et d’autres indices.
105Le style de Mi-sön A-1 a également emprunté à l’art javanais : rinceaux, édifices figurés au-dessus des portes, têtes de monstres (kāla) avec guirlande pendante au-dessus d’une niche de forme spéciale à petits personnages ; frises à personnage ailés (kinnara). Tout cela nous ramène à l’art dit de Java central ou indo-javanais (Ville — première partie du Xe s. environ) et pour les frises à Prambanan, monument probablement tardif de cette période. On voit la concordance avec les données khmères.
106Les influences khmères peuvent servir à dater une autre période de l’art cham. En effet, au Champa, à Tap Mam et aux Tours d’Ivoire, des thèmes empruntés à l’art khmer sont interprétés d’une manière purement chame : les garuḍa, les linteaux, sont tout différents d’aspect, mais on même structure qu’au Cambodge. Or ce type de linteaux ne correspond qu’au style du Bayon, ou même plus exactement à la dernière partie de ce style, où il est le plus fréquent, donc à l’extrême fin du XIIe s. et aux premières années du XIIIe. Les inscriptions nous apprennent que le Champa était momentanément tombé sous la domination khmère, de 1203 à 1219 semble-t-il. Cette correspondance fournit une date très probable pour le milieu du style du Binh-dinh.
107Ces datations, pour approximatives qu’elles soient, permettent de repérer les grandes lignes du développement de l’art cham par rapport aux données historiques. Elles n’ont été possibles que grâce à l’apport combiné de l’évolution des motifs, des inscriptions et des échanges avec les arts étrangers.
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Notes de bas de page
1 Journal of the American Oriental Society, 94.4 (1974), p. 483.
2 Mélanges Raymonde Linossier, Paris, 1932, 2 vol.
3 W.M. Spink, Ajantā’s chronology: the crucial cave.
4 R.D. Banerji, Eastern Indian School of Mediaeval Sculpture, Delhi, 1933.
5 M. Monié-Bénisti, Rapports entre le premier art khmer et l’art indien, t. I, p. 56.
6 Ph. Stern, Les Monuments du style du Bayon, pp, 149-156 et 166-169.
Auteur
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