Philologue et spectateur
p. 153-162
Texte intégral
1Comme je viens de Pavie, j’aimerais faire un peu d’histoire.
2On était au début des années 1980 et Pavie était une sorte de Pavia Felix. Maria Corti et Cesare Segre avaient tracé la voie pavoise et italienne d’un structuralisme modéré qui accordait les structures et le temps, les formes et l’histoire. On avait appris à lire les textes par des analyses ponctuelles, à dépasser la critique impressionniste du beau et du bon, on lisait les formalistes traduits par Todorov, mais on avait un sincère penchant pour la sémiotique culturelle de Propp, Lotman, Uspenskij, Bakhtine. On lisait aussi les structuralistes français – Barthes, Genette, Greimas et Bremond -, mais en évitant leur technicité extrême et toujours en approchant les textes d’une manière inductive plutôt que par une méthode axiomatique et déductive. Lanza et Vegetti avaient publié L’ideologia della città et Aristotele e la crisi della politica à la suite d’un formidable séminaire auquel j’avais eu l’honneur d’être admise en étant « la plus petite », la seule étudiante parmi de jeunes docteurs. On travaillait beaucoup pour les rencontres, on lisait non seulement Marx et Weber, mais Finley, Vernant, Austin et Vidal-Naquet, Polanyi, Godelier et Althusser : les notes au bas des pages des deux recueils sont tout à fait dignes de foi, souvenirs d’un travail authentique et prolongé.
Les cours universitaires
3Dans ce climat, le cours d’Histoire du Théâtre et de Dramaturgie Antique institué par Lanza eu un succès immédiat. C’était l’année 1983-1984. Moi, j’avais déjà terminé mes études, donc je ne suivais pas les cours, mais j’assistais aux examens et, en observant le nombre et l’intérêt des étudiants, je pouvais mesurer (peut-être mieux que le professeur, occupé à questionner les candidats) l’attrait que cet enseignement avait pour eux. Ils étaient nombreux et tout à fait différents de nos habituels étudiants de littérature et langue classique. La plupart venait des classes de philosophie et de littérature moderne et contemporaine. Ils cherchaient et, peut-être, trouvaient dans ces cours de théâtre antique et dans cette approche des textes un espace nouveau, un croisement inédit de thèmes et de méthodes qui avaient l’air de mettre en marche une nouvelle discipline.
4Maintenant, vingt-cinq ans après, les enseignements de Théâtre et de Dramaturgie Antique se sont multipliés peut-être outre mesure dans les universités italiennes. Ils se sont très souvent substitués aux enseignements de civilisation classique des Facultés de Magistero, disparues après la grande réforme des études universitaires mise en marche par les mouvements des étudiants en 1968. En tout cas, ils sont devenus autre chose que ce que l’enseignement pavois a voulu et veut encore transmettre. Nous savons bien que la plupart des gens qui donnent l’assaut aux théâtres pour les représentations des tragédies antiques le font dans l’illusion de se cultiver à marche forcée, en brûlant les étapes. Je crois apercevoir le même esprit chez de nombreux collègues et, surtout, chez des élèves des dernières années : les uns enseignent la dramaturgie pour introduire à l’étude de la littérature, les autres s’attendent au prêt à porter du théâtre antique et de l’Antiquité tout court.
5Au contraire, la spécificité de la dramaturgie a été, et continue d’être, l’objectif principal des cours et de la recherche de Lanza. L’institution de son enseignement à côté du cours de Littérature grecque, en effet, sous-entendait deux raisons depuis le début : 1) on voulait distinguer la dramaturgie antique, la dramaturgie grecque en particulier, au cœur de la littérature générale en examinant enfin ses problèmes spécifiques, sans se limiter aux problèmes philologiques et linguistiques ; 2) on cherchait aussi, me semble-t-il, à relever le statut de la dramaturgie antique traitée souvent de façon secondaire et, encore plus souvent, selon des catégories anachroniques par les spécialistes de théâtre moderne et contemporain. Les cours de dramaturgie antique voulus par ce professeur encore jeune, mais déjà renommé, se révélèrent tout de suite un choix académique très convenable tant pour l’enseignement que pour les perspectives de recherche. Pour ma part, j’aime bien m’imaginer que le choix public du professeur répondait à des raison scientifiques et didactiques, mais aussi à un besoin personnel, peut-être inconscient, à une curiosité qui venait de loin, de son enfance, de sa famille. Je ne peux pas oublier que La disciplina dell’emozione, le livre-recueil publié en 1997, l’an du soixantième anniversaire de Diego Lanza, est dédié par l’auteur « alla memoria di mio padre » et introduit par un souvenir personnel.
Una fredda serata di nebbia decembrina a Milano, piazza Missori, anno 1948… la rinata Università Popolare organizzava il corso <<Il teatro nella storia>>…quella sera si leggevano le Eumenidi. Fu la prima volta che, seduto su quei banchi affollati, vidi mio padre, in abito scuro, parlare in pubblico. Non ricordo naturalmente nulla di quello che egli disse. Una forte impressione invece mi dovette fare la lettura di Eschilo, perché nella mia testa mi rimasero alcune enigmatiche parole che il coro aveva più volte lamentosamente scandito: <<Io, dea di antica saggezza, dei giovani dèi odio e abominio>>…Fu questo anche il mio primo incontro con i Greci.
6La première rencontre de Lanza avec les Grecs s’est donc faite grâce au théâtre, au cours d’une soirée consacrée au théâtre antique, parmi les autres, bien plus nombreuses, passées en voyant son père qui écrivait pour le théâtre - des pièces et des notes critiques - ou en assistant aux spectacles. En un sens, le philologue, alors qu’il disposait de nouvelles paroles et de nouvelles méthodes, sentait pouvoir et, peut-être, devoir reprendre un des fils très importants de son passé, en remontant de sa recherche universitaire aux racines d’un usage familial, du théâtre contemporain aux racines du théâtre européen. Si je regarde derrière moi, je suis amenée à m’imaginer que, durant ces premières années Quatre-Vingt, un important détour herméneutique et, en même temps, biographique s’achevait, qui regagnait le commencement par la conclusion. La reconstruction que je viens de vous proposer pourrait avoir l’air de romancer une résolution ordinaire, mais tous les indices me conduisent dans cette direction. Lanza, qui est là, pourra me démentir ou glisser -ce qu’il sait faire avec une extraordinaire adresse- sur la question.
7Et, pour en terminer, si la reconstruction est par trop subjective pour convaincre, un livre de Lanza me semble prouver ma thèse : le savoir du philologue, de l’interprète des textes antiques, avait déjà croisé la fine oreille et le goût du spectateur quelques années avant. Le livre du 1977, Il tiranno e il suo pubblico, a été et est encore lu dans la perspective d’une recherche sur l’idéologie de la tyrannis, mais il concerne avant tout, c’est mon opinion, le spectacle du tyran, ses représentations tragiques.
La leçon
8À ses élèves, à son auditoire, Lanza lit et apprend à lire la dramaturgie attique en relevant la différence de ces textes dans l’hétérogène corpus de la « littérature grecque ». Il remarque les traits saillants des textes qu’il lit et commente. Les jeunes apprennent à reconnaître les temps et les rythmes très précis qui scandent les écritures des tragédies et des comédies et qui ne sont pas, en dépit de strictes parentés, les rythmes du récit ni les temps de la rhétorique politique. Ils apprennent à relever les dictions des poètes comiques, et non pas seulement des tragiques, toujours affectées par plusieurs jeux du vocabulaire et de la syntaxe dialogique. Ils apprennent à découvrir dans l’écriture des textes les traces de tous les langages de la scène, les signes de la musique qui détermine la diction des stasima, les allusions aux masques et aux costumes qui conditionnent les gestes des acteurs. On comprend que l’écriture dramaturgique antique ne regardait pas à la postérité, contrairement à d’autres écritures - à l’historiographie, par exemple – qu’elle visait plutôt à provoquer des effets immédiats sur son public, au cours des festivals, au cœur des événements qui marquaient la vie de la polis. Et, pour provoquer ces effets, pour surprendre son public et pour en dépasser ou en contredire parfois les attentes, cette écriture devait partager avec les politai les codes de la communication, au niveau des structures dramatiques et aussi du répertoire mythique, pour la tragédie, ou de la nomenclature politique, du monde et du demi-monde de l’Athènes contemporaine, pour la comédie.
Les codes du théâtre attique
9En introduisant l’argument des codes, on est arrivé - je crois - au cœur de la leçon de Lanza, au noyau le plus ferme et le plus durable de ses études théâtrales. Nous pouvons encore reconnaître gravées dans les pièces antiques les empreintes de ses auteurs et de leurs choix, nous pouvons en mesurer la qualité et la force seulement en les renvoyant aux règles, en confrontant les paroles avec les langues partagées et bien plus contraignantes au théâtre qu’ailleurs. L’attention aux marques explicites et aux indices les mieux déguisés de cette langue théâtrale partagée parcourt les études de Lanza et les oriente. Dans ce domaine, je pense, vont se placer ses réflexions sur le rapport entre mimesis et drama, sur la parodie et la paratragoidia, mais aussi la traduction et le commentaire de la Poétique d’Aristote : une autre conséquence, à mon avis, d’un heureux croisement entre l’intérêt de Lanza pour la pensée d’Aristote, sa fréquentation des traités, et son penchant personnel pour la dramaturgie.
10En commentant la Poétique, Lanza remarque surtout le repérage et l’analyse des structures dramatiques chez Aristote, la prééminence du mythos sur les autres composantes de la tragédie. Lanza a traduit mythos par le mot « racconto » : il faudrait, je crois, à propos de ce choix, s’entendre mieux et spécifier que, dans ce contexte, le terme désigne moins le récit en tant qu’histoire fondatrice, véhiculée, traditionnelle, et plutôt le récit en tant qu’intrigue, c’est à dire comme construction des poètes qui puisent dans la matière mythique en réécrivant les mêmes sujets, de festival en festival, et toujours en modifiant leur acceptions, leur sens. Et, après son travail sur la Poétique, Lanza semble privilégier, d’un côté, la tragédie en tant que forme poétique traditionnelle, de l’autre, le réservoir des histoires et des images que la forme-tragédie dramatise. D’un côté donc, les analyses de Lanza soulignent la partition dramaturgique scandée par les tours des dialogues et des chants, les structures dans lesquelles sont abritées et conservées les formes les plus archaïques - couplets et duetti, kommoi, threnoi de deuil et lamentations qui survivent dans la tragédie comme l’agon et la parabasis survivent dans la comédie. De l’autre, elles vont rassembler et examiner les dossiers des variantes mythiques parmi lesquelles les dramaturges tragiques choisissent les variations les plus effrayantes, qu’ils révisent d’une manière radicale, à tel point que la vulgate a souvent pris la version tragique d’un personnage (Œdipe, Clytemnestre), d’un genos (Labdacides ou Atrides) ou une peripetia pour le mythe du personnage ou de la famille, pour la forme originaire de l’histoire.
11À la suite d’Aristote et de son proto-structuralisme, Lanza relève les structures dramatiques et le mythe comme les composantes fondamentales de la langue tragique, dont elles constituent, respectivement, le système des règles et l’ensemble des signes, la grammaire, la syntaxe, le vocabulaire : les structures pouvaient y être compliquées et poussées jusqu’à la dernière limite, sans toutefois oblitérer le cliché originaire ; les noyaux mythiques pouvaient parfois y trouver des expansions inattendues et aussi déroutantes, pouvaient se dilater jusqu’à la redondance. Bref, sur les structures et sur le mythe s’enracine le code de la communication spectaculaire strictement entrelacé avec les stratégies culturelles de la polis, là où le code est partagé par les poètes et par les spectateurs, où il permet de se faire entendre et d’entendre, de provoquer des émotions et aussi de les contrôler.
12Si les structures dramatiques et le mythe constituent les coordonnées théoriques des études théâtrales de Lanza, l’émotion est le mot-clé de sa leçon. Une investigation lexicale pourrait découvrir les nombreuses récurrences du terme dans ses écrits et au cœur de La tragedia e il tragico. Cette étude est, selon moi, parmi les plus belles pages de Diego Lanza, parmi celles qui révèlent au mieux son timbre individuel, sa touche intellectuelle, sa disposition à regarder l’antiquité du point de vue de l’histoire de la pensée et de nos impasses culturelles. L’émotion tragique survit sans doute à la tragédie, à la forme tragique, aux rythmes du spectacle auquel elle était intrinsèquement liée. Et comme le niveau de la communication dramaturgique oblige Lanza à se confronter avec les croyances, les superstitions, le folklore qui persistait au cœur du politique et que le théâtre, en tant que dispositif essentiel de la polis, remettait en jeu, tandis donc que l’attention aux codes dramaturgiques conduit Lanza à replacer le théâtre attique dans son histoire et au centre des circonstances pragmatiques où il a été composé pour être tout de suite reçu par son public contemporain, le niveau de l’émotion le conduit sur le fil de la longue durée à explorer cet effet que nous appelons encore « tragique ». Par hasard, du fait d’une inertie du langage qui cache les ruptures et néglige les décalages ? Ou volontairement, parce qu’on veut valoriser le fil rouge d’une permanence jamais vraiment interrompue ?
13Si le problème de comprendre presse le savoir propre du philologue et de l’anthropologue de l’antiquité (le crime d’Œdipe est-il son parricide ou son régicide ? Clytemnestre est-elle le démon de la vengeance ou l’épouse trahie et adultère ? L’Iphigénie des Taures est-elle caractérisée par ses affections ou par les rites et la parodie des rites dont elle est, chez Euripide, la prêtresse ?), le thème de l’émotion met en cause l’intellectuel, sa culture la moins académique, son engagement, son appartenance au monde de son temps, ses réticences aussi, ses passions et, en même temps, la ferme volonté de les contrôler jusqu’au bout. Mais sur ce point, ce sera Lanza à parler s’il veut et je crois qu’il ne voudra pas.
L’émotion tragique
14L’émotion antique avant tout. Comment les dramaturges attiques sont-ils arrivés à construire et comment ont-ils réussi à maîtriser l’émotion dans le spectacle tragique ? Cette question est au centre du chapitre IV, Il ritmo tragico, du recueil La disciplina dell’emozione. On peut encore apercevoir plusieurs manières d’exciter l’émotion dans les tragédies antiques : deux personnages pouvaient s’affronter dans un agon extrême ; un personnage, plus souvent le narrateur-angelos, pouvait évoquer les gestes violents et les meurtres ; parfois des spectres (Darius, Polydore) arrivaient sur la scène et, bien plus souvent, les fous (Ajax, Oreste) et la folle Cassandre devaient inquiéter le « bien-penser » des chœurs et des spectateurs. On alimentait encore l’émotion par le bon usage des temps tragiques, en suscitant le trouble et en l’apaisant selon des rythmes perceptibles dans toutes les tragédies et dans la seule trilogie transmise, l’Orestie.
15Sans doute, l’art de discipliner l’émotion, de la contenir et de la diriger, intéresse Lanza plus que les ruses poétiques qui la provoquent. Il reconnaît plusieurs façons tragiques de dépasser le malaise et d’apporter le soulagement. Ce sont les pieuses interventions des chœurs et, moins souvent, celles du deus ex machina chez Euripide, qui compensent la crise en rétablissant l’ordre de la communauté. Par leurs chants de deuil et par les duo de lamentations qu’ils entonnent avec les personnages, les chœurs apaisent la douleur et récupèrent la norme - les rapports sociaux corrects, les justes relations entre hommes et dieux - après s’en être écartés, après avoir transgressé la mesure jusqu’à l’horreur (p. 184). Sur ce point, j’aimerais bien discuter avec Lanza et les amis de ce colloque : je ne suis pas sure que le second mouvement est plus déterminant que le premier, que dans la tragédie antique la compensation et la mitigation dépassent le bouleversement ; je crois m’apercevoir de plus en plus que le chronotope du trouble prévaut sur celui du soulagement, que la norme n’est presque jamais récupérée, mais plutôt déplacée et aussi, parfois, refusée dans les ordres collectifs nouveaux instaurés par de très difficiles transitions.
16Et enfin, l’émotion moderne et contemporaine, l’émotion sans la tragédie. Nietzsche avait imputé la mort de la tragédie au rationalisme sophistico-socratique, mais, on le sait bien, la tragédie meurt entre XIXe et XXe siècle, au temps et à cause de la crise de la dramaturgie occidentale que Peter Szondi fait avec raison remonter au tournant des années 1880 et de 1950. À quoi bon donc, parler encore, aujourd’hui, de tragique et de tragédie, et aussi dans des contextes où ces termes n’ont pas encore perdu leur prégnance, où ils ne sont pas encore devenus une faible façon de parler. Sur ce thème Lanza revient à plusieurs reprises, en particulier dans les études La tragedia e il tragico et L’émotion tragique. Il consacre la première à suivre le mouvement de séparation du sens tragique de la forme-tragédie et à discuter les étapes les plus signifiantes de cette histoire. Il consacre la seconde à découvrir le fil qui lie la Shoah, la tragédie par antonomase du XXe siècle, à la nature de la tragédie antique.
17Les pages de La tragedia e il tragico, comme je le disais plus haut, me semblent magistrales. L’analyse remonte à la transition de la fin du XVIIIe siècle – c’est là que, grâce à Hegel, la notion de tragique devient catégorie philosophique, esthétique, de catégorie poétique qu’elle était avant -, souligne l’écart de Goethe, relève l’acception existentielle du tragique dans la pensée de Jaspers, le tragique de l’artiste moderne et, enfin, de l’intellectuel contemporain qui perd progressivement le sens du monde et de son existence jusqu’à se perdre, ce qu’exprime Camus. L’émotion tragique procède à rebours : la lecture de Lanza commence par Auschwitz, par l’horreur du génocide – génocide, non holocauste, un terme que j’ai du mal à entendre et qui évoquerait un sacrifice collectif et public au lieu de l’extermination programmée et cachée - et regagne la tragédie. Quelle relation pouvons-nous imaginer entre la « résolution nazi » et les spectacles du théâtre de Dionysos ? La tragédie – Lanza répond dans la droite ligne de Vidal-Naquet - n’a pas beaucoup à faire avec l’extermination, mais elle peut avoir à faire avec la narration et l’historiographie de l’extermination, avec les modalités des récits du génocide, avec les mensonges qui cherchent à rationaliser la déraison, avec les montages idéologiques qui visent à nier le génocide de la part des assassins ou à le motiver tant de la part des assassins que de la part des victimes. Le tragique d’Auschwitz, c’est encore Lanza qui le suggère, peut enfin se situer dans la dimension collective de la communauté victime et de l’humanité en deuil face à l’horreur, dans la dimension qui était le propre des chœurs tragiques et que plusieurs communautés blessées de nos jours, souvent avec peine, cherchent à évoquer.
18À ce point, en suivant la suggestion de Lanza, je ne peux pas éviter une réflexion supplémentaire. Le tragique d’aujourd’hui me semble cultiver un autre motif du tragique antique, le motif de l’arrheton, de l’indicibilité : on a le tragique là où les langues de la communication ordinaire et la logique courante n’arrivent plus ni à penser ni à exprimer ce qu’on veut et ce qu’on doit dire ; là où, comme l’a bien raconté Daniel Mendelsohn, il faut recourir à de grands mythes pour représenter et se représenter le nouveau chaos, et pour, en même temps, le mettre à distance en le cachant derrière la redondance des images.
Multiplier les problèmes
19Un trait saillant de l’enseignement et de la recherche de Diego Lanza – comme tout le monde le sait – est sa détermination à poser des questions, à ouvrir la recherche plus qu’à la conclure. Si on veut garder les principes de sa leçon, on est obligé de ne pas rester tranquille. Je pensais et je pense encore que les résultats de ses lectures et de sa critique vont rester des points remarquables de la philologie du théâtre antique et de l’histoire des interprétations. Et, pourtant, pas de points d’arrêt, mais surtout des points de repère et de départ, qui sont aujourd’hui plus importants que jamais, aujourd’hui que la partie de la critique s’engage entre déconstructionnisme et révisionnisme post-structuraliste. Au début de ma réflexion j’ai essayé de mettre au jour le milieu de notre recherche à Pavie entre les années Soixante-Dix et Quatre-Vingt. Les notes saillantes de ce milieu sont aussi les notes saillantes des études les plus mûres de Lanza. Très éloigné de l’art pour l’art, plongé plutôt dans l’horizon d’un marxisme corrigé, au moins au niveau de l’esthétique, Lanza ne peut se contenter du principe de l’éternité des grands classiques, mais il évite aussi les pièges du miroir, de la Wiederspiegelung. En reconduisant toujours les textes à leur codes spécifiques et à leurs spectateurs, donc au diaphragme culturel qui s’interpose entre les textes et l’histoire, il n’amorce jamais de court-circuit entre histoire et scène, et, au même temps, il fuit les sirènes de l’actualisation, trop souvent malentendue et encore plus souvent obtenue sur scène par des jeux banaux et tout à fait prévisibles.
20Souligner davantage l’usage historique et politique, donc événementiel des codes, relever la distance des pièces antiques, l’une par rapport à l’autre, et du théâtre attique par rapport à nous, mettre en valeur sa différence, discuter jusqu’au fond le thème à la page de l’actualisation, ce serait, je crois, l’antidote le plus sûr et la meilleure stratégie pour contenir les dérives d’une critique de plus en plus déséquilibrée dans le sens de la réception, qui fait passer les adaptations avant les textes. Mais, les lectures privilégiées par les déconstructionnistes sont-elles de vraies « actualisations » ? Je crois plutôt que bon nombre des adaptations courantes n’ont presque rien à faire avec le théâtre antique : elles oblitèrent souvent les textes, elles en font plutôt de bons prétextes, et la familiarité apparente des révisions, comme les montures archeo-philologique, empêchent d’en comprendre le sens originaire. Je crois qu’actualiser le théâtre antique, cela veut dire aujourd’hui mettre au centre sa totale inactualité et il me semble aussi que, sur ce fil, on pourrait aller au-delà de la distance critique posée par Lanza. Le temps est arrivé, je pense, de focaliser, après les codes et les éléments constants, sur les éléments variables de saison en saison. C’est le moment d’explorer à nouveau les paroles des poètes, de suivre les variations d’un même sujet, de dévoiler au fond les complexes dynamiques culturelles qui sous-tendent les textes, de découvrir l’histoire cachée : il ne faut pas oublier que les dramaturges antiques n’actualisaient pas les mythes, comme on est porté à le croire, mais que, grâce aux mythes, ils désactualisaient et déguisaient leur contemporanéité. Actualiser Ibsen ou Strindberg, cela, peut-être, ne veut pas dire changer les couleurs de leurs salons et les costumes de leurs personnages. Pour les actualiser vraiment, pour mieux saisir la charge de transgression de leurs pièces, agressives et libératoires au même temps, il faut, au contraire, retenir et afficher la lettre originaire de ces textes jusqu’en ses moindres détails, faire comprendre les jeux des demandes et des réponses qu’ils nouent avec leurs contemporains. Et à propos du théâtre antique, maintenant que nous avons bien cerné Pier Paolo Pasolini et Peter Stein, Karolos Koun et Peter Hall, Michael Cacoyannis et Lars von Trier ou Théodoros Terzopoulos, parfois nous savons d’eux plus que ce que nous avons compris d’Eschyle, Sophocle, Euripide. Mais, cela peut-être n’est pas notre véritable métier.
21L’antidote qui nous secourt, nous les hellénistes, contre les dérives déconstructionnistes peut nous protéger aussi contre les technicités débordantes du dernier structuralisme que les structuralistes d’antan, comme Todorov, ont commencé à redouter. Et enfin, de quelle actualisation parlons-nous maintenant, au temps de la globalisation ? Pour quel spectateur global peut-on actualiser ce théâtre antique qui était, par définition, local et qui de plus en plus se révèle à nous en tant que local, athénien, dionysiaque ?
Bibliographie
Lorsqu’il existe une traduction italienne des ouvrages cités, on se réfère systématiquement à cette dernière. De cette manière, on se propose de mettre en lumière la relation chronologique entre ces opérations éditoriales et les cours et les séminaires dont nous venons de parler.
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Auteur
Université de Pavie
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