La disputacion de Aenee Silvian touchant la misere des curiaulx1
p. 77-118
Texte intégral
1 | [f. 1r] Cy commence joieusement la preface de |
Aenee Silvuan, poete de lorier couronné, auquel pour la | |
dignité pontificale est le nom Pius attribué, en la | |
disputacion de la misere des curiaulz. A trés subtil | |
5 | juriconsulte Jehan Ech, conseiller et orateur de trés serain |
et divin prince Aubert Cesar, trés victorieux Albert, dis je, | |
duc glorieulx d’Aultriche2. | |
Aenee Silvius, poete de lorier couronné, dit trés ample | |
10 | salut a trés ingenieulx et claer juriconsulte [f. 1v] Jehan de |
Ech. Je doubte que aucuns me arguent et repreignent en disant | |
mal de moy si, par ceste epistre que escripre je te vueil, je | |
demonstre estre folz ceulz qui servent aux roys et si je te | |
preuve aussi que ceulz qui en court vivent menent vie | |
merveilleuse, meschante et miserable. Et certainement pas ne | |
15 | fauldront de me alleguer aux princes et de curieusement |
procurer que soie leur ennemy car, en ceste œuvre faisant, il | |
semble que de leurs services pretende coarter ou retirer les | |
hommes. « Car qui seront ceulz, ce diront ilz, qui | |
doresenavant les maisons des roys frequenter esliront, quant | |
20 | ilz auront entendu que folz y devendront ? » Mais je ne le fais |
pas en pretendant aux princes deroguer, mais mieulx de leurs | |
molestes grandes sublever, pource que trespluseurs nobles et | |
grans hommes les importunent continuellement, lesquelz par | |
leurs [f. 2r] instances estonnent leurs oreilles quant par prieres | |
25 | souveraines justamment postulent qu’ilz soient en cours |
receuz, lesquelz – comme les roys utilement ne puissent | |
recevoir ne honnestement aussi les repellir – pour ces choses | |
ilz sont en grant anxieté. Grace donc, non pas hayne, doivent | |
avoir a moy, si aucuns d’iceulz puis esmouvoir que | |
30 | voluntairement et de son propre movement il renonce a la |
court. Ne n’est pas a doubter que pour mes escripz peut estre | |
fait que les salez des roys feussent derelinquees, car tousjours | |
infini sera le nombre des folz qui jugeront que la vie bieneuree | |
puisse3 tant seulement devers les roys estre quise et trouvee. | |
35 | Et les autres diront ce : « Considere et soies bien adverti qu’en |
persuadent a eviter le service des roys ne soies contrariant aux | |
mandemenz divins », comme soit ainsi que Pierre, [f. 2v] | |
prince des appostres et chief de l’Eglise, nous amonneste et | |
dit : Soiez subjectz a toute humaine creature pour l’amour de | |
40 | Dieu, ou a vostre roy comme preexcellent, ou a voz ducz |
comme de Lui transmis. O ! si grant malefice soit trés | |
eslongné4 de moy qu’au saint appostre soie contredisant ou | |
que presume a dire qu’aux roys on ne doie obeir, comme ainsi | |
soit que la Verité ayt dit et commandé en la saincte Euvangille | |
45 | qu’on rendist a Cesar ce qui est de Cesar et les choses de |
Dieu feussent rendues a Dieu et attendu aussi ce que aux | |
Rommains Paol, le docteur des Gens, escript en son epistre : | |
Trestoute ame est subjette aux puissances hautaines : or n’est | |
nulle puissance que de Dieu seulement. De mesme doncques | |
50 | crie : « Tout peuple, obeissiez aux princes ! » o « Toute gens, |
soiez a voz majeurs subjectz ! Mais touteffoiz remembrés | |
vous que Pierre vous commande que non pas pour richesses, | |
puissance [f. 3r] et honneurs, mais pour l’amour de Dieu vous | |
vous rendez subgietz ! » Mais ces choses icy ne sont | |
55 | contrarians a mes premiers escripz, si avec le prophete je diz : |
« Ne vous fiez aux princes ne es filz des hommes esquelz n’est | |
point salut. » Je passe touttefoiz plusieurs objections | |
ausquelles te constitue respondeur, si aucuns5 doresenavant | |
me6 vouloient impugner. Je vueil venir a la chose, mais si par | |
60 | avant aucun en ce me contraingnoit disputer, en petit de |
parolles donrroie solucion. | |
Il me7 premet prohemialement que la voix | |
paternelle, c’est a dire le conseil de son pere, l’a8 esmeu | |
Disputer de la misere de ceulz qui sont en court, qu’i nome | |
65 | curiaulz, laquelle voix son pere dit iceulz estre folz lesquelz |
servent aux princes sans y estre contrains. | |
Mon pere Silvius, qui fut né postume, son pere | |
trespassé, duquel porta le nom, mena la fleur de son | |
adolescence chez l’antique duc de Milan, le pere de cestui qui | |
70 | est aujourduy duc ; et lui, [f. 3v] finablement lassé des ennuis9 |
de la court, retourna en son hostel, et si prinst femme dont il | |
engendra filz, et jusques a ce jour a mené vie quiete, pacifique | |
et louable. Et quant vindrent a lui deus Senois, jouvenceaulx | |
moult nobles et gentilz, et enquissent de lui, assavoir mon | |
75 | pere10, s’il les adreceroit et conseilleroit d’aler servir au roy, |
ainsi leur respondit : « Comme Menippus, estant adolescent, | |
eust leu, es livres que Homere composa et Hesiode aussi, | |
divers faiz scelereux que avoient commis les dieux, lui | |
adolescent diz je, creoit qu’ilz feussent licitez et honnestes. | |
80 | Car qui ne jugeroit que ce que11 lesdits dieux font ne fust bon |
et honneste ? Et quant cestui parvint jusques a l’eage d’omme | |
et advertist que telles choses feussent par les loix prohibees, | |
incertain de courage, vint devers les philozophes [f. 4r] pour | |
instiguer et enquerir d’eulz laquelle c’est qui est vie trés | |
85 | bonne. Mais les philozophes ne lui satisfirent point, pour ce |
que entr’eulz discordans estoient, car les uns soustenoient que | |
volupté donnoit vie bien euree, et les autres disoient vacuité12 | |
de douleurs, et les autres vertus, et les autres vouloient que les | |
biens des courages, des corps et de fortune, quant ilz sont | |
90 | joinctz ensemble, donnent felicité. Et lui donc moins certain |
que par avant n’estoit, affin que je use des parolles Therence, | |
il se delibera prendre conseil des mors, et adonc penetra vers | |
ceulz qui sont en bas et enquist de Thyresia, poete qui divin | |
fut et vaticinateur, c’est assavoir ou feust la vie bien eureuse. | |
95 | Auquel, aprés que longuement eust differé respondre, cellui |
divinateur lui murmura cachemment es oreilles, finablement | |
lui dist que vers les privéz hommes est trouvee [f. 4v] felicité | |
trés bonne. Aussi semblablement Cigés, roy des Lidiens, qui | |
devant tous les autres se reputoit le trés bien fortuné, prinst | |
100 | conseil d’Appolin lequel homme en son temps estoit bien |
fortuné ou plain de felicité. La responce duquel Appolin | |
desprisa les richesses des roys et leurs grans appareilz et si | |
certiffia que Aglaüs d’Archadie, ung cultiveur ou laboureur de | |
terres qui de son petit champ ne passa onc les metes, avoit | |
105 | felicité. Vous doncques, jouvenceaulx, si de moy enquerez |
comme trés bien vivrés, vous n’yrez point aux roys, car | |
comme il soit ainsi que de13 felicité n’aient aucune partie, par | |
quelconque maniere ne beatifieront ou seront bien eureux | |
ceulz qui a eulz s’ajoingnent. Certainement ceulz qui servent | |
110 | aux princes ilz ne se laissent quelconque liberté affin que |
acquerir puissent les choses desquelles, quant ilz ont joïssance | |
et en usent a leur desir, moult plus que par [f. 5r] avant | |
demeurent miserables. Les vertus, o jouvenceaulx, sont | |
effectives de vie beatifique, lesquelles sont excluses des | |
115 | domicilles et des sales des princes : si aucunesfois, d’aventure |
ou d’erreur, y avoient eu entree, soudainement leur en | |
convient fuyr, toutes espouentees des meurs sinistres esquelles | |
meurs ou manieres de verité [...] dedans les grans palais. Et si | |
m’estoit donné le temps d’en dire asséz, je vous | |
120 | demonstreroie que tous homes sont folz, aians une autre vie |
ou vivre honnestement puissent et converser, lesquelz se | |
precipitent dedans les cours des princes. Mais je n’ay point | |
loisir. Pour ce vous amonneste seulement que vous laissez | |
labourer cestui champ aux jongleurs ou adulateurs et aux | |
125 | autres hommes qui les choses noires scevent tourner en |
blanches, car envers les princes n’ont aucun lieu les hommes | |
qui sont bons ne de leurs labeurs aucuns emolumens [f. 5v] et, | |
affin que je resume les parolles de Juvenal, aujourdui est la | |
chose meindre qu’elle n’estoit hier, et celle mesmes quelque | |
130 | petit diminuera demain. Ainsi Silvius leur dist ; et iceulz |
jouvenceaulx senois, de leur conseil non sain et furieux | |
revoquéz, en14 contemplacion d’estude delibererent vivre, en | |
leurs hostelz, a l’utilité d’eulz. Mais la voix paternelle, c’est le | |
conseil mon pere, a eu son effect meindre en son filz que es | |
135 | estranges, car cellui mon pere ne m’a peu rappeller des |
services de court, jassoit ce touteffois que moult et souvent me | |
ait amonnesté que ne me alasse perdre aprés les forceneries ou | |
frivolitéz des princes. Mais en aprés j’ay experimenté ce que | |
premierement n’avoye voulu croire et creancé veritable la | |
140 | sentence mon pere, laquelle sentence ay vouloir de declairer |
en ceste presente epistre et de remectre toutes ces choses a ton | |
jugement autentique, car avec [f. 6r] les chiens curiaulx tu as | |
pluseurs ans abbaié. Je t’ay veu devers Albert Cesar en lieu | |
bien honnoré et, quant te congneu premierement, tu, comme | |
145 | son orateur, demandoies15 ou concile de Bale, de l’assemblee |
des peres la estans, la benediction pour lui, quant le diademe | |
receut du royaume de Hongrie, aprés la mort de son serourge | |
Sigismond Cesar ; et aprés le trespas de cellui Albert Cesar, tu | |
vins a son nepveu Albert le duc d’Autriche16 duquel es a | |
150 | present encore conseillier. Pourquoy ne suis pas non saichant |
que envers les ignorans des choses on puisse distraire et | |
diminuer ou adnichiler ma sentence. Car qui sera cellui qui | |
croire pourra l’infelecité des curiaulx et qu’ilz vivent | |
maleureusement, consideré que tu es bon homme et saige es | |
155 | reputé, aprés que une fois as esté deslié des liens de la court, |
tu n’y te soies derrechief envelopé ? Certainement je suis en la | |
cause [f. 6v] ou tu es, qui desja ay servi l’espace de quinze ans | |
a la servitude curiale, et maintenant ay suys les princes de | |
l’Eglise, et autreffois ay suys les princes seculiers, et ce non | |
160 | obstant que aucuneffoiz en suis eschappé franc, neantmoins |
tost aprés suis voluntairement retumbé es liens. Par quoy | |
quelcun porroit ymaginer que, affin que je tout seul ou avec | |
petit nombre puisse user et joÿr des voluptéz de court, que a | |
ceste occasion devant les autres ay je delaissé mes meurs qui | |
165 | sont en court, comme fist a Milan cellui qui a Bernardin |
predicateur accusoit les contraiz de usure, affin que tout seul il | |
usast des choses aux autres prohibees. Mais moult autrement | |
est, car je ne suis pas conversant en la court pour ce qu’elle | |
me plaise, mais affin que du crime de legiereté je ne soie | |
170 | accusé quant je n’ay sceu tenir la maniere de vivre que j’avoie |
commencee. Pareillement je juge que celle mesme chose te | |
retient en la court et saine[f. 7r]ment. Il nous advient ainsi | |
qu’il fait aux mariéz : car ilz sont trés beaucoup lesquelz, | |
vivant leur femme, comdannent mariage et qui convoitent la | |
175 | mort de leur espouse, desirant liberté ; et tousjours se |
remembrent du mandement saint Paol vers les Corinthiens : | |
Tu es solut et deslié de femme ? Ne chargie plus de femme ! | |
Mais aprés que ceulz cy ont acquis liberté, incontinent | |
prennent une autre espouse, si que17 a paine peuent actendre | |
180 | les exeques ou offices d’icelle qui est morte. Certainement il |
est ainsi des hommes enchainés, c’est assavoir que la vie selon | |
laquelle ilz vivent et en quelle ilz ont bien longuement vescu, | |
jassoit ce touteffoiz qu’ilz la congnoissent estre mauvaise, si | |
ne la scevent ilz ou ne la peuent muer. Et pour ce dit Orace a | |
185 | ceulz qui condannent leur vie et louent celle des autres : Je |
feray a present, dist il, ce que voulez. Tu qui estoies | |
maintenant chevalier, veulz tu estre mar[ f. 7v] chant ? Et tu | |
qui estoies nagueires conseiller, veulx estre laboureur ? | |
Departez vous de la, departez vous de la, dis je, les parties | |
190 | muees ! Sus doncques, sus ! Pourquoy differez vous ? Et ilz ne |
veulent. Pluseurs choses sont, le mien Jehan, qui nous | |
contraingnent perseverer en court, mais il n’y a quelconque | |
raison qui antecede ambicion, laquelle comme imitateur de | |
charité supporte toutes charges jasoit ce que trés griesves, | |
195 | affin que par les honneurs de ce siecle et les louenges |
populaires puisse estre sublimee. Mais si nous estions | |
humbles et studieusement nous applicquions plus a nostre ame | |
gaigner que a venir querir et encerchier ceste gloire mondaine, | |
sans doubte bien peu de gens se captiveroient18 eulz mesmes | |
200 | en ces ennuys. A ceulz doncques qui les roys suyvre19 veulent |
pour ce qu’ilz veoient es cours des prelatz et homes lettréz, | |
vueil donner en objection les parolles [f. 8r] de Nostre | |
Seigneur Jhesucrist : Sur la chaire Moÿses se asserront les | |
scribes et les pharisiens ; ce qu’ilz vous diront, faites ; mais | |
205 | ne faites pas selon les œuvres d’eulz. Ce n’est pas donc chose |
opportune que soions ymitateurs des nobles hommes et | |
maistres quant aux choses qu’ilz font, mais les devons suir en | |
ce qu’ilz devroient faire. Et par ainsi cellui qui se veult | |
encoupler aux services des roys se doit bien balencer et soy | |
210 | examiner si les labeurs qui y sont pourra bien tollerer, endurer |
foin et soif et contumelie u ses injures soustenir. Aprés | |
diligemment il doit considerer si, de la court, il pourra | |
parvenir a ce qu’en son couraige il desire en avoir. Quant est | |
de moy, je veoy envers les princes angoisses infinies et | |
215 | intollerables, et n’y treuvent les hommes nullement ce que ilz |
quierent. Par quoy est fait que je extime la sentence mon pere | |
estre trés veritable, [f. 8v] de laquelle en present entrerons plus | |
parfont. La voix donc paternelle doit estre repetee, car tous et | |
chascun d’eulz il afferme estre folz lesquelz servent aux | |
220 | princes sans qu’ilz en soient contrains. Ceste sentence est |
clere ; touteffois, par aventure, semble elle trop dure. | |
Il demonstre en aprés que tous les curiaulz | |
tumbent en l’une de ces trois manieres defolz. | |
Mais entend a present quant a nostre propos comment | |
225 | on le puet prover. Les hommes peuent estre diz folz en trois |
manieres. Ung homme est fol, quiconque soit cellui, qui quiert | |
et cerche ce qui trouvé ne puet estre. Aussi cellui est fol qui | |
cerche ce qui nuist aprés qu’il est trouvé. Item cellui est fol | |
qui tend a une fin deliberee en soy, posé que a telle fin y ait | |
230 | divers chemins, quant il eslist le pire et le plus perilleux, |
comme se ung pelerin vouloit aler a Romme, auquel se | |
demonstrassent [f. 9r] deux voies toutes patentes, l’une bien | |
briefve et seure, et que l’autre feust longue et plaine de | |
larrons, et neantmoins il choisist la derreniere et veult et tend | |
235 | par elle aler a Romme. Tous curiaulz doncques tombent en la |
premiere folie ou en la seconde ou en la tierce : ce doncques | |
herchent ou ne peuent avenir, ou quierent ce qui est leur | |
detriment et a eulz dommagable aprés qu’ilz ont trouvé, ou ilz | |
elissent la sente qui est pire. Lesquelles choses adonc mieulz | |
240 | congnoistrons, si nous pourvoyons les desirs des curiaulx, et |
quelles sont les fins qu’i constituent a eulz. | |
Du tiers lieu, il determine qui sont les desirs des | |
gens de court et quelles fins ilz ordonnent a eulz, affin | |
que des chiens de court mieulz congnoissons la | |
245 | discordance et fairosité, en protestant que par ces |
presens escripz en riens il ne veult detretter a Frederic | |
Cesar ne aux autres bons princes. | |
[f. 9v] Tous ceulz qui a monceaulx seingnent et | |
environnent les costéz des princes me semblent querir | |
250 | honneurs et la renommee du siecle, ou puissances, ou |
richesses, ou voluptuosités et plaisances du corps. Et si ne | |
nyeray point que les aucuns ne extiment et jugent en eulx | |
mesmes gaigner leurs ames aux services des princes si que | |
merite ilz acquierent majeur d’autant que plus militent | |
255 | strenueusement et en plus grant dangier. Il nous reste donc a |
dire et a traicter de ces cinq manieres des hommes, lesquelz | |
qu’ilz soient distans de estre saiges si clerement | |
demonstrerons que ung chascun pourra facilement congnoistre | |
qu’ilz soient devoyéz et hors du droit chemin, sans | |
260 | entendement, furieulx et trés foulz. Mais touteffoiz, premier |
que je entame ceste œuvre, je vueil que tous soient de moy | |
suppliéz qu’ilz ne me jugent que quelcun des princes vueille | |
reprehender, prendre, ou diminuer, ou au[f. 10r] cunement | |
detrecter, desdaigneusement contempner nostre prince trés | |
265 | serain et divin Frederic Cesar, car en disputant des princes, |
jasoit ce que je les diray estre vicieulz et serfz de libidinositéz | |
et de folie, touteffois je ne pretens pas ne ne vueil que ce soit a | |
tous referé, ascript ou tribué. Car je ne ignore point que les | |
aucuns d’eulz ne honnorent et ayment vertuz et sainteté de | |
270 | vie, qui leurs principaultéz par aucun don divin surmontent, |
ainsi que envers les payens sont trouvéz aucuns bons princes, | |
c’est assavoir Auguste Cesar, Vaspacien, Titus, Trajan et | |
Anthoine le Piteulz, et envers les christiens Constantin, | |
Archadius, Honorius, Theodosius, Charles le Grant et Henry | |
275 | le Saint, lequel Babembergue honnore, esquelz, si tu cerches |
pitié ou mansuetude ou amour de paix ou zele de justice ou | |
affection de religion, en nulle chose ne trouveras pas moindre | |
nostre prince Frederic. Et tant seulement est ceste chose de [f. | |
10v] mes escripz absente que par eulz voulsisse contre lui | |
280 | detrecter, mais ay deliberé decorer ses louenges en tant que je |
pourray, tant en metres que en oroisons solues. Ne sa court a | |
present ne me detiendroit point, si non que sa bonté a elle | |
m’atirast. Mais je, qui pretens demonstrer combien grande est | |
l’infelicité des curiaulx, ne m’est opportune de dire et | |
285 | racompter ce que il et les autres, qui sont ayméz de Jupiter le |
juste, ont a coustume faire, mais les choses que font | |
conmunement les princes. Et se je disoie que trestous les | |
maulx qui plus bas seront recenséz feussent en la court de | |
nostre prince trouvéz, j’auroie manifestement menti ; et non | |
290 | moins mentiroie, se je affermoie que de rien telz grans maulx |
on ne trouvast en elle ; et je ne remordray quelconques, car la | |
vie des hommes est telle que partout est trouvé plus de mal | |
que de bien. | |
Ceulz sont en erreur et se forvoient lesquelz servent | |
295 | aux princes pour acquerir honneur, [f. 11r] car en trés |
petit nombre sont des princes subliméz et ceulz | |
certainement qui sont donnéz a vices. | |
Nostre entention est, en disputant, monstrer que ceulz | |
sont folz qui adherent aux princes. Venons doncques | |
300 | maintenant a ceulz lesquelz servent aux princes comme |
appetans honneur, contre lesquelz avecques Juvenal il nous | |
plaist a crier : O medicins, frapez ceulz cy ou milieu de la | |
voyne ! Car ilz sont esgaréz qui servent aux princes pour | |
acquerir honneur, desquelz a purger les pensees de mes | |
305 | escripz ne seroit pas besoing, mais mieulx de l’elebore. Car |
qui est cellui qui dire vouldra que es sales des princes on | |
puisse honneur trouver ? Sont les20 honneurs donnéz non pas | |
segon les meurs et selon les vertuz, mais d’autant que ung | |
chascun est plus riche ou puissant, il est plus honnoré ; car | |
310 | quel povre fut oncques, posé qu’il fut orné de vertus |
excellentes21, d’aucun roy sublimé ? J’entens ton objection. Ilz | |
ont esté aucuns, ce dis tu, [f. 11v] ainsi avanciéz sainement : | |
ce sont ceulx lesquelz ilz ont trouvéz conformez a leurs | |
meurs. Et a quelz meurs ? A luxure, avarice, a gloutonnie et a | |
315 | crudelité. Il est ainsi seurement. Cellui plaist a roy avaricieulx |
lequel de toutes pars peccune lui aporte. Et au luxurieux cellui | |
est agreable qui lui scet acoincter vierges et mariees. Et | |
l’ivroingne ayme chier cil qui boit comme lui. Et qui | |
habondamment espant le sang humain est au cruel plaisant. Il | |
320 | n’est homme accepté ou de petit estat qui22 n’est eslevé sinon |
que par aucun grant malefice le prince consilie et l’atire | |
envers soy. Cestui n’est pas vray honneur n’estable ne ferme | |
qui ne procede pas de la bonne racine. Gloire vraie, comme | |
dit Cicero, est illeustre et trés clere fame, ou renommee de | |
325 | merites espandue et semee de pluseurs et grans, ou par leurs |
cytoiens ou parmy leurs païs ou en tout genre d’ommes, a | |
laquelle les princes ne perviennent point ne ceulz [f. 12r] qui a | |
eulz servent, comme ainsi soit que presque tous soient a vices | |
donnéz ne ne facent quelconque œuvre bonne, sinon a | |
330 | l’aventure. Mais, en passant par la cité, a toy s’enclinent les |
hommes et descouvrent leurs testes et te donneront lieu et te | |
diront saluz et baiseront tes mains. Mais tost aprés que tu seras | |
passé, derriere toy ilz te tendront leurs doiz et te auront en | |
derrision disans : « Cestui est qui seduit nostre prince, qui lui | |
335 | persuade et conseille la guerre, et est cellui qui acroist les |
truages et qui nous accumule et amasse les charges | |
importables, qui pour tourner le poulce met a occision ceulz | |
qu’i lui plaist de nous tous. Les dieux et les deesses le veulent | |
destruire affin que ne soions plus longuement dessoubz sa | |
340 | tyrannise ! » Veez cy l’onneur d’entre vous, curiaulz, lequel |
honneur, s’il te vient a plaisir et en lui te dilittes, je ne | |
doubteray riens de t’affermer ung fol ou ung furieulz et | |
homme forcené [f. 12v] qui metz tes plaisances et | |
delectacions en une chose faulce et du tout deceptive. Mais | |
345 | com grant chose et combien de louenge doit on attribuer aux |
voix des gouliars qui a l’occasion et grace des mangiers23 te | |
exsaulsent et te louent, tu mesmes l’as congneu ! Je passe et | |
ne vueil ja dire les louenges des gesticuleurs, bateleurs et | |
jengleurs et de tout le vulgaire, lesquelles le prudent repute a | |
350 | ung neant, car il n’est nulle vraie louenge sinon qu’elle |
procede de ceulz qui sont louéz. Or y adjouste que ceulz qui | |
sont ou ensuivent la court ont leur regart non a ceulz qu’i | |
precedent et ausquelz ilz president, mais seulement a ceulz | |
desquelz sont surmontéz et tousjours s’esvertuent a monter au | |
355 | plus hault ou a anteceder et preceder tous les24 autres ; adonc |
aussi commancent former envye auz25 roys, car l’appetit de | |
gloire humaine ne peut estre rempli, mais est insaciable. | |
Auquel, aprés que tu lui auras donné, tousjours [f. 13r] auras | |
en la bouche ceste parolle de Ciceron : Quelconque chose | |
360 | qu’il ait, jasoit ce que soit ample, certainement c’est peu26 ; et |
quant il est quelque chose, elle est plus ample. Et aprés est la | |
sentence des philozophes et mesmement d’Aristote qu’on ne | |
doit point en honneurs mectre fin, car c’est chose incertaine | |
laquelle est situee en la puissance d’autruy ; et qui sert a | |
365 | honneur et a la renommee de ce siecle, il est neccessité que |
par contraincte il face pluseurs choses et est aucuneffois | |
contraint servir aux hommes plus qu’il n’est pas a Dieu. | |
Comme il soit doncques ainsi qu’ilz soient deux honneurs – | |
l’un est des hommes bons et l’autre de la multitude –, qui | |
370 | charche le premier vers les roys, il est fol, car vray honneur ne |
puet estre trouvé ou les vertus ne regnent ; mais cellui qui | |
quiert l’autre est encore plus fol, car il charche une chose [f. | |
13v] instable et incertaine. Et sainement ceulz cy sont affligiéz | |
de tourmens pardurables quant ilz veoient que pluseurs sont a | |
375 | eulx preferéz, et souvent tresindignez. Et cil qui est |
ambicieulx d’onneur n’est en lieu de la mer tant tourmenté | |
que es cours. | |
Il declaire que pour avoir ou acquerir puissance on | |
ne se doit point joingdre ne adherer aux princes, car | |
380 | toute puissance est subjette a grant en vie. |
Puis que jusques icy soyt asséz dit de honneur, passons | |
maintenant a puissance. Il semble a aucuns qu’il est beau | |
d’estre puissant envers le prince et d’estre appellé le tuteur du | |
roy, aux autres commander, commander les guerres et les | |
385 | batailles et paix composer, pouoir nuyre a pluseurs ou pouoir |
proufiter ; mais pluseurs sont deceupz quant ilz se confient | |
pouoir moult vers les roys. Seyanus fut tant puissant vers | |
Neron Claudium que, l’empereur seant contre [f. 14r] Capree | |
avecques le peuple caldeÿque, cellui Sejanus seul avoit | |
390 | l’administracion de l’empire et lui faisoit on veneracion et |
honneur comme au second chief de tout le circuit du monde. | |
Et certainement, si premiere que lui l’ancienneté de Cesar eust | |
esté opprimee, le peuple l’eust appellé nostre Auguste. Mais | |
chez les princes n’y a nulle diuturnité ne longueur de | |
395 | puissance et n’est estat ou monde plus debile, nul plus |
enferme, caduque et incertain qu’est l’estat de cellui qui | |
envers le prince semble estre plus puissant. Il y a moins | |
esguillons et pluseurs pointes et pluseurs haines et simulacions | |
furieuses. Toute puissance est a trés grant envye subjette : | |
400 | suspicions y surviennent et eschauguetes y sont apparaillees et |
de toutes pars bruient accusateurs ; et ainsi que d’un petit festu | |
l’ueil est trestout troublé, ainsi pareillement [f. 14v] chiet la | |
grace des princes par une offenselecte, voire encore trés petite, | |
et est aucune foiz sans nul crime perdue. Et tant a de | |
405 | puissance en la maison des princes la langue frauduleuse, de |
dolosité plaine. Et envers l’empereur Adrian les voix des | |
reporteurs eurent si grant valeur et si grande puissance que ses | |
amis, qu’il avoit eslevéz a souverain honneur, il les rejecta et | |
mist derriere l’uys. Mais je retourne a cellui Ceyan. Veulz tu | |
410 | estre salué27 comme fut Seyan et si puissant qu’il fut ? Pour |
une seule epistre du prince, cestui fut empoigné et avec ung | |
croc mené par toute la cité au spectacle commun, et sur le bort | |
ou rivage du Tybre, il ot le col trenchié ; et toutes les statues | |
qui en l’onneur de lui avoient esté drecees furent jectees | |
415 | dehors du Capitole. Liz par les Sainctes Lettres combien Saül [...] |
et combien Salomon, de ceulz qui envers eulz estoient | |
moult puissans, ont commandé occire. [f. 15r] Abrimelec jecta | |
hors du royaulme Ysaac, pource qu’il vit que envers soy estoit | |
puissant ; et par aventure l’eust commandé tuer, sinon que | |
420 | avec Ysaac estoit le doy de Dieu. Et Alexandre Macedo occist |
de sa main propre le filz de sa nourrice, nommé Cryto, pource | |
qu’il osa comparer les louenges [...] de Phelippe son pere. Et, | |
de nostre temps, on trouve moult d’exemples lesquelz je refuy | |
et non point sans grant cause, affin que contre aucun on ne me | |
425 | note point que lui vueil detrecter ne procurer quelque |
detraction. Mais de nul ne m’est faicte prohibicion que ne | |
puisse parler du grant seneschal du royaume de Poulle, pource | |
que reprehencion faite contre les mors est seure et sans | |
dangier. Cestui grant seneschal avoit le premier lieu envers la | |
430 | royne Jehanne, cuidant que son pouoir fust plus stable et plus |
ferme pour ses concubinages, esquelz soy mesmes avoit | |
tresmué. Mais la [f. 15v] royne, par amour convertie a ung | |
autre, lui envoia de nuit murtriers qui l’occirent ; auquel mort | |
substitua autres concubinaires. Trés clerseméz sont ceulz et en | |
435 | moult petit nombre qui sont envers le roy perpetuellement |
puissans. Et souvent il avient que cil qui plaisoit hier ne plaist | |
pas aujourduy ; et es maisons des princes n’y a majeur estude | |
que les uns precipiter les autres du degré ou ilz sont et les | |
jetter en bas, et de soy eslever et drecer au plus hault. Chascun | |
440 | est anelant et appetant potesté en court : entre les curiaulx n’y |
a nulle seure foy ne n’est trouvé le frere asseuré de son frere, | |
et si n’est point le filz favorable a son pere ne le pere a son | |
filz. Chascun y est pour soy et chascun tire a lui et estudie a | |
son prouffit singulier. Tous beent et veulent estre preferéz, | |
445 | tous veulent commander. Et s’aucun est puissant, il a mille |
yeulx et non [f. 16r] pas moins de langues dont est environné | |
lesquelz a sa ruyne et a la desgarder ne cessent aspirer : l’un le | |
foule deça et l’autre par dela. Pluseurs doncques doit craindre | |
qui pluseurs choses peut, et tous l’oppugnent28 et assaillent | |
450 | cellui lequel est extimé plus gracieux au prince et lequel il |
repputent estre mieulx en sa grace. Et les tours qui sont jouxte | |
le fleuve situees, qui les cours de l’eau continuel reçoivent, | |
finablement trebuchent. Mais que pourras tu faire, qui du | |
vouloir d’un homme tant seulement despens, en l’amour | |
455 | duquel es tenu ung pou estaché, non par fer ne par plomb, |
mais par petit de cyre, laquelle cire son amour reffroidié29 | |
excutera et fera choir par grains, ou la ferveur et la chaleur de | |
son yre tantost l’aura fondue en fluxible liqueur ? A tous les | |
mortelz ne rit pas tant Fortune ne n’est favorisable autant | |
460 | qu’elle est au chancellier de [f. 16v] nostre Cesar, Caspar Slik, |
lequel, ou la clemence de destruire digne de admiracion, ou sa | |
trés singuliere prestance et vertu, qui est entres petit de | |
hommes trouvee, envers trois Cesars entre les plus premiers | |
l’a rendu moult puissant. Mais a peine veismes oncques les | |
465 | autres en la court du successeur estre telz quelz ilz furent |
envers l’antecesseur ; mais nous veoions pluseurs de leurs | |
degréz estre precipitéz, si que, de combien qu’ilz estoient par | |
avant jugéz plus honnorables et estre plus puissans, d’autant | |
consequenment ilz soient plus debilez et plus deshonnoréz et | |
470 | soient aussi a joie et a tous leurs ennemis et a leurs |
malveillans, mais a leurs amis et prouchains et a eulz mesmes | |
aussi a moleste et douleur et a grant deshonneur. Veez cy | |
donc la fin trés divulguee de ceulx qui vers les princes vous | |
mendient honneur ou cerchent puissance, lesquelz, ainsi | |
475 | comprins en erreur manifeste, je juge que de moy [f. 17r] ne |
seront pas nyéz qu’ilz ne soient trés folz. | |
Ceulz sont furieulx qui servent aux princes pour | |
amasser. | |
Procedons a present des richesses desquelles n’est pas | |
480 | doubte qu’elles n’aient atrait pluseurs des mortelz aux chartres |
curiales, lesquelz disent avec Orace qu’ilz portent grant labeur | |
affin qu’en leur vieillesse ilz entrent en repoz. Mais les autres | |
recitent les motz de Juvenal : Car je ficheray quelque chose | |
pour asseurer ma vieillesse de maison et de baton. Contre | |
485 | lesquelz je pourroie alleguer les parolles de Nostre Sauveur |
lequel a dit qu’il est tant difficile que le riche entre ou | |
royaulme des cielz comme il est q’un chamel puist par le | |
pertuiz d’une esguille passer. Pour laquelle chose, c’est folie | |
de chercher les richesses30 et perdre l’esperance du celeste | |
490 | païs. Ne ne m’alegue aucun la crainte de famine : Jhesucrist |
n’avoit quelconque chose dont peust nourrir ses pouvres. Les | |
[f. 17v] appostres laissans leurs naucelles et leurs rethz, | |
comme dit saint Jeroisme, [...] sont preferéz aux richesses | |
Cressus. Mais par avanture ces choses sont amenees trés | |
495 | religieusement ne ne sont telles choses qui vulgarement |
puissent estre prouvees. Traictions donc par une autre doctrine | |
qui soit exuberant et confessions avecques Juvenal et avec | |
Aristote que a la vie bien eureuse soit besoing de richesses, | |
car non facilement apparoissent ceulz desquelz la chose | |
500 | estroicte, c’est a dire de petite valeur, qui est en leur hostel |
obstacle aux vertus ou donne empeschement. Ilz sont aucuns | |
qui cuident qu’ilz pourront richesses cumuler aux services des | |
princes, mais ceulz cy vendent leurs libertéz pour achapter | |
richesses, et touteffois ilz n’en amassent point. Car si le prince | |
505 | t’a conferé aucuns beneffices ou donné aucuns fiefz ou s’il t’a |
eslargi aucunes autres choses, d’autant que sont plus grans [f. | |
18r] les dons qu’il t’a donné devant, plus longuement es tenu | |
le servir. Laquelle chose si tu ne scez d’ailleurs, aprens la de | |
Gregoire : Car ainsi, comme il dit, quant les dons sont acreuz, | |
510 | les raisons aussi bien les choses donnees croissent.Pour |
laquelle chose si veulz istre31 de court quant tu t’ez enrichy, | |
tantost as tout perdu : quelque chose est trouvee, et est | |
substitué aucun accusateur, et comme moult coulpable tu seras | |
convaincu, voire diz je, du crime que tu n’as pas commis. Les | |
515 | biens te sont ostéz et, affin que jamais ne t’en puisses32 |
complaindre, on te ostera la vie. Mais si tu perseveres a resider | |
en court, il convient que tu soies tousjours apparaillé a tous | |
commandemens que le roy te fera : passer par les larrons, a | |
entrer en bataille ou a nager en mer et t’arrester es lieux ou est | |
520 | la pestilance ; et a mille perilz fault exposer ta vie ; executer te |
fault le [f. 18v] juste mandement et l’injuste aussi bien et | |
plourer aussi comme le roy, lower ce qu’i laura et vituperer ce | |
qu’il vituperera. Et par ainsi ne te demourra liberté ne en | |
parolles ne en faiz. Qu’est il doncques chose plus fole que | |
525 | amasser les richesses par si divers tourmens, veu que ce n’est |
q’une frenesie manifeste, comme dit Juvenal, mener vie | |
souffraicteuse affin qu’on meure riche ? N’est ce pas en oultre | |
male chose ordonnee pour ce que deux ou trois ont assemblé | |
[...] vauldroit mieulz ne considerer ou regarder pluseurs et | |
530 | quasi infiniz qui en servant aux roys ont esté reduitz a povreté |
extreme ? Et dit le curial, comme recite Perse : tantost on me | |
donrra tost et incontinent, jusques a ce que lui, deceu et33 mis | |
hors d’esperance, souspire en vain en parfonde misere qu’on | |
lui face aucun don. Souvent sont donnees aux riches les | |
535 | richesses, ainsi comme les eaues sont portees en la mer : |
jamais le povre, jasoit ce que long temps et utilement ait [f. | |
19r] servy, ne remportera loier si grant comme fera le riche | |
d’un petit service. Car en la court des princes ne sont pas les | |
services ponderéz, mais ce sont les personnez ; car aux petites, | |
540 | choses petites, et aux grans affierent les grans dons. Et si n’ont |
pas les roys a coustume donner qu’ilz ne puissent oster, quant | |
leur plaisir sera. Et par ainsi la chose a toy donnee ne puis | |
aliener, si tu le vouloies34 faire, ne en autre royaume ne la | |
pues transporter sans le vouloir du roy ne35 aucunement en36 | |
545 | disposer. Telles richesses ne sont doncques pas tiennes, |
desquelles ne pourroies a ton plaisir user ; encore, qui pis est, | |
n’auras pas faculté d’en faire testament, car si tu n’as enfans, | |
le seul prince sera ton heritier ; et si tu as enfans et ne servent | |
au37 prince, ilz ne parviendront ja a ta succession. Je me tais | |
550 | quant aux riches qui38 ont esté occis par le commandement de |
ceulz qui les avoient enrichis. Certainement les princes ont a | |
coustume [f. 19v] a aucuns eslargir pluseurs choses en la | |
façon que paisçons les pourceaulx, c’est que nous les | |
devourions quant seront engrecéz. Ainsi que de Seneque et de | |
555 | Longis lisons, lesquelz afferme Juvenal par les vers qui |
s’ensuivent que par leurs richesses ilz ont esté tuéz : | |
Temporibus diris igitur iussuque Neronis Longinum et | |
magnos Senece39 prediuitis ortos clausit et egregias | |
Lateranorum obsidet edes tota cohors. Es temps de Neron | |
560 | remplis de cruaulté et par son commandement, toute la |
cohorte et effrenee compaignie extermina Longis et ferma les | |
grans possessions de Seneque trés riche et environna les | |
nobles maisons de ceulz de Latran, lesquelz certainement | |
perirent par richesses. Il est doncques sainctement escript et | |
565 | veritablement que cil qui ayme les richesses, d’elles il ne |
cueildra ja fruit. Tu y puez [f. 20r] adjouster qu’il n’est gueres | |
de roys qui leurs choses donnent, car pour donner aux ungs ilz | |
reçoivent des autres les choses qui ne sont point vrais dons ne | |
s’ilz ne sont justement possidéz. Et comme ainsi soit que a | |
570 | difficulté peut on trouver aucun royaume qui ne soit acquis ou |
continué par fraude, qu’est ce que les princes peuent justement | |
donner ? D’ou viennent les peccunes, d’ou viennent les | |
joieaulx qui sont envers les princes, si non de ravicement ou | |
de vendicion de justice ou despueilles d’eglises ? Lesquelles | |
575 | choses sont les loiers d’iniquitéz, lesquelz ne peuent au roy |
prouffiter ne estre a ton utilité s’ilz te sont donnéz. Or laissons | |
doncques ceste cupidité de richesses, car ung avaricieulx ne | |
peut estre rempli de peccune ; et comme dit Jheroime, et | |
Seneque l’avoit premier dit : Au tant deffault a l’avaricieulx | |
580 | ce qu’il [f. 20v] a comme ce qu’il n’a pas. Nous savons bien, |
et l’Escripture le nous dit, que ou temps de ulcion, c’est a dire | |
de vengence, les richesses ne proufitteront point ; car le riche, | |
quant il mourra, n’enportera pas toutes ne aucunes des choses | |
siennes, et la gloire de sa maison ne descendra pas avecques | |
585 | lui. Vivons doncques, je vous em prie, comme si riens |
n’avions et ainsi que comme possedans toutes choses. Le vivre | |
et la vesture, affin que je use derechief des parolles Jheroime, | |
sont les richesses des crestiens : lesquelles choses Nostre | |
Seigneur donner nous puet sans le ministere des princes et | |
590 | sans servir a eulx. Certainement envers les roys, ou nous ne |
trouvons point richesses, ou nous les trouvons celles que | |
moult mieulx nous vauldroit ne les avoir trouvees. Si nous | |
souffise avoir gousté ces choses des richesses, desquelles | |
choses, se je ne suis [f. 21r] deceuz, a esté demonstré que | |
595 | ceulz labeurent follement et applicquent leur œuvre a folie qui |
servent aux princes pour acquerir richesses. | |
Ci aprés est prové que ceulz sont souverainement | |
folz qui embracent les services des princes pour user de | |
leurs voluptéz et plaisances de corps. | |
600 | Le temps a present nous admonneste que determinons |
des voluptéz esquelles pluseurs mortelz ont mis beatitude, et | |
entre les premiers Epicurus, en autre matiere homme grant, | |
lequel les philozophes de nostre temps reprennent plus en | |
parolles qu’en leurs faiz. Mais aussi, je vous prie, le | |
605 | quantiesme est cellui des theologiens qui ne serve aux |
voluptéz ? Pour laquelle chose, si d’avanture vous entrouvez | |
quelcun40 qui reffuse en ses yeulx la grant beaulté des choses, | |
et qui par nulle odeur ne aucun touchement ou saveur ne soit | |
pris, et qui de ses oreilles seceue et rejette toute suavité, [f. | |
610 | 21v] les hommes cuideront, et par aventure le plus petit |
nombre, qu’il ait les dieux propices, et pluseurs jugeront | |
qu’ilz soient yréz a lui en l’oroison faicte pour Marc Marcel, | |
nous trouvons Cyceron qui dit en ses parolles touchans tous | |
les cinq cens par lesquelz peuent estre voluptéz receues. Et | |
615 | comme ilz soient deux voies esquelles est continuee la vie |
humaine – l’une est des vertus, l’autre est des voluptéz – la | |
premiere est deserte et non cultivee et environnee d’espines et | |
de buissons, l’autre est tousjours hantee et baptue de la | |
frequence des hommes ; ne il n’est aucun qui ne suive la | |
620 | volupté des hommes. Et sont en moult grant nombre lesquelz |
pour servir et user de leurs voluptéz embracent les services | |
des princes, laquelle chose, qu’elle soit tresfole, est moult utile | |
a demonstrer. | |
Comme la veue des gens de court remporte de la | |
625 | court plus d’amaritude que de doulceur. [f. 22r] |
Disons doncques premierement de volupté, qui | |
premierement est par les yeulx discernee et conneue. Les | |
aucuns se delittent quant ilz regardent chevaucheurs | |
resplendans, et quant ilz veoient exercer les batailles, courir | |
630 | les compaignies de chevaliers, et en veoiant les femmes de |
formosité plaines, bien cointes et parees, et quant ilz regardent | |
les multitudes des hommes richement adournés, les jeulx | |
plaisans et les esbatemens, quant ilz veoient beaulz chevaulz, | |
draps de soye et paintures, les ungs draps de fin pourpre, les | |
635 | autres batuz d’or, merveilleux vestemens, et les nobles citéz, |
villes, et grans maisons exquises et haulx palais, temples | |
construiz de marbres, les sepultures et simulacres, belles | |
voultes, préz verdoians, les bois foilluz, fontaines, fleuves, | |
sauvasines, l’air serain, montaignes delictables, les valees | |
640 | joyeuses et amables, les trouppeaulx de41 [f. 22v] grosses |
bestes et les chiens, et telles manieres de choses ilz | |
contemplent. Mais toutes ces choses sont plus a iceulz | |
hommes qui vivent en privé que a ceulz qui sont a la court | |
obligiés ; car cil qui est au service du roy mancipé sera present | |
645 | aux guerres et batailles, non pas comme regardeur, mais |
comme militant, et si fauldra qu’il coure puis de ça, puis de la, | |
puis invader et ferir son ennemy et moult plus pensera se | |
deffendre que a delicter ses yeulz. Et si ne verra les femmes, si | |
non quant au roy plaira ; et adoncques regardera celles qui aux | |
650 | autres sont agreables et a lui trés molestes et tristes. Et les |
homes ornéz de vestemens precieulz plus lui donneront de | |
matiere d’envie qu’ilz ne feront de voluptéz ne de plaisir | |
mondain ; et si n’aura pas prins grant delectacion d’avoir veu | |
les chevaulx des autres meilleurs et plus poliz que ne sont pas | |
655 | les siens. Tu seras moult tard es [f. 23r] gieux et esbatemens, |
car tousjours au costé du roy te fault faire assistence. | |
Certainement les marchans et hommes privéz peuent plus | |
facilement regarder les palais et les temples et painctures que | |
ne font ceulz de court ; et veu que trestard yssent les roys hors | |
660 | les limites et metes de leurs royaulmes, seulement pourras |
veoir les citéz d’un royaulme et ne te sera point donné coppie | |
ne faculté de visiter ou avoir le regard de ce qui sera beau | |
envers les autres. Et sainement tu verras trestard les choses qui | |
aux champs sont a veoir delictables, qui es chambres seras | |
665 | recluz et enfermé ainsi comme captif ou comme prisonnier ; et |
jamais n’ytras hors si non quant le roy vouldra aler vener ou | |
autrement recreer son courage, qui adonc aviendra quant a trés | |
grant desir dedans l’ostel vouldroies demourer, c’est quant les | |
champs seront couvers de neiges ou quant le monde [f. 23v] | |
670 | ardra de la ferveur et chaleur du souleil. Mais, le plus souvent, |
la partie majeur des curiaulz pourrit dessoubz le tect, toute en | |
ordie et couverte de pouldre ; et si ne t’est donnee delectacion | |
aucune es sautemens ou es dances des femmes, car tu y veois | |
quelcune qui non pas a toy, mais s’en va a ung autre, laquelle | |
675 | non seulement te desprise, mais aussi te het. Et ne passe aucun |
jour pendant lequel tu veoies mille choses qui troublent ton | |
courage, ton ame et ta pensee. Et as tousjours tes ennemis | |
presens devant tes yeulx et es trés souvent contrainct a baisier | |
celle main laquelle tu vouldroies veoir de son corps tronquee, | |
680 | tranchee et separee. Et facilement ton œil reportera de la court |
plus d’amertume que de doulceur aucune. | |
Comme les curiaulz n’ont pas en l’ouÿe delectacion. | |
Mais en l’ouÿe, ce diras tu, prennent les curiaulx | |
delectacion grande, [f. 24r] quant de tout le circuit du monde | |
685 | oyent les novitéz, les hommes tressaiges parler, les gestes des |
grans hommes racompter et en oyant aussi des musiciens les | |
chans melodieux. Et je croy que ces choses deçoivent maintes | |
gens. Reste doncques a donner medicine a ceste partie cy affin | |
que aucun ne se astraingne ou envelope en la court, esperant | |
690 | avoir delectacion en ses oreilles, et que pour volupté ne |
reçoive moleste ; car si tu me argues et diz des novitéz, je le | |
confute de cil mesmes negoce, veu que la sont oÿes | |
desplaisances pluseurs que choses agreables, comme ainsi soit | |
que plus souvent on y racompte aucunes citéz prisez, vaillans | |
695 | hommes occis, grandes pilleries y avoir esté faites, despeulles |
prises et rapines commises, que les mauvais sont victorieux et | |
les bons sont vaincuz. Et sainement tu congnoistras en court | |
que les hommes lettréz, qui des meurs [f. 24v] y disputent et | |
des secretz de Nature, et ceulz aussi qui les ystoires | |
700 | racomptent presens les princes, ne le font si non pour |
adulacions. Et si quelquefois aucuns orateurs ou philozophes | |
disers et plains de facunde entrent es cours et que devant les | |
princes ilz facent oroisons ou proposicions, les oïr la, ou ilz | |
parlent en paour, n’est pas chose si doulce comme elle est aux | |
705 | escolles, ou sont en liberté et ou ilz parlent selon la verité, non |
pas a complacence ou pour complaire a homme. Et a ceste | |
occasion est ce que a Athenes, quant la cité demouroit en | |
franchise, et a Romme, quant les consulz gouvernoient la | |
chose publicque, trés grandement florissoient les estudes. | |
710 | Mais en la court des princes chascune parole y est eue par |
adulacion, on n’y dit rien de bien ; et les mauvais y sont en | |
commendation et les bons vituperéz. Aucuns sont qui | |
mençongierement et en ordre perverti narrent les ystoires des | |
anciens ; et ne croit [f. 25r] on point aux clairs ystoriens, mais | |
715 | est adjoustee foy aux vaines confabulacions. Et croit on plus a |
Guidon de la Coulonne, qui a escript plus poetiquement que | |
ystoriquement la bataille de Troye, ou a Marsilian de Padoue, | |
qui met les translacions de l’empire qui oncques ne furent, ou | |
Vincent le Moyne qu’on ne fait a Lyvie, Justin et Saluste, a | |
720 | Quint Cursian, Plutarque ou Suetonius, acteurs trés excellens. |
Mais les harpeurs et chanteurs – jasoit ce qu’en la court en a | |
tousjours de bons, car ceste maniere d’ommes plaist plus aux | |
princes que de bons poetes ou de bons philozophes – tu les | |
orras, non pas a ton plaisir ne a ta voulenté, mais a celle du | |
725 | roy. Et quant vouldras dormir ou faire quelque autre œuvre, |
adonc principallement et continuellement seras inquieté et | |
ennuyé de leurs sons et de leurs chans. Et a tous chantres, | |
ainsi que dit Orace, est ce vice commun [f. 25v] que jamais | |
entre amis ne ameynent leur couraige a chanter ne n’y | |
730 | condescendent quant ilz sont depriéz, mais jamais ilz ne |
cessent quant on ne le veult pas. Et par ainsi, quant tu n’en | |
vouldras point, adonc tu les orras ; et quant tu les vouldras | |
comparer, ne les puez. Et touteffois a chascune kalende tu | |
seras contraint leur eslargir et donner quelque chose. A quoy | |
735 | diray je que tous les lieux sont plains de rixes et noises et que |
l’un maudit l’autre et se tencent ensemble et se disent | |
blaphemez contre Dieu et les sains ? Tous parlent en | |
confusion ; tant de clameurs y a que ton compaignon, qui est | |
auprés de toy, pourras a paine oÿr. Chascun compte ses | |
740 | malefices en derogant autruy. Les ungs loent leur païs et |
vituperent l’autre. En toutes pars y sonnent parolles | |
deshonnestes, immondes et trés ordes ; et es parolles n’y a [f. | |
26r] point d’actrempance, ne aucune vergoingne, ne nulle | |
reverence. Les gouliars y sont tousjours oÿs, ou detracteurs ou | |
745 | routeurs ; car ceulz cy seulement ont liberté de faire et dire |
tout quanque leur plaira. Et si aucun est la rempli de sapience, | |
mieulx vauldroit estre sourd que escouter telles choses. | |
Comment on ne se devroit vouloir servir aux | |
princes pour le plaisir ou delectacion qui est ou | |
750 | touchement. |
Or traictons a present du sens du touchement, ou quel | |
concupiscence domine, mesmement Venus et luxure, laquelle | |
aucuns qui les choses ignorent se confient que es cours elle | |
soit blande et souefve, errans en ce que les femmes ont a | |
755 | coustume ceulz aymer qui sont de vestemens ornéz, qui |
ventilent leurs cheveulx, qui aux tournois se treuvent, qui | |
chantent et scevent mener dances, qui sont tousjours trouvéz | |
[f. 26v] joyeulz et esbatans, ainsi qu’il semble que les curiaulx | |
sont. Mais il n’est pas ainsi que dame Venus soit leans | |
760 | agreable. Car si aucune femme est qui ayme ceulz cy, elle |
touteffois ne se commet pas a ceulz lesquelz congnoist estre | |
jongleurs, instables et venteurs et qui ayment pluseurs, si non | |
par aventure que quelqune y soit qui parvifie et vilipende sa | |
renommee ; et adoncques pluseurs acourent autour d’une et ne | |
765 | aymeras aucune sans avoir compaignon. De la viennent |
noises, contencions et haines, aucunes fors paroles et aprés | |
homicides. Et de petit de chose ne nourriras aucune qui a | |
pluseurs amans environ soy lui promectans grans choses. Puis | |
ung autre viendra plus bel, plus accepté, plus plaisant que tu | |
770 | n’es ; et nulle telle femme ne trouveras tant loyalle qui d’un |
seul homme se vueille contenter. Et souvent quant tu | |
demanderas t’amye, ou adonc trouveras ung autre avec elle, | |
ou qu’elle […] sera envers ung autre alee. Mais s’il avient [f. | |
27r] que tu en ayez une agreable et loialle pucelle, tu ne | |
775 | pourras, si non furtivement et comme par emblee, te trouver |
avec elle ; et ne pourras au roy et42 a Amour servir, pour ce | |
que l’un et l’autre est seigneur insolent et qui a soy veult et | |
requiert trestout l’omme. Tu y puez adjouster qu’en court non | |
seulement t’amye, mais ta femme espousee, a dificulté y | |
780 | pourras garder chaste : de toutes pars y a tant d’ommes qui les |
prient, tant de beaulx jouvenceaulx et tant de promecteurs, | |
tant de conseilleresses inhonnestes que la femme trés caste a | |
bien grant peine resister porra a tant d’assaulz et | |
oppugnacions. Mais si elle est trés preude femme, soit ton | |
785 | espouse ou soit ta concubine, il la fault amener touteffoiz, car |
les cours des princes se meuvent de jour en jour. Et adoncques | |
auras angoisse de courage et douleur de pensee, car avecques | |
t’amye tu ne puez demourer ne avec toy mener ; et l’instabilité | |
de la femme qui remaint, qui se mue de heure en heure, as | |
790 | tousjours [f. 27v] subsonnee. Adjoinctz y les yrrisions de |
moquemens et detractions de cil qui la maintient ; or y poise | |
bien doncques quans dangiers il y a et suspicions. Et si ces | |
choses icy sont aux hommes privéz griefves, certes elles sont | |
aux curiaulx importables ; ne n’a le touchement en | |
795 | quelconque autre lieu delectation moindre qu’il y a aux sales |
et aux palais des roys. | |
Comment ceulz sont en erreur qui aux princes | |
servent pour les allechemens de la gueule. | |
S’ensuivent les deux autres sens, c’est de odorer et de | |
800 | gouster, lesquelz sont conjoinctz en partie et en partie |
disjointz. Car quant nous mangeons les viandes redolentes et | |
bien odorentes et savoureuses, l’un et l’autre sens s’esjoïst ; | |
mais s’aucun ensuyt la fragrance43 et bonne odeur des | |
oignemens, il delectera l’odourement, non pas le goust, et | |
805 | quant ou palais sera la viande mastiquee, l’odourement adonc |
y perdra son office. Mais ceulz sont folz [f. 28r] ausquelz la | |
cause de vivre est en leur seul palaiz et ensuivent la vie des | |
bestes brutes et non pas des hommes, car ceulz aussi | |
l’appostre vitupere desquelz leur dieu est leur ventre, pour ce | |
810 | qu’ilz suivent une chose dampnee, jasoit ce que pluseurs pour |
ceste occasion veulent servir aux roys principalement affin | |
qu’ilz boivent et affin qu’ilz mengeussent. Et attendu que les | |
princes usent de trés bons vins et d’exquises viandes, ilz ont | |
esperance qu’ilz en auront leur part et se confient menger et | |
815 | boire avec les roys ; et ainsi que les mouches suivent les tables |
graces, ainsi pareillement ilz suivent les cuisines et conviz des | |
seigneurs, jasoit ce que les mouches soient mieulz repeues des | |
viandes regalles que ne sont pas ceulz cy. Or veons doncques | |
envers l’estat et haultesse royalle quelle volupté de boire et de | |
820 | mangier adviengne aux curiaulx, laquelle sainement est trés |
bonne quant ilz ont fain et soif et quant l’une [f. 28v] ne | |
l’autre n’est pas trop estandue. Mais touteffois en court | |
tresatart sont avant mydi les viandes distribuees, ouquel temps | |
les hommes seulement ne sont pas affaméz, mais ilz sont | |
825 | enragéz. Aux ungs la longue actente a soustrait l’appetit par la |
debilitacion de leurs esperiz ; les autres ont fermé l’orifice de | |
leur estomach par petit de pain et petit de formage qu’ilz ont | |
premier gousté. Pour laquelle chose il advient que les autres | |
devourent ce qui est devant eulz si que ilz soient rempliz trés | |
830 | gouliardement et les autres n’en peuent au moins prandre ung |
petit. Aucunesfois, dés la poincte du jour et devant la lumiere, | |
les viandes sont devant toy presentees ; et si tu n’en menguës, | |
tu juneras de la jusques a la nuyt ; et touteffois ton estomach | |
n’a point encor fait son office et ton appetit n’est encores point | |
835 | venu. Et si tu as disné aprés qu’il est midy, tantost une heure |
aprés on baille le sousper. Et jamaiz en temps deu n’est la [f. | |
29r] viande preste ne n’en seras servy. De la vient mort | |
soudaine et vieillesse intestee, replection et grans | |
vomicemens, douleur des boieaulx, la pierre et toutes | |
840 | manieres de maladies. Quel souper as tu quant on t’aporte |
ung vin qui ne seroit pas digne qu’on en lavast la laine ?, | |
comme dit Juvenal, lequel, quant l’auras beu, te sera trés | |
malsain, tout aigre et aquatit, vin corrompu, qui pent et file | |
quant on le verse tant est gras et espéz, aigre, trop froit ou | |
845 | tiede, de mauvaise couleur et de mauvaise saveur. Je me taiz |
d’aucuns princes qui donnent a leurs gens la servoise pour | |
boire laquelle, comme elle soit par tous les lieux amere, elle | |
est es cours touteffois trés amere et stomacative qu’en | |
l’estomach cause et fait passion. Et ne te fault pas croire que | |
850 | tu en soies servy en argent ou en verre : en ung44 lieu on craint |
larcin et en l’autre briseure. Tu bevras doncques en ung hanap | |
de bois, noir, antique et tout puant, ou fons duquel est l’ordure | |
colee et ou quel les seigneurs ont coustume [f. 29v] pisser. Et | |
toy tout seul n’auras pas ung hanap affin que, si tu veulz, tu y | |
855 | mesles de l’eaue ou tu la boives pure, mais bevras en com- |
mun ; et la ou tu mordras, ou a baingné une barbe poulleuse, | |
ou levres saliveuses, ou les dens trés inmondes. Et entre ces | |
choses, en ta presence, on donnera au roy ung trés bon vin | |
antique qui a si grant fragrance que toute la maison en est | |
860 | remplie d’odeur. Il bevra muscadel ou malvoisie ; de Gaules |
et Matrigal, de la riviere de Januense, il commendera qu’on lui | |
apporte vins, de Homgrie et de Grece, et jamais ne t’en sera | |
communiqué ung trés petit hanap, non obstant que soies | |
tourmenté de la passion cordiaque. Et s’il se advient que bon | |
865 | vin y ait devant toy, il n’aura point odeur joieuse, consideré |
que ton odorement aura reçu la fragrance du meilleur. | |
Aucunes fois vouldroies bien boire, mais tu ne oses jusques a | |
ce que les majeurs commencent. Et aussi les familles ne | |
mectent point vin sur table jusques a my repeue ; [f. 30r] et si | |
870 | devant tu le demandes, tu seras jugié importun, petulant et |
yvroingne et, non obstant telles ignomenieuses parolles, si ne | |
obtendras tu pas ce que tu demandes et si ne bevras pas a | |
l’appetit de ta soif, mais a celle des plus grans. Et depuis que | |
le vin sera sur table, il passera par pluseurs mains devant qu’a | |
875 | toy parveigne. [...] et bouteilliers y remectront du vin, jasoit ce |
que au parfond y ait fenge colee et adherente ou jasoit ce que | |
aucun y ait dedens routé ; car ainsi comme es temples une | |
eaue benoite est adjoustee sur l’autre, ainsi es cours des | |
princes les vaisseaulx vinagiers, ou les familles boivent, sont | |
880 | nectoiés une fois l’an, aprés qu’ilz sont vuidéz. Et non |
seulement au vin y a tant de tourment, mais en l’eaue aussi | |
bien, car, comme dit Juvenal, si l’estomach du seigneur est | |
eschauffé par vin ou par viande, on demande tantost l’eaue | |
trés froide, cuite des pruynes de Getulie, esquelles en esté la | |
885 | glace est conservee et par les [f. 30v] grans chaleurs en icelle |
sont les vins refroidiés, et si ne t’en sera donné aucune | |
portion, encore trés petite, et par plus grande soif tu seras | |
tourmenté, car en ce voiant tu n’en gouteras rien. | |
Quelles sont les nappes des curiaulx ? | |
890 | Pour quoy te parleray je des nappes noires, rompues |
et oingtes, lesquelles seulement ne te feront pas ennuy, mais | |
se tiennent aux mains et te suivent si d’elles quelquefois tu | |
te veulz essuier ? Pour laquelle chose pluseurs, tous | |
vergoingneux, dessechent et torchent leurs mains moistes de | |
895 | gras brouet a leurs vestemens propres. Et de la vient la |
gresse que tu veoys es poictrines des curiaulx, si que asséz | |
mieulx seroit menger es estables des porceaulx que es cours | |
des grans seigneurs, car les belles nappes de soye, de | |
blancheur resplandissans et doublees, servent aux princes | |
900 | seulement et sont de jour en jour muees, mais les tiennes |
demeurent autant a ung tronc de bois [f. 31r] clouees | |
comme elles peuent estre des tables discernees, c’est a dire | |
tant que l’en peut congnoistre la difference entre elles. | |
Quelle volupté et delectacion y a il es viandes des | |
905 | curiaulx ? |
Or entens maintenant des viandes et y prent volupté, | |
si tu peuz, et delectacion. Nulles bestes ne sont pour toy | |
tuees si non beufs, chievres, porcs et ours, et n’ont pas a | |
coustume les dispensateurs les achapter recentes ou pou | |
910 | machees, mais aprés ce qu’elles ont commencé puir, car de |
tant ilz emblent plus qu’ilz les acheptent a moindre pris. Tes | |
chars sont froides, cuitez deux foiz, immondes et mal | |
nectes, puantes et sans saveur, plaines de charbons et fumee, | |
sans sel et sans saulce et sans espices preparees ; les choux | |
915 | pourris, les ravez toutes seiches et moysies et tes potages |
demy cuitz, les chiches mesléz de poys, feves et lentilles, | |
aucunes fois de pouldres et cendres. Le formage vient tart a | |
toy et, s’il vient, il est [f. 31v] tout vif et rempli de vers, | |
percé en toutes pars par dehors, ort et aspre et plus dur que | |
920 | pierre. Le beurre tout puant et le lart rance donne poincte et |
affaictement a tes viandes. Les œufs sont poséz devant toy | |
quant ilz nourricent ja les poussins. Les poires et pommes | |
ou seiches ou aigres, lesquelles si ne les mengeoies, seroient | |
la viande aux pourceaulx. L’uylle duquel tes choux ou tes | |
925 | poissons sont cuitz est des lampes ou des lanternes prinse ; |
la puanteur de laquelle pourroit chasser les serpens ; et est a | |
croire que telle huylle puet estre que celle par laquelle nul | |
ne vouloit a Romme estre lavé avec Bocor. Je rends graces a | |
homme magnifique et monsieur, monseigneur Caspar Slik, | |
930 | chancellier, lequel m’a retiré de ceste sentine de |
immondices et m’a mené a sa table polide, jasoit ce que45, | |
s’il ne feust, j’eusse ja renoncié aux attediacions et ennuiz | |
de la court. Mais je poursuivray le chemin commencé. Les | |
tiens poissons saléz ce sont [f. 32r] luz et carpeaulx et | |
935 | harens. Et si le seigneur celebre le jour de sa nativité, tu |
pourras gouster des conques puantes pour l’odeur de la | |
fenge en laquelle ont esté, ou de quelque anguille cousine de | |
la coulevre, ou des poissons qui sont nourris es retrais des | |
hommes. Et si aucun autre plus noble poisson est mis | |
940 | devant toy, il sera de quatre jours et courrompu. Ton pain |
est noir et si dur que a peine a doubles46 dens peut il estre | |
froissié. Et non obstant que le noir et le blanc soit a ung | |
mesme pris bien souvent achepté, affin que ne le preignes | |
par assuefaction ou coustume, on te paistra tousjours du | |
945 | noir. Et veulent les seigneurs continuellement qu’entre soy |
et les serviteurs y ait disparité notee et difference, jasoit ce | |
que aucunesfois n’y ait delectacion quelconque ne nul | |
prouffit aussi. En aprés tu es tousjours servy d’une mesme | |
viande : si peuz savoir facilement que tu devras [f. 32v] | |
950 | mangier trestout le long de l’an, qui diminue beaucop la |
delectacion qui en varieté a a coustume estre. Et pourroit | |
aucun par aventure tollerer telles choses s’il ne veoit | |
continuellement que meilleures viandes sont devant soy | |
portees, comme il advient aux gens de court. Lesquelz quant | |
955 | ilz regardent le pain tout sourt, outant comme ilz devourent |
la splete ou l’orge ainsi que les chevaulx ou pains d’autre | |
façon qu’ilz appellent casiates, ilz veoient apporter ung | |
mulet au seigneur – mais quel mulet ! – ung mulet, diz je, | |
que Corsique a transmis ou les roches thauromenitanes. | |
960 | C’est affin que les gosiers forcenéz des princes puissent |
estre saouléz, noz fleuves ne noz mers ne leur suffisent mye, | |
quant les pescheurs encerchent o leurs reths trestous les plus | |
prouches ne si ne laissent aucun poisson croistre en la | |
voisine mer. Veez en icy ung autre qui apporte au seigneur | |
965 | ung poisson nommé [f. 33r] squille, de longue et large |
poictrine toute saincte de notes, de laquelle la queue non | |
seulement desprise la famille, mais les hostes aussi, | |
s’aucuns y a, et les convoyéz ou a disner invitéz. Cestui cy | |
amene une lamproie de Cecile laquelle il a prinse entre deux | |
970 | souverains perilz de mer – l’un est nommé Scilla, l’autre est |
dit Caribdes – quant le vent austral ne souffloit nullement. | |
Pourquoy y nombreroie pluseurs autres poissons comme | |
tourtes, barbues et soles ? Tout tant qui est nourri plus | |
souefvement en l’eau devant le prince, tu le47 regarderas ou | |
975 | roty ou cuit en l’uylle venafraine ou en trés bon vin entre |
odoriferans herbes. Et adoncques te acroist entre les | |
poissons une trés grant envye, et pareillement non meindre | |
entre les chars, quant tu verras le prince qui mengera | |
d’48ung lievre, d’un cerf ou d’un castor, d’une [f. 33v] | |
980 | chievre sauvage, d’un faisant, d’une grue, d’une perdris, |
d’un paon, d’un oyson ou mauvis, d’un merle ou d’un | |
heron, d’un chevrau, d’un aigneau, d’un conny, d’un | |
senglier et de tout tant qui vole ou qui va a quatre piéz, et | |
toutes telles choses singulieres et esleues, appareillees et | |
985 | confites en trés souesves espices. Lesquelles choses quant tu |
regardes, tu ne puez mordre rien des choses qui devant toy | |
sont mises, mais tu actens, disant a ton compaignon : « Veez | |
cy, on nous donnera tost le demourant d’un lievre ou | |
quelque chose des hanches de chevrau ; nous aurons tantost | |
990 | du poisson grillé, congellé d’un broet aromatique ; |
maintenant nous envoiera d’un poussin gallinaire ; tantost | |
nous transmectra deux petis oyselins. » Mais tout tant que tu | |
as ainsi pourpensé tantost s’esvenoït ; car de toutes ces | |
choses on tend rien aux [f. 34r] curiaulx, si non que | |
995 | d’avanture a ton desplaisir et ennuy on le transmist a ton |
compaignon qui se siet emprés toy, pour laquelle chose | |
sauras qu’il est plus chieri et amé du prince que tu n’es. Et | |
casuellement et par fortune aucunes fois quelque tantinet | |
t’en sera donné, non pas que pour si pou en soyes ressaisi, | |
1000 | mais que pour ce soies actedié d’ennuy, saichant combien |
sont souefves les viandes du prince. Devant le seigneur | |
verras le pain aussi blanc comme nege et fait de meur | |
froment, pour l’apareillement duquel est esleu ung propre | |
boulengier et a grans gaiges retenu ; lequel pain si tu veulz | |
1005 | touchier, tu seras asprement reprins et frapé, qui n’as pas |
pris le pain de ton pennier et cellui du seigneur as presumé | |
toucher. Mais s’il est le temps de ver, quant on fait les grans | |
souppers, les herbes de la terre sont raises et depuis le païs | |
[f. 34v] de Libie sont apportéz les ortailles souverainement | |
1010 | bonnes telz que souloit mangier Claudius devant cellui |
potage ouquel sa femme lui ministra venin. Mais devant les | |
curiaulz sont apposéz champignons inhonnestes et moult a | |
doubter, esquelz bien souvent est mengee la mort. Les | |
pommes du prince sont telles que les Hesperides sont dictes | |
1015 | avoir eues et en elles seulement tu te peuz delicter, car elles |
sont tant odoriferans que non seulement sur ceulz qui sont | |
préz, maiz aussi qui sont loing distans, espandent leur odeur | |
; mais toutesfois ne les pourras toucher ne aucunement | |
gouster. De Yrcanie et Plaisance on ameyne formage suant, | |
1020 | aveugle et gras, fait de brebis lesquelles sont tant seulement |
de serpolet et de trés souefvez herbes nourries. Et entre | |
cestes choses regarderas l’escuier tranchant, saillant par la | |
maison, en sa main le cousteau [f. 35r] volant, tranchant en | |
gestes diverses devant le seigneur le lievre ou la geline et49 | |
1025 | aucune de ces choses esquelles te delictes ne permectra que |
tu touches. Qui est cellui qui croie qu’en ces choses icy les | |
curiaulz aient delectacion ou quelconque plaisir ? Qui est | |
cellui qui plustost ne confesse que c’est une grant peine et | |
ung trés grant tourment, assavoir mon s’il n’est trés | |
1030 | semblable a ce que faignent les pechiés de Tantalus, lequel |
estant es eaues n’a puissance de boire ne entre les pommes | |
ne peut aussi mengier, jasoit ce que l’un et l’autre lui touche | |
a son menton ? Que dirons nous que le prince | |
continuellement compte a sa table confabulacions et choses | |
1035 | de dire et qu’on ne devroit dire, et tu n’oses parler ne |
seulement bailler ? Et si d’avanture tu presumes mueir tout | |
bas comme ung muet, ou signifier et par signe monstrer, ou | |
a autre ton vouloir declairer, seras [f. 35v] trayné hors par | |
les plantes des piéz, ainsi que fut Cacus, et seras appellé | |
1040 | larron furtif ou ribault. Chacune grant maison, comme dit |
Juvenal, est remplie de serviteurs orgueilleux. Cestui baille | |
le pain avecques grant murmure et l’autre est indigne, car | |
quelque chose lui demandes et fault qu’il serve debout et | |
que tu soies assis. Ou les serviteurs ne veoient pas le | |
1045 | deffault de la table ou, s’ilz le veoient, ne daignent |
l’amender. Souvent tu auras faulte ou de pain ou de vin, et | |
toutesfois ne l’oseras demander. S’aucunes fois tu | |
demandes de l’eau pour ton vin actremper, ou du vinaigre | |
pour mouiller ton poisson, ou ung petit de sal pour asperger | |
1050 | ta char, chascun dira que tu es importun. Et certainement |
ceulz qui se seent te font de grans ennuys, mais encor sont | |
plus grans les ennuys de ceulz qui servent en estant. Et | |
toutes les fois que tu meuz quelque chose, ilz [f. 36r] bayent | |
quant et toy et ne prennent que l’aer, qui sont peuz | |
1055 | seulement des reliques des mangiers. Mais prens et |
considere les autres molestes. On est servy es cours de | |
diverses viandes, car es soupers sont tard apparaillees moins | |
de quatre viandes ; et ces choses icy ne sont jamais donnees | |
ordonneement ainsi que tu vouldroies. Ce que desireroies | |
1060 | que tu eusses darnier, tu l’auras le premier. Aprés que tu |
auras esté saoulé de pain ou que seras empli de l’eschine | |
d’un ours, adonc on servira des meilleures viandes affin que | |
les refuses indigné ou que par gloutonnie a ton dommaige | |
grant adoncques les mengusses. Mais se aucun cas fortuit a | |
1065 | concedé a l’assiete de table les meilleurs viandes, |
incontinent elles seront ostees hors de devant tes œilz, car | |
les ministres mectent grant diligence que les choses plus [f. | |
36v] precieuses ilz ne premectent ou laissent bien | |
longuement sur table, car en les y mectant ilz sont asséz | |
1070 | tardifz et a les enlever ilz sont trés diligens. Considere en |
aprés quantes mains acourent au plat, combien de | |
cousteaulz se hastent autour des chars et viandes, quel | |
dangier c’est de mectre la sa main, sinon qu’on soit armé | |
d’un gantelet de fer, comme le cas avint devant l’arcevesque | |
1075 | strigonencian, car il racontent que cellui qui estoit ou |
segond lieu assis en telle façon tua ung Fleurentin. Car | |
aucunes fois il advient que l’un couppe le doy de l’autre ou | |
prend une porcion de sa main et la mort a bonnes dens, | |
extimant que ce soit char de veau ou de beuf. Les tables es | |
1080 | cours sont de toutes pars environnees de mengans. Les |
viandes sont apportees par dessus tes espaules et par dessus | |
ta teste, et souvent est sur toy le broet espandu. L’un est | |
dessus toy, l’autre [f. 37r] roupte et vomit en ta face. Entre | |
une viande et l’autre y a grant distance ; en les actendant se | |
1085 | consume le grant temps. Et aucunes fois tu ne te peutz lever, |
tu ne peutz escopir et si ne peuz cracher, si ne veulz estre | |
mis ou nombre des lecherres. Jamais de mengier n’y a heure | |
certaine ; mais neantmoins, si au commencement de la table | |
tu failloiez a venir, tu seras puny et frustré de ta cene ou par | |
1090 | aigres parolles tensé seras et repris. Et entre ces choses tu ne |
pourras manger des poretz, des ongnons ou des aulz, car | |
Orace les appelle venin ; ne les viandes que les princes | |
manguënt, car elles ne dangneroient entrer en son ventre ; | |
ne les choses aussi que ceulz des champs devourent ne seras | |
1095 | tu permis a taster ou gouster, car elles engendrent aux |
seigneurs punesie et mauvaise senteur. Mais tu useras de | |
viandes par graces, sans aucunes saveur ou pointure ou | |
doulceur, esquelles si volupté ou [f. 37v] delectacion y | |
avoit, elle cesseroit toutesfois, car tu en es servy | |
1100 | continuellement et immuablement, car, ainsi que Juvenal |
afferme, l’usaige tardif rend les voluptés et plaisirs | |
commendables. Mais en ces choses tant seulement deffault | |
qu’il y entreviengne aucune joie, affin que je ne estime pas | |
cellui mauvaisement jugier qui a mis en eulx souveraine | |
1105 | misere et souveraine affliction de cuer. Mais le vulgaire mal |
instruict et fol ne considere point ces ennuys, mais | |
seulement advertit et regarde les riches vestemens precieulz | |
et pendans et les grans chevaliers eslevéz et dextres sur | |
leurs chevaulz. Et quant il veoit les richesses, l’argent et | |
1110 | l’or, les caterves et grandes compaignies de serviteurs, et |
l’ornement qui dehors se monstre, il ne advertit nullement | |
les miseres50 interiores et qui sont par dedens. Et pour ce | |
Seneque, homme de souveraine [f. 38r] prudence, dit ainsi : | |
Ces hommes cy, les quelz vous regardés pour gens bien | |
1115 | fortunéz et de felicité plains, si vous les veoiez en ce qui est |
caché comme en ce qui se monstre, vous les jugeriés | |
miserables, letz et ors a la similitude de leurs murailles, qui | |
sont aornéz et peintz par dehors seulement. Pour laquelle | |
chose, sans faire inquisition majeur, je premetray aux | |
1120 | curiaulz, qui pour les plaisirs de leur geule servent [...], non |
seulement les citoiens privéz, qui avec leur51 femme joieuse | |
entre leurs doulz enfans vivent trés chastement et trés | |
modereement, ou les labeureurs, lesquelz ou milieu de leurs | |
ouyles avec le laict devourent les poulines doulces et | |
1125 | boivent a grans traictz les eaues du clair fluvie, mais |
anteposeray et premectray a eulz ceulz qui sont reconduz es | |
pertuiz des rochiers, ou qui sur les pontz ou aux portes des | |
eglises [f. 38v] mendient leur miserable vie, comme ainsi | |
soit qu’il ne leur succede ou aveigne [...] selon leur oppinion | |
1130 | ou sentence et, si ainsi leur avenoit, non pourtant ilz n’en |
seroient pas fais plus bien euréz. Ilz sont doncques tous sotz | |
qui, pour ces causes icy, reçoivent eulz mesmes aux services | |
des roys. | |
Ceulz sont folz lesquelz finablement pour consulter | |
1135 | a leur ame s’abandonnent aux curiaulzservices. |
Maiscomme au commencement nous ayons dit qu’ilz | |
sont aucuns lesquelz s’abandonnent aux services roiaulz et, | |
en ce faisant, pensent a leur ame consulter (car ilz extiment | |
qu’en conseillant aux roys et en promovant l’utilité de la | |
1140 | chose publicque, en deffendant les causes des orphelins et |
des vesves, en secourant aux pouvres et aux affligiéz, | |
d’autant plus plaire a Dieu de combien ilz font ces choses | |
icy avecques plus grant ennuy), a ceulz icy fault il [f. 39r] | |
doncques respondre affin que ceulz qui sont plus folz des | |
1145 | autres ne soient pas veuz estre les plus saiges de tous. Jasoit |
ce que je n’ay encore ame congneu qu’il n’estudiast aux | |
services des roys a acquerir aucun temporel prouffit, | |
faignons toutesfoiz qu’il soit aucun seulement a ce faire | |
esmeu par52 la raison du salut de son ame. Assavoir mon si | |
1150 | celui peut avenir a la court, ne conseillerons nous mye a |
l’omme bon qu’il se plunge aux services du roy ? Ne | |
cuiderons nous mie que ainsi gaingne son ame ? Par le dieu | |
Herculés ! point ne me semble vraysemblable que es cours | |
des princes, ou regnent tant de vices, ou tant de irritemens et | |
1155 | provocacions retirent l’omme de l’exercice de vertuz, que |
aucun bon homme y peust perseverer, car ainsi que ung bon | |
chevaucheur, seant sur ung cheval retif qui a l’esperon | |
recalcitre, sera secouz et finablement tunbe, tout ainsi | |
l’omme juste ou service53 des [f. 39v] roys trebuchera | |
1160 | encore maugré lui par la licence des choses et |
superabondance ; et lui, circuit et environné de tant | |
d’eschauguectes, tant d’ommes que de vices, declinera de sa | |
voie et entre les rochiers trebuchera, agité des forces des | |
grans vens et de leur tempeste impetueuse. Laquelle chose | |
1165 | quant Platon aperceut estre en la court d’Athenes, il establi |
en soy que mieulx lui estoit s’enfuir et plus utile que de | |
resider entre tant de inquinamens et occasions de vices. | |
Congnois doncques toy mesmes, qui te deliberes de la court | |
ensuir, et adverti et considere que tu n’es majeur que Platon | |
1170 | et si tu as plus de vertus et puissance pour resister a la |
coustume mauvaise que n’avoit Platon. Il fault es cours | |
obtemperer a tout et a tous obeir, ce que tu as a tous | |
conmuniquer, servir aux temps, tourner nature et la regir, et | |
selon le temps [f. 40r] tourner et fleschir puis de ça puis de | |
1175 | la, avec les tristes fault vivre austerement, et avec les remys |
vivre joieusement, et avec les anciens fault vivre gravement, | |
avec jeunesse souefvement, avec les maufaicteurs | |
arroganment et fierement, o les libedineuxluxurieusement. | |
Laquelle chose si tu ne vouloies faire, tu ne pourras estre | |
1180 | grant ne avancé en court ne longuement y estre permanant. |
Mais par aventure tu pourras replicquer que cellui Platon, | |
lequel ay escript dessus avoir fuy la court, parvint aprés a | |
Denis, tyrant de Cecile, et la servyt a lui. Il est comme tu | |
dis, mais il te reste a veoir comme il lui en est prins, car | |
1185 | Platon, appellé de lui par esperance de doctrine, quant du |
tyrant se prist les vices corrigier, frauduleusement du tirant | |
fut vendu. Et lui tout seul n’a pas experimenté l’ire du | |
prince, car Zenon, [f. 40v] philozophe moult ancien, fut de | |
Falaris le tyrant dilaceré de tout genre et maniere de | |
1190 | tourment ; Anaxagoras philozophe fut occis et murtry de |
Anacreon, roy des Cypriens ; Boece aussi, qui souffri mort | |
par le commandement du roy Theodoric. Longue demeure | |
seroit se je vouloie nombrer quelz hommes vertueulz et | |
bons les princes ont mandé tuer et mectre a mort. Ne n’ait | |
1195 | nul qui m’allegue et reduise a memoire ou Moÿse ou |
Eliezee ou aucun autre des philozophes ou prophetes, ainsi | |
comme si lui estoit licite ce que aux homes divins a esté | |
bien permis, car avec les roys ilz n’ont pas demouré, mais | |
quant ilz ont usé de la legacion laquelle Dieu leur avoit | |
1200 | commandee, ilz s’en sont retournéz. Joseph seulement feist |
sa demorance o le roy Pharaon, lequel Joseph l’ordonnance | |
divine et la vendition de ses freres avoit la envoié pour le [f. | |
41r] salut du peuple. Aussi que confesserai que Morice et | |
Martin militerent mondainement en habit seculier et | |
1205 | servirent aux princes ; mais tantost qu’il fu sceu que Morice |
estoit christien, incontinent le chief lui fut coppé avec toute | |
sa legion thebee ; et quant Martin parvint en l’eage d’omme, | |
il renuncia les armes et pavillons royaulz et se sequestra au | |
service de Dieu, car cellui saint homme savoit bien que les | |
1210 | causes des pupilles et orphelins et celles des vesves n’ont |
point d’entree aux princes, pour ce que le sabat envers eulz | |
n’est point sanctiffié, pour ce que toute justice y est | |
vendable et toute leur parolle est inmonde et non chaste, | |
pour ce que n’y demeure nulle misericorde, nulle amour de | |
1215 | religion ne aucune charité, mais envye et ambicion y |
dominent tant seulement, ausquelles choses resister a | |
homme trés fort appartient et qui les choses divi[f. 41v]nes | |
sent et savoure plus qu’il ne fait les humaines. Et jasoit ce | |
qu’il feust homme trés saint, […] s’il ne voulut pas plus | |
1220 | celle vie militaire ensuir et si monstra par son exemple aux |
autres qui ainsi devoient ilz fere. Et quant Nostre Sauveur | |
fut interrogué qu’il estoit de faire pour acquerir la vie, dist : | |
« Va non pas servir aux roys », mais il dist : « Va, et vends | |
toutes les choses que tu as, et viens t’en aprés moy : non pas | |
1225 | aprés le prince, aprés moy ; non pas aprés le roy, mais aprés |
moy. » Et s’il n’a pas dit : « Tu doiz servir la court. » Veoy | |
doncques a toy mesmes, bon homme et vertueulz qui pour | |
ton ame ensuis la court, que pour la court tu ne perdez ton | |
ame ; car molt de laz y a, mains obstacles et empeschemens, | |
1230 | eschauguectes et espiemens de diables. Dure chose est |
ambicion refrener, avarice refraindre, donder envye, ire | |
aprisier, luxure coarter, quant tousjours vers ces choses es | |
tourné. S’aucun toutes fois [f. 42r] scet que force si grant lui | |
a esté donnee qu’il puisse ces choses icy vaincre et qu’en la | |
1235 | fenge il se puisse involver sans estre maculé ainsi que le |
souleil, s’il puet toucher la poix sans d’elle estre souillié, | |
s’il puet sans se bruler entrer dedans le feu, je ne lui desfens | |
point qu’il n’ensuyve la court, pour ce que tant plus grant | |
merite il acquerra de tant que il militera plus perilleusement. | |
1240 | Mais on m’a persuadé qu’il n’est homme vivant qui en |
servant a court ne soit plus tost des vices surmonté que qu’il | |
vainque les vices, car, affin que je recense les mots de | |
Juvenal, tous summez plus dociles a ensuir les choses qui | |
sont laides, depravees et mauvaises. Pareillement est en | |
1245 | Genese le divin oracle en la maniere qui s’ensuit : |
Certainement le sens et la cogitacion du cuer humain sont | |
dés adolescence promps et enclins a mal. Je ne persuaderay | |
doncques a nul a demourer en court, car l’ame, ainsi come | |
[f. 42v] j’ay dit, y est soubzmise a ung trés grant dangier et | |
1250 | plus souvent devant son temps y est la vie perdue, pour ce |
que ou tu favoriseras au desir du prince et voluntairement a | |
ses vices aplaudiras, et par ainsi as tu perdu ton ame, ou tu | |
blasmeras ses mauvaises meurs et accuseras ses faitz | |
scelereux et iniques et, ce faisant, tu experimenteras que | |
1255 | vault l’yre du prince. Cyrus, roy des Persens, a son familier |
Arpalus qu’il aymoit moult chier par avant, pour ce que | |
d’un vice le reprinst, en ung convy lui donna ses enfans a | |
mangier. Et Cambisés tresperça d’une flesche le filz d’un | |
que trés chierement aymoit, pour ce que de ebrieté i l’avoit | |
1260 | corrigé. Ne tu ne me puez objection donner de Aristote, |
souverain philozophe suivant les chasteaux et tentes | |
d’Alixandre le Grant, car par quelle entencion ou plaisir il a | |
fait tu ne scez et si d’aultrement faire il avoit liberté. Mais | |
autres pluseurs ont Alexandre [f. 43r] ensuy comme | |
1265 | Calistenés philosophe, Critho son frere et compaignon, et |
Lysimachus54 chevalier et philozophe de grande renommee. | |
Calistenés, quant il prohiba qu’on adorast Alixandre en la | |
façon et maniere de Perse, fut contrainct en chartre mener | |
vie miserable, aprés qu’il ot les piéz et mains tranchiéz, les | |
1270 | œils crevéz, les narines et oreilles couppees ; auquel pour ce |
que Lysimachus lui donna venin au remede de ses | |
miserabletéz, cellui Lysimachus fut baillé au lyon. Et | |
Crithon, a cause qu’il redarguoit Alexandre detranchant et | |
diminuant les loenges de son pere Phelipe, fut en disnant tué | |
1275 | d’icellui Alexandre. Ilz sont doncques folz selon mon |
jugement et, ainsi que je extime, segon le tien, le mien | |
Jehan trés amé, qui pour les causes par cy devant touchees | |
et qui pour le gaing et prouffit de leur ame ambracent les | |
services des princes, pour ce que ou ilz quierent ce ou | |
1280 | parvenir [f. 43v] ne peuent, ou ilz cerchent choses |
pernicieuses, ou ilz cheminent par la voie espineuse et de | |
doubtez remplie, jasoit ce que a la fin qu’ilz quierent par | |
trés faciles et trés asseuréz chemins ilz pourroient cheminer. | |
Il seroit doncques desja satisfait aux choses qui du | |
1285 | commencement nous avons proposees, et pourroie a present |
mon epistre fermer, mais encores y a pluseurs autres | |
molestes des curiaulz desquelles trés briefvement faire | |
memoire ne sera point sans grande utilité. | |
Quelz ennuys touchant le dormir avient aux gens | |
1290 | de court. |
Pluseurs et moins ennuys quant a dormir viennent aux | |
gens de court. Aucunesfoiz leur fault dormir sur le bois, par | |
my les pailles, dessus les pierres, sur la terre toute nue, au | |
vent et a la pluie et aux aspres froidures. Et s’i te advient | |
1295 | dormir au lit de plume, prepare toy aux poulz, aux [f. 44r] |
pulces, aux punaises et a autres bestioles infinies ou qui te | |
mordront ou te feront trés orde punaisie. Jamais seul ne | |
dormiras, si non quant tu voulsisses55 avoir ung | |
compaignon. On te donnera linseulz qui seront inmondes, | |
1300 | ors, puans et dessiréz, et esquelz il n’y a gueres qu’i sont |
mors gens pestilenciéz. On te adjoindra ung compaignon | |
roingneulz lequel se gratera tout du long de la nuit, l’autre | |
qui toussira, l’autre te contraindra par son aleine puante. | |
Aucunes fois ung ladre jerra avecques toy. L’un est en | |
1305 | froidure et ravit a soy trestous les vestemens ; l’autre en |
chaleur de fievre, qui jecte dessus toy le loudier et toute | |
l’autre couverture : ou il te sera tousjours molestant et | |
contrestant, ou tu lui seras veu tousjours estre ennuyeulz. | |
On dort souvent en aucun lieu commun ou ilz sont dix ou | |
1310 | aucunes fois vingt, ou l’un ronfle, l’autre pecte, l’autre |
regibe des talons. [f. 44v] Il n’y a jamais silence jusques a la | |
mynuit. Les ungs sont yvres quant ilz viennent dormir : ilz | |
raillent, ilz crient, ilz routent, ilz font grans bruiz et grans | |
noises, ilz combatent pour leurs liz et frappent l’un l’autre, | |
1315 | ilz se lievent en pissant souvent jouxte les estables ou56 sont |
tes couches, dont tu oyes les chevaulz fremissans, trepillans | |
et soy mordans. Et si ne sauras ou tu devras dormir jusques | |
a ce que te voises coucher. Et sont par les logeis es | |
chambres diverses moins sourvenus estrangiers, pluseurs | |
1320 | incongneuz. Et est la vie des curiaulx souvent finie et |
terminee es hospitaulx publicques ou les larrons sont a | |
craindre et murtriers y sont a doubter. Et jamais tes choses | |
ne garderas a si grant diligence que ne les treuves | |
diminuees, car en ta chambre mesmes dormiront les larrons | |
1325 | lesquelz se releveront quant tu dormiras et t’embleront les |
choses qui dessoubz toy seront secretement cachees. La sont | |
[f. 45r] femmes publicques, servantes, ruffiens, | |
entrejecteurs, bateleurs, joueurs frians et gouliars, qui rixes | |
et noises jouent continuellement veoians tous ceulz qui la | |
1330 | sont assistans ; et d’entre eulz yst si grant clameur que non |
seulement tu ne porras dormir, mais – qui plus est – ton | |
compaignon qui est au préz de toy ne pourras pas oÿr. | |
Adjoustes y la loquacité des curiaulx qui, tant que la nuit | |
dure, ne prennent nul repoz. Le prodigue et dissipeur de | |
1335 | biens, ainsi que dit Flacus, nautonnier et viateur, maintes |
choses parlant, chante la sienne amie qui est de lui absente, | |
auquel il n’est donné nul repoz de dormir. Mais si quelque | |
fois le sommeil a vaincu celles rumeurs et les autres choses | |
et que tu ayes commencé tes œilz fermer, tout soudainement | |
1340 | tu seras rappellé et pour aucun cas seras contrainct te lever. |
Je croy qu’i mille foiz as cestes choses experimenté, pour ce | |
suis je brief. [f. 45v] | |
Les trés grans ennuys que ont les gens de court | |
pour estre logéz. | |
1345 | Mais escoute et entens autres divers ennuys qui sont |
pour le logis. Il te fault suplier le mareschal ou le fourrier et | |
fault pour aucun pris qu’il soit ton aloué ; aussi ses | |
serviteurs veulent estre priéz et par dons allechéz affin | |
qu’ilz te delivrent tollerable logis. Mais s’ilz le te ont | |
1350 | promis, si n’en feront ilz riens, car ilz te logeront es lieux |
trés reculéz ou en chambres trés puantes, punaises et | |
infectes. Et aucunesfois par menaces et par violence te | |
contraindra le fourrier a te partir de honneste lieu qu’il t’a | |
lui mesmes assigné et a le laisser a ung autre. Mais par | |
1355 | aventure te seroit tolerable chose et a supporter humilier ta |
teste envers le mareschal du logis duquel l’office n’est pas | |
inhonneste, maiz c’est trés griesve chose d’ensuir et supplier | |
a hommez regectéz et ors et de leur offrir peccune. [f. 46r] | |
Mais il te convient humilier et achater la benivolence des | |
1360 | cusiniers, des pastissiers et boulengiers et a ceulz qui le pain |
et vin distribuent. Et que diray je des huissiers ? A quantes | |
foiz bouteront ilz la porte contre ton estomach ? Quantes | |
foiz fermeront ilz la porte quant il te apercevront venir, | |
laquelle paravant estoit toute ouverte ? Quantesfoiz, tu | |
1365 | forcluz, non obstant ce que tu as donné or, recevra il leans |
ou ung menestrel ou quelque friandel ou le tien envieulz ? | |
Quantes foiz te mentira il, affermant que le prince dort ou | |
qu’il est en conseil ou qu’il est indisposé et malade ? | |
Quelle misere avient aux gens de court quant il | |
1370 | fault en armes proceder. |
Que diray je des movemens des tentes ? Qui pourra | |
les tourmens nombrer qui adviennent adoncques ? Comme | |
grant sollicitude fault avoir des chevaulz ! Combien grandes | |
armeures ! Quantes an[f. 46v] goisses contraignent ! Il fault | |
1375 | passer les haulz fleuves, les montaignes dangereuses a |
passer et est necessité de chevauchier de nuit, par pluye, par | |
neyges et par vens, par la fenge et par glace, par fleuves et | |
espines, par roches et par bois, par les caverneuses roches et | |
es concavitéz des montaignes, entre les larrons et entre les | |
1380 | ennemis. Le partement du prince jamais n’est certain : |
aucunes foiz est bruit que demain fault remuer les | |
herberges, et puis quant tu auras commencé ton chemin, on | |
mue oppinion. Et si d’avanture tu n’es pas encore prest, | |
soudainement sera le partement et s’en yra le roy avecques | |
1385 | pou de gens et commendera que tout hastivement le suivent. |
Et ce trés souvent aviendra quant tu seras malade, ou quant | |
tu auras receu medicine, ou aprés ta saignee, ou quant tes | |
serviteurs ou tes chevaulx seront indisposéz. Mais [f. 47r] | |
qui vouldra estre acertené du demourer ou du departement, | |
1390 | des taverniers ou des femmes communes sera mieulx |
informé et mieulz acertené qu’il ne sera des autres. Et | |
jamaiz ne sauras ou c’est qu’on doit aler jusques que tu y | |
soies. On se doubte souvent que le roy doie partir a la | |
poincte du jour et tous adoncques l’actendent a cheval | |
1395 | jusques qu’il est midi, tant chevaulx que muletz, et que les |
charioz demeurent tous chargiéz, et trés souvant, cuidans | |
estre deceupz, mectent a bas leurs charges. Et quant ilz sont | |
a chemin, trés souvent il avient qu’on demeure aux lieux | |
esquelz il n’y a ne viandes ne vins et esquelz on ne peut | |
1400 | trouver herbergement ; et ou habundemment suppetent |
toutes choses, jamais les ostz n’arresteront deux jours. | |
Certainement les roys sont57 en ennuy toutes fois qu’ilz | |
oient dire que leur multitude est joieuse et, a l’opposite, ilz | |
prennent leurs soulaz des afflictions et angoisse du peuple. | |
1405 | Et pour ce aucunes [f. 47v] fois ilz ne cheminent pas en ung |
jour mille pas […]. Et […] quant ilz entendront dire, ou que | |
tu auras perdu l’un de tes familiers, ou quelque cheval, ou | |
quant ilz congnoistront que tu seras tunbé en la riviere, ou | |
que tu seras enfroidy de froidure, ou que par grant ardeur tu | |
1410 | as le cuer failly, comme ainsi soit qu’ilz soient bien arméz |
et contre la chaleur et contre la froidure. Et en oultre | |
quantes pressures y a ou procés des herbergez ! Quantes | |
talonnees, quantes trusions et impulsions, quans | |
trebuchemens, quantes derrisions, quantes blasfemes ! | |
1415 | Maintenant ton cheval frappe ung autre et il t’en donne la |
coulpe ; maintenant le tien est frappé, pour quoy encours | |
dommaige. Les familles et serviteurs noisent ensemble, par | |
quoy leurs maistres descendent en bataille et en bateures. Et | |
en cheminant il fault ordre garder : il n’est jamais licite soy | |
1420 | partir de son lieu. Et quant les autres [f. 48r] se hastent, il |
convient se haster, et differer son pas quant les autres se | |
tardent. Et cil qui est ton amy, que prés de toy voulsisses, te | |
sera distant ne ne porras vers lui aler au lieu ou il est. Et si | |
d’aventure tu te laisses tunber, nul est qui te relieve, mais de | |
1425 | toute la compaignie tu seras eschachié et tant toy que ton |
cheval serés en pouldre redigéz. Les tentes ou pavillons sont | |
en lieux palustreux et en la fenge aucunesfois assis, | |
autrefois en l’arene et en sterile lieu, duquel grant dangier tu | |
ne porras yssir pour aler abrever ne pour aler au boys. Car | |
1430 | adoncques ou il sera esté, et seras des chaleurs alors tretout |
brulé, et des gresillons, c’est des cicades, seras tout estonné, | |
et seras mors des mouches et intoxiqué des serpens, et de58 | |
trés mauvaises exalacions et feteurs tu seras tourmenté ; ou | |
il sera yver, et adonc periras desnué de vestemens et de | |
1435 | maison privé. [f. 48v] Et s’il advient que casuellement ou de |
quelque adventure tu puisses evader, toutesfois tes familles | |
et chevaulz n’en pourront eschapper. Adjoustes y, quant les | |
ennemis sont prés, tresplus grandes molestes, car | |
maintenant il fault contregarder des pierres, et maintenant le | |
1440 | tret vient a doubter, et jamais on n’est asseuré des larrons. |
Tantost fault donner l’assault aux ennemis, maintenant se | |
fault garder que les ennemis ne nuisent a ceulz qui | |
assaillent. Il fault manger armé, il fault dormir armé : | |
tousjours fault qu’il y ait guet aux clotures des logis et aux | |
1445 | portes pareillement. Il n’y a nulle heure de repoz, il n’est |
jamais licite de demourer en paix. Jamais les corz ne se | |
taisent ne trompectes aussi, jamais eschauguetes ne cessent. | |
Com grande trepidacion, quantes clameurs toutes les fois | |
qu’on assault les murailles ou quant deux [f. 49r] ostz | |
1450 | courent l’un contre l’autre ! Maintenant sont drecees les |
bonbardes et maintenant on porte les fagotz, les dars volent | |
par l’aer, les escuçons sont tresperciés de tretz59, les espees | |
resplendicent. Soubz cestui la le cheval est tué, et cestui cy | |
est trespercé d’un dart qui est prest a tunber, et a l’ung est | |
1455 | osté le chief et a l’autre la main couppee, les ungs sont |
soubz les piéz des chevaulx prosternéz es fosses ou gisent | |
tous occiz, et par tous lieux sont veues mille faces de mort. | |
Et la n’y a quelque misericorde, nulle benignité ne aucune | |
humanité. Mais cil est bon homme jugé, et cellui noble | |
1460 | chevalier, et cil trés fort empereur, qui de sa main en a |
pluseurs occis et qui a rapporté son glaive fort sanglant des | |
gosiers de pluseurs hommes. Ilz sont aucunesfois | |
impugnacions qui a cheval se font, les aucunes de pié, [f. | |
49v] les autres en navire ; et par tout est la chose moult | |
1465 | orrible et a enfer est la chose semblable. La ne pues tu |
quelque chose gaingner que tu ne faces injure a ton | |
prouchain ne ne sont les choses tiennes que tu as | |
conquesteez en batailles injustes, ainsi que sont presque | |
toutes les batailles lesquelles sont commises contre les | |
1470 | domestiques et amis de la foy. Et pues par elles perdre non |
seulement tes choses, mais ta vie et ton ame. Ne ne te | |
confies pas que tu puisses la bataille eviter en laquelle ton | |
roy sera present ; ne ne doit aucun esperer qu’i puisse la mer | |
eviter quant son roy mesmes nagera. Ou le roy doit estre | |
1475 | compaigné ou il doit estre perdu. Entre tant et si grandes |
difficultéz, ou tu es jeune et ne pues souffrir choses | |
inacoustumees, ou tu es ancien et adonc, actendu que tes | |
forces deffaillent, tu ne pues sou[f. 50r] stenir fain ne soif ne | |
les labeurs quelzconques. Je passe les maladies qui nous | |
1480 | assaillent quant ainsi summez pourmenéz et, nous ainsi |
contrains, ou nous summez par les voies delaisséz ou entre | |
incongneuz ; et pluseurs y cloent ou ferment leur derrenier | |
jour, qui en leur maison demourans eussent peu vivre par | |
mains et pluseurs ans. Mais retournons ja aux citéz et | |
1485 | demourons en ample espace ou quel lieu residera la court. |
Ne y aura il pourtant aucuns cruciemens et laborieux | |
tourmens, assavoir, Monseigneur, se on ne fait pas de jour | |
en jour nouveaulx editz et neufves constitucions ausquelles, | |
quant tu te applicques et rens conforme, tous les jours | |
1490 | singuliers tu aprendras nouvellement a vivre ? Et si le roy se |
siet ou il se tient de bout, si fault il tousjours que soiez en | |
estant ne a aucune de tes jambes tu ne pourras contribuer [f. | |
50v] repoz. Et s’il avient que tu te soiez seiz, tu seras jugié | |
presumptueulz60. | |
1495 | Quelle difficulté ont les curiaulz pour recouvrer |
leurs gaiges. | |
Mais que pourrons nous dire a recouvrer ses gaiges en | |
la court ? Com grande dilacion y a et tardité de paiement, | |
com grande diminucion ! Jamais en temps deu tu ne seras | |
1500 | payé, jamais n’auras solucion entiere ; tu seras maintenant |
envoié a cestui et maintenant a l’autre, et tu es demoqué par | |
mençonges diverses. Et maintes choses sont pour lesquelles | |
je suis tenu a messire Gaspar, mais singulierement suis | |
obligié a sa magnificence, car il ne seuffre pas que de mon | |
1505 | salaire je soie frustré comme je veoy les autres lesquelz |
gemissent de leur salaire payé et61 jamais leurs gaiges ne | |
reçoivent, si non qu’ilz contribuent a leur distributeur. Et | |
n’est aucun qui tant clers puisse faire les chappitres [f. 51r] | |
de sa convencion que a la voulenté des officiers ne reçoive | |
1510 | interpretacion, qui d’or sont trestout corrodeurs. |
Comme les neccessaires et qui sont par sang | |
conjointz sont aux curiaulz atourment. | |
Mais disons presentement aucune chose des | |
neccessaires aux gens de court lesquelz accroissent les | |
1515 | tourmens aux curiaulz, importuneement demandans |
maintenant impetrer une chose, maintenant une autre. Et | |
non obstant qu’ilz demandent chose dure ou absourde, si | |
veulent ilz neantmoins que tu l’impetres. Mais les ungs sont | |
puissans et, la grace du prince moiennant, leurs prouchains | |
1520 | pourront promouvoir ; mais leurs parens sont telz, ou qu’ilz |
ne les osent promouvoir, ou, s’ilz osoient, ce ne seroit | |
nullement sans soustenir sur eulz62 l’infameté du peuple ou | |
l’indignacion de Dieu. [f. 51v] | |
Com grant amour des princes est vers lescuriaulx. | |
1525 | Ores diray je de ce qu’il n’est homme qui acquerir |
peust la vraie amour du prince, car ainsi que Ysocratés | |
tesmoigne en son livre qu’il a escript du royaulme, les | |
princes n’ayment homme si non par aucune impetuosité et | |
soudain mouvement mal consulté. Et si quelqun enayment, | |
1530 | ilz ne l’ayment pas comme amy – car entre les pareilz est |
amistié tant seulement trouvee –, mais ilz ayment les | |
hommes ainsi qu’ilz ayment leurs chiens ou leurs chevaulx, | |
c’est a dire affin que quelque fruit ilz en puissent tyrer. Que | |
ay je dit ? Certainement j’ay erré, car moult plus est ung | |
1535 | chien ou ung cheval aymé que n’est aymé ung homme, car |
quant un homme est mort, tantost en vient ung autre qui par | |
grandes prieres postule ou requiert [f. 52r] que le lieu du | |
deffunct soit a lui commis ; mais d’un chien ou d’un cheval | |
mort n’est pas autre introduit pour supplier son lieu s’il | |
1540 | n’est achapté par pris certain ou par aucune grace. Encore |
ay je pou dit, comme ainsi soit que non seulement ta mort | |
n’est point griefve ou doulente a ton prince qu’as | |
longuement servy, mais lui est desiree ; car ou il ne t’a point | |
remuneré des longs services lesquelz lui as faiz, et est | |
1545 | rompue ton obligacion […], et de sa propre bouche il dira |
doulcement : « Helas ! si cest homme ne fust mort, je | |
l’eusse trés bien recompensé » ; ou il t’a donné choses | |
grandes pluseurs lesquelles, toy mort, espere recouvrer, car | |
a paine aujourduy meurt aucun homme […] auquel ne | |
1550 | succedent les princes. |
Quantes molestes ont les curiaulz de la personne | |
duprince. | |
Mais entens a present quantez molestes [f. 52v] te | |
peuent advenir pour la personne du prince. A tard est ung | |
1555 | bon homme trouvé non seulement entre les princes […]. |
Cicero dit es livres Des divinacions : Si aucunes choses sont | |
faites trés a tard, monstres doivent estre reputees : si est | |
ung homme bon plus grant monstre que l’enfantement d’une | |
mule qui produise ung poulain. Ainsi s’accorde Cicero a la | |
1560 | sentence Juvenal lequel, ja soit ce que par avant eust dit : |
Les bons sont clerseméz lesquelz a paine sont en nombre | |
autant qu’il y a de portes a Thebes ou combien y a de huyz | |
au riche fleuve Nyle, mais toutesfois, aprés ce, restraint plus | |
fort, disant que aussi jusques a sept on n’en pourroit | |
1565 | trouver : Et si je veoy ung noble ou ung saint homme, ainsi |
comme ung monstre je le compare a ung enfant de doubles | |
membres, et a une charrue soy merveillant d’avoir soubz | |
soy trouvé poissons, et a une mule qui est feconde enfruict. | |
Ne n’est pas plus remise l’Escripture divine, c’est [f. 53r] a | |
1570 | dire qu’elle ne dit pas moins, si envers saint Paol sont les |
parolles du prophete relatees : Certainement Dieu est | |
veritable, et tout homme menteur ; et derrechief est escript | |
que Aucun n’est qui soit juste ; il n’est nul intelligent ne nul | |
qui quiere Dieu et en aprés Il n’est nul qui bien en face ; il | |
1575 | n’est, diz je, nul jusques au nombre de ung. Veoies tu donc |
comment les orateurs et les poetes se concordent en la sainte | |
Escripture ? Ne veoies tu pas comment les bons sont en trés | |
petit nombre et les mauvaiz sont en nombre infiniz ? Si ainsi | |
est doncques que ton roy soit mauvais, tu auras douleur de | |
1580 | son infameté et seras tourmenté par les vices de lui. S’il est |
avaricieulz, tu seras angoisseulz, car il ne te reprenne point | |
ne les autres qui l’ont bien merité […]. Et s’il est | |
sumptueulz et large et bien magnifique, tu doubtes et as | |
crainte que, par trop grande effusion et mise, il lyme ton | |
1585 | tresor et consume du tout. S’il est cruel, tu as grant paour [f. |
53v] que contre toy mesmes ou contre tes amis sa cruaulté | |
exerce. S’il est piteulz, tu le portez molestement, car des | |
injures faictes il ne prend pas vengence. S’il est hardi, tu | |
doubtes les perilz ; et s’il n’a grant couraige, tu as envye | |
1590 | contre ses ennemis qui l’insultent tousjours. S’il est |
enlangaigié, asséz scez et congnois que langaige habondant | |
ne puet estre sans vice ; et s’il est taciturne et a pou de | |
langaige, il ne scet par parolle retenir ses amis ne ceulz qui a | |
lui servent. Et s’il ayme le vin, tu l’accuses d’ebrieté. S’il ne | |
1595 | use point de vin, il t’est a grant grevance, car il est pou |
joieulz. S’il est luxurieux, tu as douleur de ce que a pluseurs | |
fait injure. S’il evite les femmes, tu diz qu’il n’est point | |
homme ne n’a virilité ne virile puissance. S’il atrait a soy | |
pou de gens, il te desplaist que tu n’es de ceulz la. S’il est | |
1600 | commun a tous, tu es yré que autant aux autres comme a toy |
il se rend familier. [f. 54r] Si de toutes pars il est bon (qui | |
seroit quasi monstre), comme tu soies mauvais, tu es | |
doulant, car a tes vices il ne s’accorde pas. Ou si tu es bon | |
homme (qui est moult difficile), tu auras grant douleur que | |
1605 | Fortune ne rit a lui, prince si bon, et seras tousjours de son |
estat angoisseux ; quant il sera malade, et tu pareillement | |
comme lui et avecques lui souffriras, car le pere n’a point si | |
grant affection a son filz que le bon serviteur a a son bon | |
prince auquel, si Fortune favorise, tu doubtez et craings | |
1610 | maintenant mutacion, maintenant eschauguectes, ne jamais |
ne dormiras ne ne veilleras en paix. | |
Comme les curiaulz ont deffaulte de la volupté ou | |
plaisir des estudes. | |
En aprés la recreacion des grans hommes est la traicte | |
1615 | de la sienne pensee, quant aucun se retraict en solitaire lieu ; |
et la, ou il contemple, ou il [f. 54v] list ou escript, ou aux | |
sciences il s’abandonne tout, et maintenant il parle a Platon, | |
et maintenant a Aristote, maintenant a Tulles, maintenant a | |
Virgille, maintenant aux autres docteurs qui de piece a sont | |
1620 | mors, mais sont par renommee ou par escrips vivans. Mais |
de ceste volupté sont privéz les curiaulz lesquelz, jasoit | |
qu’ilz soient en oyseuse continnuelle, n’ont ilz jamais repoz. | |
Tousjours sont en multitude, en clameurs, en tumultes. Et si | |
aucunesfois aiez esleu pour toy aucune partie de table en | |
1625 | laquelle ou tu lises ou escripves quelque chose, incontinent |
quelcun surviendra qui te travaillera ; et si les autres se | |
cessent, le dispensateur ne sera pas absent, lequel auprés de | |
toy remue les gectons pour pratiquer son compte. Nul lieu | |
ne trouveras quelque cornet paisible ou quel tu puisses dire | |
1630 | avecques Scipion : Jamais ne suis mains seul que quant je |
suis tout seul. Tu [f. 55r] auras carence ou deffaillance des | |
sains hommes qui sont dessus nomméz et te fault vivre entre | |
les hommes lesquelz plus droictement nous appellerons | |
bestes, de toute vertu defaillans. | |
1635 | Pour acquerir nobles meurs ne fault point aux |
Princes servir. | |
Aucuns sont qui disent qu’ilz baillent leurs enfans aux | |
princes affin qu’ilz appreignent bonnes meurs et que par | |
vertuz ilz puissent mieulx valoir. Ilz diroient mieulz que | |
1640 | c’est pour malice et turpitude apprendre qu’ilz ont baillé |
leurs filz, car es cours sont hommes trés vicieulz, paroles | |
inhonnestes. Cestui loue luxure, l’autre voracité et nul n’y | |
est qui se vente de vertuz, mais bien se glorifie d’avoir violé | |
une vierge, ou commis adultere avecques la mariee, ou tué | |
1645 | son hayneux, ou avoir conquesté quelque chose par rappine. |
Lesquelz malefices ou œuvres scelereuses les adolescens | |
ensuivent tellement [f. 55v] et en sont tant abrevéz que ou | |
temps a venir ilz ne les peuent laisser. Ne tu ne doiz cuidier | |
que avecques les princes tu y puisses trouver ung chaste | |
1650 | adolescent, ou soubre, ou vergoingneux, ou bien moriginé : |
tous ces maistres icy sont esgaulz et semblables. | |
Certainement ce que Therence dit est une chose vraye que le | |
courage a la pire partie est applicqué souvent, si le disciple a | |
trouvé quelque maistre lequel soit importun et a telle chose | |
1655 | inhonneste perseverant. Ainsi le veult Nature que plus tost et |
plus facilement nous corrompent pervers et maulz exemples, | |
et principalement quant en noz entendemens ilz sont | |
impriméz de grans aucteurs. Je rends donc graces au | |
souverain Dieu qui m’a le couraige donné d’ensuir le | |
1660 | prince, moy estant desja homme, quant j’avoie ja receu les |
vertuz de mes parens, si que [f. 56r] doresnavant perdre ne | |
les pourray. Et si autre chose ne y a, au moins ay je cecy | |
que aucunes lectures ay apris desquelles j’eusse esté | |
totalement ignorant s’en mon enfance je feusse entré en | |
1665 | court. Et certainement es cours des princes est chose |
vicieuse avoir congneu les lectres, et estre appellé saige est | |
en lieu de reproche. Et sainement c’est grant moleste aux | |
hommes lectrés quant ilz se veoient estre despriséz et | |
mesmement par toutes choses et les trés grans choses estre | |
1670 | de ceulz dirigees, je ne diray pas desprisees, qui a paine ont |
congneu en leurs piéz et leurs mains combien ilz ont de | |
dois63. Et aux non lectrés est aussi turbacion trés grande | |
quant ilz veoient entrer en court hommes bien enseignéz et | |
qui parlent latin, lesquelz ne peuent entendre. Que puis je | |
1675 | dire aprés de la tienne conscience laquelle est inquiete et |
tousjours sans repoz, [f. 56v], qui tousjours te remort a | |
cause que tu scez que tu es maculé es delectacions | |
charnelles des hommes ? Et pour ce escript Seneque qu’il | |
n’est si grief tourment que en celle conscience. Et nous dit | |
1680 | Juvenal : Quant tu cuidez avoir evadé et eschevé ceulz |
lesquelz leur pensee coulpable de cruel fait tient liéz, c’est a | |
dire les hommes trés mauvais, plains de crudelité, le fleau te | |
frappe, destonne batement et sourt toutes les fois que ton | |
secret courage est ton cruciateur. Tant est la peine | |
1685 | vehemente porter nuit et jour en son puys son tesmoing et |
plus cruelle que toutes celles que Ceditus aggravé et | |
Adamanthus ne sont trouvéz porter. Mais entens, je te pri, | |
Ciceron in Pro Sextio, duquel, si bien me remembre, sont | |
les parolles telles : La fraude d’un chascun et son cruciateur | |
1690 | mesmement le tourmente, et son propre fait vexacion lui |
donne, et sa for[f. 57r]senerie le travaille, et ses males | |
cogitacions et consciences lui causent terreur : ce sont icy | |
les Furies domestiques et assiduelles aux mauvais, | |
lesquelles jours et nuitz repetent et demandent aux parens | |
1695 | les peines de leurs filz malfaicteurs, trés iniques et mauvais. |
Par quelconque lieu que tu te tournes, collucucions sont | |
faictes du roy, de ses conseillers et de toy mesmes, car ou | |
les subgietz sont trop grevéz ou les ennemis s’aprouchent, | |
tant que la court est occuppee en dances ou en venacions. | |
1700 | Entre les choses de ce monde, n’est majeur don aux |
hommes concedé, comme dit Cicero, que le don d’amitié. | |
Mais de cestui don tant souef, tant bon, tant utile et si trés | |
necessaire sont les gens de court privéz, car veu que presque | |
tous sont trés vicieulx, entre eulx ne pourroit estre | |
1705 | amicabilité, mais quelque fiction et aucunefoiz |
conspiracion. Aucuns [f. 57v] des curiaulx sont trouvéz | |
industrieux et laborieulx, mais en eulz ne sont que | |
umbrageulx et non pas expresséz les signes de vertuz. | |
Certainement ilz semblent liberaulz, mais ilz ensuivent | |
1710 | rapine. Et s’ilz sont chastes, tu les trouveras ambicieulz et |
orgueilleux ; et s’ilz sont humbles, ilz sont yvres et | |
nebuleux, remplis de vanité. Et en nul d’eulz n’est aucune | |
vertu64 que mille vices ne l’acompaignent. Et est haulte | |
chose qu’en ceste multitude on puisse homme trouver qui | |
1715 | soit d’amistié digne. Mais si quelqun y est trouvé qui bon |
soit, ou au roy ne sera pas plaisant, ou aux grans de la court. | |
Si ne pourras user de sa benivolence, pour ce qu’il n’est pas | |
licite es cours avecques iceulz conversacion avoir qui ne | |
sont acceptéz ; et aucunesfois verras ceulz que tu aymes et | |
1720 | qui te sont adjoinctz par con[f. 58r]sanguinité estre raviz et |
menéz a supplice, a tourment et a mort. Et non obstant ce | |
qu’il soit difficile toy taire en ta douleur, et si ne te pourras | |
tu plaingdre ne ouvrir ta bouche ; et si es contrainct a | |
converser souvent avecques cellui qui a ton pere ou ton | |
1725 | frere occis. Et si tu es de condicion telle que tu puisses tenir |
famille, tu trouveras tes serviteurs larrons, yvroignes, | |
gouluz, sedicieulz, plains de insolence, sans memoire et | |
negligens, pareceulz, adulateurs, homicides. Et derechief se | |
tu sers a ung autre, tu trouveras ung seigneur avaricieulz, | |
1730 | rioteux, envieulx, rempli de vin et jengleur. Or65 discour et |
procede par tous les estaz de court. Comme sont les | |
conseillers contens que a leurs conseilz les princes ne | |
acquiescent nullement ? Et les chancelliers se contentent ilz | |
bien quant leurs lectres, a l’onneur et utilité du roy escriptes, | |
1735 | ne peuent passer sans estre corrompues et66 de [f. 58v] bien |
en mal subverties et muees ? Comment sont bien contens les | |
maistres de la court, les mareschaulx aussi, quant ilz ne | |
peuent trouver aucune obedience ? Et comment sont joieulz | |
tous les maistres de la chambre quant leurs comptes sont | |
1740 | corrigiéz ? Que peuent les chappellains quant sont |
suspendus de celebrer le service divin ? Que pensent dire les | |
medicins quant ilz veoient despriser les choses qui sont | |
saines et les nuysantes estre acceptees et receues ? Que | |
dient les chevaliers et cubiculaires et chamberlains quant | |
1745 | leurs gaiges leurs sont denyéz ? Que ymaginent les queux |
qui sans reprehencion ne peuent riens preparer ? Et n’est nul | |
en la court qui n’aient molestes et tristesses infinies. Affin | |
que plus briefvement je dye, par tribulacions maintes entrent | |
les justes en la gloire de Dieu, mais par pluseurs tourmens | |
1750 | s’estudient les curiaulz a s’acquerir enfer. [f. 59r] Des clers |
je n’ay riens dit ne des religieux qui contrains sont avecques | |
Joseph de laisser leur manteau, avec Mathieu leur ouvrouer, | |
leur sindone avec Jehan, la cruche de cupidité o la | |
Samaritaine. Je me tais de ceulz la qui neccessairement et | |
1755 | contre leur vouloir suyvent la court des princes, car ainsi |
que dit Cicero in67 Pro Sextio Roscio : Ce que oultre mon | |
gré je fais et par neccessité, longuement et diligemment je | |
ne le puis pas faire. Je croy que a ma promesse j’aye ja | |
satisfait, en laquelle j’ay dit que je prouveroie tous ceulz | |
1760 | [...] lesquelz, ayans autre vie en la quelle se peuent conduire |
honnestement, ensuivent les molestes que les curiaulx ont. | |
Laquelle chose comme elle soit ainsi, laissons donc ceste | |
mer qui n’a point de repoz et nous radreçons en aultre | |
meilleur voie. Car si nous desirons paix, si nous aymons | |
1765 | repoz et si vivre voulons a nostre utilité, si le salut de nostre |
ame querons, il nous convient fuir les grans palais des roys | |
et les tumultes et noises [f. 59v] de court esquelz ne regne | |
nul repoz, ne l’exercitacion des bonnes sciences, ne aucune | |
amour de vertuz, mais avarice seulement y domine, | |
1770 | crudelité, gloutonnie, libidinosité, envie et ambicion. |
Ausquelz vices cil qui y est donné par quelconque | |
arguement ne pourroit soy deffendre qu’il ne soit convaincu | |
estre mauvais et fol envers les hommes saiges. Soies en | |
valeur, homme prudent selon mon jugement, si tu ne feusses | |
1775 | l’un d’entre les curiaulx. |
La disputacion de Aenee Silvian touchant la | |
misere des curiaulx a icy fin eureuse. Theo kari. |
Notes de bas de page
1 Seul témoin de la tradition textuelle : ms. B.N., fr. 1988, f. 1r-59v – Le titre est repris à l'explicit (f. 59v) –
2 d’Aultruche
3 b. puissent t.
4 s. treslongné de
5 si aucun d.
6 d. ne v.
7 Il ne p.
8 p. la la e.
9 des emenus de
10 pere omis
11 que omis
12 d. vanité de
13 de omis
14 en omis
15 o. demandoie ou
16 d’Antioche d.
17 que les unes a
18 g. recaptiveroient eulz
19 r. suyvent v.
20 le mot les est barré dans le ms.
21 v. excellente d’a.
22 e. il n’est
23 des manmangiers te
24 le mot les est barré dans le ms.
25 e. au roys
26 peu en honneur ne doit on mectre fin car c’est chose incertaine et
27 e. sauvé c.
28 t. les oppignent et assaillant c.
29 a. reffroidier e.
30 les riches et
31 v. estre de
32 en puisse c.
33 d. est mis
34 le vouloie f.
35 ne omis.
36 en omis.
37 s. aux p.
38 qui omis.
39 m. Sence pr.
40 e. quelun qui
41 tr. de de gr.
42 roy ou a
43 la fragance et
44 en lieu ont cr.
45 que omis
46 a double dens
47 tu les r.
48 d’omis
49 g. ou a.
50 les misereres i.
51 a. leurs femmes j.
52 e. par par la
53 ou services des
54 et Lymachus c.
55 tu voulsisse a.
56 ou omis
57 roys ont en
58 de omis.
59 de tret les
60 j. presuptueulz
61 s. payez j.
62 sur lui l’i.
63 de drois et
64 a. vertus que
65 j. o d.
66 c. et de et de b.
67 in omis
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