Chapitre 10. 9 mai - 11 juillet 1918
Aumônier au GBD1 détaché au 201e - En réserve à Plessis-Brion. Bataille de l’Aisne - Forêt de Villers-Cotterêts
p. 91-96
Texte intégral
1Une seule étape suffit cette fois pour nous mener à notre cantonnement de repos, dans un coin charmant de la vallée de l’Oise. Le Plessis-Brion, Choisy-au-Bac et Montmacq reçoivent chacun un de nos bataillons. Je suis logé pour ma part, et admirablement accueilli, au château du comte de Bréda1. Vais-je mener la vie de château ? Il n’en est pas question. Je commence par assurer les messes et saluts dans les trois paroisses, à Montmacq grâce à l’obligeance d’un prêtre-soldat qui y réside habituellement, et dans les deux autres localités avec le concours du père Atticus et l’abbé Dubarry qui a remplacé l’abbé Bizeul. Puis, après avoir célébré le dimanche 12 mai, une grand’messe militaire au Plessis-Brion, dans une église toute remplie, je profite de ce que ma présence n’est pas nécessaire pour partir en permission. Il est convenu que si le régiment est alerté pendant mon absence, je serai prévenu et je rejoindrai immédiatement.
2Cette permission je l’attendais depuis quelque temps, car les rigueurs de la guerre avaient obligé une fois de plus ma mère à changer de résidence. En 1914, l’invasion menaçante l’avait fait partir de Wimereux à Folkestone, en Angleterre. En 1915, après sa guérison, elle était allée s’établir à La Couronne, en Charente, pour se rapprocher de mon frère Maurice mobilisé à La Courade2. Puis lorsqu’il avait été envoyé à l’armée d’Orient, ma mère était venue s’installer à Paris où ma sœur l’avait rejointe avec ses enfants. Mais depuis que les Allemands avaient repris leurs grandes offensives, ils avaient aussi multiplié leurs raids d’avions sur Paris, et le tir de leurs canons à très longue portée ajoutait ses effets meurtriers à l’angoisse des bombardements nocturnes. Pour la santé des enfants dont le sommeil était trop souvent interrompu par les alertes, il avait donc fallu émigrer ailleurs. Je savais les miens réfugiés à Granville dans la Manche, et il me tardait d’aller les visiter dans leur nouvelle résidence.
3Je pris donc le train à Compiègne, le dimanche soir. Je fis à Paris, le lendemain, les courses indispensables, et par le train de nuit, j’atteignis Granville le 14, à cinq heures du matin. J’arrivai à temps pour y rencontrer mon frère dont la permission n’expirait que le lendemain. Toute la famille était en bonne santé, et les jours qui suivirent furent agrémentés d’excursions très agréables dans toute la région avoisinante. Nous pûmes même admirer de loin le mont St Michel. J’étais encore à Granville le dimanche 19, pour la fête de la Pentecôte, et M. le curé de la paroisse St Paul me réserva l’honneur de chanter la grand’messe dans son église.
4Des nouvelles reçues du régiment me permirent d’ailleurs de jouir bien en paix de mon séjour, car elles m’apprirent qu’aucune alerte n’était survenue, et que tout se passait le mieux du monde en mon absence. Mais les beaux jours s’envolent vite. Le mardi de la Pentecôte je regagnais Paris, et le lendemain 22 mai, je fus de retour au Plessis-Brion où la semaine s’acheva sans incident, et où le dimanche 26 j’eus la joie de constater la présence à la messe d’une énorme affluence de soldats.
5Nous étions sans le savoir, à la veille de la plus tragique aventure. Le 27 mai, par une attaque brusquée, étendue de la forêt de Pinon jusqu’à Reims, sur un front de 40 km, l’armée allemande franchissait d’un seul élan le Chemin des Dames3, et poussant droit devant elle, traversait l’Aisne depuis Vailly jusqu’à Berry-au-Bac. Aussitôt, nous étions alertés, emmenés en auto dans la région de Soissons, et débarqués la nuit venue, à Septmonts. De là, à pied, nous gagnions aussitôt Venizel, à l’est de Soissons, pour garder le pont sur l’Aisne.
6Dès le matin du 28 mai, nous fûmes appelés à porter secours à une division4 durement éprouvée qui tenait encore les hauteurs au nord de l’Aisne, depuis Crouy à gauche, jusque devant Chivres, à droite. Chacun de nos bataillons fut détaché, et envoyé en renfort à chacun des trois régiments de la division engagée. Le 4e bataillon va à Crouy soutenir le 299e RI, le 6e va devant Vrégny secourir le 230e RI, et le 5e devant Chivres, où se bat héroïquement le 50e bataillon de chasseurs. Le régiment, en l’absence du colonel5, est commandé par le commandant Tassel. Au service de santé, le docteur Pouget remplace le médecin-chef Bonjean permissionnaire. Nous traversons le pont de l’Aisne, et nous allons installer le poste de secours régimentaire à Ste Marguerite, dans une maison abandonnée. Là nous pourrons soigner les blessés des 5e et 6e bataillons qui sont sur les plateaux au-dessus de nous. Avec l’adjudant Henno, je vais reconnaître les postes de secours de ces bataillons, et placer entre eux et nous, le relais de brancardiers. Puis je rallie mon poste près du docteur Pouget. Tout autour de nous le combat fait rage. Notre artillerie installée dans la plaine tire en barrage à toute volée par-dessus nos têtes. Les blessés affluent, les nouvelles sont mauvaises. Le 50e chasseurs est haché. Il recule sur notre droite. Un capitaine de chasseurs blessé, nous arrive et réclame des brancardiers pour relever des blessés de son bataillon au carrefour, à la sortie même de Ste Marguerite. Nous n’avons aucun brancardier. L’adjudant Henno, le caporal Delplanque6, et l’infirmier Marie se dévouent, saisissent un brancard, atteignent le carrefour violemment bombardé, et couvert de morts et de blessés. Quelques minutes après, l’adjudant Henno revient blessé, soutenu par Marie, notre brave caporal Delplanque est mort, victime de son dévouement. L’adjudant Henno qui a un gros éclat dans la cuisse est aussitôt pansé et évacué sur une poussette. Les obus tombent maintenant sur nous. De tous côtés, fantassins et chasseurs refluent en désordre. L’artillerie emporte ses pièces au galop vers le pont de Vénizel. Je vois un maréchal des logis tomber de cheval à l’éclatement d’un obus, le pied reste engagé dans l’étrier, et l’animal épouvanté, s’emballe en un galop fou, traînant après lui son malheureux cavalier dont le corps soulève des nuages de poussière...
7L’ennemi s’approche. Il nous reste deux blessés graves du 50e chasseurs, que j’ai administrés, et que nous ne pouvons pas évacuer. Dois-je rester pour eux, et être fait prisonnier ? Dois-je les abandonner ? Cruelle incertitude ! J’hésite encore quand le docteur Pouget donne l’ordre de la retraite. Il me semble que si je reste je déserte. Alors j’attache à la porte de la maison, un fanion de la Croix-Rouge, pour attirer l’attention des Allemands qui vont arriver sur mes malheureux abandonnés ; je charge sur mon dos ma sacoche qui contient mon autel, ma musette, et mon rouleau de couvertures en sautoir, je rejoins le major. Nous traversons Ste Marguerite, puis Bucy-le-Long. Mais quand nous arrivons là, les balles de mitrailleuses claquent de tous les côtés. Les Allemands, ayant brisé toute résistance, occupent déjà les bords des plateaux, tandis que nos soldats sont rejetés sur les pentes et dans le village. Il n’y a plus qu’une ressource : repasser l’Aisne au plus tôt. Nous traversons une maison au sud de la route, nous sortons par le jardin, et nous voilà dans la plaine, descendant vers la rivière. Toute l’infanterie bat en retraite, à découvert sous le tir intense des mitrailleuses. L’une d’elles nous prend à parti et nous n’avons que le temps de nous aplatir derrière une pile de rails de chemin de fer qui se trouve là fort à propos. La mitrailleuse change de but, et nous repartons droit vers la rivière. Un petit bois la borde devant nous. Nous y entrons. Bientôt le service de santé, des téléphonistes, le commandant Tassel et des soldats du 230e s’y trouvent rassemblés, mais comment traverser l’Aisne ? La Providence se charge de nous en fournir le moyen. Sur l’autre rive nous apercevons un bac attaché. Un soldat se déshabille, passe à la nage, et ramène la lourde embarcation. Elle est munie d’une corde assez longue, pour qu’en la tenant ici par un bout, on puisse après chaque traversée, ramener la barque jusqu’à nous. Un premier chargement se fait en bon ordre, le bac actionné par deux grosses rames, passe sans encombre, et nous le ramenons à nous. Mais voici que deux obus allemands viennent éclater sur nos têtes. Alors c’est la ruée. Tout le monde veut embarquer. Le commandant Tassel manque d’être jeté à l’eau. Le bac surchargé, s’éloigne de la rive, mais personne à bord ne sait ramer ; au lieu de gagner la rive opposée, l’embarcation prise dans le courant reste au milieu de l’eau, au bout de la corde que nous tenons. Le commandement Tassel se décide alors à essayer de gagner Soissons par la rive et emmène avec lui la plus grande partie de ceux qui attendent. Je reste, car il vient de m’arriver deux blessés du 201e dont un de mes brancardiers qui a une balle dans l’épaule. Alors d’autorité, je ramène à la rive la barque et ses occupants, je les invite à partir à pied avec le commandant, puisqu’ils ne sont pas capables de ramer ; ils m’obéissent et me cèdent la barque pour mes blessés. Ceux-ci montent avec moi et avec les infirmiers qui m’accompagnent. Un sergent du 230e et moi, nous manions comme nous pouvons, les lourdes rames et nous passons. Sur l’autre rive, les téléphonistes attendent, ils me hèlent avec la barque, je prends tous ceux qui restaient, et nous voilà partis. À peine sommes-nous au milieu du courant, qu’apparaissent derrière nous, quelques soldats français qui nous font des signes désespérés. L’ennemi est sur leurs talons. Nous ramons de toutes nos forces, débarquons en vitesse. D’un coup de pied, je lance la barque dans le courant pour qu’elle ne puisse servir aux poursuivants, et nous filons. Les Allemands s’emparent des malheureux retardataires que nous avions vu apparaître au dernier moment, et ne pouvant nous rejoindre, nous tirent à coups de fusil. Heureusement ils tirent mal et nous leur échappons. Je rejoins mes deux blessés. Les infirmiers les soutiennent jusqu’à la grand’route de Soissons que nous atteignons enfin, exténués. Un convoi d’artillerie lourde passe sur la route allant vers l’arrière, j’obtiens pour les blessés, un peu de place dans un camion qui se charge de les déposer dans un hôpital.
8Nous nous reposons quelque temps à l’entrée de Soissons, dans l’espoir de voir arriver les débris du régiment dont nous nous sommes trouvés séparés. De fait notre petit groupe rallie au passage des hommes du 4e bataillon, qui de Crouy, se sont rabattus dans Soissons. D’après eux, le bataillon, quoique durement éprouvé, a pu opérer sa retraite en assez bon ordre. Il n’en est pas de même des deux autres bataillons. Nous recueillons en effet quelques hommes du 5e bataillon, pieds nus, et à peine vêtus. Il ont passé l’Aisne à la nage, et ils nous racontent que le génie a fait sauter le pont de Vénizel avant que la plupart des compagnies se soient repliées jusque là. Acculés à la rivière, il est à craindre que beaucoup de nos soldats n’aient été faits prisonniers. Inutile d’attendre plus longtemps, nous partons sans savoir où, vers le sud. Soudain, une escadrille allemande arrive à faible altitude, et mitraille en passant la route que nous suivons. Je me cache sous un acacia boule, personne n’est blessé. Par la route de Château-Thierry, j’arrive à Noyant avec mon petit détachement d’une vingtaine d’hommes. Une manutention qui déménage nous fournit du pain. La nuit tombe, nous dormirons ici, et demain, nous tâcherons de retrouver le régiment. Nous nous couchons tout habillés sur des matelas, dans des maisons abandonnées. Le propriétaire de la nôtre revient ivre à 3 heures du matin et nous chasse. Il n’y a qu’à partir, et à aller aux renseignements à la division qui est à Septmonts. Le détachement se reforme et me suit. À Septmonts, le chef d’état-major, commandant Boizard7, me reçoit très chaleureusement, et m’apprend que le gros du régiment est à la lisière est du village. Le 1er RI et le 233e RI8 très réduits aussi, sont également dans les parages. Je rejoins alors les compagnies du 201e qui m’accueillent par des cris de joie, car on se demandait depuis hier ce que j’étais devenu.
9À 9 heures, nous partons en colonne vers Vierzy, le 233e doit nous suivre. Mais à peine avons-nous fait un kilomètre, qu’une vive fusillade éclate derrière nous. Les Allemands ayant passé l’Aisne, sont arrivés sur nos talons. Ils attaquent Septmonts que nous venons de quitter et enchâssent le 233e Nous nous hâtons d’aller prendre position sur le crête devant Vierzy. Le colonel Mougin et le médecin-chef revenus en toute hâte de permission, nous y rejoignent. Leur présence est bien nécessaire pour nous rendre du courage. Heureusement, la journée et la nuit se passent sans que l’ennemi, sans doute épuisé lui aussi, n’apparaisse devant Vierzy.
10Le matin du 30 mai, d’autres troupes nous remplacent à Vierzy et on nous envoie un peu plus loin, à Villers-Hélon, où je puis dire une messe d’action de grâces. Soissons est tombé aux mains de l’ennemi, mais celui-ci n’a pas pu avancer à l’ouest de la ville où nos troupes le contiennent. Nous sommes sur le côté ouest d’une vaste poche que l’ennemi se préoccupe sans doute d’élargir à nos dépens, mais qu’il pousse surtout vigoureusement vers le sud en direction de la Marne. De ce côté, il a déjà atteint Fère-en-Tardenois. La situation était tragique pour la France. Il fallait à tout prix résister à sa pression violente sur ses deux flancs : Soissons et Reims, pour l’empêcher de faire sauter les charnières de la porte qu’il avait ouverte à deux battants et il fallait en même temps l’arrêter sur la Marne dont il fallait atteindre la rive droite de Château-hierry à Dormans dans le cours de cette journée. Mais que dire de notre situation à nous ? Notre division ayant été détachée du 1er corps, le 28 mai, pour porter secours à une autre, avait été entraînée dans le désastre de celle-ci, et se trouvait maintenant englobée dans les effectifs du 11e corps d’armée. Si le 201e avait perdu déjà plus de la moitié de ses soldats, le 1er et le 233e RI n’étaient guère mieux partagés. Nous n’étions plus qu’une unité mutilée et usée, bien incapable de jouer un rôle brillant, nous n’y fûmes pas appelés.
11Dans la nuit du 30 au 31, par suite d’un remaniement dans la distribution des secteurs, le 201e quitta Villers-Hélon pour s’établir dans une creute sous la ferme de Montrembeuf, à peu près à égale distance de Vierzy et de Villers-Hélon. Ce fut une chance, car dès le lever du jour, l’ennemi attaquait en force le plateau de Villers-Hélon, et n’étant pas attaqués nous-mêmes, nous participions à l’action en tirant dans le flanc des assaillants qui furent repoussés.
12Au matin du 1er juin, les Allemands reprennent l’offensive à notre droite, sur le plateau comme hier. Mais cette fois ils brisent la résistance des défenseurs et s’emparent du village et de toute la croupe qui nous domine. Sous peine d’être tournés, nous nous trouvons contraints de reculer en combattant, vers le ravin du chemin de fer et la vallée marécageuse de la Savières que nous traversons. Aussitôt que nous sommes parvenus dans les bois de Vauxcastille qui sont de l’autre côté de la rivière, nous poussons vers l’ouest jusqu’à la ferme Lagrange près de Longpont, pour renouer solidement de ce côté, la liaison avec le 11e corps, et retendre un nouveau barrage derrière la brèche qui vient d’être ouverte. Puis nous nous échelonnons dans les bois derrière la rivière, depuis la ferme Lagrange jusqu’à Vauxcastille.
13La position serait bonne si elle ne se trouvait par malheur englobée dans un système de tranchées et de réseaux de fils de fer, constituant la défense avancée de Paris. Tout l’ensemble est conçu en fonction d’une attaque qui viendrait du nord. Or celle que nous subissons vient du sud. Il en résulte que, les abris sont pour nous en avant des tranchées et, ce qui est plus grave, les réseaux de fils de fer sont derrière les tranchées ! Inutiles pour nous protéger d’un assaut, ils nous rendent presque impossible la retraite si nous y sommes contraints. Le régiment, dans cette souricière attend le choc. Quant à mon poste de secours il s’installe en plein air derrière le talus de la route qui va de Longpont à Chaudun, hors des réseaux de barbelés. Sous la route passe un caniveau en ciment, pour l’écoulement des eaux qui descendent vers la Savières. Il y a à peu près un mètre carré de section et huit mètres de long. Nous nous y glissons pour passer la nuit car il est par bonheur à sec.
14Dès l’aube du 2 juin, l’attaque allemande se dessine sur nous. Les bois que nous tenons sont violemment bombardés, l’infanterie ne va pas tarder à paraître. Nous l’attendons. Tout à coup le barrage roulant s’allonge, il bat maintenant la route sous laquelle nous sommes. En même temps, de tous côtés surgissent de petits groupes ennemis armés de mitrailleuses. Ils s’infiltrent partout, et commencent leur tir meurtrier. Plus nous en abattons, plus il en revient. Les blessés nous arrivent en masse, et nous les soignons derrière le talus de la route. Mais voici qu’une section de mitrailleuses obligée de reculer, sort du bois et vient se mettre en batterie sur la route au-dessus de notre poste. L’ennemi a pénétré dans notre ligne fragile, elle est disloquée, le flot nous submerge, impossible de soigner plus longtemps ici. Nous chargeons sur la poussette le matériel de pansement, et nous allons, en nous défilant dans le petit repli de terrain qui prolonge notre caniveau, jusqu’aux lisières de la forêt de Villers-Cotterêts, à 2 km au nord-ouest. Des blessés nous y rejoignent, nous les soignons. Mais aussi refluent vers nous, ceux de nos soldats qui ont pu s’échapper au dernier moment pardessus les réseaux de barbelés. Tout le reste du régiment, morts, blessés et survivants est tombé aux mains de l’ennemi.
15Notre recul entraîne celui de la 51e division qui tenait à notre gauche, la ligne ferme de Beaurepaire et Chaudun. Toute l’infanterie reflue vers la forêt, vivement pressée par l’ennemi qui essaie d’y pénétrer à sa suite. Soudain, il s’arrête, cloué sur place. Quelques pièces de 75 sont bravement restées en batterie. Elles sont entre les deux infanteries, elles tirent à toute volée des obus explosifs débouchés à zéro, en plein dans les rangs allemands qui se débandent et qui s’enfuient. Cet instant de répit permet à nos soldats de se ressaisir. La ferme Vertes Feuilles est occupée par le 237e d’infanterie, qui va la défendre pendant 2 jours, l’ennemi est arrêté par nos feux, et tenu à distance de la forêt sur laquelle son gigantesque effort doit définitivement mourir.
16Le 201e est anéanti9. À l’appel qui se fit ce jour-là à Montgobert, nous étions en tout 170, et l’on nous envoyait à la division marocaine10 à Vivières, dès le soir, en attendant qu’on décide si le régiment serait dissous ou reconstitué.
17Le 3 juin, nous nous reposons à Vivières où nous rejoignent d’autres débris du régiment. Mais tous ensemble, nous ne sommes pas 300 !
18Le 4, notre général de division Grégoire rassemble à Coyolles, un tout petit village, les restes de ses trois régiments. La 1re division ne sera pas dissoute, elle va recevoir ici, ses renforts et se reconstituer. À peine y sommes-nous que nous avons la joie de voir arriver le lieutenant Breillat avec une poignée d’hommes de sa compagnie. Son casque est percé d’une balle qui est passée à quelques millimètres de sa tête. Il a pris part avec le commandant Schaepelynck11, du 273e, à la reprise de la ferme de Vertes-Feuilles, et à sa défense héroïque, repoussant pendant deux jours, l’attaque atroce des lance-flammes et des bombardiers allemands. Il rapporte comme un trophée, un billet du commandant disant qu’il s’est comporté « en héros ».
19Le 5, nous recevons nos renforts. Le 6, nous allons un peu plus loin, à Vauciennes, car Coyolles est devenu trop petit pour nos régiments reformés. Le 7, la Légion d’honneur est remise solennellement au lieutenant Breillat et la Croix de Guerre à ses hommes. À ce moment, l’ennemi se sentant solidement engagé dans le saillant qu’il a formé, renonce à briser le cercle de fer, mais il entreprend dès le 9, une offensive plus à l’ouest dans la région de Matz, en direction de Compiègne. Celle-là, nous menace d’encerclement par derrière, mais elle se heurte dès le 10 à une contre-attaque vigoureuse du général Mangin12 qui l’arrête net. Quant à nous, maintenant que nous sommes remis de notre cruelle saignée, nous sommes prêts à de nouveaux combats. Dès le 8, notre 4e bataillon rallie Villers-Cotterêts et rentre dans la forêt en position de réserve, bientôt suivi de tout le régiment. Dès le 12 nous relevons le 91e RI aux tranchées de première ligne, à la bordure sud-est de la forêt, face à Longpont. C’est le secteur de Château-Fée. Il est encore très agité et durant les deux premiers jours nous y subissons des pertes sensibles en coopérant à une attaque locale du régiment voisin. Le soin des blessés et déjà l’aménagement d’un petit cimetière pour nos morts absorbent tout notre temps. À partir du 15 le calme renaît un peu. J’en profite pour aller visiter tout le secteur et les deux bataillons qui l’occupent. Nos nouveaux s’habituent. Les jeunes de la classe 18, très nombreux dans le dernier renfort, se font vite à la rude vie des tranchées. Le bon esprit du 201e se survit en eux, grâce aux anciens qui leur donnent l’exemple et les entraînent. Nous en eûmes bientôt la preuve.
20Devant le secteur que nous occupions, les Allemands au lieu d’être à l’extérieur de la forêt, tenaient en réalité la corne du bois devant Longpont sur une profondeur d’environ 150 mètres. C’était peu de choses, mais le commandement qui déjà méditait une reprise de l’offensive dans cette région, attachait de l’importance à la suppression de cette enclave. En conséquence, ordre nous fut donné de la réduire. Le 22 juin, une première attaque échoua sous le feu des mitrailleuses ennemies. Mais elle donna lieu à deux beaux exploits. Le docteur Pouget alla chercher un blessé tombé devant la tranchée allemande et réussit à le ramener ; la nuit suivante, le caporal Coache, après avoir fait le mort toute la journée sur le terrain de l’attaque, rentrait sain et sauf dans nos lignes en bousculant au passage un soldat ennemi qui avait voulu l’arrêter. Dans la journée du 24, autre exploit : un aviateur américain est abattu devant nos lignes, son appareil brûle. Nous l’appelons, il vient en rampant vers nous, mais une mitrailleuse allemande le force à se blottir dans un trou. Un de nos fusils-mitrailleurs prend à parti la mitrailleuse. Alors, le sergent Ropital profitant de l’instant d’hésitation de l’ennemi, sort de la tranchée, retire l’aviateur blessé et le ramène sur son dos. Il y a encore des as au 201e !
21Deux semaines se passent sans autre événement que les bombardements quotidiens. On commence à parler de relève, mais auparavant, il nous reste à nettoyer la corne du bois. Le 8 juillet l’attaque est reprise en liaison avec le 233e à notre gauche. Celui-ci réussit à s’emparer de la ferme Chavigny et du bois 3. Nous ne réussissons pour notre part, à atteindre la lisière de la forêt qu’en un point : la carrière. La section de la 23e compagnie qui y est parvenue est trop en flèche pour s’y maintenir, elle doit revenir à son point de départ. Le 9, l’opération recommence, le résultat est identique, la carrière est prise, puis abandonnée. Enfin le 10, un troisième effort est tenté. Le lieutenant Ragot qui a reçu la veille la Légion d’honneur, entraîne à sa suite toute sa 23e compagnie. Il débouche du bois par la carrière, puis par un mouvement audacieux, tandis que ses sections de droite attaquent de front à la grenade la position ennemie, il se rabat derrière la première ligne allemande et la prend à revers. L’ennemi s’enfuit précipitamment. Nous le chassons de la ferme La Grille, et la 21e compagnie s’y installe, tandis que la 23e pousse résolument jusqu’à Longpont où elle se maintient. À notre droite, le 1er d’infanterie s’ébranle à son tour, déblaie la corne du bois devant le village de Corcy, et s’empare de ce village. Le succès est complet et il nous coûte infiniment moins cher que les insuccès des jours précédents. D’un seul coup, nous avons recueilli le fruit de nos laborieux efforts et effacé par cette petite victoire locale, le souvenir douloureux de nos sanglants échecs du 28 mai et du 2 juin.
22Dans la matinée du 11 je vais explorer la partie du bois où viennent de se dérouler les combats. Aucun de nos soldats n’y est resté sans sépulture. Nous pouvons partir au repos sans arrière-pensée, ni regret. Nous passons le secteur à un régiment de zouaves13 et nous allons cantonner à Vauciennes. En nous en allant, nous songions avec quelque mélancolie, que si la guerre devait bien finir, nous en avions sans doute encore pour longtemps. Les rudes coups que nous avait porté l’ennemi sur l’Oise, dans les Flandres et depuis l’Aisne jusqu’à la Marne, ceux surtout dont nous avions ressenti personnellement la vigueur, ne nous laissaient pas encore entrevoir son épuisement. Cependant l’heure de la victoire était proche.
Notes de bas de page
1 Château du Plessis-Brion dans l’Oise, le seul du département datant du début du XVIe siècle, plusieurs fois réaménagé et restauré. Il fut endommagé pendant la guerre. Il était depuis 1762 la possession de la famille de Bréda (jusqu’à l’extinction de la lignée en 1924).
2 La Courade au NO d’Angoulême.
3 Troisième grande offensive allemande du printemps 1918 : utilisant à fond la surprise, Ludendorff lança, le 27 mai, une attaque contre la position du Chemin des Dames, réussit la percée et les troupes allemandes avancèrent de 20 km. Elles franchirent l’Aisne et atteignirent la Marne le 30 mai.
4 La 74e DI commandée par le général de Lardemelle
5 Le colonel Mougin est alors en permission.
6 Caporal Alfred Delplanque (1884-1918) né à Flines-les-Raches (Nord).
7 Le commandant Boizard était le chef d’état-major du général Léon Grégoire (1861-1933), commandant la 1re DI.
8 233e RI, Régiment de réserve du 33e d’Arras.
9 Le carnet de sépultures pour la période du 28 mai au 3 juin 1918 à Soissons comporte quelque 1000 noms de disparus, les noms de 16 morts.
10 Division de l’infanterie coloniale du Maroc.
11 Louis Schaepelinck : une plaque au 73e RI, posée le 7 mai 2000, rappelle cet événement. La ferme de Vertes Feuilles, au carrefour de la N2 et de la D17 marque l’endroit où débute la forêt de Retz. Après l’offensive allemande sur le Chemin des Dames, le 27 mai 1918, la débâcle de l’armée française fut totale. Mais un sursaut eut lieu aux abords de la forêt de Retz. Les hommes du 73e RI tinrent héroïquement tête à l’ennemi le 3 juin 1918.
12 Le général Charles Mangin (1866-1925), était alors à la tête de la Xe armée. Dans son livre La Force Noire en 1910 il préconisait l’utilisation massive et rapide des troupes coloniales dites « Forces noires » en cas de guerre. Du 9 au 12 juin 1918 la bataille du Matz était censée mettre un point final à la série des opérations lancées par Ludendorff sur l’Aisne et permettre aux Allemands de conquérir une position de départ idéale pour menacer Paris. La contre-offensive française dirigée par le général Mangin, bloqua l’offensive allemande.
13 Les corps de zouaves avaient été créés en 1830. Ils recrutaient des Français d’Afrique du Nord, surtout des pieds-noirs d’Algérie.
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