Chapitre 2. 25 mars - 10 juin 1915
Aumônier volontaire agréé à la DI provisoire du 3e CA. Secteur nord-ouest de Reims
p. 23-28
Texte intégral
1Le 23 mars parvint à Rilly la nouvelle de ma nomination au groupe de brancardiers d’une division supplémentaire et provisoire du 3e corps d’armée1. Je dus aussi-tôt faire mes préparatifs de départ et mes adieux : adieux à la paroisse et à la « garnison », adieux surtout à cette ambulance 3 avec laquelle j’avais fait tous les débuts de la campagne, et dont tous les membres, majors et soldats, étaient devenus mes amis. Dans leurs rangs la guerre n’avait encore fait aucun vide. Seul M. le médecin-chef Carpentier, nous avait quittés depuis peu pour aller diriger un hôpital à l’arrière, mais son successeur, M. Gillain avait hérité pour moi de sa bienveillance. J’éprouvais un véritable déchirement de cœur à me séparer de ces hommes dont j’avais intimement partagé la vie, les angoisses et les souffrances, et je reçus de leur part en cette occasion, les témoignages les plus émouvants de cette amitié virile qu’ils m’avaient vouée. Cependant le devoir et la Providence m’appelaient ailleurs, je repartais dans l’inconnu, à la grâce de Dieu, et il n’y avait qu’une chose qui mit sur cette ombre un rayon d’espoir : la pensée que sans doute je serai davantage avec les combattants.
2Le 25 mars, M. Gillain signa mon ordre de route et je partis à Châlons-sur-Vesle me présenter au médecin divisionnaire de la DI provisoire. Un premier changement de situation m’y attendait. Ici je prenais rang parmi les officiers du groupe de brancardiers, non sans craindre de me trouver par le fait même en contact moins direct avec les soldats. Deux majors, un officier gestionnaire, un rabbin aumônier2, M. Balley, aumônier catholique titulaire, le père Flambeau3, jésuite, et moi comme aumôniers volontaires, tel était le petit cercle au milieu duquel je reçus le meilleur accueil. J’y appris que la division à laquelle nous appartenions était de formation récente et précaire. Le 3e corps d’armée avec ses deux divisions constitutives ayant à tenir un secteur trop étendu, on lui avait adjoint les états-majors et services d’une division supplémentaire à laquelle du reste, aucun régiment n’avait été particulièrement affecté. La DI provisoire n’était qu’un cadre, qu’on remplirait avec des régiments de territoriale et de réserve4 momentanément disponibles, quitte à les remplacer par d’autres selon les besoins, et qui ne survivraient sans doute pas au départ du 3e CÀ dans un autre secteur du front.
3Tout de suite nous convînmes, M. Balley, le père Flambeau et moi, que nous ne pouvions rester ainsi tous les trois à Châlons-sur-Vesle, tandis que les régiments de la division étaient aux tranchées à plusieurs kilomètres à l’est. Le front de la DI fut partagé en deux secteurs entre le père Flambeau et moi. Chargé du secteur de droite (Champigny, Courcelles, Thillois) au nord-ouest de Reims, je fus dès le 1er avril mis en résidence à Champigny et en subsistance au 102e territorial.
4J’arrivais à mon nouveau poste le jeudi saint et mon premier soin fut d’organiser le moins mal possible les confessions et les communions pascales5 des soldats. Deux régiments d’infanterie occupaient le territoire de ma « paroisse » militaire : le 102e RIT qui ne prenait pas les tranchées, mais demeurait en réserve et assurait l’exécution des divers travaux et services, et le 274e RI - un régiment de réserve du 3e corps qui occupait la verrerie de la Neuvillette et les tranchées de la Neuvillette et des cavaliers de Courcy, à cheval sur le canal de l’Aisne à la Marne. Le 274e avait dans ses rangs deux prêtres-soldats6, et le 102e territorial en avait un7. J’étais naturellement le plus mobile des quatre et par conséquent je pris pour ma part le soin des détachements les plus isolés.
5Au cantonnement de Champigny j’avais une petite église sans curé et c’est là qu’en semaine je disais la messe et chantais le salut. Mais j’avais trop peu d’hommes à proximité, et mon ministère consistait surtout à aller visiter chaque jour les groupes dispersés dans tous les coins du secteur. Cependant le contact avec les soldats était difficile à établir. Mon affectation à l’état-major du 102e RIT où je prenais mes repas à la table du colonel m’isolait trop. Et par ailleurs l’instabilité des régiments dans la division m’obligeait à recommencer sans cesse les travaux d’approche. Dès le 17 avril le 102e RIT s’en alla et fut remplacé par le 111e territorial. Le 26 avril, ce fut le tour du 274e RI qui fit place au 284e RI8. Avec ce dernier régiment j’eus du moins l’avantage de retrouver des soldats du Nord, et parmi eux trois prêtres qui avaient été mes élèves au séminaire de Saint-Saulve9. Jamais cependant, malgré mes visites quotidiennes dans le secteur, malgré les messes et les cérémonies religieuses que je m’ingéniais à multiplier de manière à les mettre à la portée du plus grand nombre, je n’eus l’impression de faire ici œuvre comparable à celle que j’avais pu accomplir à l’ambulance. Au début de mai, ma résidence fut transférée de Champigny à Saint-Brice sans que d’ailleurs mon champ d’action s’en trouve modifié. Sans doute la guerre continuait. Sur la verrerie de la Neuvillette et les tranchées du Cavalier, l’ennemi déversait chaque jour d’abondantes rations d’obus. Mais aucune opération n’était tentée et le secteur était en somme ce qu’on appelle un secteur tranquille. Etais-je donc destiné à ne voir le feu que de loin et à végéter dans un ministère sans continuité et par conséquent sans grand fruit ?
1. Une tranchée couverte.
6Un événement providentiel survint, qui ne tarda pas à m’aiguiller sur une meilleure route. Le 28 mai 1915, j’appris l’arrivée à notre division provisoire d’un autre régiment du Nord, le 201e d’infanterie10. Il ne fut pas placé dans la zone droite qui était la mienne, mais dans la zone gauche, un peu plus au nord, à Pouillon et Thil. Mais il ne comptait plus dans ses rangs aucun prêtre-soldat, depuis que l’abbé Joseph Michel11, qui lui avait jusque là tenu lieu d’aumônier, avait été grièvement blessé quelques semaines auparavant. Dès que je fus informé de cet état de choses, j’adressai au général commandant la division provisoire une requête pour être affecté au 201e RI où il me semblait que mon ministère pourrait être beaucoup plus utile. Le colonel Hebmann, qui commandait alors ce régiment et qui avait beaucoup apprécié l’heureuse influence de l’abbé Michel, se montrait tout à fait favorable à mes projets. Et comme il ne s’agissait en somme que d’un changement de mise en subsistance, à l’intérieur de la division à laquelle j’appartenais, le général voulut bien s’y prêter de très bonne grâce. C’est ainsi que le 3 juin je rejoignis à Pouillon le 201e RI.
7En principe j’aurais dû comme au 102e et au 111e RIT être attaché à l’état-major du régiment et je le redoutais car la comparaison que j’avais pu faire entre mon action à l’ambulance et mon action à la division provisoire m’avait convaincu de l’avantage qu’il y avait pour un aumônier à vivre avec les soldats plutôt qu’avec les officiers. En réalité j’obtins facilement du colonel Hebmann d’être attaché au groupe des infirmiers régimentaires, car mon prédécesseur étant prêtre-soldat, le régiment était habitué à voir son aumônier affecté au poste de secours et trouvait la chose toute naturelle. Je me remis très volontiers à partager le campement et la table des soldats comme tout au début de la campagne, et grâce à cela je n’eus aucune difficulté à conquérir la confiance et l’amitié de tous les hommes de mon nouveau régiment.
8Mais combien de temps ce bonheur allait-il durer ? Je ne pouvais me dissimuler que le 201e, comme les autres régiments, n’était que de passage à la division provisoire où j’étais lié. S’il partait du secteur je ne pourrais obtenir de le suivre et je resterais là sans lui... Par bonheur, ce fut le contraire qui arriva. Huit jours après ma mise en subsistance au 201e RI dans le cadre de la DI provisoire du 3e corps d’armée, celle-ci fut dissoute. Du même coup, le centre auquel j’étais administrativement attaché, le groupe de brancardiers divisionnaire, disparaissait aussi. Et comme je ne pouvais personnellement, ni me dissoudre, ni disparaître, je demeurais aumônier au 201e en attendant que, lui et moi avec lui, nous nous trouvions replacés dans une autre division. Rien ne pouvait m’arriver de plus heureux. J’avais maintenant comme « paroisse militaire » une unité d’infanterie combattante dont j’allais partager les risques, les souffrances et les gloires, et où j’allais exercer, près des vivants et des mourants, un ministère sacerdotal tel qu’il marquerait sur toute ma vie son empreinte et me laisserait les plus émouvants souvenirs.
Notes de bas de page
1 Le 3e corps d’armée appartient à la 5e armée, comme les 1er, 2e, 10e et 11e CA.
2 Ce pourrait être Georges Lévy, rabbin à Rouen, né dans cette ville en 1894 et tué le 22 mai 1917, dans l’Aisne.
3 Père Louis Flambeau (1867-1950) né à Mirecourt (Vosges) entré chez les jésuites en 1884.
4 Le régiment est l’unité composant la division : 3 ou 4 régiments par division, chaque régiment regroupant 3 à 4 000 hommes sous la direction d’un colonel. À côté des régiments d’active (professionnels et conscrits effectuant leur service militaire), il y a des régiments de réserve (hommes ayant déjà effectué leur service militaire et des régiments de territoriale (hommes de plus de 35 ans à la mobilisation). La distinction régiments d’active et régiments de réserve tend à s’estomper pendant la guerre.
5 Depuis le concile du Latran (1215) il est ordonné à tout chrétien de communier au moins une fois chaque année pendant le temps de Pâques (« faire ses Pâques »). Les chrétiens doivent aussi se confesser une fois par an. L’époque de cette confession n’est pas fixée, mais il est souhaitable qu’elle soit rapprochée du temps de la communion pascale.
6 Le père Pierre Durouchoux (né en 1874 à Paris entré chez les jésuites en 1892, sous-lieutenant au 274e, mort à Paris de blessure de guerre en 1916) et le sergent Pougnon, vicaire au Havre (d’après le journal quotidien). Les prêtres et séminaristes étaient depuis 1905 astreints au régime commun. Ils n’étaient plus affectés automatiquement aux services de santé et pouvaient se retrouver dans des unités combattantes en dépit de leur spécificité sacerdotale. Le prêtre-soldat était en uniforme. Il prennait part, selon la disponibilité que lui laissaient ses supérieurs à l’organisation du culte.
7 L’abbé Gonin, caporal infirmier
8 Le 284e RI a été constitué en 1914. Il était issu du 84e RI : à la mobilisation chaque régiment d’active créa un régiment de réserve dont le numéro était le sien plus 200. Le 84e RI était en garnison à Avesnes-sur-Helpe, Le Quesnoy et Landrecies en 1914.
9 Les abbés Maurice Legendre, Joseph Bernard et Auguste Deuze cités dans le journal quotidien, tous trois nés en 1887 et ordonnés peu de temps avant la guerre. L’abbé Deuze mourut en Méditerranée lors du torpillage du Colbert le 30 avril 1917.
10 Dès les premiers jours de la mobilisation des éléments originaires du Cambrésis et du Douaisis avaient été rassemblés à Cambrai, encadrés essentiellement par des officiers et sous-officiers appartenant comme les hommes à la réserve. Cf. Histoire d’un régiment. Le 201e d’infanterie. 1914-1918.1939-1945, collectif, avant-propos de SE le cardinal Liénart, évêque de Lille, ancien aumônier du 201e RI, Lille SAIEN, 1956. La 1re partie est la réédition de Historique du 201e RI 1914-1918 publié au lendemain de la Première Guerre mondiale par les éditions Jouve, Paris.
11 Abbé Joseph Michel (1888-1970), originaire de Tourcoing, ordonné en juillet 1914.
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