Les vues de Diego Lanza sur la comédie, avec quelques suggestions pour aller au-delà
p. 175-198
Texte intégral
Diego Lanza et la comédie grecque
1Vu le type d’occasion dans laquelle nous nous trouvons, il ne paraîtra peut-être pas trop inconvenant que je me permette quelques références personnelles. Au moment où je commençais à préparer cette contribution, je me souviens d’avoir pensé que j’ai appris tant de choses des écrits de Diego Lanza (DL) que mes vues sur les anciens ont été sans doute, au moins pour une part considérable, formées à partir de ses enseignements. Mais je me souviens d’avoir pensé aussi en même temps que je ne saurais pas dire précisément ce que j’avais appris, et qu’il serait bien de profiter de cette occasion pour faire cela –c’est-à-dire, en d’autres mots, de préciser en quoi, à mon avis, certaines des idées de DL nous aident à comprendre la comédie, d’en discuter, bien sûr, et d’essayer d’aller un peu au-delà. Cela m’obligera à parler aussi un peu de moi, puisque justement si je présente les idées de DL sur la comédie qui me semblent les plus utiles, c’est que je les ai déjà utilisées au moins en partie.
2Je commence par un regret : D. L. n’a pas consacré à la comédie ancienne un traitement d’ensemble, un discours suivi, mais seulement des interventions sur des sujets ponctuels. On le regrette d’autant plus, que sa brève étude d’ensemble sur Ménandre, offre l’un des meilleurs travaux qu’on ait écrit sur cet auteur. Nous y reviendrons.
3Comme le savent tous ceux qui se sont un peu occupés de ces questions, l’apport le plus notable de DL à l’étude de la comédie consiste dans ses réflexions sur le protagonistes comme centre de l’action1, dont il apparaît souvent d’ailleurs comme l’auteur : il crée la scène en y bougeant, et d’une certaine manière il crée la pièce en agissant ; tout cela en n’oubliant jamais qu’il fait l’acteur.
4Il faut dire qu’il y a là une manière nouvelle (nouvelle au moment où elle fût énoncée pour la première fois, en 1988, mais encore assez nouvelle aujourd’hui) d’aborder le fait, bien des fois remarqué, que dans la comédie il y a souvent ce qu’on a appelé des « ruptures de la fiction scénique », au sens où les personnages mettent en évidence qu’ils sont en train de jouer du théâtre (une différence évidente avec la tragédie)2. Voilà pourquoi l’acteur est le point focal de l’action dans la comédie, alors qu’il ne l’est pas dans la tragédie : dans celle-ci l’acteur se cache bien davantage derrière le personnage.
5Mais il s’agit aussi d’une façon différente, moins simple, de poser le problème des « intrusions » de l’auteur dans le texte comique, c’est-à-dire le problème du rapport d’Aristophane avec ce qui est dit dans ses comédies. Entrées ou apparitions de l’auteur dans son texte qui vont de pair avec les intrusions du public, et ne constituent pas du reste une suspension de la comédie, mais doivent faire partie de la pièce. J’imagine que c’est là justement la raison pour laquelle DL se méfie de l’expression « suspension ou interruption de la fiction » ou « rupture de l’illusion dramatique » (et montre aussi de la méfiance à l’égard du « métathéâtre »)3. Tout ce qui fait partie de l’œuvre fait aussi partie de la fiction, ce qui veut dire qu’il n’y a pas de suspension de la fiction. La conclusion à en tirer est évidente, à mon avis : dans la mesure où ces manifestations forment une partie essentielle de l’œuvre, au lieu de parler de suspension ou rupture de la fiction, il faut définir l’univers fictionnel de la comédie comme incluant toute la réalité extérieure au théâtre, qui peut être mise en cause à tout moment4. C’est l’un des points sur lesquels DL a réfléchi avec le plus de continuité : le rapport acteur-personnage(-auteur)-public. Nous y reviendrons.
6En tout cas, comme je le disais, cela nous aide à formuler de façon moins simpliste le grand débat sur le rapport entre l’auteur et le texte ; c’est-à-dire, en l’espèce, sur le caractère plus ou moins autobiographique des histoires comiques, et surtout des mots comiques, à propos du rapport entre auteur et personnage. Cette façon de poser le problème ne résout pas les questions de fond, comme on le verra dans la suite, mais il est sûr que, pour les résoudre, il faut les poser dans toute leur complexité, au lieu de les simplifier. C’est pourquoi j’ai essayé moi-même d’avancer par ce chemin, par l’exploration du triplet acteur-personnage-auteur5. À cet ensemble acteur-personnage-auteur quelques autres chercheurs se sont intéressés (peu, malgré tout : il y a par exemple le livre sur les parabases de Hubbard (1991), mais il n’y en a pas beaucoup d’autres) ; je me souviens en tout cas bien d’y être arrivé déjà en 1989 à partir des écrits de DL, et aussi à partir de quelques réflexions occasionnelles qu’on trouve ici ou là, comme par exemple l’idée de Dover, niée énergiquement mais sans arguments par G. M. E. de Ste. Croix, que lorsque Dicéopolis semble parler au nom d’Aristophane, il parle en fait au nom d’une sorte de « personnage comique » indifférencié6. Ce n’est pas exactement la même chose, mais il est clair que les deux auteurs ont constaté que le rapport entre Aristophane et ses personnages (ou certains de ses personnages) ne peut être aussi simple et direct (un rapport d’identification, dans l’interprétation traditionnelle, peut-être encore plus répandue aujourd’hui). Et c’est surtout la façon dont DL a présenté cette problématique qui montre sa dépendance à l’égard du théâtre : il s’agit en effet d’un fait théâtral et il aide à repenser le problème du rapport entre auteur et personnage en fonction de la comédie, du théâtre, et non d’une supposée idéologie extra-théâtrale que DL a toujours savamment et clairement séparée, de « L’attor comico sulla scena » (1989)7 jusqu’à « L’acteur comique face aux institutions » (2004)8.
7Aussi les développements de DL à propos du sujet global des discours dans la cité9 posent pour une approche de la comédie des bases qui n’ont malheureusement pas été vraiment exploitées. Ses développements à propos des discours dans la cité peuvent (et même doivent) être opposés aux idées de ceux qui traitent le théâtre grec, aussi bien tragique que comique, comme un discours semblable à tous les autres discours de la cité, comme un discours semblable en particulier à celui de l’assemblée, au lieu de replacer chaque chose dans son contexte et d’essayer justement de distinguer ce qui est propre à chaque type de discours et à chaque discours particulier10. Pour faire cela, Lingua e discorso nell’Atene delle professioni pose des bases qu’il faudrait certainement développer. DL s’est posé ce problème pour la tragédie (surtout dans Il tiranno e il suo pubblico : le problème de la tragédie comme genre politique, c’est-à-dire le problème du rapport de la tragédie avec le dehors de la tragédie, la société). Il a distingué ce qui est propre au discours tragique avec une grande précision et beaucoup de nuances. Il l’a fait même un peu pour le discours théâtral.
8Pour la tragédie, il a montré de quelle façon elle est un théâtre politique (1977, p. 15ss.), constitutivement politique. Pas tellement parce que le schéma de l’agôn théâtral reproduit les mouvements et les rythmes de l’agôn rhétorico-politique (« sarebbe fino a certo punto arduo stabilire quale sia il modello e quale l’imitazione »), mais parce qu’il est constitutivement politique, c’est-à-dire d’une autre manière que le discours ou le théâtre partisan (la tragédie est quelquefois partisane : partisane de la démocratie, mais c’est autre chose que le théâtre partisan).
9Mais il n’a pas fait l’équivalent pour la comédie ancienne. Je vais essayer de montrer pourquoi (à mon avis, bien sûr) nous n’avons pas un discours d’ensemble de DL à propos de la comédie ancienne, tandis que nous l’avons pour la tragédie et, même sous une forme brève, pour Ménandre. Non que cette question soit importante en elle-même ou que je veuille faire un travail de détective, mais parce que cela nous mènera à poser le problème le plus fondamental concernant la comédie ancienne, et aussi parce qu’on pourra tirer de là une leçon importante à propos de la rigueur intellectuelle.
10Dans plusieurs de ses écrits sur la comédie, on note une particularité très curieuse : ils finissent sur une question. Cela depuis un de ses premiers articles sur la comédie (« L’attor comico sulla scena », 1989b), ou dans « Aristofane vs deboli sorrisi » (1992), jusqu’à sa dernière incursion à ce jour dans ce sujet (du moins à ma connaissance), « L’acteur comique face aux institutions » (2004). Ce n’est pas insolite, mais ce n’est pas très courant non plus dans notre monde, où généralement on essaye de ne pas laisser de blancs, et où on les dissimule un peu, lorsqu’on ne peut pas faire autrement. Dans le cas de DL on peut aller jusqu’à dire que la question devient de plus en plus impérieuse. C’est d’abord seulement une petite phrase (« Quale sia la sua funzione istituzionale [du bouffon, du protagonistes], quale il suo posto nell’intreccio delle contraddizioni operanti nell’Atene del quinto secolo non è, mi pare, così semplice dire », 1989b, p. 312). Dans l’article de 1992, « Aristofane vs deboli sorrisi », on trouvera la question posée d’une façon déjà plus pressante. Mais dans ce dernier cas il est éclairant de suivre le parcours des idées dans la partie finale. À un certain moment (p. 61) il se pose la question de la fonction de la parodie. La parodie effectuée par la comédie signifiait « coinvolgere il pubblico in un giuoco che suggeriva un modo diverso, seppur complementare, di guardare un intero sistema di credenze, che lo conduceva ad irridere ciò che doveva esser preso sul serio. » Voilà le premier niveau de « straniamento » ou de « malaise », qui se retrouve quand même dans nombre de contextes rituels et qui est donc bien « compensable » (« compensable » et donc compréhensible).
11Le deuxième niveau de malaise vient de l’agressivité du comique ancien. Un potentiel d’agressivité collective que le comédien concentre sur la scène et tourne vers des cibles précises, des figures connues dans la cité. Cela aussi n’est pas sans parallèle, à nouveau dans le rituel, et la figure du pharmakos, comme chez d’autres auteurs, est évoquée ici : « la parodia aristofanea, pur agendo ovviamente nei limiti del giuoco teatrale, ripercorre un antico cammino [celui du pharmakos] e ne riproduce in qualche modo gli effetti ».
12On arrive alors à la réunion des deux niveaux et à la question de fond : « Ma che senso può avere deridendo qualcuno, deridere le proprie stesse certezze, ridere di ciò che costituisce il proprio patrimonio mentale? » La réponse utilise quelques idées récurrentes dans l’œuvre de DL, et qui s’ordonnent comme suit :
13D’abord, penser qu’il s’agit simplement de satire serait réducteur, car la comédie ancienne ne prétend pas « distinguer le bien du mal et châtier le vice avec le rire ». Ça a pu être l’interprétation moralisante, déjà présente dans le monde ancien, mais elle est insuffisante pour Aristophane et pour la comédie du Ve siècle.
14Deuxièmement, l’idée (qu’on retrouve dans plusieurs de ses écrits) que pour faire rire des autres il faut faire rire de soi d’abord (ou comme il le dit dans Lo stolto, P. 194 : « può meglio deridere chi è a propria volta deriso, può meglio maledire chi è maledetto »). Mais ici cette idée est élargie, combinée avec une autre idée fréquente : à travers l’identification du public avec l’acteur-personnage, la dérision passe du comédien au public, qui rit de ce lui-même qu’on représente devant lui. Cette fois donc la nécessité de rire de soi-même pour pouvoir rire des autres est élargie du comédien aux spectateurs : « Si [le public] ne riait pas de soi, s’il n’accumulait pas d’agressivité, il ne pourrait pas partager la dérision des ambassadeurs, d’Euripide », etc. (l’exemple est tiré des Acharniens).
15Maintenant on peut poser pour le public le problème qu’on posait avant pour le comédien : « [dit à propos du public] sottrarre senso a ciò che d’abitudine ne è carico, è evidentemente sottrarre senso a sé stessi, alle convenzioni comunemente accettate ». Le même problème peut être posé pour le comédien et pour le public parce que le rapport entre les deux est toujours direct et qu’ils sont tous les deux inclus dans la dérision comique (de la même façon que, on l’a vu avant, ils sont tous les deux inclus dans la fiction scénique). Ce qui est remarquable ici, à mon avis, est la façon, respectueuse du fait théâtral et pour le moment indépendante des problèmes du rapport théâtre-réalité, dont DL pose le rapport entre l’auteur, le public, la fiction, la dérision, une façon qui associe tous les « agents » (ou, dans une autre terminologie, tous les actants) de l’œuvre. Ils sont tous objet de la dérision : auteur, personnages, public, croyances ou certitudes, « patrimoine mental ».
16On a donc élargi le problème, du comédien aux spectateurs-citoyens. Et on arrive ainsi à la double possibilité : « ciò può finire col confermare l’orizzonte semantico parodiato o con l’avviare un processo di parziale risemantizzazione ». L’article rassemble deux aspects d’un même phénomène : l’invective et la parodie. La parodie peut renforcer les croyances, les structures parodiées, ou elle peut en amorcer une transformation (il serait même possible qu’elle fasse les deux en même temps, ajouterai-je)11.
17Le diagnostic s’arrête là. Vient alors la question qu’on connaît déjà : « Quale sia il senso ultimo di questa contraffazione e dello sghignazzo che essa provoca è poi problema diverso, cui appare difficile rispondere in modo soddisfacente ». Après cela, le chemin qui mènerait vers la réponse est tracé : étant donné qu’il ne s’agit pas d’un jeu littéraire, puisque le poète fonctionne directement dans son cadre social, il faudrait définir d’abord le contexte social dans lequel avait lieu la pratique comique —et que la pratique comique, complémentaire de la pratique tragique, contribuait à reproduire. Mais il faudrait aussi définir les contradictions et les cohérences de ce contexte, ses vitesses de transformation et en même temps la force d’inertie de la ritualité (se marque là une autre hésitation : vitesses de transformation et force d’inertie de la ritualité « qui pourraient nous sembler, ce qui était peut-être le cas, ne plus correspondre aux conditions historiques de la cité »). Le diagnostic est fait, le chemin est tracé, mais l’article s’arrête là. Pourquoi ? Parce que, si l’on veut parler avec rigueur, il n’y a effectivement pas moyen de répondre à la question.
18Dans l’article de 2004 (« L’acteur comique face aux institutions ») le chemin est aussi tracé. Ici le problème est l’invective, le psogos, plutôt que la parodie, mais le mouvement est le même : la façon dont le protagonistes gagne l’accord du public ; la violence, l’agressivité véhiculée par lui contre des cibles précises ; le rôle qu’il faut accorder au rituel : pour « apprécier le spectacle comique et même la personnalité de son interprète », il faut tenir compte en même temps des « rituels qui sont les leurs » et de « l’ensemble des croyances partagées par les Athéniens du Ve siècle av. J C. » (p. 39). Et c’est comme ça parce que le psogos « n’est pas le fruit de la verve polémique du seul Aristophane, mais un caractère institutionnel de la comédie ancienne ». Cela est vrai absolument, objectivement : le théâtre athénien est un théâtre d’État12. Mais jusqu’où cela est-il vrai ? Revient dans le dernier paragraphe, p. 41, la question qui nous est déjà familière : « Cela dit, il reste toutefois la question peut-être la plus importante et pour laquelle je n’ai pas de réponses sûres à donner, et je crois que personne ne peut en proposer, au moins en l’état actuel de nos connaissances. Pourtant la question persiste : jusqu’à quel point le psogos déchaîné par le comédien se bornait-il au théâtre ou au jeu comique, jusqu’où s’étendait-il, ou encore dépassait-il ces limites pour toucher d’une façon significative à la vie publique athénienne et à ses institutions ? ».
19S’il est vrai que DL ne nous a pas pour le moment donné un traitement d’ensemble de la comédie ancienne, cela ne veut pas dire qu’on ne trouve pas dans ses écrits des idées d’ensemble sur la comédie ancienne comme genre. Mais il faut aller les chercher ici et là, un peu éparses. Dans le chapitre sur Ménandre dans Lo spazio letterario della Grecia antica (1993) on trouve pas mal d’idées sur la comédie ancienne, par contraste avec la comédie de Ménandre. Par exemple à la p. 515 (mais cela est présupposé dans tout son discours sur Ménandre), on trouve que celui-ci offre « un nuovo modello di drammaturgia. Serio e comico vengono ricombinati, dopo che il teatro ateniese li aveva rigorosamente separati all’inizio del quinto secolo ». À mon avis cela est très juste, et il y a là sans doute une idée d’ensemble sur la comédie qui a des conséquences sur son interprétation13.
20À propos de Ménandre, la façon dont se produit cette recombinaison de sérieux et de comique est examinée en détail. Il y a des personnages tout à fait sérieux qui ne semblent pouvoir être impliqués dans le jeu de la farce. On les a mis en rapport plusieurs fois avec des modèles éthiques péripatéticiens. DL observe là qu’on peut objecter à ce sérieux que même ces personnages agissent et parlent derrière le masque déformant, ce qui rend difficile de penser que ce qu’ils disaient ne produisait pas l’hilarité. Ce serait —dit DL —simplifier. « Le maschere, nella loro fissità, si neutralizzano da sole, come impara chi acquisti una minima esperienza teatrale; specie se istituzionali, esse entrano a far parte di un codice comunicativo della scena, indifferente agli specifici messaggi. Occorre dunque guardare più attentamente in qual modo la serietà dei personaggi si possa esprimere, come si intrecci con il quadro comico, fino a che punto valga a modificarlo. Non è un problema di equilibrio statico, ma di ritmo drammatico » (1993, p. 516).
21Il examine ensuite en détail la progression dramatique de la Samienne (p. 516–521 ; je ne vais pas m’y attarder, chacun peut le lire), puis celle de l’Aspis, celle-ci pour voir comment dans Ménandre la trame se déroule de manière que tous, même celui qui est présenté dès le début comme mauvais (Smicrinè), sont inclus dans la réconciliation et la fête finales. DL l’oppose à la comédie de Plaute, et il note aussi la différence avec Aristophane (p. 523), même s’il refuse à nouveau de développer la comparaison, parce que cela « comporterebbe una serie troppo lunga di altre osservazioni ». La différence est évidente, mais il est vrai que les conclusions qu’on peut tirer de cette différence ne le sont pas tellement. Chez Aristophane il y a toujours quelqu’un qui reste défait et exclu : c’est un trait de la comédie ancienne que DL a noté et développé plusieurs fois14, et c’est à propos de ce trait qu’en d’autres occasions il a soulevé la question que nous avons rencontrée et que l’on peut poser maintenant d’une façon différente : qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que cette exclusion vaut aussi pour la vie réelle ?
22Finalement, la continuation du chapitre sur Ménandre elle aussi nous laisse souhaiter un développement pareil sur la comédie ancienne, parce qu’ici le rapport entre la comédie de Ménandre et la société athénienne de son temps y est expliqué, et d’une façon à mon avis très juste. Pour résumer, c’est comme si le corps social entier de la cité revivait dans les comédies de Ménandre (grâce aussi à son exigence de vraisemblable), mais avec quelque chose de plus : c’est une cité rationalisée et ordonnée. — Juste le contraire de la cité d’Aristophane, pourrait-on dire avec raison. Mais ici encore l’équivalent à propos d’Aristophane n’est que suggéré.
23Pourquoi donc cet examen fin de la façon dont Ménandre recombine sérieux et comique ne peut-il pas être appliqué à Aristophane ? Le réponse, à mon avis, est assez claire : avec Ménandre nous avons tous l’impression d’être sur un terrain beaucoup plus ferme, que certains présupposés sur l’effet du texte et son rapport avec le public sont applicables, parce que le rapport du texte à l’auteur et au public est beaucoup moins conflictuel. Par contre, avec Aristophane cette présomption est beaucoup moins sûre et tous les présupposés sont en discussion. Dans la comédie ancienne l’effet de réel est continuellement sapé justement par les intrusions du ‘monde réel’ qui, une fois intégré dans la pièce, devient profondément transformé, ce qui ouvre entre le monde de la pièce et le monde réel une distance qu’on ne peut pas combler15.
Les raisons du malaise
24Nous avons recensé assez d’exemples du refus de donner une réponse à cette question que nous avons vu poser de plusieurs façons, et aussi de la constatation que nous n’avons pas les moyens d’y répondre. Une constatation qui, je l’ai déjà dit, est tout à fait vraie. Les ingrédients de la réponse sont là et nous les avons déjà vus ; je les résume tout de suite :
- Le contexte social dans lequel avait lieu la pratique comique —et que la pratique comique, complémentaire de la pratique tragique, contribuait à reproduire ;
- les contradictions et les cohérences de ce contexte, ses vitesses de transformation et
- en même temps, la force d’inertie de la ritualité. La ritualité est une inertie, sans doute parce qu’elle vient du passé, elle est un peu le poids du passé. Personne ne doute, j’imagine, que le théâtre vient du rituel, mais nous ne nous mettrons pas d’accord sur le procès par lequel il s’en détache et devient ce qu’il est parmi nous, un spectacle sans rapport avec la religion.
25J’ai aussi dit pourquoi il n’y a pas moyen de répondre : la réponse ne peut pas venir du texte de la comédie elle-même, parce que ce texte —comme (presque ?) tous les textes —supporte des interprétations contradictoires. Elle ne viendra pas non plus du contexte social, parce qu’il est assez riche pour supporter aussi des interprétations contradictoires. Bien sûr la réponse à la question sur les conditions historiques de la cité à cette époque-là, entre les forces de transformation et l’inertie de la ritualité nous donnerait une mesure pour comprendre l’effet que pouvaient avoir l’invective et la parodie —peut-être même leur intention. Mais il n’y a pas une description de ces conditions qui puisse nous satisfaire plus ou moins tous et constituer donc un accord de base pour discuter de la comédie. C’est pourquoi, rigoureusement parlant, on ne peut pas donner une réponse valable. La seule chose qu’on puisse faire (et qu’on fait) c’est opposer un raisonnement à un autre raisonnement. DL est toujours arrivé à une sorte d’impasse. D’autres (comme moi), moins prudents, ont répondu de façons différentes. Mais il faut dire que c’est lui qui a raison, parce que, en l’état actuel de nos connaissances, on ne peut pas répondre.
26Je vais essayer d’expliquer avec plus de détail pourquoi il en est ainsi, et essayer quand même une voie d’approche qui pourrait nous permettre de poser le problème sur d’autres bases.
27Pour l’expliquer de la façon qui est, à mon avis, la plus claire, prenons un exemple, celui de la dernière étude, à ma connaissance, qui se pose cette question : celle de Ralph M. Rosen, Making Mockery. The Poetics of Ancient Satire (2007). Il s’agit d’un très bon livre, plein de connaissances, où il y a beaucoup à apprendre. Il peut très bien avoir raison sur bien des points, mais le problème est qu’on ne peut pas savoir. Voyons par exemple sa discussion (p. 47–57) de l’histoire de Déméter et Iambè (ou Baubo), et commençons par le passage qui introduit la discussion (p. 46–47) : « Satirists… in antiquity… shared the common goal of generating comedy from a discourse of complaint and abuse that took on a life of its own within the fictionalizing world in which it operated as a mimetic phenomenon, despite whatever claims they might make for a connection with reality ».
28D’abord les mots : ‘satirists’ est un mot trop connoté : la satire, en français comme en anglais, penche plutôt du côté de la critique, et il faudrait d’abord décider si on parle, ou on parle dans tous les cas, d’une volonté de critique de la part de ces textes (on verra après que d’après Rosen ce n’est pas le cas). ‘Comedy’ est en même temps trop précis et trop ambigu : la comédie est un genre précis (et donc le mot est trop restreint si on le pense en termes grecs, puisqu’on ne parle pas seulement de comédie) ; et si on le pense dans les termes des langues modernes, il est trop ambigu, puisque tout le monde ne tomberait pas d’accord que tous les textes d’invective sont comiques au sens moderne normal de ce terme. Finalement, on ne sait pas ce qu’on veut dire par ‘mimetic’ : est-ce qu’on parle de mimésis au sens traditionnel du mot dans notre tradition, comme ‘représentation vraisemblable de la réalité’ ? Ou d’autre chose ? Est-ce qu’il s’agit seulement d’un synonyme de ‘représentationnel’ ? C’est probablement la dernière interprétation qui est la bonne, vu l’appel à la fiction qui est fait dans la même phrase, mais alors on a le problème de définir ‘fictionalizing’. Ici on peut appeler à l’aide la suite, quelques pages plus tard (p. 50–51). Après avoir discuté quelques possibilités interprétatives de l’histoire de Déméter et Iambè ou Baubo, Rosen rappelle le fait que Iambè (ou Baubo) participent à un rapport avec un autre individu, que leurs actes de moquerie « are directed against someone, namely Demeter, and as such we ought to consider how their behaviour is received, and why their confrontation has the effect on the goddess that it has. » Et il ajoute ici : « I do not mean by this that we should begin ascribing to a fictional character –a character not especially well developed in this scene in any case –a subjective interiority that is nowhere to be found in our texts. » À mon avis cette précaution est très judicieuse. Il est vrai qu’il n’y a pas dans l’Hymne à Déméter ou dans les autres textes qui nous racontent des variantes de cette histoire une volonté de justifier psychologiquement les actions des personnages. Mais Rosen ajoute alors :
Why, for example, was Demeter’s reaction one of mirth and not of anger? Certainly Iambe herself would have no guarantee that Demeter would be gladdened, since in many contexts in life insult and mockery, not to mention obscenity, are construed as ‘fighting words.’ Somehow Iambe managed to make it clear that her words were humorous and, above all, ironic. They were not, in short, intended to be taken literally as an insult, and Iambe had to calculate that Demeter would understand this as well. Several unarticulated premises, then, underlie Iambe’s decision to use verbal mockery to cheer up Demeter, or Baubo’s decision to expose her private parts.
29Il y a pas mal de « subjective interiority » dans toutes ces décisions, dans toutes ces suppositions, dans tous ces calculs. Mais, comme on le verra tout de suite, dans le texte il n’y a rien de tel. Les choses se passent sans explication et rien ne nous laisse supposer que les personnages font des calculs et prennent des décisions, si ce n’est notre présupposition qu’ils doivent le faire.
30À travers ces considérations Rosen établit un parallèle entre Iambè ou Baubo et Déméter d’une part, et le poète et sa cible dans la poésie ïambique de l’autre, ce qui lui permet de voir ces scènes comme un modèle ou guide pour lire le rapport entre poète et cible dans la poésie ïambique. Le fait que « the transgressive act belongs to a mimetic rather than an actual realm » fait que tous, acteurs et public, prennent les insultes non comme insultes mais comme quelque chose à quoi on répond par une risée16.
31À mon avis, la conclusion que la scène de Déméter et Iambè ou Baubo servent de modèle ou guide pour lire le rapport entre poète et cible dans la poésie ïambique peut très bien être correcte. On peut noter que le mot par lequel est désignée la moquerie de Iambè est le même que celui par lequel est désignée la moquerie d’Archiloque dans l’inscription de Mnésiépès, et que la réponse des Muses inclut aussi le rire, comme celle de Déméter17. Mais ce n’est que mon avis ; un autre pensera différemment. Par contre, il me semble moins probable que la raison de la réaction non agressive de Déméter soit le caractère mimétique de la scène, avec un concept (celui de mimésis) qu’on ne trouvera que beaucoup plus tard et pour lequel on n’a pas de parallèle à l’époque archaïque. Et même si au lieu de ‘mimétique’ on disait ‘poétique’ (un concept qui peut bien être vu comme appartenant à la culture archaïque) je ne crois pas non plus que le simple fait qu’il s’agisse d’un texte poétique puisse servir comme explication du fait que notre scène serait un modèle de la poésie ïambique dans la vie réelle des grecs. Autre chose serait si dans ‘poétique’ ou ‘mimétique’ on comprenait quelque chose comme ‘rituel’ ou ‘aition’ : dans ce cas, sa fonction première serait déjà d’expliquer justement cela.
32La conclusion donc pourrait très bien être correcte, mais l’argumentation par laquelle Rosen arrive à cette conclusion me semble peu appropriée, parce qu’il est très douteux au moins que ce type de texte puisse être lu comme (e.g.) un roman de Balzac ou de Faulkner, où tout doit être justifié ou justifiable du point de vue psychologique. Il y a des textes (et à mon avis l’Hymne homérique à Déméter en est un) où les choses se passent tout simplement parce que c’est comme ça qu’elles doivent se passer (peut-être, par exemple, parce que c’est comme ça que cela s’est passé une fois, celle dont l’Hymne fait mémoire) et les personnages ne décident pas de faire ceci ou cela. Qui est-ce qui fait les choses doit être important, mais notre texte n’a rien à dire à propos de ses raisons pour le faire ou des mécanismes psychologiques qui appuient une décision qui n’existe pas. C’est-à-dire, que ce soit Iambè qui insulte ou se moque et Déméter qui reçoit l’insulte ou la moquerie et répond par une risée – ce qui justement permettra que la suite de l’histoire de la création des mystères puisse advenir –, cela doit nous dire quelque chose, mais on ne sait pas pourquoi Iambè a pensé ceci ou cela, ou même si elle a pensé du tout18. Iambè ne décide rien, dans notre texte : elle fait19. Et aucune marque dans le texte ne laisse soupçonner que sa moquerie soit d’un type non agressif, devant lequel il ne faille pas se fâcher mais plutôt en rire. De nouveau, malgré tout, ce n’est que mon opinion ou ma façon de lire, qui n’est évidemment pas celle de Rosen. Un autre sera d’accord avec lui, et encore un autre pensera que cette histoire n’a rien à voir avec la poésie ïambique (en ce cas il faudrait expliquer ce nom, Iambè, mais il y a des exemples de cette opinion) ; ou encore un autre dira que peut-être à l’origine ce rapport existait, que ce mythe était vraiment un aition de la poésie ïambique, mais que cela n’a aucune répercussion sur la lecture de la poésie ïambique que nous possédons, parce que celle-ci était déjà devenue simplement un genre poétique sans rapport avec le culte. Ce sont toutes des opinions ou des positions qu’on peut opposer les unes aux autres, on peut même se ranger aux unes ou aux autres, mais chacune d’elles a des arguments en sa faveur et contre elle. C’est pourquoi une position intellectuellement cohérente est de ne pas se décider pour l’une ou pour l’autre, parce qu’en fait on ne peut pas savoir, on peut seulement opiner.
33On peut même aller au-delà et opposer ce type de moquerie et de rire à un autre qui certainement existe en Grèce. On pourrait l’illustrer de plusieurs façons. On va le faire ici avec l’étrange couple qui a été constitué à l’époque tardive, probablement pas avant l’époque impériale, de deux philosophes qui ne sont même pas contemporains, Héraclite et Démocrite. Ils ont été accouplés comme, respectivement, « le philosophe qui pleure » et « le philosophe qui rit », tous les deux devant le même spectacle, disons les misères humaines. C’est-à-dire, l’image qui à cette époque-là est constituée est celle d’Héraclite qui réagit en pleurant devant le spectacle des misères humaines, et celle de Démocrite qui, devant le même spectacle, réagit en riant. Il est clair que le but de tels pleurs et risées est le même : il s’agit de jeter à la face des gens les misères, la vanité de certains comportements en vue de les réformer, en d’autres termes faire que les gens se rendent compte et agissent autrement. Ceci est accompli, je le répète, dans l’image qui se fixe alors de ces deux philosophes, de deux manières en principe opposées : l’un des deux, devant telles misères et vanités, montre sa peine ; l’autre en rit pour les ridiculiser. L’attitude de ce dernier, Démocrite, est d’ailleurs comparable à celle d’une autre tendance philosophique qui apparaît au tournant des Ve et IVe siècles, le cynisme : les cyniques aussi se moquent de beaucoup de coutumes humaines qu’ils tiennent pour plus ou moins stupides, et utilisent de surcroît, pour cela, beaucoup de ressources de la tradition poétique ïambico-comique : l’obscénité, la moquerie et la transgression d’idées conventionnelles.
34Démocrite donc (dans cette image tardive qui probablement n’a rien à voir avec le Démocrite historique, ce qui n’a aucune importance pour notre propos) et les cyniques utilisent le rire (et, pour les cyniques, le langage et les ressources ïambico-comiques) pour critiquer les misères et les vanités humaines avec l’intention de les réformer. Cette moquerie, donc, contient une part remarquable de sérieux, ce que montre le fait qu’elle a la même finalité que les pleurs d’Héraclite – et, comme ces pleurs, elle a quelque chose de triste : elle se moque des défaillances humaines. La moquerie de Iambè, avec le rire de Déméter, a aussi son sérieux, ce n’est pas une blague, elle remplit une fonction importante et sérieuse : elle marque le début du procès qui mènera à la fondation des mystères d’Eleusis, et elle est aussi le début de la solution de la profonde crise qui mettait en danger l’ordre et même l’existence de l’univers. Tout cela est très sérieux. Pourtant, le type de sérieux, l’usage de la moquerie et du rire dans l’hymne sont très différents de ce qu’ils sont dans la figure du Démocrite tardif et chez les cyniques.
35Nous avons vu que dans ce dernier cas il y a, à la base même, une intention réformatrice, la volonté de proposer de nouveaux modes de vie. La moquerie de l’Hymne homérique n’est pas de ce type, il ne s’agit pas pour elle de rien réformer ; on va fonder quelque chose, oui, mais il s’agit ici de maintenir l’ordre du monde qui risque d’être bouleversé, de renforcer les catégories existantes, non de les changer. En un sens donc la fonction de ces deux moqueries est, peut-on dire, contraire ; dans un autre sens on peut dire peut-être qu’elle est semblable : on se trouve dans les deux cas devant une situation non désirable ; Iambè est confrontée à un risque sérieux pour l’ordre du monde, Démocrite et les cyniques sont placés devant quelque chose qui ne plaît pas au moqueur, qui veut le réformer. Il s’agit dans les deux cas de changer quelque chose, mais dans le premier il s’agit de faire retourner les choses à leur état précédent, normal, tandis que dans l’autre il s’agit de réformer quelque chose qui existe et de le remplacer par du nouveau. L’une est plus ‘rituelle’, l’autre est plus ‘philosophique’. Je leur donne ces noms parce que, d’un côté, la fonction première du rituel est de maintenir l’ordre existant, faire que les choses continuent comme elles étaient (en rapport aussi avec l’autre fonction essentielle du rituel, qui est de résoudre les crises, précisément pour faire que les choses ne changent pas). La philosophie antique, de son côté, est toujours, d’une façon ou d’une autre, réformatrice.
36Il convient de nuancer. En réalité cette moquerie plus philosophique n’a pas tout à fait oublié la fonction rituelle : on trouve quelquefois chez les cyniques l’idée que la réforme consisterait en réalité dans un retour aux origines, à une situation primitive originaire, une sorte d’âge d’or de l’humanité, qui avec le temps s’est pervertie. De l’autre côté, il est clair aussi que la moquerie rituelle crée aussi du nouveau : dans le cas de Déméter et Iambè, elle produit des choses aussi importantes que les rites initiatiques d’Eleusis et l’expansion de l’agriculture. Ce que je veux dire par là, c’est que ces deux types de moquerie ont toujours une base commune, mais que leur différentiation est également claire.
37Ces arguments montrent qu’un type de moquerie « non moqueuse », pourrait-on dire, existait en Grèce ancienne. Un type de moquerie qui ne prétendait pas attaquer, mais qui marquait un détour important dans une crise. Comme on sait, ce type de moquerie fait partie, non seulement de quelques narrations, mais aussi du rituel. On peut même montrer que la moquerie comique tend à se concentrer, comme celle du rituel, dans certains moments de changement, de passage20. Par ce moyen cependant on montre seulement que la moquerie de la comédie peut être de ce type, non qu’elle l’est. Bien sûr on montre en même temps que la moquerie comique ne doit pas nécessairement être du type agressif et, disons, réformiste. Il est donc important de poursuivre ces raisonnements, dans un sens et dans l’autre, parce qu’on y gagne toujours quelque chose, mais la posture sceptique, finalement, est la seule qu’on puisse vraiment maintenir.
38Revenons un moment au livre de Rosen avant de poursuivre, pour répéter qu’il s’agit d’un bon livre, parce qu’il tient compte de la complexité du sujet, qu’il est bien argumenté et qu’il pourrait avoir raison. En fait j’ai choisi un livre avec lequel je suis essentiellement d’accord sur bien des points, justement pour montrer qu’il ne s’agit pas d’être ou ne pas être d’accord (je pourrais faire la même chose avec mon propre livre sur la comédie, avec lequel je suis aussi essentiellement d’accord, mais il m’a semblé plus prudent de faire cette démonstration sur le livre d’un autre). S’il ne s’agissait, tout simplement, que d’être d’accord ou non, il faudrait tout simplement continuer comme d’habitude à opposer un discours à un autre discours, qu’on montre les faiblesses du discours opposé ou non. Bien sûr on peut le faire, et c’est bien aussi de le faire. On arrive comme ça aussi à des convictions (qui un jour ou l’autre seront remplacées par d’autres, mais cela est inévitable). Il m’a semblé toutefois plus honnête, dans cette occasion, pour répondre à l’honnêteté intellectuelle qui a forcé DL à se poser continuellement la question que nous avons citée sans arriver à lui donner de réponse, de montrer qu’il a toutes les raisons pour ne pas y répondre.
39C’est fait. Mais je vais maintenant oublier à nouveau un peu, un peu seulement, cette prudence et proposer une voie permettant peut-être de poser la question sur des bases plus fermes.
La réception ancienne
40À mon avis il n’y a qu’une source qui puisse encore nous apporter du nouveau : l’histoire de la réception de la comédie dans l’antiquité. Une telle histoire a été en partie tracée, mais seulement pour une petite partie, et même dans ce cas elle est parfois à refaire. Il s’agit d’un travail long et très complexe qui ne peut pas se contenter d’une citation des références anciennes à la comédie ou à l’invective en général, mais doit chercher la théorie littéraire sous-jacente à chacune d’elles, ses présupposés, et les attentes auxquelles elle répond21, malgré les lacunes des sources. Pourtant, c’est ce type d’analyse qui nous permettra de placer les différentes idées anciennes sur la comédie dans leurs contextes et de comprendre quand elles ont surgi. Trop souvent, les études sur la comédie ancienne ont traité les informations antiques comme faisant partie d’un grand bloc intemporel et elles ont attribué à des auteurs anciens des idées d’autres époques.
41Comme je l’ai dit, il s’agit d’un travail très long, dont dans les pages qui restent je voudrais offrir seulement un échantillon, à propos d’un sujet très débattu : la position de Platon face à l’invective et à la comédie. Selon l’idée la plus répandue Platon est l’un des auteurs qui font une lecture ‘malicieuse’ de la comédie, en ce qu’il interprète sérieusement les insultes, les moqueries, les parodies comiques qui, d’après lui, font vraiment du mal à leurs cibles. Dans l’Apologie, Aristophane est même apparemment un des accusateurs de Socrate (non, bien entendu, un des accusateurs formels dans l’action en justice, mais un des accusateurs qui au long des années ont accusé publiquement Socrate et ont crée par là un état d’opinion). Pourtant il y a un aspect de la question qui (à ma connaissance) n’a pas été examiné.
42Nous savons que Platon finit par expulser presque tous les poètes de la cité. Il a une reproche spécifique pour chacun, mais en général le problème principal22 est que les poètes enseignent aux citoyens des comportements que des citoyens ne devraient pas se permettre, surtout parce ce n’est pas seulement une question de comportements, mais que ce qu’on fait finit par être intériorisé et devenir sa nature propre (République 395c–d, cf. Protagoras 326a3–4 ; c’est une idée qu’il partage avec Aristote, même si la réaction de chacun d’eux devant ce fait est différente). Pour cette raison il expulse de sa cité presque toute la poésie, exception faite des hymnes aux dieux et des éloges des hommes bons (République 607a2–5 ; Lois 801c–e), comme il en expulse pour la même raison toutes sortes de comportements excessifs (à l’exception, bien sûr, de ceux qu’il juge rationnels).
43Cela veut dire que Platon, en réalité, n’expulse pas particulièrement la comédie, ou en général la poésie qui utilise un langage insultant ou obscène, mais toute celle qui ne dit pas la vérité, ou qui montre des comportements trop passionnés, que ces comportements tendent au rire ou aux larmes (cf. partic. République 395e–398b ; 605b–606d). Ce n’est donc pas qu’il place l’emphase sur les comportements ou le langage de type ïambique ou comique : sa critique est également dure pour les deux types de poésie, avec le langage et les comportements qui leurs sont associés. Pourtant, même si certains reproches sont communs à tous, il y en a aussi de spécifiques, et il vaut la peine de les examiner, puisqu’ils peuvent nous dire quelque chose à propos de sa compréhension des différents genres; aussi vaudra-t-il la peine d’examiner quel type de langage il proscrit absolument,
44Platon ne juge pas l’éloge mauvais en soi, mais celui-ci doit être dirigé vers quelqu’un qui le mérite. Par contre, il expulse les insultes comme tels (je cite seulement une référence claire, parmi beaucoup : Lois 394e ss.), au point que sa raison majeure pour expulser Homère et la tragédie est que, dans son interprétation (totalement contraire à celle des grecs en général) ils insultent. Ceci est dit dans le chapitre 7e du livre X de la République (605c–e) :
— Cependant nous n’avons pas encore porté contre la poésie la plus grave des accusations. En effet, son aptitude à outrager (λωβᾶσθαι) même les hommes dignes de ce nom, en dehors d’un très petit nombre d’entre eux, cela est à coup sûr tout à fait effrayant.
— Ce l’est certainement, si elle est vraiment capable d’avoir cet effet.
— Écoute-moi, et réfléchis. Les meilleurs d’entre nous, n’est-ce pas, quand nous entendons Homère, ou un quelconque des fabricants de tragédies, représenter un des héros, qui est plongé dans la souffrance et qui, au milieu de ses gémissements, développe une longue tirade, ou encore qu’on voit ces héros chanter tout en se frappant la poitrine, tu sais que nous y prenons du plaisir, que nous les suivons en nous abandonnant, en souffrant avec eux, et qu’avec le plus grand sérieux nous louons comme bon poète celui qui sait nous mettre le plus possible dans un tel état.
— Oui, je le sais ; comment pourrais-je l’ignorer ?
— Mais quand à l’un d’entre nous survient un chagrin qui lui est personnel, tu penses bien qu’au contraire nous cherchons à faire belle figure par l’attitude opposée, qui consiste à être capable d’endurer calmement, dans l’idée que c’est là le propre d’un homme, tandis que l’autre attitude, celle que nous louions alors, est celle d’une femme.
— Oui, je le pense bien, dit-il.
— Alors, dis-je, cet éloge est-il admissible, qui consiste, quand on voit un homme tel qu’on ne daignerait pas être soi-même — on en aurait honte —, à y prendre du plaisir, au lieu d’en être dégoûté, et à en faire l’éloge ?
45Quelques mots à propos de ce passage et de la traduction. J’emprunte la traduction d’Émile Chambry, légèrement modifiée. D’abord j’ai remplacé ‘imiter’ par ‘représenter’ pour traduire mimoumênou. Le sens de mimêsis chez Platon est aussi problématique que dans le cas d’Aristote, et justement ce passage en est un bon exemple. Pour Platon, au contraire d’Aristote, le rapport entre poésie et vérité est fondamental ; mais justement le problème est que la poésie ne dit pas la vérité, elle ne présente pas les choses telles qu’elles sont. Homère, par exemple, n’imite pas les héros, il les représente d’une manière donnée. Peut-être la meilleure façon de traduire la pensée de Platon dans ce domaine serait-elle de dire que d’après lui, Homère imite certains caractères pour représenter ses héros. Comme ça on recueille les deux aspects de la question : la poésie est imitation, mais elle n’imite pas les choses telles qu’elles sont en réalité23.
46Deuxièmement, je remplace ‘corrompre’ par ‘outrager’ (λωβᾶσθαι). Il y a une tendance, surtout en français, à traduire par ‘corrompre’; bien sûr c’est une traduction possible de ce verbe, qui s’accorde bien avec un des sens du passage, mais non avec l’autre. Ici Platon dit en effet que les spectateurs sont corrompus par la poésie homérique et tragique, parce qu’elle les amène à réagir par des comportements émotionnels devant le spectacle des héros qui se lamentent et se plaignent. Tandis que ces mêmes spectateurs mettent leur point d’honneur à garder l’attitude contraire, à rester calmes et courageux lorsqu’un malheur les frappe dans leur vie quotidienne. Ils sont corrompus par elle, mais ils sont outragés ou insultés par elle de même, parce qu’elle les force à se montrer dans une attitude honteuse24. Mais il dit plus : ce sont les héros eux-mêmes qui souffrent la lóbe du poète, lorsqu’il les représente en des attitudes indignes. Voyez le jeu entre, au début, λωβᾶσθαι et σπουδάζοντες ἐπαινοῦμεν, et, à la fin, la dernière intervention de Socrate : l’attitude des spectateurs est l’opposé de celle qu’elle devrait être (« nous louons et prenons sérieusement » l’insulte du poète), mais un tel éloge (épainos) du poète n’est pas admissible, puisque d’un tel comportement il faudrait avoir honte et être dégoûté au lieu d’en faire l’éloge. Le spectacle des héros dans la poésie homérique et tragique devrait susciter la honte, qui est la marque du blâme.
47Platon bouleverse ici ce qui serait la considération générale des Grecs à propos d’Homère (et de la tragédie, qu’il tend à confondre)25. La poésie d’Homère chante la gloire des héros, elle ne les insulte pas, et pour cette raison elle fut considérée comme poésie d’éloge pendant toute l’antiquité. Platon pense, lui, que, si elle montre les héros se permettant certains comportements, en réalité elles les insulte, et c’est là, nous dit-il, son principal grief contre ce type de poésie26.
48Platon inverse donc la considération normale de ce qu’on a appelé ‘poésie d’éloge’. Ce fait est important en lui-même, étant un exemple très évident de la prétention platonicienne de démonter les catégories grecques27, mais ce n’est pas le chemin qu’on va prendre maintenant. Nous intéresse plutôt le fait que ce soit une raison importante de l’expulsion de ce type de poésie. Comme nous l’avons dit, Platon ne considère pas la poésie d’éloge comme mauvaise en elle-même, pourvu qu’elle s’adresse à qui le mérite vraiment, mais il juge mauvaise la poésie de blâme et d’insulte. Certes, dans quelques passages il considère l’utilisation du blâme à des fins diverses28, et dans Lois 829c il l’accepte avec des fins, disons, pédagogiques, comme le contrepoids de l’éloge des meilleurs dans les compétitions. Dans ce passage il dit que dans sa cité il y aura des jeux (limités à la lutte, paraît-il) à l’occasion des sacrifices, et que dans ces compétitions on attribuera des prix et on chantera des éloges pour les vainqueurs et des psogoi pour les vaincus, en se référant aux résultats des compétitions, mais aussi à l’ensemble de leur vie, pour honorer, orner et embellir (kosmoûntas) celui qu’on juge excellent et soumettre au psogos son contraire. Le blâme, la censure, la satire, l’invective, de quelque manière qu’on traduise psogos, a donc une place dans la cité platonicienne – un psogos qui, comme l’éloge, sera évidemment soumis à une censure stricte, et que quelques poètes seulement, choisis à l’avance selon certains critères auront le droit de chanter (801c–d). Toutefois, il vaut la peine de noter que Platon n’insiste jamais sur ce psogos des plus mauvais. Un peu avant dans le même texte (801a–802a) Platon avait déjà décrit les types de chants autorisés, qui se limitaient aux hymnes et éloges des dieux, daimones et héros, et aux éloges d’hommes déjà morts (car comment peut-on savoir si quelqu’un a été suffisamment bon quand il est encore vivant et peut encore changer) ; il ne mentionne pas de psogos dans ce passage, de même que dans la République, où (607a) les seuls types de chants admis sont les hymnes aux dieux et les éloges des hommes bons. En général, Platon n’insiste jamais sur le psogos, ne serait-ce que pour des objectifs pédagogiques, pour stigmatiser les comportements inappropriés, même si cette fonction apparaît dans son œuvre, comme on vient de le voir. Il n’y aurait cependant rien de surprenant à ce qu’il le fasse, vu qu’il en fait un usage magistral dans ses dialogues pour ridiculiser l’adversaire29, et vu surtout que le psogos remplissait cette fonction dans un de ses modèles, Sparte30. Ce trait peut s’expliquer par sa méfiance générale envers ce type d’acte de langage, mais on peut aussi penser que cette fonction – disons pédagogique – du psogos pour signaler les comportements inappropriés, fonction qui deviendra commune par la suite, n’était pas encore reconnue comme une fonction de la poésie d’invective dans l’Athènes de son temps. Dans aucune des sources de la fin du Ve ou du début du IVe siècles (hormis dans la poésie d’invective elle-même, comme la comédie) on ne trouve mention de cette fonction éducative du blâme pour signaler les comportements inappropriés.
49Dans l’ensemble, donc, on peut dire que Platon ressent une forte méfiance à l’égard du langage de l’invective, raison pour laquelle il l’expulse absolument et n’admet que d’une manière très occasionnelle qu’il puisse avoir une certaine utilité. Cette expulsion entraîne celle de la poésie d’invective, qu’il assimile au langage d’invective tout court31. Dans ce sens, on note un autre fait : le problème que lui posent les représentations de type comique est toujours exprimé en termes de langage. De comportement aussi, bien sûr, mais le langage apparaît à chaque fois. Par exemple, dans Lois 816d il spécifie que les représentations comiques sont faites « avec des mots (léxin), des chansons et de la danse », tandis que dans son discours précédent sur les choeurs et les danses « de beaux corps et d’âmes nobles » le langage n’est pas mentionné ; et lorsque, après la comédie, il s’occupe de tragédie (817a–d) il comprend bien évidemment que dans les tragédies on parle, mais il ne formule aucune critique sur le type de langage : son seul critère est l’accord entre le contenu de la pièce et ce que les interlocuteurs du dialogue sont en train de dire ; autrement dit, est seul appliqué le critère de vérité, selon lequel « la tragédie la plus véritable » (alethéstaten) est celle qu’ils sont en train de composer, la cité. En fait, lorsqu’il critique la partie vocale de la poésie sérieuse (spoudaia), il s’y réfère comme à des « cris » ou « lamentations » : dans cette poésie ce n’est pas le type de langage, la diction ou style qui le préoccupe, mais les comportements passionnés et la vérité. Par contre, plus loin dans les Lois, ses règles sur l’insulte dans la vie quotidienne (934e ss.) le mènent directement à la prohibition de la comédie précisément à cause du type de langage qu’elle utilise (et des actions aussi, bien sûr), tandis que dans ses reproches à la tragédie le langage n’apparaît de nouveau que sous la forme de gémissements et de plaintes.
50En somme, aussi bien la tragédie que la comédie sont critiquées pour les comportements qu’elles mettent en scène ; les deux genres sont aussi différents sous cet aspect, mais ils méritent tous deux sa critique. Mais la tragédie est critiquée pour son éloignement de la vérité, non pour les mots qu’elle utilise, tandis que la comédie est critiquée pour son langage, alors que son rapport avec la vérité n’est pas mentionné.
51Quelle est la cause de cette différence ? Pourquoi Platon considère-t-il le problème du rapport à la vérité dans le cas de la tragédie, mais non dans celui de la comédie ? La réponse la plus évidente serait que Platon critique la tragédie pour son éloignement de la vérité parce qu’on peut penser que la tragédie, genre sérieux, dit des mots véritables, tandis qu’il présuppose que la comédie, genre non sérieux, ne dit pas la vérité. Pour cette raison la critique platonicienne peut se centrer sur la vérité (et le comportement), non le langage, dans le cas de la tragédie, mais sur le langage (et le comportement), non la vérité, dans le cas de la comédie. S’il en est ainsi, cela peut nous aider à décider de l’interprétation d’un autre passage, très discuté, de Platon sur la comédie, celui de l’Apologie. Dans cette œuvre (18b–d), lorsqu’il parle de ceux qui depuis longtemps accusaient Socrate, il écrit (18c–d) : « Mais ce qui est le plus irrationnel est qu’on ne peut pas savoir ni dire leurs noms, si ce n’est que quelqu’un se trouve être un poète comique » (ὃ δὲ πάντων ἀλογώτατον, ὅτι οὐδὲ τὰ ὀνόματα οἷόν τε αὐτῶν εἰδέναι καὶ εἰπεῖν, πλὴν εἴ τις κωμῳδοποιὸς τυγχάνει ὤν.)
52Ce texte peu signifier ou que les poètes comiques sont parmi ces accusateurs informels, ou que ce qui est irrationnel est qu’on suive pour une accusation formelle ce qui est dit dans une comédie32. La dernière implication se trouve, par exemple, dans Lysias, Pour l’invalide 18, où il est dit que son adversaire ne parle pas sérieusement, mais qu’il le « comédise » et que pour cette raison les juges ne doivent pas le croire. Platon lui-même, dans l’autre apparition du mot κωμῳδεῖν dans l’Apologie (31d) suggère, non pas exactement que cela ne doit pas être crû, mais que, justement parce que Mélétos veut le « comédiser », il faut comprendre ses mots autrement. Dans notre passage, la première possibilité inclurait Aristophane parmi les accusateurs, la deuxième l’exclurait. Il n’y a pas d’arguments décisifs en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse, mais à mon avis la probabilité la plus haute est du côté de la deuxième. Les arguments sont de valeur inégale, mais ils vont tous à mon avis dans la même direction. D’abord, la phrase suivante semble indiquer qu’il ne compte pas les poètes comiques au nombre des accusateurs quand, après les avoir mentionnés, il affirme qu’il ne peut pas en appeler un seul pour le réfuter, puisque justement on ne sait pas qui ils sont : s’il avait singularisé Aristophane comme l’un d’eux, il aurait pu l’appeler. Bien sûr ce n’est pas beaucoup comme argument, puisqu’il est possible que Platon utilise ici un simple stratagème rhétorique.
53La suite du texte (18d2–7) n’est pas décisive, les traducteurs et commentateurs ne sont pas d’accord sur son sens. Voyons le texte :
ὅσοι δὲ φθόνῳ καὶ διαβολῇ χρώμενοι ὑμᾶς ἀνέπειθον - οἱ δὲ καὶ αὐτοὶ πεπεισμένοι ἄλλους πείθοντες - οὗτοι πάντες ἀπορώτατοί εἰσιν· οὐδὲ γὰρ ἀναβιβάσασθαι οἷόν τ’ ἐστὶν αὐτῶν ἐνταυθοῖ οὐδ’ ἐλέγξαι οὐδένα, ἀλλ’ ἀνάγκη ἀτεχνῶς ὥσπερ σκιαμαχεῖν ἀπολογούμενόν τε καὶ ἐλέγχειν μηδενὸς ἀποκρινομένου.
54Tout dépend de la force qu’on veut donner à δὲ et de ce qu’on veut inclure dans ὅσοι : certains interprètes juxtaposent simplement la phrase à la précédente, ou la coordonnent par une conjonction, d’autres en font une adversative. La première possibilité inclut Aristophane parmi les accusateurs, la deuxième l’en distingue33. Il n’y a pas de raison suffisante pour se prononcer sans hésitation. À mon avis, Riddell (1867 : 40n3) a raison d’écrire que « ὅσοι δὲ includes all but the εἴ τις ; that is, ὅσοι stands for ὅσοι ἄλλοι », mais ce n’est pas forcément vrai. De toute façon, il ne sera peut-être pas nécessaire de se décider. Vu que justement Platon est ici bien ambigu, on devrait peut-être exploiter cette ambiguïté. Il est possible, en fin de compte, qu’il veuille en même temps l’inclure et l’exclure, et il n’est pas indispensable de se décider là-dessus pour décider si d’après Platon la comédie a quelque rapport à la vérité ou non, comme on verra dans la suite.
55La deuxième mention d’Aristophane dans l’Apologie (19c), en elle-même, ne nous aide pas beaucoup à décider, mais si on l’intègre dans la succession des arguments de Platon, elle aussi dit (et cette fois d’une façon assez incontestable) que la mention de la comédie sert à ridiculiser l’accusation. En fait la défense est pour une grande partie bâtie sur ce parallèle entre l’accusation et la comédie. D’abord Platon mentionne les accusateurs anciens et récents (18a7–19a7), puis il répond aux anciens (19a8–24b4) et ensuite aux récents (24b4–28a4). Ces trois sections contiennent beaucoup d’interconnexions structurelles et thématiques34 qui servent à appuyer l’idée, mentionnée plusieurs fois, que l’accusation de Mélétos est comme une blague ou une comédie : d’abord il affirme que Mélétos a utilisé l’ancienne accusation, qui est une calomnie, pour rédiger sa propre accusation et il la résume en des termes qui l’identifient avec ce qu’on disait dans la comédie d’Aristophane (19a–c) qui, comme il sied à la comédie, est une phluaría ; puis il décrit l’action de Mélétos comme une chose pour rire (avec les verbes kharientízesthai : 24c5–6 ; 27a2, d6 ; et paízein : 27a6–7), pour conclure qu’avec son accusation Mélétos le « met dans une comédie » (komoideîn). Bien sûr nous, philologues modernes, lisons ces passages parce que nous sommes intéressés par les rapports entre Socrate et Aristophane, par l’intention qui a pu guider le poète comique pour écrire sa pièce sur Socrate, par le poids que celle-ci a pu avoir dans sa condamnation, et par l’opinion de Platon sur la comédie d’Aristophane. Alors, bien sûr, ceux qui croient à la mauvaise intention de la comédie ancienne, au sérieux de ses insultes, trouvent ici la confirmation de leur opinion : c’est la comédie qui a fourni les éléments de l’accusation à Mélétos, à 24 ans de distance, tant l’effet de la comédie ancienne était sérieux et durable.
56Néanmoins, Platon n’a pas composé sa défense de Socrate (ou Socrate lui-même la sienne, si elle suivait les lignes que dit Platon, ce qui n’est pas probable mais n’est pas important maintenant) pour répondre à nos questions, ni pour montrer la méchanceté de la comédie, mais pour construire une œuvre d’éloquence persuasive. Et si l’Apologie doit être une pièce oratoire persuasive, c’est que la ligne de défense qui consiste à identifier l’accusation avec une comédie était perçue par Platon comme effective. Effective et persuasive, pas nécessairement devant un juré, mais pour le public de Platon. S’il en est ainsi (et comment pourrait-ce ne pas l’être ?), alors la conclusion est sûre : Platon utilise la comédie pour ridiculiser l’accusation de Mélétos, en montrant à quel point elle est semblable aux bêtises de la comédie. Subsidiairement il peut attaquer aussi la comédie en l’identifiant à une calomnie, mais la présomption que personne ne croit ce que dit la comédie, que ce sont des bêtises, est inévitable, autrement cette défense n’aurait aucun sens.
57Si, pour finir, on revient avec cette conclusion à la distinction notée plus haut entre les reproches de Platon à la poésie ‘sérieuse’ et à la poésie ‘risible’, il faudra conclure que, s’il se donne de la peine pour montrer que la première ne dit pas la vérité et qu’il l’expulse justement pour cette raison, tandis que dans le cas de la seconde la vérité n’est même pas mentionnée, la raison doit être que le rapport entre ce type de poésie et la vérité n’est déjà pas courant, et que par conséquent il n’est pas nécessaire de le démentir.
58Terminons. Ce n’était qu’un échantillon de ce que à mon avis il faudrait faire pour éviter l’impasse dont nous avons parlé : chercher les présupposés, les attentes des textes qui parlent de la comédie ou de l’invective en général et – mais c’est une chose dont je ne peux pas parler ici, parce que cet essai deviendrait vraiment trop long – étudier la distinction, dans la mesure où elle peut être repérée dans les textes, entre l’invective dans la littérature et dans la vie quotidienne. Cette distinction existe (cf. n 31), il est clair qu’elle disparaît au long de l’histoire grecque, mais elle est sûrement importante pour notre propos de lire la comédie grecque en termes grecs. Cela ne nous épargnera aucune discussion à propos de l’interprétation des textes. Chercher à comprendre comment les Grecs des différentes époques ont interprété leurs textes, sans imposer des interprétations plus tardives sur les auteurs anciens est sans doute la meilleure manière de commencer.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Beye Ch. (1975), Ancient Greek Literature and Society. New York.
10.7591/9781501745461 :Brock R. (1990), « Plato and Comedy », dans E. Craik (éd.), Owls to Athens. Essays on Classical Subjects for Sir Kenneth Dover, Oxford, p. 39–49.
10.1093/oso/9780198144786.001.0001 :Burnet J. (1924), Plato: Euthyphro, Apology of Socrates, Crito, edited with notes by J. B., Oxford.
10.1093/actrade/9780198140153.book.1 :Calame C. (2005), Masques d’autorité. Fiction et pragmatique dans la poétique grecque antique, Paris.
Collins D. (2004), Master of the Game. Competition and Performance in Greek Poetry, Washington.
Creixells J. (1931), Plató. Diàlegs, text revisat i traducció de J. C., vol. I, Barcelone.
Dover K. J. (1963), « Notes on Aristophanes’ Acharnians »,Maia 15, p. 6-25 ; repris dans K. J. Dover, Greek and the Greeks. Collected Papers, vol. I, Oxford, 1987, p. 288-306.
Georgii L. (1859), Platons’s ausgewählte Schriften in deutscher Übersetzung I–III, Stuttgart.
Heath M. (1987), Political Comedy in Aristophanes. Göttingen [accessible avec quelques petites modifications et un appendice sur http://eprints.whiterose.ac.uk/3588/1/Political_Comedy_in_Aristophanes.pdf].
10.13109/9783666251863 :Henrichs A. (1996), « Warum soll Ich tanzen? », Lectio Teubneriana IV, Suttgart et Leipzig.
Hubbard Th. K. (1991), The Mask of Comedy. Aristophanes and the Intertextual Parabasis, Ithaca.
10.7591/9780801466915 :Keaney J. J. (1980), « Plato, Apology 32c8–d3 », Classical Quarterly 30, 2, p. 296–298.
Lanza D. (1977), Il tiranno e il suo pubblico. Turin ; trad. fr. par J. Routier-Pucci, Le tyran et son public, Paris, 1997.
Lanza D. (1979), Lingua e discorso nell’Atene delle professioni, Naples.
Lanza D. (1988), « Le comédien face à l’écrit », dans M. Detienne (éd.), Les savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, Lille, p. 359–384. Lille (trad. S. Bollack) ; texte original « L’attor comico davanti alla scrittura », dans M. Detienne (éd.), Sapere e scrittura in Grecia, Bari, 1989, p. 179-198.
Lanza D. (1989a), « Lo spazio scenico dell’attor comico », dans L. de Finis (éd.), Scena e spettacolo nell’antichità, Atti del Convegno Internazionale di Studi di Trento, marzo 1988, Florence, p. 179–191.
Lanza D. (1989b), « L’attor comico sulla scena », Dioniso 59, p. 297-312.
Lanza D. (1991), « Aristofane rigattiere », dans R. Alonge, G. Livio (éds), Teoria e storia della messinscena nel teatro antico. Atti del Convegno Internazionale, Torino 17-19 aprile 1989, Gènes, p. 51–62.
Lanza D. (1992), « Diceopoli vs deboli sorrisi », L’immagine riflessa1, p. 49-65.
Lanza D. (1993), « Menandro », dans G. Cambiano, L. Canfora, D. Lanza (éds), Lo spazio letterario della Grecia antica, vol. I, La produzione e la circolazione del testo, tome II, L’ellenismo, Rome, p. 501-526.
Lanza D. (1997), Lo stolto. Di Socrate, Eulenspiegel, Pinocchio e altri trasgressori del senso comune, Turin, 1997.
Lanza D. (2000), « Entrelacement des espaces chez Aristophane (l’exemple des Acharniens) », Pallas 54, p. 133-139.
Lanza D. (2002), « La città e i racconti. Riflessioni sullo statuto della poesia tra Platone e Aristotele », dans M. Barbanti, G. R. Giardina, P. Manganaro (éds.), ΕΝΩΣΙΣ ΚΑΙ ΦΙΛΙΑ.Unione e amicizia. Omaggio a Francesco Romano, Catane, p. 77-88.
Lanza D. (2004), « L’acteur comique face aux institutions », dans Ch. Hugoniot, F. Hurlet, S. Mianezi (éds), Le statut de l’acteur dans l’Antiquité grecque et romaine, Tours, p. 33–42. Tours.
10.4000/books.pufr.8560 :Lanza D. (2006), « Percorsi dell’ateniesità », Itaca 22, p. 23–32.
Montana F., Muzzolon M.L., Perrone S. (2006), Interpretazioni antiche di Aristofane, Rome.
Nagy G. (1979), The Best of the Achaeans, Baltimore-Londres ; trad. fr. par N. Loraux et J. Carlier, Le Meilleurs des Achéens, Paris, 1994.
Nagy G. (1990), Pindar’s Homer, Baltimore-Londres.
Nehamas A. (1982), « Plato on Imitation and Poetry in Republic X. », dans J. M. E. Moravcsik, P. Temko (éds), Plato on Beauty, Wisdom and the Arts, Totowa N.J., p. 47-78 ; repris dans Virtues of Authenticity, Princeton, 1999, p. 251–278, d’où je cite.
Nightingale A. W. (1995), Genres in Dialogue, Plato and the Construct of Philosophy, Cambridge.
10.1017/CBO9780511582677 :Rankin H.D. (1969), « Laughter, Humour and related topics in Plato », Classica et Medievalia 28, p. 187–213.
Riddell J. (1867), The Apology of Plato, Oxford.
Riu X. (1999), Dionysism and Comedy, Lanham.
Riu X. (2002), « Il concetto di verisimile nella Poetica di Aristotele », Annali dell’Università di Ferrara Sezione Lettere 2, p. 71–91.
Riu X. (2004), « Verità, poesia e occasione. Platone e Aristotele », Orpheus 25, p. 64–82.
Riu X. (2005), « The Comparison between Aristophanes and Menander and the history of Greek comedy », dans M. Jufresa et alii (éds), Plutarc a la seva època: paideia i societat, Barcelone, p. 425–430.
Riu X. (2006), « Sul realismo della commedia », dans P. Mureddu, G. F. Nieddu (éds), Comicità e riso tra Aristofane e Menandro, Amsterdam, p. 77–89.
Riu X. (2008), « On the difference between praise and invective », dans D. Katsonopoulou, I. Petropoulos, S. Katsarou (éds), Archilochos and His Age. Proceedings of the Second International Conference on the Archaeology of Paros and the Cyclades, Athènes, p. 73–82.
Riu X. (2012), « On the reception of Archilochus and of invective poetry in antiquity », dans X. Riu, J. Pòrtulas (éds), Approaches to Greek Archaic Poetry, Messine, p. 249-282.
Rosen R. M. (2007), Making Mockery. The Poetics of Ancient Satire, Oxford.
10.1093/acprof:oso/9780195309966.001.0001 :Rotstein A. (2010), The Idea of Iambos, Oxford.
10.1093/acprof:oso/9780199286270.001.0001 :Saetta Cottone R. (2005), Aristofane e la poetica dell’ingiuria. Rome.
Schanz M. (1893), Apologie (Sammlung ausgewählter Dialoge Platos), Leipzig.
Stokes M.C. (1997), Apology of Socrates. Warminster.
Woods C., Pack R. (2007), Socrates’ Defense [October 12, 2007], http://ssrn.com/abstract=1023144).
10.2139/ssrn.1023144 :Notes de bas de page
1 Cf. « Le comédien face à l’écrit » (1988) ; « Lo spazio scenico dell’attor comico » (1989a) ; « L’attor comico sulla scena » (1989b) ; « Aristofane rigattiere » (1991) ; Lo stolto (1997, p. 195-6) ; « Entrelacement des espaces… » (2000) ; « L’acteur comique face aux institutions » (2004).
2 Le plus qu’on peut trouver dans la tragédie sont quelques réflexions de la part du chœur sur sa fonction comme chœur (cf. par exemple Henrichs 1996).
3 Déjà dans « Lo spazio scenico… » (1989a), « Le comédien face à l’écrit » (1988, p. 363). À propos des différents niveaux de la fiction comique et des interpénétrations entre eux, voir l’analyse complexe et riche de Calame 2005, p. 213-233.
4 C’est ce que j’ai essayé de mettre en relief dans Riu 1999, p. 230 en disant que si la tragédie peut réélaborer le mythe et quelquefois un épisode de l’histoire, la comédie peut réélaborer tout : le mythe, l’histoire, la tragédie, la comédie, la vie contemporaine, la politique athénienne… et elle élabore aussi des inventions où tout cela peut être inclus. Mais la fiction comique est l’ensemble. On peut bien sûr discuter quel est le sens de cette particularité. À mon avis, il faut ne pas oublier que cette réélaboration ne se produit pas de n’importe quelle façon, mais toujours d’une manière appropriée au genre. Par exemple, s’il y a une femme, elle doit se comporter d’une manière différente du comportement des femmes dans la vie réelle ; la comédie doit alors louer cette conduite scandaleuse. Mais c’est un point sur lequel les opinions divergent et ce n’est pas l’objet de la discussion présente.
5 Auxquels j’ai ajouté Dionysos, mais cela nous mènerait vers un tout autre type de discussion, donc on va le laisser de côté.
6 Dover 1963, p. 15 ; de Ste. Croix 1972, p. 364. Cf. Riu 1999, p. 32-33.
7 « il protagonistes gode sempre di un più di simpatia. Intendo dire simpatia teatrale, che nulla o poco ha a che fare con improbabili definizioni etiche o ideologiche del personaggio » (1989, p. 306).
8 « C’est toujours l’acteur, et non pas le personnage qui gagne la sympathie de ceux qui l’écoutent ; le personnage peut être odieux ou méprisable (par exemple, le Charcutier dans les Cavaliers, Strepsiade dans les Nuées, Philocléon dans les Guêpes etc.) cela ne change rien au rapport qui s’établit entre l’acteur et son public » (2004, p. 37).
9 Je range dans cette catégorie surtout Lingua e discorso nell’Atene delle professioni (1979) ; Il tiranno e il suo pubblico (1977), « La città e i racconti » (2002).
10 C’est l’enseignement que DL attribue à Moses Finley : « la première question qu’il faut se poser à propos de n’importe quel document est quelle est la raison ou la motivation pour laquelle il a été écrit ». La phrase de Finley est apparue d’abord dans Annales (1982, p. 697ss.) ; citée par Lanza 2006, p. 25n3 (dans un volume d’hommage à Nicole Loraux).
11 Tout change dans ce monde ; quelquefois les changements sont soudains, mais plus souvent tout change à petits pas. Il est bien possible qu’une parodie renforce les structures parodiées, mais elle prépare en même temps le chemin de leurs changements.
12 Même s’il y a peu d’auteurs qui en prennent compte pour leurs interprétations (p.ex. Beye 1975, ch. 10 ; Nagy 1990, ch. 13 ; Riu 1999, p. 20–23).
13 Une conséquence de cette affirmation serait que chez Aristophane il n’y a pas de combinaison de sérieux et comique, ce qui à mon avis serait aussi très juste (cf. Riu 1999, partic. p. 256-259 ; il n’y a pas de combinaison, mais le comique de la comédie en lui-même est une chose sérieuse, parce qu’il a une place importante dans la société à certains moments donnés). Mais en tout cas DL n’élabore pas cette conclusion.
14 Cf. l’évocation de la figure du pharmakos qu’on a vue plus haut, et aussi Lanza 2004, p. 40.
15 Cf. Riu 2005, p. 429n16 ; 2006, n5. Saetta Cottone 2005, p. 38-39 l’exprime synthétiquement de façon très exacte : « L’elissi apparente della distanza che separa la scena dalla cavea, implicita nella violenza con cui gli attori aggrediscono persone reali dell’Atene del tempo, nasconde un movimento opposto di distanziazione comica tra i piani della finzione e della realtà ».
16 Voir sur ce point quelques considérations dans Riu 1999, p. 240–242.
17 Dans l’Hymne, le mot skôptein est précédé par le préfixe para-, qui pourrait être atténuateur, mais si c’était le cas, ce qui n’est pas nécessaire, cette atténuation serait contredite par le mot qui précède, polla. Il y a eu une certaine tendance à minimiser la force de skôptein pour dire ou suggérer qu’il ne s’agit pas du même type de moquerie que celle d’Archiloque, mais cette tendance est contredite non seulement par le parallèle qu’on vient de noter avec l’inscription, mais aussi par Aristote, Rhétorique 1379a29, où les deux mots qui apparaissent dans l’Hymne pour décrire ce que fait Iambè, aussi accouplés, désignent le type de moquerie offensive (hubrizousi gar) qui déchaîne la colère.
18 Si on avait le texte dans un autre genre, comme la tragédie (ou peut-être même la poésie épique propre), il y aurait probablement un essai au moins de le justifier du point de vue psychologique, mais on a l’histoire dans un des Hymnes homériques, qui ne se soucient pas beaucoup de cela.
19 À mon avis, Rosen (p. 53) tire trop de conclusions de κέδν’ εἰδυῖα au v. 202. Cette phrase formulaire est généralement comprise plutôt comme « diligente » « dévouée », « fidèle » (Bailly) « devoted », « affectionate » (Cunliffe), « true-harted » (LSJ), et dans d’autres contextes (et pourquoi pas ici aussi) « sage », « prudente ». Je ne vois pas pourquoi il faudrait changer cela, qui ne nous parle pas d’un stratagème ni d’un calcul. Tout au plus on pourrait dire que c’est en fonction de ce dévouement, diligence ou sagesse qu’elle fait ce qu’elle fait.
20 Cf. Riu 1999, p. 110–111, 235–238, 243 pour les relations avec plusieurs rituels et avec l’action de la comédie.
21 C’est un travail lent parce qu’il implique une série d’études, préalables ou simultanées, sur chacune des sources. Dans certains cas cela peut se faire parce qu’on a beaucoup d’informations (mais alors cela devient très long), comme dans le cas d’Aristote, de Platon, de Plutarque, par exemple (cf. Riu 2002, 2004, 2005, 2006). Dans d’autres cas c’est plus bref, parce qu’on a peu d’informations, mais alors il est plus difficile d’arriver à des conclusions (c’est le cas par exemple de toutes les informations qui nous arrivent sans un contexte propre mais dans le contexte des manuscrits comiques eux-mêmes : les scholies, les Prolegomena…, cf. Riu 1999, p. 24-33 ; Montana, Muzzolon, Perrone 2005). Il y a aussi d’autres ouvrages, généralement de type rhétorique (par exemple, les différents traités de rhétorique comme Démétrios, etc., cf. Riu 2006, 2008), qui ressemblent plus à ceux du premier groupe, mais qu’on peut placer moins bien dans un contexte, soit dans un contexte temporel, soit dans les œuvres de chaque auteur.
22 En fait les raisons de l’expulsion constituent une discussion interminable, surtout à cause de la contradiction qu’il semble y avoir entre le traitement de la poésie dans République II–III et X, et aussi à cause du rapport entre les Formes et la mimésis poétique, qui va de pair avec la question de savoir jusqu’à quel point le problème pour Platon est que la poésie soit une œuvre de mimésis ou plutôt qu’elle soit cause de mal dans l’âme. Quant au dernier problème, celui qui nous importe ici, il n’y a pas de contradiction entre les deux raisons. Elles s’ajoutent plutôt l’une à l’autre, comme l’a montré Nehamas (1982), – qui d’ailleurs résout de manière satisfaisante les deux questions.
23 Le problème est beaucoup plus complexe, mais nous n’avons pas besoin de l’affronter maintenant. Ce n’est pas seulement pour Aristote que la mimésis est un procès de production plus que d’imitation (cf. Riu 2002, p. 77 et nn10-12) ; Platon oscille souvent entre ces deux conceptions de mimêsis (cf. Nehamas 1982, p. 262, 263, 268, 273nn32, 33, 35). La distance entre poésie et réalité est reconnue également par les deux, mais pour Aristote elle fait la vertu de la poésie, ce qui la constitue comme telle, tandis que pour Platon elle est le problème de la poésie.
24 Voir, à propos de λώβη comme un des mots du blâme, et en rapport avec la honte, Nagy 1979, p. 29 § 4n2, 255n, 257, 264.
25 Cette confusion vient du fait que Platon, comme d’ailleurs Aristote, part de la base qu’il y a deux types de poésie, sérieuse et comique : voir e.g. Lois 817a, 798de, 810e, 814e (je dis « comique » au sens général moderne, non au sens spécifique ancien). Dans la première il y a Homère et la tragédie, que parfois il confond pour se référer à la poésie sérieuse, de manière que ‘tragique’ semble quelquefois être un synonyme de « sérieux » (dit normalement spoudaios). L’analyse d’Aristote, même si elle part des mêmes bases, sera plus affinée.
26 Ce passage est souvent cité dans le contexte du traitement platonicien de la poésie, mais je ne connais pas d’analyse qui mette en évidence le bouleversement de la conception – normale pendant toute l’Antiquité – de la poésie épique comme poésie d’éloge. Ce bouleversement a beaucoup d’implications dont la discussion nous entraînerait dans des voies trop éloignées de nos intérêts présents.
27 Voir sur ce point Riu 2004, p. 75s.
28 Cf. Rotstein 2010, p. 91-2.
29 Un bon sommaire des usages de la comédie par Platon dans Brock 1990. Une étude d’ensemble de l’usage par Platon des divers genres littéraires dans Nightingale 1995. Voir aussi Rankin 1969 ; Collins 2004 : partic. 50–53.
30 Cf. PlutarqueLycurge 8.3–4, 25.3 ; aussi 14.5, 26.6.
31 Cette assimilation est importante, puisqu’elle sera courante plus tard, mais à son époque il est le seul à la maintenir. Aristote, au contraire, distingue catégoriquement les deux choses (cf. Riu 2004, p. 73–77 ; 2012, p. 255-263).
32 Sont enclins à distinguer Aristophane des accusateurs, par exemple, parmi les commentateurs de l’Apologie, Burnet 1924, p. 159 (ad 18d2), suivant Schanz 1893, ou Stokes 1997, p. 105 (ad 18c8–d4) ; en revanche, beaucoup de spécialistes de la comédie inclinent, explicitement ou implicitement, à compter Aristophane au nombre des accusateurs (il y a bien sûr des exceptions, comme p.ex. Heath 1987, p. 9-10).
33 Quelques exemples, un peu au hasard : parmi ceux qui opposent les comiques aux autres, É. Chambry : « Et ce qu’il y a de plus déconcertant, c’est qu’il n’est même pas possible de les connaître et de les nommer, sauf peut-être certain poète comique. Mais ceux qui, par envie ou par dénigrement, cherchaient à vous persuader, et ceux qui, persuadés eux-mêmes, en persuadaient d’autres, ceux-là sont les plus embarrassants » ; la traduction de M. Croiset est très semblable. L. Georgii : « Das Übelste aber ist, dass man nicht einmal ihre Namen wissen und angeben kann, außer etwa, wenn ein Komödienschreiber darunter ist. Die übrigen aber, welche euch gehässig und verleumderisch aufgeredet, und auch die selbst nur überredet andre Überredenden, – diesen allen stehe ich ganz ratlos gegenüber ». H. Cary (1901) : « But the most unreasonable thing of all is, that it is not possible to learn and mention their names, except that one of them happens to be a comic poet. Such, however, as, influenced by envy and calumny, have persuaded you, and those who, being themselves persuaded, have persuaded others, all these are most difficult to deal with ». J. Creixells (1931) : « I el més desconcertant de tot és que no és possible de saber ni de dir llur nom, si no és el d’un cert autor de comèdies. Però aquells que per enveja o malvolença tractaven de convèncer-vos i aquells que, convençuts ells mateixos, convencien a llur torn els altres, tots aquests són els de més mal tractar de tots ». G. Reale : « E la cosa più strana di tutte è che di costoro non si possono sapere né dire i nomi. [alinéa] Ma quanti, mossi da invidia e servendosi di calunnie vi persuasero – persone che si sentivano esse stesse persuase, persuadendo gli altri – ebbene, tutti costoro sono assolutamente irraggiungibili ». Parmi ceux qui les identifient ou maintiennent l’ambiguïté, Fowler : « except when one of them happens to be a writer of comedies. And all those who persuaded you by means of envy or slander – and some also persuaded others because they had been themselves persuaded – all these are most difficult to cope with ». B. Jowett (1891) : « And hardest of all, I do not know and cannot tell the names of my accusers; unless in the chance case of a Comic poet. All who from envy and malice have persuaded you – some of them having first convinced themselves – all this class of men are most difficult to deal with ».
34 Elles ont été relevées par Keaney 1980.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le visage qui apparaît dans le disque de la lune
De facie quae in orbe lunae apparet
Alain Lernould (dir.)
2013
Commenter et philosopher à la Renaissance
Tradition universitaire, tradition humaniste
Laurence Boulègue (dir.)
2014
Diego Lanza, lecteur des œuvres de l'Antiquité
Poésie, philosophie, histoire de la philologie
Rossella Saetta Cottone et Philippe Rousseau (dir.)
2013
Figures tragiques du savoir
Les dangers de la connaissance dans les tragédies grecques et leur postérité
Hélène Vial et Anne de Cremoux (dir.)
2015
La représentation du « couple » Virgile-Ovide dans la tradition culturelle de l'Antiquité à nos jours
Séverine Clément-Tarantino et Florence Klein (dir.)
2015
Hédonismes
Penser et dire le plaisir dans l'Antiquité et à la Renaissance
Laurence Boulègue et Carlos Lévy (dir.)
2007
De l’Art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace
Pour une redéfinition du statut de l’œuvre
Robin Glinatsis
2018
Qu'est-ce que la philosophie présocratique ?
What is presocratic philosophy ?
André Laks et Claire Louguet (dir.)
2002