Chapitre 13. 12 novembre 1918 - 12 mars 1919
Aumônier au GBD1, détaché au 201e - Accueil triomphal en Lorraine. Occupation de la tête de pont de Mayence. Dissolution du régiment - Congé de démobilisation
p. 111-119
Texte intégral
1L’armistice conclu à Rethondes, entre le maréchal Foch et les plénipotentiaires allemands, stipulait avec précision dans quels délais les troupes ennemies devaient avoir évacué les territoires destinés à être occupés par les forces alliées. Quinze jours étaient accordés pour l’évacuation totale des régions envahies : Belgique, France, Luxembourg et Alsace-Lorraine. Seize autres étaient laissés pour le retrait des troupes allemandes, de toute la rive gauche du Rhin, de trois têtes de pont d’un rayon de 30 km sur la rive droite, et d’une zone neutre de 10 km de large, à l’est du Rhin et des têtes de pont, depuis la frontière de Hollande jusqu’à la frontière de Suisse.
2En vertu du premier délai, nous attendîmes d’abord sur place, à Diarville, pendant trois jours. Puis le 15 novembre, nous entreprîmes la marche en avant, dont l’allure devait suivre à quelque distance le mouvement de retraite de l’ennemi. Nous partîmes dans la direction de Nancy, jusqu’à Haroué le premier jour, et jusqu’à Manoncourt-en-Vermois le lendemain. Le dimanche 17, tandis que la musique du régiment faisait un détour pour participer à Nancy, à une entrée solennelle de la 1re division, nous dépassions la ville par l’est et arrivions à Laneuvelotte. Nous étions là, dans la zone arrière de l’ancien front qui dans ces parages n’avait guère bougé depuis 1914. Toutes les églises avaient leur clocher rasé pour ne point servir de point de repère aux artilleurs allemands, mais les villages avaient en somme peu souffert. Si l’armistice n’avait pas été signé, c’est d’ici que nous nous serions élancés, pour déborder Metz par le sud et par l’est, ainsi que le prévoyait le plan d’offensive. A présent, nous n’entrerons plus en Lorraine en combattants, mais en triomphateurs.
3L’étape du 18 novembre nous y conduit. Par Champenoux, première ligne du front français, nous atteignons à Brin, la Seille qui depuis 1870 formait la frontière1. Nous la franchissons sur un pont établi par le génie, puis nous traversons l’ancienne première ligne allemande, dans la vallée, et sa position de résistance sur la hauteur. Jusqu’ici tout était détruit et bouleversé, mais dès que nous arrivons sur l’autre versant, nous découvrons la plaine Lorraine avec ses champs, ses coteaux à pente douce, et ses petits villages dont les toits rouges se serrent les uns contre les autres. Laissant à notre droite Château-Salins, nous allons, par Coutures et Amélicourt, cantonner à Gerbécourt.
4Tous les villages sont pavoisés. Les habitants nous font un accueil enthousiaste. Tout le monde ici parle français, et nous sentons bien que la Lorraine est vraiment un lambeau de France qui nous avait été arraché. Les braves gens chez qui je loge me donnent leur plus belle chambre : « celle qu’on ne donnait pas aux Prussiens ». A peine le cantonnement est-il installé que la musique organise un concert et tout de suite, avec une simplicité et une dignité charmantes, les Lorraines se mettent à danser avec nos soldats. Le lendemain, ce fut plus émouvant encore, car il y eut, outre le défilé du 15e d’artillerie dans le village, et le concert sur la place, une réunion exceptionnelle du conseil municipal en notre honneur. A la mairie, devant tous les officiers du régiment, et la municipalité tout entière, le secrétaire donna lecture d’un acte par lequel la commune de Gerbécourt priait le colonel Mougin de transmettre au gouvernement français sa demande formelle de redevenir française. La requête signée par tous les assistants fut remise au colonel qui se chargea de la faire parvenir à Paris.
5Mais nous ne pouvons pas nous attarder. Le 20 novembre, nous repartons, nous traversons le champ de bataille de Morhange2, tout parsemé de tombes ; tant des nôtres y sont tombés en 1914 dans leur audacieuse marche en avant ! Et nous arrivons à Baronville. A notre entrée, le curé de la paroisse demande au colonel de s’arrêter un instant devant son presbytère. Alors, le visage blême d’émotion, la voix entrecoupée de sanglots, il adresse au drapeau du 201e une ode où s’expriment avec un accent singulier ses sentiments d’ardent patriote lorrain. C’est un cri de libération qui s’échappe du cœur de ce prêtre, et nous en sommes profondément remués. A l’église, un salut très solennel, quoique improvisé, réunit dans une même action de grâce, la population du petit village, et nos soldats venus très nombreux.
6Pourtant ce n’était rien encore. Le 21 novembre, ce fut l’apothéose. Partis de bonne heure de Baronville, pour une longue étape de 30 km qui devait nous conduire à Saint-Avold, nous fîmes, en dépit d’un vent glacial, une route d’allégresse. Comme par hasard, la halte horaire tombait toujours à l’entrée d’un des petits villages que nous devions traverser, et à chaque fois, à peine les sacs étaient-ils déposés et le fusils mis en faisceaux, que quelques musiciens d’un air entraînant, invitaient la jeunesse à danser, et elle ne se faisait pas prier. On repartait au bout de dix minutes, au milieu des rues pavoisées, escorté de toute la population frémissante. A Fauquemont, où nous avions reçu un accueil de ce genre, d’autres surprises nous attendaient. Parmi les spectateurs de notre défilé, nous aperçûmes des soldats allemands en uniforme, avec armes et bagages. Ils portaient la cocarde rouge, signe de la révolution qui avait éclaté dans l’armée vaincue. C’étaient des Lorrains qui s’étaient eux-mêmes démobilisés et qui étaient en train de regagner leurs foyers.
7Un peu plus loin, sur la route, nous vîmes venir à notre rencontre toute une colonne de prisonniers de guerre qui s’étaient aussi libérés. Il y avait des Français, des Italiens, des Roumains. Leurs uniformes étaient en lambeaux, leurs visages portaient les marques de la fatigue et de la faim, mais leurs yeux, leurs gestes et leurs cris disaient la joie qu’ils éprouvaient à se sentir enfin délivrés de leur servitude.
8À Fauquemont, nous avions dépassé le 151e d’infanterie qui y stationnait et nous étions maintenant le premier régiment français qui passait sur la route de Saint-Avold, le premier qu’allait accueillir la délicieuse petite ville. Vers deux heures de l’après-midi, nous fîmes halte à proximité, afin de reprendre haleine, de rectifier la tenue, et de préparer notre entrée solennelle. Comme d’ordinaire, j’avais fait la route à pied, mais pour le défilé je montai à cheval, et je suivis le médecin-chef. Comment décrire ce qui se passa ? Entre deux rangées de maisons gaiement pavoisées, dont les habitants se pressent aux fenêtres, entre deux haies vivantes et touffues formées par tout un peuple en délire, qui nous attend, qui veut nous voir et qui nous acclame à ce point que sa voix couvre les accents de la musique, nous défilons d’un pas alerte en répondant aux saluts qu’on nous adresse. Et les réflexions vont leur train : « Ils ne marchent pas lourdement comme les Prussiens... » - « Au moins eux, ils sourient, ce n’est pas comme les officiers prussiens... « Toutes les comparaisons sont en notre faveur, et nous en sommes singulièrement flattés. Soudain, nous débouchons sur la place, et nous voyons devant nous une tribune drapée aux couleurs nationales. Au premier rang, se tient la municipalité et les personnages officiels ; derrière, une centaine de dames et de jeunes filles, dans leur joli costume lorrain : bonnet de dentelles, châles de soie multicolores, donnent à la scène, une note de fraîcheur et de gaieté. Le général Grégoire à cheval devant la tribune préside notre défilé. Nous lui rendons les honneurs au passage, mais dans le fond de nos cœurs, nous les rendons aussi à la Lorraine qui derrière lui nous accueille avec de telles démonstrations d’attachement.
9Tandis que les compagnies gagnent les casernes, je vais saluer M. l’archiprêtre, chanoine Dicop, qui me reçoit à bras ouverts. Il m’annonce qu’à quatre heures, un salut solennel sera chanté dans son église, et m’offre l’honneur de le célébrer et d’adresser la parole aux assistants. A peine ai-je le temps d’échanger la soutane courte que je portais contre une plus convenable, et me voici devant le portail de l’église. M. l’archiprêtre reçoit sur le perron le général, le colonel et les officiers. Il leur adresse ses souhaits de bienvenue. Nous entrons ensuite dans la belle église où s’entasse une foule immense. Je monte en chaire pour saluer « Mes bien chers frères de Lorraine » et essayer de traduire les sentiments qui s’agitent dans mon âme en un pareil moment. Puis le Te Deum3 éclate et fait monter vers Dieu une reconnaissance dont tous les cœurs débordent. Je me trouve revêtu d’une chape4 d’or somptueuse, au pied d’un autel brillamment illuminé, et le contraste est si grand avec nos pauvres cérémonies de guerre que j’ai comme l’impression de me trouver soudain en paradis !
10La journée n’est pourtant pas encore terminée. A 7 heures du soir, la municipalité offre à tous les officiers un grand banquet, et j’y suis invité. Mais auparavant, j’ai une visite à faire. Saint-Avold est la ville natale d’un de mes amis de Rome, l’abbé Louis Thomas5. Je m’informe. Sa mère est ici, avec quelques membres de sa famille. J’y cours aussitôt, et c’est une joie pour eux, que le premier aumônier français qui leur arrive soir justement un ami de leur cher abbé. Ils sont inquiets sur celui-ci, et sur son jeune frère, envoyés en représailles en Silésie parce que trop français. Mes vœux et mes prières se joindront aux leurs pour que bientôt les exilés reviennent. Le banquet se déroule dans une atmosphère toute cordiale. Le général Dauvé préside. On a disposé les 150 convives de manière que les officiers français alternent avec les personnalités lorraines. Je suis pour ma part, à côté de M. l’archiprêtre. Au dessert, des toasts chaleureux sont échangés : ils exaltent l’union de la Lorraine et de la France, une union que rien n’a pu rompre et qui revit aujourd’hui plus fidèle et plus solide que jamais.
11Le lendemain, tandis que le régiment s’éloignait, je différais mon départ, afin de célébrer à 10 heures, dans l’église paroissiale, un service à la mémoire des soldats français et lorrains morts à la guerre. Deux sous-lieutenants restaient avec moi pour faire la quête avec deux Lorraines en costume, pendant la cérémonie. Cela nous permit d’assister ensuite à la réception d’un autre régiment français, le 151e et d’être une seconde fois témoins des scènes d’enthousiasme que provoquait l’arrivée de nos troupes. Puis une auto sanitaire nous prit et nous conduisit par Forbach, jusque dans la Sarre. Notre route, après nous avoir mené par les villages en fête, s’achevait dans un autre décor. A Clarenthal, point de drapeaux, point d’acclamations, nous étions en territoire allemand, nous n’étions plus les libérateurs, mais les occupants, notre présence n’apportait plus la joie, mais nous en éprouvions une autre.
12Le 201e resta huit jours à Clarenthal, Gersweiler et Furstenhausen, dans le voisinage de Sarrebrück. Il fallait en effet, attendre le 1er décembre pour laisser aux Allemand le temps d’évacuer la rive gauche du Rhin. Les curés allemands se prêtèrent de bonne grâce à nos offices religieux, un peu surpris de voir la bonne tenue et l’assiduité de nos soldats. Quant à la population on eut dit « un peuple de serviteurs » tant elle était aux petits soins pour nous. Mon ordonnance avait une chambre et on lui apportait le café au lait tous les matins ! Aux concerts donnés sur la place par la musique du régiment, les habitants venaient assister. Si nous n’avions pas gardé réserve et distance, ils auraient vite été trop à l’aise et trop familiers, sans raideur ni brutalité, nous devions cependant nous montrer les maîtres. J’eus l’occasion d’aller à Sarrebrück deux fois, et de trouver dans la grande ville populeuse, la même attitude servile.
13Le 1er décembre nous reprîmes la marche en avant pour gagner par étapes la région de Mayence. En deux jours, nous traversons toute la Sarre : le premier jour, par Birbach, Sarrebrück, Dudweiler et Sulzbach, nous atteignons Altenwald et Friedrichstahl où nous cantonnons, et le second, par Neunkirchen, Wiebelskirchen et Hangard, nous allons jusqu’à Munchwies, où nous séjournons les 3 et 4 décembre. La région est entièrement industrialisée. Les usines pourtant, ne sont pas dans les villes. Elles s’échelonnent presque sans discontinuer le long de la grand’ route à travers la campagne, desservies par des chemins de fer vicinaux qui assurent à la fois le transport des matières premières et des produits fabriqués, et celui du personnel ouvrier. Celui-ci ne vit pas à proximité des usines, mais dans des cités ouvrières qui forment de vrais villages disséminés en pleine campagne. Les maisons coquettes et bien aérées contrastent singulièrement avec les misérables logements ouvriers de nos villes françaises. Les enfants pullulent littéralement, ce qui n’est pas sans faire réfléchir nos soldats sur l’avenir... Ils se pressent en foule sur notre passage et les hommes et femmes aussi, avec une curiosité qui nous étonne, et qui nous semble un manque complet de dignité. Chez nous quand les Allemands défilaient, les rues étaient désertes et les volets clos. A Altenwald, je loge dans une famille, et à Munchwies au presbytère où M. le curé m’invite à partager son repas. L’accueil est bon, mais visiblement les gens ont peur de nous. Et cela vaut mieux, car dès qu’ils ne nous craignent plus, ils deviennent aussitôt trop familiers. Force nous est de demeurer sur la réserve et un peu distants sous peine d’être traités presque en camarades.
14A Munchwies nous étions aux lisières de la Bavière Rhénane (ou Palatinat Bavarois). En trois jours, nous traversons cette nouvelle province. Le 5 décembre nous allons par Brücken jusqu’à Münchweiler. Le 6, une très longue étape nous conduit à Schallodenbach. Le curé nouvellement arrivé ne peut me loger chez lui. Je vais le voir pour disposer de l’église, il parle français, et m’apprend qu’il était aumônier militaire allemand, et qu’il a été longtemps à Lille et à La Bassée. Je lui dis que je suis de Lille, il baisse la tête et se tait... Il était chez moi, et voici que je suis chez lui ! Le 7 enfin, je m’en vais seul à cheval, à travers ce pays inconnu, afin de m’entendre avec les curés des trois villages, où demain dimanche, séjourneront mes divers bataillons auxquels je veux assurer des messes militaires. Tout s’arrange à Gerbach, à Saint-Alban et à Kriegsfeld où j’arrive assez fatigué.
15Après 24 heures de repos, nous quittons le Palatinat et nous entrons dans le grand duché de Hesse, par une longue étape, le 9 décembre. Nous traversons Alzey et nous cantonnons à Albig. Le lendemain, au terme d’une longue marche, une grande émotion nous attend. Nous arrivons au Rhin dans le petit village de Nierstein, à 15 km au sud de Mayence. Alors le régiment, massé sur le quai du leuve, rend solennellement les honneurs à notre drapeau. Tambours et clairons sonnent « Aux champs »6, la musique exécute une vibrante Marseillaise, nos trois couleurs claquent au vent sur ces rives où jadis la victoire les a si souvent conduites et où elle les ramène aujourd’hui. Le régiment est ici presque en entier, seul le 5e bataillon est détaché, et Oppenheim où il réside, n’est qu’à 3 km. Nous devons séjourner deux ou trois jours, je saisis l’occasion attendue depuis l’armistice, de célébrer notre victoire par une messe solennelle d’action de grâce et le chant du Te Deum. Le colonel approuve, la musique promet son concours, j’organise la fête pour le 12. Ce jour-là, officiers en tête, nos soldats viennent nombreux remercier Dieu qui a couronné leurs valeureux efforts. Je suis heureux pour ma part, de faire ce geste ici, dans cette église allemande, aux bords du Rhin, et j’en conserve un impérissable souvenir.
16Il ne nous reste plus qu’à franchir le Rhin pour aller monter la garde dans la tête de pont de Mayence. Le passage s’effectue le 13 décembre, d’une manière assez prosaïque. Nous sommes transportés sur le bac mû par l’électricité, d’une rive à l’autre. Je passe avec le colonel, la compagnie hors rang et le drapeau. Puis nous allons nous établir à douze kilomètres de là dans la petite ville de Gross-Gerau, qui devient notre garnison. Il y a un curé catholique chez qui je suis logé, mais les protestants sont les plus nombreux ici, et les juifs eux-mêmes, ont une synagogue plus importante que la pauvre église catholique. A Morfelden et à Weiterstadt où les 4e et 5e bataillons tiennent les avant-postes, il n’y a pas d’église catholique. Le dimanche 15, j’y vais dire la messe militaire, là dans une salle de spectacle, ici dans une école, tandis qu’un de nos prêtres-soldats assure celle de Gross-Gerau. Nous ne serons pas à notre aise pour célébrer comme il faudrait, la fête de Noël. Je laisse aux prêtres des bataillons détachés, le soin de faire de leur mieux, chacun dans leur secteur, et je m’occupe de tout préparer à Gross-Gerau. La vie en territoire occupé prend d’ailleurs l’allure d’une vie de garnison, très différente de celle des troupes en campagne. En dehors de ma messe, des saluts et des réunions du soir, j’ai des loisirs. Le colonel les occupe en me demandant d’écrire l’historique du régiment7. Ce travail me plaît beaucoup, mais il est considérable. Je me hâte de l’entreprendre sans trop m’inquiéter de savoir si j’aurai le temps de l’achever.
17La nuit de Noël, après avoir confessé pendant la veillée, je chante à minuit une grand’messe solennelle. Dehors il neige, dedans, l’église est pleine de soldats. Les chants sont réussis, seul le nombre des communions laisse à désirer, j’en espérais bien davantage. Heureusement, j’en ai d’autres à la messe de 7 heures, et la grand’messe militaire de 9 heures rassemble la foule des grands jours. Dans les conditions où nous sommes, il était difficile de faire mieux.
18Un remaniement survenu dans nos positions d’avant-garde me donne l’occasion de faire le tour d’un nouveau secteur. J’y emploie la journée du 27 décembre : Grafenhausen, Egelsbach, Arheilgen, jalonnent notre position. J’aperçois, en m’y rendant, la ville de Darmstadt qui est au-delà de notre tête de pont, dans la zone neutralisée.
19Le 29, mon frère Maurice, sergent au 8e génie, est envoyé à Mayence, et vient me voir à Gross-Gerau, je vais tâcher de le faire affecter à la 1re DI. En attendant, j’ai la joie de passer avec lui à Mayence, la journée du 1er janvier 1919. Puis quelques jours plus tard, le 6 janvier, il vient s’installer à Gross-Gerau, il est officiellement passé à la même division que moi. Hélas ! le lendemain même j’apprends une nouvelle désolante. Le 201e va quitter incessamment la 1re division où il se trouvait depuis 1915, et repasser à la 51e dont il faisait partie à titre de régiment de réserve. Ma « paroisse » va partir, et je ne sais s’il me sera permis de la suivre, car en fait, je suis aumônier au G.B.D.1, et je ne puis comme elle changer de division. Et d’autre part, si j’obtiens la permission d’accompagner le 201e c’est mon frère que je quitterai au moment où je me réjouissais de sa venue. Le général Grégoire, toujours très bienveillant, trouve la meilleure solution. Il me garde à la 1re DI, mais il m’autorise à suivre momentanément le 201e. Il me rappellera quand le 201e sera dissous.
20A peine l’affaire est-elle arrangée de cette heureuse manière, qu’une forte grippe avec fièvre m’oblige à m’aliter pendant quatre jours. Je suis trop faible encore pour marcher, lorsque le 14 janvier, le 201e s’en va. Je manque l’émouvante rencontre dans laquelle le 1er et 201e d’infanterie, associés depuis si longtemps dans la guerre, se présentent réciproquement les armes en un geste d’adieu, avant de se séparer. Mais dès le 15, au moyen d’une auto, je rejoins mon cher régiment à Hochheim sur le Main, où le 201e va mourir.
21Ici le pays est entièrement catholique. Il y a une belle église. Le clergé est moins accueillant que ne l’était le curé de Gross-Gerau, M. Nicolas Gröber. Il m’accorde cependant les saluts du soir et les messes militaires, le dimanche à 9 h 15. Notre messe suit immédiatement celle des enfants où l’église est complètement remplie d’une jeunesse qui participe à la cérémonie par ses chants et par sa prière. Mais la comparaison n’est pas en notre défaveur, car tout le régiment se trouve rassemblé à Hochheim, nos soldats envahissent aussi l’église, chantent bien et prient bien. Les prêtres allemands sont surpris de les voir venir ainsi librement, en très grand nombre, sans être conduits militairement comme il est d’usage en Allemagne. La France catholique trop méconnue a regagné, j’en suis sûr, des points dans leur estime.
22Nous sommes ici, devant Francfort, qui se trouve comme Darmstadt, dans la zone neutralisée, mais nous ne tenons plus les avant-postes, parce que la 51e division de réserve s’apprête à disparaître. Déjà, les hommes des classes les plus anciennes sont avertis qu’ils seront probablement démobilisés, quant à ceux des classes plus jeunes, ils sont destinés à fournir des renforts à divers autres régiments d’active.
23Je me hâte tant que je puis, d’achever l’historique du 201e avant que nous ne soyons dispersés. Le colonel m’a adjoint du reste, deux excellents collaborateurs, le médecin-chef Bonjean, et la capitaine Deledalle. Ils se sont chargés de rédiger chacun deux chapitres. De cette manière, le travail sera fini en temps opportun.
24Mon ministère est par ailleurs, si réduit, que je puis profiter du séjour à Hochheim pour visiter Wiesbaden, la région de Hahn où se trouve le 27e d’artillerie, et surtout Mayence, où j’ai plusieurs fois l’occasion de me rendre.
25Nous atteignons ainsi le mois de février. Le temps est venu des adieux.
26Le dimanche 9, à la grand’messe militaire, en l’église d’Hochheim, je rassemble une dernière fois mon 201e, ma « paroisse » de guerre. A ces hommes qui vont regagner leurs foyers, après avoir accompli jusqu’au bout leur devoir envers la patrie, j’exprime mon attachement profond et les vœux ardents que je forme pour leur avenir... A peine ai-je fini de parler que le père Atticus, un de mes prêtres-soldats, s’avance à l’entrée du chœur. Avec une extrême délicatesse il se fait l’interprète du régiment pour me traduire la reconnaissance de mes chers frères d’armes. Comme nous sentons en ce moment que nous nous aimons bien ! Et comme cette dernière messe militaire prélude dignement à notre suprême adieu au Drapeau !
27Ce fut le jeudi 13 février, par une froide journée d’hiver, sous un ciel gris et sur un sol couvert d’une mince couche de neige, que se déroula la revue finale, aux abords mêmes de Hochheim. Devant le régiment, le drapeau du 201e entouré de sa garde d’honneur, vint se placer. Puis le colonel Mougin, sabre au clair, en proie à la plus vive émotion, nous adresse ces paroles d’adieu qui retentirent profondément dans nos cœurs :
28« Officiers, sous-officiers, caporaux et soldats.
29Par décision du Maréchal de France, commandant en chef, le 201e est dissous aujourd’hui 13 février 1919. Jour de deuil puisqu’il est celui de la séparation : les amis avec lesquels on a souffert s’éloignent, les camarades près desquels on a combattu disparaissent. Jour d’allégresse puisqu’il marque la libération prochaine, le retour au foyer, la victoire définitive. En votre nom, je m’incline bien bas devant nos camarades tombés au Champ d’Honneur, et je salue avec fierté notre drapeau qui doit toute sa gloire à votre bravoure, à votre courage, à votre esprit de sacrifice, à tous vos mérites.
30Vous avez été partout au cours de cette dure campagne, et partout vous vous êtes dignement signalés. Jamais une faute, pas une défaillance, mais le devoir toujours noblement accompli.
31Soyez fiers de votre régiment, vous n’en trouverez pas de plus beau !
32En ce qui me concerne, je vous suis à tous reconnaissant de m’avoir fait vivre, pendant mes deux ans de commandement, les plus belles heures de ma carrière militaire déjà longue.
33Fier d’avoir été votre chef, je serai fier aussi de rester votre ami »
34Alors les clairons sonnent « Au Drapeau ». Tout le 201e présente les armes. Et puis, une à une, les compagnies défilent et s’en vont. Un bataillon, au chiffre du 201e formé de nos plus jeunes éléments, va poursuivre l’occupation en territoire allemand. Des compagnies, constituées avec des classes plus anciennes mais qui ne sont pas encore démobilisables, passent en renfort aux autres régiments du corps d’armée. Tous s’en vont immédiatement rejoindre leurs nouvelles affectations. C’est la dislocation : le 201e régiment d’infanterie a cessé d’exister. Le drapeau roulé dans sa gaine va repartir à Cambrai. Nos gais fanions de bataillon et de compagnie, l’accompagnent. Seul reste encore l’état-major du régiment. Je prends à la popote du colonel mon dernier repas. Avant de quitter ces derniers amis, je les embrasse tous fraternellement et puis, mon œuvre étant finie, je retourne en voiture à Gross-Gerau rejoindre le groupe de brancardiers de la 1re division auquel je suis affecté.
35Que vais-je devenir ? Serai-je démobilisé avec ma classe dans trois semaines ? Serai-je maintenu comme aumônier de l’armée d’occupation, je n’en sais rien. Mais ce que je sais bien, c’est que je ne retrouve pas près des majors du G.B.D. la même atmosphère de cordialité qu’au 201e et que l’occasion me paraît bonne d’aller en permission. Après avoir bouclé mes cantines que je laisse chez M. le curé de Gross-Gerau, pour les retrouver si je reviens, ou me les faire renvoyer si je suis démobilisé pendant mon absence, je prends congé du général de division et du groupe de brancardiers, et dès le 17 je pars de Mayence, par le train de nuit, pour Metz. J’y passe la journée du 18, auprès de l’abbé Louis Thomas, professeur au grand séminaire, l’ami dont j’avais revu la famille à Saint-Avold. Le 19, je suis à Paris, où ma sœur est restée avec ses enfants, tandis que ma mère est déjà rentrée à Lille. J’y demeure quelques jours en attendant d’aller au Havre assister au mariage d’un jeune officier du 201e, le lieutenant Falleur. La cérémonie est fixée au 25. J’arrive au Havre le 24, et le lendemain je dis la messe de mariage à 11 heures. Il m’est agréable de couronner mon ministère au 201e par une cérémonie de ce genre. Elle prend à mes yeux valeur de symbole : celui de la vie qui renaît au lendemain de la grande hécatombe. Mais à mon retour à Paris une surprise m’attendait, un autre mariage s’ébauchait, celui de ma sœur Anna, veuve depuis près de huit ans8. René Devos, cousin germain de son premier mari lui offrait de reformer avec lui un nouveau foyer. On eut dit que la guerre atroce, humanisant son dénouement, voulait s’achever par ce double mariage, comme un roman9.
36Dès le 27 je regagnais Lille où ma mère et mon frère m’attendaient, où déjà, le séminaire me réclamait. Ma permission me laissait libre jusqu’au 13 mars, mais je ne savais pas encore si ma vie militaire était achevée, ou si je devrais la poursuivre quelque temps encore à l’armée d’occupation. Il me fallait attendre qu’une circulaire ministérielle eut statué sur le cas des aumôniers. Je fus fixé le 8 mars : les aumôniers devaient être démobilisés avec leur classe, et la mienne était démobilisable depuis le 5. Il ne me restait donc plus qu’à remplir les formalités administratives. Elles s’accomplirent le plus simplement du monde au bureau militaire de la caserne Vandame à Lille.
37Le 12 mars, après 56 mois de campagne, je cessais d’être aumônier militaire, mais les événements que j’avais traversés, et les fonctions que j’avais remplies, avaient à tout jamais mis leur empreinte sur ma vie. Je ne saurais trop remercier Dieu de m’avoir appelé à exercer mon ministère sacerdotal au milieu des soldats pendant toute la durée de la guerre. J’ai pu travailler dans des conditions exceptionnellement favorables, à rapprocher de Lui beaucoup d’âmes, et j’ai eu l’extrême consolation de penser que le ciel s’est enrichi de la moisson sanglante que la mort a faite dans nos rangs. En même temps, j’ai eu l’honneur de servir ma patrie, en soutenant par mon apostolat spirituel, le moral de ses pauvres soldats soumis aux plus lourdes épreuves. Tandis que j’étais tout entier voué au service de ces nobles causes, Dieu lui-même, veillait avec toutes les délicatesses de sa Providence, sur les miens. A ma mère, il rendait la santé, à ma sœur, un époux. Mon frère et moi, demeurions sains et saufs au milieu de tous les dangers !
38Désormais, la vie qu’il m’a laissée, lui appartient à titre nouveau. Puisse-t-elle, en faisant valoir la connaissance plus intime de l’âme populaire acquise au contact de tous les jours, et en mettant à profit les ressources de mon sacerdoce dont la valeur m’est plus complètement apparue, glorifier encore Dieu et servir dignement la France dans la paix !
39A. Liénart10
40« Obumbrasti super caput meum in die belli »
41(Ps 139 v. 8)11
Notes de bas de page
1 La Seille, rivière de Lorraine de 135 km de longueur, conflue avec la Moselle à Metz. Elle a servi d’appui à la frontière franco-allemande entre 1871 et 1914 (traité de Francfort, 1871).
2 La ville de Morhange (Moselle), annexée par les Allemands en 1871, est adossée à des collines, truffées de petits ouvrages militaires fortifiés, la « Muraille de Morhange ». Les armées françaises s’y heurtèrent et furent contraintes à reculer (bataille de Morhange, 18-20 août 1914).
3 Hymne Te Deum laudamus, « Dieu nous te louons » : grand chant du merci à Dieu.
4 La chape, grande pièce de tissu semi-circulaire tenu par une agrafe, est un vêtement liturgique utilisé alors dans des cérémonies autres que la messe.
5 Abbé Louis Thomas, condisciple d’Achille Liénart lorsqu’il faisait ses études à Rome (1909-1910).
6 Sonnerie réglementaire qui lors d’une prise d’armes ou d’une cérémonie sert à rendre les honneurs à l’arrivée des plus hautes autorités.
7 L’ouvrage collectif est paru en 1919 sous le titre Histoire d’un régiment. Le 201e d’infanterie. Il sera réédité après la Seconde Guerre mondiale avec une 2e partie « Journal de route du 201e régiment d’infanterie, 16 août 1939-23 juin 1940 » et préfacé par le cardinal Liénart. SAIEN, Lille.
8 Veuve du docteur Maurice Wintrebert, radiologue, mort en 1911.
9 De ce remariage naîtront 3 enfants, deux garçons, Pierre et René et une fille. Celle-ci Thérèse épousa Christian Daillencourt (1919-1991), filleul d’Achille Liénart, fils du commandant Lucien Daillencourt. On peut également signaler le mariage de Michel Liénart, fils de Maurice avec Cécile la plus jeune fille du capitaine Pierre Deledalle.
10 La signature est le principal indice qui indique que ce texte a été rédigé avant la nomination épiscopale du cardinal Liénart qui ensuite signe toujours avec la référence à ce ministère.
11 Mention ajoutée sous la signature au stylo à bille bleu (le texte est écrit à l’encre noire) « Tu me couvres la tête au jour du combat » ; ainsi que ce renvoi : « (voir au verso) ». Au verso, sur 2 pages un texte intitulé : « Mon récit du passage du Rhin ».
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