Chapitre 11. 12 juillet - 13 octobre 1918
Aumônier du GBD1, détaché au 201e RI - Brève relève. Reprise de l’offensive - Prise du Plessier-Huleu - Oise et Alsace
p. 97-104
Texte intégral
1Tandis que nous nous éloignions du front de bataille, contre lequel s’était enfin brisée la vague formidable partie le 27 mai du Chemin des Dames, nous touchions sans le savoir, aux heures les plus décisives de la guerre. Nous ne pensions qu’au repos, en nous rendant le 12 juillet, de Vauciennes à Nanteuil-le-Haudoin, le 13, de Nanteuil à Plailly, et le 14, de Plailly à Noisy-sur-Oise, et dans les villages environnants où nous espérions séjourner : Asnières, Viarmes et St Martin-du-Tertre. À peine arrivés dans cette dernière région, nous organisions déjà pour le mardi 16, une messe solennelle de Requiem pour nos morts de Venizel, de Vauxcastille, et de la forêt de Villers-Cotterêts, quand l’ennemi déclencha le 15, son suprême effort offensif1. Il visait à faire tomber Reims, dont la glorieuse résistance avait jusqu’ici, joué le rôle de solide charnière à droite de la porte enfoncée. À cet effet, deux puissantes attaques conjuguées se dessinèrent de part et d’autre de la ville. Celle de l’est, en Champagne, depuis Reims jusqu’à Massiges, fut brisée net dès le premier jour par l’habile manœuvre de l’armée Gouraud2. Mais celle de l’Ouest, sur la Marne, de Château-Thierry à Dormans, et au nord de la rivière, entre Marne et Vesle, connut d’abord plus de succès. Pour la seconde fois, depuis 1914, l’armée allemande franchit la Marne ; elle s’avança sur ses deux rives en direction d’Épernay, menaçant ainsi de tourner Reims par le sud. Le soir même, nous étions alertés et prêts à partir au premier signal. La nuit et la journée du lendemain 16, se passèrent dans cette attente qui ne nous permit pas de chanter notre messe pour nos morts. Mais on n’eut pas besoin de nous, car dès ce second jour de bataille la poussée allemande dans la vallée de la Marne ne réalisait plus que de faibles progrès. L’affaire était manquée, nous tenions notre seconde victoire de la Marne. Pourtant, le soir même de ce jour, à 19 heures, les autos venaient nous prendre et par Chantilly et Senlis, nous amenaient en pleine nuit à Crépy-en-Valois, d’où nous dûmes gagner à pied notre ancien cantonnement de Vauciennes.
2Les murmures et les plaintes allaient leur train. À quoi bon, pensions-nous, toutes ces allées et venues inutiles qui, loin d’effacer nos fatigues antérieures, n’avaient servi qu’à les porter au paroxysme ? Nos chefs savaient pourtant ce qu’ils faisaient, mais nous n’étions pas dans leurs confidences. Une chose du moins nous frappait. Tandis que cinq jours auparavant, nous étions sortis de la forêt de Villers-Cotterêts en plein jour, sous l’œil lointain mais attentif des « saucisses » allemandes3, on nous y ramenait cette fois en cachette, la nuit, et l’ordre formel nous était donné de demeurer invisibles à l’intérieur des cantonnements pendant toute la journée du 17. À ces signes, nous devinions qu’aux Allemands mal engagés sur la Marne, le commandement préparait une surprise, mais nous n’imaginions pas encore de quelle taille. La révélation nous en fut donnée quand à 10 heures du soir, l’ordre nous arriva de nous mettre en route pour Villers-Cotterêts. La nuit était affreusement noire, presque aussitôt un violent orage éclata. L’étape se fit péniblement sous une pluie diluvienne, éclairée seulement par les incessants éclatements de la foudre qui éblouissaient nos yeux et rendaient ensuite les ténèbres plus épaisses encore.
3Jamais route ne fut plus dure, mais jamais non plus orage ne fut plus opportun. Sous son couvert, une innombrable armée invisible affluait par toutes les routes dans la forêt, tandis que le roulement du tonnerre dominait le bruit de sa marche et la cachait à l’ennemi. Après Villers-Cotterêts, quand nous pénétrâmes dans la forêt, ce fut au milieu de colonnes d’artillerie et de tanks se hâtant comme nous à la bataille. Un tel déploiement de forces nous rendait malgré notre fatigue extrême, une vigoureuse espérance.
4À 3 heures du matin, nous atteignions le rond-point de Villers-Cotterêts assigné pour terme à notre étape et, anéantis par l’effort, nous nous couchions dans l’herbe humide et nous nous endormions d’un profond sommeil.
5Soudain à 4 h 30 un épouvantable fracas nous arracha de notre torpeur. De toutes parts notre artillerie tonnait, faisant trembler le sol sous nos pieds, tandis qu’à l’infini, l’écho des grands bois répercutait les détonations sourdes des grosses pièces et les claquements déchirants de nos 75. Le général Mangin qui nous commandait, venait de lancer, dans le flanc de l’adversaire engagé sur la Marne, une vigoureuse contre-offensive qui, en menaçant ses lignes de communication, allait le forcer à la retraite. Ce 18 juillet, à l’aurore, s’engageait « la plus grande bataille de l’histoire »4, celle qui désormais, menée sans répit pendant près de quatre mois, allait chasser l’armée allemande de notre sol et la contraindre à la défaite et à l’armistice.
6La surprise en effet fut complète. Tandis que, aussitôt rassemblés, nous nous hâtions vers les lisières de la forêt par le carrefour de Guise, celui des Sangliers et la laie des étangs de Longpont, pas un obus allemand ne vint inquiéter notre marche. Par contre, nous rencontrâmes en chemin de nombreux prisonniers ramenés par les zouaves, et nous apprîmes avec joie la reprise de Villers-Hélon. L’ennemi commençait à peine à se ressaisir et à bombarder le village reconquis. Mais déjà les zouaves poursuivant leur avance l’avaient dépassé et attaquaient le bois Mauloy et le village de Blanzy. Pour le moment, nous n’avions qu’à suivre leur avance et à demeurer en soutien. Aussi, après nous être arrêtés quelques heures à nos anciennes lignes, nous les quittâmes vers 16 heures. Par la ferme La Grille et Longpont, le régiment atteignit la Savières, la traversa et remonta de l’autre côté sur le plateau jusqu’à Villers-Hélon.
7Après avoir passé la nuit dans un verger, à l’ouest du château5, le 201e tint pendant la journée du 19, les positions de seconde ligne à l’est du village, tandis que les zouaves, continuant leurs attaques, enlevaient de haute lutte le bois Mauloy et Blanzy. Ce jour-là, le combat fut pour eux, beaucoup plus dur que la veille. L’ennemi vivement pressé par les Américains6 près de Château-Thierry, sérieusement contre-attaqué au sud de la Marne, sentait la gravité de la menace que notre soudaine avance dans son flanc faisait peser sur ses communications. Pour assurer la retraite de ses troupes les plus avancées, il lui fallait à tout prix, nous contenir et nous retarder le plus possible, aussi luttait-il désespérément.
8De notre côté, nous ne lui laissions pas de répit. Le 20, dès la première heure, les zouaves repartaient de l’avant et nous allions tenir derrière eux le village de Blanzy et les petits bois au nord-est. Au prix de lourdes pertes, les troupes de première ligne enlevèrent ce jour-là, Saint-Rémy-Blanzy et les garennes de Plessier et de Fronteny, mais elles étaient exténuées et nous sentions approcher l’heure où nous aurions à notre tour à mener l’assaut.
9Les ordres qui nous parvinrent dans la nuit du 20 au 21 prescrivaient pour la journée suivante une double attaque dans le secteur. Les zouaves rassembleraient ce qui leur restait d’hommes valides dans la garenne du Plessier et dans un suprême effort, à 7 heures du matin, s’empareraient de Plessier-Huleu. Le 201e les doublant à droite, occuperait à leur place la garenne et la ferme de Fronteny, et à 10 heures du matin, dépassant par le sud, le village conquis, couperait la route nationale de Soissons à Château-Thierry, et donnerait l’assaut au village de Grand-Rozoy. À cet effet, avant le lever du jour, notre 4e bataillon était en première ligne à la ferme de Fronteny, et le 6e en réserve à la garenne Manet.
10De ce plan magnifique, rien hélas ! ne subsista. Les restes de la division de zouaves étaient trop affaiblis, par trois jours et trois nuits de combats, pour être encore capables de prendre le Plessier-Huleu. Leur attaque initiale, dont dépendait la nôtre, échoua complètement, et le commandement se décida à retirer du front cette unité épuisée. Le résultat fut pour nous désastreux, car en plein jour, et sous les yeux de l’ennemi, nous dûmes exécuter un changement de position périlleux. Notre 5e bataillon quittant la garenne de Fronteny, dut relever les zouaves dans celle du Plessier. Notre 6e bataillon dut passer de même, de la garenne Manet à celle de Fronteny. Nous perdions ainsi le bénéfice des mouvements que nous avions exécutés de nuit, et nous révélions à l’ennemi, nos points de concentration sur lesquels aussitôt s’abattit un bombardement meurtrier. Pour comble de malheur, l’heure d’attaque fut aussi changée au lieu de 10 heures du matin, elle fut fixée à 5 heures du soir, et elle eut pour objectif, au lieu de Grand-Rozoy, le Plessier-Huleu.
11Alors, pendant sept heures, dans la garenne du Plessier où il n’y avait guère de tranchées et pas d’abris, le 5e bataillon fut soumis par l’artillerie ennemie à un tir de destruction impitoyable, qui n’en laissa subsister que des débris. Quand enfin, l’heure arriva de se porter en avant, les survivants firent des prodiges. À la 18e compagnie, le capitaine Aimé entraînant à sa suite une poignée d’hommes valides, atteignit la corne nord du Plessier-Huleu, et captura un chef de bataillon, un capitaine, et un groupe d’Allemands à peu près égal à son effectif. Le 4e bataillon partit de la ferme de Fronteny, avec l’appui de tanks légers, atteignit les lisières ouest du village au prix de pertes élevées. À sa droite, le 1er d’infanterie, pénétra dans la corne sud du Plessier et s’y maintint. Enfin, à la faveur de la nuit, nous réussîmes à déloger les défenseurs et à nous établir solidement dans l’ensemble de la localité. Le Plessier-Huleu était pris, mais au lieu du régiment superbe et frais qui eut pu à 10 heures du matin, se porter sur Grand-Rozoy, ou même après le contre-ordre, sur Plessier, le 201e, victime des déplacements inutiles, et des retards qu’on lui avait imposés, n’était arrivé au combat que décimé et amoindri avant l’heure.
12La journée du 22 ne fut marquée par aucune réaction offensive de l’ennemi, ni par aucune entreprise de notre part. Seul le bombardement mutuel continua avec une assez grande intensité. Mais il n’en fut pas de même le lendemain. Tandis que le 4e bataillon tenait les abords du Plessier-Huleu, le 6e bataillon fut lancé contre Grand-Rozoy, il réussit à franchir la route nationale et la 22e compagnie parvint aux premières maisons du village. Le succès que nous tenions déjà fut alors compromis par l’échec de la division placée à notre gauche et chargée d’enlever le bois du Plessier. Elle n’y put réussir et notre 6e bataillon engagé de face contre les défenseurs de Grand-Rozoy, se trouva mitraillé de flanc et même à revers par les occupants du bois du Plessier et du bois Plantis. Il fallut retirer notre pointe la plus avancée et nous contenter de limiter notre avance à la ligne et à la station de chemin de fer, à peu près à égale distance du Plessier et de Grand-Rozoy.
13Notre position y demeurait précaire. Le 6e bataillon dont les pertes avaient été graves, s’y trouvait en flèche, complètement découvert sur sa gauche, sans communications possibles pendant le jour avec l’arrière, car entre lui et le Plessier-Huleu, se creusait un ravin pris d’enfilade par les mitrailleuses du bois du Plessier. Une compagnie du 4e bataillon lui fut envoyée en renfort et nous restâmes dans cette situation risquée, aucune avance n’étant plus possible avant que le bois ne fût réduit. Cet arrêt nous permit du moins d’employer la journée du 24 juillet à identifier et à inhumer nos morts abandonnés sur le terrain et particulièrement nombreux dans la garenne du Plessier.
14Une dernière épreuve nous attendait. Dans la nuit du 24 au 25 juillet, l’ennemi s’infiltrant silencieusement dans le ravin derrière notre ligne avancée, réussit à la prendre à revers. On se battit au corps à corps dans les ténèbres, mais nous étions cernés. Seuls quelques officiers et une centaine d’hommes parvinrent à se frayer passage à coups de revolver et de baïonnette, et regagnèrent Le Plessier-Huleu, le reste fut fait prisonnier, et la position resta aux mains de l’ennemi. De notre coûteuse conquête, nous ne gardions à peine plus que le village. Réduit à l’effectif d’un bataillon à peine, le 201e était déjà inutilisable. Heureusement, cet échec local si douloureux pour nous, ne comptait guère dans l’ensemble des opérations. En réalité, nous avions contribué à nos dépens, à attirer sur nous les forces allemandes. Dès le 25, celles qui combattaient sur la Marne, se voyaient dans l’obligation de rétrograder vers le nord, et de reporter leurs lignes sur la rive nord de l’Ourcq. Le démarrage avait été dur, mais tout de même « on » commençait à « les » avoir !
15Notre relève s’effectua le soir du 26 juillet. Par le ravin de Nadon, Louâtre et Corcy, elle nous ramena une fois encore dans la forêt de Villers-Cotterêts. En route, une forte pluie nous surprit et quand enfin à 2 heures du matin, nous atteignîmes le carrefour des Sangliers, nous n’eûmes d’autre ressource que de nous étendre par terre pour dormir dans nos vêtements tout mouillés. Après une journée de repos sur place, nous fîmes le 28, une étape de 20 km pour gagner Fresnoy-la-Rivière. Le lendemain, en auto, nous étions conduits à Grand-Fresnoy et Sacy-le-Petit (Oise) pour nous y reposer jusqu’au 10 août.
16J’utilisais cette période favorable pour remonter de mon mieux le moral assez abattu du régiment, et pour prendre contact avec les renforts qui vinrent reconstituer nos effectifs et nos cadres. Sacy et Grand-Fresnoy avaient heureusement de belles églises. Nos messes et nos saluts furent repris comme d’habitude, et tout de suite bien suivis. Le 2 août, notre général de division Grégoire vint en personne présider la messe pour nos morts si brusquement décommandée le 16 juillet. À la longue liste de nos soldats tués sur l’Aisne le 28 mai, à Vauxcastille le 2 juin, et dans la forêt de Villers-Cotterêts, s’ajoutaient maintenant ceux du Plessier-Huleu. Deux fois en moins de deux mois, le régiment avait été cruellement décimé. Il nous tardait de rendre un solennel hommage à nos braves disparus et de prier pour le repos de leurs âmes. L’église de Grand-Fresnoy débordait. Une autre cérémonie compléta celle-ci le dimanche 4 août. Ce jour-là fut une journée de prière pour la France. Elles furent aux 201e particulièrement ferventes. Une grande espérance commençait en effet à soulever nos âmes : l’espérance de la victoire. Nous venions d’apprendre la reprise de Soissons et le repli des Allemands de la ligne de l’Ourcq à celle de la Vesle !
17Pour achever de nous réconforter, une grande remise de décorations eut lieu le 5 août. Beaucoup de ceux qui s’étaient distingués au cours de cette tragique période, reçurent alors leur récompense. Mais hélas, beaucoup d’autres manquaient à l’appel, disparus dans la tourmente avant d’avoir vu la Croix de guerre briller sur leur poitrine. Pour ma part, j’avais obtenu deux nouvelles citations, une à l’ordre de l’armée pour le 28 mai, l’autre à l’ordre du régiment pour les journées de juin : une quatrième palme et une seconde étoile de bronze, vinrent s’ajouter sur ma croix de guerre.
18Quand nous partîmes, le 10 août, une nouvelle bataille s’était engagée dans la Somme et se développait avec succès. Amiens était dégagé, Montdidier repris, Lassigny menacé. D’eux-mêmes, les Allemands abandonnaient le saillant qu’ils avaient formé dans la plaine des Flandres jusqu’à Merville. Tout le front s’ébranlait peu à peu d’un irrésistible mouvement7. Nous n’allâmes qu’à huit kilomètres de distance, à Rémy (Oise), et nous y passâmes dix jours en perpétuel état d’alerte. Mais on n’eut pas besoin de nous et nous pûmes célébrer convenablement la fête du 15 août. Le soir du 19 seulement, l’ordre de nous porter vers le front arriva. Depuis deux jours la Xe armée à laquelle nous appartenions, avait attaqué entre l’Oise et l’Aisne. Elle nous appelait en renfort. Par Monchy-Humières, Marquéglise, Vandélicourt, nous arrivions au petit jour à Elincourt Ste Marguerite. La journée se passa tranquille et le soir, heureuse surprise, on nous renvoyait à Grand-Fresnoy, où nous arrivions à 4 heures du matin. Nous en étions quittes pour deux marches de nuit... ou plutôt, pour trois, car le soir même de ce 21 août, nous repartions à Liancourt où nous parvenions le 22 à 4 h ½ du matin.
19Liancourt, près de Creil, sur la grande ligne de chemin de fer du Nord, nous présageait un embarquement prochain, mais dans quelle direction ? Il était impossible de le prévoir ; nous étions du moins persuadés que dans la grande bataille maintenant engagée partout, nous ne tarderions pas à reprendre notre place. Ce fut le contraire qui arriva. Le 28 août, nous nous embarquions pour une « destination inconnue ». Le train prit la route de Paris, puis la ligne de l’Est sur laquelle il roula toute la nuit. Au matin, nous étions dans les Vosges et enin, le 29, à 2 heures de l’après-midi, nous débarquions à Cernimont, près de la frontière. Nous allions où tant de fois nous avions rêvé d’aller : en Alsace !
20À pied, par une belle route, nous montons d’abord pendant 10 kilomètres jusqu’au col d’Oderen. Voici la frontière allemande abattue. Nous entrons dans le petit lambeau d’Alsace reconquis depuis 1914, et nous commençons à descendre parmi les grands sapins vers la riante vallée de la Thür. Par Oderen, Wesserling, Felleringen nous gagnons à 10 heures du soir l’accueillant village de St Amarin. Je suis attendu à la maison du maire M. Kuster, une chambre éclairée à l’électricité a été préparée. J’en suis tout ébloui. Vraiment les jours se suivent et ne se ressemblent pas.
21Je n’ai passé que trois jours à St Amarin, mais quelle impression profonde j’en ai gardée. Ici toute la population parle français, et elle est restée française de cœur. Au presbytère, le clergé me reçoit avec la plus grande amabilité, et facilite nos saluts. Le dimanche 1er septembre, à la messe militaire de 9 heures, tout un côté de la nef est rempli par nos soldats, et l’autre côté par la population civile qui a tenu à y assister avec nous. Dans la famille Kuster je suis l’objet des attentions les plus délicates de la part des deux filles du maire, qui gardent la maison en l’absence de leur père, qui est allé prendre ailleurs quelques jours de repos.
22Dans l’après-midi du 1er septembre, je monte en ligne où nous avons deux bataillons. Le poste du colonel est sur le ballon de Guebwiller. L’ascension depuis St Amarin demande deux heures et demie, tantôt par des routes magnifiques, et tantôt par de vrais sentiers de montagne. Notre secteur s’étend du Judenhut au nord, jusqu’au Sudelkopf au sud, mais il présente un aspect totalement différent de tout ce que nous avons vu jusqu’ici. La montagne boisée des Vosges ne permet pas l’établissement de tranchées continues. La défense est constituée par tout un ensemble d’îlots fortifiés, complètement séparés les uns des autres et entourés de toutes parts de réseaux barbelés. On les appelle « groupes de combat ». De l’un à l’autre on ne peut circuler qu’en groupes armés parce qu’il n’est pas rare que les patrouilles ennemies dressent des embuscades entre les QG.
23Mon premier soin fut de reconnaître soigneusement tout le terrain afin de pouvoir le cas échéant, trouver facilement les compagnies, les postes de secours et les postes de commandement. D’abord, logé au PC Hennequin près du colonel, à l’ouest du ballon de Guebwiller, je fis l’ascension de celui-ci. Du haut de son observatoire, j’aperçus Mulhouse, et plus loin le Rhin et la Forêt Noire. Puis, je fis le tour de notre secteur nord, celui de Judenhut, tenu par des compagnies du 5e bataillon, et de notre secteur central, celui du rocher. Les hommes paraissaient contents, mais le service est assez dur car dans chaque QG, les effectifs sont faibles et le tour de garde revient souvent. Au Judenhut, les positions allemandes sont assez proches des nôtres. Devant le rocher, elles sont beaucoup plus éloignées : chaque nuit des patrouilles circulent dans la zone neutre et la surveillance est active.
24Le 4 septembre, je redescends à St Amarin pour m’assurer que les offices religieux sont bien organisés au bataillon de réserve avant d’aller desservir, aux tranchées de Sudelkopf, mon 6e bataillon qui n’a pas de prêtres. Un gourbi m’est réservé au camp Guérin, près du PC Guérin, je m’y installe dès le 5 et j’y reste jusqu’au 19 septembre. Il y a une chapelle ici et une autre au camp Duchet, un peu plus au sud du secteur. La région est sauvage et escarpée, propice aux embuscades, mais en somme, à part quelques escarmouches, c’est plutôt calme. Tout serait pour le mieux sans les inévitables changements. À la première relève le 9 septembre, le bataillon qui passe en réserve n’est plus à St Amarin, son cantonnement est au village voisin, Moosch. Le curé de la paroisse est moins français que celui de St Amarin. Son accueil est froid, mais il nous accorde cependant le salut chaque soir dans son église, et la messe militaire le dimanche à 9 heures. Les habitants sont moins aimables aussi, et les soldats au repos sont mal logés. Descendu du Sudel le 9 pour prendre congé de mes hôtes de Saint-Amarin, et lancer l’organisation à Moosch, je remonte en ligne le 10, par une véritable tempête qui se prolonge encore le lendemain. Sous la pluie diluvienne, nous sommes trempés jusqu’aux os, et bien incapables de nous sécher.
25Le soir du 11 septembre, nos lignes du Sudel et le ravin du camp Guérin, sont violemment bombardés. Pendant une heure, les obus s’abattent avec un fracas tout particulier dans ces régions boisées et accidentées. Nous nous attendons à être attaqués, mais le coup de main allemand se produit à notre droite vers l’Hartmannvillerskopf, et il échoue sous les feux du 1er d’infanterie. Nous n’avons eu que deux blessés légers, mais en courant au poste de secours, j’ai glissé sur un caillebotis mouillé, et je suis tombé si lourdement sur le genou que j’ai failli tomber en syncope ! Heureusement ce n’est qu’une forte contusion, je reste trois jours tranquille, et le dimanche 15, je suis d’aplomb pour assurer les messes à Duchet et à Guérin.
26Les nouvelles du front sont excellentes. Les Anglais ont rejeté les Allemands jusqu’à la fameuse ligne Hindenburg et ont même commencé à l’entamer. Les Américains ont, en une seule journée, réussi à réduire le saillant de Saint-Mihiel8. À l’armée d’Orient, Franchet d’Espérey vient de passer à l’offensive, et de rompre le front bulgare9. Et tandis que se déroulent tous ces grands événements, nous sommes tout surpris de demeurer loin de la lutte. Depuis que nous sommes en Alsace, nous n’avons eu qu’un seul tué : le lieutenant Drouillard, qui a été électrocuté pendant une patrouille, en essayant de cisailler le réseau de fils de fer ennemi qui était électrisé. Jamais aucun secteur tenu par nous depuis le début de la guerre n’a été moins meurtrier.
27Le 19 septembre, le bataillon que je desservais en l’absence de son prêtre-soldat, passait en réserve à Moosch. Je l’y installais au point de vue religieux, puis je remontais pour dix jours au PC Hennequin, près du poste de secours réglementaire. Pendant cette période très tranquille, mon principal travail fut d’aménager une chapelle dans cette partie de notre zone où il n’y en avait pas encore, et d’assurer dans tous nos postes principaux, les messes du dimanche. Naturellement la visite des compagnies, disséminées sur notre front très étendu, fut aussi une de mes occupations quotidiennes.
28Le 29 septembre, ce fut le tour du 4e bataillon d’aller en réserve à Moosch. Le père Atticus, son prêtre-infirmier, en profita pour partir en permission, et je descendis à Moosch, pour le remplacer pendant les dix jours de repos. Je fus logé au presbytère, mais tout à fait comme un étranger. Heureusement la tenue religieuse du régiment restait excellente. Messes et saluts étaient bien suivis. Le dimanche à la messe militaire, l’église était pleine et l’impression produite sur la population alsacienne, était profonde. Je profitais de mes loisirs pour parcourir la jolie vallée de la Thür, depuis Wesserling où était la division, jusqu’à Thann, où j’eus le plaisir de rencontrer monsieur l’abbé de la Serre, dans l’emploi d’instituteur français. Les nombreux petits villages qui jalonnent cette vallée étaient demeurés presque intacts. Les habitants ne les avaient pas évacués, et leur présence donnait à nos cantonnements, un charme et une vie auxquels nous n’étions pas accoutumés.
29C’est là que le 1er octobre nous parvinrent encore d’impressionnantes nouvelles. En Orient, la Bulgarie a capitulé. En Palestine, l’armée turque battue et désorganisée, cède peu à peu le terrain aux Anglais10. Sur le front français, la bataille est devenue générale11. Les Américains sont en train de nettoyer l’Argonne. À leur gauche, les armées françaises ont atteint en Champagne, la vallée de la Py, et dans l’Aisne, elles approchent du Chemin des Dames. Plus au nord, les Anglais ont enlevé la ligne Hindenburg sur la plus grande partie de sa longueur, et sont aux portes de Cambrai. Enfin l’armée belge, dans une large offensive en direction de Roulers et de Menin, commence à déborder Lille par le nord12. La victoire que nous avons reprise en main le 18 juillet, ne nous a plus échappé. Combien d’efforts et de temps faudra-t-il encore pour qu’elle nous reste définitivement acquise ? Nous l’ignorons, mais tous les espoirs sont permis.
30Mon séjour à Moosch dura jusqu’au 9 octobre, je remontais alors au PC Hennequin, et voyant que le moment était favorable, je demandais de m’en aller en permission le 14. J’avais appris que ma mère, après être rentrée à Paris, avait dû regagner Granville où mes nièces étaient sérieusement atteintes de la grippe, et je n’étais pas sans inquiétude, car les cas de grippe, qui commençaient à éclater un peu partout, étaient pernicieux13.
31Mais avant de m’éloigner de l’Alsace, je devais prendre part à une cérémonie particulièrement émouvante. Jusqu’alors, les sympathies de la population alsacienne pour la France, tout en étant sensibles demeuraient réservées. L’Allemand était encore si proche, et l’issue de la guerre était restée si longtemps incertaine, que les habitants n’osaient s’abandonner sans crainte à leurs espérances. À mesure que notre victoire s’affirmait, ils s’enhardissaient. Si bien qu’à l’époque où nous sommes arrivés, la petite ville de Bitschwiller avait résolu de donner à sa place centrale ornée d’une fontaine, le nom de place Jeanne d’Arc, et à deux de ses rues, les noms du président Wilson14 et du maréchal Joffre15. Le baptême était fixé au dimanche 13 octobre. Le programme comportait une messe militaire à 9 heures, une inauguration des rues à 11 heures et à 2 heures de l’après-midi, des vêpres et un salut solennel avec pose d’un médaillon de Jeanne d’Arc dans l’église. Je ne pouvais songer à assister à toutes les cérémonies, car je devais, comme tous les dimanches, assurer pour ma part, le service religieux du régiment, et il se présentait à moi, ce dimanche-là, d’une manière assez compliquée. Le cantonnement de réserve venait d’être de nouveau changé et reporté de Moosch à St Amarin. Il me fallut donc descendre du Ballon, le samedi soir pour préparer mon départ en permission, et laisser à St Amarin, mes cantines bouclées en cas de déplacement. Puis le dimanche matin, je dus remonter au Ballon casqué et botté, pour célébrer la messe de 9 heures à Hennequin. En route à Geishausen, mon passage fut salué par les obus et la piste que je suivais était encombrée d’arbres fraîchement abattus par eux. Ensuite, je redescendis à Bitschwiller où j’arrivais vers 1 h ½. J’avais manqué les cérémonies du matin, mais le 201e y avait pris une part active. Notre musique avait fourni les chanteurs et l’organiste pour la grand’messe. Elle avait accompagné de ses morceaux les plus entraînants l’inauguration des nouvelles rues. Quand j’arrivais, je trouvai la petite ville tout en fête, bien pavoisée, sillonnée d’alsaciennes en costume du pays. Nos soldats se montraient ravis de l’accueil cordial qui leur était fait et tout émus de cette explosion d’amitié française et de foi religieuse. Quant à moi, j’allais avoir l’honneur et la joie de parler de Jeanne d’Arc, libératrice de la patrie à ce peuple sympathique, avide lui aussi d’être bientôt libéré du joug ennemi. À deux heures, l’église était pleine. Chants, sermon, prières jaillirent vraiment du plus profond de nos cœurs et exprimèrent d’une manière poignante, les espérances et les vœux unanimes qui les remplissaient.
32Le soir même, par l’auto postale de Belfort, je quittais l’Alsace en suivant la belle route de Massevaux. Je ne devais plus y revenir, mais le dernier souvenir que j’en emportais m’apparaissait comme un prélude des fêtes de la victoire désormais prochaine.
Notes de bas de page
1 L’inquiétude augmentait en Allemagne mais Ludendorf ne renonça pas à son plan et décida de lancer une puissante offensive en Champagne entre Reims et l’Argonne. Une contre-offensive de flanc fut lancée par le général Mangin à la tête de la Xe armée (seconde bataille de la Marne).
2 Le général Henri Gouraud (1867-1946), commandant la 4e armée, s’était rendu célèbre par la capture du chef soudanais Samory (1898). Blessé en 1915 alors qu’il était à la tête du corps expéditionnaire français aux Dardanelles il fut amputé du bras droit. La manœuvre mise au point par le général Pétain, en réponse à la tactique allemande (préparation d’artillerie puis vagues d’assaut successives) consista à échelonner le dispositif en profondeur et en cas d’attaque abandonner la première ligne pour que l’assaut initial tombe dans le vide. C’est ainsi que le 15 juillet 1918 l’offensive allemande fut brisée avec de lourdes pertes. Trois jours plus tard, le 18 juillet, les armées alliées prenaient l’offensive (seconde bataille de la Marne) et la conservaient jusqu’à la victoire.
3 Ballons captifs d’observation ainsi appelés en raison de leur forme allongée. Désarmés et ancrés au sol ils étaient vulnérables et n’offraient qu’un angle de vue limité.
4 Le maréchal Foch adressa ce message aux armées depuis son quartier général de Senlis le 12 novembre 1918 : « Officiers, sous-officiers et soldats des armées alliées, après avoir résolument arrêté l’ennemi, vous l’avez pendant des mois, avec une foi et une énergie inlassables, attaqué sans répit. Vous avez gagné la plus grande bataille de l’histoire, sauvé la cause la plus sacrée : la liberté du monde. Soyez fiers, d’une gloire immortelle vous avez parés vos drapeaux, la postérité vous garde sa reconnaissance ».
5 Château d’Alexandre Dumas à Villers-Hélon (XVIIe-XVIIIe).
6 Les Américains n’avaient encore que peu d’hommes à la fin de l’année 1917. Mais le rythme de transport des troupes mobilisées et entraînées atteignit bientôt quelque 200 000 hommes par mois.
7 Le « plan général d’action » exposé par Foch le 24 juillet comportait deux phases : une série ininterrompue d’attaques pour dégager la voie ferrée Paris-Amiens, la voie ferrée Paris-Nancy coupée par le saillant de Saint-Mihiel, le région des mines de Bruay, le Pas-de-Calais, puis une offensive sur l’ensemble du front. Les attaques de dégagement se déroulèrent avec succès. Les Allemands battirent en retraite sur tout le front.
8 La bataille de Saint-Mihiel commencée le 15 septembre fut la première opération purement américaine.
9 À Salonique, après l’entrée en guerre de la Grèce en juin 1917, les Alliées avaient une armée qui regroupait quelque 550 000 hommes (Français, Anglais, Italiens, Serbes et Grecs) face auxquels ne subsistait que l’armée bulgare. L’offensive fut lancée le 15 septembre. La Bulgarie signa l’armistice le 29.
10 Les Anglais occupèrent Damas et s’emparèrent de presque toute la Syrie.
11 L’offensive générale prévue par Foch fut déclenchée les 27 et 28 septembre dans trois zones : en Flandres sous la direction du roi des Belges ; au centre de Cambrai à Reims (franco-anglais) et de Reims à l’Argonne (franco-américains).
12 Lille occupée depuis 1914 fut libérée par les Anglais le 17 octobre 1918.
13 L’épidémie de grippe de 1918, due au virus H1N1 fut particulièrement virulente et contagieuse. Elle se répandit en pandémie de 1918 à 1919 et fit plus de morts que la guerre elle-même (20 à 40 millions, 100 millions peut-être selon des estimations récentes) Elle était nommée à tort « grippe espagnole », du fait que seule l’Espagne, non impliquée dans la Première Guerre mondiale pouvait publier librement en 1918 des informations sur cette épidémie. Les journaux français parlaient de cette « grippe espagnole » qui faisait des ravages « en Espagne » sans mentionner les cas français tenus secrets pour ne pas faire savoir à l’ennemi que l’armée était affaiblie.
14 Woodrow Wilson (1856-1924), fut président des États-Unis de 1913 à 1921. Pacifiste il avait réussi à garder les États-Unis hors du conflit pendant les trois premières années de la guerre. Au moment de son investiture pour un second mandat il rappela que les États-Unis étaient neutres mais que cette position serait difficile à tenir. Le 2 avril 1917 il demandait au Congrès une déclaration de guerre contre l’Allemagne. En janvier 1918 il faisait connaître les « 14 points » nécessaires à l’obtention de la paix et réclamait la création d’une Société des nations
15 Joseph Joffre (1852-1931), vainqueur de la Marne en 1914, contesté dans sa stratégie au moment de Verdun fut nommé Maréchal, dignité qui n’avait plus été accordée depuis le Second Empire, alors qu’il était remplacé par Nivelle en décembre 1916. Son rôle à la fin des hostilités fut limité mais il participa au défilé de la victoire aux côtés de Foch et Pétain le 14 juillet 1919.
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