Mon récit du passage du Rhin1
p. 120
Texte intégral
1L’Armée française a franchi le Rhin !
2Elle en avait déjà l’habitude, elle l’a gardé, voilà tout !
3Mais chaque époque a sa manière. Si vous voulez savoir comment en 1918 les soldats de la République ont suivi les traces des mousquetaires du Roi et des grognards de l’Empereur, voici comment on a fait au 201e régiment d’infanterie.
4D’abord on a marché. Car depuis Mirecourt dans les Vosges, à travers la Lorraine libérée, la Sarre et le Palatinat de vieille connaissance, il s’agissait d’atteindre la région de Mayence. Une route en somme dans le genre de celle de « Tipperary »2 ou de « St Nazaire »3, mais beaucoup plus courte que la célèbre route « nach Paris »4, puisqu’un jour en fin d’après midi on est arrivé…
5C’était mardi dernier, le 10 décembre. Il était environ deux heures de l’après-midi, quand le 201e, musique en tête et drapeau déployé fit son entrée dans la petite ville de Nierstein, à quinze kilomètres au sud de Mayence.
6En avons-nous fait de ces entrées claironnantes dans le moindre petit cantonnement ! Mais ce jour-là, ce ne fut pas comme les autres. Au bout de la rue qui descend en serpentant au milieu des maisons, soudain l’horizon s’élargit, la musique se fit plus vibrante, le pas du régiment plus alerte : nous étions sur le quai du Rhin ! Alors devant ces eaux majestueuses, qui emportent avec elles et qui gardent tant de souvenirs de nos gloires, le bataillon se massa tout entier pour saluer notre drapeau, nos clairons sonnèrent « aux champs », la musique joua notre « Marseillaise ».
7Et nous ne savions plus très bien, en cette minute pleine d’émotion, si nous rendions les honneurs au Rhin, ou bien au drapeau de la France… confusion permise et très douce.
8Nous sommes restés deux jours à Niersten et nous en avons profité pour chanter dans une messe d’action de grâce le Te Deum de l’Armistice.
9Quand on marche, on chante parfois, mais ce ne sont pas des Te Deum et nous attendions toujours un arrêt favorable. Où aurions-nous pu en trouver un meilleur que celui-ci ? Notre arrivée sur le Rhin, et tout ce que nous avions vu en route de l’immense explosion de joie de la Lorraine délivrée, et de la force allemande dont nous étions venus à bout, n’était-il pas de nature, à nous faire mieux comprendre à nous soldats croyants, la reconnaissance que nous devions au Dieu de toute justice ?
10Nous l’avons chanté de bon cœur ce Te Deum, dans l’Eglise allemande, édifiée sur un petit mamelon isolé au nord de la ville, face au Rhin. Trop souvent, dans nos églises françaises, nous avions chanté des messes de deuil, tandis que chez nous, dans nos provinces envahies, l’ennemi célébrait à grand son de cloche ses prétendues victoires. En une fois, nous avons célébré la nôtre, comme nous l’avons consommée !
11Et quand, la messe finie, la musique du régiment fit retentir la vaste église des accents de la Marseillaise, tous debout, nous l’avons écoutée, en proie à une profonde émotion, comme si nous entendions la voie de la France célébrant ici sa Victoire !
12Il ne nous restait plus qu’à franchir le fleuve pour aller sur sa rive droite assurer la liberté de son passage. Le drapeau du 201e RI l’a traversé le 13 décembre, vers 8 h 30 du matin, tambour battant et clairons sonnant… sur un bac électrique. Puis dès que nous avons mis le pied sur l’autre rive, en un geste tout militaire, qui a dû réveiller, en cet endroit presque désert, de bien vieux échos de victoire française, baïonnette au canon, l’arme dressée pour le salut, nos soldats ont rendu les honneurs au drapeau, lavé désormais les outrages de 1870 et paré d’une nouvelle gloire.
13A présent comme toujours, le soldat de France, devant la force brutale qu’il écrase, vibre et s’émeut à la voix de l’Honneur. Il est resté le même : il semble seulement qu’il ait quelque peu grandi sans le savoir. Peutêtre le Rhin, dans son langage mystérieux, le murmure-t-il tout bas aujourd’hui dans le cœur du plus petit soldat du 201e Régiment d’infanterie.
14Écrit à Gross-Gerau (Hesse), le 16 décembre 1918
Notes de bas de page
1 Ce récit rédigé, le 16 décembre 1918, a été inséré par A. Liénart après sa signature. C’est ce jour-là que le colonel l’a chargé d’écrire l’histoire du régiment. Le texte reproduit, sur la dernière page, déborde sur la couverture qui relie les divers feuillets du récit. On peut penser qu’il a été ajouté plus tard, au moins une fois la reliure terminée. Dans le journal quotidien à la date du vendredi 13 décembre, il écrivait : « Passage du Rhin. Messe matinale à l’église. Puis départ un peu au sud de Niersten pour nous embarquer sur un bac qui traverse le Rhin car il n’y a pas de pont avant Mayence et il ne faut pas que toutes les unités débouchent au même endroit. Notre musique est à Mayence où elle fera demain défiler le 1er d’Infanterie. Mais il nous reste nos tambours et clairons et pendant toute la traversée qui dure 10 minutes et qui d’un coup transborde toute la compagnie hors rang et le drapeau, les clairons tonnent et les tambours battent. C’est dommage que le soleil manque. Puis aussitôt débarqués nous rendons les honneurs au drapeau sur la rive droite du fleuve. Il est 8 h 45 du matin ».
2 It’s a long way to Tipperary, chanson chantée pour la première fois sur une scène de Music-hall britannique en 1913, popularisée par des soldats britanniques traversant Boulogne-sur-Mer en août 1914, sous les yeux d’un journaliste du Daily mail, et dont l’air a été souvent repris par la suite par de soldats de l’Armée britannique.
3 Au sein des troupes américaines débarquant à Saint-Nazaire, un régiment comprenant des musiciens noirs joue une musique inconnue sur le continent. Le jazz s’apprête à conquérir le monde.
4 En 1914 tandis que les Français avancent au cri de « A Berlin », les Allemands chantent « nach Paris » « A Paris » !
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