1 De Lessing jusqu’au débat sur la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » initié fin 1783 par une publication polémique de Zöllner dans la Berlinische Monatsschrift.
2 Johann Gottlieb Fichte, Vorlesungen über die Bestimmung des Gelehrten, dans leurs versions de 1794 et 1811, auxquelles il faut ajouter le texte de 1805 Über das Wesen des Gelehrten und seine Erscheinungen im Gebiete der Freiheit (in : Fichtes Sämtliche Werke [désormais : SW], éd. par Immanuel Hermann Fichte, Berlin, 1845-1846 ; ici vol. VI, p. 349-447) ; Einige Vorlesungen über die Bestimmung des Gelehrten, 1794, in : SW, VI, p. 289-346 ; Fünf Vorlesungen über die Bestimmung des Gelehrten. Gehalten in Berlin im Jahre 1811, in : Johann Gottlieb Fichtes nachgelassene Werke, Berlin, 1962, III, p. 147-208. En français, nous n’avons utilisé que la traduction du texte de 1794 : Conférences sur la Destination du savant, trad. fr. de Jean-Louis Vieillard-Baron, Paris, 1994 [1969]. Les éditions allemandes seront désormais citées : BG [Bestimmung des Gelehrten] et les traductions françaises : DS [Destination du savant], suivies respectivement de la date de 1794 ou 1811.
3 La perspective de l’État réapparaît en 1811, mais comme moyen d’application à la société des perspectives du savant lorsque celui-ci devient « Staatsverwalter », « administrateur » ; j’y reviens plus loin. La question n’est donc à nouveau plus celle du pouvoir, proprement politique, si l’on en distingue précisément l’ordre administratif (ou plutôt lorsqu’on met en avant celui-ci comme un nouveau type de pouvoir).
4 Ce que rappellent Günter Zöller (« Kant, Fichte und die Aufklärung », in : Fichte und die Aufklärung, dir. par Carla De Pascale, Erich Fuchs, Marco Ivaldo, Günter Zöller, Hildesheim/Zurich/New York, p. 44 sq.), mais aussi Carla De Pasquale (« Fichte und die Aufklärung », dans le même volume, p. 15-16 notamment).
5 Zöller (cf. note 4), p. 48.
6 Immanuel Kant, Critique de la raison pure, Architectonique, p. 562-563 sq., trad. fr. d’A. Trémesaygues et B. Pacaud, Paris, 1993.
7 BG (cf. note 2) 1811, p. 147.
8 Notamment à la fin même du paragraphe, en utilisant justement le dédoublement des termes à même l’identité posée des deux figures : « Der Gelehrte ist darum ohne Zweifel ein Wisser ».
9 Cf. Jakob et Wilhelm Grimm, Deutsches Wörterbuch, Leipzig, 1854 sq. : « Gelehrt, doctus » : « 1) noch als Particip zu lehren gemeint oder gefühlt. […] b) persönlich gelehrt, der Lehre empfangen hat […] ».
10 Cf. Johann Christoph Adelung, Grammatisch-kritisches Wörterbuch der Hochdeutschen Mundart, « belehren » : « eine Lehre, d. i. Nachricht, Unterricht, in einzelnen Fällen ertheilen ». Tous les exemples donnés se réfèrent alors à la tournure « sich belehren lassen », qui renvoie encore plus nettement à la transitivité. Chez Grimm, l’entrée « belehren, docere, instruere […] » occupe moins d’une page, à mettre en regard des 17 pages consacrées à gelehrt : on mesure là à quel point l’époque en fait un terme surdéterminé et surtout significatif des changements de paradigmes qui s’associent au savoir.
11 Cf. note 17 sur ce terme.
12 Dans cette fonction, écrit Fichte dans ce qui prolonge la position de 1794, en l’acclimatant en même temps sur ce nouveau terrain des idées, le Gelehrter n’est rien moins que le « moteur de la création du monde » (BG ; cf. note 2, 1811 : p. 160-161) : façon de formuler spéculativement la détermination pratique qui doit découler de la formation théorique du savant.
13 Cf. BG (cf. note 2) 1811, pp. 169, 175, 177.
14 BG (cf. note 2) 1811, I, p. 153 : notamment, le monde sensible est désormais là pour « interpréter » (deuten) le monde suprasensible – « mais seulement pour un œil déjà transfiguré à (verklärt an) l’aspect de la nouvelle figure du monde des sens ».
15 BG (cf. note 2) 1811, IV, p. 193. Cf. ibid., III, p. 181 : l’éducation érudite est « occasion d’apercevoir l’Idée suprasensible », car « pour le moins elle ramène l’homme à l’intérieur de soi » ; or, « c’est seulement sur le sol de l’intériorité que le suprasensible aussi peut s’ouvrir à l’homme » (ibid.).
16 Comme le fait Jean-Christophe Merle (cf. note 2), nous garderons donc dans ce qui suit « vision » pour « Gesicht » – sachant l’équivalence entre cette « vision » et l’« idée » (cf. note suivante).
17 BG (cf. note 2) 1811, I, p. 150 : le terme Gesicht, « tel que la langue allemande exprime parfaitement [le sens du mot grec ‘Idée’] », désigne une vision « déterminée en soi-même » ; « une vision […] qui s’énonce comme ce à quoi la réalité (Realität) ne correspond absolument pas, qui n’a pas d’existence (Dasein) extérieure, mais seulement une existence intérieure, et qui ne concorde avec rien d’extérieur, mais seulement avec soi-même : une vision de ce monde qui n’existe absolument pas, le monde suprasensible et spirituel, qui doit justement devenir effectif, se voir introduit par notre agir dans la sphère du monde des sens ».
18 Cf. BG (cf. note 2) 1811, III, p. 180 : l’éducation érudite, puisqu’elle appartient encore au sensible, ne peut jamais déterminer le suprasensible, mais seulement l’inverse. Si elle est un moyen d’accès au suprasensible, c’est pourtant toujours en ce que le suprasensible « apparaît purement par lui-même ».
19 Ainsi, si l’« idée » interprétée par Fichte (cf. note 17) est la « vision » que s’acquiert le « regard » spéculatif (Gesicht dans les deux cas : ce terme ambigu peut être aussi bien la faculté du voir que son résultat singulier et déterminé), ce n’est donc pas ce « regard » même, à lui seul, qui la porte à la manifestation : l’idée n’est idée, dans la dialectique même du subjectif et de l’objectif qui la porte, que lorsque le « regard spéculatif » envisage la « qualité du savoir d’être déterminé purement par lui-même » (BG ; cf. note 2, 1811 : I, p. 150).
20 BG (cf. note 2) 1811, IV, p. 183.
21 Seher, Künstler : BG (cf. note 2) 1811, IV, p. 185.
22 Ainsi Fichte conçoit-il le sens de la « maîtrise-ès-arts » à l’université : cf. aussi sur ce point le Deduzierter Plan einer zu Berlin zu errichtenden höheren Lehranstalt dans le recueil Gelegentliche Gedanken über Universitäten, éd. par Ernst Müller, Leipzig, 1990, § 44, p. 118-119. Trad. fr. in : Philosophies de l’Université. L’idéalisme allemand et la question de l’Université, éd. par Luc Ferry, Jean-Pierre Person, Alain Renaut, Paris, 1979, p. 165-262. Dans l’original : SW (cf. note 2) VIII, p. 97-204. Nous proposons notre propre traduction des passages cités. Désormais cité : DP [Deduzierter Plan].
23 BG (cf. note 2) 1811, III, p. 174. Nous avons repris la traduction retenue par Jean-Christophe Merle pour Erleuchtung et pour Einsicht (cf. note 2), p. 88.
24 Fichte dit encore dans la même page : « l’un et l’autre sont tout à fait séparés (gesondert) quant au cercle de leur activité ». Ce qui, pourrait-on remarquer, pose en même temps d’une manière étrange la question du statut de l’enseignant « fonctionnaire d’État ». Sur cette question, mais surtout, plus généralement, sur l’articulation de la question de l’éducation à celle de l’État, cf. l’article de Claude Piché, « La doctrine de l’État de 1813 et la question de l’éducation chez Fichte », in : Fichte. La philosophie de la maturité. II. Philosophie appliquée, dir. par Jean-Christophe Goddard et Marc Maesschalck, Paris, 2003, p. 50-70.
25 Hineinbilden : je reprends la traduction par « cultiver » en la complétant et en la modifiant (« cultiver… en introduisant… ») : cf. J. -Ch. Merle (cf. note 2), p. 89.
26 BG (cf. note 2) 1811, III, p. 175.
27 Cf. BG (cf. note 2) 1811, III, p. 177.
28 DS (cf. note 2) 1974, IV, p. 70-71.
29 BG (cf. note 2) 1811, I, p. 150 : « tatbegründendes Wissen ».
30 Selon Fichte, elle se réduit sous leur plume à une superficialité sans teneur réelle : cf. par exemple BG (cf. note 2) 1811, III, p. 178. La « charge » contre les philosophes populaires dans l’avant-propos des Conférences de 1794 a précisément le même sens (DS, cf. note 2 : 1794, p. 31-32). Cf. aussi Sonnenklarer Bericht, Nachschrift (« Postscriptum pour les philosophes professionnels qui jusqu’ici ont été adversaires de la Théorie de la science », trad. fr. d’Auguste Valensin et Pierre-Philippe Druet, Paris, 1999, p. 92) : contre la « philosophie de la vie, populaire et édifiante » si elle devait n’être comprise que comme « platitude et frivolité », à la manière d’une certaine « philosophie des Lumières ».
31 Cf. DP (cf. note 20), § 60, p. 141 : « la forme de l’exposé oral » est évoquée comme « pur moyen de développer l’art du philosopher ».
32 Surtout dans les « péroraisons » des cours : ainsi p. 54 pour la seconde conférence ; idem pour celles de la quatrième (p. 78-79) et de la cinquième (p. 90-91). Je commente ci-après celle de la première conférence. Au-delà de l’aspect clairement rhétorique de cette adresse, ce qui est toujours souligné, c’est que le lien d’enseignement est un lien d’action réciproque (p. 54 : « l’acte libre et réciproque de donner et de recevoir » ; « viendra un jour, un temps où moi aussi je t’emmènerai dans ma sphère d’action » ; cf. aussi p. 78-79 et p. 90-91).
33 Dont la « réflexivité » économique est d’être la seule catégorie sociale dont le « produit », s’il en est un, n’est autre que la « reproduction » de ce qu’il est : l’enseignant soit ne « produit » rien, au sens le plus noble du terme, soit… il produit des enseignants !
34 BG (cf. note 2) 1794, I, p. 43. Je souligne.
35 Fichte, Fondements du droit naturel selon les principes de la Doctrine de la science, § 3, théorème 2 (trad. fr. d’Alain Renaut, Paris, 1998, p. 46-56). Cf. alors p. 91, le terme de « vocation » à la fois dans son usage commun, et dans son sens étymologique.
36 Nous saisissons cette occasion de signaler en général les croisements possibles entre le point de vue exprimé ici et de nombreuses suggestions faites par Jean-Christophe Goddard dans son ouvrage La Philosophie fichtéenne de la vie. Le transcendantal et le pathologique (Paris, 1999). Par exemple, et bien que son propos de détail soit différemment orienté quant au passage en question, nous pourrions ici mentionner, à la fin de son § 16, la façon dont il évoque la relation du « théologique » et de l’« égologique » en des termes qui n’impliquent pas de sa part le recours à la notion de transfert, mais qui semblent pouvoir pourtant éclairer très précisément ce qui est en question ici. Cette relation, selon Goddard, « oblige à une déterritorialisation de l’un vers l’autre : un plan où chacun des deux est étranger à soi-même en étant référé à l’autre en tant que cet autre est précisément étranger à soi ; non pas un lieu de rencontre, mais le champ impersonnel où ils s’échappent et se perdent ensemble et mutuellement » (p. 61). Or, par ailleurs, J.-Ch. Goddard assimile immédiatement cet espace de « déterritorialisation » au « champ transcendantal » – conclusion que l’on peut également conserver dans l’application de sa description au processus transférentiel.
37 Sigmund Freud, préface à August Aichhorn, Jeunesse à l’abandon, trad. de René Lainé, in : Œuvres complètes, t. XVII, Paris, 1992, p. 161.
38 BG (cf. note 2) 1811, III, p. 181.
39 Encore un marqueur stylistique et rhétorique de cet effet spéculatif dans BG (cf. note 2) 1811, III, p. 175-176 : introduction d’un « Du » (tu) après un « man » (on) dans le développement que Fichte consacre à exposer les objections qui pourraient lui être faites.
40 Par un autre biais massif de la communication indirecte, Fichte pourra par exemple dire encore : « Nous n’enseignons pas seulement par les mots, nous enseignons encore plus profondément par notre exemple » (DS ; cf. note 1, 1794 : IV, p. 76).
41 DS (cf. note 2) 1794, p. 77. Dans les adresses aux étudiants, à la fin de chaque conférence, la reprise de la rhétorique christique est également évidente ; voir ainsi les passages déjà cités en note 32 : « semer » dans ceux qui seront amenés à être « dispersés dans toutes les extrémités » (quatrième conférence), considérer l’humanité comme un « vaste champ que nous avons à travailler » (cinquième conférence).
42 Selon la tradition scripturaire liée à Paul, Epître aux Corinthiens, 13, 12 : « Nous voyons maintenant par un miroir obscurément [= ἐν αἰνίγματι], mais alors nous verrons face à face ».
43 À comparer avec BG (cf. note 2) 1811, II, p. 168 : l’« é-rudit » est « Gottgesandter », « envoyé divin » qui se sait « immédiatement » comme tel.
44 DS (cf. note 2) 1794, p. 78.
45 Ainsi, « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? » prolonge effectivement la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » et le mot-clé de l’autonomie de la pensée.
46 On pourrait (et on a pu) adresser à Fichte le reproche d’avoir posé théoriquement les fondements spéculatifs d’une éducation à la liberté, et d’avoir défendu pratiquement, à l’université, un plan d’éducation entièrement dirigiste et une conception « autoritaire » de l’enseignement. La façon dont Claude Piché présente la question me paraît à nouveau très pertinente, en rappelant la nécessité de ne pas confondre autorité et autoritarisme, et de ne pas assimiler par avance le mot d’ordre de la liberté avec celui de sa vision libérale (cf. Piché ; cf. note 24 : p. 58 : « une éducation autoritaire serait tout à fait incompatible avec l’esprit de la doctrine de la science, qui en elle-même est un apprentissage de la liberté » ; voir notamment tout le commentaire fait sur l’interprétation fichtéenne du « dialogue socratique », qui respecte une stricte différence de positionnement dans le dialogue, en même temps qu’il fait effectivement et profondément appel à la liberté de pensée de l’élève et la prend comme son but – le tout opposé à la quasi « égalité des places » entre enseignants et étudiants dans les séminaires de recherche de Humboldt et Schleiermacher, dans la conception « libérale »). Mais en même temps l’évolution de la position fichtéenne quant au rôle politique de l’enseignant et du savant me semble plus difficile à défendre (comme l’essaie encore l’article dans son troisième point).
47 DS (cf. note 2) 1794, II, p. 52. Je souligne.
48 Même donc en passant du plan de la vie à celui de la théorie, en maintenant la dualité fondatrice de ces plans pour Fichte ; là encore, cf. Goddard par exemple les § 18-19, première et deuxième sections du chapitre intitulé « L’intuition de la vie et la liberté » (cf. note 24, p. 66-71). Là où il n’y a plus de thématiser possible, il y a alors un schématiser.
49 En ce qui concerne la cure psychanalytique, une analyse philosophique classique à cet égard est celle de Ricœur dans Philosophie de la volonté, I, chapitres : « Le volontaire et l’involontaire », « Critique de la physique freudienne de l’inconscient : le mode de nécessité propre à l’inconscient », Paris, 2009, p. 500-501.
50 Cf. le début des Ideen für die innere Organisation der Universität Erlangen (1805-1806 ; in : Fichtes nachgelassene Werke (cf. note 2), III, p. 277-294), qui ramassent les points essentiels plus disséminés dans le Deduzierter Plan (cf. note 22) : « La pratique ordinaire de toutes les Académies rend les Académies entièrement superflues, et anéantit leur être même. L’enseignant y déroule son discours sans entrer en relation avec l’élève, comme s’il avait pu tout aussi bien prononcer ce discours devant des murs vides ; et l’élève, pour autant qu’il vienne, écoute, quoi qu’il puisse en tirer, et confie au petit bonheur ce qui pourra bien lui en rester » (p. 277). « Ainsi, si l’Académie doit exister vraiment, elle doit produire quelque chose que ni un livre, ni quoi que ce soit d’autre au monde ne peut absolument produire hormis elle seule. Elle doit être une école de l’art de l’usage scientifique de l’entendement : tout ce que le livre contient de contenu théorique mort, elle doit le rendre pratique et en faire la propriété vivante de l’élève, et qu’ainsi, on n’ait pas affaire à des élèves isolés et renfermés en eux-mêmes, mais à un ensemble bien connu de l’enseignant, et qu’il prendra justement comme un ensemble, un public apprenant » (p. 278). Pour les enjeux de la constitution d’un « public » comme un tout vivant et éclairé sous l’impulsion d’un (ou d’)autre (s), cf. bien sûr I. Kant, « Qu’est-ce que les lumières ? » (Paris, 1991, p. 44).
51 Cf. par ex. BG 1811, III, p. 175, qui montre que la séparation même des deux classes d’é-rudits, Lehrer et Staatsbeamte repose finalement sur le hiatus constitutif entre « doctrine » et « vie » : « ce qui doit encore être enseigné dans les écoles des érudits […] n’est pas encore mûr pour être réalisé (Ausführung) dans la vie ; et ce qui est effectivement réalisé (wirklich ausgeführt) n’est plus un simple point de doctrine (Lehrsatz), mais dès lors apparaît au grand jour (zutage liegt) à tout le peuple, et devient histoire humaine ».
52 C’est-à-dire impossible à réaliser sans échec, mais en même temps toujours engagé dans la voie infinie de son effectivité. Cf. Lacan, Séminaire XIV. La logique du fantasme, séance du 10 mai 1967 : « L’impossible, c’est le réel ».
53 « Structure du court-circuit. À partir d’une conception psychanalytique du sujet : Lacan, Fichte, Platon » (traduction brésilienne d’Ana Carolina Soliva Soria), in : Dois Pontos, vol. 5-1 : Estrutura, sistema, subjectividade, dir. par Márcio Suzuki, Laurent Jaffro, avril 2008, p. 223-247.