Présentation
p. 9-15
Texte intégral
1Il est des arts dont la chronologie est connue par des documents écrits, chroniques ou inscriptions. Il en est d’autres pour lesquels ces documents font totalement défaut ou bien sont trop peu nombreux, trop imprécis pour permettre d’établir la succession des monuments. On en est réduit dans ce cas à reconstituer l’évolution d’un art par l’observation des oeuvres elles-mêmes. Mais ce qui semble d’abord une faiblesse se révèle par la suite une bonne fortune. Car, en se consacrant à l’étude exclusive de l’art en lui-même et par lui même, l’observateur attentif découvre alors les péripéties de son histoire à l’image de celles d’un organisme vivant.
2Certains, pourtant, font mine de mépriser les recherches de chronologie. Une oeuvre d’art, disent-ils, se suffit à elle-même. Le message qu’elle délivre est indépendant de la conjoncture historique. Quel intérêt y a-t-il à connaître sa date, à la situer par rapport aux production antérieures ou contemporaines, à l’intégrer dans un ensemble culturel englobant la vie économique et sociale, la littérature, la spéculation religieuse et philosophique ?
3Sans doute faut-il, pour poser de telles questions, n’avoir pas intimement fréquenté un art dont le développement est inconnu, comme c’était le cas pour l’art khmer il y a un demi-siècle. La chronologie de cet art était alors faussée par la mauvaise interprétation d’une inscription : le Bayon d’Angkor, qui appartient à l’extrême fin du XIIe ou plutôt au tout début du XIIIe siècle, était attribué aux environs de l’an 900. Il aurait donc été édifié quelques années à peine après les monuments du site de Roluos, bien datés de la fin du IXe siècle, moins d’un siècle après le début de l’art qu’on appelait “angkorien” par opposition à l’art “préangkorien” (début VIIe – fin Ville s.) : c’est un peu comme si l’on présentait l’art roman et le gothique flamboyant comme deux écoles contemporaines, le gothique ancien venant ensuite ! Il est difficile aujourd’hui d’imaginer la confusion qui en résultait. L’originalité des monuments reste, en pareilles conditions, indiscernable, puisqu’on ignore ce qui les précédait ; les rapports avec les arts d’autres provinces culturelles demeurent voilés ; aucune continuité n’apparaît, aucun progrès, aucune stagnation suivie de reprises. En bref, il n’y a plus d’histoire de l’art.
4Or le développement de l’art khmer, une fois la chronologie redressée, apparaît précisément d’une régularité parfaite et admirable. A l’origine, au début du VIIe siècle, les tours sanctuaires se dressent isolées, simplement encloses dans l’enceinte qui délimite sans doute la ville. C’est au début du IXe siècle que commence la progression presque continue qui culminera avec cette suprême réussite qu’est Angkor Vat. Les sanctuaires s’alignent d’abord sur un piedestal commun, et dès la même époque, nouveau progrès, un sanctuaire surélevé symbolise déjà la montagne cosmique, évoquée peu après par une pyramide dont l’élan va devenir de plus en plus audacieux. Cinq tours se groupent en quinconce au sommet, des templions apparaissent sur les gradins, bientôt remplacés par des amorces de galeries, voûtées au début en bois, puis en briques ou en grès. La galerie, d’abord édifiée à terre, se hausse ensuite sur les gradins inférieurs du temple-montagne. Il ne s’agit au début que de tronçons, puis la galerie devient pourtournante. Des éléments annexes complètent l’ensemble. Enfin Angkor Vat, entouré de douves dont le développement atteint 5.500 mètres, offre entièrement au regard, grâce à cet artifice qui consiste à surélever la partie centrale, la complexité de son plan : deux galeries, reliées par un cloître cruciforme, courent sur les degrés inférieurs ; à la partie centrale, les cinq tours en forme d’obus, juchées sur une plate-forme de latérite, dominent l’ensemble de leur élan.
5La découverte de cette évolution de l’art khmer est le résultat de la collaboration féconde entre historiens d’art et épigraphistes, mais c’est Philippe Stern qui, le premier, a dénoncé en 1927 l’erreur sur la date du Bay on. Il utilisa, pour ce faire, une méthode que lui-même prétend “digne de Monsieur de La Police” et qui a toujours été plus ou moins consciemment utilisée par les historiens de l’art, en particulier, dans le domaine indien, par Jouveau-Dubreuil (Archéologie du Sud de l’Inde, Paris, 1914) : elle consiste à étudier les développements convergents d’un certain nombre de motifs. Mais l’ancien conservateur du Musée Guimet et les chercheurs qu’il a su grouper autour de lui ont systématiquement appliqué cette méthode pendant un demi-siècle à des arts relativement peu connus, ce qui a permis d’en reconnaître toute la complexité, de l’amplifier, de la perfectionner, de la clarifier1. Car la méthode n’est pas antérieure à son application : elle s’est adaptée à son objet, comme un outil que l’ouvrier améliore à l’usage. Elle est devenue un instrument de travail applicable à bien des problèmes nouveaux et digne qu’on l’étudie pour lui-même.
6Philippe Stern a défini sa méthode en des termes que l’on retrouve presque identiques dans différents ouvrages2. Elle se propose, nous dit-il, de “faire surgir l’évolution encore inconnue d’un art, d’un style ou d’un thème par la confrontation synchronique du développement d’un assez grand nombre de motifs spécialement choisis dans ce but”, et il ajoute aussitôt : “Méthode souple et stricte qui, pour chaque cas, cherche à se modeler sur ce qu’elle rencontre, costume sur mesure et non vêtement tout fait”3.
7Dans un autre ouvrage, il développe la même idée. “Souple, écrit-il, car la croissance d’un art n’est pas une courbe mathématique : des tendances émergent, non des lois ; la liberté, la fantaisie de l’artiste subsistent jusqu’à un certain point ; enjambements et bavures sont constants. Stricte, car, en tenant compte de cette liberté des artistes, la tradition est assez forte, dans des arts religieux, pour que des “lignes d’évolution” surgissent. Il faut seulement savoir choisir, après de longs tâtonnements, les motifs vraiment importants à ce point de vue, en écartant les fantaisies individuelles, en jaugeant avec justesse ce qu’apportent les diverses observations. Ainsi apparaissent des indications convergentes qui permettent de dégager des styles, d’établir leur contiguïté grâce aux enjambements mêmes qui ne manquent pas de se produire et le sens du mouvement par le fait que certaines évolutions sont irréversibles et que le développement est ininterrompu”4.
8Une évolution n’est donc pas mécanique, elle pourrait échapper à qui manquerait de souplesse, d’“esprit de finesse”, comme disait Pascal. Il faut le sens de la vie pour sentir et déceler les vicissitudes qui traversent le développement de tout organisme vivant. Mais un usage sûr de la méthode exige une grande précision, une objectivité lucide, des qualités de rigueur scientifique dans les trois temps de la démonstration : constitution d’ensembles (styles ou périodes) ; établissement des contiguïtés entre ces ensembles ; enfin, mise en évidence du sens du déroulement dans le temps. Dans une perspective légèrement différente, Walter Spink, professeur à l’Université du Michigan, en présentant Les Colonnes indiennes d’Ajantā et d’Ellora, souligne la nécessité pour ce genre de recherche d’un esprit “where intuition and analysis operate in happy conjunction”5. Peut-être vaudrait-il mieux dire qu’il faut, en un perpétuel va-et-vient, alterner rigueur et souplesse.
9Mais que l’on ne croie pas que la souplesse s’exerce au détriment de la rigueur et que les résultats ainsi obtenus sont de simples conjectures : ce sont au contraire des probabilités, au sens mathématique du terme, dont le caractère aléatoire décroît quand elles s’accumulent. “Plus que l’absolue précision dans le détail d’un seul cas, c’est ce synchronisme général, même approximatif, d’assez nombreuses évolutions qui assure le bien-fondé des résultats obtenus. Une évolution ne découle pas d’une autre ; chacune soutient les autres ; elles se contrebutent réciproquement”6. Somme toute, la valeur démonstrative de la méthode d’évolution des motifs est fondée sur la loi des probabilités composées : en langage mathématique, la probabilité d’une intersection est le produit des probabilités qui la composent. Plus philosophiquement, Bergson dans L’Energie Spirituelle insiste sur la rapidité avec laquelle les probabilités tendent vers la certitude lorsque des particularités pourtant assez répandues en elles-mêmes se trouvent groupées.
10Le résultat de la recherche s’exprime sous la forme d’une chronologie relative. La succession des oeuvres fait surgir l’histoire contingente de l’art. Mais elle apporte en même temps bien d’autres clartés. Comment comprendre sans tenir compte de l’évolution l’aspect bizarre de certains éléments architecturaux, de certains détails de décoration ou de vêtement ?
11Les énormes colonnes d’Elephanta (fig. 7) (dont le type se retrouve avec des variantes sur plusieurs sites, (fig. 8), ne manquent pas de surprendre : sous un très large turban, qui d’abord semble constituer le chapiteau, un élément allongé à cannelures fines se laisse prendre pour le fût, bien que son profil soit bizarrement incurvé. La base carrée est par ailleurs démesurément élevée, et, au-dessus de cette base, des cannelures larges de faible hauteur sont décorées de demi-cercles tangents. Or l’évolution, telle qu’elle est retracée dans Les Colonnes indiennes d’Ajantā et d’Ellora, éclaire la genèse de ce type de colonne, qui, sans en devenir plus gracieux, devient au moins plus intelligible : à une époque plus ancienne, les cannelures du fût étaient décorées aux deux extrémités de demi-lotus, devenus par la suite de simples demi-cercles. Le fût s’est progressivement réduit au point que les demi-cercles en sont venus à se toucher : eh ! oui ! cette mince tranche de cannelures larges, c’est le vestige du fût !
12Mais pourquoi cette atrophie ? C’est que le chapiteau, repris d’imitations du chapiteau en trois parties des fines colonnettes de bois (fig. 1), bien qu’amputé de la partie supérieure, occupe une hauteur considérable : car l’élément qui pouvait être pris pour le fût de la colonne a les mêmes fines cannelures que le turban, et il fait partie du chapiteau. Cette forme, d’abord copiée à la caverne 7 d’Ajantā (fig. 2), puis considérablement modifiée avec bonheur pour s’adapter à l’architecture rupestre (fig. 3 et 4), avait survécu dans certaines colonnes (fig. 5) et les colonnettes engagées qui, en pierre, gardent les proportions fluettes des colonnettes de bois (fig. 6). Au début de l’époque “post-gupta”, dans les premières grottes d’Ellora, à Elephanta, ailleurs encore, malgré l’expérience des maîtres d’oeuvre d’Ajantā, il réapparaît dans les colonnes fortes, qu’il écrase de son poids, et, bien sûr, il fallait pour maintenir l’équilibre entre les deux parties hausser la base proportionnellement. La victime, c’est le fût, menacé de disparition totale !
13Mais l’évolution ne se borne pas à résoudre des énigmes de cet ordre : elle met en évidence un développement vivant, des inflexions, des défaillances, des renouvellements. En même temps que les oeuvres, en se situant les unes par rapport aux autres, révèlent mieux leur individualité, elles apparaissent désormais comme les moments d’une vie qui, comme toute vie, connaît ses phases de croissance, de maturité, de vieillissement et, commandées plus ou moins par les vicissitudes de l’histoire, des crises, suivies de renouvellement. Après des périodes d’excès ou d’appauvrissement, se produisent des réactions vives, des renversements de tendances qui ressemblent parfois plus à une révolution qu’à une évolution : de même, en Europe, la Renaissance succède au flamboyant, le style Louis XVI au style Louis XV, le décor dépouillé des années 1920 au style 1900.
14Car tout art évolue, même les arts les plus traditionnels, ceux qui semblent voués à l’immobilité, tels l'art égyptien ou l’art byzantin : un examen détaillé permet de déceler en eux des modifications continues en même temps que des constantes remarquables. Or ce sont justement ces arts les plus traditionnels qui, en réduisant les initiatives personnelles, en accordant plus de prix à la tradition qu’à l’originalité, offrent à la méthode étudiée ici un terrain d’application de choix.
15Une chronologie rigoureuse et sûre est l’indispensable préalable de toute démarche historique, et l’approche historique est essentielle à la connaissance de ce phénomène humain global qu’est l’art, c’est-à-dire la création d’oeuvres à travers lesquelles se révèle un idéal esthétique, mais dont la beauté n’est pas, en général, la raison d’être – car la recherche de la beauté est antérieure à la conception du beau, l’art à l’esthétique.
16Les recherches d’évolution des motifs, en éclairant l’histoire du goût et de la sensibilité, permettent de découvrir, comme l’écrit Philippe Stern, des “tendances et rythmes d’évolution qui se retrouvent dans des arts séparés par de grandes distances d’espace et surtout de temps, là où aucun contact ne paraît possible, où aucun intermédiaire ne semble exister”7.
17Elles se mettent au service d’une “biologie de l’art”.
Notes de bas de page
1 Les recherches sur l’évolution de l’art khmer, dont la découverte et l’étude des monuments du Kulên constitue une étape importante, ont abouti à une présentation d’ensemble due à Gilberte de Coral Rémusat en 1939. Philippe Stern a ensuite retracé l’évolution de l’art du Champa. Lors de la publication des ivoires découverts à Begram en Afganistan, il s’est efforcé de situer ces pièces, fabriquées en Inde, dans l’évolution de l’art de l’Inde. En 1965, dans une volumineuse et passionnante publication, il retraçait l’évolution interne des monuments du style du Bayon. En 1972, un nouveau livre est consacré aux colonnes d’Ajantâ et d’Ellora et grâce à l’examen détaillé de ces deux sites, il fournit des indications sur l’ensemble de l’architecture indienne aux époques Gupta et post-Gupta. Alors que d’autres de ses élèves (Madeleine Hallade, Jeanine Auboyer, Bernard-Philippe Groslier, Jean Boisselier) ne pratiquaient la méthode qu’épisodiquement et orientaient différemment leurs travaux, Mireille Benisti au contraire l’a appliquée systématiquement dans différents livres : Le médaillon lotiforme, (Paris), Evolution du style indien d’Amaravati, dû à la collaboration du maître et de l’élève (Paris, 1961). Rapports entre le premier art khmer et l’art indien, enfin Recherches sur le premier art khmer, série d’articles parus dans la reyue Arts asiatiques. Odette Viennot utilise la même méthode dans son livre récent Temples de l’Inde centrale et occidentale, étude stylistique, essai de chronologie relative du VIe au milieu du Xe siècle.
2 Le Bayon d’Angkor et l’évolution de l’art khmer pp. 10-11 et 85-89.
Nouvelles recherches archéologiques à Begram pp. 19-20.
Evolution du style indien d’Amaravati pp. 1-5.
Les monuments khmers du style du Bayon et Jayavarman VII, Appendice B pp. 214-217.
Colonnes indiennes d’Ajantā et d’Ellora pp. 149-152.
3 Colonnes indiennes d’Ajantā et d’Ellora p. 149.
4 Nouvelles recherches archéologiques à Begram p. 19.
5 Journal of the American Oriental Society, 94-4 (1974), p. 483.
6 Colonnes indiennes d’Ajantā et d’Ellora, pp. 149-150.
7 L’art et l’homme sous la direction de René Huyghe, vol. 2, p. 3.
Auteur
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