Sujets passionnels dans la poésie grecque : Voix chorales et « discipline des émotions »
p. 225-244
Texte intégral
1« Qu’est-ce qu’un auteur ? » Telle est la question qu’à la suite de Michel Foucault pose Diego Lanza, en introduisant un volume collectif tout récent notamment consacré à « l’autore e l’opera ». La réponse n’est pas cherchée du côté de la « fonction-auteur » comme le proposait Foucault dans l’étude qui porte comme titre la question posée et s’insère dans le contexte structuraliste de « la mort du sujet »1. Mais elle est formulée par référence à la tradition, une tradition de diction poétique qui exercerait sur la créativité de l’auteur de nombreuses contraintes ; une tradition qui permet par ailleurs au poète d’affirmer son autorité, sinon son pouvoir ; une tradition qui est aussi une tradition biographique tendant, par anecdotes héroïsantes interposées, à attacher ce pouvoir au nom du poète.
2Telle est aussi la question qui est sous-jacente à celle, plus particulière, qu’il convient de poser en relation avec un autre aspect de la réflexion de Lanza sur les attitudes autoriales dans l’Antiquité grecque : qui est le maître et qui est le bénéficiaire de la « discipline des émotions » dont la poésie grecque est souvent le vecteur ? Quant à la tragédie attique, Lanza affirme à ce propos : « il coro tragico è schermo tra azione e pubblico, proiezione del pubblico nella vicenda drammatica, come già si è detto, camera di compensazione emotiva. È dunque prezioso strumento nelle mani del poeta per disciplinare l’attenzione degli spettatori, accompagnarne lo stupore, la commozione, l’ansia, la paura, offrire il necessario sfogo alla tensione accumulata. La rappresentazione tragica, nella varietà polifonica dei suoi mezzi e delle combinazioni possiblili, si costruisce su un doppio movimento: un progressivo disagio cui segue un sollievo »2. Si les quelques indications d’Aristote quant à l’existence d’une kátharsis émotionnelle dans la tragédie nous aident à étayer ce propos par le moyen d’une réflexion indigène, on peut se demander ce qu’il en est dans la poésie dite « lyrique ». La poésie lyrique passe en effet pour être l’expression poétique directe des affects les plus passionnels et les plus intimes du poète, c’est-à-dire de l’auteur. La poésie lyrique grecque semble donc faire du poète-auteur un créateur autonome, maître de ses émotions et messager de ses sentiments intimes. En suivant le chemin montré par Lanza quant à l’épuration des émotions dans la tragédie telle que la conçoit Aristote, il est possible de proposer au contraire que, dans la poésie mélique, c’est essentiellement la langue poétique traditionnelle travaillée par l’auteur dans des formes de chant coïncidant avec des actes rituels qui conduit à une « discipline des émotions ». Correspondant à une ritualisation collective des affects par les moyens de poèmes à forte dimension auto-référentielle et pragmatique, cette discipline s’adresse aux exécutant-es mêmes du poème ; elle est assumée par elles et par eux dans une performance poétique dont le poète-auteur est le maître de cérémonie. C’est que que j’aimerais montrer à l’aide de quelques exemples tirés de la poésie mélique érotique.
Expression poétique des émotions : de la poésie lyrique au mélos
3« Se dit de la poésie qui exprime des sentiments intimes au moyen de rythmes et d’images propres à communiquer au lecteur l’émotion du poète », telle est la définition que donne le Petit Robert de la poésie lyrique. Or en Grèce ancienne, le terme lurikós apparaît essentiellement à l’époque impériale pour désigner la poésie ou le poète qui s’accompagne sur la lyre (ce que reconnaît le Petit Robert en élargissant la définition valable pour l’Antiquité à l’accompagnement musical). En revanche, dans le retour critique aux catégories indigènes exigé par toute perspective de sémantique anthropologique, on constate que dès l’époque archaïque c’est par le terme mélos que l’on désigne la phrase musicale, la mélodie, puis – par extension – le poème chanté dans ses trois composantes définies plus tard par Platon : paroles chantées, accompagnement musical, chorégraphie ; ou – pour reprendre les termes de Platon – lógos, harmonie et rythme. Ceci en contraste non seulement avec la poésie épique et avec la poésie dramatique (tragédie et comédie), mais aussi avec l’iambe et l’élégie3. Ce n’est que très tardivement, chez les grammairiens latins, que les melopoioí deviennent des poètes lyriques et ce n’est guère qu’à la Renaissance que la poésie lyrique commence à être attachée, en tant que genre poétique, à l’expression de la passion, notamment amoureuse, référée à l’auteur lui-même. Il faudra donc attendre le Romantisme allemand pour que la poésie lyrique soit canonisée au sein de la triade « Epos–Lyrik–Drama » ; elle exprimerait dès lors, de manière spécifique, les mouvements intimes d’un poète désormais pourvu d’une intériorité individuelle, saisie en termes de Seele et de Geist.
4Telle sera dès lors la définition donnée, de manière rétrospective, au mélos grec devenu frühgriechische Lyrik, Greek lyric poetry, lirica greca arcaica ou lyrisme archaïque. Point d’étonnement en conséquence à voir Bruno Snell, par exemple, trouver dans la Lyrik succédant à la poésie homérique l’éveil de la personnalité du poète (par l’expression des mouvements de son âme) ; il y situe, dans une perspective hégélienne, la découverte poétique de l’esprit (européen…) par l’expression poétique de l’émotion intime : « Im persönlichen Empfinden der Lyriker ist die Zwiespältigkeit der Seele und das Bewusstsein von der Gemeinschaft im Geistigen entdeckt »4. Ce qui n’empêche pas par ailleurs le grand philologue de Hambourg de reconnaître que la majeure partie de la poésie lyrique archaïque parvenue jusqu’à nous relève de la « Festdichtung » ; elle est donc essentiellement composée de poèmes destinés à célébrer, dans des occasions rituelles, les dieux et les hommes.
5Mais le retour, en guise de prélude, aux catégories indigènes implique le retour aux manifestations dont nous prenons connaissance en tant que « textes », avec quelques exemples tirés du mélos.
6D’abord quelques vers attribués à Alcman :
Éros à nouveau, par la volonté de Cypris,
me réchauffe, inondant doucement mon cœur,
7puis deux vers de Sappho :
Éros à nouveau m’agite, lui qui rompt les membres,
le doux piquant, l’impossible animal,
8pour terminer avec un fragment d’Anacréon :
À nouveau, Éros m’a frappé de sa longue cognée,
tel un bronzier, et il m’a plongé dans un torrent glacial.
9Trois fragments dont la syntaxe et la manière dont ils sont cités montrent qu’ils correspondent à des débuts de poèmes ; trois poèmes qui commencent par ce que l’on peut appeler une formule avec les variations, conditionnées par le schéma métrique, que l’on attend d’une langue poétique traditionnelle : Éros me deûte ; trois distiques qui disent les effets physiques contrastés provoqués par la force du désir incarnée dans la figure du jeune Éros – on y reviendra5. Dans une poésie de communication essentiellement orale ces similitudes ne seraient sans doute pas très surprenantes si les vers comparés n’émanaient pas de poètes actifs dans des cités au régime politique varié, et surtout si ces distiques ne portaient pas les indices de conditions d’énonciation très différentes : poème probablement chanté par un chœur de jeunes filles dont le poète est présenté comme l’éducateur en ce qui concerne Alcman ; poème peut-être également choral pour Sappho dont le je n’est jamais explicitement identifié par son nom propre ; poème sans doute « monodique » pour Anacréon qui déléguait souvent le je poétique de ses compositions aux convives du symposion auxquels elles étaient en général destinées. Trois « textes » qui nous renvoient donc à des performances chantées différenciées.
10Trois situations d’énonciation en contraste : exécution d’un chant collectif et cultuel dans l’une des cérémonies initiatiques dédiées à l’une des divinités tutélaires de la ville de Sparte, dominée par les grandes familles des deux rois de la cité et de leurs alliés aristocratiques ; performance peut-être chorale au cours d’une célébration cultuelle de la beauté féminine dans un sanctuaire de la déesse de l’amour tel qu’il est attesté dans la Lesbos en proie aux rivalités des hétairies aristocratiques et de leurs leaders ; chant de l’amour au banquet dans le jeu de la reprise poétique par chacun des convives souvent dans l’une ou l’autre des cours des tyrans dominant les cités grecques en ce même début du VIe siècle. Trois situations énonciatives distinctes du point de vue des acteurs assumant la position du je (qui correspond à l’« instance d’énonciation ») : un chœur chantant dans une perspective de jeune fille des poèmes composés par un poète adulte, avec une fonction éducative au service de la cité (Alcman) ; un groupe choral ou une jeune femme chantant les effets d’Éros dans des vers composés par l’animatrice adulte d’un groupe chargé de faire des jeunes filles aristocratiques des femmes achevées (Sappho) ; un individu adulte ou le poète lui-même chantant pour ses pairs l’éros provoqué tour à tour par une indomptable cavale de Thrace ou un jeune homme au regard de jeune fille (Anacréon) : trois poètes dont deux – Sappho et Anacréon – ont fait l’objet dans l’iconographie d’un processus d’« autorialisation » 6. Dans ces trois cas de figure une double distinction s’impose : d’une part, entre celles et ceux qui dans le poème assument la position énonciative du je (la persona loquens, le locuteur) et celles et ceux qui exécutent le poème dans une performance chantée d’ordre rituel ; d’autre part, entre le ou les exécutants du poème et le poète-auteur qui apparaît en général davantage dans sa « fonction-auteur » que dans sa personne biographique avec ses implications psycho-sociales7.
11Si l’on veut bien admettre ces médiations énonciatives dans leurs différentes modalités, si l’on accepte des circonstances de communication ayant souvent un caractère cultuel et conférant une dimension rituelle à la voix poétique elle-même, il n’en reste pas moins que les poèmes cités sont l’expression d’un sentiment fort : la passion amoureuse qui prend en Grèce classique la forme du désir érotique incarné dans la figure du très jeune parèdre d’Aphrodite. Sans doute le fait même que l’expression poétique du désir d’amour ne renvoie pas directement à la personne du poète doit-il nous faire abandonner la catégorie générique romantique de la lyrique pour lui préférer le catégorie indigène du mélos. Néanmoins, par ce biais, on verra que la poésie rituelle et pragmatique qu’est le mélos implique une expression collective des émotions, une expression ritualisée par les moyens mêmes de la poésie dans sa performance musicale.
12Puisque la théorie indigène définit par les émotions qu’il suscite un genre tragique qui reprend au mélos ses formes chantées, on peut se demander dans quelle mesure la procédure de la kátharsis est pertinente pour une poésie mélique qui, pour être rituelle et traditionnelle, n’en est pas moins passionnelle ; une poésie mélique qui est sans doute expression de l’émotion, mais une émotion portée par une voix chorale et rituelle. L’interrogation est d’autant plus nécessaire que le théoricien grec de la kátharsis, d’ailleurs assez chiche à ce propos, exclut implicitement le mélos, si ce n’est dans la tragédie, de sa réflexion sur l’art poétique ! La kátharsis donc comme catégorie opératoire, mais par anachronisme interne à la poétique grecque.
La kátharsis passionnelle dans ses deux définitions, poétique et politique
13On a pressuré à satiété le seul passage explicite de la Tékhne poietiké d’Aristote décrivant de manière très sommaire le processus de la kátharsis ; un passage dont on a même proposé la suppression en tant que glose interpolée : « La tragédie est la représentation (mímesis) d’une action noble et achevée, ayant une certaine étendue, dans une langue agrémentée et variant selon les formes des différentes parties, assumée par des acteurs et non pas par la narration, réalisant par l’affliction et l’effroi la purification (kátharsis ; aussi : épuration) de telles émotions »8. La controverse suscitée par ce passage excessivement concis est fondée sur un malentendu qui a débouché sur une question insoluble : qui, des acteurs de la tragédie ou de son public, éprouve affliction (ou compassion) et effroi ? qui bénéficie, dans le soulagement, du processus de la purification ou de l’épuration des affects ressentis (je réserverai le terme purgation à l’analogie médicale) ? quels sont les ressorts de cette purification, de cette libération apparemment du même par le même, au-delà de l’interprétation romantique de la kátharsis comme expiation (« Entsühnung ») ? Il s’agit de décider notamment si l’expression « (purification) de telles émotions » doit être prise comme un génitif ablatif, comme un genitivus separativus désignant la libération de l’âme à l’égard des deux affects mentionnés, ou si elle correspond à un génitif subjectif indiquant l’épuration par le moyen de ces deux passions9.
14Il convient de ne pas oublier le fait que ces questions s’insèrent dans le problème plus général de traduction transculturelle déjà mentionné à propos de la notion « étique » du lyrique et la catégorie « émique » du mélos. De même que c’est le cas par exemple pour les genres poétiques ou pour les couleurs, la perception, la catégorisation et la désignation des émotions varient d’une culture à l’autre ; c’est pourquoi on préférera les termes « affliction et effroi » à la traduction traditionnelle de éleos kaì phóbos par « crainte et pitié » (avec une inversion malencontreuse des termes composant l’expression d’Aristote…)10.
Définition minimale : la Poétique d’Aristote
15Dans l’état de concision d’un texte probablement constitué sur la base de notes de cours, avec toutes les petites incohérences que cela implique, ces différentes questions n’ont pas de réponse. On remarquera simplement, par référence au contexte immédiat de ce passage si souvent discuté et malmené, que la procédure de la kátharsis est moins provoquée par le langage de la tragédie avec ses effets musicaux variant suivant les parties que par la représentation de l’action elle-même. En effet si Aristote rappelle bien que le rythme, la mélodie et le chant (mélos) sont les « assaisonnements » de la langue tragique, c’est pour s’empresser de déclarer que la tragédie est principalement et premièrement la représentation d’une action, d’une action agie par ses protagonistes. Dans la célèbre définition en six éléments constitutifs qui suit le passage sur l’épuration des émotions, l’accent est mis sur l’intrigue (mûthos) et sur les caractères des acteurs ; viennent ensuite l’expression verbale (léxis) et l’intention ; enfin si la composante visuelle de la tragédie s’avère tout simplement ne pas ressortir à l’art poétique, la composition musicale (melopoiía) ne concerne que les « assaisonnements » qui agrémentent la représentation de l’intrigue, entendue comme organisation, agencement d’actions (sústasis tôn pragmáton). D’autre part, par référence probable aux interventions chantées des acteurs, mais aussi aux parties chorales de la représentation tragique, la signification attribuée à mélos dans la Poétique se révèle particulièrement fluctuante ; il oscille entre le sens restreint de mélodie et le sens compréhensif de chant musical. Ainsi il peut figurer à côté du rythme et de l’harmonie comme séquence mélodique vocale ; en tant que tel, le mélos se combine avec le rythme métrique et chorégraphique et avec la tonalité ou l’accord harmonieux de la séquence. Mais ce terme renvoie aussi au chant musical en général, qu’il soit assumé par l’un des acteurs ou par le groupe des choreutes. Quoi qu’il en soit, le mélos en tant que grand genre autonome n’est pas mentionné dans la Poétique, si ce n’est peut-être sous la forme du dithyrambe ; le mélos en tant que tel ne relève pas des arts de la représentation (d’une action)11.
16En ce qui concerne la tragédie, il convient encore de rappeler que les spectateurs, probables sujets de la kátharsispoétique, sont assemblés dans le sanctuaire de Dionysos Éleuthéreus pour y célébrer musicalement et rituellement le dieu des drames masqués. De ce point de vue, on peut se demander si, dans l’énoncé pour le moins énigmatique de la Poétique, l’ordre dans lequel les deux émotions suscitées par la tragédie sont présentées n’est pas significatif : éleos, puis phóbos. En effet, au sein de la taxinomie des passions développée dans la Rhétorique, l’affliction est comprise comme compassion pour des proches placés dans des situations où nous ressentirions nous-mêmes de l’effroi. Dans cette mesure on pourrait s’imaginer que, dans l’esprit de cet énoncé si concis, les spectateurs ressentent d’abord de l’affliction et de la compassion pour les protagonistes engagés dans des situations tragiques avant d’éprouver eux-mêmes l’effroi face à un tel spectacle12.
L’analogie médicale : la Politique
17Or, en passant de la Poétique à la Politique comme nous le suggère Lanza lui-même dans son édition du premier texte, c’est précisément dans le développement sur le rôle joué par la musique dans l’éducation du bon citoyen qu’au terme de ce traité, la kátharsis fait une apparition d’autant plus appréciée qu’elle est plus explicite. La réflexion d’Aristote sur les fonctions pédagogiques à attribuer aux airs musicaux, qu’ils soient instrumentaux ou vocaux, s’inscrit dans la perspective de la distinction classificatoire qui anime la plupart de ses traités. Avec son sens devenu commun de « musique », la mousikè tékhne, l’art musical consiste donc dans l’usage et la maîtrise des mélodies et des rythmes. Si ceux-ci correspondent à la cadence du phrasé musical, celles-là renvoient aux harmonies comprises comme articulations différenciées des sons dans la phrase musicale : méle au sens restreint du terme. En poursuivant avec Aristote la classification taxinomique, les harmonies sont au nombre de trois, correspondant à des mélodies éthiques, pratiques ou dynamiques ; et elles peuvent assumer trois fonctions qui peuvent apparemment se combiner, contribuant à l’éducation, à l’épuration ou au divertissement13. La kátharsis figure donc au centre de la pragmatique attribuée dans la Politique à l’art musical.
18Sans que les correspondances que suggèrent les deux triades soient établies de manière systématique, la fonction éducative se fondera, à l’évidence, essentiellement sur les mélodies morales. Par ailleurs, en coïncidant avec un sentiment de détente et de délassement après un état de tension, la fonction de divertissement touchera, en particulier dans la musique de théâtre, les travailleurs manuels et salariés. En contraste la procédure de l’épuration provoquée par la musique théâtrale semble s’adresser surtout aux spectateurs libres et éduqués, c’est-à-dire aux citoyens adultes. Dans ce contexte, Aristote explique en effet que les mélodies ou les harmonies dynamiques, celles qui provoquent exaltation et enthousiasme et qui méritent ainsi leur désignation de enthousiastiká, touchent la capacité émotive du public. Cette réceptivité émotionnelle de l’âme concerne des passions plus ou moins universelles ; en leur nombre Aristote mentionne, outre la possession divine qu’est l’enthousiasme, la pitié et la crainte – ou mieux et à nouveau : l’affliction et l’effroi ! Le processus de l’épuration/purification est dès lors décrit avec précision : « Certains hommes sont spécialement réceptifs à ce mouvement et, sous l’effet des chants sacrés, nous les voyons recourir à des mélodies qui mettent l’âme hors d’elle-même (exorgiázousi) avant de se calmer comme s’ils avaient été soumis à une cure médicale ou à une purgation (kátharsis) ». Qu’ils soient doués d’une sensibilité particulière à certaines passions, parmi lesquelles Aristote mentionne à nouveau l’affliction et l’effroi, qu’ils disposent d’une émotivité plus générale ou qu’ils soient normalement sensibles, tous les hommes sont susceptibles de connaître le sentiment de soulagement et de plaisir provoqué par le processus de la kátharsis. Ce double processus est résumé par Lanza de la manière suivante : « un moto di eccitazione psichica dello spettatore (pietà e paura) cui subentra un rasserenamento liberatorio, un ritorno all’equilibrio »14.
19La conclusion du développement qu’Aristote consacre dans la Politique au processus de la kátharsis musicale est sans ambiguïté. C’est bien la comparaison avec le domaine de la cure médicale qui conduit à la proposition fondamentale : « Pour tous adviennent un sorte de purgation (kátharsis) et un sentiment de soulagement mêlé de plaisir ; de manière semblable, les mélodies cathartiques également procurent aux hommes un sentiment d’innocente réjouissance (khará) »15. Mais la référence au processus curatif reste de l’ordre de l’analogie ! Et j’ai l’intention de m’y attacher dans un développement ultérieur de la présente étude, avec l’aide de l’Éloge d’Hélène du rhéteur Gorgias, de quelques traités hippocratiques et de réflexions tirées de dialogues de Platon.
Une kátharsis non mimétique : la poésie érotique
20« Dès l’enfance les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à représenter (…) et une tendance à trouver du plaisir (khaírein) aux représentations », telles sont – on s’en souvient – les deux « causes naturelles » de l’art poétique selon Aristote. Réjouissance ou sentiment de douceur, le plaisir provient – précise le poéticien – de l’apprentissage par la mímesis ; il résulte de la dimension cognitive des représentations dans leur production autant que dans leur contemplation. Combinée chez les hommes avec compétence mélodique et aptitude rythmique, c’est cette capacité naturelle à « imiter » qui serait à l’origine de l’art poétique 16. Or s’il est vrai qu’il n’y a de représentation que d’une action avec ses protagonistes, s’il est vrai que l’art poétique et mimétique concerne la poésie narrative dans ses formes et traditions épique et tragique d’une part, iambique et comique de l’autre, s’il est bien vrai que la composante essentielle de la tragédie est l’intrigue (mûthos) entendue comme « agencement des actions », les différentes formes de la poésie mélique semblent exclues des arts susceptibles de provoquer réjouissance et plaisir ; si ce n’est peut-être par cette composante secondaire qu’est la musique et dont la désignation en tant que hédusma renvoie étymologiquement au concept de hedoné.
Le double paradoxe du charme mélique
21Serait-ce à dire que la poésie mélique échappe au processus de l’épuration des affects tel qu’il est à peine esquissé dans la Poétique ? Est-ce à dire que les formes poétiques qui passent pour être les mieux adaptées à l’expression des passions ne sont pas soumises à cet effet de kátharsis que la Politique associe pourtant à la production mélodique, au mélos dans son sens restreint, ainsi qu’aux maladies organiques provoquant des états seconds ?
22Le paradoxe est double :
23D’un côté, Gorgias dans son Éloge d’Hélène ajoute la réjouissance attachée à la grâce (khará dérivant de khaírein) aux passions d’effroi et d’affliction provoquées par toute forme de discours : « Le lógos a le pouvoir de mettre fin à la peur, d’écarter le chagrin, de provoquer la réjouissance et d’accroître l’affliction ». Et Gorgias de préciser que le plaisir naît en particulier des discours qui agissent comme des incantations, éloignant le sentiment de l’affliction pour ensorceler l’âme et la transformer comme par un charme magique. Or le terme thélgein, employé dans ce contexte pour désigner le pouvoir du charme séducteur exercé par la parole, trouve un large usage déjà dans la poésie homérique. D’une part, dans l’Iliade, le ruban brodé qu’Aphrodite remet à Héra pour achever la parure destinée à séduire Zeus dans la fameuse scène d’amour entre le maître et la maîtresse de l’Olympe contient tous les charmes (thelktéria, de thélgein) susceptibles de tromper l’intellect : relation amoureuse, désir impératif, mots séducteurs, paroles trompeuses (de même que dans les Travaux d’Hésiode la jeune Pandôra, créée par Héphaïstos, est parée par Athéna avec la collaboration des Grâces, de Péithô, des Heures et d’Hermès). D’autre part, vers la fin de l’Odyssée, Pénélope, parée des dons d’Aphrodite, se présente aux prétendants dans l’éclat d’un apparat qui rompt leurs genoux et ensorcelle (éthelkhthen) leur cœur ; tous désirent s’étendre au côté de la femme revêtue des charmes de la beauté17. Séduction érotique qui se manifeste dans ses effets physiologiques aussi bien par la vue que par l’ouïe.
24Mais, de manière plus précise, c’est le doux chant des Sirènes qui exerce sur le marin de passage un charme (thélgousin) érotique et finalement mortifère ; ou ce sont les mots tendres et enjôleurs de Calypso qui, par leur charme, provoquent chez Ulysse l’oubli d’Ithaque et de l’épouse qui l’y attend. Par ailleurs, les récits d’Ulysse encore mendiant suscitent auprès d’Eumée un enchantement (thélgoito, éthelge, en structure annulaire) que le porcher compare au ravissement érotique provoqué par les vers de l’aède auprès d’un public sous le charme : au-delà du simple charme qu’exerce la poésie aédique, son effet d’envoûtement n’a pas uniquement des connotations négatives. De plus, la narration épique n’est pas la seule à avoir sur l’auditeur des effets analogues à ceux exercés par le pouvoir d’Éros puisqu’à Délos, le chant choral des Déliades parvient à enchanter le public réuni pour célébrer Apollon par la représentation (mimeîsthai) des voix de tous les hommes18. Les formes de la poésie mélique figurent donc en bonne place aux côtés de la poésie narrative et épique pour envoûter leur public comme par le charme d’Éros. Et quand le plaisir provoqué par la pratique poétique n’est pas saisi en termes de charme envoûtant, il est qualifié par les mots dérivés d’un térpein qui désigne fréquemment, dans les différentes formes de la poésie archaïque, la jouissance amoureuse19.
25Par ailleurs, il convient de rappeler que, dans la louange et la défense rhétoriques d’Hélène créées en prose poétique par Gorgias, le pouvoir d’Éros apparaît comme la quatrième et ultime cause pouvant expliquer l’acte d’Hélène tout en disculpant l’héroïne. En effet, de même que le lógos par l’ouïe, la puissance de l’amour agit sur l’âme par la vue ; de même que le discours, Éros laisse sur l’âme une empreinte matérielle, apte à modifier sa « tournure ». Comme l’effroi, l’éros peut mettre l’entendement hors de lui-même par l’intermédiaire d’un regard qui inscrit en lui les choses vues ; il provoque le désir amoureux, mais aussi maladies et folies difficiles à guérir. Ainsi l’âme d’Hélène fut-elle prise d’une agitation et d’un trouble subits dès que ses yeux furent touchés par le beau corps de Pâris. Cette physiologie de la vision amoureuse, qui fait du regard le vecteur même de la puissance d’Éros conçue comme un flux, est déjà largement illustrée dans la poésie mélique de l’époque dite « archaïque » :
Éros à nouveau, me jetant de sous ses paupières sombres
un regard qui fait fondre,
me précipite par ses multiples charmes
dans les filets inextricables de Cypris.
Oui, à sa venue, je suis saisi d’un tremblement…
26chante le convive ou le groupe choral qui représente Ibycos, un poète de cour du VIe siècle20. Anticipant sur la représentation physiologique du même type qui fonde la théorie hippocratique de la purgation des humeurs, cette anthropologie organique permettait à Aristote de faire comprendre, dans la Politique, le phénomène de l’épuration des passions dans le spectacle théâtral, en particulier par l’effet de sa composante musicale. Or avec le poème fragmentaire d’Ibycos, rédigé en un rythme anapestique qui le destine à une exécution chantée et chorégraphiquement rythmée, on a quitté les genres narratifs considérés comme mimétiques par Aristote, tels la poésie homérique ou la tragédie attique, pour pénétrer dans le vaste domaine du mélos, de la poésie « lyrique » : non plus le mélos au sens de la mélodie accompagnant par exemple le drame tragique comme l’entend Aristote, mais le mélos au sens large du terme, englobant les différents genres de la poésie rituelle.
Sappho : physiologie et envoûtement érotiques
27Sans doute nulle autre composition mélique que le poème « L’égal des dieux » de Sappho ne peut mieux illustrer les surprenantes affinités qui, dans les différentes formes de la poésie érotique grecque, rapprochent la description poétique des effets émotionnels provoqués par la puissance d’Éros et l’évocation en termes érotiques des effets affectifs suscités par la poésie, qu’elle soit épique ou mélique.
Il me paraît égal aux dieux,
celui qui, face à face,
assis tout près de toi,
entend ta voix si douce,
et ce rire charmant qui, je le jure,
dans ma poitrine affole mon cœur.
Sitôt que je te vois, ne fût-ce qu’un instant,
aucun son ne passe plus sur mes lèvres,
mais ma langue sèche,
un feu subtil court soudain sous ma peau,
mes yeux ne voient plus rien,
mes oreilles bourdonnent,
je ruisselle de sueur,
un tremblement me saisit toute,
je deviens plus verte que l’herbe.
Il me semble que je vais mourir…
(trad. André Bonnard)
28Quelle qu’en soit la forme générique – épithalame, poème choral et rituel ou « monodie » –, quelles qu’en soient les circonstances d’énonciation – cérémonie nuptiale, groupe de jeunes filles célébrant Aphrodite, réflexion poétique personnelle –, quels que soient les mobiles psychologiques animant les symptômes physiologiques décrits – jalousie féminine, anxiété homosexuelle, névrose partagée –, ce poème à l’interprétation controversée s’il en est s’inscrit dans la tradition des compositions érotiques rédigées généralement par des poètes et parfois par des poétesses appartenant aux petites communautés civiques de l’époque dite « archaïque ». Depuis des décennies les innombrables commentateurs de ce poème cent fois traduit en français n’ont pas manqué de relever que la plupart de ces symptômes physiologiques de l’émotion profonde sont déjà attestés dans les poèmes homériques, mais qu’ils correspondent aussi à des manifestations identifiées par les médecins hippocratiques dans leur pathologie des affects. En ce qui concerne notre point de vue marqué par une tradition extrêmement lacunaire, l’originalité de la composition de Sappho réside dans la référence de ces différentes manifestations physiologiques de l’émotion au pouvoir du charme érotique ; il émane d’une voix et d’un sourire pour être transmis par l’ouïe et par la vue. L’auteur du traité Du Sublîme, qui cite le poème, y avait déjà reconnu la collection et l’articulation, en un seul ensemble, des traits saillants révélateurs des souffrances (pathémata) relatives aux délires amoureux 21. Ces manifestations du désir érotique suscité par la beauté, ici féminine, et transmis par audition et regard convergent vers un sentiment de mort qui, dans la représentation hellène, se confond non seulement avec le sommeil, mais aussi avec l’amour22.
29Par ailleurs, il faut aller au-delà des traits formels qui semblent conférer aux quelques poèmes fragmentaires de Sappho parvenus jusqu’à nous une dimension incantatoire, quelques indices révèlent la valeur de séduction érotique que la poétesse de Lesbos attribue à la poésie mélique. Par exemple, de même que Pindare ou Bacchylide, Sappho ne manque pas d’associer aux Muses les Charites, incarnation de la grâce séductrice ; elle en appelle la présence dans les vers mêmes qui chantent ces figures divines. De plus, dans l’un des fameux poèmes du souvenir est évoqué le charme exercé sur l’une des compagnes du groupe de Sappho par le chant d’une jeune fille ; cette adolescente est probablement retournée comme femme adulte en Lydie où elle est prête à assumer son rôle de jeune épouse23. On peut donc comparer de tels indices quant à l’effet de charme érotique attribué à des poèmes méliques avec les compositions qui mettent en scène les effets physiologiques et délétères de la passion amoureuse. On pourrait en conséquence faire l’hypothèse que l’expression poétique des affects provoqués par le pouvoir d’Éros débouche, en quelques sorte par leur épuration, sur le plaisir de la « performance » poétique. Mais il s’agit là encore d’une pure extrapolation.
Alcman : une kátharsis chorale ?
30Pour le lecteur moderne habitué à associer la poésie lyrique à l’expression par le poète des sentiments les plus intimes, plus surprenants encore sont les poèmes érotiques composés à Sparte par le poète Alcman, un contemporain de Sappho ; ils étaient chantés collectivement par un groupe choral de jeunes filles issues des bonnes familles de la cité. Identifiés en tant que genre poétique dès la période classique, ces parthénées étaient exécutés à l’occasion de cérémonies cultuelles destinées à l’une ou l’autre des divinités civiques protégeant le passage des jeunes gens et des jeunes filles à l’âge adulte. C’est dire que ces poèmes rituels ont un caractère initiatique fortement marqué comme le montrent les fragments étendus d’un parthénée composé par Pindare pour la célébration d’Apollon Isménios, l’un des dieux tutélaires de Thèbes. Ce culte était marqué par la procession de la daphnéphorie qui se dirigeait vers le sanctuaire du dieu, situé hors les murs auprès de la rivière Isménos ; un jeune garçon portant la hampe au laurier conduisait un chœur formé de jeunes filles de la cité ; ces choreutes chantaient de manière auto-référentielle l’action rituelle féminine et musicale présente, dédiée en offrande au dieu protecteur des jeunes citoyens24.
31Exécuté non pas à Thèbes mais dans la cité de Sparte environ un siècle et demi plus tôt mais dans des circonstances cultuelles et civiques analogues, le plus célèbre des parthénées de notre histoire de la littérature grecque chante la beauté d’une femme. Dans une relation qui semble inverser les positions offertes par le poème de Sappho que l’on a commenté, ce sont ici dix ou onze adolescentes qui composent le groupe choral ; collectivement, elles disent leur fascination pour la femme un peu plus âgée conduisant le chœur. Or chanter la beauté féminine parvenue au seuil de la maturité, c’est aussi dire le désir que suscitent l’éclat du visage et la chevelure fleurissante de la belle et jeune chorège : jeux érotiques du regard, à nouveau.
Mais ne les vois-tu pas ?
d’un côté le coursier vénète ;
de l’autre la chevelure
de ma compagne Hagésichora
fleurit comme de l’or pur.
Son visage d’argent,
pourquoi te le décrire ?
C’est Hagésichora.
32Car, dans l’alternance des formes singulières et plurielles du je et du nous, c’est bien la jeune femme dont le nom propre dit la fonction qui, « en dirigeant le chœur », provoque auprès des choreutes adolescentes le sentiment d’être assaillies : « C’est Hagésichora qui me poursuit » (vers 77) – chantent les choreutes dans la strophe suivante. De même, dans un fragment d’Hésiode, le jeune Thésée est-il poursuivi par le désir érotique funeste que suscite la jeune Aiglé25. Dans un mouvement de prétérition, les jeunes filles énumèrent tour à tour les qualités érotiques dont, pour l’instant, aucune d’entre elles ne dispose : atours de pourpre, bracelet d’or finement ciselé, mitre de Lydie, mais aussi chevelure brillante, paupières de violette, regard perçant et finalement un corps de déesse évoquant les charmes d’éros. Cette manière d’attribuer en creux les qualités de la femme désirable à la chorège débouche sur une qualification positive : la voix d’Hagésichora est presque aussi mélodieuse que celle des Sirènes ; elle mérite donc la comparaison avec l’éclat du chant du cygne ; ceci au terme d’un poème qui, fragmentaire, revenait en conclusion sur le pouvoir érotique (ephímeros, vers 101) de la chevelure aux blonds reflets de la jeune chorège26. Aux qualités physiques saisises au moment de leur éclosion s’ajoute la mélodie d’une voix féminine particulièrement mélodieuse pour provoquer le désir érotique
33Expression poétique et chorale, dans la célébration rituelle, non plus des symptômes de la folie amoureuse, mais des qualités physiques et d’une voix propres à susciter le désir érotique. En ce qui concerne ce « premier parthénée » d’Alcman, cette expression émotionnelle ritualisée est assortie d’une allusion à un processus qui pourrait être comparé, sinon assimilé, au processus de la kátharsis par le biais de la récitation épique ou par le spectacle tragique. Le groupe choral des jeunes Spartiates constate en effet que, par la fréquentation d’Hagésichora, les jeunes filles atteignent, à l’issue de leurs questions répétées sur les causes de l’émotion érotique qu’elles ressentent, un certain état de tranquillité (eiréne, vers 91). Qualifié comme eratós et donc marqué par éros, cet état d’apaisement est comparable à la jouissance tranquille dont aurait bénéficié Héraclès – selon Pindare – à l’occasion d’un mariage avec Hébé qui avait marqué le terme de ses travaux. L’analogie est d’autant plus frappante que la déesse de l’Aube à qui s’adressent les jeunes filles du groupe choral est dénommée « médecin de nos peines » (iátor pónon, vers 88-89). Correspondant fort probablement à Hélène (vénérée à Sparte dans un double culte en tant que jeune fille et comme femme adulte), la déesse est donc susceptible, sans doute au terme de leur parcours initiatique, de libérer les jeunes filles du chœur ; désormais parvenues à la maturité de la femme prête au mariage, elles sont affranchies des fatigues physiques ainsi que des effets émotionnels entraînés par leur éducation chorale et musicale dans la performance poétique27.
Conclusion : la kátharsis dans l’acte poétique rituel
34Si par anticipation anachronique (et opératoire) on peut parler de kátharsis pour la performance des chants appartenant au grand genre du mélos, il s’agit d’un processus de libération de l’ordre du rite ; ce processus passe par des actes de chant qui correspondent à des actes de culte, scandés par le rythme chorégraphique et musical. L’« épuration » s’accomplit bien dans l’expression affective du sentiment (amoureux), mais de manière collective et rituelle, dans la performance chorale. Tout se passe donc comme si les effets de la mímesis narrative telle que la conçoit Aristote dans la Poétique étaient produits par l’exécution même du poème ; comme si dans la poésie mélique les exécutantes et les exécutants eux-mêmes ressentaient, par l’intermédiaire de la parole poétique, les affects essentiellement éprouvés par le public face aux différentes formes de la poésie narrative et dramatique. Si mímesis il y a dans l’exécution chantée et auto-référentielle de poèmes rituels, cette représentation n’est pas déléguée à un aède racontant l’action héroïque ou à des acteurs masqués jouant cette action sur la scène. Un processus analogue peut être imaginé pour le poème 31 Voigt de Sappho. Loin de se refermer sur elles-mêmes les quatre premières strophes étaient suivies d’un nouveau développement dont l’essentiel à vrai dire nous échappe. Introduit par l’expression allà pàn tólmeton (vers 17 : « mais il convient de tout oser »), ce développement se trouvait en opposition à la description des symptômes physiques de l’amour. Cela signifie qu’il convient de dépasser l’état léthal correspondant à la passion érotique. On peut donc faire l’hypothèse que ce sont les vers chantés et par conséquent la performance musicale qui, par une sorte de processus cathartique, permettent de dépasser cet état mortifère.
35Avec les affects qu’elle sollicite, cette représentation rituelle chantée et dansée est assumée directement, sans masque ni narratif ni dramatique, par ses protagonistes : l’émotion est suscitée par l’acte poétique et non plus par la projection sur les spectateurs des affects provoqués par la situation narrée ou jouée ; elle est ressentie et chantée directement par les protagonistes de cette situation. Accomplis dans les sanctuaires des dieux tutélaires de la cité, ces actes poétiques confèrent à l’effet cathartique de la réjouissance musicale un caractère collectif et performatif qui implique une ritualisation des passions ; une telle ritualisation des émotions a été proposée par Lanza pour la scène tragique, en particulier par le biais de la voix du chœur28. Non pas le « souci de soi » comme dirait Michel Foucault, mais par l’expression poétique du désir érotique, sa maîtrise rituelle dans un processus initiatique et éducatif conduisant à l’accomplissement de l’adulte avec son statut social.
Éros à nouveau, par la volonté de Cypris,
me réchauffe, inondant doucement mon cœur.
36Ces deux vers sont probablement eux aussi extraits d’un parthénée d’Alcman. On a vu en commençant que ces deux vers pourraient tout aussi bien provenir d’une composition de Sappho chantant les jeunes beautés de son cercle ou d’un poème d’Anacréon destiné aux convives d’un symposion29. Quelle qu’en soit l’orientation poétique, quel qu’en soit le caractère « homo- » ou « hétérosexuel », la poésie mélique érotique est régulièrement fondée sur la relation passionnelle asymétrique entre un ou une adulte et un jeune homme ou une jeune fille. Cette asymétrie entraîne un décalage amoureux qui fonde l’expression poétique du désir érotique : l’adolescente ou l’adolescent suscite par sa jeune beauté le désir érotique auquel elle ou il est encore incapable de répondre. Dans une relation asymétrique en général marquée par l’homophilie, tout se passe comme si la performance poétique comblait en quelque sorte ce décalage constitutif ; elle permettrait aux jeunes gens et aux jeune filles, par la voie du rituel à caractère initiatique et à travers l’éducation chorale, d’atteindre la maturité de la sexualité accomplie30.
37Le processus de la kátharsis poétique ne correspond pas à la purification rituelle d’une souillure ; il libère de sentiments pénibles et comble affectivement les protagonistes du rite chanté en particulier par l’expression poétique du désir amoureux. Dans ce processus, la langue joue un rôle essentiel. Pour le mélos, il s’agit d’une langue traditionnelle à caractère incantatoire comme le montre par exemple la réitération de l’expression « Éros à nouveau… » dans les différents poèmes cités ; c’est une langue dont le caractère formulaire montre la fonction rituelle, que ce soit dans les cultes rendus aux divinités de l’adolescence et de la beauté ou dans les symposia où la poésie érotique assume son plein rôle d’éducation à Éros ; c’est une langue poétique assumée collectivement dont l’usage dans la performance rituelle opère une épuration des émotions. Ce développement cathartique est lui-même d’ordre rituel et les émotions poétiques ainsi ritualisées s’inscrivent dans un processus d’éducation à la maturité sexuelle et affective de l’adulte.
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10.1017/CBO9780511521256 :Notes de bas de page
1 Lanza 2006, p. 11, en reprenant l’intitulé de l’article de Foucault 1969/1994 ; pour la « fonction-auteur » dans la poésie grecque archaïque voir Calame 2004 b.Les considérations présentées ici se fondent sur une étude plus développée, parue en allemand sous le titre « Erotische Katharsis in der melischen Kultdichtung der frühgriechischen Poleis », in Vöhler, Seidensticker (éds), 2007, p. 119-148.
2 Lanza 1997, p. 184.
3 Mélos comme mélodie : Hymne homérique 19, 16-18, Alcman fr. 39 Page-Davies ou Pindare fr. 140b, 16-17, par exemple ; comme chant : Alcman fr. 14 (a) Page-Davies, Sappho fr. 44, 25-26, Pindare, Olympique 10, 84, etc. ; cf. Platon, République 399c,. Voir l’analyse de sémantique comparative sur le concept de « lyrique » que j’ai proposée en 1998b, p. 95-97 et p. 104-108 (=2008, p. 92-94 et 102-106).
4 Snell 1975, p. 56-81 (81 pour la citation), dans un chapitre intitulé « Das Erwachen der Persönlichkeit in der frühgriechischen Lyrik » ; pour le « Lyrisches » selon Goethe en comparaison avec la poésie de Sappho, voir Calame 2006.
5 Ont été successivement cités et traduits Alcman fr. 59 (a) Page-Davies, Sappho fr. 130, 1-2 Voigt, et Anacréon fr. 413 Page. Les détails techniques de l’utilisation d’une formule qui connaît dans la poésie encore d’autres variations sont abordés dans mon étude de 1998a ; voir aussi Nagy 1996, p. 94-100. Quant aux effets physiques contradictoires provoqués par Éros, voir infra n. 21.
6 Ces différentes conditions de communication de la poésie érotique sont évoquées dans mon ouvrage de 2002a, p. 101-145 ; voir encore infra le § consacré à Alcman. Pour le développement d’une première tradition autoriale sur Sappho et Anacréon dans l’iconographie, cf. Yatromanolakis 2007, p. 63-164.
7 Sur ces différentes situations d’énonciation impliquant du point de vue énonciatif des scénarios poétiques différents, je me suis expliqué à plusieurs reprises, en dialogue avec d’autres érudits, notamment en 2000b, p. 17-27 et en 2004, p. 415-423 ; on trouvera dans ces pages les indispensables références aux travaux de ces savants.
8 Aristote, Poétique 6, 1449b 24-36, dans une traduction proche de celle proposée en italien par Lanza 1987, p. 135 ; voir aussi 6, 1450a 7-23 et 1450b 15-20. On est donc allé jusqu’à estimer que ce passage correspond à une glose insérée tardivement dans le texte : cf. dernièrement à ce propos Veloso 2007, p. 266-275.
9 Les enjeux de la controverse sont exposés par Flashar 1956, p. 12-18, avec la référence précise à chacune des thèses soutenues à ce propos ; ils sont bien résumés par Lucas 1968, p. 275-278. Sur la « purgation », voir Lear 1992. On a encore proposé de comprendre l’expression tôn toioúton pathemáton comme un génitif objectif : l’épuration se produirait dans l’action tragique elle-même ; sur les différentes possibilités de l’interprétation syntaxique d’un énoncé pour le moins ambigu, voir la mise au point de Schadewaldt 1955/1991, p. 148-150 ; références complémentaires chez Loscalzo 2003, p. 72-79.
10 Selon la proposition (inversée) de Schadewaldt 1955, p. 129-131 et p. 137-143, qui au traditionnel « Furcht und Mitleid » préfère à raison « Schrecken und Jammer » (ou « Schauder und Rührung ») ; sur la « pitié », voir également Konstan 2001, p. 62-67. Pour la question essentielle de la traduction transculturelle des émotions, voir par exemple Wierzbicka 1999, p. 299-307 ; en général Calame 2002b.
11 On comparera par exemple Aristote, Poétique 6, 1449b 8-10 avec 1, 1447a 21-22 ou 1, 1447b 25 ; pour le mélos du chœur tragique dans ses différentes interventions, voir 12, 1452b 19-24. Le mélos ainsi que le spectacle sont naturellement exclus de la poésie épique, qui est purement narrative : 24, 1459b 8-12. Dupont 2007, p. 26-61, a vivement dénoncé les conséquences de cette exclusion.
12 Aristote, Rhétorique 2, 8, 1386a 17-36 ; il y aurait donc purification des passions par identification du public avec les protagonistes de l’action tragique : voir à ce propos les propositions intéressantes développées par Destrée 2003, p. 522-531. Sur les rapports entre Poétique et Rhétorique, voir Nehamas 1992, ainsi que Lada 1991, p. 122-125, qui parle de « compréhension empathique ». Importantes sont à cet égard les remarques de Konstan 2006, p. 107-121.
13 Aristote, Politique 8, 7, 1341b 19-42a 28 : cf. Lanza 1987, p. 61-67 ; sur les effets de la musique par l’intermédiaire des affects, cf. encore Premiers Analytiques 2, 27, 70b 7-12. On se souviendra qu’au début de la Poétique 1, 1447a 27-28, Aristote indique que les rythmes chorégraphiques sont susceptibles d’imiter les caractères (éthe), les actions (práxeis) et les émotions (páthe).
14 Lanza 1987, p. 66 ; dans son commentaire à ce passage de la Politique, Ford 2004, p. 327-333, a montré qu’Aristote concentre l’attention sur les effets émotionnels provoqués par les mélodies et non par les mots.
15 Aristote, Politique 8, 6, 1342a 15-16, avec le commentaire sensible de Halliwell 2003, p. 506-517 ; dans cet énoncé conclusif, la classe des harmóniai enthousiastikaí est apparemment devenue celle des méle kathartiká. On verra les critiques légitimes que Destrée 2003, p. 518-523, adresse à la thèse purement médicale ; voir aussi Lloyd 2003, p. 184-189, et surtout l’étude classique de Flashar 1956/1991.
16 Aristote, Poétique 4, 1448b 4-24 (trad. Dupont-Roc & Lallot) ; voir aussi 23, 1459a 17-21 (plaisir procuré par les histoires racontées dans la poésie diégétique) et 13, 1453a 32-39 (plaisir provoqué par l’agencement de l’action dans la comédie et dans la tragédie), avec le commentaire de Dupont-Roc & Lallot 1980, p. 164-169.
17 Gorgias, Éloge d’Hélène 8-10 (cf. Segal 1962, p. 104-109, ainsi que de Romilly 1973) ; Homère, Iliade 14, 213-217 (cf. Hésiode, Travaux 72-79) ; Odyssée 21, 190-196 et 208-213.
18 Homère, Odyssée 12, 39-46, 1, 55-57 et 17, 514-521 ; Hymne homérique à Apollon 156-164 notamment : sur le mimeîsthai choral des Déliades comme « reenactment », cf. Nagy 1990, p. 41-46. Voir les références bibliographique que j’ai données à ce sujet en 2002a, p. 53 n. 52 ; en particulier sur les effets du chant des Sirènes, cf. Pucci 1998, p. 1-11.
19 Les effets du térpein poétique sont décrits en particulier par Segal 1994, p. 113-132 ; voir aussi de Romilly 1973, p. 156-160 ; pour la térpsis érotique, on verra les nombreuses références indiquées dans mon ouvrage de 2002a, p. 53-55 et p. 58-62.
20 Gorgias, Hélène 15-19 et Ibycos fr. 287 Page-Davies (voir les textes cités supra n. 5). J’ai exploré les ressorts poétiques de cette physiologie du désir amoureux dans l’ouvrage de 2002a, p. 30-35, où l’on trouvera des références nombreuses quant aux théories matérialistes et atomistes du regard élaborées par les sages grecs.
21 Sappho fr. 31 Voigt (dans l’une des traductions reproduites par Ph. Brunet, L’Égal des dieux. Cent versions d’un poème de Sappho, Paris, 1998, p. 113), cité par Pseudo-Longin, Du Sublime 10, 1-2 ; les aspects homériques et hippocratiques des manifestations organiques de la passion amoureuse énumérés par Sappho sont analysés en particulier par Lanata 1966, p. 67-73 ; état de la question et interprétation proche de celle proposée par le traité sur le sublime chez Pigeaud 2004, p. 23-55 ; voir notamment Burnett 1983, p. 230-243.
22 On se reportera aux nombreux textes poétiques et philosophiques qui attestent de cette conception mortifère du pouvoir d’Éros et dont j’ai indiqué la référence, avec bibliographie correspondante, en 2002a, p. 13-16, 49-52 (avec n. 50) et p. 159-166.
23 Sappho frr. 128 et 96, 4-9 Voigt ; cf. Burnett 1983, p. 211-213 (sur « la maison des servantes des Muses » ; fr. 150 Voigt) et p. 302-313. L’effet d’envoûtement suscité par certaines des compositions de Sappho en relation avec la thélxis érotique a été étudié avec pertinence par Segal 1998, p. 43-57.
24 Pindare fr. 94 b Maehler ; on trouvera les quelques informations documentaires et bibliographiques à disposition sur la daphnéphorie thébaine et sur les aspects initiatiques du culte rendu à Apollon Isménios à Thèbes dans mon ouvrage de 2001, p. 59-63 et p. 101-104.
25 Alcman fr. 1, 50-77 Page-Davies ; cf. Hésiode fr. 298 Merkelbach-West (aussi le verbe teírein).
26 Par parallèles interposés, j’ai tenté de montrer les valeurs et connotations érotiques des attributs de la chorège dans mon commentaire préalable de 1977, p. 86-97.
27 Alcman fr. 1, 87-91 Page-Davies ; cf. Pindare, Néméenne 1, 69-73. Voir à ce propos le commentaire donné en 1977, p. 116-128.
28 Lanza 1997, p. 176-184.
29 Cf. supra n. 5.
30 À propos du décalage amoureux constitutif des relations d’homophilie dont la poésie mélique est l’expression verbale et rituelle, voir la thèse que j’ai défendue en 2002a, p. 35-46.
Auteur
EHESS, Paris
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