Introduction
p. 7-43
Texte intégral
1En avril 1821, peu de temps après son retrait des affaires publiques et au début d’une retraite désormais consacrée exclusivement à l’étude et surtout à la science du langage, G. de Humboldt (1767-1835) présente devant l’Académie des Sciences de Berlin une communication intitulée : Über die Aufgabe des Geschichtschreibers, dont le destin est à maints égards déconcertant.
2Tout d’abord, le titre même a pu étonner ses auditeurs, comme il surprendra encore quiconque parcourt simplement la liste de ses nombreux essais, restés pour la plupart à l’état de brouillons, ignorés alors et parus bien après sa mort. Humboldt, en effet, n’avait guère publié, si ce n’est quelques articles dans des revues sur des sujets, pour l’essentiel, de philosophie politique, d’esthétique et de critique littéraire et ces publications, qui n’avaient touché qu’un public restreint, étaient déjà, en 1821, anciennes, les milieux informés savaient qu’il s’occupait depuis plusieurs années de choses linguistiques. Pourtant, il jouissait d’une grande notoriété, mais l’époque reconnaissait en lui avant tout le fondateur de l’Université de Berlin et l’homme d’Etat, ambassadeur, plénipotentiaire et ministre d’une part, et d’autre part, l’ancien familier de Schiller, l’ami de Goethe, le conseiller et l’éveilleur de vocations, la riche personnalité introduite dans le monde de la culture européenne, en relations suivies avec les différents milieux intellectuels et savants d’Europe.
3Ensuite, le thème de cet Essai, l’histoire, s’il paraît totalement nouveau par rapport à ses études antérieures, ne trouvera plus d’approfondissement dans les travaux ultérieurs. A la différence de ce qu’il fit pour le langage, domaine en lequel il a produit ce même effort pour fonder une science, la linguistique, mais a en même temps travaillé en linguiste à son édification, Humboldt n’a, par la suite, ni mené de recherches historiques particulières, ni pratiqué lui-même ce métier d’historien dont il a tenté de cerner les contours. De fait, la postérité l’a retenu principalement comme l’auteur d’une philosophie du langage.
4Enfin, si cet essai est isolé dans l’oeuvre, s’il est passé, au moment de sa production, inaperçu du public cultivé, s’il est retombé ensuite dans un oubli dont il n’est que peu sorti, il n’en a pas moins exercé une influence considérable sur toute l’historiographie allemande du XIXe siècle, à commencer par Ranke, le père de la science historique en Allemagne. Il fait partie de ces textes qu’on ne lit plus mais qu’on cite toujours et qui continuent pourtant à agir, d’une manière en quelque sorte souterraine1.
5Die Aufgabe est, de fait, une oeuvre capitale, qui méritait d’être remise au jour : ce n’est rien moins que le texte fondateur de l’histoire comme science, le premier travail théorique conséquent pour arracher la connaissance historique à la philosophie de l’histoire, la constituer en discipline autonome et instituer par suite un rapport nouveau entre histoire et philosophie. Dans cet effort de la pensée, Humboldt a tenté de conjoindre, en cherchant à en établir l’articulation, les deux dimensions que sont la détermination du métier d’historien et la recherche de ce qui est agissant dans l’histoire effective. Il a été ainsi confronté à cette antinomie que rencontre toute réflexion approfondie sur l’histoire, celle de l’histoire, discours scientifique et de l’histoire faite par les hommes, l’antinomie de la nécessité et de la liberté.
6Si cet écrit est le seul que Humboldt ait rendu public sur l’histoire, il n’est pas pour autant le produit d’une illumination soudaine, mais bien, en réalité, l’aboutissement d’une très lente maturation, dont nous pouvons restituer les étapes à partir des brouillons retrouvés dans ses papiers posthumes, les essais restés inachevés et la correspondance, longue trajectoire qui le mènera du rejet initial, tout à fait net, de toute cette manière d’écrire l’histoire commune à son époque, qui consiste à la prendre comme objet, au point de vue authentique, cerné enfin près de trente ans plus tard, celui qui part de la subjectivité de l’historien.
7L’intérêt de Humboldt pour l’histoire, en effet, est manifeste dès ses années même de formation intellectuelle tandis que, étudiant, il suit à l’Université de Göttingen les cours de l’historien Schlözer2 et du philologue Heyne. Puis il a eu, présent à Paris en août 1789, le sentiment très fort qu’un événement décisif se produisait sur la scène de l’histoire mondiale, qui inaugurait toute une époque. Il comprend déjà que, pour chercher une réponse à ce qui lui paraît être la question centrale que son temps doit désormais prendre en charge : Qu’est-ce que l’homme ?, il faut le considérer avant tout comme un être essentiellement historique. Aussi, après avoir mené une réflexion sur les événements contemporains (la Révolution française) qui l’amènera à se plonger ensuite dans l’étude de l’Antiquité grecque, il peut écrire en 1793 : “il n’est pas d’objet aussi intéressant que la philosophie de l’histoire”3. Mais il a une conscience tout à fait claire que les réponses contenues dans toutes ces “histoires de l’esprit humain”, qui fleurissent nombreuses en cette fin de siècle, ne sont absolument pas satisfaisantes : “il nous manque, non certes le titre, mais bien l’esprit d’une histoire philosophique de l’humanité”4.
8En tentant de préciser cet esprit, il donne, dès 1793, une formulation, d’une netteté remarquable, du problème et esquisse déjà les lignes du projet qui ne trouvera son exécution qu’en 1821. Le problème est celui de la séparation complète des deux types de recherche portant sur l’histoire, celle de l’historien et celle du philosophe, et de leur ignorance mutuelle, ce qui conduit au spectacle consternant de deux démarches parallèles, vouées toutes deux à l’échec dans la mesure précise où elles ne se rencontrent pas. D’un côté, nous pouvons constater une extension réelle des connaissances historiques et du savoir positif, mais elle s’effectue sans base théorique sûre. Et de l’autre, nous avons bien une activité théorique intense, dont témoigne la multitude des “philosophies de l’histoire” alors publiées, mais sans base positive. Humboldt désigne ainsi ces deux extrêmes, le dogmatisme, qui reconstruit l’histoire par la spéculation, l’empirisme qui accumule les matériaux, comme des impasses. Aucun des deux ne parviendra à comprendre l’histoire — tâche de ce que Humboldt nomme encore en 1193 “histoire philosophique” —, le premier parce qu’il pose la compréhension au départ et que donc les faits se conformeront, par définition, au modèle imposé, le second parce que l’accumulation aussi grande et aussi complète possible des data empiriques ne nous fera jamais signe vers ce qu’il faut y voir. La première démarche est chancelante, comme l’illustre bien la vaste fresque de Herder, la seconde est aveugle ; bref il manque à l’histoire un fondement.
9Or, les conditions pour rechercher ce fondement lui paraissent réunies. Du côté de l’empirie, le savoir positif a fait des progrès considérables, dus à l’érudition et à la critique historique ; du côté du théorique, la réflexion dispose maintenant de l’outil conceptuel requis pour le traitement du matériau accumulé, à savoir la philosophie de Kant. En effet, ce qui manquait pour effectuer cette coupure par laquelle un savoir multiple est constitué en science, unifié et organisé systématiquement, c’est une base théorique sûre ; c’est celle-ci que précisément nous fournit le criticisme : il faut rechercher “la connexion des événements mondiaux avec un regard critique”. Très tôt donc Humboldt esquisse le projet d’une théorie critique de l’histoire, qu’il comprend comme une pièce maîtresse pour parvenir à une véritable connaissance de l’homme.
10Il faudra toutefois un long temps pour que cette esquisse devienne un tableau achevé. Humboldt sait dès 1793 que la saisie du sens de l’histoire ne peut s’effectuer ni par la seule spéculation philosophique ni par le seul travail empirique, mais exige leur étroite coopération, impérativement requise pour articuler le sens et le fait. C’est déjà beaucoup, mais ce n’est encore que programmatique et, ainsi qu’il le souligne, “l’art de tirer la philosophie des faits (aus Faktis) est soumis à des difficultés infinies”. C’est beaucoup, car l’énoncé même du programme suffit à éliminer toutes les représentations alors existantes, c’est-à-dire les histoires téléologiques, qui reconstruisent tout le passé, en proposent une périodisation et assignent à l’humanité des fins. Mais, et cela est plus remarquable, ce même programme condamne par avance les grandes philosophies de l’histoire de l’idéalisme allemand, celles de Fichte, Schelling et Flegel : les deux premières sont vraisemblablement visées, avec celle de Kant au début des pages de 1814 traduites ici (p. 47)5. Et il n’est pas inutile de rappeler que Hegel professe ses leçons sur la philosophie de l’histoire à peu près à l’époque de la production de Die Aufgabe (1821).
11En fait, l’obstacle théorique que Humboldt doit surmonter, sans peut-être qu’il s’en rende alors un compte clair, est représenté, non par Herder, mais bien par Kant lui-même et, à sa suite, par Schiller. En effet, le criticisme est, disions-nous, la base théorique de la tâche à entreprendre ; or Kant a élaboré une philosophie de l’histoire. Humboldt connaît bien l’écrit de 1784 : Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique et il l’a plus précisément en vue quand il affirme que cette manière de procéder supprime et l’histoire et le sens historique (ibid.). En outre Schiller, qui sera son ami intime et avec lequel il aura des conversations quotidiennes de 1794 à 1797, avait donné, tout imprégné de cet essai de Kant, une leçon d’ouverture comme professeur d’histoire à l’Université d’Iéna intitulée : Qu’est-ce que l’histoire universelle (Universalgeschichte) et à quelle fin l’étudie-t-on ?, en laquelle il défendait l’idée que le principe téléologique est le seul qui permette de faire de l’histoire un tout rationnel. Il y distinguait nettement la recherche empirique, qui accumule des connaissances utiles d’un point de vue pragmatique et la recherche philosophique, dont la tâche est de montrer comment l’homme s’est élevé de l’état sauvage à l’état civilisé. Schiller élaborera par la suite (en 1795) une philosophie de l’histoire, fondée sur l’idée de progrès, qui s’appuie sur la Critique de la Raison pure, et plus précisément sur la division triadique des catégories. Il tente d’appliquer les catégories de l’entendement au devenir humain et de déduire ainsi trois périodes de l’histoire6.
12La tâche de Humboldt est donc claire pour nous qui savons que l’aboutissement est Die Aufgabe :·il lui faudra reprendre les concepts critiques, auxquels, s’agissant de l’histoire, Kant tout le premier et Schiller qui se proclamait kantien ont été infidèles. On peut le dire d’une autre façon : les concepts requis pour élaborer une conception criticiste de l’histoire sont à chercher dans la Critique de la faculté de juger et non, paradoxalement, dans les écrits propres de Kant sur l’histoire7.
13Il n’était pas simple de penser cela. La première analyse plus précise de l’histoire se trouve dans un essai de 1796-1797, travail resté inachevé : Le dix-huitième siècle8, qui demeure encore en retrait par rapport à cette dernière conclusion. Humboldt, conscient de vivre une époque de transition, qui doute d’elle-même et s’interroge sur son avenir, pose la question : Où en sommes-nous ? Cette question le conduit à caractériser “l’esprit” de son siècle, situé dans le devenir général de l’humanité, qu’il appréhende encore, en héritier de l’Aufklärung en laquelle il fut nourri, comme un progrès ininterrompu de la raison. Certes, l’histoire, c’est-à-dire le monde humain, est, à la différence de la Nature où règnent ordre et nécessité, le domaine de l’arbitraire, mais nous devons poser que dans la suite embrouillée des événements mondiaux se trouvent une direction que nous pouvons apercevoir et un sens continu que nous pouvons déceler. Il n’est pas besoin d’aller plus loin pour constater une certaine indécision de la pensée. Le refus d’une conception constructiviste de l’histoire reste affirmé nettement, mais la tendance téléologique n’est pas absente. Recherche historique et raisonnement philosophique sont distingués mais s’ils ne sont plus radicalement séparés comme chez Schiller au bénéfice du dernier, ils ne sont pas non plus articulés. Le philosophe ne construit plus l’histoire, mais c’est tout de même lui qui dit le sens des événements que l’historien lui rapporte en tant que faits. Bref, Humboldt, en distinguant “science historique” et “raisonnement philosophique”, désigne comme relevant des deux activités différentes de l’historien et du philosophe ce qui sera compris en 1821 comme la double tâche, la tâche immédiate et la tâche ultime du seul historien. Enfin, un dernier trait essentiel mérite d’être souligné, qui est un trait permanent de toute la pensée humboldtienne et explique sa répugnance, dans tous les domaines, à l’égard de toute construction a priori, c’est son sens du réel concret, son sens de l’indidualité. L’individuel est le spécifique, le facteur ultime de l’histoire ; comprendre une époque, c’est saisir ce qu’elle a été dans son originalité irréductible, et non la réduire au rang d’étape dans un processus, non la poser par rapport à ce qui n’est encore pour elle qu’un futur, c’est-à-dire un des possibles, c’est l’appréhender comme unique, dans son unicité, et non comme maillon d’une unique chaîne.
14Humboldt a mené lui-même cette approche de l’unique sur l’Antiquité grecque, unique en tous les sens car elle est la seule à avoir exposé dans la réalité effective l’idéal de l’humain. On peut considérer ce travail, en lequel il s’est le plus rapproché de la pratique du métier d’historien, comme une seconde étape de la mise au clair de sa pensée. Cette étude est intéressante car elle s’étend sur plus d’une décennie, de 1793 à 1807, et évolue de la construction d’un tableau de l’Antiquité, en quelque sorte anhistorique, visant à s’approcher au plus près de l’individualité grecque, à une insertion du monde grec dans le devenir mondial à partir d’un point de vue approprié, celui de la disparition de ce monde. Humboldt reprend ainsi, en deux essais restés eux aussi inachevés9, à nouveaux frais, l’oeuvre de Gibbon et prend appui sur toute la documentation que les recherches historiques de l’époque pouvaient lui apporter. Sa propre démarche est une illustration anticipée de ce qu’il définira en 1821 comme la tâche dernière de l’historien, celle qui consiste à déceler le sens caché dans l’enchaînement des causes et des effets, non à connaître seulement ce qui s’est produit mais à comprendre ce qui s’est effectivement passé. Ce que ces recherches approfondies, constamment reprises pendant près de quinze ans, ont pu lui apporter, c’est la confrontation avec les faits eux-mêmes, avec ce réel historique qui ne se laisse pas enfermer dans des cadres simples, c’est, pourrait-on dire, le sens de l’épaisseur de l’histoire, de son opacité et de sa densité, le sens de l’unique, du singulier, de ce qui n’est arrivé qu’une fois, ce qu’il appelle dans Die Aufgabe. der Sinn für die Wirklichkeit (p. 71,7).
15Ce sens de la réalité effective, Humboldt aura l’occasion de l’exercer et de l’affiner dans ce que nous pouvons évaluer comme une troisième étape sur ce chemin qui le mènera à Die Aufgabe, de 1807 à 1820. Jusque là sa visée, nous l’avons dit, s’inscrivait explicitement dans une rupture avec une appréhension uniquement spéculative de l’histoire, qu’il continuait de voir régnante autour de lui, et insistait avec force sur la nécessité de prendre en considération les hommes eux-mêmes, dans leur réalité concrète et dans l’entier de leurs dimensions et non simplement dans une perspective intellectuelle et culturelle, et d’unir constamment dans cet effort spéculation et empirie. Mais sa démarche propre, malgré cette affirmation de principe, n’en demeurait pas moins encore abstraite ; nette dans la théorie, elle restait dans la mise en pratique prisonnière de cette même manière de procéder qu’elle dénonçait, à savoir tracer un tableau du devenir global de l’humanité. Sans doute, Humboldt en avait-il une certaine conscience, et la sévérité de l’appréciation doit être tempérée. En effet, tous ces écrits auxquels nous nous référons sont restés à l’état de brouillons, et c’est un signe de son insatisfaction qu’il ne les ait jamais achevés.
16Deux ordres de faits, extrinsèques au contenu même du sujet, ont pu, à notre sens, lui permettre de dépasser cette façon encore abstraite d’aller au devant du passé, relatifs l’un à la connaissance, l’autre à l’action, leur caractère exceptionnel venant de la réunion des deux dans le même esprit.
17Sur le plan de la connaissance, il s’est tourné, depuis 1800 déjà à l’occasion de l’étude du basque, vers le langage et les langues, domaine en lequel il s’est trouvé confronté au même problème : rompre avec les spéculations métaphysiques sur le langage et produire une étude positive de la réalité langagière. Sur le plan de l’action, il est, de 1808 à 1819, au centre de l’histoire qui se fait, comme responsable de la réforme de l’enseignement, puis comme plénipotentiaire aux différents congrès de paix, enfin comme ministre influent.
18Humboldt a donc été plongé en plein coeur et dans la même période, en spécialiste, d’une science en train de se construire et de la politique intérieure et extérieure de son pays en une époque qu’il percevait comme celle à la fois d’un bouleversement complet de la pensée et d’une reconfiguration de l’Europe. Le linguiste est bien obligé de tenir compte des faits qu’une étude minutieuse, rigoureuse et exhaustive de la structure d’une langue révèle ; l’homme d’Etat, appelé à prendre des décisions, doit être capable d’évaluer le rapport des forces en présence et d’apprécier l’équilibre des grandes puissances.
19Cette double expérience, cette unité peu ordinaire dans la même personne qui les pratique toutes deux de la science et de la politique, l’a conduit à la prise de conscience enfin claire que l’homme est un être indissolublement langagier et historique, que l’étude du langage et l’étude de l’histoire doivent être menées de manière conjointe. C’est un résultat désormais acquis pour lui, et qui fournit la clé de son interprétation du langage comme le phénomène humain par excellence.
20C’est ce dont nous trouvons le premier écho, encore timide, dans un article, lui publié, de 1812, qui contient, à l’état d’esquisse, les grandes idées, qui seront exploitées ultérieurement, sur le langage et sur l’histoire. Cet article et les pages traduites ici de 1814 et 1818 sur l’histoire universelle constituent de fait un ensemble. Nous retiendrons de cet article, consacré pour l’essentiel au basque, l’idée simplement notée que l’espèce humaine est une production de la nature, soumise par conséquent aux lois de cette même nature et que, par suite, la tâche première de l’histoire est de dégager les différents conditionnements naturels, de mener aussi loin que possible une analyse naturgeschichtlich. Mais l’espèce humaine a aussi la faculté de se déterminer elle-même : elle est “soumise aux lois de la nature et aux conditions immuables qui lui sont données, mais elle est aussi en même temps capable de se déterminer elle-même librement”10. Ce texte pose donc bien, comme central, le problème de l’histoire : celui de l’articulation entre la nécessité et la liberté.
21Humboldt a enfin vraiment délimité la question ; c’est à la traiter qu’il s’attache, justement dans ces années de pleine activité politique, en essayant, toute explication téléologique étant radicalement écartée, de scruter les forces motrices de l’histoire, sous cette présupposition que celle-ci, comme la nature, est le lieu d’un déploiement de forces antagonistes.
22Il a donc essayé de reprendre directement, et non plus en passant, à l’occasion de recherches linguistiques, la question de l’histoire ; l’esquisse de 1818 n’est pas la simple poursuite de celle de 1814, mais tente de reformuler la position de la question, ce qui suggère que la première présentation ne lui paraissait pas satisfaisante. La confrontation de ces deux écrits très courts exigerait une étude particulière. Quoi qu’il en soit, le résultat acquis en 1812 l’a contraint à renoncer de manière définitive à la représentation, que l’on trouve encore dans l’Essai sur le XVIIIe siècle, de l’histoire comme processus d’évolution continue et nécessaire.
23Une autre considération a pu jouer : des philosophies de l’histoire importantes ont vu le jour depuis 1797, dont l’influence est grande et qui lui paraissent tomber dans cette même erreur qu’il a dénoncée chez Kant, à commencer par celles de Fichte, de Schelling et des auteurs que celui-ci a influencés, qui proposent tous une vue d’ensemble du devenir humain11.
24Humboldt éprouve donc le besoin, aussi bien par rapport à la matière même, l’histoire, qu’à ses propres recherches linguistiques, de produire une histoire universelle dans un esprit totalement nouveau. Il l’indique de la façon la plus nette : “les considérations qui suivent, traitent l’histoire mondiale différemment de toutes les approches antérieures” (p. 59). Et il se situe d’emblée par rapport à deux extrêmes, le travail de l’historien, qui “explique la connexion des événements entre eux” et recherche les causes du devenir humain dans les événements eux-mêmes, et la démarche du métaphysicien qui, lui, s’attache aux buts. Autrement dit, il estime encore possible une approche, qui serait celle d’un philosophe qui ne soit pas métaphysicien, mais qui n’est pas pour autant historien. Une grande part de ce travail alors dévolu à ce philosophe sera, selon nous, attribué à l’historien dans Die Aufgabe.
25Ce qui nous paraît le plus important, c’est l’inachèvement même de ces tentatives. Humboldt apercevait bien ce qui le séparait de l’historien empirique et du philosophe dogmatique ; mais il ne voyait pas encore que ce qu’il proposait continuait à le placer du côté de ce dernier, qu’en somme le commun l’emportait sur le différent. En effet, comme le métaphysicien, il allait directement à l’objet lui-même, l’histoire réelle, se comportant donc encore lui-même, de fait, en métaphysicien ; la visée restant en dernier ressort la même, seul le chemin pour l’accomplir était différent. L’inachèvement n’est donc pas conjoncturel, il résulte de la prise de conscience que toute tentative de ce type est une impasse : la philosophie ne peut appréhender par ses seuls moyens, même en se référant à toute la documentation établie par l’historien, le sens de l’histoire.
26Nous pouvons évaluer tous les écrits que nous avons évoqués comme autant d’étapes de la maturation du problème, comme autant d’explorations de voies qui se révèlent seulement en 1818 n’être que des impasses. Et elles sont impasses en ce qu’elles ont en commun de traiter l’histoire comme un objet que le regard philosophique pourrait appréhender dans sa globalité et rendre transparent en le saisissant dans une totale rationalité.
27Ainsi, c’est son échec même, dont les quelques pages de 1818 sont en quelque sorte l’ultime aveu, qui lui fera comprendre que l’erreur est dans le point de vue choisi (aller vers l’objet) et qu’il faut opérer un renversement complet de point de vue et partir du sujet. Il l’effectue en 1821 et le titre adopté le marque en toute clarté ; c’est un essai, non plus directement sur l’histoire mondiale, mais sur la tâche de l’historien. On voit qu’un très long cheminement de la pensée a été nécessaire, près d’un quart de siècle, pour, du constat précoce que l’approche de l’histoire doit être criticiste, que Kant lui-même ne l’a pas accomplie, pas plus d’ailleurs que ses illustres successeurs, arriver à cerner ce qu’est une conception criticiste et réaliser enfin, dans le domaine des affaires humaines, cette révolution copernicienne que Kant avait accomplie dans celui de la théorie de la connaissance. La trajectoire de Humboldt l’a donc mené de l’histoire-objet à l’historien, sujet qui écrit l’histoire, et elle le reconduira ensuite, mais ensuite seulement, partant de là, à l’histoire effective. Die Aufgabe opère un renversement du point de vue, le dernier, celui-là même qui fonde l’histoire comme science humaine.
28On mesure maintenant combien est trompeuse l’impression que la réflexion sur l’histoire est isolée dans l’ensemble de l’œuvre ; on voit que le résultat acquis, qui apparaît soudain, est, en fait, le produit d’une difficile conquête, d’une grande tension de l’esprit, d’un débat ininterrompu de cet esprit avec lui-même. Et on ne s’étonnera pas qu’il ait été aussi peu compris par des contemporains qui ignoraient à peu près tout de ce que nous venons de restituer.
29Humboldt remarque que les événements de l’histoire ne s’offrent pas à nous à découvert, avec leur sens avoué, de sorte que nous n’aurions plus, en quelque sorte, qu’à les recueillir et à les lire directement (p. 76,22). Nous pouvons en dire autant de son propre texte sur l’histoire, dont il n’y a nulle honte à reconnaître qu’il est de lecture particulièrement difficile et que sa composition effective ne se livre pas directement.
30A la vérité, la difficulté de ces pages n’est autre que celle de la chose même. Avec l’histoire se joue, en effet, toute la vision de l’homme et du monde, dès lors que l’on considère que l’homme est historique et n’est que comme tel. Par suite, cet Essai n’est pas simplement l’étude d’un secteur particulier, qui pourrait se mener en supposant connus les résultats obtenus par la philosophie fondamentale, mais c’est la philosophie humboldtienne tout entière qui s’y ramasse en un extraordinaire condensé, en lequel se croisent les lignes de ses travaux antérieurs sur la création esthétique comme de sa fréquentation continue de l’Antiquité grecque, de sa réflexion sur la nature de l’art et de la science, de ses analyses de la langue et de la culture de peuples très différents, tout ceci sur toile de fond essentielle de son adoption du criticisme et de sa récusation des diverses versions post-kantiennes de celui-ci.
31Une introduction ne peut suffire à démêler tous ces fils. Défaire le tissu exigerait un patient commentaire ; il faudrait rechercher les soubassements dans la troisième antinomie de la Critique de la raison pure et dans la lecture humboldtienne de la Critique de la faculté de juger ; il faudrait aussi confronter l’écrit de Kant de 1784, apprécié par Humboldt comme le modèle à éviter, et Die Aufgabe : on s’apercevrait alors que la distance est, de fait, beaucoup moins grande que ne le pense Humboldt ; il conviendrait enfin de reprendre ce parallèle qui a été établi entre Schelling et Humboldt12, car il sous-tend une des interprétations possibles de la théorie humboldtienne des Idées en histoire.
32Nous nous proposons uniquement ici de dégager ce qui nous paraît être l’intention fondamentale du texte, le mode de son déploiement et la signification qu’il revêt tant pour la science historique maintenant constituée que pour la réflexion philosophique sur l’histoire.
33Résumons l’acquis. Nous savons que s’interroger, par la seule voie du concept, sur l’histoire mondiale est vain, puisqu’on est toujours sûr d’avoir raison. Nous avons vu que Humboldt, avant 1821, avait déjà opéré un déplacement par rapport à toutes les autres considérations sur l’histoire : considérer l’homme comme un tout, et non plus uniquement comme un être doué de raison, l’humanité comme faisant librement sa propre histoire, et non plus comme se dirigeant vers un but assigné par la raison, l’histoire comme lieu d’épanouissement des potentialités présentes dans l’espèce humaine, et non plus comme marche ascendante de la seule raison. Ce déplacement consiste à substituer à la philosophie de l’histoire, à la recherche des causes finales, une physique de l’histoire, c’est-à-dire la recherche des causes motrices, des causes véritablement agissantes, en dehors de tout jugement de valeur. En 1821, le pas décisif est accompli, qui effectue un renversement ; il faut partir, non de l’histoire, mais de l’historien. La question n’est donc plus : “qu’est-ce que l’histoire ?” — pas plus qu’on ne commence, si l’on veut faire de la physique, par la question : “qu’est-ce que la nature ?” —, mais : “que fait l’historien quand il fait de l’histoire ?”.
34Il semble donc que l’historien doive se comporter par rapport au passé comme le physicien par rapport à la nature. Pourtant, à la différence de la physique, l’histoire présente une difficulté spécifique, qui consiste en un véritable cercle. En effet, c’est à partir de la pratique effective de l’historien qu’on pourra rechercher ce qu’est l’histoire, mais, à l’inverse, sauf à s’en tenir à une pure compilation de faits rigoureusement établis, il faut savoir d’une quelconque manière ce qu’elle est, ne serait-ce que pour débuter ce travail de l’historien ; tout historien va au-devant de son objet avec une certaine pré-compréhension. De fait, c’est l’existence de ce cercle, auquel n’échappe aucune réflexion sur l’histoire, qui donne la raison dernière du problème que pose le mode même de la composition de cet Essai.
35Rechercher à mettre au jour celle-ci devient donc une tâche décisive et, dès lors, le rappel du découpage habituellement retenu à la suite de Spranger12 et qui, de fait, se donne très visiblement à lire, peut se révéler parlant. L’Essai comprendrait trois parties : 1) le concept de ce qui est réel en histoire (pp. 67-72) ; 2) la comparaison avec l’art (pp. 72-77) ; 3) le rôle des Idées en histoire (pp. 77-87). Un tel découpage entraîne bien des difficultés, que l’on ne peut surmonter qu’en les portant au débit d’un auteur qui n’aurait pas entièrement maîtrisé sa matière. D’abord, le lien entre les trois parties ainsi dégagées est très lâche ; chacune semble un développement valant pour lui-même et la dissertation ne serait que la juxtaposition de ces trois analyses reprenant des thèmes exploités par son auteur à des époques différentes. Ensuite, un tel plan continue à faire porter l’accent sur l’objet (1ère et 3e parties), la dimension subjective n’étant guère présente qu’à travers l’activité de l’artiste. Enfin, on n’est pas en mesure de rendre compte de la référence au poète dans la première partie (p. 68), ni aux Idées dans les deux premières parties (par ex., p. 69 et 76). Bref, manquant l’essentiel, le renversement effectué, on ne peut plus que mettre en cause la rigueur du raisonnement.
36Or c’est précisément cette notion de renversement qui, à notre sens, donne la clé de la composition du texte et nous conduit à proposer une autre articulation, qui fait jouer l’antinomie subjectivité/objectivité à deux niveaux, celui de la science historique, celui de la fondation philosophique. L’Essai, ainsi entendu, comprend deux parties à peu près égales :
1) La détermination de la tâche de l’historien (p. 67-77), de la connaissance historique en tant que connaissance de type scientifique, ce qui implique la détermination :
de son objet, le réel historique (p. 67-72) et
de sa méthode, des procédures mises en oeuvre pour l’appréhender, en ce qu’elles ont de propre, c’est-à-dire de différent de celles des sciences de la nature (p. 72-77).
37Le a) fait porter davantage l’accent sur la dimension scientifique du travail et donc sur le versant de l’objectivité ; le b) met au premier plan la dimension créatrice et donc le versant de la subjectivité. De plus, s’il est nécessaire, dans le cadre d’une analyse théorique, de distinguer objet et méthode, cela n’est pas aussi tranché dans la pratique de l’historien, car la méthode ne peut être extérieure à l’objet. L’objet (l’histoire) est celui que construit le sujet historien à l’aide de procédures appropriées. On s’explique donc sans peine la référence à la méthode dans le a) et à l’objet dans le b), puisqu’ils se renvoient l’un à l’autre.
2) La visée essentielle de l’historien n’est pas de produire une oeuvre belle, comme l’artiste, mais une oeuvre vraie. Une réflexion sur l’histoire ne peut, par suite, échapper à la question décisive, celle de la correspondance entre l’objet appréhendé, construit par le discours de l’historien et la réalité effective, ce qui a eu lieu indépendamment de la conscience historienne. Le métier d’historien ne peut recevoir son plein sens que rapporté au sens même de l’histoire, en lequel il trouve son fondement, bien que ce fondement n’existe nulle part en dehors de ce travail. Tel est le cercle et c’est à son explicitation qu’est consacrée la seconde partie (p. 77-87), en laquelle Humboldt peut intégrer alors, mais alors seulement, les réflexions sur l’histoire universelle qu’il avait cru pouvoir mener directement en 1814 et 1818. Cette partie éclaire l’histoire à la lumière des Idées. La reconnaissance de ce cercle nous permet maintenant de rendre compte, sans appel à une quelconque inconséquence de l’auteur, de la mention des Idées dans la première partie (un commentaire approfondi aurait à évaluer la gradation de leur venue en présence dans le déroulement du texte).
38Ce texte est donc remarquablement articulé. D’abord, il recherche les conditions de la science historique (rappelons qu’elle n’existe pas encore), puis le fondement ultime de cette science. On peut le dire autrement : Humboldt mène d’abord une analyse transcendantale, indépendamment du contenu concret de l’histoire et tente de répondre à la question : à quelles conditions une science de l’histoire est-elle possible ? Que doit être la conscience historienne pour pouvoir construire son objet ? Il y entreprend, bien avant Dilthey, une critique de la raison historique. C’est l’objet de la première partie. La seconde effectue le retour au réel et rencontre donc centralement la question de la vérité. La tension du texte à cet endroit vient de ce que Humboldt ne peut admettre que l’objet construit par l’historien renverrait à une réalité nouménale inaccessible. Il n’existe d’autre réel que celui que nous connaissons. Dès lors, la voie doit être tracée, qui évite les deux opposés : croire que le passé, pourvu que les faits soient établis avec rigueur, révélerait de lui-même son sens caché, l’historien n’étant alors qu’un miroir aussi fidèle que possible ; croire que l’histoire n’est que la production de la conscience historienne qui organise les faits à partir de son propre présent. Ainsi, Humboldt est le premier à avoir tenté de baliser la voie entre ces deux écueils opposés, celui de l’histoire positiviste, qui s’imagine objective et refuse d’interpréter et celui du subjectivisme historique, qui ne reconnaît que des interprétations. En termes moins imagés, il a essayé de penser l’unité du fait et du sens, de comprendre ensemble l’application du principe de causalité, sans lequel l’histoire ne serait pas connaissance scientifique et la création du nouveau, non déductible des antécédents, sans lequel le devenir de l’espèce humaine ne serait pas véritablement histoire, c’est-à-dire devenir que font les hommes et non qu’ils subissent entièrement, dont ils sont aussi les acteurs et non les simples instruments.
39L’Essai débute par une définition : “la tâche de l’historien est l’exposition de ce qui s’est produit”. Tous les problèmes sont renfermés dans cette définition en apparence banale comme s’y trouve présent le cercle évoqué ci-dessus. Il faut, en effet, entendre cette définition sous les deux modes, objectif et subjectif, que dissimule son génitif L’historien expose ce qui s’est produit et ce qui s’est produit s’expose dans le discours de l’historien. Ce qui s’est produit est un donné, c’est son caractère d’objectivité, mais en même temps il est construit par la subjectivité de l’historien. C’est un donné, comme celui qu’étudie la science de la nature, c’est un construit comme le récit de fiction. Il faut donc procéder à une double détermination, l’une en direction de l’objet, celle du concept de “ce qui s’est produit”, l’autre en direction du sujet, celle de “présentation (Darstellung)”, tout en sachant que les deux sont inséparables, car l’historien vise à la vérité historique, c’est-à-dire la correspondance entre sa présentation et le réel historique.
40Cette définition est simplement posée. Il le fallait pour que l’analyse puisse commencer ; et elle est suffisamment indéterminée pour que nous ne puissions la refuser : toute étude d’historien, à quelque école qu’il se rattache, est bien une exposition et nous ne savons pas encore ce qu’il faut entendre par “ce qui s’est produit”. Tout l’Essai sera une suite de déterminations et il s’achève par la détermination ultime (dernière page) qui, tel le cercle qui se referme sur lui-même, retrouve, enrichie de toutes les déterminations intermédiaires, cette définition initiale et lui donne son sens complet. A savoir : la tâche de l’historien est double, sa tâche la plus proche et sa tâche ultime. Toute la difficulté vient de ce qu’elles sont à la fois successives et contemporaines : successives car l’historien ne peut mener cette tâche ultime et éviter une rechute dans la “philosophie de l’histoire”, contre laquelle Humboldt met à nouveau en garde dans les dernières lignes, que s’il a d’abord satisfait à son exigence première, celle des faits. Mais, en même temps, celle-ci ne peut être correctement menée que par un historien qui possède un véritable sens historique, un sens de la réalité historique, qui donc est pénétré de cette haute mission qui est la sienne.
41Tout le développement sera, par suite, construit sur la distinction de deux niveaux, vus sous l’angle, tantôt de l’objet, tantôt du sujet, étant entendu, puisque contenu et méthode sont inséparables, qu’il s’agit d’une seule et même réalité. La méthode n’est rien d’autre que le contenu en tant qu’il s’expose.
42“Ce qui s’est produit” est, dans sa plus grande indétermination, en soi infini et pour l’historien plus ou moins lacunaire. Envisagé sous l’angle de l’objet, le passé est fait, pour celui qui l’examine, d’éléments dispersés et isolés, qui ne se montrent que sur le mode du particulier. Ce visible, ce qui s’offre à nous à l’observation immédiate — tout ce qui nous est transmis de toutes les manières possibles par la tradition —, il convient d’abord de le fixer avec exactitude, d’en faire apparaître la vérité littérale, de dégager la connexion extérieure entre les différents particuliers. La première tâche consiste donc dans l’établissement correct du matériau, ce qui implique une première mise en ordre, grâce notamment à la critique des sources. C’est une tâche besogneuse, qui ne donnera jamais le sens et ne comprend même pas son propre sens, mais elle est absolument indispensable, elle est l’exigence première à laquelle l’étude doit satisfaire si elle veut valoir comme scientifique, c’est elle qui est garantie d’une certaine objectivité. Sans doute, ainsi que l’indique Humboldt (p. 68), elle ne nous donne pas l’histoire elle-même, mais elle nous en fournit l’ossature, la base scientifique et factuelle construite à l’aide de la méthode critique, de “l’investigation rigoureuse, impartiale et critique de ce qui s’est produit” (p. 69). C’est le premier niveau du travail de l’historien, celui de l’explication, la voie de l’analyse, qui délimite ce qui est en surface et en met au jour les enchaînements. L’historien se borne à recueillir et à restituer, il rassemble les éléments séparés (Stückwerk) en une collection (Gesammelte), mais ce n’est pas encore une totalité (Ganze). Sous l’angle du sujet, cette activité est essentiellement une activité de l’entendement, de la pensée analytique, s’exerçant sur le donné transmis.
43Humboldt enregistre, dans cette délimitation du premier niveau, les progrès considérables de l’érudition historique et on peut penser qu’il a plus particulièrement en vue deux chercheurs qu’il a bien connus, F.A. Wolf, le fondateur de la science de l’Antiquité (Altertumswissenschaft), et B. Niebuhr, considéré comme le fondateur de la critique scientifique étendue à l’histoire entière. Wolf avait appliqué la méthode critique à l’élucidation de la question homérique et, déjà dans les années 1795, Humboldt l’avait loué pour la rigueur de son travail, l’exactitude de ses recherches dans le détail, mais lui reprochait justement de manquer du sens de la totalité, d’être trop étroitement philologue pour être véritable historien. Le mérite de Niebuhr est d’avoir défini clairement les procédés d’investigation de la connaissance historique : établir d’abord la vérité des faits historiques, puis les grouper, et enfin ne tirer des conclusions que celles que l’on peut déduire rigoureusement des faits. C’est très exactement ce que Humboldt appelle le but prochain de l’activité historienne.
44Mais celle-ci ne prend sa véritable dimension qu’en accédant au plan de la synthèse, de “l’intuition de tout ce qui ne se laisse pas atteindre par ces autres moyens” (p. 69) et qui est pourtant l’essentiel, cette part invisible à l’observation immédiate comme à l’entendement, le sens de ce qui s’est produit, qui ne se laisse ni observé ni déduire, mais doit être ajouté, pressenti, deviné. C’est dans cette activité que l’historien est réellement créateur et elle requiert la mise en jeu de l’imagination productrice, seule capable de transformer ce qui a été rassemblé en une totalité organique. La première cerne le particulier et reste proche du réel effectif, mais le laisse dans son isolement ; la seconde, la synthèse, seule, tenterait de déduire le particulier et anéantirait ainsi justement sa particularité. Or, le particulier n’est compris, c’est-à-dire saisi dans sa spécificité, que situé, inséré, vu sous la lumière de la totalité. C’est pourquoi les deux voies doivent être empruntées conjointement ; la conscience historienne est ce mouvement constant du particulier au tout et du tout au particulier, cette unité de l’universel et du particulier, du concept et du fait, de la théorie et de l’événement, entre les deux écueils du seul particulier de l’érudit, du seul universel du philosophe. Elle consiste à saisir le lien qui soude les éléments en un ensemble organique, à mettre au jour la connexion causale intérieure, qui est au fond de la contingence apparente du flot des événements, à dégager ainsi leur vérité interne authentique. Tel est le but ultime de l’historien, qu’il ne peut viser que s’il a réalisé son but prochain, “la simple exposition de ce qui s’est produit”.
45Humboldt est parfaitement conscient de la difficulté de définir ce niveau, tout comme il est malaisé de cerner les mécanismes de la création artistique. C’est pourquoi il développe si longuement la comparaison avec l’art. La recherche historique implique, en effet, la mise en jeu de l’imagination, mais celle-ci reste subordonnée à l’expérience et à l’analyse du réel, ce qui explique qu’il est si difficile d’être un historien authentique. Il faut posséder cette aptitude à deviner et à pressentir, ce talent de savoir coordonner selon leurs vraies articulations les éléments séparés, ce don de retenir ce qui est essentiel, de séparer le nécessaire du contingent, ce sens de l’historicité et de la totalité, cette sympathie qui fait que l’on ne peut véritablement comprendre que ce que l’on porte profondément en soi, en un mot le sens de l’humain : “seule est décisive cette assimilation entre la force d’exploration et l’objet à explorer” (p. 70). Bref, l’étude et la formation ne suffisent pas, il y faut du génie.
46L’histoire, en effet, est à la fois une connaissance de type scientifique et une appréhension de type artistique. Comme tout savant, l’historien doit mettre en lumière les déterminations et leurs enchaînements, dans leur complexité et leurs interactions, en se gardant de vouloir les réduire à une seule forme, à une dernière instance. Et, tout comme l’artiste transforme grâce à sa spontanéité ce qui est réel dans la nature pour lui imposer une forme, c’est-à-dire une Idée manifestée dans le phénomène et en révéler ainsi la vérité intérieure, l’historien doit s’approprier le donné transmis puis travaillé par l’analyse pour le transformer en une totalité, révélant alors, de ce fait, sa vérité intérieure. Lui aussi a affaire à la forme, et doit viser la forme générale de l’histoire.
47Si l’histoire-discours est à la fois science et art, c’est que l’histoire effective est à la fois le domaine de la nécessité et celui de l’avènement de la liberté, le lieu précisément où s’articulent ces deux domaines de la nature en tant que sensible et de la liberté en tant que supra-sensible, entre lesquels Kant avait découvert un abîme13. Ce qui nous conduit maintenant au contenu de l’histoire.
48L’analyse qui précède s’est efforcée de se maintenir sur un plan exclusivement formel et, formelle, elle peut être acceptée par tous les historiens ; de fait, elle est la théorie de leur pratique effective. Elle permet cependant d’exclure tous les récits qui s’en tiennent à une mise en ordre purement extérieure des événements, de situer l’érudition comme un niveau premier indispensable mais insuffisant par lui-même, enfin de récuser la conception positiviste, le refus de toute interprétation car, de toute façon, ce refus est déjà lui-même, sans le savoir, une interprétation.
49Les résultats ainsi obtenus ne sont pas négligeables. L’historien doit retenir l’essentiel, rendre compte du particulier, qui est la vraie matière de l’histoire, ce que Humboldt nomme l’individualité, en le plaçant sous les espèces de la totalité et appréhender la cohérence interne entre les événements. Tout comme l’artiste, il vise à “la connaissance de la vraie forme, la découverte du nécessaire, l’exclusion du contingent” (p. 72). Nous savons aussi que la réalité historique se lit à deux niveaux, l’un immédiatement visible, les événements tels qu’ils se manifestent en surface et entre lesquels nous pouvons établir des filiations, l’autre, en profondeur, celui de la connexion causale intérieure. Enfin, nous avons circonscrit le mode d’approche de l’objet ainsi cerné : il s’effectue dans le jeu complexe qu’autorisent, en leur étroite et délicate coopération, Spekulation, Erfahrung et Dichtung ; la première, seule, conduit à l’histoire philosophique, la seconde, seule, se borne à l’érudition ou se fonde en positivisme, la troisième, seule, se déploie en vision d’esthète du devenir humain. Seul le jeu articulé entre ces trois orientations de l’esprit permet à l’historien de conceptualiser son objet.
50Mais l’histoire est celle des hommes qui, dans des conditions données, naturelles et culturelles, ont agi pour construire leur présent et préparer leur avenir. Et la question alors se pose : pourquoi les choses se sont-elles passées ainsi ? Nous devons rechercher la vérité authentique, la cohérence interne, mais quelle est cette vérité, quelle est cette cohérence ? Bref, quel est le sens de l’histoire ?
51Humboldt introduit très habilement et très prudemment le problème, qui est celui du passage du formel au contenu, et il le fait justement dans le cadre du développement sur l’art : “la seule question est de savoir s’il existe des Idées, et lesquelles, qui soient capables de guider (leiten) l’historien” (p. 76 — souligné par nous). La formulation est habile et prudente. Habile, car elle se rattache à toutes les réflexions bien antérieures de Humboldt sur la création artistique, familières dans le contexte de l’époque : l’oeuvre d’art présente une idée sous une forme quelconque, idée et forme étant étroitement unies ; on voit ainsi que cette référence à l’art dans un essai sur l’histoire a, outre le rôle de permettre la détermination de la méthode, cette autre fonction importante, dans l’économie de la démonstration, d’introduire la notion-clé d’idée, sans que celle-ci paraisse plaquée sur le réel historique comme un produit de la réflexion métaphysique. Prudente, car Humboldt se borne à se demander s’il y a (es gibt) des Idées en histoire, comme c’est le cas en art qui fonctionne ici comme un analogon, affirmant simplement (‘‘la seule question”) que cette question est, comme nous dirions, stratégique. En effet, une réponse négative n’est pas impossible, cela signifierait alors ou bien que l’histoire, comme la nature, est entièrement soumise au principe du déterminisme ou bien qu’elle n’est qu’un chaos d’événements contingents. Le relatif “lesquelles” — c’est-à-dire quelles elles sont et ce qu’elles sont — évoque, en cas de réponse positive, la recherche d’un dénombrement, mais aussi l’interrogation sur leur statut, simplement suggérée : les Idées guideraient l’historien dans sa recherche, donc auraient, comme les Idées chez Kant, une fonction essentiellement régulatrice. Or, cette question du statut des Idées renferme tout l’enjeu du débat sur l’histoire, est à la source des divergences de lectures de l’Essai et a joué un rôle important dans l’historiographie allemande du XIXe siècle, car elle concentre en elle la difficulté de l’interprétation. Toute la seconde partie du texte est un effort pour légitimer ce statut, pour, en évitant le danger d’une rechute dans l’ontologisme, combler l’abîme kantien entre la nature et la liberté.
52L’événement historique est le point de rencontre de la nécessité et de la liberté, de la causalité naturelle et de la causalité libres, qui sont les deux causes motrices de l’histoire. L’espèce humaine, en effet, est, comme toutes les autres espèces, une production de la nature et, à ce titre, est soumise au déterminisme, aux forces à l’oeuvre dans toute la nature. La nature est le domaine de la répétition, rien de nouveau n’y advient ; le devenir de l’espèce humaine est donc aussi, du moins en partie, répétition, la répétition des générations successives. De fait, bien des sociétés ont été uniquement répétitives, elles se sont reproduites, de générations en générations, pour finalement disparaître et sont donc à strictement parler, an-historiques. Et, en toute civilisation, même la plus créatrice, une part importante reste de l’ordre de la répétition et relève donc du mécanisme. Humboldt donne de nombreux exemples (pp. 60-61) où ces causes mécaniques, auxquelles il ajoutera en 1821 les forces physiologiques et les forces psychologiques, sont suffisantes pour expliquer l’événement, tout comme on peut dégager, sur la longue durée, une étonnante régularité dans des événements apparemment fortuits tels que naissances, mariages, décès, etc. Maintenir ce point de vue, celui du déterminisme, est absolument indispensable, si l’histoire ne doit pas être une pure production imaginative, mais on peut vouloir ne retenir que lui, considérant alors le passé comme mort et le décomposant comme un rouage d’horlogerie. En ce cas, comme l’écrit Humboldt, “déduire de chaque moment particulier toute la série du passé, et même de l’avenir, ne paraît pas impossible en soi” (p. 79), le réel historique est entièrement rationnel, rendu transparent à et par la raison, totalement intelligible. Mais on manque alors l’essentiel de l’histoire, son caractère vivant, son principe véritablement créateur, “la vérité vivante des destins du monde” (p. 77). Sans doute, le principe du déterminisme suffit-il pour expliquer la vie ordinaire de l’humanité. Mais, dès qu’intervient la liberté, tout calcul est impossible. La liberté est l’autre cause motrice, et la cause véritablement créatrice de l’histoire, qui fait que justement le devenir humain est irréductible au devenir naturel. L’histoire, au sens fort, est production de quelque chose de nouveau, qui n’est pas le produit des causes antécédentes, bien qu’il s’inaugure dans toute la connexion de ces causes. Tel fut le cas de la Grèce, comme tel est le cas du génie : l’ensemble des conditions données ne nous permet pas d’expliquer le surgissement de l’individualité accomplie en Grèce, la production géniale. La liberté, c’est le pouvoir d’introduire dans la série des causes et des effets un commencement qui ne soit pas absolument déterminé, c’est par excellence la manifestation spécifique de la force de l’esprit humain. L’histoire, c’est donc à la fois l’enchaînement régulier des causes et des effets et des irruptions soudaines, des surgissements “comme du néant” qui s’effectuent dans la chaîne causale tout en la brisant, débutant ainsi une nouvelle série.
53Telles sont les causes déterminantes (les facteurs géographiques, anthropologiques, culturels) et les causes créatrices du cours du monde, qui opèrent au sein de la réalité qui est une et la même, et qui à la fois coopèrent et se contrecarrent. L’histoire vivante est dans la tension entre ces deux sortes de causes, la causalité naturelle et la causalité libre, qui obéissent chacune à leur propre légalité. Les premières rendent l’évaluation possible, donc une approche scientifique de l’histoire, les secondes ne sont pas prévisibles, bien qu’elles soient nécessaires. On ne peut démontrer la nécessité des figures advenues de l’histoire telles qu’elles sont advenues (thèse de l’intelligibilité absolue du réel et de sa totale rationalité), mais il était nécessaire qu’elles advinssent, selon des formes qui relèvent du pouvoir créateur de l’esprit humain et que l’historien peut essayer de comprendre grâce à cette sienne faculté propre de s’assimiler ce qui a eu lieu.
54Nous pouvons dire qu’il est nécessaire qu’il y ait du nouveau — sinon le devenir humain serait nature et non histoire — mais nous ne pouvons prévoir ce nouveau, qui est toujours unique, singulier, donc irréductible, ce qui n’est arrivé qu’une fois et qui pourtant obéit à sa propre légalité. En d’autres termes, l’histoire est le lieu de la création de sens dans la temporalité.
55C’est cela que Humboldt appelle Idée : produire du nouveau, c’est présenter une Idée sur la scène mondiale. C’est en ce sens qu’il peut écrire que les Idées sont les lois de la nécessité de l’histoire. Mais c’est en une acception totalement différente de ce que suggère l’expression de nos jours. Humboldt ne veut nullement dire que l’idéologie est le facteur décisif. Lorsqu’il dit “Idée”, il n’entend pas la dimension proprement intellectuelle, et l’histoire telle qu’il l’interprète n’est sûrement pas une histoire des idées au sens courant du terme. L’Idée, c’est le sens profond de ce qui s’est réalisé, en tant que nouveau non déductible, dans l’histoire : l’Idée de la Grèce, ce ne sont pas les idées que les Grecs ont eues, encore que celles-ci en soient une dimension, mais c’est ce qui se donne désormais à nous dans son unicité, son originalité, qu’on ne trouve pas avant et ne retrouvera plus jamais après, qu’on ne peut que constater — c’est un fait dont on doit chercher le sens, cette forme de civilisation que nous appelons “le monde grec”, réalisation particulièrement réussie de l’humain.
56Les notions de force, d’idée et d’individualité sont donc intimement liées. L’Idée, qu’on ne peut saisir qu’a posteriori, jamais a priori sous peine qu’elle ne soit justement, comme on dit, qu’une idée, ne peut se confier qu’à une force, qui, bien sûr, se manifeste diversement, la force d’innovation propre à l’espèce humaine, car seule une force peut briser le cours mécanique des événements. Et une force, en elle-même aveugle, pure énergie, n’est créatrice qu’en tant que porteuse d’une Idée, que manifestation d’une individualité (individu, peuple, nation, etc) : “chaque individualité humaine est une Idée qui s’enracine dans le phénomène” (p. 85). L’Idée est ce qui donne aux forces créatrices dans l’histoire leur impulsion et leur orientation, qui contient en elle la force sans laquelle rien de nouveau et de vivant ne se produirait et le but vers lequel, en vertu de sa seule nature, elle tend, but qui ne peut être prescrit, ni même saisi à l’avance.
57Les Idées ne sont donc pas des puissances transcendantes qui dirigeraient le cours des événements et Humboldt ne cesse de mettre en garde contre cette interprétation (p. 76-77). Il n’existe qu’une seule et même réalité, ce qui a eu lieu ; les événements et l’Idée, le fait et son sens, sont indissociables et ce sens, si nous ne nous bornons pas à le considérer comme advenu, auquel cas, on l’a vu, l’explication déterministe suffit, mais si nous voulons le comprendre, c’est-à-dire le surprendre dans son surgissement même et son orientation, en retrouver le souffle vivant et saisir comment l’Idée tend “à obtenir existence dans la réalité effective” (p. 87), comment elle s’est en quelque sorte emparée de la chaîne causale, du cours phénoménal, spatio-temporel, pour s’y inscrire, alors il faut la rapporter à une force fondamentale, une force motrice. C’est en cette acception que Humboldt peut dire que les Idées constituent l’essence de l’histoire, qu’elles en sont les lois, lesquelles ne peuvent se réduire à des rapports de causes et d’effets. Sous le terme d’idées, il faut entendre la connexion profonde des faits, les lois qui les gouvernent, l’esprit qui seul en fait comprendre le sens. Humboldt esquisse un dénombrement, qu’il ne prétend pas exhaustif, de ces Idées et aperçoit trois modes principaux de manifestation du sens : 1) les individus (individus et peuples) ; 2) les formes idéales, comme par exemple les langues ; 3) les idées originaires (Urideen) de la totalité du pensable : le beau, le vrai, le droit. Telles sont les Idées susceptibles de guider l’historien.
58Nous sommes en mesure maintenant de poser correctement, positivement parlant, la notion de but de l’histoire et de montrer la vraie articulation entre causes motrices et causes finales. Nous savons déjà que ce but ne peut être prescrit par une quelconque instance extérieure au cours des événements : de ce point de vue, “les destinées de l’espèce humaine vont de l’avant, comme les torrents se jettent des montagnes dans la mer” (p. 55). Le but est une direction qui reste indéterminée quant au mode de son effectuation et qui se trace par des irruptions irréductibles, véritables explosions d’énergie, de la liberté dans la chaîne de la nécessité. On peut donc dire tout aussi bien que l’histoire n’a pas de but, si on entend par là un but défini, une “loi de l’histoire”, ou qu’elle a un but, qui ne peut que rester indéterminé dans son mode d’être et qui consiste dans le déploiement des virtualités présentes dans l’humanité en tant qu’elles sont prises en charge par cette force spécifique, la force de l’agir humain, laquelle est inépuisable. L’histoire est cette irruption de l’infini dans le fini, d’un infini qui n’est que dans cette irruption et dans ses manifestations, nécessairement finies, et c’est pourquoi l’histoire est infiniment ouverte. Et, de même que pour Kant la finalité est fortuite et n’est l’oeuvre d’aucun esprit, d’aucune volonté mais, tout simplement, se rencontre, de même pour Humboldt l’individualité humaine, analogon dans le monde historique du concept d’organisation dans celui du vivant, se présente fortuitement (la Grèce ne devait pas nécessairement advenir ni, advenant, pas nécessairement sous cette forme ; nous constatons simplement quelle fut et qu’elle fut telle) et il ne faut pas davantage y voir des desseins imputables à un être étranger (p. 56). Le devenir humain n’a pas de but, il est but et but pour lui-même. C’est uniquement en ce sens, au sens où force et but s’impliquent l’un l’autre, que l’on peut parler de causes finales, alors rapportées aux causes motrices : “le but de l’histoire ne peut être que la réalisation de l’Idée qu’il revient à l’humanité d’exposer dans tous les aspects et toutes les figures où la forme finie peut se lier avec l’Idée” (p. 86). Et, avec le but ainsi défini de l’histoire, se trouve posé, par le fait même, le but ultime de l’historien : exposer l’aspiration et la tension (Streben) d’une Idée pour se frayer un chemin dans les connexions causales et s’inscrire dans le réel.
59Nous avons, en fait, déjà introduit à ce concept, source de tant de controverses, de Weltregierung, de gouvernement du monde. Il est familier à l’époque, sous des appellations diverses et avec des contenus différents (dessein de la Providence, plan caché de la Nature, ruse de la raison, etc.) ; ce n’est cependant pas le nom qui importe, mais ce que le concept permet de penser. L’analyse précédente suffit déjà à exclure une lecture de type métaphysique ou religieux, selon laquelle un être supérieur, transcendant, orienterait le cours des affaires humaines. Le concept, lui aussi simplement présenté, jamais placé, en tant que tel, au centre de la réflexion, apparaît à deux reprises (p. 81 et p. 86). Humboldt n’écrit pas qu’il existe un gouvernement du monde, mais que, si nous ne le présupposons pas, alors nous ne pouvons pas comprendre l’histoire universelle — “nous”, à savoir : les historiens ; d’ailleurs, l’historien n’est doté d’aucun organe propre susceptible de scruter entièrement ce plan du monde. C’est dire qu’il nous faut abandonner ce rêve d’une intelligibilité absolue et définitive de l’histoire, d’une totale rationalité du réel historique, qui fait que le passé humain deviendrait totalement limpide, car ce serait clore l’histoire, dont nous avons dit qu’elle était infiniment ouverte, et en même temps interdire l’action politique dans le présent. Humboldt affirme simplement que l’histoire, qui se donne comme un fourmillement infini d’événements contingents, est, en son fond, structurée, en quelque sorte gouvernée, possède un ordre et un but. Cette présupposition est la condition même de la possibilité d’une recherche historique et, par suite, ni elle ne peut être prouvée par cette même recherche, par définition, puisqu’elle la fonde, ni elle ne doit intervenir dans l’étude positive des faits.
60Nous sommes arrivés au point où s’intègrent les uns aux autres les résultats de l’analyse du sens profond de l’histoire et de celle de l’activité de l’historien, où se rejoignent, s’agissant du passé humain, le versant objectif et le versant subjectif de la réflexion. Nous avons présenté la résolution humboldtienne de l’antinomie entre nécessité et liberté, déterminisme historique et action humaine : l’histoire est le lieu de la collaboration effective de la nécessité et de la contingence, du mécanisme et de la causalité finale : c’est dans l’histoire qui se fait que s’articulent la nécessité, c’est-à-dire le cours visible conditionné par les causes et les effets, et la contingence, c’est-à-dire l’émergence d’une grande individualité, qui surgit d’une manière imprévisible et fait soudain une entrée en force dans ce cours. La causalité naturelle relève de l’explication, la causalité libre de la compréhension, et les deux, explication et compréhension, s’appellent l’une l’autre, l’une, la détermination du fait, objet de l’érudition et sa représentation, objet de l’histoire narrative, aussi claire et fidèle que possible, de ce qui s’est passé, l’autre, qui consiste à en exposer le sens et à en dégager les lois, les Idées ; l’une, la tâche première du métier d’historien, définie dès la première ligne du texte, l’autre, sa tâche ultime, enfin complètement cernée dans la dernière page.
61On comprend que ce travail, ainsi entendu, exige de l’historien des qualités personnelles éminentes et, avant tout, qu’il possède au plus haut point cette aptitude que nous avons tous de nous transporter en esprit dans toutes les époques, parmi tous les peuples, au milieu des cultures les plus diverses et les plus éloignées de la nôtre dans l’espace et dans le temps. Humboldt le répète : l’historien ne peut découvrir les Idées que s’il en est lui-même pénétré, autrement dit l’homme peut comprendre le fait historique parce qu’il est du même ordre que lui, tandis qu’il ne peut qu’expliquer la nature.
62Nous pourrions être parvenu ainsi à cerner complètement le statut des Idées, très difficile car Humboldt tente de se maintenir sur une voie médiane, ce qui ne se peut sans tension extrême, entre les deux réponses attendues, représentées en son temps par Kant et par Schelling. Ou bien les Idées sont des concepts auxquels on ne peut assigner aucun objet dans la phénoménalité, des principes régulateurs qui permettent la compréhension, et donc ont un statut subjectif. Ou bien elles sont des principes constitutifs de l’histoire, comme chez Schelling, dont Humboldt connaît l’interprétation, ou encore chez Hegel, et ont donc un statut objectif. Cette position médiane est si difficile à tenir que Ranke, prenant appui théoriquement sur Die Aufgabe, n’a pu éviter de retomber dans la deuxième position. Or, nous l’avons vu, pour Humboldt, l’Idée est dans le phénomène, mais elle ne l’est pas comme un élément séparé, qu’on pourrait abstraire. On ne peut dire : la réalité est composée de l’événement et de l’Idée, du fait et du sens, mais : elle est événement et idée, fait et sens. L’Idée a un statut à la fois objectif et subjectif, elle réunit en elle les deux caractères opposés de l’objectivité et de la subjectivité, d’où cette tension maintes fois notée. Il nous paraît que c’est ce que veut dire Humboldt quand il écrit que la compréhension des événements est “le produit d’une unification entre leur mode d’être et le sens que l’observateur apporte de surcroît” (p. 76).
63Au terme du parcours, nous pouvons apprécier le chemin parcouru par et dans cet Essai. En lui d’abord ; d’une part, il dégage les conditions de possibilité d’une connaissance du devenir humain, analyse les différents niveaux de la pratique historienne et fonde théoriquement l’histoire comme science humaine ; et d’autre part, il circonscrit le véritable problème que pose une telle science, celui de l’antinomie entre le déterminisme historique et l’action humaine, et tente de tracer une voie médiane, que l’on peut appeler criticiste, entre la pure positivité et la pure spéculation, le seul attachement aux faits qui atomise et la seule interprétation qui globalise, le positivisme et l’ontologisme. Par lui ensuite, c’est-à-dire par rapport à la réflexion antérieure de son auteur : avant 1821, les deux niveaux, explication et compréhension, relevaient de deux disciplines différentes, l’histoire et la philosophie, bien que, dans sa pratique, l’étude de la Grèce, Humboldt ne les ait déjà plus séparées. Mais Die Aufgabe fait la théorie de cette pratique et les réunit dans le seul historien ; c’est lui qui, à la fois, explique et comprend.
64Ce résultat entraîne un changement complet du rapport entre histoire et philosophie. Humboldt a compris en 1821, et cela fait son originalité, que si l’on maintient cette séparation, que lui-même a défendue précédemment, on ne peut manquer d’aboutir à des interprétations du type de celles de Schelling ou de Hegel, autant d’obstacles théoriques à la constitution de l’histoire comme science, que le cheminement séparé de l’érudition historique et de la réflexion philosophique ne conduira jamais, ni par l’une ni par l’autre, à la compréhension de ce qui est advenu. D’où cette insistance, dans ce texte, à signaler, jusque dans les dernières lignes, le danger le plus grand, celui de plaquer sur la réalité des Idées forgées par la raison. La réunion des deux dimensions dans le même homme, qui est obligatoirement passé par le premier niveau et a donc, dans sa pratique, éprouvé la résistance du réel, rend le danger moins immédiat, bien que ce ne soit pas une totale garantie, comme l’illustrera si bien l’exemple de Ranke.
65La question alors se pose et nous ne pouvons faire plus, en cette conclusion, que la formuler : qu’en est-il de la philosophie ? Quelle est la tâche propre du philosophe ? On décèle un certain embarras de Humboldt. Certes, dans un essai sur le métier d’historien, il n’avait pas à traiter cette question, d’autant plus qu’il a dessein de proposer une approche nouvelle, en rupture précisément avec celle des philosophes ; voulant couper le cordon ombilical reliant alors l’histoire à la philosophie, il a été conduit à gommer au maximum la présence de celle-ci. Mais, et c’est une autre raison de cette difficulté de lecture si souvent notée, il n’avait pas la ressource, comme un Hegel par exemple, de renvoyer, s’agissant d’un sujet particulier de la réflexion, à sa philosophie fondamentale, puisqu’il n’en a jamais donné une élaboration systématique.
66Un passage du texte toutefois est destiné à suggérer sa réponse : “comme la philosophie tend vers le fondement premier des choses, et l’art vers l’idéal de la beauté, l’histoire tend vers l’image fidèle de la destinée humaine...” (p. 70). Le fondement ultime de l’Idée, c’est-à-dire le rapport entre Nature et Idée, n’est donc pas du ressort de l’historien ; il lui suffit de savoir qu’il y a des Idées en histoire, puisque l’homme, être naturel, est essentiellement historique, n’est humain qu’en tant qu’il est historique, et ce qui lui appartient en propre c’est de les dévoiler. En quoi la force de l’action humaine est une manifestation de la force de l’univers, cette question est du domaine spécifique du philosophe : c’est sur fond de son élucidation que s’inscrit cette proposition que “la présentation (Darstellung) de l’historien est, comme celle de l’artiste, imitation de la Nature” (p. 72).
67La réflexion philosophique se situe alors avant et après la recherche historique. Avant, c’est l’interrogation sur le fondement premier des choses, qui ne peut être menée que par la seule spéculation ; après, et à ce titre elle constitue de fait, bien que Humboldt ne le dise pas, un troisième niveau de la compréhension de l’histoire, c’est l’articulation entre le discours ainsi produit par la spéculation et les discours des historiens, le premier portant au jour les postulats derniers en fonction desquels les seconds peuvent, sans qu’ils en aient nécessairement conscience, s’élaborer. Ce qui signifie que toute investigation du passé humain, si elle doit se méfier par dessus tout des “philosophies de l’histoire”, conduit pourtant à une philosophie de l’histoire, c’est-à-dire à une vision d’ensemble de ce passé, situé dans le tout, dans l’ensemble de la réalité. Les contenus de sens ne peuvent être pleinement saisis que rapportés au fait ultime du sens, le fini ne peut être compris que, si l’on ose dire, du point de vue de l’infini, l’histoire des sociétés que du point de vue de l’histoire universelle. Et l’histoire n’est intelligible que parce que la nature est intelligible et rend possible l’humanité des hommes. La pensée classique pouvait considérer que cet avant est la philosophie au sens le plus élevé, la philosophie appelée justement première ; la pensée critique, c’est la saisie que cette philosophie première ne l’est jamais que pour un être, fondamentalement historique, qui, à un moment de son histoire, la pose telle. Ce que l’histoire nous a appris c’est que l’homme est, en son être essentiel, historique, que l’historien lui-même est engagé dans l’histoire et qu’il n’existe pas de point de vue extérieur à celle-ci, que, par conséquent, l’histoire n’est pas un secteur particulier de la réflexion philosophique.
68L’apport de Kant, qui est d’ailleurs allé, à cet égard, beaucoup plus loin que l’a cru Humboldt, est d’avoir permis de penser cette prise de conscience. Le mérite n’en revient pas moins entièrement à ce dernier d’avoir, fidèle à l’esprit du criticisme, mené à son accomplissement la révolution copernicienne en l’effectuant enfin dans le domaine de l’histoire.
Notes de bas de page
1 Cette existence souterraine se manifeste directement à travers Ranke, Droysen et Meinecke, comme chez Dilthey, Croce et Cassirer.
2 A.L. Schlözer (1735-1809) était, depuis 1769, professeur d’histoire à l’Université de Göttingen, alors l’un des centres de l’Aufklärung, dont il était un ardent propagateur. Il est l’auteur d’une Histoire générale du Nord (1772) et d’un Exposé de l’histoire universelle (Vorstellung der Universalhistorie) (1772-1773), dans l’esprit de Voltaire. Il faisait des cours sur l’histoire universelle quand Humboldt fut son élève en 1788-89, et publia une Weltgeschichte en deux volumes en 1785 et 1789.
Göttingen était à cette époque le foyer des études historiques, au point que l’on a pu parler d’une “école de Göttingen”. On citera aussi J.C. Gatterer, également professeur à l’Université, auteur d’un Handbuch der Universalhistorie (1761) et d’un Essai d’histoire universelle, paru en 1792.
3 A Brinkmann, 19 décembre 1793, in W. von Humboldts Briefe an Karl Gustav Brinkmann, hg. A. Leitzmann, Leipzig, 1939, p. 72.
4 A Körner, 19 novembre 1793, in W. von Humboldt, Ansichten über Aesthetik und Literatur, hg. Jonas, Berlin, 1880, p. 173. Le développement qui suit se réfère à cette lettre.
5 Nous indiquons uniquement, dans le corps même de notre Introduction, la pagination de la présente édition. Le lecteur établira aisément, à partir d’elle, la correspondance avec l’édition de référence.
6 Cf. la démonstration de P. Szondi in : Poésie et poétique de l’idéalisme allemand, Paris 1975, en particulier pp. 82 sq.
7 Nous prenons uniquement en considération le jugement porté par Humboldt lui-même sur la philosophie de l’histoire de Kant (cf. p. 47), car c’est en fonction de cette compréhension qu’il a porté sa propre appréciation. Nous n’avions pas ici à mesurer nous-même la valeur de ce jugement. De fait, nous savons bien que l’Idée d’une histoire universelle est plus complexe que ne l’a vue Humboldt et moins “abstraite” qu’il ne l’a estimée. D’ailleurs, un parallèle approfondi entre les deux textes révèlerait que l’influence, par cette voie également, de Kant sur Humboldt, inaperçue de lui, n’est pas négligeable et qu’il “retrouve” contre Kant des choses qu’avait pourtant dites Kant lui-même. Mais il n’a voulu voir que l’intention fondamentale, à savoir une conception qui prescrit des buts à l’histoire et considère celle-ci comme le lieu du progrès de la raison.
8 Das achtzehnte Jahrhundert, Gesammelte Schriften, Berlin, 1904, II, 1, p. 1-112 = Werke, Darmstadt, 1960, I, 10, p. 376-505.
9 Latium und Hellas (1806) et Geschichte des Verfalls und Unterganges der griechischen Freistaaten (1807), G.S., III, 5 et 6 = Werke, II, 2 et 4.
10 Ankündigung einer Schrift über die vaskische Sprache und Nation, 1812, Gesammelte Schriften, III, 9, p. 290. Cet article n’est pas reproduit dans l’édition Werke. En fait, il n’est que l’annonce d’un vaste travail que Humboldt avait entrepris sur le basque et qu’il laissa espérer dans un court délai. En réalité, seule cette annonce fut publiée.
11 On citera en particulier :
Fichte : Grundzüge des gegenwärtigen Zeitalters (Caractéristiques du temps présent), ouvrage publié en 1806, et qui développe par excellence le point de vue auquel Humboldt est le plus opposé. Les Discours à la nation allemande ont été prononcés à Berlin en 1807 et 1808.
Citons aussi :
Schelling : Système de l’idéalisme transcendantal, 1800, (Louvain, 1978, notamment : p. 224-239). Leçons sur la méthode des études académiques, 1803, in : Philosophies de l’Université, Paris, Payot 1979, p. 41-163 (la huitième et la dixième leçons.).
Ecole de Schelling. J.-J. Stutzmann, Philosophie der Geschichte der Menschheit (Philosophie de l’histoire de l’humanité), 1808. H. Steffens, Die gegenwärtige Zeit und wie sie geworden (le temps présent et comme il est advenu), 1817.
12 E. Spranger, “W. von Humboldts Rede Über die Aufgabe des Geschichtschreibers und die Schellingsche Philosophie”, Historische Zeitschrift, 100 (=N.S. 4), 1908.
13 Critique de la faculté de juger, trad. Philonenko, Paris, Vrin, 1965, p. 25.
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