Actualité de la philologie, avec Diego Lanza
p. 245-256
Texte intégral
Philologie classique et questions contemporaines
1La Grèce ancienne n’est devenue une référence en Europe occidentale qu’à un moment précis, quand Thomas d’Aquin opéra la synthèse entre la loi physique, telle que la définissait Aristote, et la loi divine, déposée dans la Bible. Auparavant, les Grecs ne jouaient, dans cette partie du monde, quasiment aucun rôle. Puis il y eut, plus tard, avec l’arrivée en Italie des manuscrits byzantins, la redécouverte de la poésie grecque ancienne. Cette Grèce, qui occupe encore une étroite sous-section du monde scientifique contemporain, celle des classicistes, qui a encore un certain poids dans la culture vivante et dans la mémoire d’anciens élèves des lycées, est avant tout l’effet rétrospectif d’un intérêt historique situé, d’une interprétation. Ce n’est, contrairement à ce que disent actuellement de nombreux discours identitaires qui pensent l’Europe menacée, ni une origine, ni une racine. Il n’y a pas de continuité naturelle entre les Grecs archaïques ou classiques et nous. Ce ne sont pas nos ancêtres. Il n’y a pas un temps linéaire qui va de la Grèce à notre époque, mais, depuis le Moyen-Âge, une série d’appropriations rétrospectives, de constructions parfois contradictoires, que l’on a coutume d’appeler « renaissances », et d’éclipses, comme maintenant, après l’épuisement du culte romantique d’une Grèce à la fois charnelle et idéale. Ce que l’on voit à l’œuvre dans les cultures occidentales, qui ont succédé aux cultures arabes dans leur intérêt pour la Grèce, est un travail de découvertes, de reprises, différentes selon les lieux et les époques, et surtout un travail d’adaptations réciproques des cultures qui s’intéressaient à la Grèce et de l’objet de cet intérêt, la Grèce dans les formes multiples qu’elle a prises selon la manière dont on s’y rapportait et dont on l’utilisait1.
2Pour reprendre une opposition définie par le philosophe Jean-Marc Ferry2, qui distingue fortement histoire et évolution, le temps qui à la fois nous sépare de la Grèce et nous relie à elle n’est pas le temps physique d’une évolution, d’une lente dynamique de transformations et de préservations, mais un temps qui n’est proprement historique, et non pas physique, qu’en ce qu’il s’ouvre après coup, lorsqu’un ensemble culturel se met à interpréter un autre. C’est un temps produit par la rencontre, qui aurait pu ne pas avoir lieu, entre des mondes différents et d’abord indépendants l’un de l’autre, un temps discontinu ouvert par la réflexion, par la reprise différée, et non celui d’une causalité linéaire. Ce temps historique n’en est pas moins irréversible que celui de la physique, de la causalité, mais pour des raisons différentes ; il est irréversible en ce que la rencontre entre les cultures, quand elle est portée par un intérêt collectif massif, a la puissance de transformer en profondeur la culture interprétante, comme ce fut le cas pour l’Europe occidentale.
3Le recours à la Grèce antique a pris au moment de la Renaissance une forme double, dans un geste qui peut sembler contradictoire. La Grèce était posée, d’une part, comme objet d’intérêt et même comme modèle, à côté de la Bible, et, de l’autre, comme étant intrinsèquement opaque, inatteignable directement. Ses textes et plus généralement sa culture ne se laissaient pas lire immédiatement, mais devaient, pour transmettre leur message, être reconstruits dans un long effort de déchiffrement et d’analyse, qui en établissait l’authenticité et la signification par un travail critique de preuve et méthodique d’interprétation. Comme pour « le livre de la Nature », qui, bien qu’étant écrit depuis la Création, était à déchiffrer avec des moyens nouveaux, les opérations de la science historique qu’est la philologie devenaient la médiation nécessaire entre le lecteur et une Grèce simultanément valorisée et posée comme obscure.3
4Nous en sommes encore là, même si la fonction de modèle de cette Grèce s’est, à l’évidence, estompée et si la référence grecque a perdu sa force normative culturelle et sociale. La philologie, comme science des traditions textuelles, reste prise dans une tension qui fait sa productivité et son intérêt, mais qui la rend problématique et la met régulièrement en conflit avec elle-même : elle est à la fois objectivante, neutralisante du point de vue des valeurs comme connaissance objective des faits, et portée par un questionnement subjectif, c’est-à-dire lié non seulement à un état de la science mais à des préoccupations issues de la situation culturelle de cette science et donc à des valeurs. En tant qu’objets de science, les cultures de la Grèce ancienne sont soumises à des opérations critiques et interprétatives qui les objectivent et qui sont pertinentes pour la compréhension de toute culture lettrée, même pour celles, comme les corpus textuels indiens, chinois ou africains, qui n’ont de loin pas eu l’importance historique décisive de la Grèce antique pour notre culture locale. La neutralité axiologique est alors la règle, pour la Grèce comme pour l’étude des autres civilisations. Mais, d’un autre côté, il reste que la relation scientifique à la culture grecque est portée par un intérêt intellectuel qui ne se limite pas au seul intérêt pour une connaissance objective. La Grèce continue à être objet de science parce qu’elle est censée répondre à des questions générales qui l’excèdent et qui définissent des enjeux pour nos sociétés, des questions du genre : « qu’est-ce qu’un texte oral ou écrit ? », « comment comprendre un ensemble textuel dans son rapport à son contexte social ? », « qu’est-ce qu’une institution, le droit, la religion ? », « qu’en est-il de l’autonomie du politique par rapport aux changements historiques, aux dynamiques économiques et sociales ? », « à quelles conditions peut-on parler d’identité culturelle ? », « qu’est-ce qu’une tradition, une appartenance, une possibilité de changement ? », etc. Ces questions générales sont posées aux corpus grecs parce qu’au regard de ce qu’est notre société actuelle, dans ses relations à ses langues, croyances et savoirs, à ses formes politiques, économiques et sociales, elles paraissent pertinentes et éclairantes pour une compréhension, par contrastes, par comparaisons, de notre situation dans le monde et de ses possibilités de transformation. Parler de mondes « anciens » suppose que l’on se fasse, en construisant une connaissance de ces mondes, une idée plus précise du ou des mondes contemporains. Et interroger un passé définitivement clos permet de mieux définir les conditions nécessaires à une intercompréhension des sociétés contemporaines. La Grèce, comme Antiquité parmi d’autres, sert de tiers. Cela n’implique pas que les philologues aient nécessairement à prendre position sur les questions contemporaines. Quand ils le font, leur discours est souvent moins informé et moins pertinent que celui qu’ils tiennent sur le passé ; il s’agit plutôt d’expliciter, par rapport aux questions contemporaines, les enjeux de leurs recherches et d’en proposer les résultats dans un langage qui puisse interpeller au dehors de leur profession.
5Cet ancrage subjectif de la philologie dans les préoccupations contemporaines ne limite pas, comme il a pu être soutenu, la scientificité de cette science et n’oblige pas à faire sienne une résignation ou une liberté relativiste : le penser serait n’admettre pour la science qu’un modèle objectiviste, or ce modèle, qui est sans doute déjà une fiction pour les sciences de la nature, est en tout cas inapproprié pour une science historique des traditions, qui, en raison de la nature même de son objet, questionne d’abord le fait qu’il y a tradition jusqu’à nous, et qui, pour répondre, interroge les traditions sur le mode non de la fidélité ou de la continuité, ou encore du libre choix préférentiel, mais de l’argumentation réglée.
6Par ailleurs, cette connaissance historique, intrinsèquement interrogative (par questions), ne peut, dans le cas spécifique de la Grèce, se détacher d’un réexamen critique des usages modernes de la Grèce et du poids que l’idée, démonétisée actuellement, d’un « modèle grec » comme modèle pour l’Europe occidentale, fait encore peser sur notre relation « spontanée », c’est-à-dire culturellement médiatisée, à cet objet longtemps privilégié. La philologie ne peut que se doubler d’une histoire critique de la philologie et des appropriations culturelles de la Grèce. Elle se heurte alors à la question légitime de la fascination, difficile à écarter pour les philologues eux-mêmes, que les œuvres poétiques et théoriques grecques anciennes peuvent malgré tout à bon droit continuer d’exercer, fascination qui explique leur diffusion et leurs perpétuelles retraductions, imitations et, pour le théâtre, mises en scène.
Pavie
7Dans le panorama des relations scientifiques contemporaines avec le passé grec, l’œuvre de Diego Lanza et l’école philologique qu’il a fondée à Pavie avec Mario Vegetti occupent une place singulière, qui fait leur grand intérêt. La philologie de Pavie affronte, sans se les cacher, les tensions ou les antithèses qui travaillent la philologie. Sur un mode dialectique, elle se propose de les surmonter, sans les réduire. Ce n’est évidemment pas un hasard si cette philologie compréhensive dans les deux sens du termes, comme projet d’interprétation et comme science ouverte à l’histoire en générale, a pu prendre corps en Italie, où la philologie a l’immense privilège de ne pas être séparée des autres sciences historiques et sociales, où un modèle « allemand » de science critique des textes, repris de Wilamowitz, a pu coexister avec des questionnements portant sur la signification sociale et politique des œuvres4, et où l’intérêt pour l’Antiquité peut encore être perçu, selon des modes contrastés, comme la marque d’un intérêt déterminé pour les problèmes qui se posent à la société contemporaine. L’attention portée au contemporain y devient même, comme le rappelle Lanza, la condition d’un rapport scientifique réussi au passé.5 Une interaction serrée entre science, culture et politique s’est ainsi mise en place. Cette situation est unique en Europe, où l’on doit plutôt, à quelques exceptions près, choisir son camp, philologie littéraire ou philologie des œuvres philosophiques, philologie ou sciences sociales, science ou culture, science du passé ou analyse du contemporain, avec un appauvrissement réciproque des termes ainsi séparés.
8La valeur que l’école de Pavie peut revendiquer est actuellement d’autant plus grande que la science philologique est prise, même en Italie, dans un mouvement général de recadrage des disciplines et des formes de performances académiques et tend à se replier sur elle-même, sur sa technicité. Dans la compétition entre institutions académiques et entre chercheurs sommés de produire selon des règles préétablies d’excellence, elle tend à oublier sa fonction critique vis-à-vis de la culture en train de se faire et vis-à-vis de sa situation sociale. En devenant commune, soumise à des critères prétendument universels de la qualité scientifique, elle se provincialise.
Langue et langages
9Dans un article provoquant de 2001, « Oublier les Grecs »6, Diego Lanza critique un « fondamentalisme classiciste » qui n’est pas sans rappeler celui de certaines Églises évangéliques dans leur lecture littérale de la Bible. De même que le principe de la sola scriptura, s’il a pu amener à une interrogation critique et historienne du texte biblique, considéré comme seule révélation authentique face à l’autorité du magistère traditionnel de l’Église vaticane, n’a pas empêché et a même encouragé une lecture immédiate et crédule de la lettre du texte sacré, comme on le voit dans la diffusion actuelle du créationnisme, de même, la confiance mise par de nombreux historiens et philologues dans la langue grecque, comme garante de l’authenticité de ce que disent les auteurs anciens, incite à faire de chaque écrit rédigé dans cette langue « le dépositaire d’une particule de vérité historique » (p. 1445). Les textes, pris et étudiés à la lettre dans leur langue d’origine, deviennent des « témoignages », des « documents » d’une réalité de la culture ancienne, sans qu’une attention suffisante soit portée à la genèse de ces actes de langage, à leurs conditions historiques particulières, à la multiplicité des langages sociaux qu’ils condensent et communiquent. Cette fascination pour la langue d’origine comme code auto-suffisant censé dire directement, par sa capacité dénotative, le monde, ou un monde historique déterminé, se retrouve dans l’enseignement, où l’insistance mise sur l’apprentissage rigoureux de la langue cache souvent la pauvreté des contenus que l’on prête aux textes péniblement déchiffrés, contenus qui, par leur banalité, ne justifient pas l’effort d’apprendre à lire. Ces Grecs sont à oublier. Science des faits, des documents, et enseignement platement humaniste sont en fait solidaires dans ce même culte d’une langue déconnectée des langages, toujours historiques, en situation, qu’elle transmet.
10La langue, pour Lanza, ne dit pas tout. Elle n’est pas simplement à prendre au mot, car elle est d’abord communication et action dans le milieu où elle intervient. Elle porte, accompagne des langages divers, à la fois codés et liés à l’actualité nouvelle qu’ils tentent de dire, de modifier, ou de consolider. Elle entre en interaction, parfois conflictuelle, avec ces codes quand ils ne sont pas verbaux, mais n’en constituent pas moins des langages définis. Les énoncés sont donc à prendre au sérieux, à analyser avec précision, philologiquement, non parce qu’ils diraient ce qui « était le cas » à une époque donnée, mais parce qu’ils participent, dans leurs diversités et leurs conflits, à la construction des univers sociaux que le philologue et l’historien tentent de reconstruire.
11Avec cette conception du langage comme activité nous sommes, chez Diego Lanza, loin de deux présupposés qui ont orienté et orientent encore la philologie :
- selon le premier, qui relève du fondamentalisme dénoncé par Lanza, le langage est seulement à déchiffrer correctement, et cela de deux manières, par un double travail d’analyse. Il s’agit, d’une part, du point de vue du référent, de repérer la situation factuelle dénotée par les énoncés des auteurs anciens, et, d’autre part, pour ce qui est de la constitution des énoncés eux-mêmes, d’opérer un contrôle de leur validité interne, dont on mesure la clarté et la pertinence en les examinant à la lumière d’un common sense supposé, qui garantit la possibilité de les comprendre d’une culture à l’autre. Cette position est actuellement dominante dans le travail éditorial mené par les philologues s’inscrivant dans la tradition philosophique empiriste anglaise. Ces éditeurs se considèrent en général comme armés pour corriger les textes qui leur semblent dévier par rapport à la clarté attendue d’un texte ;
- selon le second, qui privilégie l’aspect expressif et non plus dénotatif du langage, un acte de langage en dit moins sur le monde que sur celui qui parle. Ces actes sont opaques, parce qu’ils renvoient à des identités culturelles particulières, différentes des nôtres, et auxquelles nous n’avons accès que par une analyse en profondeur des énoncés. Chaque texte renvoie non pas d’abord à une situation factuelle précise ou à des idées. Il n’est pas à prendre au sérieux pour lui-même, dans ses prétentions, mais en tant qu’il renvoie à un sous-texte complexe, qui est le texte général d’une culture. L’interprétation cherche sous les mots, elle reconstruit des régularités profondes et d’abord cachées (comme celles constituant une « mentalité ») qui expliquent, par leurs fonctionnements, ou leurs dysfonctionnements, la diversité des énoncés de surface. L’attention sera portée, d’une part, sur les polarités sémantiques profondes qui organisent les significations possibles et, concrètement, dans l’examen des énoncés particuliers, sur les ambiguïtés du sens ; ces ambiguïtés de surface exprimaient la particularité des moments historiques et des œuvres qui y prennent naissance. Par une sorte de généralisation d’une herméneutique qui ne dit pas son nom, la société elle-même, sous-jacente aux textes, est pensée comme un texte, comme un ensemble sémantique réglé par les potentialités du langage.7 L’école de Jean-Pierre Vernant a longtemps développé ce point de vue – mais pas seulement, et c’est, entre autres, ce qui fait sa richesse : le point de vue structural, présenté ici, s’allie, chez Vernant, à un point de vue marxiste qui pense l’histoire non comme polarité ou ambiguïté, mais comme contradiction et comme lutte8 ; Nicole Loraux a, pour sa part, travaillé la dimension instituante, et non seulement expressive, du discours politique.
Langages et sociétés
12L’opposition entre ces deux orientations, qui suscite périodiquement des querelles entre philologues, tient au fait qu’elles traitent différemment le langage.9 Mais ces positions sont solidaires en ce qu’elles restent toutes les deux prises dans les limites d’une conception sémantique de la langue comme forme de symbolisation, sans interroger son aspect actif, pragmatique, dans les sociétés que la langue, comme langage toujours particulier, ne se contente pas de dénoter ou d’exprimer, mais qu’elle façonne par les différences entre ses usages.
13Or le contexte social où ces actes de langage prennent leur sens, comme interventions plus ou moins réussies, n’est pas du langage, il ne se laisse pas lire. La société n’est pas un texte. Son interprétation requiert le recours à un autre modèle, non uniment langagier mais complexe, qui associe, d’une part, les contraintes objectives propres aux univers sociaux considérés comme des systèmes imposant des modes de régulation, avec des rivalités entre les pôles censés imposer ces règles, que ces pôles soient économiques et politiques, et, de l’autre, en réaction à ces contraintes systémiques, les tentatives des sujets de construire par leurs langages des univers symboliques qui leur permettent de s’orienter dans ces systèmes et dans leurs crises, qu’à l’évidence ils ne dominent pas.10 La science philologique, même si elle privilégie le pôle expressif et langagier, puisque c’est son objet premier, ne peut le saisir que si elle le rapporte aux systèmes par rapport auxquels les langages, et les œuvres, constituent une réponse. Ces systèmes ne sont pas le « fond » des œuvres, leur cause première, selon le modèle du miroir ou même du « miroir brisé », mais leur condition, la situation où les univers langagiers se développent dans leur autonomie, c’est-à-dire selon les possibilités inhérentes à leur medium propre qu’est le langage.
14Parce qu’elle est attentive à cette dualité (qu’elle ne formulerait sans doute pas dans ces termes), la philologie de Lanza peut renouveler tant la lecture des œuvres grecques que l’interprétation du système politique qui les conditionne. Ainsi, dans un livre, déjà ancien, sur la tragédie, Il tiranno e il suo pubblico, de 197711, Lanza rompt avec l’interprétation de la cité grecque qui en fait une création politique et idéologique relativement récente, datant de l’instauration d’un espace public où les prétentions des individus sont mises « au centre », es méson ; cette création nouvelle serait, selon cette interprétation, contemporaine d’une pensée spatiale et rationnelle, et non plus mythique, de l’univers physique développée par les philosophes ioniens. Elle participerait donc d’un mouvement général de rationalisation de la culture, selon l’opposition traditionnelle du muthos et du logos. À l’écart de cette interprétation, Lanza montre que la norme fondamentale de la cité est plus ancienne, qu’elle opère dès l’Iliade. Il donne une interprétation anthropologique de la cité comme lieu du partage, sans autorité transcendante, sans État, comme on voit les guerriers achéens se partager entre eux, en relation de face à face, es meson, le butin de leurs guerres. La cité grecque est tribale, comme celle des Germains de César et de Tacite. Et ce modèle spatial du partage traverse l’histoire des régimes, qu’ils soient aristocratiques ou démocratiques, sans transformation majeure de son principe de base, qui est simplement étendu à des catégories sociales plus ou moins larges.
15Interpréter la littérature ne consiste pas simplement à retrouver la force de ce système normatif au sein des œuvres, mais à repérer la manière dont les œuvres, par leurs moyens propres, répondent aux contraintes objectives de leur situation et participent, comme élément d’une « idéologie », à leur intériorisation et à leur légitimation, sur un mode qui peut être critique, mais, et c’est l’hypothèse qu’il est utile de discuter, sans adopter une position d’extériorité. Les discours, même les plus individuels, sont censés contribuer à l’intégration du système. La cité n’est pas langage, mais, comme structure d’une relation publique de communication ne déléguant pas le souci de sa perpétuation à la solidité d’un appareil d’État fortement technicisé (comme c’est le cas dans les monarchies du Proche-Orient), elle se fait par le langage, par ses ambiguïtés, par ses contrastes et avant tout par ses conflits, puisque, par définition, aucun langage ne peut signifier le tout de la cité, qui reste à penser en termes objectifs, et non langagiers, de système.
Philologie et discours sociaux
16La philologie a donc à reconstruire ce que signifiait, dans tel ou tel état de la société, le fait de parler et d’écrire pour la société : la langue est son terrain, non pas seulement au sens habituel comme objet d’une connaissance détaillée des différents idiomes, mais, dans une perspective plus proche de la sociolinguistique, d’une science des pratiques discursives. L’une de ses questions est, pour la culture grecque, de comprendre la naissance d’un genre nouveau de discours, la prose oratoire et scientifique, qui loin de reprendre un usage de base, commun, du langage (selon l’opposition souvent postulée par les linguistes structuralistes entre langage poétique et langage ordinaire), est au contraire le produit d’une évolution complexe qui ne s’impose que par une différenciation d’avec la poésie. Comme il s’agit de saisir ce que font les sujets quand ils parlent en public, cette étude doit s’appuyer sur une analyse des conceptions du langage que les sujets mobilisent pour parler avec efficacité. C’est le thème du livre de 1979, Lingua e discorso nell’Atene delle professioni12. Le titre, avec « les professions », indique que Lanza se situe pour comprendre le système social athénien dans la perspective qu’on pourrait dire wébérienne d’une différenciation des compétences. Au-delà, il montre comment, grâce à cette différenciation, une conscience articulée et une théorie linguistique de la langue naissent avec la prose, quand, en raison des exigences propres aux situations juridiques, politiques, scientifiques où la prose est requise, est explicitement posée la question du rapport de la langue à la vérité et donc que le lien entre mot et effet immédiat, magique, poétique, de la parole, que l’on trouve encore souligné chez Gorgias héritier en cela des poètes, est mis en question au profit d’un rapport non ambigu de désignation claire. L’histoire des idées linguistiques devient ainsi histoire du milieu social de la communication et des représentations que les locuteurs professionnels se font de ce milieu.13
Le tyran, inexistant mais actuel
17La poésie, mise dans un contexte communicationnel nouveau dominé par la prose, la cité démocratique du Ve siècle, ne perd pas sa force évocatrice ancienne, mais ses métaphores et ses ambiguïtés prennent un autre sens. Elle convoque des êtres irréels, mais fonctionnels. Un exemple particulièrement net est la figure du tyran tel que le représente la tragédie selon l’analyse développée dans Il tiranno e il suo pubblico. Le tyran est absent de la vie politique athénienne à cette époque, mais omniprésent dans les discours. Alors même qu’il a disparu, il reste la référence négative de tout discours sur la démocratie. La tragédie, qui lui fait une grande place avec ses personnages royaux violents et autoritaires, reprend cette préoccupation, mais, encore une fois, à sa manière, en accord avec les matériaux spécifiques qu’elle travaille, le langage poétique et la scène. Elle construit un artefact imaginaire qui, dans sa déviance d’être individuel non politique, c’est-à-dire contraire à toutes les exigences de la vie en cité, incite les spectateurs à mieux se représenter leur mode d’appartenance à la cité. Face aux décisions arbitraires des tyrans scéniques, face aux contradictions émotives et cognitives qu’elles portent en elles et qu’elles déchaînent chez les autres personnages et dans les réactions de la masse que forme le chœur, le public, lui-même fondamentalement disparate mais réuni dans une même occasion, apprend non seulement la disparité et l’ambiguïté fondamentale des langages possibles en matière d’éthique et de politique, mais voit projetées sur l’espace public fictif de la scène, comme lieu de conflits, ses propres tensions et apories. Il s’initie par là à la délibération, sa propre consistance subjective étant à la fois mise à l’épreuve et reconstituée par la clôture de l’espace scénique et de l’action qui s’y déroule. La tragédie politise l’intimité et ses contradictions, non pas parce qu’elle les soumettrait à une norme politique préexistante, mais parce qu’en conformité avec la structure conflictuelle du politique14, elle leur donne une forme extérieure, et donc représentable et elle aide par son déroulement à hiérarchiser les pôles contraires qui animent les individus. Ceux-ci, face à eux-mêmes, sont dans la même situation que le citoyen à l’assemblée devant trancher entre des opinions éclatées. La décision, qui est le mode d’être principal d’une communauté politique qui n’a qu’elle-même, c’est-à-dire pas de prince ou d’État, pour tenir, devient, avec la tragédie, intériorisée, mais sur le même mode du débat contradictoire. La tragédie n’est ainsi pas comprise comme le lieu d’émergence du sujet, de sa liberté, plus ou moins ambiguë, selon l’interprétation idéaliste, mais le moyen d’une politisation des sujets, que la représentation tragique, avec ses effets, à la fois considère et constitue dans l’ensemble de leurs dimensions psychiques et éthiques, ce que ne font pas les discours directement politiques de la prose, qui ont une visée stratégique et non constituante des sujets du politique dans leur épaisseur vécue.
18On voit à quel point cette lecture, qui insiste sur la décision, est loin du décisionnisme schmittien de Christian Meyer15, pour qui les contenus comptent peu, et qui, tant dans sa compréhension de la politique que de la tragédie, insiste sur le fait pur de la décision. On est en fait loin, aussi, de la lecture proposée par Jean-Pierre Vernant16, malgré les nombreuses affinités, pour qui le tyran tragique est le reste d’une mentalité aristocratique, encore liée au mythe de l’héroïsme, que la cité démocratique interrogerait depuis des exigences plus rationnelles, tout en se laissant, dans le monde particulier qu’est la tragédie, contaminer par elle. Le tyran chez Lanza n’est pas historique au sens où il serait le reliquat encore puissant d’une idéologie dépassée. Il est une figure expérimentale nouvelle permettant, dans sa radicalité impossible, l’expression problématique et la « légalisation » du monde vécu des citoyens, de leurs expériences. Il est un schème. Cela fait son historicité.
Un paradigme non clos
19Cette philologie échappe à l’emprise de deux paradigmes qui ont dominé les sciences historiques et sociales et qui raisonnent l’un et l’autre en terme de fondement et de hiérarchie : tout d’abord, avec le règne de l’histoire sociale, un paradigme que l’on peut appeler « économiste », qui rapportait les faits de culture à l’évolution, plus fondamentale et donc ontologiquement plus réelle, des structures de production et d’échange économiques, puis un paradigme « culturaliste », encore vivace, qui met au principe des actions et des œuvres non plus l’économie, mais une mentalité ou une identité culturelle ne cessant de s’exprimer dans des manifestations particulières – avant que ne s’esquisse, récemment, un paradigme « naturaliste », qui mobilise les sciences cognitives pour mettre en question la séparation nature/culture. Face à ces entreprises de fondation, qui posent chaque fois un niveau profond et ultime chargé d’expliquer les événements culturels « de surface », la philologie de Diego Lanza tire sans doute son actualité, au-delà des résultats qu’elle a portés au jour, de ce qu’elle ne cherche précisément pas à réduire le particulier aux règles d’une instance travaillant en sous-main. Le mot qui la caractérise, et qu’elle revendique, est, dans la tradition hégélienne, la « concretezza » : l’interprétation est concrète, et non généralisante ou réductrice, dans la mesure où au cœur même de l’événement ou du discours particuliers, ou de l’œuvre, elle reconnaît la présence d’une dynamique historique et sociale qui, par ses tensions, non seulement conditionne ce particulier, mais se trouve aussi informée par lui, puisqu’elle en est inséparable et se réalise dans ce particulier.
20La discussion avec cette philologie peut alors porter sur la nature de ce qui fait qu’un texte peut faire sens, sur son « interprétant » : son appartenance à l’espace politique ou sa potentialité critique singularisante, ou encore d’autres dimensions, théoriques ou pratiques. Il y a là des choix et des degrés différents possibles dans l’évaluation de l’individualité et de la nouveauté, quant au contexte de la communication, que l’on peut attendre des actes langagiers et des œuvres. Des différences d’intérêt et donc d’objet peuvent surgir. Mais ce qui est gagné, et qui permet, notamment, une rencontre avec « l’herméneutique matérielle » dont se réclame l’École philologique de Lille, est que le sens n’est pas à prendre comme un objet, comme un contenu exprimé par un texte, selon l’idée qu’un texte aurait un sens, comme si une extériorité était possible entre les deux termes. Ce qui est recherché est historique en ce que le sens est considéré comme un faire, une activité sur le matériau historique et esthétique des œuvres, dans une situation sociale déterminée. C’est cette activité, qui ne se confond pas avec l’intention d’un auteur puisqu’elle est concrète, formante, qui fait œuvre. Le débat porte alors sur la puissance relative que l’on accorde aux éléments dont le sens construit la relation.
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Notes de bas de page
1 Voir maintenant, pour le XIXe siècle européen, Klaniczay, Werner, Gecser 2011.
2 Ferry 1991 ; voir le chapitre « Le temps historique », tome 1, p. 197-216.
3 Je renvoie à Judet de La Combe, Wismann 2004, p. 188 s.
4 Voir les études de La Penna, Rossi, Canfora et Bravo dans Bollack, Wismann 1983.
5 « Sans une problématisation adéquate du présent, il est inutile d’interroger le passé. Celui-ci ne fera que refléter pour nous les mensonges rassurants que nous désirons » (tiré du texte cité dans la note suivante, p. 1453).
6 Lanza 2001.
7 Il y a ainsi une solidarité profonde entre l’herméneutique de Hans-Georg Gadamer et l’orientation structuraliste et post-structuraliste des sciences sociales, malgré la détestation de Gadamer pour un traitement scientifique des cultures.
8 Ainsi le couple genos/polis, d’une part, relève d’une contradiction historique, le second terme venant remplacer le premier comme principe d’organisation sociale, mais, de l’autre, en raison de la polarité sémantique de ces deux termes (par leurs traits distinctifs contraires), ce couple peut, à un moment donné de ce développement historique, devenir principe non de contradiction diachronique, au sens marxiste de moteur historique, mais d’ambiguïté synchronique, comme dans la tragédie, où le langage des œuvres est porté par une tension non résolue entre ces deux pôles.
9 Je renvoie à ma tentative de modélisation des antagonismes philologiques, à partir des conceptions du langage mobilisées, le plus souvent implicitement, par les philologues (Judet de La Combe 2008).
10 On renverra encore à la discussion du concept de crise par Habermas 1973, premier chapitre, où il critique à la fois les conceptions « objectivistes », selon la théorie des systèmes, des crise des sociétés, et les conceptions « subjectivistes », fréquentes chez les historiens, qui s’appuient d’abord sur les représentations que les sujets donnent de ces crises. Un modèle plus satisfaisant devrait travailler la relation entre ces deux pôles, le système et les « identités » subjectives.
11 Lanza 1977.
12 Lanza 1979.
13 Une relecture du livre fait apparaître qu’il minimise sans doute la question du rapport entre vérité et langage telle qu’elle a été posée avant Aristote, chez Héraclite et ses disciples que sont les Sophistes. La langue est bien questionnée par eux comme telle dans son rapport aux choses, indépendamment de la tradition poétique, quand, chez Héraclite, le discours se substitue aux principes physiques et quand, chez Gorgias, l’être devient « un effet du dire ». C’est une autre théorie du langage que celle d’Aristote, prescriptive et centrée sur la dénotation, qui est ainsi construite : un constructivisme. Voir respectivement Bollack, Wismann 1972 ; Cassin 1995.
14 La proximité avec la réflexion de Claude Lefort est visible (voir, entre autres, les écrits rassemblés dans Lefort 1986) ; la division du corps social dans le conflit est la condition de la démocratie, dont le centre est un lieu vide, non incarné. Nicole Loraux a, pour la Grèce, développé cette conception.
15 Comme Meyer y insiste dans son interprétation des Euménides d’Eschyle, où, selon lui, la résolution du conflit tragique passe par l’institution divine d’une procédure de décision humaine, par le fait même que des citoyens votent, et non par la synthèse entre les contenus vitaux (maternité, paternité, droits substantiels posés comme normatifs par les personnages) que cette procédure permettrait de réaliser. Voir Meyer 1995 (1980).
16 Voir, entre autres, Vernant 1972.
Auteur
EHESS, Paris-CNRS
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