En guise de conclusion. Les « réponses » de Diego Lanza
p. 269-276
Texte intégral
I
1Tout d’abord je souhaite vous remercier toutes et tous, et d’une façon particulière Rossella Saetta Cottone et Philippe Rousseau qui ont bien voulu organiser ces journées. Je suis heureux d’avoir cette occasion de vous parler, mais je dois avouer que je suis à la fois ému et mal à l’aise. Ému à cause de ce fort signe d’amitié que vous venez de me donner, mal à l’aise parce que cela m’oblige à réfléchir sur un long parcours d’études et de recherches qui est un parcours aussi d’émotions et de sentiments : bref, sur un parcours de vie.
2Il ne m’est pas facile par exemple de revenir à Anaxagore : cela fait quarante-deux ans que j’ai pris congé de lui et depuis ce temps-là je ne l’ai plus rencontré. Je dois remonter au début des années ‘60, quand que je fus chargé par Mario Untersteiner de l’édition de ses fragments dans la collection de philosophes anciens chez l’éditeur Nuova Italia. À cette époque-là en Italie, Carlo Diano aimait présenter Anaxagore comme le héros fondateur de la pensée laïque en Grèce ancienne. Il s’agissait d’un paradigme assez répandu, selon lequel le cinquième siècle athénien devait être en tous points semblable au siècle des Lumières, et la sophistique un mouvement analogue à celui des encyclopédistes. Je suis donc très reconnaissant à Claire Louguet d’avoir bien compris la tentative d’un jeune chercheur d’autre fois, qui envisageait l’étude d’Anaxagore sous le signe de la plus grande prudence, en laissant de côté toute analogie simpliste et en essayant de déterminer tout ce qu’Anaxagore ne pouvait pas être. Bien sûr, quand je m’occupais d’Anaxagore, dans la première moitié des années Soixante, je ne pouvais pas connaître les Maîtres de vérité de Marcel Detienne. Quelques temps après, j’aurais lu les mêmes fragments d’une manière différente : non pas seulement comme un chapitre de l’histoire de la philosophie ou bien de l’histoire des sciences, mais comme un texte de révélation. Le début de son œuvre, c’est à dire le fr. B 1, dénote en effet la marque solennelle d’une annonce cosmogonique : homou panta chremata en.
3Avec Aristote mes rapports ont été bien différents. J’ai étudié son œuvre à plusieurs reprises pendant environ trente ans et en affrontant chaque fois différents aspects de sa production : la poétique, la biologie, la psychologie, la politique etc. L’intervention d’un aristotélicien tel que Claudio Veloso a éveillé donc mon attention pour une série de questions majeures. En peu de mots, il n’est pas possible de donner une réponse à chacune de ces questions, par conséquent je me limiterai à deux propositions de caractère général que j’ai toujours vues confirmées dans mes recherches et que je crois utile de répéter.
4La première : Aristote n’a pas construit un système, ce sont les anciens aristotéliciens qui l’ont fait. Cela veut dire que dans son œuvre, on repère des types différents de textes en fonction des objets qu’il va considérer. Comme nous l’avons dit, Mario Vegetti et moi, dans l’introduction à la deuxième édition des Opere biologiche (Torino 1995), chez Aristote la pertinence du contexte l’emporte toujours sur l’énoncé : c’est le domaine du savoir objet de son analyse (la reproduction, l’administration du patrimoine, le système des acquisitions sensorielles et intellectuelles, la production ou reproduction des images etc.) qui détermine chaque fois les cadres de ses classifications. D’où des oscillations considérables : la définition des rôles sexuels dans les œuvres biologiques est bien différente de celle qu’il donne dans le premier livre de la Politique (Perì oikonomias), et sont également différentes les définitions de psukhê que nous pouvons repérer respectivement dans De anima, Métaphysique et Politique. Cela est possible parce que ni le masculin ni le féminin ne constituent pour Aristote un thème de recherche en tant que tel.
5Ma deuxième proposition concerne un moyen privilégié de l’argumentation aristotélicienne : la classification. Chez Aristote, il n’y a aucune classification neutre, c’est à dire, une classification qui n’ait pas une valeur axiologique, qui ne procède pas d’un plus à un moins ou d’un moins à un plus, où le plus comprend toujours le moins. La tragédie ne s’identifie pas avec la mimesis, mais elle est la forme la plus haute de la mimesis et par conséquent ses dunameis englobent les dunameis de chaque autre forme mimétique. De la même manière, le muthos ne s’identifie pas avec la tragédie, mais il en est la partie la plus importante, et donc celle qui en définit le caractère. Cela explique, à mon avis, l’économie de la Poétique : après la classification placée au début, Aristote traite quasi seulement de la tragédie et de la poésie épique per differentiam de la tragédie.
6Je remercie aussi Ioanna Papadopoulou, qui me permet d’ajouter quelques mots à propos d’un thème qui a toujours été présent dans mes recherches, même si je n’ai pas eu le courage de lui dédier une étude ample. Il s’agit de la fonction ambiguë du mythe chez la plupart de poètes grecs : il joue, dans la même tragédie, le rôle tantôt d’explicandum tantôt d’explicans. Claude Calame, en m’invitant à son colloque lausannois en 1987, me donna l’occasion de réfléchir sérieusement sur ce qui m’avait frappé pendant ma longue fréquentation du théâtre tragique : le double emploi du mythe dans la tragédie. D’une part le poète découpe un épisode du mythe comme objet de sa pièce, et la dramatisation, comme toute narration, n’est qu’une nouvelle explication de l’histoire ; de l’autre, surtout mais pas exclusivement dans les chants du chœur, il se réfère à d’autres histoires bien connues comme à des paradigmes gnomiques explicatifs de l’action jouée sur scène. Après le colloque lausannois, j’ai eu l’occasion d’en discuter avec l’archéologue Clemente Marconi qui venait d’interpréter le programme iconographique de l’Héraion de Sélinonte ; en effet il faut avoir à l’esprit qu’entre la redondance des mythes dans la tragédie et le programme iconographique d’un temple il y avait peut-être plus qu’une analogie.
7L’analyse de l’épisode de Iliade II faite par Philippe Rousseau me semble du plus grand intérêt. Elle vient de suggérer une perspective éclairante sur les rapports entre l’image laide de Thersite et celle, éblouissante, d’Achille, ainsi que sur l’entrelacement et le choc de différents genres poétiques de célébration et de blâme. Je le remercie beaucoup car je suis persuadé qu’il s’agit d’un point de départ particulièrement fécond pour une lecture de la poésie épique archaïque. Toutefois, certaines de ses observations semblent présupposer une unité architecturale de l’Iliade, et je me demande jusqu’à quel point cela pouvait faire partie de l’esprit de la narration des anciens aèdes et jusqu’à quel point cela pouvait être aperçu par des auditeurs habitués à l’écoute des rhapsodies indépendantes, détachées l’une de l’autre. Mais ce sont des questions relatives à un problème plus général, celui de la relation entre l’auteur et son œuvre, et de l’autonomie que l’œuvre poétique va gagner pendant son histoire.
II
8Anna Beltrametti a posé une question parmi les plus importantes : comment est-il possible aujourd’hui de s’approcher du théâtre des anciens ? On peut bien lire l’Iliade, car elle est devenue un livre, mais une pièce de théâtre vit sa vraie vie seulement sur scène. Comment donc peut-elle vraiment vivre dans un théâtre qui n’est plus le sien ? Je ferais d’abord la distinction entre tragédie et comédie. J’ai plusieurs fois pu constater qu’Aristophane ne suscite plus le rire, quelle qui soit la façon de le traduire ou de le représenter. La comédie d’Aristophane ne fait plus rire, ou elle fait rire trop peu le spectateur d’aujourd’hui. Cela n’est pas étonnant : ses jeux allusifs se référaient à une réalité connue et partagée ; quand cette réalité a disparu, toute puissance parodique s’est évanouie avec elle. Une comparaison avec le répertoire de Dario Fo peut servir à bien comprendre ce que je viens de dire. Morte accidentale di un anarchico faisait beaucoup rire quand elle a été jouée pour la première fois, il y a quarante ans, même si le souvenir de la mort de l’anarchiste Pinelli était encore présent à l’esprit de tous les spectateurs qui en avaient partagé la douleur, tandis que de nos jours Pinelli, le préfet de police Guida, le commissaire Calabresi, la journaliste Camilla Cederna sont tous devenus des figures qui appartiennent à un morceau méconnu de l’histoire.
9Les choses sont différentes quand il s’agit de la tragédie. De la mise en scène en 1585 de l’Edippo tiranno au théâtre Olympique de Vicenza jusqu’au retour des mythes les plus célèbres dans l’histoire du théâtre européen contemporain, la mise à jour théâtrale a toujours eu lieu par la représentation ainsi que par la réécriture. Aujourd’hui la difficulté la plus grande d’une actualisation de la tragédie ancienne réside à mon avis dans l’incertitude du référentiel contemporain : à présent, il est très difficile de repérer une façon partagée de faire du théâtre, un répertoire d’auteur qui puisse définir le code dominant de notre communication théâtrale : ni de la diction, ni des gestes, ni du rythme scénique. Toute chose paraît possible, toute chose peut être proposée et toute chose est en effet proposée. Qu’est-ce que ça veut dire alors, actualiser ? C’est pourquoi, même s’il y a là quelque chose de paradoxal, les actualisations cinématographiques du théâtre antique me semblent souvent plus convaincantes.
10Les rapports entre théâtre tragique et théâtre comique envisagés par Giulia Sissa et Xavier Riu m’entraînent à une réflexion qui pourra paraître drôle, car elle dépasse les contenus et rejoint directement le caractère institutionnel du théâtre attique. En présentant une anthologie critique du théâtre grec (1979), Gustav Adolf Seeck écrit qu’on doit considérer comme tragédie toute pièce qui a été présentée à un concours tragique. Sans doute s’agit-il d’une définition provocante, mais elle nous oblige à la prudence. Nous savons bien que tragédie et comédie ont eu deux parcours opposés pour ce qui concerne les acteurs. L’acteur tragique naît lorsque le poète, étant au début la voix unique qui répondait au chœur, introduit dans la composition une deuxième voix, sur scène une deuxième personne. Il lui fallait quelqu’un qui lui donne la réplique sans en être l’auteur, c’est à dire un acteur.
11Le comédien, le bouffon, au contraire, est l’héritier d’une tradition de spectacle détachée de toute institution civique, non nécessairement liée à des textes écrits, quelque chose de semblable au théâtre forain du Moyen-Âge. Nous en avons témoignage dans plusieurs régions de la Grèce et j’ai cherché à montrer jusqu’à quel point l’écriture du jeune Aristophane garde les traces de cette manière de jouer : appel direct du bouffon (protagonistes) au public, emploi de lazzi et de tirades, etc.
12Ensuite, dans le cadre de l’institution civique athénienne, on assiste à un processus d’intégration et d’assimilation du théâtre tragique et du théâtre comique : la poésie dramatique s’organise en respectant la bipartition traditionnelle poésie de célébration vs poésie de blâme. Chaque catégorie d’acteurs garde pourtant sa physionomie et une véritable symétrie des deux genres ne se réalise jamais complètement. Ceux qui ont voulu le repérer chez Aristote ont été obligés de réécrire un inexistant second livre de la Poétique.
13D’une certaine façon, Xavier Riu a regretté que je n’aie pas écrit un livre sur Aristophane ; il a même suggéré une explication à cette absence : l’impossibilité de démontrer mes hypothèses avec une certitude philologique. Cela est vrai sans aucun doute : il n’est pas correct de vouloir forger des outils interprétatifs avec de simples persuasions, même si elles sont fortes. Il est pourtant vrai aussi que j’ai été frappé par l’étroite ressemblance de quelques traits caractérisant l’acteur aristophanien avec les traits du Socrate platonicien. J’ai réfléchi alors sur un possible paradigme anthropologique commun, celui de l’étourdi, du sage ridicule. Dans mon livre, je pensais introduire un long chapitre sur Aristophane, mais je me suis aperçu qu’il aurait été démesuré. Je l’ai donc réduit à un paragraphe et j’ai caché le reste dans mon tiroir.
III
14Parmi le grand nombre de questions générales soulevées par les interventions de ce matin, je voudrais commencer par la dernière de celles posées par Andrea Cozzo. Il remarque une certaine asymétrie dans plusieurs de mes écrits : j’observe souvent qu’il faut bien connaître le présent pour chercher à interpréter le passé, mais je ne dis jamais si et comment le passé et sa connaissance peuvent servir au présent. Plus directement, on pourrait se demander : quelle est l’utilité des études sur l’antiquité pour notre vie ? C’est la question que d’une façon brutale nous posa le mouvement des étudiants de ‘68. Cette question a pris au dépourvu la plupart des spécialistes de l’antiquité ainsi que d’autres disciplines. Ils estimaient troublant, voire bouleversant, de devoir rendre compte de leur propre rôle, de leur propre utilité sociale. Ils se sentaient presque outragés. Cependant nos prédécesseurs avaient bien offert une explication valable dès la constitution de l’Altertumswissenschaft dans les œuvres de Friedrich August Wolf et August Boeckh. Un peu plus d’un siècle après, Bruno Snell avait donné, dans le sillage de Hegel, la célébration la plus solennelle de cette « science » : c’est en Grèce que l’autodécouverte de l’esprit a eu lieu ; par conséquent la Grèce doit être reconnue comme la source et le modèle de tout aspect de la modernité européenne. Récemment Giovanni Leghissa, un jeune épistémologue italien, bon connaisseur de la philosophie allemande, a tracé une esquisse très intéressante de la présence des études sur l’antiquité dans le cadre de la culture européenne des deux derniers siècles, et du rôle des spécialistes en tant qu’interprètes autorisés de l’identification de l’Occident avec la Grèce ancienne (Incorporare l’antico, Milano 2007). Pour ma part, à la fin des années ‘60 j’avais réglé mes comptes avec Bruno Snell, dont l’œuvre avait éclairé mes études pendant une décennie. Je m’étais aperçu que ce n’est pas l’identité, mais plutôt l’écart entre nous et les Grecs qui pouvait être l’objet privilégié de nos recherches. L’attention sur cet écart peut nous servir à mieux comprendre les différences qui travaillent notre monde, que l’analogisme dominant nous présente au contraire comme si connu et si prévisible.
15Ces derniers années, on a bien dû constater d’ailleurs que la modernité, ou la post-modernité, ne savait que faire de sa mémoire la plus éloignée.
16Andrea Cozzo a insisté aussi sur mon utilisation des expressions impersonnelles, absentes seulement des souvenirs autobiographiques. Ce manque, cela va sans dire, est un fruit de l’âge : l’autobiographie est la tentation des vieux, et il m’arrive toujours plus fréquemment de céder à cette tentation. L’emploi de l’impersonnel cependant tient d’un schéma rhétorique, qui a, bien sûr, une raison d’être, mais n’est pas, me semble-t-il, une affirmation de crypto-rankisme, la prétention en d’autres mots d’atteindre « was eigentlich gewesen ist ». Nous ne sommes pas d’ailleurs des épistémologues, mais des philologues ; nous avons nos objets spécifiques d’investigation, sur lesquels et à partir desquels notre approche doit être jugée. Il s’agit donc chaque fois de considérer si ce que nous avons étudié et les résultats que nous venons de produire peuvent nous amener à quelques perspectives nouvelles de connaissance. Car je ne pense pas qu’il existe une méthode privilégiée de recherche, ni que la théorie soit autre chose que la connaissance des instruments d’interprétation que nous allons employer et des effets qu’ils peuvent produire dans le cadre général du savoir. Du reste, Moses I. Finley nous a appris à ne pas confondre un modèle, qui est nécessaire à la recherche de tout historien, avec un fait singulier, un évènement ou un texte, qui garde toujours sa spécificité et qui contient en soi une série de contradictions. La catégorie marxiste de mode de production, par exemple, est utile pour comprendre quelques traits fondamentaux des sociétés anciennes, mais en tant que modèle, ne peut coïncider avec aucune situation historique particulière. De la même façon, une figure anthropologique ne peut pas correspondre exactement avec les emplois faits par différents auteurs, sciemment ou non, dans leurs textes.
17Un très bon exemple du rapport entre un modèle théorique et des phénomènes qui appartiennent à l’histoire a été mis en lumière par Claude Calame dans son intervention. C’est le rapport entre le principe de la katharsis codifié par Aristote et le jeu des émotions qu’on repère dans la lyrique archaïque. Dans ce cas je pense qu’une perspective d’investigation très suggestive va se présenter : il s’agirait d’étudier la continuité/discontinuité entre un rituel véritable et une sorte de mimesis de la ritualité. Le premier joue encore un rôle déterminant dans les chœurs de la cité, l’autre relève plutôt du genre théâtral et est donc ouverte à toute possible variante, voire inversion, de nature poétique.
18Pierre Judet de la Combe nous a suggéré un paysage théorique très riche, dont je suis malheuresement obligé de ne considérer qu’une partie. Ma première considération peut être celle qui regarde le sens d’un texte.
19Tout texte possède un sens premier, qui est celui que l’auteur veut lui donner. Mais il n’est pas le seul possible, même quand on le reconnaît d’une manière très simple, soit parce que, après beaucoup de temps, le lecteur prétend lui en donner un autre plus proche, soit parce que souvent il s’agit d’une réutilisation et d’une recontextualisation de matériaux faite par l’auteur même. Il arrive souvent (voir les chants homériques) que le conteur ne maîtrise pas bien les contenus de ses contes, qui peuvent ainsi révéler un écho des significations originaires. Philippe Rousseau nous l’a bien montré hier à propos de Thersite et il n’est pas difficile d’ajouter d’autres exemples. En ce cas une bonne lecture doit mettre en lumière l’épaisseur diachronique du texte et en remarquer toute inconséquence, au lieu de chercher à en guérir philologiquement les contradictions. Nous savons bien que d’habitude l’auteur n’est pas le meilleur interprète de son œuvre ; mais dans le cas des anciens, l’auteur risque de ne pas même faire entendre sa voix, ou de la faire entendre d’une façon trop faible, car la vocifération des exégètes l’emporte et la déforme irrémédiablement.
20Pierre a tracé d’une manière très précise la succession des paradigmes dans lesquels la philologie, c’est à dire nous, les philologues, avons prétendu nous inscrire, évitant pourtant de nous confronter aux questions théoriques que chacune des différentes disciplines acceptées comme guides venaient de nous poser. On a donc discuté de l’image réfléchie de la lutte des classes dans la tragédie grecque, on a essayé de construire de rigoureuses analyses structurales des mythes en employant des matériaux chronologiquement différents et qualitativement hétérogènes. Tout cela a seulement servi à rassurer les conservateurs les plus sceptiques, ceux qui ont toujours prétendu pouvoir lire le passé en employant simplement le sens commun de leur propre temps, de leur propre société, comme s’il s’agissait d’une règle générale de l’histoire, éternellement valable.
21Il vaut la peine, me semble-t-il, de réfléchir à la catégorie d’idéologie sur laquelle Pierre a bien voulu insister. C’est justement autour de cette catégorie que, à partir de la moitié des années ‘70, il y a eu une convergence singulière entre les travaux de Nicole Loraux et ceux de Mario Vegetti et moi. Une convergence entre deux matrices culturelles différentes qui avaient en commun une forte confiance dans l’échange verbal. En plus de sa position politique, Nicole Loraux pouvait compter sur la familiarité avec la tradition de la grande rhétorique classique française ; nous, nous avions une formation intellectuelle qui, malgré nous, ne pouvait pas ne pas se dire gramscienne, et participions de ce marxisme attentif à l’interprétation aussi des phénomènes verbaux mineurs, voire minimes, qui avait débouché sur la notion d’hégémonie. Nous étions convaincus que le pouvoir s’exerce moins par l’imposition que par la conviction et par la construction d’un consensus. Bien évidemment, de cette façon on ne pouvait pas éviter de reconnaître à une couche sociale particulière, celle des « intellectuels », un rôle majeur dans le déroulement des phénomènes sociaux. Cette vision gramscienne toutefois ne pouvait pas suffire : il fallait aussi commencer à penser que l’exercice du pouvoir ne peut pas se réduire à l’expression de quelques personnalités ou d’une classe, mais qu’il s’agit d’un processus plus diffus qui définit la configuration même de la société. De ce point de vue, Foucault a été pour nous très important, le Foucault qui étudiait la modernité, encore plus que le Foucault qui élargira ses intérêt au monde ancien, cédant, comme le montre bien Mario Vegetti dans son intervention sur Critique (n° 471-472, 1986) à l’attrait facile du classicisme. Si on s’arrête sur la question de la transmission du savoir qui nous concerne directement en tant qu’historiens de la culture, indissociable de la transmission du pouvoir, je crois que la leçon de Michel Foucault demeure un point de repère incontournable.
22Les discours risquent maintenant de se multiplier. Je préfère donc vous remercier toutes et tous une fois de plus, ceux qui ont lu mes écrits avec une attention que je ne crois pas mériter, et d’une façon particulière ceux qui ne m’ont pas épargné des questions difficiles et des critiques claires, avec une aimable courtoisie mais avec aussi un fermeté lucide. J’essaierai d’en bien tenir compte dans mes prochains travaux. Et permettez-moi de remercier à nouveau très amicalement les organisateurs de ces journées, y compris pour le choix de l’image reproduite sur le programme. Cette image n’est pas seulement tirée de mon livre le plus autobiographique, mais montre aussi le regard de celui qui observe les choses en feignant de n’être pas là et de ne pas se prendre au sérieux pour tout ce qu’il fait en tant que savant attitré.
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