Chapitre 5. 24 juillet - 1er octobre 1916
Aumônier du 201e RI - 1re division d’infanterie. Camp de Crèvecœur (Oise) - Bataille de la Somme
p. 45-54
Texte intégral
1Nous quittons Vandières dans la nuit du 24 au 25 juillet pour aller prendre le train à Épernay. Nous prenons la direction de Paris, puis par Noisy-le-Sec et Pantin nous passons sur le réseau du Nord et nous débarquons dans l’après-midi à Crèvecœur, dans l’Oise. Nos cantonnements sont à Auchy-la-Montagne, Rotangy et La Chaussée. Nous y jouissons d’un vrai repos jusqu’au 6 août. Le 7 nous faisons dans les champs une grande manœuvre d’attaque où est engagée la division toute entière. C’est la répétition de celle que nous sommes appelés à réaliser bientôt sur la Somme.
2En effet, depuis le 1er juillet, une grande offensive franco-britannique a été déclenchée sur la rive nord de la Somme. Elle a pour but de tenter la rupture du front allemand sur l’axe Bapaume-Cambrai, et indirectement, d’obliger l’ennemi à desserrer son étreinte menaçante sur Verdun. Ce second résultat ne tardera pas à être obtenu. Devant la gravité de la menace de rupture de son front sur la Somme, le commandement allemand se verra contraint d’arrêter ses attaques aux abords du fort de Souville et Verdun sera sauvé1.
3Le 9 août, nous partons à pied vers Amiens. Une surprise nous attend sur la route. À l’intersection des routes Conty-Amiens et Conty-Moreuil, deux généraux nous regardent défiler : le général Guillaumat2 qui commande notre 1er corps et le général Foch qui commande le « Groupe des Armées du Nord »3. Le général Foch est déjà célèbre. Nous connaissons la part qui lui revient dans la victoire de la Marne et dans la « course à la mer »4. Aussi sommes-nous très fiers de passer sous ses ordres. L’étape nous mène à Tilloy où nous restons jusqu’au 13 août. Ce jour-là, les camions nous prennent et nous conduisent par la banlieue d’Amiens jusqu’à Villers-Bretonneux, d’où nous gagnons à pied le camp Gressaire, un ensemble de baraquements neufs, posés sur un champ moissonné à la lisière du petit bois. Un autel en plein air rapidement dressé nous permettra tant bien que mal de célébrer la fête du 15 août. Le 18, à la veille même de notre départ au combat, il y eut un concert dans le camp et ce fut un événement. Le 201e en sa qualité de régiment de réserve n’était pas doté d’une musique. Cependant depuis qu’il avait été porté à 3 bataillons et qu’il avait remplacé le 84, il jouait dans la division le rôle d’un régiment d’active. Il méritait donc d’avoir sa musique. Il venait de l’obtenir, et c’est avec un plaisir manifeste qu’officiers et soldats vinrent l’entendre et l’applaudir. Désormais nous n’avions plus rien à envier au 1er d’infanterie avec qui nous faisions brigade.
4Dans la nuit du 19 au 20 août nous franchissons les 20 kilomètres qui nous séparaient du front. La zone que nous traversons de Bray à Maricourt par Suzanne, nous révèle tout de suite l’importance de l’action dans laquelle nous allons être engagés. Ce ne sont partout que campements remplis de soldats anglais et français, des dépôts de munitions, des pièces d’artillerie lourde. Nous rencontrons même au soir tombant, tout un régiment de lanciers hindous5 montés sur des chevaux superbes. C’est que depuis le 1er juillet l’offensive franco-anglaise engagée dans cette région a déjà obtenu des résultats substantiels et que déjà on rêve de percée et de reprise de la guerre de mouvement. Jusqu’à présent c’est le 20e corps d’armée, notre associé de Verdun qui a opéré à l’aile gauche française, en liaison étroite avec la droite britannique. Nous arrivons pour le relever et nous allons à notre tour coopérer avec les Anglais. L’armée anglaise est bien différente de ce qu’elle était au début de la guerre. Elle a mis deux ans à se former mais elle est devenue nombreuse, puissante, admirablement équipée et très bien pourvue d’artillerie6. Les Canadiens7, les Australiens8, les Hindous y voisinent avec les Anglais, les Ecossais, les Gallois. La bataille de la Somme est leur première grande offensive, il y sont entrés avec une ardeur magnifique, mais avec une inexpérience et un témérité qui nous rappelleront plus d’une fois nos erreurs du début de la guerre, et qui leur coûteront beaucoup de pertes inutiles. Mais nous éprouvons au spectacle de leur force neuve une grande espérance.
5En pleine nuit nous atteignons Maricourt et nous entrons aussitôt dans la zone déjà reconquise. Elle est complètement ravagée. Le village d’Hardecourt-aux-Bois, où je m’arrête tandis que s’opère la relève aux tranchées, n’est plus qu’un monceau de ruines : plus une rue, plus une maison, pas même un pan de mur n’émerge de ce tertre informe de décombres. Dès le lendemain, je vais faire le tour de notre nouveau secteur. Le 4e et le 5e bataillons sont en ligne. Notre droite est à la lisière ouest du village ruiné de Maurepas. Nous occupons la tranchée des Mouches (ancienne tranchée allemande), et plus à gauche, le chemin creux qui rejoint la route de Ginchy à 500 mètres vers le nord ; là se trouve une petite carrière tenue par le 5e bataillon dont la gauche se prolonge le long de la route de Ginchy jusqu’au fond du ravin de Combles devant le bois de l’Angle. C’est là que nous réalisons la liaison avec l’armée anglaise, tandis qu’à notre droite nous donnons la main au 1er d’infanterie établi dans le village de Maurepas dont il occupe la partie sud devant la tranchée des Moustiques.
6De part et d’autre, le bombardement est intense. L’artillerie anglaise établie aux lisières ouest d’Hardecourt tire sans discontinuer et sans s’inquiéter des obus allemands de contre-batterie qui pleuvent sur elle. En ligne nous commençons à subir des pertes. Le poste de secours ne peut rester à Hardecourt, il faut le porter beaucoup plus en avant de manière à ce qu’il puisse fonctionner utilement quand nous donnerons l’assaut. Dans la journée du 21 le docteur Roshem9, médecin du 5e bataillon, s’installe au bois du Quesne dans un petit bloc de béton qui servait d’abri à l’officier allemand commandant une section de tir contre avion ; l’officier et ses hommes ont été tués en essayant de s’enfuir à la dernière minute, leurs corps sont encore là sur le terrain. On les inhume et on prend leur place. Dans un coin, on superpose sur des montants de bois des couchettes en fil de fer pour les deux médecins, l’aumônier et les infirmiers, entre la porte et l’embrasure qui sert de fenêtre, on monte une étagère pour les pansements et les médicaments. Le bombardement nous inflige d’ailleurs assez de pertes et les blessés à soigner sont nombreux. Nous serions pour le faire, tout à fait bien dans notre solide abri, s’il n’avait par malheur, sa porte et sa fenêtre tournées du côté de l’ennemi. Plusieurs fois les obus qui l’encadrent ont projeté à l’intérieur de la terre et des éclats ; les infirmiers profitent d’une accalmie pour boucher la fenêtre avec des sacs à terre. Mais avant qu’ils n’aient achevé le bombardement reprend directement sur nous à coup de 150. Nous nous serrons les uns contre les autres derrière la paroi entre la porte et la fenêtre. Soudain, tout le bloc où nous sommes vacille comme s’il allait se retourner, nous sommes jetés les uns contre les autres, plongés dans les ténèbres et la fumée : un gros obus vient d’éclater dans la fenêtre pulvérisant nos sacs à terre. Monsieur Roshem est tué, un infirmier la tête traversée d’un éclat est dans le coma, un autre a le dos labouré de blessures multiples. L’aide-major, monsieur Férot et moi, nous avons chacun au cou une coupure profonde. Mon casque projeté de dessus ma tête a reçu le coup et l’a fait heureusement dévier. À l’intérieur, couchette, table, bancs, tout est haché, l’étagère arrachée du mur a projeté de l’autre côté tout son contenu. Nous emportons monsieur Roshem et nos deux blessés graves dans un abri voisin, d’où je ressors moi-même la tête entourée d’un pansement.
7Je passe une nuit blanche, assis sur un banc dans l’abri du capitaine Huet de la 18e compagnie. Il m’est impossible de tourner la tête, et cependant je ne veux pas m’en aller car l’attaque a lieu demain 24 août, et mes soldats ont besoin de moi.
8De fait je passe la matinée dans le chemin creux à confesser tous ceux qui le veulent et à donner des communions. Quand j’ai fini, mes soldats me confient leurs lettres, pour beaucoup, peut-être la dernière. Ils l’ont écrite comme ils ont pu, au crayon, sur leurs genoux, avant le combat, ils y ont mis toutes leurs affections et ils tiennent à ce qu’elle parte. J’en rapporte bien 300 au poste de secours d’Hardecourt. J’ai bien fait de rester et de promener au milieu de mes chers soldats, ma tête emmitouflée sous mon casque !
9À 5 heures 45 de l’après-midi le 24, l’attaque se déclenche sur tout le front du 1er corps. Au 201e elle réussit parfaitement. Le 4e bataillon emporte sur toute sa longueur la tranchée des Fous, le 5e pénètre dans le bois de Maurepas jusqu’à la tranchée du Repos dont il occupe toute la partie sud, jusqu’au fond du Ravin.
10À l’est de Maurepas, des chasseurs rattachés au 1er corps ont également progressé sur la cote 120 devant Le Forest. Malheureusement, entre nous et eux, la partie nord de Maurepas a résisté à l’assaut du 1er d’infanterie, et notre droite est découverte. Seul un dur combat, que nous appuyons de flanc, permettra la nuit suivante au 1er d’infanterie de briser cette résistance et de nous aligner enfin de concert avec lui sur la lisière nord du village. À gauche ce n’est pas mieux. Les Anglais n’ont pas bougé. Impossible dans ces conditions de nous maintenir dans la partie descendante de la tranchée du Repos que les mitrailleuses de Falfemont dominent et prennent d’enfilade. Les éléments de gauche du 5e bataillon sont obligés de l’évacuer, de construire en hâte, sous le feu, de petites tranchées en échelons, face à Falfemont, et de se relier par elles, en arrière aux Anglais. Toute progression ultérieure nous sera interdite de ce côté tant que l’armée anglaise ne se sera pas décidée à passer elle aussi à l’offensive. Du moins nous tenons solidement la position conquise, c’est-à-dire tout le plateau entre le bois de Maurepas et la lisière nord du village. Plusieurs contre-attaques parties du bois de Maurepas sont repoussées avec pertes. L’ennemi se venge par un violent bombardement sur nos nouvelles positions, qu’il a définitivement perdues.
11Du 26 août au 3 septembre nous restons dans la même situation en attendant l’attaque anglaise sur Falfemont. Fixée d’abord au 30 août, elle est remise d’abord au 1er septembre, puis au 3, à cause du temps affreux qui empêche les réglages d’artillerie et détrempe tout le terrain. J’en profite pour me faire faire la piqûre antitétanique et soigner un peu ma blessure qui suppure et me donne la fièvre. Je vais même dans la journée du 30 me faire radiographier à l’ambulance d’Etinehem10 pour être sûr qu’aucun éclat n’est resté dans la plaie. Heureusement il n’y a rien et par conséquent, moyennant des pansements quotidiens, je puis rester au régiment.
12Le 3 septembre à 9 heures du matin, les Anglais partent à l’assaut de Falfemont. Mais leurs vagues successives sont impitoyablement fauchées les unes après les autres. Avec un courage héroïque, ils renouvellent sans cesse leurs attaques et finissent par atteindre l’angle nord-ouest de cette forte position. À midi, le 127e qui a remplacé le 1er à notre droite, part de la tranchée des Fous, enlève à la Garde la tranchée de Colmar et la tranchée de Savernake, atteint le bois Louage, le traverse et s’arrête sur la route Combles-Le Forest, près de la lisière sud de Combles. Mais Falfemont tient toujours et les bois de Maurepas et de Savernake restent occupés par l’ennemi.
13Le 4 septembre, dans l’après-midi, Falfemont tombe enfin au pouvoir des Anglais, dont nous avons de flanc appuyé l’action au prix de lourdes pertes. Et le 5 au matin, nous recueillons le fruit de nos efforts en nous emparant sans coup férir de la tranchée du Repos, et de la totalité du bois de Maurepas ; nous pénétrons avec le 127e dans le bois Savernake où nous capturons une batterie allemande. Notre ligne est portée à 400 mètres au nord du bois de Maurepas, jusqu’au carrefour du chemin qui relie la corne est de la ferme à la route Comble-Hardecourt.
14Immédiatement je monte en ligne pour rechercher les morts et les disparus du combat du 24 août que notre nouvelle avance vient de dégager. J’en retrouve un bon nombre, mais pas tous. Les corps du lieutenant de Saint-Jean11 et Bockstael12 ont disparu. Mon exploration est soudainement interrompue par une pluie de 77 qui s’abat sur nous et nous oblige à nous terrer dans la tranchée des Fous, puis à rebrousser chemin jusqu’à la carrière, d’ailleurs sans dommage. On ne peut pas encore se permettre de se promener longtemps à découvert dans ces parages sans s’attirer des représailles. Quand j’arrive au ravin de Maurepas, j’assiste à un spectacle impressionnant. La 2e division vient nous relever ou plutôt nous « franchir » pour continuer l’attaque et nous permettre de nous relever. Le 73e RI défile devant moi par sections en ligne de combat salué par des shrapnells de 105 qui éclatent heureusement trop haut pour être meurtriers. Le ravin lui-même, où l’on ne passait ces jours-ci qu’en courant au travers des obus et sous les vues de Falfemont, se remplit d’artillerie. Les attelages amènent les pièces qui s’alignent aussitôt, se mettent en batterie et commencent à tirer. Le bruit court que l’ennemi se dérobe et recule. Et c’est dans une atmosphère de victoire que le régiment passe en réserve à Hardecourt, puis dès le lendemain au camp des Célestins près de Sailly-Laurette.
15Le besoin de repos se faisait vivement sentir et nos rangs très éclaircis appelaient semblait-il, des renforts urgents13. Nous n’eûmes cependant guère le temps de respirer. À peine avions-nous pu le 11 septembre chanter en plein air, au bois des Célestins une messe de Requiem pour nos morts des 4e et 6e bataillons, que nous dûmes repartir le 12, à l’heure où j’en avais préparé une autre à Sailly-Laurette pour le 5e bataillon. Décidé à exploiter à fond les succès déjà obtenus, le haut commandement voulait en effet, précipiter son action offensive en utilisant toutes les forces disponibles. Cette fois nous devions renforcer une division d’Afrique14, la 45e, qui avait été adjointe au 1er corps d’armée et lui servait d’extrême droite. Amenés en camion à bois Billon, nous gagnions à pied le bois Vieux dans le ravin au sud de Maurepas. Les obus nous y accueillent aussitôt et c’est sous leurs coups que dans la nuit nous montons sur le plateau qui se dresse à l’est, et marchons dans cette direction jusqu’à la tranchée de Sivas prise depuis quelques jours déjà au sud de Le Forest. Nous y terminons la nuit.
16De bonne heure, le 13 septembre, le 5e et le 6e montent en ligne, où les bataillons disciplinaires d’Afrique15 attaquent la tranchée de Jostow et le village de Rancourt. À notre droite, Bouchavesnes a été pris la veille par le 7e corps d’armée. À notre gauche, la 2e division est aux abords sud de la ferme Le Priez. Pendant que la 45e division attaque, nous devons étayer tout le front qui s’étend tout le long du chemin « Le Priez - route nationale 37 » et de l’autre côté de cette route descend au sud de Bouchavesnes face au bois de Saint-Pierre-Vaast.
17Par la tranchée du Mamelon que la 45e DI a enlevée la veille et qui est encore toute pleine de cadavres et d’équipements, nos deux bataillons se déploient en ligne de tirailleurs sur le plateau au sud de Rancourt, et atteignent non sans pertes, la ligne avancée. Le 5e face à Rancourt, à gauche de la route nationale, le 6e à droite de cette route, entre Rancourt et Bouchavesnes. Ils n’attaquent pas, mais ils tiennent et ils assistent à l’échec sanglant des bataillons d’Afrique, rejetés dans leur tranchée de départ.
18Le 14 septembre, la situation s’aggrave. Les bataillons d’Afrique après avoir réussi à prendre la tranchée de Jostow et à atteindre Rancourt, ayant perdu presque tous les officiers et décimés par le barrage extrêmement puissant et le tir des mitrailleuses, lâchent pied, perdent le terrain conquis et se retirent derrière nous. Alors le 201e se porte en avant sous le feu et vient tenir solidement toute la ligne avancée privée de ses défenseurs.
19Pendant ces deux journées notre colonel avait porté son poste de commandement dans un petit abri allemand situé dans le prolongement de la tranchée Jostow, près de la route nationale, à 150 mètres à peine en arrière de la première ligne (PC). Il s’y trouvait avec le colonel Abbat, commandant le 3e bataillon d’Afrique16. Il y était monté avec son état-major sous le barrage et le capitaine Dupont, son adjoint, avait reçu dans les muscles du cou une balle de shrapnell. Celui-ci pourtant avait refusé de se laisser évacuer et d’interrompre son service. Pendant la journée du 14, avant l’heure de l’attaque, j’avais voulu le rejoindre. J’étais donc parti au poste de secours établi dans un talus au sud du Mamelon (PS5), et guidé par un cycliste du 6e bataillon, j’avais traversé la tranchée du Mamelon et gagné d’abord le poste de secours du 6e bataillon (PS6) établi en plein air à la corne nord-ouest du ravin du bois Gigot. Toute la zone traversée était battue par l’artillerie : 77, 150 obus explosifs et obus à gaz pleuvaient de tous côtés autour de nous. Après m’être arrêté un moment près du médecin du 6e bataillon, je repartis en suivant de loin les cuisiniers du colonel que j’avais vus passer et j’arrivais ainsi à un emplacement d’anciennes batteries allemandes. J’y trouvais le sergent télégraphiste du bataillon d’Afrique et un homme, un peu étonné de voir une soutane en ces parages. Mais ma tête enveloppée dans son pansement et coiffée d’un casque leur parut sans doute sympathique, car dès que je leur eus dit que je cherchais le poste du colonel du 201e, ils me dirent : « Venez avec nous, votre colonel est avec le nôtre et c’est là que nous allons ». L’un derrière l’autre, en laissant entre nous quelque distance pour pouvoir nous secourir en cas d’accident, nous reprîmes donc notre course à découvert sous le barrage et nous arrivâmes à une petite tranchée bien bombardée dans laquelle sauta le sergent. Je l’y rejoignis rapidement me croyant à destination. Nous y étions presque. Du doigt il me montra à une trentaine de mètres, plus à droite, un bosquet et il me dit : « C’est là derrière ». Il s’était arrêté pour reprendre haleine avant d’arriver. Mais lorsque quelques instants plus tard il voulut franchir le parapet de la tranchée, je le vis s’écrouler. Une balle de mitrailleuse venait de lui traverser la tête, et je dus en le tirant par les pieds, le faire glisser au fond de la tranchée. Je donnais à mon compagnon inconnu d’un instant, l’absolution, et instruit par son infortune, au lieu de franchir comme lui le parapet de devant, je me hissais sur celui de derrière, je courus au petit bosquet et j’arrivais enfin au poste du colonel.
20Mon séjour y fut bref. L’attaque qui se préparait m’interdisait de parcourir à ce moment les positions du régiment, sur lesquelles je recueillis du moins des indications précises. J’appris au colonel Abbat la mort de son sergent télégraphiste. Puis ayant reconnu que je ne pouvais être là d’aucune utilité, je repartis par où j’étais venu, poursuivi par le tir des mitrailleuses et par les obus. Le soir même j’apprenais l’assaut dont j’ai dit tout à l’heure l’heureux début et la fin tragique, et je sus que le colonel Abbat était mort en encourageant ses hommes au combat du haut de son abri sur lequel il était monté. Le 201e et son chef restaient seuls pour interdire à l’ennemi toute velléité de contre-attaque.
21La journée du 15 septembre fut plus calme. En plein jour, commandant en tête, notre 4e bataillon jusqu’alors en réserve à la tranchée de Sivas, traversa le plateau depuis la tranchée du Mamelon jusqu’à la route de Béthune, et sans faire trop de pertes, vint soutenir le 5e bataillon, tandis que les débris du 6e étaient retirés du front et remplacés par une brigade de chasseurs de la 46e DI. Du poste de secours où j’étais établi au sud du Mamelon, j’avais sous les yeux, en regardant vers la tranchée de Sivas, une large plaine couverte de batteries de 75 et de 155 Rimailho17. Les obus passaient en sifflant au-dessus de nous pour aller s’abattre chez nos voisins. Et nous éprouvions à ce spectacle la réconfortante impression de notre force militaire en train d’imposer à l’adversaire sa maîtrise. De fait, l’ennemi réagissait peu. De temps en temps une rafale de 150 s’abattait ici ou là, comme au hasard, parmi nos pièces, mais aussitôt après nos artilleurs, nullement effrayés, reprenaient leur tir avec une intensité nouvelle. C’était splendide !
22Le 16 septembre enfin, alors qu’il était question d’une nouvelle attaque de Rancourt, nous apprîmes qu’elle allait être exécutée par d’autres que nous et qu’à cet effet, nous allions céder la place aux chasseurs de la 46e DI. Successivement, le 5e bataillon, puis le 4e, furent en effet relevés, et dans la nuit, tout le régiment se trouva réuni à Hardecourt. Il y passa quatre jours dans le calme, mais sous la pluie. C’est là que le 19 parut la première citation du 201e à l’ordre de l’armée. Elle était formulée en ces termes : « Le 24 août, sous l’énergique impulsion de son chef, le lieutenant-colonel Hebmann a, d’un seul et magnifique élan, enlevé les tranchées qui constituaient ses objectifs et s’est immédiatement et remarquablement organisé sur le terrain conquis, sous un bombardement des plus intenses et malgré tous les efforts de l’ennemi pour le repousser ».
23Du 21 au 29 septembre, le régiment se vit affecter un cantonnement de repos plus confortable au village d’Aubigny près de Corbie. Une grande revue fut fixée au 24 pour la remise de la croix de guerre à notre drapeau et de décorations aux officiers, sous-officiers et soldats qui s’étaient particulièrement distingués. J’avais reçu pour ma part une deuxième citation, celle-ci à l’ordre de l’armée18 : une palme devait donc s’ajouter sur ma croix de guerre à l’étoile de Verdun. La revue eut lieu cette fois en plein air dans un beau décor militaire, mais sous un brouillard si opaque que le carré formé par le régiment y était noyé. Le colonel en me décorant m’exprima en termes très explicites sa reconnaissance pour ma bonne influence, et je reçus de mes chers soldats des marques très touchantes de sympathie.
24Une grande douleur cependant m’attendait. Le 27 septembre à midi, j’appris soudain que l’abbé Thibaut, aumônier du 1er d’infanterie, venait d’être grièvement blessé près de Frégicourt. Je me mis aussitôt à sa recherche dans les ambulances et je finis par arriver le soir à l’ambulance d’Etinehem où il avait été transporté. Hélas ! je ne le revis que couché dans son cercueil encore ouvert. Un éclat d’obus lui avait traversé la poitrine et il était mort dans la voiture avant d’arriver à l’ambulance. Je ne pus que m’agenouiller près de lui et prier pour le repos de son âme. Son régiment tout entier le pleura. Son colonel, le colonel de Bruignac, annonça sa mort par un ordre du jour admirable qui traduisait on ne peut mieux, la reconnaissance et l’admiration de ceux à qui il avait voué sa vie, jusqu’au sacrifice total19. Pour moi, j’avais conscience de perdre en lui un ami et un modèle, car c’était bien en le regardant faire qu’à mon arrivée au 201e j’avais appris mon rôle d’aumônier militaire d’une unité combattante20.
25Notre bataille de la Somme qui nous avait coûté si cher, s’achevait par un deuil plus sensible que tous les autres. Mais elle se terminait aussi par deux importants succès : la prise de Rancourt le 25, et la prise de Combles le 26 septembre. Si le front ennemi n’avait pas été percé, du moins, pour conjurer ce désastre, les Allemands avaient dû de leur côté abandonner leur entreprise sur Verdun, et nous n’allions pas tarder à leur reprendre jusqu’à Douaumont, le plus clair de leurs gains.
26Le 30 septembre, le 1er corps d’armée s’éloignait définitivement de la zone de combat. Il se groupait dans la région de Conty au sud d’Amiens. Le 201e cantonnait dans le village de Lœuilly. On parlait d’un séjour au bord de la mer au Tréport ! D’autant plus qu’on avait appris que le 1er RI était appelé à prendre son tour de garde d’honneur au GQG de Chantilly. De fait, le 1er octobre nous recevions l’ordre d’embarquer le lendemain matin en gare de Crèvecœur pour une « destination inconnue » que nos rêves paraient déjà des plus séduisantes couleurs.
Notes de bas de page
1 L’offensive avait été décidée dès avant l’attaque allemande sur Verdun par Joffre et Haig (chef de l’armée britannique). La bataille de Verdun ne les en détourne pas. Mais pas plus que les Allemands à Verdun, les Alliés ne parvinrent à rompre le front de l’adversaire. La bataille dura 4 mois et demi, du 1er juillet au 19 novembre 1916. Elle causa la perte (morts, blessés, prisonniers, disparus) de quelque 500 000 Britanniques, 200 000 Français et 500 000 Allemands, entre 3 et 500 000 morts au total. Le premier jour de la bataille, le 1er juillet, le plus meurtrier de toute la guerre fit 20 000 morts chez les seuls Britanniques.
2 Général Adolphe Guillaumat (1863-1940), alors commandant du 1er CA.
3 Le général Ferdinand Foch (1851-1929) commande d’octobre 1914 à décembre 1916 le groupe d’armées du Nord : ensemble des armées qui opèrent dans la région du Nord, de la Picardie à la Flandre.
4 À partir du 13 septembre la retraite allemande qui avait suivi la bataille de la Marne s’arrêtait et le front se stabilisa sur l’Aisne où l’on commença à construire des tranchées. Mais au nord-ouest le front restait ouvert et les adversaires cherchaient à se déborder l’un l’autre pour atteindre la mer. À partir du 17 novembre, les deux armées épuisées restèrent face à face, de la mer à la frontière suisse sur une ligne qui ne devait guère varier avant mars 1918.
5 Les lanciers hindous, appartenaient aux troupes britanniques. La Grande-Bretagne avait recruté un grand nombre de soldats coloniaux, les plus nombreux appartenant à « l’Armée des Indes ».
6 Le général Douglas Haig avait sous ses ordres 2 armées. C’étaient des volontaires, la Grande-Bretagne n’ayant pas de conscription obligatoire avant 1914. Numériquement faibles au début de la guerre les effectifs augmentèrent fortement par la suite.
7 En 1914 le Canada (dominion) n’était pas encore indépendant sur la scène internationale. La déclaration de guerre le liait à la Grande-Bretagne et dès la déclaration de guerre il offrit la participation de troupes canadiennes. Il s’agissait aussi de volontaires. La conscription fut imposée en 1917.
8 L’Australie, engagée aux côtés des Alliés dès 1914 envoya 330 000 soldats volontaires (60 000 morts).
9 Docteur André Roshem (1889-1916), né à Valenciennes, aide major (médecin auxiliaire) au 201e.
10 Au sud-ouest de Bray-sur-Somme.
11 Sous-lieutenant Jean-Baptiste de Saint-Jean (1880-1916), né à Houdain (Pas-de-Calais).
12 Sous-lieutenant Albert Bockstael (1890-1916), né à Roncq (Nord).
13 44 morts parmi les officiers et sous-officiers et 168 soldats (source : Histoire du 201e, op. cit.).
14 Les soldats originaires des colonies jouèrent un rôle important pendant la Grande Guerre. L’« Armée coloniale », organisée par la loi militaire de 1900 comprenait des contingents « indigènes » issus des différents territoires relevant du ministère des colonies. C’était des engagés. Leur effectif était très limité en 1914. On doit les distinguer des « tirailleurs », « spahis » ou « zouaves » d’Afrique du Nord qui appartenaient à « l’Armée d’Afrique ». Un peu plus de 600 000 hommes au total contribuèrent à l’effort militaire de la France. Ils participèrent à tous les « coups durs » de la guerre. La 45e division algérienne s’était déjà illustrée dans la bataille de la Marne les Marais de Saint-Gond ou sur l’Ourcq (Encyclopédie p. 342).
15 Dans les bataillons disciplinaires d’Afrique étaient incorporés des recrues ayant eu maille à partir avec la justice civile ou militaire. Ils étaient surnommés les « joyeux ».
16 Lieutenant-colonel Emile Abbat (1867-1916) né à Bourges (Cher).
17 Canon court de 155 mm à tir rapide, du nom de l’ingénieur Emile Rimailho (1864-1954) qui le perfectionna.
18 Texte de la citation : « Aumônier volontaire du culte catholique, du GBD, attaché au 201e Régiment d’infanterie. Montre en toutes circonstances et particulièrement dans les situations périlleuses, la plus grande activité et un dévouement sans bornes, prodiguant ses soins et ses encouragements jusque sur la ligne de feu.
« Seconde parfaitement le Médecin-Chef de service dans la recherche des blessés sur le champ de bataille et l’identification des morts.
« Deux fois blessé, n’en a pas moins continué avec le même zèle son service de brancardier-aumônier.
« Aimé et respecté de tous. Déjà cité à l’ordre » Signé : Général Fayolle, commandant la 6e Armée.
19 Extrait du rapport du lieutenant-colonel de Bruignac : « Son courage était héroïque. Aucun danger ne l’arrêtait et ce fut vingt fois chaque jour et vingt fois chaque nuit qu’il affronta follement la mort […] Car ce qui le caractérise le mieux c’est l’affection inexprimable qu’il portait à tous et à chacun. Tout concourait à alimenter en lui cette affection, sa vocation de prêtre, son patriotisme enthousiaste, son tempérament ardent. Il s’est donné sans mesure et a pratiqué au maximum le précepte divin : « Aimez-vous les uns les autres ! Il fut un Saint par le mobile et par les actes […] ».
20 Achille Liénart a écrit, après la guerre, la vie de cet aumônier qu’il admirait et dont l’histoire fait écho à la sienne : L’âme d’un régiment. L’abbé Thibaut, aumônier du 1er RI, Cambrai, Oscar Masson, 1922, 109 p.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Souvenirs de guerre du recteur Georges Lyon (1914-1918)
Georges Lyon Jean-François Condette (éd.)
2016
Journal de guerre d’une institutrice du Nord 1939-1945
à Dunkerque, Arras, Bailleul, Hazebrouck
Denise Delmas-Decreus Bernard Delmas (éd.)
2015
Journaux de combattants & civils de la France du Nord dans la Grande Guerre
Annette Becker (dir.)
2015
Léon de Rosny 1837-1914
De l'Orient à l'Amérique
Bénédicte Fabre-Muller, Pierre Leboulleux et Philippe Rothstein (dir.)
2014
Journal de voyage d’un jeune noble savoyard à Paris en 1766-1767
Joseph-Henry Costa de Beauregard Patrick Michel (éd.)
2013
Femmes sur le pied de guerre
Chronique d’une famille bourgeoise 1914-1918
Jacques Resal et Pierre Allorant (éd.)
2014
Journal de guerre 1914-1918
Abbé Achille Liénart aumônier du 201e RI
Achille Liénart Catherine Masson (éd.)
2008
La traduction en moyen français de la lettre anticuriale
De curialium miseriis epistola d’Æneas Silvius Piccolomini
Æneas Silvius Piccolomini Jacques Charles Lemaire (éd.)
2007