Comédies potentielles
p. 123-152
Texte intégral
Le vois-tu ? Le vois-tu l’homme plein d’audace, l’homme au cœur ardent, celui qui, en pleine mêlée, les ennemis tout autour, était invincible ? Est-ce que tu me vois redoutable dans ces mains, au milieu de ce bétail qui ne saurait faire peur ? Hélas quelle plaisanterie, de quelle insolence suis-je devenu la victime !1
1Entouré des bœuf et des brebis qu’il vient de mettre en pièces, Ajax fils de Télamon, s’adresse aux spectateurs. Oras, me-vois-tu ? Vas-tu me reconnaître ? Peux-tu superposer celui qui était un champion de hardiesse et cet homme-ci, qui ne saurait terrifier qu’un troupeau sans défense… Ceci est cela, le vois-tu ? Frappé de clairvoyance, ayant soudain récupéré la vue, Ajax contemple cette boucherie inutile, qui devait être un carnage héroïque. Son geste lui apparaît dans toute son étrangeté : inattendu, imprévu, absurde. Il avait voulu, il avait cru, mettre à mort des amis déloyaux, devenus des adversaires : Agamemnon, Ménélas et, surtout, Ulysse car, par son éloquence, celui-ci avait réussi à se faire attribuer les armes du défunt Achille, en le privant, lui, le second « meilleur des Achéens », de l’honneur qu’il mérite. Voici donc ses véritables victimes : des bestiaux ! C’est une immense hubris ; c’est ridicule. Davantage : celui qui se réjouira et ricanera plus que tous sera, précisément, le plus exécrable de ses faux amis, Ulysse lui-même2. Tout cela est à mourir de rire. Écrasé par la peur du ridicule, une menace que personne – pas sa concubine, pas le chœur – ne réussit à dédramatiser, Ajax décide de commettre son célèbre suicide.
O que je suis malheureux ! Assis sur le rivage blanc de la mer, il me tourne en ridicule (gela mou), j’en suis sûr ! Il tient dans sa main la source même de ma vie, que personne jamais n’avait brandi. O mon arc, arc arraché de mes mains, est-ce que tu le vois (oras), ce pitoyable…3.
2Touchant le fond de sa détresse, malade, abandonné, impuissant, l’exilé au pied pourri, – à qui on a enfin dérobé son arc, ultime vestige d’héroïsme, seul instrument de survie, – Philoctète imagine le triomphe hilare d’Ulysse. Cette pensée affermit sa décision de ne pas suivre Néoptolème et ses amis, ces étrangers qui voudraient le ramener à Troie. Rester là, tout seul et sans rien, équivaut à une mort volontaire.
Médée, toi qui sais vouloir, toi qui sais trouver les moyens d’accomplir, vas-y, marche vers l’horreur. Cela devient une épreuve de hardiesse (eupsuchia) ! Tu vois ? Oras ? Tu vois ce que tu souffres ? Tu ne dois pas endurer le ridicule de ce mariage sisyphien de Jason, toi la fille d’un père excellent, toi la descendante du Soleil4.
3Amoureuse de l’homme qu’elle a épousé contre la volonté de son père, pour lequel elle a quitté famille et patrie, pour lequel elle a même démembré son propre frère, avant de commettre d’autres crimes non moins épouvantables, Médée se voit soudain abandonnée pour une autre femme. Tout s’écroule. Mais surtout, surtout : tout le monde va se gausser. Elle, Médée, la petite fille du Soleil, va devenir la risée de tous ces Grecs. Médée décide d’abord d’exterminer la nouvelle famille du traître, ensuite de frapper ce père prétentieux, là ou il va avoir mal, ses enfants : elle tuera ces petits qu’il chérit tant.
4Tableau après tableau, je pourrais continuer. Les personnages tragiques ne plaisantent pas et n’aiment pas les plaisanteries. La moquerie, se « tourner en ridicule avec quelque acerbité », ne peut que les blesser. Bien sûr, on a pu identifier des intersections tragi-comiques, surtout chez Euripide5. Mais dans les moments les plus intensément douloureux, il semble bien que non pas le rire, mais la peur de faire rire6 – à savoir le soupçon que leurs malheurs fassent plaisir à d’autres – appartienne en propre aux caractères tragiques. Une extrême susceptibilité fait partie de leur identité morale et contribue à leur agir intentionnel.
5Ces moments d’auto-exposition – tu vois, oras : je me donne en spectacle, pour la réjouissance de mes ennemis – sont donc tout à fait importants. Médée, Philoctète et Ajax nous montrent que la crainte du rire joue un rôle décisif, je dirais même « décisionnel », dans une péripétie tragique. Quand je me représente l’hilarité de mes ennemis, c’est que je suis au pied du mur, que tout est perdu. Je suis perdu, moi-je comme un être social qui vit du regard (représentation et respect) d’autrui. Cet homme qui m’abandonne était tout pour moi ; cet arc qui avait appartenu à Héraclès était toute ma vie ; mon excellence homérique, aujourd’hui bafouée, était tout ce que j’étais. Est-ce que tu vois, oras ? Ce que tu vois maintenant est ma souffrance : cette défaite, cet écrasement, cet accablement. Ce que tu vois c’est l’agôn tragique dans un dénouement provisoire, ce que tu vois est le décalage vertigineux entre ce que j’étais naguère – dans les bras de cet homme, ou en bandant l’arc d’Héraclès, ou en défiant Hector sur la plaine de Troie – et ce que je suis devenu. Regarde-moi ! Je deviens un personnage comique. Je dois donc tuer. La mort, au lieu du rire. Nous revoilà en terrain tragique.
6Ces épisodes en somme ne restent pas des écarts visionnaires, les états d’âme d’un personnage harassé – sans suite. Tout au contraire. L’intrigue de l’Ajax suit le fil conducteur du rire meurtrier depuis le début, jusqu’à sa conclusion. En ouverture, Athéna la première invite Ulysse à regarder de près cet homme pitoyable, dévoré par la rancœur ; elle pousse même Ulysse7 à prendre du plaisir, en raillant le malheureux – ce que celui-ci, finalement, refuse de faire8. Au terme de l’action, une fois le suicide commis, Ajax est devenu une inerte, inerme dépouille, qui devra, de nouveau, être protégée de la moquerie de ses ennemis. Sa concubine et son frère, Tecmessa et Teucros, s’empresseront de le mettre à l’abri du dernier outrage : le triomphe facile, qui fait se gausser les hommes devant un cadavre9. Le déroulement dramatique, nous l’avons vu, atteint son point de non retour, à l’instant où Ajax prend connaissance de son erreur, évoque les ricanements de ses ennemis et décide de se donner la mort. C’est l’incroyable dissonance entre ce qu’il croyait faire et ce qu’il a fait, qui le fait basculer et passer à l’acte : la tragédie de l’offense suprême, à laquelle il lui fallait réagir par une vengeance meurtrière, à la mesure de son caractère héroïque, va peut-être se terminer en comédie. Puisqu’il n’a massacré que des animaux domestiques, paisibles et comestibles, au lieu d’adversaires aussi redoutables que lui – maintenant tout le monde va s’esclaffer. Donc, il faut en finir. Le guerrier homérique, plus fiable qu’Achille, mais non moins sensible à l’outrage, va rester dans le tragique.
7Nous pourrions suivre ce même contrepoint à l’action - la crainte du rire - dans le Philoctète et dans Médée. Là aussi, dès que le rire se profile à l’horizon, on agit. Nous pourrions surtout mettre ces trames narratives en regard des Bacchantes, la pièce qui se prête plus que toutes à une interprétation ironique, pour le dire avec Helene Foley10, ou encore tragi-comique, si nous en croyons Bernd Seidensticker11. La vengeance du dieu du théâtre, qui, n’étant pas reconnu dans sa divinité, rendra la sœur de sa mère incapable de reconnaître son propre fils, se déroule dans l’ombre de cette frayeur. Penthée craint la risée des autres, pour lui-même et pour tous ceux qui, comme Cadmos et Tirésias, se laisseraient prendre au jeu de la mascarade dionysiaque12. L’accoutrement bachique est ridicule, pense-t-il. Mais dans son refus de voir Dionysos tel qu’il est, un dieu au pouvoir aussi formidable que bienfaisant, c’est lui, ce jeune fou, qui ose tourner le dieu et ses acolytes en raillerie (diagelao)13. Cette dérision, que Tirésias lui reproche à plusieurs reprises, donne la mesure de son aveuglement. Le rire est une myopie sonore.
8« Tu vois ? Oras ? Toi aussi tu te réjouis quand les gens se dressent aux portes, et que la cité appelle le nom de Penthée. Lui-aussi, je pense, aime à être honoré. Moi-même et Cadmos dont tu te moques, (diagelas), nous allons nous couronner et danser… »14.
9Mais Penthée ne voit pas. Penthée se permet de trouver grotesque un dieu qu’il devrait, tout au contraire, redouter et remercier pour le cadeau qu’il a bien voulu élargir aux êtres humains, le vin. Car le vin est le remède le plus précieux qui soit, pour les malheureux que nous sommes : le vin a le pouvoir d’effacer toutes les douleurs. Crainte, révérence et gratitude seraient donc les émotions justes. Penthée, en revanche, traite Dionysos comme un personnage comique. Mais les Bacchantes ne sont pas une comédie, pas même une divine comédie : les Bacchantes sont une vertigineuse anti-comédie. Penthée deviendra la proie de sa propre mère dont les yeux, à leur tour, ne sauront plus voir ce qui se trouve devant eux, car, dans le visage terrifié de son fils, Agave n’apercevra que le mufle d’un animal sauvage, un jeune lion à prendre en chasse. Dans le démembrement de Penthée s’accomplit le retournement de son hubris hilare. « O jeunes femmes, annonce Dionysos gaiement, en livrant aux bacchantes leur victime, je vous amène celui qui se rit de vous et de mes orgies : punissez-le ! »15. Et le massacre commence.
10Les Bacchantes couronnent la mise en abime meurtrière du comique. Euripide nous présente un renversement de l’ophtalmie d’Ajax : Ajax voyait des êtres humains mais massacrait des bêtes ; Agave voit un lion, lorsqu’elle met en pièces son enfant. Penthée est tout frileux à l’idée que d’autres puissent le tourner en dérision, mais lui-même ne s’en prive pas : il n’arrête pas de trouver Dionysos et ses rites ridicules. S’il va espionner les femmes possédées, c’est pour s’en moquer16. Dionysos, n’entend pas raillerie. Devant la rigolade hubristique et démentielle de cet homme, le dieu met en marche sa vengeance. Penthée le rieur découvrira que – comme Aiax, l’homme qui s’appelle « aiai ! » – son nom propre est Douleur. Son nom dit le penthos, ce que Dionysos est venu soigner, en introduisant le vin parmi les mortels, et que lui, dans son allègre cécité, ne saurait pas voir.
11Les moments où l’on se projette dans une comédie imaginaire marquent donc des tournants narratifs abrupts, des angoisses qui débouchent sur des passages à l’acte. Lorsque je mesure à quel point je suis déchu, car je me contemple dans le miroir anti-narcissique du rire, je prends des décisions qui vont redresser la barre, réorienter les événements vers la souffrance absolue, mienne ou autrui. Car la raillerie me met au défi, me coince dans un carrefour : que faire ? Faire écho au rire des autres ? Les faire rire encore plus ? Ou bien me venger de cette hubris, en sévissant à mon tour sur son auteur. Ou encore, me faire du mal, m’écraser moi-même de mes propres mains ? Comme l’auto-aveuglement d’Œdipe, le suicide d’Ajax est un effondrement enragé dans l’insoutenable. L’infanticide de Médée est la revanche suprême d’une étrangère humiliée, qui n’a pas la moindre envie d’amuser la galerie. Le désir de Philoctète de se laisser mourir est son refus de faire gagner ses anciens amis, déloyaux et ingrats. Et tous ces virages du muthos, permettez-moi d’insister, mettent en œuvre un appel répété aux yeux des spectateurs.
12Une tragédie en somme est une comédie potentielle : la représentation d’une action qui se trouve parfois sur le point de basculer dans le ridicule, mais qui se ressaisit, en empruntant résolument la voie du pathos. La question qui s’impose, maintenant, est : pourquoi ? Quelle peut-elle bien être la raison de ce fantasme ? Pour répondre à cette question, il nous faut nous placer dans une autre perspective, celle de la réception du tragique comme tel, dans son contraste binaire avec le comique17.
Woody Allen
13Comédie et tragédie sont proches. En théorie, leurs définitions respectives sont réciproques, au moins depuis la Poétique d’Aristote. En pratique, que reste-t-il d’Aristophane sans ses parodies d’Agathon, d’Eschyle ou d’Euripide ? Comment lire Euripide sans questionner son écriture méta-tragique (pensons à Charles Segal) ou son invention de la comédie moderne, si l’on croit Bernard Knox18. Joseph Farrel a entamé une réflexion tout à, fait importante sur la théorie des genres, en Grèce et à Rome, mais surtout sur la pratique méta-littéraire des poètes. Dans le théâtre comique, surtout chez Aristophane, il y a « generic self-awareness », c’est-à-dire une autoreprésentation de l’auteur, bien conscient de ses choix génériques, dans une compétition constante avec ses prédécesseurs et ses contemporains. En général, affirme Farrel, les auteurs classiques se montrent certains qu’il y a des contraintes qui tiennent à la forme, au contenu et au caractère d’un texte, mais cela n’empêche pas l’expérimentation. Pindare, par exemple « can be seen not merely to take for granted the boundaries between one genre and another, but simultaneously to test and then to reassert them ».19 Tester les limites et ensuite les réaffirmer : voilà ce que fait une tragédie, en évoquant l’hypothèse d’une réaction joyeuse, devant la souffrance et la mort.
14Je propose de nous déplacer un instant à New York, pour nous asseoir à une table de bistro, en compagnie des personnages de Woody Allen, dans son film Melinda & Melinda (2005). Il est tard, il a plu, on a dîné. Avec animation et complicité, des amis s’attardent à discuter. Il y a parmi eux un auteur de comédies et un auteur de drames. Question : comment compose-t-on une pièce de théâtre, dans son genre ? Qu’est-ce qui fait la différence ? Prenons une situation initiale et des personnages : que faut-il faire pour les rendre soit pitoyables soit amusants ? Le départ peut très bien être le même. Voyons : un soir, une jeune femme sonne à la porte d’une amie, pendant un dîner… Comédie ? Tragédie ? Les deux sont possibles. Chaque situation créera un carrefour. À chaque carrefour, il faudra choisir une direction et renégocier la contrainte, afin de maintenir le genre sur ses rails. Le public suivra. La comédie reste comique et la tragédie ne cesse d’être tragique, dans un processus incertain, accidenté, expérimental. Tout s’arrête par un claquement de doigts, mais il y aura eu deux films en un.
15Comme dans le Manhattan de Woody Allen, dans la culture théâtrale athénienne, tragédie et comédie sont deux possibilités de déroulement de l’action. C’est cela que nous signalent ces moments de désespoir absolu lorsqu’un Ajax, le héros le plus posé de tous, ne pense plus qu’à une chose : ceux qui font gorge chaude de son erreur. Davantage, ces instants de vacillement nous montrent que tout dépend des sentiments du public. Comédie et tragédie sont deux possibilités de réception interprétative. Quelqu’un, un méchant qui ne me veut pas de bien, pourrait rigoler. Il y a un public hostile qui pourrait se fendre la gueule. Voilà l’horreur des horreurs. La même situation peut faire rire ou pleurer. Davantage encore, c’est l’horizon d’attente qui compte : dans une comédie, l’exploit d’Ajax, tel quel, serait épatant. Sévir sur des bovins, tout en les croyant des guerriers, appartient à la même catégorie de méprises que prendre un travesti pour une femme (Thesmophories), ou, vice versa, ne pas identifier des femmes accoutrées en hommes (Assemblée des femmes), ou traiter Dionysos comme Héraclès (Grenouilles), ou encore peser des truies qui sont des jeunes filles (Acharniens). L’aveuglement fait rire, même quand il y a violence, coups et blessures. Torturer un dieu qui prétend ne rien ressentir, tout en croyant fouetter un esclave qui ne bronche pas, est exhilarant20.
16Or, dira-t-on à juste titre, un Ulysse sur la plage n’est pas un public dans un théâtre. Bien sûr. Mais n’oublions pas trois choses. D’abord, à Athènes, la comédie est le paradigme institutionnel du rire, un paradigme qui serait d’autant plus difficile à oublier dans l’espace même du théâtre, pour des spectateurs habitués au contraste codé du comique et du tragique. Ensuite, tandis que la comédie brise la séparation entre scène et parterre, surtout dans les parabases qui expliquent à l’assistance ce qui se passe, la tragédie maintient l’illusion du quatrième mur, d’où l’importance des personnages et des chœurs, qui donnent l’exemple de ce qu’il faudrait comprendre. Enfin, et surtout, l’invitation pressante à voir, oras, offre une indication qu’il s’agit bien de secouer le spectateuraussi. En proie à l’angoisse de faire rire, Ajax, Philoctète et Médée nous mettent en alerte : c’est à nous aussi de voir dans quel état ils sont tombés. Nous aussi, nous pourrions en rire – comme des ennemis.
17Mais le public, ajoutera-t-on, n’est pas fait d’ennemis. Nous, spectateurs anciens ou lecteurs modernes, nous ne sommes pas tous des Ulysses maniganceurs, des Atrides ingrats, ou des Grecs malveillants. Entendu, mais c’est bien cela le défi interprétatif qui nous est lancé. Nous pourrions trouver que la déchéance d’une petite-fille du Soleil qui se prenait pour la femme la plus heureuse du monde, la ruine d’un guerrier qui se croyait le plus vaillant de tous et le plus méritant (bref toutes les metabolai catastrophiques) exposent le potentiel comique, qui se trouve contenu dans le sérieux. Œdipe campe en paradigme de cette comédie virtuelle qu’est une tragédie. La dégringolade d’un roi si savant qu’il se flattait de résoudre toutes les énigmes, et les problèmes de tous, peut se raconter en clé hilare. Il était si malheureux qu’avant sa naissance, déjà, on lui avait prédit qu’il tuerait son père. Par conséquent, ses parents l’exposèrent, à peine né, dans un pot de terre cuite. Ensuite, tout en étant un jeune homme, il épousa une femme qui était plus âgée que lui et qui, par-dessus le marché, était sa mère. Enfin, il se creva les yeux. C’est bien ce catalogue de misères qui, débité par Eschyle raillant Euripide chez Aristophane21, nous donne un Œdipe comique – un Oedipus wrecks avant Woody Allen.
18N’aurions-nous pas la tentation d’accueillir le Dionysos tragique d’Euripide et ses bacchants travestis, de la même manière dont nous sommes censés recevoir le Dionysos comique de Grenouilles ? Peau de lion herculéenne sur transparences de safran, un survêtement qui déshabille : « comment allons-nous les faire rire ? » Dionysos & Dionysos…
Le poids des maux
19Pour apprécier la différence entre détresse tragique (qui fait appel à la pitié) et calamités comiques (qui font rire), il faut creuser la surface du texte et se mettre à l’écoute du langage théâtral, dans ses accents propres. La substance du tragique est la douleur des mortels. Plus précisément, lupe se décline dans des champs sémantiques, dans des réseaux de mots qui, tout en communiquant une pensée, permettent aux personnages de vocaliser ce qu’elles/ils ressentent. La plus importante de ces constellations langagières est le vocabulaire de la pesanteur.
20Hippolyte et Thésée devant la tablette calomnieuse de Phèdre : « Elle crie, elle crie la tablette ! Comment puis-je échapper au poids des maux baros kakon ? »22. Thésée lisant le message : « Ô chance, de quel poids (bareia) tu viens t’écraser sur moi et sur ma maison ! »23. Philoctète à Néoptolème : « Ah, que la colère est lourde, orge bareia ! »24. Le poids s’ajoute au poids, achthos ep’achthei, dans l’effondrement d’Andromaque25. « Je suis écrasé par le fardeau du malheur, sumphora barunomai ! »26, lamente Admète. Ah, que le malheur est pesant, bareia sumphora !27
21Sur cette concrétisation oncologique du mal, vient se greffer une performance de la compassion, comme prise en charge de ce qui accable l’autre. La nourrice de Phèdre, lorsqu’elle apprend l’amour impossible de sa maîtresse : « Quel poids insoutenable, chalepon baros ! Je souffre pour deux, étant une »28. Le chœur à Admète : « Tu traverses la douleur, di’odunas ebas. Je le vois clairement, saph’oida. » Et, ensuite : « Quels fardeaux faut-il supporter, barea men pherein ! »29. Contemplant Philoctète au bout de sa déréliction, misère et infirmité, Néoptolèmene ne sait pas (ouk oida) si abandonner cet homme sur son île, ou bien rester avec lui. « Que faire ? » renchérit le chœur. Et Philoctète : « Aie pitié, je t’en supplie, eleeson ! ». Et Néoptolème, incertain à son tour : « Hélas, que faire, ti draso ? Une terrible pitié s’empare de moi. Je croule sous le poids de tout ce qui arrive, tois parousin achthomai. »30La pitié sur scène est d’abord la reconnaissance de ce qui pèse sur l’autre – je sais, c’est clair ! saph’oida – et ensuite le transfert de cette pesanteur sur soi – achthomai. Devant Philoctète, Néoptolème a le bon réflexe – qui est le contraire du rire, fort probable, d’Ulysse. Le fils d’Achille saisit ce qu’il y a d’effrayant, de redoutable, d’épouvantable, to deinon, dans le mal qui écrase Philoctète. C’est cela qui l’amène, non sans tâtonnements, à voir la détresse de cet homme, tout en exprimant sa propre affliction, dans un cri d’empathie : las, las… tu souffre tellement ! io, io… dustene su. « Je ne sais pas… que faire ?.…las ! las ! que tu souffres ! »31 Dans ce gémissement, la douleur de l’autre devient la sienne. Lorsqu’Andromaque déplore ces horreurs écrasantes qui s’empilent les unes sur les autres, le chœur compatit : « J’éprouve de la pitié, en t’écoutant, oiktir’akousasa »32. Et immédiatement de rappeler, cette fois-ci à l’adresse de tous, que l’insupportable peut arriver à tout le monde : « à toi aussi, kai su »33. Là aussi, dans le jeu de rôles, la pitié répond au désespoir. Tout cela rappelle ce que chacun doit redouter pour soi-même. Or, la pitié est incompatible avec le rire. Ceux qui ressentent la détresse des autres ne peuvent pas y prendre de plaisir. Ainsi, dans Ajax et dans Philoctète, l’ennemi qui, sans doute, s’amuse sur la plage est le contraire du philos qui saurait dire : achthomai ! Tandis que cet ennemi ricane, un chœur amical fait entendre sa douleur partagée34.
22La comédie reprend ce langage à son compte, mais en le détournant vers le concret35. Tout lecteur d’Aristophane connaît bien les ressources les plus grossières du burlesque : estomacs, ventres et sexes, qui se remplissent et puis se vident dans la jubilation36. La pesanteur du mal, ressentie dans l’âme, devient la lourdeur de ce qui encombre le corps37. Plus sciemment méta-théâtrale que tout autre pièce du même auteur, les Grenouilles se déroulent comme une série de variations sur le thème du poids38. L’action commence par un affairement fébrile autour des bagages de Dionysos : ce fardeau, achthos, que l’esclave Xanthias charge et décharge, en se plaignant de l’indifférence générale pour ses épaules meurtries39. Situation après situation, l’action continue avec les prouesses rabelaisiennes du faux Héraclès, fameux glouton et séducteur vigoureux, pour culminer enfin dans l’interminable pesée du langage tragique. Dans cette très longue scène, les mots, les phrases, les vers d’Eschyle et d’Euripide sont déposés sur les plateaux d’une balance, afin que l’on puisse calculer la pesanteur du signifiant (le nombre de syllabes dans un mot, ou la quantité de mots enchevêtrés dans un composé) aussi bien que la « gravité » sémantique. Eschyle l’emporte parce que ses mots sont les plus massifs et ses maux, les plus graves : guerre, vengeance, meurtres, armures, chars, cadavres. La souffrance eschylienne a plus de poids. Euripide, voué au culte d’Ether, a mis trop d’air dans son art. La comédie s’appesantit, pour faire vite, sur une caricature de la lourdeur. C’est ainsi que, dans cette poétique sur scène, s’accomplit la parodie du tragique.
23La poésie vaut son poids d’airain. Le sens se fait corpulence. Peine versus plaisir se traduisent en embarras versus décharge. Le lourd, achthos, au lieu de faire pitié, fait rire. Dans le tout premier vers, Xanthias demande comment il faut s’y prendre pour faire rire le public. Dionysos lui répond qu’il ne faudra surtout pas recourir aux trucs les plus éculés, du genre : piezomai ! thlibomai ! On m’écrase ! On m’accable ! En même temps, le corps de Xanthias se trouve justement accablé et écrasé, par les faix de son maître40. Les plaisanteries de boulevard sont donc des plaintes : celles d’un esclave, surchargé de paquets, qui pousse des gémissements. Dionysos n’y veut rien entendre, et s’obstine à nier qu’il y ait quelque poids (baros) que ce soit à transporter, puisque de toute façon c’est un âne qui véhicule l’esclave. Il n’y a personne, en somme, qui s’apitoie sur ce pauvre corps, ainsi que Xanthias le répètera tant de fois, en aparté. Le malheureux croule sous le poids des bagages, mais tout le monde l’ignore. Et, devant ce dialogue de sourds, le spectateur éclate de rire. Car le rire est précisément la variante combinatoire de la pitié. L’achthos, le baros qui, dans une tragédie, appelleraient la compassion, dans une comédie déclenchent l’hilarité. On les prend à la légère. Nous avons esquissé le champ sémantique du grave chez Sophocle et Euripide : or, le verbe piezein apparaît dans Alceste. Son usage tragique revient dans un contexte de pesanteur, lamentation et pitié41. Admète déplore la perte de sa femme ; le chœur lui répond qu’il y a des choses bien lourdes (barea) à endurer (pherein) ; des malheurs (sumphora) différents écrasent (piezein) de gens différents. C’est ce qui arrive aux mortels.
24C’est ce qui n’arrive jamais, cependant, sur la scène comique. Le fouet s’abat sur un esclave et sur un dieu, qui font semblant de ne pas remarquer et s’en remettent illico. Ce n’est rien !42 La mortalité n’est rien non plus. Toujours dans les Grenouilles, les cadavres qui jonchent la poésie d’Eschyle font pencher la balance de son côté, mais ils peuvent aussi déambuler et converser tranquillement43. La mort est le plus pesant des maux44, mais, dans cet au-delà, cela n’empêche pas de faire la fête, de ripailler et de jouir. Les poètes eux-mêmes sont des morts bien vivants, aussi vivants que les dieux. Il n’y a pas de deuil, chez Aristophane : personne ne vous apprend à compatir. Sur la scène comique, en somme, le mal reste anodin. Car ici il n’y a pas de place, ou de temps, pour la douleur. C’est de plaisir qu’il s’agit. Comme dans l’univers élastique de Toontown, tout peut vous tomber dessus : on précipite, on tombe à plat ventre, on est broyé, on est laminé – et on rebondit aussitôt. Et du coup, les cargaisons sont déposées, les épaules soulagées, les meurtrissures oubliées. Xanthias se déleste de ses colis. Comme tant d’autres bouffons, il se soulage sans arrêt. Une comédie, c’est une tragédie plus du temps, affirme un personnage fort vaniteux, mais pas bête, dans Crimes and Misdemeanors de Woody Allen (1989). Le temps de se ramasser, de rencontrer quelqu’un d’autre, de survivre ou de ressusciter. Une comédie, ajouterais-je en écho à nos poètes classiques, c’est une tragédie moins la pitié.
Que faire ?
25La peur du rire représente un déraillement du muthos, un moment d’indétermination méta-théâtrale : l’ouverture d’une fausse piste de réception. Tout cela pourrait tourner au ridicule ! Et c’est là qu’une décision, le plus souvent irréversible, va faire prendre un tournant incontestable à l’action. S’apprêtant à égorger ses enfants, Médée a un ultime vacillement : peut-elle vraiment faire une chose pareille ? La pensée du ricanement de ces Grecs qui la méprisent : c’est cela qui la fait aller jusqu’au bout. Car ce rire n’est pas, littéralement, supportable, tolmeteon45. Par le meurtre ou le suicide, on coupe court à ces plaisanteries. Cela redevient une tragédie. Et si, comme dans le cas d’Ajax, cela ne suffisait pas, car les Atrides pourraient encore rigoler d’un cadavre, alors il faut faire intervenir cette forme extrême de pitié, qu’est le soin porté au mort. Les proches d’Ajax se préoccupent précisément de cela.
26Grâce à ces instants d’incertitude – vais-je les faire rire ? – lorsque la menace du comique se matérialise dans l’angoisse d’un personnage, le texte tragique va se recentrer sur le contenu qui lui est propre : celui d’une souffrance absolue. Davantage : la crainte du personnage lance un signal au spectateur. Attention ! Cette souffrance-ci n’est pas drôle comme celle d’un corps d’esclave, courbé sous les impedimenta de son maître – lequel s’en moque éperdument. Ici, il faut répondre par la pitié. Grâce à ces tâtonnements – vont-ils rire ? – le texte nous met en alerte, en somme, il nous prend par la main et nous conduit vers la seule compréhension intelligente de cette détresse-ci : prendre sur soi, souffrir avec.
27Dans la littérature ancienne, un genre ne se définit pas seulement par les conventions relatives à son contenu, à sa forme prosodique et à sa performance, mais aussi par la réception pathétique qui lui est propre. L’émotion juste, que le texte doit viser et que le lecteur / spectateur doit saisir, fait partie des contraintes fictionnelles. Une comédie qui ne ferait pas rire ne serait pas une comédie. Une tragédie qui deviendrait amusante cesserait d’être une tragédie. Nous savons bien qu’Aristote théorise le plaisir spécifique, à savoir les émotions du public, qui sont appropriées à chaque genre. Mais nous pouvons imaginer que le souci de l’émotion juste appartient, en amont, à la culture athénienne, qui a créé les conditions matérielles et religieuses de son théâtre. La production agonistique des pièces, destinées aux différents festivals de Dionysos, renforçait la démarcation des moments rituels, donc des atmosphères pathétiques auxquelles le public devait s’attendre. Si on voulait rire d’Euripide, on devait se rendre à une représentation des Thesmophories ou des Grenouilles, aux Lénéennes ou aux Grandes Dionysies. Si on allait assister à une Médée, on savait à quoi s’attendre. Et pourtant Médée elle-même frissonne, à l’idée de faire rire.
28Ce que j’essaie d’agrandir, en montant en épingle ces brefs moments d’angoisse, est une ligne de partage sur laquelle se joue une poétique méta-théâtrale. Car nous voyons cette même poétique au travail dans la texture même de ces drames. La peur du rire, en somme, joue un rôle crucial, aussi bien psychologique (dans la construction du personnage) qu’esthétique (dans la réaffirmation de la contrainte) : elle contribue à une poétique-sur-scène, à savoir la définition, incessamment réactualisée, du tragique. C’est pour cela, me semble-t-il, que Sophocle et Euripide ont créé tous ces instants de risque comique. Pour effleurer ce que pourrait être une comédie, c’est-à-dire un genre dans lequel on se gausse de la détresse d’autrui, puis revenir à ce qui doit se passer dans une tragédie, pour qu’elle ne déraille pas. La pitié, ai-je dit, est incompatible avec le rire. C’est cette leçon finale, je souligne finale, qui fait le genre.
29On pourrait objecter que je cherche ici une explication téléonomique. Je répondrais que tout, dans un texte théâtral antique, nous signale comment la signification se fait pas à pas, dans l’incertitude la plus totale. C’est même la performance de cette incertitude qui fait les dialogues et les interactions des personnages. Est-ce que tu me comprends ? Est-ce que tu me reconnais pour la personne que je suis – celle qui t’a tellement aimé, celui qui a commis une erreur involontaire et non pas un crime délibéré, celle qui doit accomplir les rites funéraires pour un frère, celui qui ne t’a pas trahi mais garde un secret… C’est cela le défi que les personnages tragiques se lancent sans arrêt, dans ce creuset du scepticisme qu’est la philosophie des autres « Présocratiques », les poètes.
30Il est immensément difficile de déchiffrer les autres. Il est si facile de se tromper. Les émotions tragiques, aussi bien pour les personnages que pour les spectateurs, sont tellement multiples et tellement complexes. Que faire ? Avec les personnages, le spectateur aussi doit se poser cette question. Comment interpréter, que ressentir ? Satisfaction envieuse à la vue d’une déchéance ? Indignation ? Colère ? Peur que cela puisse m’arriver ? Affliction ? Indifférence ? Ennui ? Le rire potentiel d’Ulysse, des Atrides, de Penthée ou des badauds corinthiens résonne comme une option émotive disponible, parmi d’autres.
31Avec les personnages et le chœur, nous sommes constamment mis au défi. Notre intelligence émotive doit trouver la bonne réponse. Devant le potentiel comique de la tragédie, en somme, nous avons le choix ou bien de suivre les détours du texte, et de nous mettre à la place de ces hilares ; ou bien de nous méfier, car ces détours mettent à l’épreuve notre sensibilité. Dans le premier cas, nous empruntons le modèle platonicien de l’envie, phthonos. Dans le second, nous nous tournons plutôt vers la pitié, telle qu’Aristote la repense.
Platon
32L’essence du risible réside dans la déchéance des prétentieux : une braderie de semblants, devant laquelle les spectateurs ressentiraient un mélange de satisfaction et de malveillance. Tiens, c’est bien fait pour toi ! Il s’agit d’une émotion bien répertoriée : phthonos, l’envie. L’envie est précisément l’accueil émotionnel que nous faisons à la comédie, d’après un de ses premiers théoriciens, Platon46. Dans le Philèbe, Socrate décrit phthonos comme une peine qui est aussi un plaisir, devant la prétention de ceux qui se croient plus beaux, plus riches ou plus savants et vertueux qu’ils ne le sont. Nous apercevons le décalage, prévoyons le démasquage - et cela nous fait rire. Le rire est le triomphe de l’auto-applaudissement, nous dirait Thomas Hobbes. Mais Platon dit deux autres choses, fort importantes, sur le comique : que son effet est durable, car le rire continue bien au delà de l’espace théâtral, dans la vie47 ; que le même poète peut créer à la fois des comédies et des tragédies48. Je ne crois pas que Platon préfigure Shakespeare ici. Je comprends plutôt que, pour Platon, dans la vie, aussi bien que sur la scène, comique et tragique se succèdent en alternance, pêle-mêle, dans la variété désordonnée de nos émotions. La scène est pernicieuse parce qu’elle « arrose » l’âme et fait croître, s’épanouir et s’amplifier toutes les passions. Le problème de la fiction réside dans la fluidité qui traverse plaisir et souffrance, comédie et tragédie, fiction et âme, théâtre et vie.
33Du point de vue du spectateur platonicien, donc, tout personnage s’expose au rire, lorsqu’il/elle se prend au sérieux et se complaît dans l’admiration et l’éloge de soi-même. C’est cela le destin des héros comiques, à commencer par les Oiseaux, voués à se pavaner dans leur vanité démesurée, pour finir avec les alazones de tout poil qui remplissent les pièces d’Aristophane : les ambassadeurs qui reviennent de la Perse, dans les Acharniens, ou les nombreux chœurs qui vantent leurs mérites, dans les parabases. Mais si le « mécanisme » de l’alazoneia explique le déclenchement du rire, donc définit la force du comique, nous nous retrouvons, du même coup, à la racine du tragique. Car, paradoxalement, un personnage tragique commence aussi par là : par une posture d’assurance, de fierté, de vanité et de vantardise. L’illusion tragique c’est exactement cela. Ajax ou Philoctète font grand cas de leur valeur guerrière : c’est à cause de leur conscience, si aiguë, de cette valeur qu’ils s’attendent à être appréciés et remerciés, donc ils se sentent méprisés, donc ils se laissent emporter par la colère, la honte et, finalement, l’horreur du ridicule. Médée se considère d’une noblesse superlative, doublée d’une immense générosité, lorsqu’elle décompte tout ce qu’elle a su faire pour Jason. C’est tout cela qui est méconnu – sa haute naissance et ses exploits héroïques. C’est cette méconnaissance qui la rend folle de rage, terrifiée qu’on se moque d’elle, ce qui enfin la pousse au meurtre.
34Dans l’aplomb de cette satisfaction de soi, se niche la vulnérabilité de toutes ces figures : il/elle se prend, ou se prenait naguère, pour la plus désirable, le plus riche, le plus savant, le plus puissant, le plus heureux, le plus vaillant. Assise sur les gradins du théâtre de Dionysos, j’esquisse déjà un sourire. Je connais les pièges du superlatif. Je sais que je vais assister à un chavirement. Un chavirement qui, du point de vue du Philèbe, aurait de quoi me faire plaisir - un plaisir aigre-doux, égoïste, hostile. À bien y regarder, dans la perspective platonicienne, c’est le spectateur qui fait une comédie, en refusant de prendre au sérieux des individus qui, eux, se prennent terriblement au sérieux. L’auteur, en revanche, fait toujours la même chose. Il lui suffit de mixer les ingrédients du tragique - des caractères aussi nobles qu’orgueilleux, et par conséquent hypersensibles - pour qu’un spectateur fabrique du comique, en se gaussant, tout simplement, de leur sensibilité, de leur orgueil et de leur noblesse. Ainsi, pour faire rire, il suffirait des alazones, bien pompeux et, par conséquent, pathétiques. C’est d’ailleurs ce qu’affirme Euripide à propos d’Eschyle, dans les Grenouilles d’Aristophane : ses personnages sont solennels, empesés et emphatiques ; le poète lui-même n’est qu’un alazon49. Il suffirait, encore plus simplement, de représenter les tragédiens en personnages comiques, de faire réciter leurs vers, tels quels, dans un contexte grotesque qui en expose le ton hautain et le tempérament susceptible50.
35Le Philèbe nous invite à envisager un démos envieux, s’amusant à persifler les dames de haut lignage et les guerriers d’antan. Le suivre, cependant, serait faire fausse route. Car, à ce compte, toute tragédie serait une comédie. Mais tragédie et comédie, dans la culture athénienne, restent bien distinctes. Il faut Aristophane pour prélever les accessoires du tragique, dont les haillons de Philoctète, chez son confrère Euripide51. Il nous faut les Grenouilles pour rendre Eschyle désopilant. Il nous faut les Thesmophories, pour qu’Agathon apparaisse en précieux, affété et efféminé, bien conscient de l’envie qu’il suscite chez les gens ordinaires52. Il faut, en somme, que phrases, caractères et costumes soient transposés dans une pièce, appelée komoidia ou trygoidia, pour que le rire fuse impunément. Pourquoi ? Pourquoi un spectateur de tragédie ne peut-il pas quitter le théâtre en éprouvant ce plaisir ignoble, impur, malintentionné, qu’est phthonos ? Comment le genre se prend-il pour nous acheminer vers une émotion toute différente : cette peine que nous font ces personnages, ce malaise à l’idée que nous aussi nous pourrions commettre des actes épouvantables, faire des erreurs impardonnables ou subir des revers irrémédiables ? J’ose reprendre ici la sunkrisis du comique et du tragique, en replaçant la question à ce point de contact entre les deux genres, qu’est le potentiel comique de la tragédie.
36Un drame nous dresse en spectateurs sérieux, par toute une série de garde-fous contre l’envie. Tout d’abord, par la mise en récit, et la mise en scène, d’une grave souffrance qui se développe dans la durée. Avant toute autre signification, morale ou politique, une tragédie donne voix à la douleur, surtout à la désolation qui envahit un mortel devant la mort d’un proche. Cela explique l’importance des chœurs (surtout quand ils sont composés de femmes) et du lyrisme. Nicole Loraux nous a rappelé que, dans des pièces comme les Troyennes d’Euripide, par exemple, la lamentation chorale « semble bien répondre au projet de donner à entendre la prégnance du deuil - d’un deuil que rien ne saurait apaiser, sauf lui-même en son immensité, pas même la répétition de sa propre expression. »53 Toute perte, dirais-je en pensant à Médée ; toute atteinte à l’image de soi, ajouterais-je en songeant à Ajax ou à Philoctète, est la cause d’une affliction insupportable. Prostration, déréliction ou angoisse : c’est une masse critique de déplaisir qui fait le contenu tragique. Ensuite, un drame nous adresse une demande, directe, explicite et répétée : il faut faire preuve d’une émotion/compréhension bien précise, la pitié54. Les personnages qui souffrent supplient d’autres personnages, mais surtout le chœur, de reconnaître et partager leur chagrin. Au spectateur de comprendre que, par la pitié, lui aussi, depuis les gradins, il peut devenir l’ami, philos, de ces malheureux. Lui aussi peut répondre à l’appel du « toi aussi » ! kai su ! Charles Segal a mené une réflexion exemplaire sur la solidarité intellectuelle et émotive qui se noue entre scène et parterre, le plus souvent en clôture de l’action tragique55. Une tragédie ne nous lâche pas, le plus souvent, sans nous mettre sur la bonne voie. Au moment de prendre congé, le texte se soucie de sa bonne réception. Enfin, j’ajouterai qu’un drame corrobore sa qualité tragique par le contraste hypothétique qui nous intéresse ici : la peur de ce qui serait, au contraire, la plus hostile et la plus injuste des réactions devant la peine des autres, le rire.
37Ce contraste fait voir comment une pièce appelée tragoidia s’arrange pour que nous ne prenions pas de mauvais plaisir, devant la grandeur et la chute des patriciens du passé. L’alazon comique, en effet, fait rire parce qu’il ne se connaît pas soi-même. Du début à la fin, il ne ressent que des appétits et des sentiments éphémères, il n’apprend rien et il ne nous demande pas de compatir. Ajax, Philoctète et Médée, en revanche, commencent par être fiers, mais très vite ils se montrent lucides sur le décalage entre leur image et ce qu’ils sont devenus ; ils prévoient le rire meurtrier de leurs ennemis, avant de prendre les mesures qui s’imposent pour le prévenir. Ce rire, en effet, les terrifie dès qu’ils se découvrent aux abois et que le poids des maux s’abat sur eux. L’arrogance, chez eux, n’est plus de mise. Ils n’en mènent pas large. Ils ne sont pas dupes. Dans leurs plaintes, ils disent qu’ils savent où ils en sont. Par leur terreur du rire ils le confirment. Du coup, ce n’est pas drôle. À moins d’être de vrais goujats, on ne va pas rigoler. Ce serait la réaction d’un public d’ennemis. Cette peur, en somme, agit comme une fausse piste, non pas pour la compréhension de l’intrigue, mais pour l’intelligence du tragique comme tel – c’est-à-dire comme un genre qui ne nous demande ni une empathie inconditionnelle, ni une antipathie envieuse. Seulement de l’amitié entre mortels.
38Un genre se fait. Chaque texte qui s’en réclame aide à le faire. Dionysos & Dionysos ? On a le choix, sans doute, mais nous ne pouvons pas en penser n’importe quoi. C’est la réception interprétative qui fait une comédie, certes, mais une bonne tragédie nous empêche de tout mélanger.
Aristote
39Pour rendre justice à Sophocle, à Euripide et à Aristophane, il nous faut une esthétique prête à reconnaître deux choses. D’abord qu’entre douleur et plaisir, il y a une différence profonde, et que jouir est le contraire de souffrir. Lorsque j’ai du plaisir, je ne souffre plus. Ensuite, que la pitié est une émotion clairvoyante et complexe, qui n’a rien à voir avec un abandon à la jouissance des geignements et des larmes. Pour bien voir cela, il nous faut la Poétique d’Aristote. La pensée aristotélicienne s’est nourrie de la pensée tragique, sur toute une série de questions morales, par exemple en ce qui concerne l’agir intentionnel ou involontaire56. La Rhétorique est impensable sans la tragédie. Les émotions que l’orateur doit apprendre à connaître, pour pouvoir les travailler et les modifier dans l’auditoire, sont les émotions telles que nous les découvrons dans les textes tragiques (Homère compris). Et pas seulement parce que les exemples renvoient massivement au corpus théâtral. Je vais donc essayer de montrer comment l’interface comédie/tragédie ; rire/pitié ; plaisir/peine, que nous rencontrons dans notre échantillon de comédies virtuelles, s’éclaire à la lumière du discours aristotélicien.
40Pour commencer, Aristote nous offre une théorie du rire qui s’inscrit dans un contexte culturel et social : le rire est une manifestation de plaisir, certes, mais qui peut parfois devenir une forme d’insolence, hubris, donc de mépris, oligoria. Cette arrogance méprisante fait de la peine et provoque le désir de se venger. Cette séquence de pensées : « j’ai reçu une offense que je ne mérite pas, j’en souffre et je veux prendre ma revanche » compose le scenario de la colère, orge. Le rire hubristique fait partie des causes de colère57. Or les plus exposés à cette provocation sont tous ceux qui s’attendent à une forme de reconnaissance, que ce soit gratitude pour leurs bienfaits, ou bien déférence, en vertu de leur statut social. La colère est une émotion pour les rois, Aristote précise, et pour les dieux et les héros, devrions-nous ajouter. C’est la passion épique, celle qui met en mouvement le récit de l’Iliade et de l’Odyssée ; c’est la passion tragique. Davantage : le scénario aristotélicien de la colère offre un modèle narratif à l’intrigue tragique. En réponse au refus de reconnaître non seulement l’identité, mais aussi l’agir intentionnel et généreux d’autrui, orge est une des émotions structurelles du muthos qui tourne au désastre. Sa dynamique, telle qu’Aristote l’analyse dans la Rhétorique, résonne avec l’échec de la Anerkennung dans l’Esthétique de Hegel58.
41Dieux, rois et héros ont tendance à riposter à toute hubris, y compris cette hubris douce qu’est la raillerie, et fût-ce même une raillerie fantasmée, par la fureur - surtout pas par un bel éclat de rire, un sourire malicieux, une répartie cinglante. Devant la dérision, ils souffrent. Les personnages d’une tragédie, nous dit Aristote, sont sérieux, spoudaioi. Ils sont sérieux pour toute sorte de raisons, comme Michael Silk le montre59, mais aussi, ajouterai-je, parce qu’ils se prennent au sérieux, parce que la simple pensée de prêter au rire les terrifie. Il n’y a pas de place pour une complicité ironique. Leur éminence les rend tragiques non pas par une convention formelle, mais parce qu’une identité sociale est un dispositif pathétique : une position (de hauteur) qui engage une expérience (de vulnérabilité). Ce qui se noue est d’abord un certain rapport imaginaire à soi-même, – comment je me vois, moi Médée, moi Philoctète, moi Ajax ; ensuite une attente de reconnaissance qui soit à la hauteur de cette persona symbolique, comment tu me vois, oras ; et enfin la certitude que, si quelqu’un s’amuse à mes dépens, c’est avec les pires intentions. Ce rire hostile vient d’un ennemi qui a gagné. C’est en effet quand ils sont vaincus, que les personnages tragiques évoquent le ricanement d’autrui, d’un spectateur cruel, et vont jusqu’au bout de leur sérieux.
42Aristote nous offre donc une anthropologie des émotions, qui cadre parfaitement avec ce tourment des personnages tragiques : la peur du ridicule. L’état social dans lequel ils vivent rend ces derniers irascibles et ombrageux. Mais il y a plus. Dans sa Rhétorique, Aristote distingue et classifie. D’une part il y a : douleur/tragédie/pitié/peur. D’autre part, il y a plaisir/comédie/rire. Aristote maintient séparés les personnages et les spectateurs. Il théorise la différence entre le théâtre et la vie. Douleur et plaisir ne sont pas les deux têtes d’un même corps, on ne s’y trompe pas. Ce sont plutôt deux contraires. Leur opposition binaire est absolument cruciale, car c’est cette dichotomie qui commande la taxonomie des émotions60. Relisons le livre 2 de la Rhétorique. Il contient un catalogue raisonné des pathe ou pathemata, qu’un orateur doit bien connaître pour pouvoir parler efficacement à son auditoire. Or, une définition introduit à cette liste : « Les émotions sont toutes ces affections à cause desquelles les gens en se transformant, diffèrent dans leur jugements. Les émotions sont accompagnées de (hepetai) douleur et plaisir, comme par exemple colère, pitié, peur et toutes les autres du même genre kai osa alla toiauta, et aussi leur contraires, enantia »61. Colère, peur, pitié, honte, envie, indignation sont autant de pathemata qui ont en commun un type d’affect : tous s’accompagnent à (c’est-à-dire comportent, impliquent) d’une souffrance, lupe. Joie, espoir, amour, mansuétude sont des pathemata qui, tous, font plaisir, hedone. Le fait que le scénario d’une émotion (la colère, par exemple) puisse inclure deux phases, une pénible et une plaisante, cette séquence ne démentit pas la séparation nette du plaisir et de la peine. Orge reste définie par lupe. Le fait qu’une émotion douloureuse puisse être dite « antithétique » (antikeitai) par rapport à une autre émotion douloureuse (pitié et indignation, par exemple)62, ne change rien à la distinction bien plus fondamentale et compréhensive, entre pathe désagréables et leur contraire, enantia. Il y a donc colère, pitié, peur, et « toutes les émotions du même genre », d’une part ; leurs enantia, d’autre part. Toutes les passions, en somme, se distribuent en deux catégories : douleur et plaisir, et c’est l’appartenance de chaque émotion à l’une ou l’autre de ces deux catégories, que le texte de la Rhétorique spécifiera toujours, avant toute autre considération, dans chacune de ses définitions. Les pathe qui font mal, colère, pitié, peur, honte, indignation, envie, émulation, seront les plus richement analysées.
43En écho à cette définition, rappelons-en une autre, bien plus célèbre :
La tragédie est la représentation d’une action qui est sérieuse et finie, une action qui a une certaine ampleur ; par un discours rendu plaisant dans des formes différentes pour chacune de ses parties ; c’est une représentation non narrative mais de personnages en train d’agir ; c’est une représentation qui, par la pitié et la peur, parvient à accomplir la décharge de ce genre de passions, perainousa ten ton toiouton pathematon katharsin.63
44Cette phrase, nous annonce le texte avec emphase, dessine les contours de la mimesis tragique : oros ousias. Elle identifie les moyens de représenter (discours agréable), la manière de représenter (dramatique) et son objet (un contenu sérieux). Dans ce contexte, ton toiouton pathematon signifie donc : « des émotions du même genre » - que pitié et peur. Quel est le genre, auquel appartiennent eleos et phobos ? Celui des pathemata qui s’accompagnent de lupe, la peine64. Une tragédie se définit par la représentation de toutes les passions qui, étant du même genre (toiauta) que eleos et phobos, sont désagréables.
45Eleos et phobos, cependant, sont deux émotions assez particulières. D’abord, nous explique la Rhétorique, ce sont des pathemata profondément entrelacés. Je crains pour moi-même tout ce qui me fait pitié quand cela frappe les autres — et vice versa65. De plus : puisque la peur se définit comme une attente, une appréhension, une inquiétude pour un mal dont je pressens l’imminence et la proximité, autrement dit un mal qui a des chances de m’arriver66 (λύπη τις ἢ ταραχὴ ἐκ φαντασίας μέλλοντος), la peur devient une composante essentielle de la pitié. Car la pitié consiste dans ma souffrance devant la souffrance non méritée d’autrui, dans des circonstances très précises : lorsque je m’attends (ὃ κἂν αὐτὸς προσδοκήσειεν ἂν παθεῖν) à ce que ces mêmes malheurs puissent me frapper aussi - moi-même ou mes proches67. L’éventualité plausible du mal, la prémonition anxieuse que ce que je vois pourrait s’abattre sur moi aussi – autrement dit l’angoisse qui déclenche ma compassion - correspond à la définition de phobos. Ensuite, eleos et phobos sont des sentiments fort déplaisants, et pourtant, contrairement aux autres émotions de même genre, ils finissent par opérer une conversion du déplaisir en plaisir. La jouissance propre au tragique, la Poétique l’affirme, dépend entièrement, et spécifiquement, de la terreur et de la pitié68. Pour examiner brièvement cet argument, je vais mettre en évidence trois points : le tempo propre au tragique, le pouvoir analgésique du conditionnel, la logique de la pesanteur.
Décharger l’insupportable
46Personnages et spectateurs ne sont pas enchainés ni aimantés les uns aux autres. La mimesis n’est pas contagieuse, pour Aristote, parce que, quand je me lève de mon siège et que je sors du théâtre, mon âme se trouve dans un état de bien-être, grâce au soulagement des passions qui l’embarrassaient. Dans la définition de la tragédie, le mot le moins travaillé par la critique est : perainousa. Le verbe perainein, « accomplir jusqu’au bout », dit bien que la représentation parachève un processus qui demande du temps, avant d’aboutir à sa conclusion. Sa conclusion est la katharsis. Je comprends katharsis au sens médical et philosophique, comme la décharge d’un contenu qui encombre l’intérieur du corps d’abord, et ensuite de l’âme69. En me délestant, kathairein, de ce contenu encombrant, j’éprouve ce détachement (finalement possible pour Aristote, mais inadmissible pour Platon) qui met un terme à l’absorption du pathos tragique. Un spectacle est un parcours, d’une certaine durée (la Poétique insiste sur ce point : l’action est complète, τελεία et d’une certaine ampleur, μέγεθος ἐχούσης) à travers toutes les douleurs possibles et imaginables, que les personnages me font voir et craindre pour quelques heures, mais au bout duquel je rentre dans ma propre vie. En prenant congé, j’ai compris quelque chose qui me concerne de très près : quelles horreurs pourraient m’accabler ; tout ce que, par erreur, je pourrais faire d’épouvantable.
47C’est l’aboutissement de cette traversée qui cause le plaisir propre à la tragédie. Ce plaisir n’est pas simplement la délectation d’une mimesis bien façonnée, mais la jouissance très spéciale que rend possible, au bout du compte, cette pensée-ci, chargée d’affect : tout cela pourrait survenir dans ma propre vie ! Ce plaisir, en somme, requiert un tempo qui lui est propre : un long crescendo, et puis une syncope. Le langage du plaisir (chairein ; hedus) parcourt le texte depuis son début, avec la définition de mimesis comme une inclination naturelle chez l’animal humain à apprendre, et à jouir de la connaissance. Dans les chapitres 13 et 14, cependant, hedone acquiert une signification bien plus précise. Aristote y insiste sur la fonction de tophoberon et to eleeinon, tadeina et taoiktra, pour la composition de la tragédie la plus belle, kalliste tragoidia. C’est dans ce contexte fortement prescriptif, lorsqu’il nous explique comment réaliser le meilleur spécimen du genre, donc son paradigme, qu’Aristote insiste sur le « plaisir propre », oikeia hedone, que l’auteur doit viser. Cette oikeiahedone est le résultat du bon usage du terrible et du pitoyable. Puisque la définition de la tragédie, ainsi que nous avons vu plus haut, a établi que la représentation parvient à accomplir (perainein), par la terreur et la pitié, la décharge des passions du même genre (katharsis ton toiouton pathematon), il s’en suit que le plaisir spécifique d’une tragédie coïncidera avec la décharge des passions douloureuses. La mimesis tragique en tant que telle, autrement dit, n’est pas agréable, mais elle parachève le soulagement des passions pénibles. Ce qui est logique, car elle représente une action pleine de souffrance, qui s’étend sur une certaine durée. Tant que cette représentation dure, je souffre. Je peux avoir du plaisir lorsque cette action, avec toute la douleur qui va avec, touche enfin à son terme. Puisque l’action doit être complète, teleia, son point d’arrêt temporel est aussi un achèvement structurel. La fin, c’est une clôture : la katharsis. Ce rythme cadre avec une définition négative du plaisir, entendu comme la cessation ou l’interruption d’une peine. Cette définition est précisément celle d’Aristote. « Posons que le plaisir est un mouvement de l’âme, et son accommodation (katastasis) soudaine et sensible à sa nature propre. La peine est son contraire »70. Je peux avoir du plaisir, si je parviens à me libérer de toute agitation, tarache, dans la katastasis, « retour au repos », la relaxation, (anesis), la recréation (anapausis)71, qu’est le plaisir.
48Comment ? Regardons maintenant le mode d’action d’eleos et de phobos. Bien des émotions ont en commun d’être ressenties comme lupe, mais elles ne sont pas toutes les mêmes : seulement la pitié et la peur m’amènent à une délivrance. Pourquoi ? Parce que la pitié serait une émotion du regard ? L’envie l’est aussi. Ce qui distingue pitié et peur est leur effet tranquillisant. Ce paradoxe est la cause des interminables débats sur la Poétique. Si, dans l’assortiment des émotions pénibles, je suis capable de trouver la voie de la pitié, alors je m’en sors. Cela se produit parce que la pitié, nous explique la Rhétorique, est une phrase, accompagnée de peine, qui se forme dans mon âme si je reconnais une souffrance que le personnage ne mérite pas et si je crains que – à savoir : si je m’attends à ce que – cela ne puisse m’arriver, ὃ κἂν αὐτὸς προσδοκήσειεν ἂν παθεῖν72. Voilà donc la pitié : une émotion altruiste, avec un noyau égoïste, la peur. Ce que nous craignons pour nous, c’est cela dont nous avons pitié chez les autres73. Cause de pitié est la vision de malheurs injustes dont l’extension à moi-même (ou mes proches) parait fort probable. C’est pourquoi la mise en évidence de la souffrance d’autrui, par le spectacle théâtral, suscite la compassion. C’est aussi pourquoi, pour éprouver cette émotion, il me faut être un certain type de personne : ni brutalement arrogante, par un sentiment de toute-puissance ; ni désespérée au point de n’avoir plus rien à craindre. Je dois me placer à la bonne distance et me tenir dans un état de vulnérabilité devant la possibilité du mal.
49La définition/description de eleos dans la Rhétorique – avec ses détails sur la vision, presque théâtrale, des malheurs d’autrui – doit se lire comme un prolongement de la définition/description de la tragédie dans la Poétique. Si maintenant nous y revenons, il apparaît que je suis enfin exonérée des passions désagréables, non pas par un effort purement intellectuel de clarification, non pas par une empathie en temps réel, mais par le sentiment pensé/vécu que la douleur des autres pourrait, sans doute, devenir la mienne. J’ai mal, mais je sais que nous sommes deux. Ou, dans les mots de la nourrice de Phèdre : « tout en étant une, je souffre pour deux », ce qui signifie aussi : « Je souffre pour deux, mais je suis une ». Parmi toutes les pensées mouvantes qui accompagnent les émotions, cette hyperalgie analgésique est en somme la seule qui, tout en me mettant en contact avec les personnages, peut aussi me mettre le cœur en paix. Quand je me dis : « Je m’attends à ce que je puisse souffrir la même chose ! », je ne me dis pas : « Je suis en train de souffrir ! ». Je me dis, en effet, deux choses à la fois : que nous sommes semblables, le personnage et moi ; que son expérience a une chance de devenir la mienne, mais hypothétiquement – et surtout pas maintenant. Demain, peut-être. Cette articulation d’un décalage temporel entre le personnage et moi-même ; cette éventualité – au conditionnel en français, dans une construction avec an suivi d’un verbe à l’infinitif, en grec (ὃ κἂν αὐτὸς προσδοκήσειεν ἂν παθεῖν ἢ τῶν αὑτοῦ τινα – cela creuse un écart minimal, mais tout à fait essentiel, qui me soulage d’une identification immédiate (et virtuellement durable) avec la passion. Toujours dans la Rhétorique, dans le chapitre consacré à hedone, nous apprenons qu’un espacement chronologique rend possible la conversion d’une peine en plaisir. Pourquoi jouissons-nous de souvenirs désagréables ? Parce qu’il est doux de ne plus avoir mal, qu’un mal passé ne soit plus là, dans le présent74. De même, nous nous réjouissons d’avoir pu échapper à un danger75.
50La katharsis est la porte de sortie du public. Au bout de la traversée de tous les pathemata que les acteurs ont représentés, interprétés, réactivés sur la scène, grâce à cette émotion ambivalente - altruiste, mais égoïste ; douloureuse, mais libératrice ; crédule, mais possibiliste - je passe de la douleur au plaisir. Une katharsis est une katastasis.
51Nous pouvons maintenant revenir vers le langage de la pesanteur, que nous avons vu à l’œuvre dans l’expression théâtrale de la douleur. Les maux, nous dit la langue tragique, sont pesants, accablants, insoutenables. La pitié est une manière de partager ce fardeau, certes. Mais « tout en étant une, je souffre pour deux ». Je sais que je suis, au fond, une autre que toi. L’empathie se dit et se vit au conditionnel – pas au présent de l’indicatif. Cette masse de malheurs, ce baros kakon, pour l’instant, ne pèse pas, ne pèse plus ou pas encore, sur moi. Je suis soulagée. Littéralement : il y a eu décharge, katharsis, de l’insupportable. En nous mettant à l’écoute de cette langue, en somme, nous pouvons entendre qu’une tragédie nous remplit de sentiments divers, dont l’affect commun est la douleur, mais que par un sentiment tout à fait spécial, à double tranchant (altruiste/égoïste ; pénible/libérateur ; naïf/méfiant) elle réussit à convertir une masse de lupe en hedone. Dans l’âme du spectateur, ta deina et ta oiktra produisent l’évacuation de ce magma de douleurs, qui a été lentement absorbé. L’insistance sur la durée et la complétude, ai-je dit, est capitale dans la définition de la tragédie. Il faut du temps pour accumuler et métaboliser toute la lupe qui s’accompagne à la colère, à l’indignation, à la honte, au déshonneur, au deuil. J’ai écouté et j’ai regardé. J’étais hors de me gonds et je fumais d’indignation, donc je souffrais mille maux, en suivant pas à pas cette action d’une certaine ampleur, qui allait toucher à son terme. Je pleurais pour Ajax et je frissonnais à la pensée de devenir une Médée. Mais maintenant c’est fini. Coupez ! On rentre.
52Je sais donc ce qui m’arrive quand je sors d’une tragédie. Et que m’arrive-t-il quand je me rends à la comédie, et que j’en émerge ? Les travaux abondent sur la quête de la katharsis comique.
53Lane Cooper avait avancé naguère la thèse que, pour Aristote, le comique provoque la purgation de l’émotion que Platon associe au rire : phthonos76. D’après Leon Golden, la comédie produirait plutôt la katharsis de l’indignation, nemesan, qui consiste à désapprouver la bonne fortune qui échoit à ceux qui ne la méritent pas, ou pour qui ce serait incongru77. La katharsis serait une « clarification » intellectuelle et didactique de l’émotion même. Cette hypothèse est fort séduisante, mais il faut l’écarter sans regret, parce que, pour Aristote, l’indignation est toujours déplaisante78. La comédie, au contraire, fait rire ; le rire c’est du plaisir, et un plaisir anodin79. Le ridicule, c’est de la laideur (aischos), c’est une erreur (hamartema), mais qui ne fait pas mal. Ainsi les acteurs revêtent un masque grimaçant et disgracieux, mais qui ne pleure pas. Leur public n’est composé ni de moralisateurs ni de tristes goujats.
54Richard Janko nous offre une interprétation qui est cohérente avec la classification des émotions dans la Rhétorique : la comédie produirait une katharsis du plaisir, du rire et des émotions de ce genre, c’est-à-dire agréables. Suivant cette classification, lupe deviendrait, « mère de la tragédie » et gelos, le rire, « mère de la comédie ». Par le rire et le plaisir, Janko comprend : je peux accomplir l’évacuation de ces pathemata – agréables dans ce cas – qui, d’après Platon, me colleraient à l’âme pour toujours80. Cette interprétation est basée sur le Tractatus Coislinianus, texte tardif et fort controversé. Richard Janko rend justice à la classification aristotélicienne des genres, et à l’importance de la dichotomie entre plaisir et déplaisir. Si l’on accepte le schéma que ce texte attribue à Aristote, puisqu’il y a katharsis tragique, il doit y avoir, forcément, une katharsis comique. Mais, si par katharsis des passions pénibles nous entendons le soulagement qu’apportent la peur et la pitié, il devient absurde de transposer la même logique dans l’expérience du comique. Pour le dire avec Diego Lanza, la symétrie est impossible81.
55Elle est impossible, dès la définition des deux genres dans le premier livre de la Poétique, parce que la douleur est sérieuse et digne de gens supérieurs, socialement et moralement, tandis que la comédie sied aux gens ordinaires, voire même vulgaires, phauloi. D’après l’Éthique à Nicomaque, il faut trouver le point d’équilibre entre amusement et civilité. À cause de ce décalage normatif entre la représentation de la souffrance et la performance du ridicule, Lanza refuse de lire la Poétique à la lumière du Tractatus Coislinianus. Cette compilation médiocre et pédante n’a rien à voir avec le discours aristotélicien. Or, le souci de respecter la complexité de ce discours touche à une question de fond : « Pourquoi faudrait-il se libérer du plaisir ? Quelle serait l’utilité thérapeutique de cette supposée katharsis comique ? »82.
56Cette question met à l’épreuve notre interprétation de la mimesis aristotélicienne. J’y prendrai appui, pour étayer la dichotomie asymétrique qui nous permet de bien comprendre pourquoi le rire n’a pas de place dans une tragédie – et pourquoi il fait tellement peur. Je répondrai, en ajoutant à la démonstration de Diego Lanza deux arguments complémentaires : la valeur du plaisir et, de nouveau, son tempo.
57Posons qu’Aristote a dû comprendre le plaisir spécifique de la comédie, dans la temporalité qui lui est propre. Déplaçons notre attention du rire au plaisir, hedone, dont le rire n’est qu’une manière plus sonore que d’autres83. Dès que l’on se met sur le terrain de hedone, l’on comprend que la réception du comique met en cause, tout d’abord, la qualité éthique du plaisir. Platon en dit pis que pendre. Aristote en fait le moteur de l’action humaine. Hedone est une sensation naturelle, saine, vitale, et d’une immense importance morale. Car le plaisir se trouve au cœur de notre expérience du bonheur, eudaimonia, lequel couronne l’exercice des vertus. « Posons que le bonheur est un bien-être accompagné d’excellence, ou une vie auto-suffisante, ou une vie plaisante au plus haut degré, bios hedistos, dans la sécurité »84. Impossible d’être heureux dans la peine.
58La mimesis comique, pour Aristote, se situe entièrement du côté du plaisir. Le premier livre de la Poétique insiste sur le fait que la représentation du vulgaire, du laid et du difforme s’y déroule sans douleur ni destruction. Personne ne doit souffrir : ni les personnages, dont les masques exhibent une hilarité figée, ni les spectateurs85. La comédie n’est pas simplement de l’invective et du blâme, mais la composition théâtrale du ridicule, togeloion. La violence, en somme, y apparaît estompée, comme émoussée. La raillerie devient inoffensive. La dérision ne blesse pas. Les coups ne font pas saigner. La mort elle-même ne tue pas. Ainsi les masques rient toujours ; personne ne pleure. Cela semble correspondre à une interprétation d’Aristophane, aussi surprenante que juste86. La comédie fait plaisir dès le début et continue sur le même registre. Souvenons-nous des mots de Xanthias, en ouverture des Grenouilles : « Vais-je dire une de ces choses habituelles, patron, auxquelles les spectateurs rient toujours ? » Vais-je faire des blagues sur les bagages qui m’écrasent (epitribomai) l’épaule ? Si on ne me déleste pas, je vais exploser (apoperdomai)… Aucun problème : ces bagages, je les dépose tout de suite (katatithemi)87.
59Ici, on ne va pas tâtonner d’une émotion à l’autre, se tromper de réponse, avant d’atteindre le dénouement, pour, enfin, éprouver la passion appropriée. Les personnages d’Aristophane savent comment faire rire tout de suite et tout le temps, une blague après l’autre88. Quand vais-je m’arrêter ? Jamais. Cela n’a aucune importance que l’intrigue, dans un arc temporel d’une certaine ampleur, me conduise enfin vers une évacuation, pour la simple raison que le plaisir est une bonne chose, et qu’il est là toujours. S’il y avait katharsis comique, ce serait une katharsis continue.
60Du coup, le problème de la jouissance du comique se reconfigure.
61Jouir et souffrir ne sont pas symétriques, pour Aristote, donc tragédie et comédie ne peuvent pas être analogues. Il faut qu’il y ait un drainage libérateur à la fin d’une pièce tragique, parce que souffrir indéfiniment n’est ni naturel ni souhaitable. Ce n’est pas bien d’avoir mal. Ce serait atroce si les émotions de Philoctète, de Médée et d’Ajax se déversaient dans mon âme en temps réel et s’y amassaient pour toujours. Heureusement, c’est le cas de le dire, ce n’est pas vrai. Je ne me métamorphose pas en une pleureuse. Il faut donc que la pesanteur du mal ait trouvé une issue. Il faut qu’au moins une de ces émotions m’ait fait du bien. Cette émotion, aussi pénible que les autres du même genre (toiauta), mais porteuse de soulagement, est la crainte que tout cela ne puisse m’arriver. Je souffre pour deux, mais je suis une. Par cette pensée, huperalgein se métabolisera en plaisir, ce qui, avons-nous dit, consiste dans l’apaisement de mon anxiété (tarache), la relaxation, (anesis), la recréation (anapausis), le retour au repos, katastasis89.
62En revanche, avoir du plaisir n’est pas mauvais, tout au contraire. D’abord, comme nous avons vu, il y a hedu dans eudaimonia. Le plaisir dans la vie juste sera donc le bonheur ressenti grâce à nos vertus, mais aussi la bonne humeur, cette eutrapelia qui nous fait jouir d’un bon mot, dans la conversation, entre amis hors du théâtre, après le spectacle. Comment est-ce que j’émerge, donc, d’une comédie ? Dans l’euphorie, le sourire, un rire tempéré. Cette hilarité enjouée n’a rien à voir avec les ricanements d’Ulysse chez Sophocle ou la risée populaire qui terrifie Penthée ou Médée, parce que c’est un rire sans douleur, précisément. Les personnages tragiques, au contraire, s’écroulent sous le poids des maux. Les coups laissent des traces, les offenses font perdre la face, la trahison fait ses ravages, le sang coule, la mort nourrit l’angoisse de mourir. Dans cet univers - qui n’est pas plastique et réversible comme Tooniverse - rien n’est anodin. Les personnages tragiques ne plaisantent pas et n’aiment pas les plaisanteries, disais-je au début. La moquerie, se « tourner en ridicule avec quelque acerbité », ne peut que les piquer au vif. Rire d’eux, alors que la douleur les écrase déjà et qu’ils prient qu’on veuille bien compatir à leur peine, serait le comble de la vulgarité.
Pour conclure
63Lorsqu’ils sont au plus bas, la peur de faire rire s’empare des personnages tragiques. Cela met au défi les spectateurs, sur scène aussi bien que dans l’audience : doivent-ils imiter les ennemis qui se réjouissent de ces malheurs ? Rire devant la chute d’un prétentieux (ce que tous les personnages tragiques sont, par définition) est le propre du comique. Ainsi, d’après Platon, nous aimons le théâtre parce que la fiction nourrit nos passions entremêlées. Depuis la volupté efféminée des larmes, jusqu’au délice/douleur de l’envie, nous louvoyons dans un aller-retour d’amalgame, de confusion, de contagion. La vie est tragicomique. La tragédie est une comédie. Un même poète peut composer les deux. Aristote, au contraire, nous détourne du mélange des genres. Des gens malveillants peuvent bien s’amuser, sans doute, mais les intrigues et les dialogues nous font suivre trop longtemps le désarroi, la déréliction, la détresse de Philoctète, de Médée ou d’Ajax, pour que nous puissions leur faire écho. Ces pièces nous laissent entrevoir ces spectateurs virtuels, mais seulement pour nous donner l’idée, à titre expérimental, de ce que pourrait être une réception envieuse. Surtout pas la réception que ces pièces-ci attendent de nous. Le texte tragique nous donne des indications de lecture, nous provoque par de fausses pistes, autrement dit, mais finalement il nous conduit vers la bonne réponse. Ce n’est pas le rire qui a le dernier mot. Ceci n’est pas une comédie, mon ami. Frissonne !
64C’est pourquoi j’ai eu recours à Aristote : à la Poétique, bien sûr, mais aussi au répertoire des émotions classifiées dans la Rhétorique. J’ai dit que cela nous permettrait de rendre justice à ces poétiques-sur-scène que nous offrent Sophocle, Euripide et Aristophane. J’espère avoir tenu parole. Qu’est-ce que nous apprenons chez Aristote ? Que le partage du plaisir et de la souffrance est la polarité fondatrice de l’expérience théâtrale ; que la pitié est une émotion fort pénible mais cathartique, digne de spectateurs intelligents, c’est-à-dire conscients que le mal peut frapper tous les mortels, y compris nous-mêmes ; que le comique n’a rien à voir avec la douleur. Cela était vrai pour le philosophe, mais sans doute aussi dans la culture qu’il s’efforçait de comprendre.
65À l’aide d’Aristote, nous voyons mieux que, lorsqu’ils se projettent en imagination vers le cauchemar d’un accueil comique, les personnages tragiques mettent à l’épreuve une ligne de démarcation émotionnelle, aussi bien qu’esthétique. Non pas pour l’effacer, mais pour la redessiner. C’est parce que le rire fait tellement peur à ces malheureux que des comédies potentielles s’esquissent dans leur imagination. Vice versa, il y a suffisamment de violence dans une comédie, pour qu’on effleure la tragédie manquée. Ce qui manque, c’est l’essentiel du tragique : la pitié. D’une part, le rire tant redouté qui se profile à l’horizon des catastrophes nobles apparaît comme l’option cruelle : la réponse à laquelle elle/il pourrait s’attendre, au lieu de la pitié dont elle/il a tellement besoin. D’autre part, la compassion n’est jamais au rendez-vous des débâcles comiques puisque coups, blessures et cadavres ne font que divertir. Rien n’est insupportable, rien n’est irréversible. Le rire est anodin.
66Les personnages en action, qui, dans une comédie, nous amusent depuis le prologue jusqu’à l’épilogue, rebondissent de plaisanterie en plaisanterie, dans un jeu pointilliste avec leur public. Ponctuellement, le public rit. Comme dans une sitcom, une comédie de situations, la riposte hilare des spectateurs fait écho à chaque trouvaille. Ce jeu se déroule tout contre le modèle de la souffrance tragique. Le corps comique détourne le pâtir tragique. Le vocabulaire de la pesanteur, de l’accablement, de l’écrasement de l’âme, devient une variation continue sur les « onerations and exonerations » les plus grossières. Bagages à transporter ou déposer, ventres qui se remplissent, entrailles qui se vident, appétits sexuels qui se satisfont : ces soulagements réguliers amortissent la douleur.
67Les personnages en action, qui sombrent de souffrance en souffrance, sous le poids des maux, baros kakon, nous rappellent ce qu’il leur importe de recevoir en écho : cette consonance dans la douleur, qu’il leur est souvent si difficile d’obtenir. Lorsqu’ils dévoilent leur terreur de tomber dans le gouffre du comique, ils nous montrent ce qui leur ferait le plus de mal : que d’autres jouissent, au lieu de souffrir avec eux. Le rire est le contraire de la pitié. Oui, on les méprise ; oui, ils sont tombés de haut ; oui, un envieux pourrait en faire gorge chaude. Mais toi, ô spectateur, vois-tu ?
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Sophocle, Ajax, 365-369.
2 Ajax, 379-382.
3 Sophocle, Philoctète, 1123-1130.
4 Euripide, Médée, 402-406.
5 Barnes, 1964 p. 125-31 ; Knox 1979, p. 125-170 ; Lateiner 1977, p. 173-182 ; Seidensticker 1978, p. 303-320 ; Segal 1985, p. 156-173 ; Neuburg 1987, p. 227-230 ; Dunn, 1989, p. 238-251 ; Dillon 1991, p. 345-355 ; Zacharia 1995, p. 45-63 ; Basta Donzelli 2006, p. 1-17 ; Goldhill 2006, p. 83-102 ; Mureddu 2006, p. 193-224 ; Tammaro 2006, p. 249-261.
6 Arnould 1990 a mis en évidence la peur du rire malveillant, dans la tragédie. Son analyse lexicale confirme que, lorsqu’on examine les occurrences de gelao et gelos, chez Sophocle, c’est bel et bien cette angoisse qui fait surface dans la plupart des cas (p. 36-42). Le rire, en somme, ne vient pas créer des moments tragi-comiques : tout au contraire, il se profile à l’horizon comme une menace. Arnould prend appui sur le contexte aristocratique d’une culture de la time. Ainsi la terreur de prêter à rire devient, pour un héros, une obsession, une folie de persécution devant l’insolence, la provocation et le déshonneur. La moquerie représente tout cela. Cette étude, tout à fait précieuse, prolonge l’approche de Knox 1964, qui avait fait apparaître la complexité du caractère héroïque : si exigeant, si obstiné et, du coup, tellement vulnérable. Halliwell 2008, p. 25-29, replace la terreur du ridicule chez les tragiques, dans le contexte de l’ambivalence du rire dans la culture grecque, entre affirmation de vie et explosion d’énergie mortifère. Le rire méchant culmine dans la raillerie d’un cadavre. Tout en faisant mon miel de cette réflexion sur le contexte ethnographique du rire, je me propose ici de saisir la signification théâtrale de la peur de faire rire.
7 Il serait fort intéressant de comprendre pourquoi le rire d’Ulysse est tout particulièrement redoutable. Le rire est très important dans l’Odyssée, surtout à la fin, lorsque les prétendants montrent leur aveuglement, précisément, par leur raillerie sans scrupules et par leur rire égaré. Sur l’Odyssée, on verra Halliwell 2008, p. 77-97. Dans l’analyse de ce texte, Halliwell montre que le rire d’un public interne – les prétendants ricanant devant les malheurs d’un mendiant – donnent un exemple de mauvaise interprétation. Le poème fait miroiter la connivence avec ces personnages-là, mais prévient les auditeurs/lecteurs qu’il ne faut pas les suivre.
8 Sophocle, Ajax, 79
9 Ajax, 961 ; 986-989. Sur l’outrage au cadavre d’Ajax, depuis le rire redouté jusqu’au décret d’Agamemnon interdisant sa sépulture, cf. Pearson 1922.
10 Foley 1975.
11 Seidensticker 1978, p. 303-320.
12 Euripide, Bacchantes, 250 : Penthée trouve que Tirésias suscite un grand rire. Lui-même a très peur de la risée, quand il accepte de s’habiller en bacchante. Sur le travestissement, l’effémination, et le risque du ridicule dans un contexte tragique, on verra Ormand 2003, p. 1-28. « Dionysus’ triumph over Pentheus is expressed not in terms of the hero’s emerging or uncontrollable desire, but in terms of his public humiliation as feminine: “I want him to be laughed at by the Thebans, led with a woman’s form through the city, after his earlier boasts, with which he was so terrible” (854-56). This punishment, it is worth noting, is exactly what Medea declares she cannot tolerate in the Medea: “Do I want to be laughed at, releasing my enemies unpunished?” (1049-50) The phrase I have translated “be laughed at” is literally “incur laughter” (gelota ophlein), and is identical in the Greek in both passages. Laughter of this sort is, from Homer on, an expression of social shaming. » (p. 13). Halliwell 2008, p. 127-139 consacre des pages tres intéressantes aux Bacchantes, en tant que tragédie dont le contenu dramatique (the material, the motivations and the disastrous consequences) tourne, paradoxalement, autour du rire.
13 Bacchantes, 272 ; 286 ; 322
14 Bacchantes, 320-324.
15 Bacchantes, 1079-1081.
16 Bacchantes, 1293.
17 Dans la tradition des études sur la synkrisis du comique et du tragique, je me borne à signaler l’article de référence de Taplin 1986, p. 163-174. Je suis d’accord que les deux genres devaient être perçus comme nettement distincts, par-delà la parodie. La peur du rire contribue à maintenir la distinction.
18 Knox 1979, p. 250-274.
19 Farrel 2003, p. 388.
20 Aristophane, Grenouilles, 640-674.
21 Aristophane, Grenouilles, 1182-1195.
22 Euripide, Hippolyte, 878-879.
23 Hippolyte, 818-819.
24 Sophocle, Philoctète, 368.
25 Euripide, Andromaque, 396, cf. 471.
26 Euripide, Alceste, 1048.
27 Alceste, 856
28 Euripide, Hippolyte, 177-179.
29 Euripide, Alceste, 894.
30 Sophocle, Philoctète, 963-971.
31 Philoctète, 753-760.
32 Euripide, Andromaque, 396-425.
33 Andromaque, 462
34 Sophocle, Philoctète, 254-318 ; Ajax, 951-955.
35 Sur le corps dans the théâtre athénien, on verra l’étude de Drew-Griffith 1998, p. 230-256. L’Auteur offre un tableau d’ensemble des manipulations, démembrements et mutilations du corps surtout dans la tragédie et, en passant, dans la comédie, en examinant aussi les travaux de Charles Segal, Nicole Loraux et Froma Zeitlin. L’importance de la tête, de la main, du sein, du cadavre dans les pièces des grands poètes tragiques montre leur conscience de la théâtralité, donc de la présence physique. Cela n’empêche, cependant, que la comédie fasse de l’expérience jouissive du corps quelque chose de totalisant et d’anti-tragique. C’est cet écart que je vais examiner.
36 La jouissance rabelaisienne – boisson, nourriture, sexe – dans la comédie ancienne a trouvé sa reconnaissance théorique, dans le modèle du carnaval de Bakhtine 1970. Sans partager l’idée d’une fonction carnavalesque de la comédie athénienne, qui serait de régénérer l’ordre social par une transgression temporaire, je suis reconnaissante à Bakhtine pour avoir attiré notre attention, une fois pour toutes, sur les véritables protagonistes du comique : le corps et ses plaisirs. Pour une discussion sur le carnaval comme modèle du théâtre d’Aristophane, voir Goldhill 1991 (« Comic Inversion and Inverted Commas: Aristophanes and Parody », p. 167-222). Je partage la perplexité de Goldhill, à savoir son souci de rendre justice au contexte démocratique des festivals athéniens. Ce contexte égalitaire compromet l’interprétation bakhtinienne d’un « renversement carnavalesque » transgressif. Un tel renversement, en effet, est d’autant plus « renversant » que, dans des sociétés fortement divisées en classes, le peuple met le monde à l’envers, par rapport aux élites qui exercent un pouvoir hiérarchique sur lui. Or, à Athènes, ce sont des citoyens qui mettent en scène les spectacles comiques, pour des citoyens. J’irai encore plus loin, en insistant sur la réflexivité de la comédie athénienne : le démos se moque de Démos. Dans la performance, cette autodérision crée une perspective d’eironeia collective pour le public, ce qui fait la force paradoxale de la culture démocratique de l’éloge et du blâme. J’ai développé cet argument dans Sissa 2011.
37 Le mot français « lourd » présente bien des connotations qui correspondent a la valeur du lexique de la pesanteur dans les textes grecs. Le Grand Littré, s.v. lourd : « Bourg. lor, lode au féminin ; Berry, lourd se dit du mouton atteint du tournis ; ital. lordo sale, et aussi lurido ; napolit. lurdo, sale ; bas-latin, lurdus, sale, immonde ; du lat. luridus, jaunâtre, livide. Le sens d’immonde, de pourrissant est une altération très ancienne du latin luridus, puisque les Gloses de Raban le traduisent par fûl, c’est-à-dire pourri. Du sens de pourri, lourd est passé à celui d’inerte d’esprit, pesant d’esprit ; puis, par une singularité très grande, du sens moral au sens physique de pesant. »
38 Sur Aristophane et Euripide, en particulier dans les Grenouilles, on verra Pucci 2007. Une série de contributions à l’interprétation de la présence d’Euripide dans la pièce ont été présentées au XIVe Colloque CorHaLi : « La tragédie d’Aristophane » (Université de Lille3, 12-14 juin. Voir « Colloques et journées d’études », Methodos [En ligne], 4 | 2004, http://methodos.revues.org/83 ; DOI : 10.4000/methodos.83. Mon propos n’est pas de revenir, pour l’instant, sur le rôle d’Euripide et d’Eschyle.
39 Aristophane, Grenouilles, 9-89.
40 Grenouilles, 1-10.
41 Alceste, 889-894.
42 Aristophane, Grenouilles, 612-674.
43 Aristophane, Grenouilles, 173-178 (le dialogue entre Dionysos et le Cadavre, qui est semnos) ; 1405-1406 (Eschyle place deux chars et deux cadavres sur le plateau de la balance, que même cent Égyptiens ne sauraient soulever).
44 Ibid., 1394 (la mort est le mal le plus lourd, barutaton kakon) ;
45 Euripide, Médée, 1049-1052 : καίτοι τί πάσχω ; βούλομαι γέλωτ’ ὀφλεῖν ἐχθροὺς μεθεῖσα τοὺς ἐμοὺς ἀζημίους ; ἀλλὰ τῆς ἐμῆς κάκης τὸ καὶ προσέσθαι μαλθακοὺς λόγους φρενί Il faut noter que « se trouver exposé au rire », γέλωτ’ ὀφλεῖν revient dans Aristophane, Nuées, 1035. Pour une lecture de Médée, qui reconnaît l’importance de cette scène, tout en questionnant le tragique, voir Tessitore 1991, p. 587-601.
46 Platon, Philèbe, 48 c – 49 c, cf. de Vries 1985, p. 378-381. Pour une étude du ridicule dans les pièces d’Aristophane, en particulier les parabases, en connexion avec cette théorie platonicienne (que l’on retrouve aussi chez Xénophon), on verra Major 2006, p. 131-144.
47 Platon, République, 10, 605 b – 608 b.
48 Platon, Banquet, 223d. Cf. Philèbe, 48 a, sur le mélange de plaisir et de peine.
49 Aristophane, Grenouilles, 907-920.
50 Sur le poète tragique comme personnage comique, on verra Saetta-Cottone 2003, p. 445-469.
51 Aristophane, Acharniens, 406-478.
52 Aristophane, Thesmophories, 95-265.
53 Loraux 1999, p. 25. Voir aussi Pucci 1980.
54 Sur le contexte culturel de la pitié tragique : Konstan 2001 ; Hall-Sternberg 2005.
55 Segal 1993, p. 13-33 (« The Artifice of Tragic Pleasure »). Voir aussi : O’Sullivan 2008, p. 173-198.
56 J’ai examiné cette connexion dans Sissa 2006.
57 Sur la colère et tout ce qui la provoque, dont la moquerie, qui est une forme d’hubris : Aristote, Rhét., 2, 2. La bonne humeur (eutrapelia), c’est de l’hubris éduquée : Aristote, Rhét., 2, 9.
58 Une autre émotion définit le parcours de l’action tragique : c’est la honte. Comprise comme ce déplaisir que nous éprouvons à la pensée que d’autres (que nous tenons en estime) nous désapprouvent, la honte vient ratifier notre auto-reconnaissance, à l’instant où nous admettons, enfin, nos propres erreurs.
59 Silk 2002, p. 42-97 (Comedy and Tragedy) ; p. 308-349 (Serious Issues and Serious Comedies). Silk nous met en garde contre les malentendus qu’engendre une vision aristotélicienne de l’opposition entre comédie et tragédie. Le mot spoudaios peut être compris de plusieurs façons, affirme-t-il, qu’il ne faut pas confondre : sérieux, sobre, substantiel, élevé. Pace Aristote, en conclut Silk, Aristophane souhaite être spoudaios, tout en étant amusant. D’accord. La contigüité du comique et du tragique est justement ce qui rend possible le glissement anxieux entre les deux registres. Cependant, si les personnages tragiques on peur du rire, c’est parce que le rire (que la comédie cherche à susciter) n’est pas la réponse que elles/ils attendent, dans l’état où ils/elles se trouvent.
60 Frede 1996, p. 258-285. Frede associe la distribution des passions entre plaisir et déplaisir, dans la Rhétorique, à la théorie platonicienne du plaisir comme processus et comme « remède » à un déséquilibre. C’est sous-estimer la logique binaire et classificatoire du texte aristotélicien, qui met en forme une dichotomie : passions agréables versus passions désagréables. Même dans les quelques passions qui comportent plaisir et déplaisir, il ne s’agit pas de mélange, mais de moments différents. Ce n’est pas parce qu’un plaisir est la cessation d’une peine, ce qu’Aristote accepte, que ce plaisir est « mélangé », comme le voudrait Platon. Épicure développera cet argument, avec grande force.
61 Rhét., 2, 1, 8, 1378 a 19-22 : ἔστι δὲ τὰ πάθη δι’ ὅσα μεταβάλλοντες διαφέρουσι πρὸς τὰς κρίσεις οἷς ἕπεται λύπη καὶ ἡδόνη, οἷον ὁργὴ ἔλεος φόβος καὶ ὅσα ἄλλα τοιαῦτα, καὶ τὰ τούτοις ἐναντία. Cf. EN, 1105 b 23. Sur cette formulation (plaisir et douleur « accompagnent » les émotions), voir Leighton 1982, p. 144-174.
62 Rhét., 2, 9, 1, 1386 b 8.
63 Poét., 6, 1449 b 23-28.
64 Pour une interprétation en ce sens, qui s’accompagne à une analyse précieuse des émotions dans la Rhétorique et dans la Poétique, on verra Heath 1987, p. 16. J’ajouterai que la pitié et la peur sont beaucoup plus spécifiques qu’une « convenient brachylogy », exprimant toutes les émotions pénibles. Ce sont des émotions tout à fait spéciales, en ce qu’elles provoquent sympathie et détachement.
65 Rhét., 2, 8, 13, 1386 a 26-29 : ἐν πᾶσι γὰρ τούτοις μᾶλλον φαίνεται καὶ αὐτῷ ἂν ὑπάρξαι· ὅλως γὰρ καὶ ἐνταῦθα δεῖ λαβεῖν ὅτι ὅσα ἐφ’ αὑτῶν φοβοῦνται, ταῦτα ἐπ’ ἄλλων γιγνόμενα ἐλεοῦσιν.
66 Rhét., 2, 5, 1, 1382 a 21-27 : ἔστω δὴ ὁ φόβος λύπη τις ἢ ταραχὴ ἐκ φαντασίας μέλλοντος κακοῦ φθαρτικοῦ ἢ λυπηροῦ· οὐ γὰρ πάντα τὰ κακὰ φοβοῦνται, οἷον εἰ ἔσται ἄδικος ἢ βραδύς, ἀλλ’ ὅσα λύπας μεγάλας ἢ φθορὰς δύναται, καὶ ταῦτα ἐὰν μὴ πόρρω ἀλλὰ σύνεγγυς φαίνηται ὥστε μέλλειν. τὰ γὰρ πόρρω σφόδρα οὐ φοβοῦνται· ἴσασι γὰρ πάντες ὅτι ἀποθανοῦνται, ἀλλ’ ὅτι οὐκ ἐγγυς, οὐδὲν φροντίζουσιν.
67 Rhét., 2, 8, 2, 1385 b 13-15 : ἔστω δὴ ἔλεος λύπη τις ἐπὶ φαινομένῳ κακῷ φθαρτικῷ ἢ λυπηρῷ τοῦ ἀναξίου τυγχάνειν, ὃ κἂν αὐτὸς προσδοκήσειεν ἂν παθεῖν ἢ τῶν αὑτοῦ τινα, καὶ τοῦτο ὅταν πλησίον φαίνηται.
68 Poét., 14, 1453 b 1-14.
69 J’ai longuement développé ces arguments dans Sissa 2000, p. 125-186. La discussion sur le sens de katharsis comme « clarification » des émotions représentées (Golden, Nussbaum) n’a pas avancé d’un pas, à mon avis, après son intelligente réfutation par Halliwell 1998, p. 350-356.
70 Rhét., 1, 11, 1, 1369 b 33-35.
71 Rhét., 1, 11, 4, 1370 a 15 ; pasa anesis : 1, 11, 29, 1371 b 34.
72 Rhét., 2, 8, 2, 1385 b 13-15 (ἔστω δὴ ἔλεος λύπη τις ἐπὶ φαινομένῳ κακῷ φθαρτικῷ ἢ λυπηρῷ τοῦ ἀναξίου τυγχάνειν, ὃ κἂν αὐτὸς προσδοκήσειεν ἂν παθεῖν ἢ τῶν αὑτοῦ τινα, καὶ τοῦτο ὅταν πλησίον φαίνηται).
73 Rhét., 2, 8, 13, 1386 a 26-29 (ἐν πᾶσι γὰρ τούτοις μᾶλλον φαίνεται καὶ αὐτῷ ἂν ὑπάρξαι· ὅλως γὰρ καὶ ἐνταῦθα δεῖ λαβεῖν ὅτι ὅσα ἐφ’ αὑτῶν φοβοῦνται, ταῦτα ἐπ’ ἄλλων γιγνόμενα ἐλεοῦσιν).
74 Rhét., 1, 11, 1370 a 32 – b 10.
75 Rhét., 1, 11, 1370 b3.
76 Cooper 1922.
77 Nemesan : Rhét., 2, 9. passim. Golden 1984, p. 283-290.
78 Il faut aussi ajouter que, dans sa quête de symétrie, Golden insiste sur l’opposition entre personnages sérieux (spoudaioi) et personnages vulgaires (phauloi). Ainsi, le ridicule ne sied pas aux premiers. « The ridiculous along with its constitutive elements of error and ugliness are certainly inappropriate characteristics of the spoudaios person and action as well as of the person and action that Aristotle would designate as the norm. » (p. 287). Nous avons vu que, bien au contraire, les spoudaioi se trouvent tout particulièrement exposés au rire. Plus généralement, l’argument ne s’appuie pas sur une poétique de l’indignation qui serait l’équivalent, chez Aristophane, du thème de la pitié chez les tragiques.
79 Aristote, Poét., 1449 a 32-37.
80 Janko 1984, p. 341-358.
81 Lanza 1987.
82 Lanza 1987, p. 68.
83 Rhét., 1, 11, 29, 1371 b 34 – 1372 a 2. Le jeu, la relaxation et le rire font partie du plaisir.
84 Rhét., 1, 5, 3, 1360 b 14-15.
85 Poét., 1449, 32-37.
86 Sur Aristote critique d’Aristophane, on verra Heath 1989, p. 334-354.
87 Grenouilles, 1-167.
88 Cette lecture d’Aristophane et d’Aristote s’approche de celle de Reckford 1987. Reckford parle de « preliminary catharsis ».
89 Ci-dessus, note 71.
Auteur
University of California, Los Angeles
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